AUDIENCE SOLENNELLE DE LA COUR DE CASSATION

DU 9 JANVIER 2023

Pour plus de sécurité, fbls cour de cassation 2022 est sur : https://www.fbls.net/courcassation2023.htm

"Monsieur le 1er Président de la Cour de cassation pris en flagrant délit de corporatisme
L'allocution de Monsieur le Procureur Général est un message d'espoir pour les jeunes"
Frédéric Fabre docteur en droit.

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- Discours de Monsieur le premier président de la Cour de Cassation

- Allocution de Monsieur le Procureur Général près la Cour de Cassation

- La vidéo de la rentrée solennelle sur You Tube

- Notre rapport 2023 au OHCHR pour l'année judiciaire 2022 est LISIBLE ICI au format pdf

DISCOURS DE MONSIEUR LE PREMIER PRESIDENT DE LA COUR DE CASSATION

Nous avons mis en gras ce qui nous paraît important et la partie corporatisme est accompagnée d'une réflexion de notre part.

Madame la présidente de l’Assemblée Nationale,

Votre présence exprime l’attention que l’Assemblée Nationale porte traditionnellement à nos activités et à leur place dans le fonctionnement de l’Etat. Je connais, en outre, votre intérêt personnel très fort pour l’institution judiciaire, et je ne peux que vous en remercier. La Cour est très honorée que vous ayez bien voulu répondre à son invitation.

Monsieur le Garde des sceaux, ministre de la Justice,

Soyez également remercié pour votre présence, qui témoigne de l’intérêt que vous portez aux conditions dans lesquelles magistrats et fonctionnaires de justice accomplissent leur mission, ainsi que de votre intérêt pour la réflexion que mène la Cour de cassation.  Au seuil d’une année porteuse de projets structurants pour notre institution, votre présence revêt une importance particulière.

Madame la Présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme, la Cour de cassation est très heureuse de vous accueillir en qualité d’invitée d’honneur de la présente audience.

Alors que la guerre a fait son retour sur notre continent, il est important de garder à l’esprit que c’est pour que les atrocités des deux guerres mondiales ne se reproduisent plus que les Etats européens ont fait le choix de construire une paix durable par le droit, en créant et développant notamment un véritable système international de protection des droits de l’Homme – qui reste, de nos jours, unique par son ampleur et sa portée.

Dans un contexte européen marqué par les remises en cause croissantes des fondements démocratiques de nos sociétés et de l’Etat de droit, dont le juge est l’indispensable garant, soyez assurée, Madame la Présidente, que la Cour de cassation continuera à défendre les valeurs et principes fondamentaux qui constituent notre socle commun, aussi précieux que fragile.

Mesdames et Messieurs les premiers présidents, présidents et procureurs généraux des Cours suprêmes, 

Madame la ministre déléguée auprès de la Première ministre, chargée de l’Egalité entre les femmes, les hommes, de la Diversité et de l’Egalité des chances,

Madame la secrétaire d’Etat auprès de la Première ministre, chargée de l’Enfance,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel,

Monsieur le vice-président du Conseil d’Etat,

Madame la Défenseure des droits,

Monsieur le président de la Commission des lois de l’Assemblée Nationale

Monsieur le président de la Commission des finances de l’Assemblée Nationale

Madame la sénatrice représentant le président de la Commission des lois du Sénat,

Monsieur le premier président de la Cour des comptes,

Monsieur le procureur général près cette cour,

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Mesdames et Messieurs les hautes personnalités représentant les autorités civiles, militaires et religieuses,

Monsieur le Président de l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation,

Mesdames et Messieurs les représentants des professions judiciaires,

Mesdames et Messieurs,

Je ne peux saluer individuellement, en leurs qualités respectives, les nombreuses personnalités françaises et étrangères qui ont tenu à marquer cette audience de leur présence au nom des institutions qu’elles représentent : veuillez m’en pardonner, en recevant l’assurance que la Cour de cassation est très honorée de votre présence,

Mes chers collègues,

Une audience de rentrée est le moment où une juridiction rend compte de son activité de l’année écoulée et fait état des perspectives.

Le compte rendu de l’année écoulée figure dans le document qui vous a été remis.  Je le compléterai dans un instant en disant quelques mots de la jurisprudence.  

Quant à l’année qui vient, elle sera marquée par le départ, à la fin du mois de juin, de notre procureur général. Je voudrais exprimer ici tout le plaisir que j’ai à travailler avec vous, cher François, tant à la Cour de cassation qu’au Conseil supérieur de la magistrature et à l’Ecole nationale de la magistrature. Pour beaucoup de nos concitoyens vous restez le procureur de Paris qui a su, lors des attentats terroristes, donner à voir avec calme et détermination la réponse de l’institution judiciaire. Dans les fonctions qui sont aujourd’hui les vôtres, vous faites montre chaque jour de votre attachement à l’indépendance de la justice, de votre sens de l’intérêt général, de votre souci de ce que, par la qualité de leurs travaux, les avocats généraux apportent une contribution importante aux décisions rendues et, j’ose le dire car pour moi c’est aussi une qualité essentielle d’un magistrat, de votre simplicité. Je suis heureux d’avoir ici l’occasion de vous remercier.

L’année 2023 sera encore marquée, pour l’autorité judiciaire tout entière, par le renouvellement du Conseil supérieur de la magistrature. Qu’il me soit permis d’exprimer aux membres du Conseil la gratitude de l’institution pour l’ampleur de la tâche accomplie.

Qu’on songe qu’il a statué en 4 ans sur plus de 10.000 nominations de magistrats et qu’en parallèle son activité disciplinaire a été marquée par une hausse importante du nombre de saisines. Par ailleurs, au cours de sa mandature et malgré la crise sanitaire, le Conseil a visité, outre la Cour de cassation et l’Ecole nationale de la magistrature, l’ensemble des 36 cours d’appel, 164 tribunaux judiciaires et tribunaux de première instance, et a réalisé près de 600 entretiens individuels auxquels il convient d’ajouter de nombreuses rencontres plus informelles, au gré des visites.

Il a pu ainsi recueillir des informations précieuses sur l’exercice quotidien des missions du magistrat dans les juridictions.

Cette mandature a aussi été le moment de fortes innovations. Des innovations pour développer une gestion des ressources humaines plus dynamique et au plus proche des attentes des magistrats. Des innovations aussi dans les méthodes de travail et la communication, le Conseil s’étant prononcé à de nombreuses reprises sur différents événements d’actualité en lien avec l’institution judiciaire.

La densité de cette activité du Conseil supérieur de la magistrature s’est aussi traduite par une réflexion thématique, à travers notamment une contribution importante aux Etats généraux de la justice et deux avis majeurs, rendus à la demande du Président de la République. Le premier porte sur le parquet national financier et plus généralement l’indépendance du parquet, l’autre, sur la protection fonctionnelle et la responsabilité des magistrats.

Permettez-moi de m’attarder un instant sur ce second avis. Il contient 30 propositions, dont 23, c'est-à-dire plus des trois quarts, portent sur le volet responsabilité. Certaines de ces propositions visent à renforcer la place de la déontologie dans l’activité des magistrats, d’autres à renforcer la détection des manquements disciplinaires, d’autres enfin à rendre plus efficace le traitement de ces manquements.

Ces propositions sont des propositions concrètes, notamment celles qui concernent le traitement des plaintes des justiciables. On sait que, depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, tout justiciable qui estime qu'à l'occasion d'une procédure judiciaire le concernant, le comportement adopté par un magistrat du siège ou du parquet dans l'exercice de ses fonctions est susceptible de recevoir une qualification disciplinaire, peut saisir le Conseil supérieur de la magistrature. Ces plaintes passent par le filtre d’une commission d’admission des requêtes, dont je souligne en passant qu’elle comprend autant de personnalités extérieures à la magistrature que de magistrats.

La plupart de ces plaintes sont déclarées irrecevables ou mal fondées, soit parce qu’elles ne respectent pas les conditions posées par la loi elle-même, notamment la condition de délai, soit parce qu’elles n’articulent aucun grief soit encore parce que le justiciable a confondu plainte disciplinaire et voie de recours.

Néanmoins, certains pensent pouvoir tirer de ce faible taux de réussite des plaintes la conclusion que la magistrature se protège. Cette assertion repose sur le postulat très discutable et en tout cas non démontré selon lequel la plupart de ces plaintes seraient nécessairement fondées.  

Commentaire de Frédéric Fabre : personne de sérieux ne considère que toutes le plaintes envoyées au CSM sont fondées. Ces mots de Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation est le résultat de son corporatisme. Il est vrai qu'il est élu par les magistrats français. Nous disons que la moitié des plaintes au CSM sont écrites par des avocats. il est anormal que sur une moyenne annuelle de 350 plaintes, une voire zéro ne soit retenue.

Je ne doute pas qu’une grande partie de la défiance et de l’inquiétude qui s’expriment ainsi sera levée si le législateur met en œuvre les propositions du CSM visant à faciliter la tâche des justiciables et à permettre aux commissions d’admission des requêtes de mener des investigations propres à pallier la carence des justiciables dans l’administration de la preuve.

Le CSM, lui, a fait ce qu’il pouvait dans les limites actuelles de la loi pour leur faciliter la tâche.

La dénonciation d’une magistrature qui s’autoprotègerait s’inscrit dans un discours plus général sur l’entre-soi de l’institution judiciaire.

Le CSM doit être ouvert à la société puisque c’est au profit de l’ensemble des justiciables qu’il agit. Je m’emploierai à ce qu’il poursuive dans la voie d’une plus grande transparence de son action.

Cette politique d’ouverture est également celle que poursuit l’Ecole nationale de la magistrature, dont il faut rappeler qu’une grande partie des enseignements est d’ores et déjà dispensée par des intervenants qui ne sont pas des magistrats, que ce soit dans le cadre de la formation initiale ou dans celui de la formation continue. Aucune institution ne doit rester figée et l’Ecole de la magistrature évoluera encore, comme elle a toujours su le faire.

Toutefois on ne saurait oublier qu’il s’agit d’une école d’application professionnelle (c’est ainsi que l’a qualifiée le rapport des Etats généraux de la justice), qui apprend notamment à rédiger un jugement ou un réquisitoire, à mener un entretien ou un interrogatoire, à présider une audience. Les compétences des enseignants doivent être en rapport avec cette vocation.

Cette politique d’ouverture est encore celle que poursuivra la Cour de cassation dans les années qui viennent.

Et d’abord dans l’exercice de son cœur de métier, qui est de rédiger des arrêts. L’évolution qui l’a conduite, depuis quelques années, à considérer que, au moins dans les affaires les plus importantes, elle doit énoncer les raisons qui l’amènent à retenir telle ou telle interprétation d’un texte ou à énoncer tel ou tel principe, ne saurait être considérée comme achevée. Ce type de motivation, que nous appelons « motivation enrichie », comprend en effet des degrés divers. On peut se borner à énoncer les raisons immédiates mais on peut aussi énoncer les raisons des raisons, expliquer pourquoi on n’a pas retenu une autre interprétation ou une autre méthode d’interprétation. La liste des justifications risque d’être sans fin et c’est pourquoi la réflexion doit aussi porter sur les limites que l’on entend assigner à la motivation enrichie.

Cette réflexion est menée en interne et elle fera également l’objet d’une rencontre avec des universitaires au cours de l’année qui commence. L’éventuelle introduction de l’opinion séparée intégrée entre dans le périmètre de cette réflexion.

La motivation enrichie permet aux universitaires de participer à un débat doctrinal plus riche et, qui plus est, fructueux pour les juges eux-mêmes. En faisant apparaître les faiblesses ou les contradictions susceptibles d’affecter certains textes, elle donne aussi une information utile au législateur et au Gouvernement.

Parmi les ingrédients qui nourrissent les délibérés de la Cour de cassation figurent la jurisprudence des autres juridictions judiciaires et celles des juridictions administratives. Il ne s’agit pas pour la Cour de cassation de s’aligner automatiquement sur la position majoritaire des juges du fond ou sur la jurisprudence du Conseil d’Etat. Mais lorsqu’elle constate que sa jurisprudence rencontre de fortes résistances, qu’elle est contraire à celle du Conseil d’Etat ou qu’elle est largement critiquée par la doctrine, elle doit à tout le moins s’interroger sur sa pertinence et la reconsidérer à nouveaux frais.

A vrai dire ceci n’est pas nouveau mais il y a de la nouveauté à le faire apparaître explicitement dans un arrêt. En le faisant la Cour de cassation montre qu’elle s’inscrit dans une démarche d’ouverture.

Et en actant ainsi qu’elle est à attentive à ce que les autres jugent, la Cour de cassation s’oblige à s’en informer. Tel est l’un des enjeux du renforcement des liens entre la Cour de cassation et les cours d'appel : comprendre pourquoi certaines d’entre elles rendent de manière récurrente des décisions qui ne pourront qu’être censurées par la Cour de cassation.

Les causes peuvent être de deux sortes :  une volonté de ne pas suivre la jurisprudence de la Cour de cassation ; une méconnaissance de cette jurisprudence.  Ces deux types de causes appellent des réponses différentes.

Le premier phénomène, on l’a dit, doit conduire la Cour de cassation à s’interroger sur sa jurisprudence. Le second doit la conduire à mettre en place des outils d’information pédagogique. De tels outils existent déjà, ils sont généralement de grande qualité et je remercie les magistrats et anciens magistrats de la Cour de cassation et des juridictions du fond qui les élaborent avec une grande diligence. Mais ces outils sont épars et ils ne font pas l’objet d’un recensement ni d’une mise à jour systématique. C’est pourquoi j’ai confié à la présidente Sandrine Zientara, directrice du Service de la documentation, des études et du rapport, la mission de mieux structurer cet ensemble et surtout le processus de fabrication de ces outils.

C’est dans le même esprit que devra être construit l’observatoire des litiges judiciaires, qui aura pour fonction d’identifier les contentieux émergents afin de les traiter plus rationnellement, et de poursuivre la mise en œuvre de l’open data, c'est-à-dire la mise à disposition du public de l’ensemble des décisions rendues publiquement en France. L’open data n’est pas une simple mesure technique. Il faut l’envisager aussi sous l’angle des libertés publiques puisqu’il permet de disposer de très nombreuses données personnelles. Ce n’est donc pas un hasard si le législateur a placé l’open data des décisions judiciaires sous la responsabilité de la Cour de cassation.  

L’observatoire et l’open data constitueront deux chantiers importants de l’année 2023.

L’ouverture de la Cour de cassation conduira également à réfléchir à l’évolution des lettres des chambres, qui sont devenues, pour nos collègues des cours et tribunaux, une source importante d’information sur la jurisprudence de la Cour de cassation et qui, au-delà du cercle des juristes, participent à la vie démocratique. Aussi faudra-t-il réfléchir à la publication d’une lettre de la Cour et au développement de podcasts, sur le modèle de celui que la chambre sociale produit déjà.

L’observatoire des litiges judiciaires, l’open data, les lettres de chambre, la future lettre de la Cour et les podcasts nous font quitter les rivages de l’ouverture interne à l’institution judiciaire pour aborder ceux de l’ouverture vers la société tout entière.

On pourrait penser que l’évolution qui conduit la Cour de cassation à développer la motivation de ses arrêts rend moins nécessaire une politique de communication. C’est l’inverse qui est vrai. D’abord parce qu’il est plus aisé de communiquer à partir d’arrêts qui disent beaucoup de choses que sur des arrêts sibyllins, étant entendu qu’un communiqué de presse ou une lettre de chambre ne peuvent pas se substituer aux motifs d’un arrêt ; ensuite parce que la motivation enrichie et la communication répondent à une même logique de transparence et de renforcement de la légitimité de la Cour. Elles s’accompagnent et se renforcent donc l’une l’autre.

Mais qu’est-ce au juste que communiquer pour une juridiction telle que la Cour de cassation ? J’y vois trois aspects : dire ce qu’elle a jugé ; dire comment elle juge ; dire ce qu’elle va avoir à juger.

Le premier aspect est le plus classique. Il est couvert par le rapport annuel, les notices explicatives, les communiqués de presse, les rencontres avec les journalistes, les lettres des chambres, les podcasts, tous instruments qui devront être développés et améliorés.

Le deuxième aspect est plus nouveau. D’une certaine manière la motivation enrichie peut être considérée sous cet angle puisque l’arrêt donne alors à voir comment une interprétation a été choisie. Mais il faut aussi montrer comment la Cour travaille concrètement. Tel est déjà l’objet des courtes vidéos sur les métiers de la Cour, dont les plus récentes ont été mises en ligne il y a un mois environ. Tel sera l’objet également de la captation audiovisuelle de certaines audiences, à commencer par celles des assemblées plénières, qui interviendra dès 2023. Toutefois la diffusion des audiences filmées devra faire l’objet d’un accompagnement pédagogique faisant apparaître que l’audience n’est que la partie émergée d’une réflexion qui s’ancre dans des travaux préparatoires d’envergure et se cristallise dans un délibéré approfondi.

Reste la communication sur les affaires à venir. La presse et le public seront d’autant plus attentifs aux décisions de la Cour de cassation que leur attention aura été attirée à l’avance par une communication qui en dévoile les enjeux, rappelant que le juge est appelé à se prononcer, par les justiciables qui le saisissent, sur les principales questions économiques, sociales et culturelles auxquelles la société est confrontée.

Il est fort à parier que tous nos concitoyens ne se rendent pas compte de ce que la Cour de cassation, dans la suite de l’ensemble des cours et tribunaux, statue chaque semaine sur des questions qui concernent leur vie quotidienne.

Tel est pourtant le cas lorsque la Cour traite de la situation des personnes âgées ou dépendantes et se prononce sur ce que peut ou ne peut pas faire le représentant habilité d’un majeur protégé dans le cadre des nouvelles mesures de protection familiale instituées par l’ordonnance du 15 octobre 2015.

Tel est aussi le cas lorsqu’elle décide si une prestation sociale, comme l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé, peut ou non être partagée entre des parents séparés bénéficiant d’un droit de résidence alternée sur leur enfant.

Au-delà du cercle familial, c’est encore la vie quotidienne de chacun qui est concernée lorsque la Cour définit les cas dans lesquels un véhicule à l’arrêt est impliqué ou non dans un accident de la circulation  ou lorsqu’elle rappelle les obligations qui sont celles des banques tant envers la personne débitée qu’envers le bénéficiaire en cas de virement bancaire sur internet non autorisé ou aussi lorsqu’elle dit, en cas de travaux dans une copropriété, que l’ensemble des devis sollicités doivent être soumis à la délibération de l’ assemblée générale et pas seulement le devis retenu par le maître d’œuvre.

Certaines situations sur lesquelles la Cour de cassation doit se prononcer sont moins courantes mais l’obligent à rechercher, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, des solutions concrètes à des modèles familiaux qui existent en fait mais n’ont pas de reconnaissance légale. Tel est le cas de la filiation d’un enfant né d’un engendrement charnel entre une femme et son mari lorsque ce dernier a obtenu, avant la naissance, la modification de son sexe à l’état civil. Chacun a en tête également la question du lien de filiation avec le parent d’intention des enfants nés à l’étranger à la suite d’une gestation pour autrui.

Sont également susceptibles d’intéresser nombre de personnes les affaires qui mettent en jeu la liberté d’expression dans ses rapports notamment avec d’autres principes tels que le respect de la vie privée ou la présomption d’innocence. Plusieurs d’entre elles se rattachent au mouvement metoo. La liberté religieuse est également d’une actualité brûlante, notamment lorsqu’elle est invoquée par un salarié contre son employeur ou par un avocat qui entend porter un signe d’appartenance sur sa robe. La Cour de cassation est également amenée à se prononcer sur la mise en œuvre du statut de lanceur d’alertes ainsi que sur la discrimination qui peut résulter de contraintes vestimentaires différentes pour les hommes et pour les femmes sur le lieu de travail.

C’est aussi de l’application du droit dans les événements exceptionnels que traversent nos sociétés que traite la Cour de cassation.

A cet égard, je rappellerai ici que presque toutes les chambres de la Cour de cassation ont rendu cette année des arrêts importants sur les conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire : sur la façon dont les employeurs ont pu imposer à leurs salariés de poser leur jours de congés pendant le confinement ou dont ils devaient protéger les salariés se déplaçant au domicile des clients, sur le contenu des clauses des contrats d’assurance permettant ou non aux commerçants d’être indemnisés de leurs pertes d’exploitation dues aux fermetures administratives ou encore sur leur obligation de payer leur loyer sur ces périodes.

C’est aussi des conséquences de la crise climatique mondiale que le juge est saisi. Ainsi l’assèchement des sols, qui entraîne des conséquences dommageables pour les propriétés bâties, donne lieu à de nombreux litiges qui soulèvent notamment la question de savoir si un phénomène récurrent peut encore constituer un cas de force majeure, ainsi que celle du périmètre du devoir d’information du vendeur. Les contraintes imposées par la réglementation environnementale ont conduit à l’apparition ou au développement de nouvelles professions, telles les diagnostiqueurs et autres qualificateurs, dont les règles de responsabilité doivent être définies.

Quant au principe de proportionnalité, qui commande concrètement le régime de la réparation en cas de violation des règles s’urbanisme, notamment lorsque cette réparation prend la forme de la démolition, il doit être apprécié à l’aune de considérations environnementales toujours plus prégnantes. Enfin les infrastructures de production d’énergie, telles que les éoliennes, se voient reprocher de causer des dommages sanitaires qui donnent lieu à du contentieux.

Le contentieux qui vient d’être évoqué est généralement de nature civile mais la protection de l’environnement est également un thème sur lequel la chambre criminelle se penche régulièrement, qu’il s’agisse du respect des règles d’urbanisme, de la protection de certaines espèces, du déversement de produits dangereux dans la mer ou, sur le plan procédural, de la faculté pour les associations de protection de l’environnement de se constituer partie civile.

Je pourrais allonger la liste mais, rassurez-vous, je m’en tiendrai à ces quelques exemples. Je veux seulement dire qu’en communiquant sur toutes ces affaires, ordinaires ou non, la Cour de cassation rend visible la place que le droit occupe dans les relations entre individus, étant entendu qu’il faut aujourd’hui inclure, parmi ces individus, ceux des générations futures.

Au risque d’énoncer des truismes, je dirai que l’identité de chacun d’entre nous passe en grande partie par la reconnaissance que nous manifestent nos contemporains et que cette reconnaissance prend corps, bien souvent, grâce à l’octroi d’un statut juridique. C’est le droit, notamment, qui oblige chacun à reconnaître les autres et à ne pas porter atteinte à leur dignité. En organisant les rapports entre proches, les relations de travail ou la vie des personnes dans l’espace public, le droit contribue à réduire la part de la violence inhérente à tout groupement humain. Il protège les plus faibles et également ceux qui appartiennent à une minorité. C’est pourquoi il peut cantonner les pouvoirs de la majorité, au nom d’une conception de la démocratie qui ne se réduit pas à l’expression d’un vote.

Mais ce grand stabilisateur des relations humaines qu’est le droit est lui-même en perpétuelle évolution car il doit suivre, parfois à distance et avec retard, l’évolution des techniques et des mœurs. Le droit encadre les relations humaines et il ne peut pas résister indéfiniment à des évolutions sociétales fondamentales, sauf à ce que ces dernières empruntent des chemins de traverse en sortant du cadre légal.

Le juge est l’un des acteurs qui contribuent à cette évolution du droit. C’est un rôle difficile qui doit être exercé avec une éthique de responsabilité.

Comme je l’ai dit, la Cour de cassation exercera ce rôle dans une position d’écoute, d’attention et d’ouverture constante. Il s’agit d’une ouverture dans les deux sens, entrant et sortant : Pour faire évoluer le droit, la Cour de cassation doit être en mesure de percevoir les grandes évolutions de la société dans son ensemble ; pour asseoir sa légitimité elle doit montrer à voir ce qu’elle fait.

Les juridictions de France partagent cette même éthique lorsqu’elles tranchent les litiges dont elles sont saisies. Mais elles ne pourront assumer leur tâche que si les conditions de leur bon fonctionnement sont restaurées. Faut-il rappeler qu’il y a chaque année largement plus d’un million de nouvelles affaires civiles et largement plus d’un million de procédures pénales avec un auteur identifié ?

S’agissant des réformes de l’organisation et du fonctionnement des juridictions, si tout ne fait pas consensus, des grandes lignes ont été identifiées par le travail des Etats généraux de la justice. Reste au Gouvernement et au Parlement, dont c’est le rôle légitime, à déterminer les mesures qu’ils entendent mettre en œuvre. C’est ce que venez de faire, monsieur le Ministre, en présentant votre plan d’action. Nul doute qu’il était attendu et qu’il suscite de l’espoir.

Pour ma part j’entends exprimer, au seuil de l’année 2023, au-delà du sentiment d’urgence que ressent l’institution judiciaire, sa volonté d’assurer la plénitude de ses missions de manière apaisée et ouverte.

ALLOCUTION DE MONSIEUR LE PROCUREUR GENERAL PRES LA COUR DE CASSATION

Madame la présidente de l’Assemblée nationale, nous vous remercions de votre présence qui honore la Cour.

Monsieur le garde des sceaux, madame la ministre déléguée, madame la secrétaire d’Etat, vous avez bien voulu tous les trois honorer de votre présence cette audience. Nous vous remercions pour cette marque de considération.

Monsieur le garde des sceaux, vous avez rendu public il y a quelques jours votre plan d’action annonçant un nouvel effort budgétaire important qui va se traduire notamment par le recrutement d’ici 2027 de 10 000 emplois supplémentaires dont 1500 magistrats et 1 500 greffiers, qui correspond aux préconisations du comité des états généraux. C’est un pas important que je tiens à saluer, qui devra bien sûr être poursuivi à la lumière des travaux du groupe de travail sur l’évaluation de la charge de travail des magistrats et être accompagné des réformes de fond nécessaires aux problèmes structurels que rencontre notre institution. Sur ce point, de nombreuses propositions des états généraux ne sont pas reprises dans le plan d’action. Je forme toutefois le vœu que ce dernier permette de relever les défis de la qualité pour notre Justice en la rendant plus humaine, plus accessible, et plus proche du citoyen.

Mesdames et Messieurs les hautes personnalités, je m’associe aux propos de monsieur le premier président et vous remercie chaleureusement d’avoir répondu à notre invitation.

Madame la présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, nous sommes particulièrement heureux et honorés de vous accueillir à cette cérémonie. Votre présence témoigne une nouvelle fois de la très grande qualité des relations que vous entretenez avec la Cour de cassation.

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature, je vous remercie tout particulièrement de votre présence aujourd’hui, alors que votre mandature s’achève dans quelques jours. Tout au long de ces quatre années, vous avez su œuvrer pour consolider le rôle du Conseil dans sa mission de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Vous avez su la défendre publiquement chaque fois qu’elle était attaquée.

Mesdames, Messieurs,

Au cérémonial de notre audience solennelle de rentrée vient parfois s’ajouter une circonstance qui, sans en changer la nature, en modifie le sens et la portée. Cette circonstance c’est celle de l’installation d’un nouveau chef de cour qui est l’occasion d’exposer un programme. C’est aussi le cas lorsqu’un chef de cour prend la parole pour la dernière fois à l’occasion de ce rendez-vous annuel. Aujourd’hui, c’est la dernière fois que je prends la parole à une audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation après avoir passé plus de 4 ans à la tête de ce parquet général aussi attachant qu’atypique. Mais c’est aussi ma dernière audience de rentrée judiciaire puisque dans quelques mois s’achèvera ma carrière de magistrat, entamée il y a 46 ans au service d’un seul engagement, celui de servir la Justice de mon pays.

Ce n’est donc pas sans une certaine émotion que je m’exprimerai devant vous aujourd’hui.

Et c’est aussi à l’aune de toutes ces années dans la magistrature qu’il me paraît essentiel aujourd’hui de vous exposer ce que m’inspire l’évolution de notre Justice.

Mais je voudrais d’abord exprimer ma très grande fierté d’avoir servi ici, dans cette Cour suprême à vos côtés, monsieur le premier président, cher Christophe, après Chantal Arens et Bertrand Louvel. Je voudrais, monsieur le premier président, vous remercier pour l’entente et la collaboration sans nuage, que nous développons dans le respect de nos prérogatives respectives au quotidien à la tête de cette Cour. Je voudrais vous remercier pour le regard constructif, toujours bienveillant et amical que vous portez sur le parquet général de cette Cour avec pour seul objectif le respect de son office.

Je voudrais enfin souligner la compétence exceptionnelle des magistrats et fonctionnaires qui composent cette Cour et leur exprimer ma profonde gratitude. Je voudrais remercier les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation pour la qualité de nos relations. Ils sont indispensables et leur office contribuent au bon fonctionnement de la Cour.

Dans le droit fil de sa mission de rendre des avis dans l’intérêt de la loi et du bien commun, en toute liberté et indépendance, le parquet général s’est inscrit avec volontarisme dans la mise en œuvre des réformes de la Cour et de ses nouvelles méthodes de travail : participant à de nombreux groupes de travail, assistant désormais aux séances d’instruction dans les affaires complexes, il a su s’ouvrir sur l’extérieur et participer à la sécurisation des procédures en rendant des avis dont les mérites sont reconnus. Il contribue ainsi à la qualité de la Jurisprudence de la Cour et constitue, pour reprendre l’expression de Jean-Louis Nadal, une véritable fenêtre ouverte sur l’extérieur. La Cour européenne des droits de l’homme demande désormais systématiquement dans les affaires dont elle est saisie, et dans lesquelles a été rendue une décision de la Cour de cassation, la transmission de l’avis de l’avocat général. C’est pour elle un élément de compréhension de la décision et il arrive qu’elle s’y réfère dans son arrêt.

Durant ces quatre années, le parquet général a su, je crois, renforcer sa légitimité grâce à un recrutement exigeant et grâce au soutien de la formation parquet du CSM qui a été particulièrement vigilante sur la compétence des candidats en n’hésitant jamais à remettre en cause des projets de nomination lorsque le profil du candidat ne lui paraissait pas en adéquation avec les exigences du poste d’avocat général.

Notre parquet général retrouve donc progressivement une vraie place. Il nous faut continuer à inventer et à construire l’avenir. Cet avenir, c’est de voir un jour la place et le statut de l’avocat général consolidés par l’adoption du projet de réforme que je porte  depuis 3 ans avec le soutien de la première présidence et de l’ordre des avocats aux conseils et qui consisterait, tout en maintenant l’architecture actuelle du parquet général de la Cour de cassation, à changer l’appellation d’avocat général dans l’exercice de ses fonctions devant les chambres de la Cour, pour celle de rapporteur public afin de mettre fin à toute ambigüité qui pourrait encore exister entre le parquet général de la Cour de cassation et les parquets des juridictions du fond, et à affirmer dans la loi qu’il rend ses avis en toute indépendance.

Une telle réforme consoliderait le rôle et le statut du parquet général dont la spécificité de la mission a été reconnue en 2021 par la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision « Manzano Diaz contre Belgique ». Cette décision qui concerne l’avocat général belge dont la mission est identique à la nôtre, restaure la conventionalité de la transmission de l’avis et du projet d’arrêt du conseiller rapporteur à l’avocat général sous la condition qu’il n’y ait plus ensuite de dialogue entre ces deux magistrats dans le pourvoi concerné.

Je forme donc le vœu que cette réforme puisse s’inscrire et trouver une place dans les projets de loi qui ont été annoncés récemment.

Enfin, le parquet général s’est attaché à venir au soutien des parquets généraux et des parquets en diffusant tous les trois mois un panorama de la jurisprudence de la Cour, en prenant en charge, au sein de la Cour, les différentes formalités incombant aux procureurs généraux lorsqu’ils ont formé un pourvoi en matière civile et enfin en organisant un « civil tour » qui nous a conduit, en 14 mois, avec une équipe de 4 avocats généraux, à organiser 8 réunions interrégionales pour expliquer à tous les magistrats des services civils et commerciaux des parquets et des parquets généraux de France les dernières évolutions de la jurisprudence de la 1ère chambre civile en matière d’état des personnes et de filiation et de la chambre commerciale pour les procédures collectives.

Je sais que ces actions ont été très appréciées et je suis heureux d’avoir pu les porter, saluant à cette occasion l’énergie fédératrice de tous ses acteurs.

Mais c’est un autre sujet que je voudrais aborder aujourd’hui : notre Justice est en crise, depuis longtemps, trop longtemps. La crise est profonde et se traduit à la fois par une crise du service public de la Justice et plus largement par une crise de nos institutions. Ces dernières années ne peuvent qu’inspirer de vives inquiétudes qu’une augmentation des moyens budgétaires ne suffira pas à elle seule à lever.

Crise du service public de la Justice qui a trouvé son paroxysme dans la tribune des 3000 et dans l’émotion suscitée par la mort, en octobre dernier, dans une violente brutalité, de notre collègue de Nanterre, Marie Truchet, à l’audience, en robe, dans l’exercice de ses fonctions. Une crise du service public de la Justice qui se traduit par des délais de jugement qui s’allongent, une dégradation de la qualité des décisions, faute de temps pour les motiver et leur exécution trop tardive et trop aléatoire sur fond de surpopulation pénitentiaire qui peut aboutir à des conditions de détention indignes et s’opposer à l’engagement d’actions de réinsertion. Comme l’ont montré les Etats généraux de la Justice, cette crise est ancienne. Les stocks des juridictions ont augmenté de 37% entre 2005 et 2019. En matière pénale, les clignotants sont au rouge. Au 31 décembre 2019, 1 400 000 affaires pénales attendaient d’être jugées et 2 millions de plaintes sont en attente de traitement dans les commissariats de police où l’on demande aux magistrats du parquet d’aller pour les réorienter, et en fait de classer les dossiers dans lesquels, compte tenu du temps écoulé, une enquête n’apporterait rien.

Cette situation s’est dégradée avec la crise sanitaire, et les mesures d’urgence prises en fin de législature n’ont pas permis, en dépit de la rapidité de leur mise en œuvre, de rattraper le retard accumulé. Cette situation a engendré, malgré les renforts de personnels contractuels, un profond découragement et surtout de la souffrance. Aujourd’hui, le système ne tient que grâce à l’engagement et à l’abnégation des magistrats et des fonctionnaires de greffe. On ne dira jamais assez leur dévouement et quand on connait la réalité de leurs conditions de travail, ils suscitent l’admiration.

Cette crise de la Justice se double d’une crise plus profonde de nos institutions et de notre modèle démocratique à force d’attaques quotidiennes, petites ou grandes, à la séparation des pouvoirs. Même s’il n’est pas récent et a été régulièrement dénoncé par mes prédécesseurs, le phénomène ne laisse pas d’inquiéter quand les coups sont portés par ceux qui sont précisément en charge de la faire respecter. Afficher pour la Justice une forme de mépris, inspirer à l’opinion des sentiments bas sur son prétendu laxisme, ou mettre en cause la légitimité de son action, tout cela avilit l’institution et en définitive blesse la République. Comme l’a dit le président de la République lui-même à Poitiers dans son discours fondateur des Etats généraux le 18 octobre 2021, « une démocratie où on laisse la défiance s’installer et la justice être attaquée est une démocratie qui sape ses propres fondements ».

L’autorité judiciaire se trouve aujourd’hui prise dans un véritable étau : accusée d’être un danger pour la démocratie parce qu’elle empièterait sur les prérogatives du législateur d’un côté, elle est tout en même temps accusée de ne pas remplir son office lorsqu’elle applique strictement la loi. Dans un cas comme dans l’autre, son action est malheureusement remise en cause, au gré des décisions rendues et notamment par les représentants des autres pouvoirs. Certains n’hésitent pas à verser dans l’outrance en prétendant que le juge serait devenu un ennemi de la démocratie car il empêcherait l’application de la loi votée par le parlement.

Cette contestation ne se limite pas à notre pays. Elle est quasiment planétaire. Comme l’a montré le rapport du comité des Etats généraux, l’office du juge a profondément évolué. Le juge n’est plus, selon la formule lapidaire de Montesquieu « la bouche de la loi ». Il participe à la production du droit car il doit, à travers le contrôle de conventionalité/proportionnalité, articuler la loi nationale avec les normes supranationales résultant du traité fondateur de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme. Mais ce n’est là que la volonté du constituant qui a décidé la primauté de la norme internationale sur le droit interne et c’est bien le Parlement qui a autorisé la ratification de nos engagements internationaux. Aujourd’hui, la loi est une norme parmi d’autres, au sein d’une hiérarchie subtile qui dépasse le cadre national : au-dessous, une masse de textes réglementaires, au-dessus, un bloc de constitutionnalité et une multitude de textes et de traités internationaux directement applicables dans notre droit interne, le tout sous le contrôle de juges nationaux et de juges européens avec la CJUE et la Cour EDH.

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Mais, n’en déplaise aux fâcheux, tout magistrat, qu’il appartienne au siège ou au parquet dans notre pays, est et reste le serviteur de la Constitution et de la loi. Il est plus que jamais le gardien des promesses démocratiques dans un monde où la loi a profondément évolué et dans le mauvais sens. Comme l’a souligné Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’Etat, elle était brève, claire et riche. Elle est devenue confuse, bavarde et pauvre et elle est de plus en plus fondée sur l’émotion suscitée par le fait divers. Le comité des Etats généraux a montré combien sa mise en œuvre laissait à désirer faute de véritables études d’impact et dans un contexte de sous-dotation des moyens dédiés, ce qui a fait dire à la Cour des comptes que chaque réforme faite dans ces conditions aggravait en réalité la situation. Le comité des Etats généraux l’a martelé et je pensais que le message avait été compris. J’en ai douté quand j’ai vu le mois dernier l’Assemblée nationale adopter une proposition de loi créant des juridictions spécialisées en matière de violences faites aux femmes sans aucuns moyens supplémentaires.

Depuis, des annonces ont été faites. Le constat est donc partagé et il semble que la mesure de l’état de délabrement dans lequel se trouve la Justice a enfin été prise. Aussi, comme je l’ai dit au début de mon propos, l’annonce d’une augmentation sans précédent du budget du ministère de la Justice d’ici 2027 et les engagements de recrutements supplémentaires substantiels doivent être salués ici. Et il faudra que ces nouveaux moyens humains et financiers soient répartis de telle sorte qu’ils permettront d’améliorer réellement les conditions de travail dans les juridictions tout en assurant une meilleure qualité de la Justice rendue, sans oublier l’objectif de lutte contre la récidive qui doit nécessairement sous-tendre la philosophie de la politique pénitentiaire.

Je dois enfin évoquer la situation de notre ministère public pour lequel nous pouvons nourrir certaines inquiétudes. Son rôle et ses prérogatives se sont considérablement renforcés au cours des vingt dernières années dans un contexte d’augmentation de la délinquance et des flux pénaux, et de recours accru à la justice dans une société en pleine dérégulation. Aujourd’hui, les choix de politique pénale du parquet et leur traduction procédurale anticipent la décision du juge. Le parquet gère désormais un espace décisionnel propre ou simplement soumis à homologation. Le ministère public à la française se débat entre la jurisprudence de la CEDH qui lui a nié la qualité d’autorité judiciaire, et celles de la CJUE qui, après avoir dit que le procureur français pouvait être regardé comme une autorité judiciaire pour émettre un mandat d’arrêt européen, a mis à mal le ministère public à la française et suscité de nombreuses inquiétudes avec ses différentes décisions sur les données de connexion, réservant le contrôle de l’accès aux données de connexion aux juridictions et aux autorités administratives indépendantes.

Ces jurisprudences ne sont en réalité pas en contradiction. Les cours européennes font bien comprendre que, quelles que soient les règles statutaires pouvant entourer les fonctions du ministère public, il ne présente pas, par essence, les qualités d’indépendance requises pour exercer un contrôle juridictionnel de la garde à vue car il est partie poursuivante. Le parquet n’est pas un juge et ses pouvoirs sont nécessairement limités ; c’est pour cela qu’il ne contrôle pas la garde à vue à partir de la 48ème heure. Et c’est aussi parce qu’il est autorité de poursuite qu’il ne peut contrôler l’accès aux données de connexion.

Mais pour autant, dans notre pays, les magistrats du parquet sont des magistrats soumis aux mêmes exigences éthiques et déontologiques que les magistrats du siège. Ils sont gardiens des libertés et c’est notamment pour cela que la loi leur confie la direction de la police judiciaire. Ce principe est aujourd’hui un principe à valeur constitutionnelle. C’est pour cette raison que, si tout projet de réforme de la police judiciaire est légitime pour améliorer son organisation et l’efficacité de la lutte contre la délinquance, il ne peut en aucun cas remettre en cause ou affaiblir l’effectivité de la direction de la police judiciaire. Bien au contraire, il serait nécessaire que le procureur de la République ait un vrai droit de regard sur la doctrine d’emploi des moyens de police judiciaire de son ressort, faute de quoi le choix des priorités de politique pénale qui lui appartient lui échappera de fait pour être exercé par le ministère de l’Intérieur.

Les magistrats du ministère public sont soumis à une véritable déontologie procédurale qui, tout en étant une nouvelle garantie du procès pénal, constitue une contrainte à part entière de l’activité collective du ministère public. Il y a aujourd’hui une exigence éthique de la poursuite mais aussi de la phase initiale du procès. Dans le cadre des garanties que doit offrir le procès pénal, son acte initial, l’acte de poursuite doit ainsi incarner une garantie judiciaire publique aussi complète que possible, et doit comprendre également une composante déontologique. Le ministère public, membre de l’autorité judiciaire, participe à cette garantie judiciaire selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel depuis ses décisions des 21 février 1992 et 11 août 1993. Cette exigence éthique pour un magistrat est ainsi devenue, pour reprendre l’expression des professeurs Cadiet et Danet, une sorte de troisième pilier du procès pénal à côté de la suffisance des charges et de la régularité procédurale. Cette composante pèse essentiellement sur la phase initiale du procès, et donc essentiellement sur le parquet qui est devenu un véritable garant de la régularité des enquêtes sous le contrôle naturellement des magistrats du siège.

Cette déontologie de la poursuite, qui doit aussi animer les parquets dans leur communication sur les affaires individuelles, repose sur plusieurs fondements et notamment le fait que depuis la loi du 25 juillet 2013, le ministère public exerce l’action publique et requiert l’application de la loi dans le respect du principe d’impartialité auquel il est tenu. Cette impartialité n’a pas le même contenu que celle d’un juge. D’abord, le magistrat du parquet ne porte pas une appréciation sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale pour reprendre l’expression de la CEDH. Son impartialité est différente. Elle s’exprime différemment : il doit veiller à ce que l’enquête soit conduite à charge et à décharge et doit veiller à la proportionnalité des moyens utilisés pour l’enquête au regard de la gravité des faits.

Le parquet n’est donc pas une partie comme une autre. Contrairement à l’avocat, le magistrat du ministère public ne représente pas un intérêt particulier. Il bénéficie d’une délégation de souveraineté pour veiller à la bonne application de la loi et à la protection de l’intérêt général. Et c’est bien la défense de l’intérêt général qui, à la différence des autres parties, lui interdit de cacher une once de vérité à ses juges et lui fait défense de considérer le procès au prisme de l’intérêt d’un commanditaire.

Je suis profondément convaincu que la survie du ministère public à la française passe par une réforme qui consolide son statut et dont on voit bien, qu’au-delà des bonnes intentions, elle n’est toujours pas là, au point que certains ont pu la qualifier d’Arlésienne de la Vème République. Il ne s’agit pas, comme certains essaient de le faire croire, de proclamer sa totale indépendance. Bien au contraire, la loi doit s’appliquer de façon identique sur l’ensemble du territoire national et il est indispensable de mettre en œuvre la politique pénale décidée par le gouvernement. Il s’agit de tout autre chose. L’importance du rôle du parquet impose de protéger et de garantir sa neutralité et son impartialité par un statut lui donnant des garanties suffisantes. Comme l’a précisé le Conseil supérieur de la magistrature dans son avis de juillet 2020 remis au président de la République, il est indispensable de parvenir à un dispositif tel que la question de la suspicion ne se pose plus. L’avis conforme du CSM bien sûr mais il ne suffit pas. Quand il s’agit de nommer les procureurs généraux et les procureurs de la République et tout particulièrement ceux des plus hautes cours de ce pays, le processus de nomination doit être fondé sur la seule aptitude, les seules qualités professionnelles et doit être exempt de toute suspicion. Le processus de nomination ne peut et ne doit comporter la moindre faiblesse institutionnelle ni la moindre critique. Il en va de la crédibilité de l’institution mais aussi de la crédibilité de notre démocratie au regard des standards imposés au niveau européen.

Confier au CSM, comme il le préconise depuis longtemps, le pouvoir de proposition des procureurs généraux de la Cour de cassation et des cours d’appel, comme des procureurs de la République, constituerait une solution adaptée et évitant tout risque de conflit d’intérêt. Et contrairement à une certaine opinion, cela n’affecterait en rien la mise en œuvre de la politique pénale du gouvernement puisqu’ils resteraient soumis à l’article 5 de l’ordonnance statutaire. L’obligation de loyauté qui pèse sur eux leur impose d’appliquer cette politique pénale. Le refus de le faire, comme l’a montré une décision récente du CSM, peut fonder des sanctions disciplinaires. Il est donc indispensable de lutter contre toute dérive qui voudrait rabaisser voire fonctionnariser notre ministère public.

Mes derniers mots seront pour les jeunes magistrats, qu’ils soient déjà en juridiction ou encore en formation à l’Ecole nationale de la magistrature. Nous avons eu à cœur, avec Chantal Arens le 29 septembre 2020, dans une tribune publiée dans le Monde, de défendre l’Ecole nationale de la magistrature et de rappeler la qualité de ses enseignements. Cela ne signifie pas que les choses ne peuvent pas et ne doivent pas changer. Ceux qui me connaissent savent que je n’ai jamais prôné l’immobilisme, mais au contraire toujours recherché l’amélioration des organisations et des fonctionnements au service de la qualité de la Justice qui est due à nos concitoyens. Il peut être enrichissant d’élargir et de diversifier le cercle des enseignants en faisant appel à des magistrats ou à des personnes extérieures afin d’assurer à la fois la diversification et l’ouverture sur la société. Il serait de même nécessaire que l’ENM forme mieux et davantage à l’encadrement. Il conviendrait enfin d’avoir un meilleur accompagnement des magistrats sortant d’école par la mise en place d’un tutorat pendant les premiers mois de fonction. Alors oui, l’Ecole nationale de la magistrature doit continuer à se réformer, inlassablement, dans une démarche d’excellence, comme elle le fait depuis qu’elle a été créée, elle doit continuer à s’ouvrir, mais ces réformes, pour être légitimes, doivent se faire dans le respect de ses fondamentaux en n’oubliant jamais que juger ou poursuivre c’est un métier, et que les fondamentaux de celui-ci ne peuvent être véritablement enseignés dans les directions d’étude que par des magistrats ayant acquis préalablement ces techniques professionnelles sur le terrain. 

Ces jeunes magistrats sont ceux de la génération des signataires de la tribune des 3000. Ils sont l’espoir de l’institution judiciaire. Quand ils expliquent pourquoi ils ont choisi ce métier magnifique, ils invoquent le terme de « passion », un mot qui n’efface pas pour autant les difficultés liées à la fonction. La notion de passion renvoie en effet au plaisir aussi bien qu’à la souffrance, souffrance due à la pénurie de moyens, de gestion et du manque d’évaluation des besoins.

Ces jeunes magistrats sont des praticiens de l’idéal. Ils ont choisi un métier dont ils peuvent et doivent être fiers.

Un métier qui incite au dépassement permanent de soi-même.

Un métier ouvert sur les autres et sur la cité, pour faire aimer la République en n’oubliant jamais, comme le disait Saint Exupéry dans ses écrits de guerre, « qu’une démocratie doit être une fraternité, sinon c’est une imposture ».

Un métier exigeant et difficile qui s’exerce au service de la loi et au service des autres,

Un métier qui ne devienne jamais un confort,

Un métier qui nécessite un respect scrupuleux de ses obligations déontologiques.

En attendant des jours meilleurs que permettront les moyens nouveaux mais qui passent aussi par la mise en œuvre des réformes de fond nécessaires pour permettre une réduction des délais de traitement et une amélioration de la qualité des décisions de justice par le retour à la collégialité, ils doivent rester fidèles à leur idéal et ne pas oublier que la première des vertus, celle qui sous-tend toutes les autres, c’est le courage. Je leur souhaite de garder toujours leur enthousiasme pour continuer à servir avec passion cette Justice qui constitue l’engagement de notre vie.

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