ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
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"Une expulsion vers un Etat qui applique des châtiments corporels,
est un acte inhumain et dégradant"
Frédéric Fabre docteur en droit.
ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
"Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants"
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- LE DEVOIR D'ACCUEIL DES MIGRANTS AVANT QUE LEUR DEMANDE NE SOIT TRAITEE
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DEVOIR D'ACCUEIL DES MIGRANTS AVANT QUE LEUR DEMANDE NE SOIT TRAITÉE
N.H. et autres c. France du requêtes n° 28820/13, 75547/13 et 13114/15
Article 3 : Conditions d’existence inhumaines et dégradantes de demandeurs d’asile vivant dans la rue, isolés et privés de moyens de subsistance : violation de la Convention
Les présentes requêtes concernent cinq demandeurs d’asile majeurs isolés en France. Ils affirment ne pas avoir pu bénéficier d’une prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national et avoir, dès lors, été contraints de dormir dans la rue dans des conditions inhumaines et dégradantes pendant plusieurs mois. La Cour observe que le requérant N.H. a vécu dans la rue sans ressources financières, de même que les requérants K.T. et A.J. qui n’ont perçu l’Allocation temporaire d’attente (ATA) qu’après des délais de 185 et de 133 jours. De plus, avant de pouvoir faire enregistrer leur demande d’asile, N.H., K.T. et A.J. ont été soumis à des délais pendant lesquels ils n’étaient pas en mesure de justifier de leur statut de demandeur d’asile. La Cour considère que les autorités françaises ont manqué à leurs obligations prévues par le droit interne. Elles doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles les requérants se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés. Les requérants ont été victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité. La Cour juge que de telles conditions d’existence, combinées avec l’absence de réponse adéquate des autorités françaises et le fait que les juridictions internes leur ont systématiquement opposé le manque de moyens des instances compétentes au regard de leurs conditions de jeunes majeurs isolés ont atteint le seuil de gravité fixé par l’article 3 de la Convention. Les trois requérants N.H., K.T. et A.J. se sont retrouvés, par le fait des autorités françaises, dans une situation contraire à l’article 3 de la Convention.
Principaux faits
Requête n° 28820/13 – N.H.
Le requérant N.H., né en 1993, est un ressortissant afghan résidant à Paris. Arrivé en France en mars 2013, il obtient une domiciliation postale auprès de l’association France Terre d’Asile. Le 4 avril 2013, il se présenta à la préfecture de police de Paris pour déposer une demande d’asile et reçut une convocation pour le 9 juillet 2013.. Le 18 avril 2013, il forma un recours en référé devant le Tribunal administratif (TA) de Paris, afin qu’il soit enjoint à l’administration d’examiner sa demande d’admission au séjour au titre de l’asile et de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour. Le juge des référés rejeta sa demande. N.H. fit appel de cette décision devant le Conseil d’Etat. Le juge des référés du Conseil d’Etat rejeta sa requête. Le 3 octobre 2013, N.H. fut informé que sa demande d’asile serait examinée par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) mais qu’il n’était pas admis au séjour au titre de l’asile dans la mesure où il avait déjà déposé une demande d’asile au Danemark. Le même jour, N.H. se rendit à Pôle emploi pour solliciter l’ouverture de ses droits à l’Allocation temporaire d’attente (ATA). Cette allocation lui fut refusée au motif qu’il n’avait pas présenté la lettre l’informant que l’OFPRA avait enregistré sa demande d’asile. Le requérant vécut dans la rue, ne bénéficiant d’aucune prise en charge matérielle comme financière. Le 13 novembre 2013, l’OFPRA refusa de lui octroyer le statut de réfugié, mais lui accorda le bénéfice de la protection subsidiaire en raison du contexte de violence dans sa province d’origine. Le 17 décembre 2013, l’association Corot entraide Auteuil, subventionnée à hauteur de 60 % par l’Etat, lui proposa un hébergement.
Requête n° 75547/13 – S.G., K.T. et G.I.
Le requérant S.G., né en 1987, est un ressortissant russe, résidant à Carcassonne. Il arriva en France le 15 juillet 2013 et déposa le lendemain une demande d’asile auprès de la préfecture. Il reçut à cette occasion une offre d’hébergement dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), l’acceptation de cette offre conditionnant le bénéfice de l’ATA. Aucune place n’étant disponible, il dut vivre dans une tente prêtée par des particuliers sur les berges de l’Aude. Le 2 août 2013, l’OFPRA enregistra sa demande d’asile. Le 18 septembre 2013, il obtint le bénéfice de l’ATA. Le 7 octobre 2013, il saisit le juge des référés du TA de Montpellier d’un recours en référé liberté pour qu’il soit enjoint à l’Etat de lui accorder un logement en sa qualité de demandeur d’asile. Le juge des référés rejeta sa requête. Le 13 octobre 2014, l’OFPRA rejeta sa demande. Le préfet de l’Hérault prit à son encontre trois arrêtés successifs portant obligation de quitter le territoire. S.G. fit des recours pour en obtenir l’annulation. Le requérant G.I., né en 1988, est un ressortissant géorgien, résidant à Carcassonne. Il arriva en France le 25 mai 2013 et déposa, le 28 mai 2013, une demande d’asile auprès de la préfecture de la région Languedoc-Roussillon. Il vécut dehors. L’OFPRA enregistra sa demande d’asile le 19 juin 2013 et G.I. obtint le bénéfice de l’ATA le 23 août 2013. Le 7 octobre 2013, G.I. forma devant le juge des référés du TA de Montpellier un recours analogue à celui introduit par S.G. Le juge des référés rejeta la requête pour les mêmes motifs que pour S.G. Le 11 avril 2014, G.I. se désista de sa demande d’asile et sollicita une aide au retour volontaire dans son pays d’origine. Le requérant K.T., né en 1990, est un ressortissant russe, résidant à Carcassonne. Il arriva en France le 7 janvier 2013 et déposa une demande d’asile auprès de la préfecture. Sa demande d’asile fut enregistrée le 14 juin 2013 par l’OFPRA et il perçut l’ATA à compter du 15 juillet 2013. Il fut contraint de vivre dans une tente sur les berges de l’Aude. Le 7 octobre 2013, il forma devant le juge des référés du TA de Montpellier un recours analogue à celui de S.G. Le juge des référés rejeta la requête.
A plusieurs reprises, K.T. essaya d’obtenir, en vain, un titre de séjour.
Requête n° 13114/15 – A.J.
Le requérant A.J., ressortissant iranien, est né en 1974 et réside à Paris. A.J. exerçait la profession de journaliste en Iran. Il parvint à fuir l’Iran et gagna la France le 9 septembre 2014. Il fut domicilié le 14 octobre 2014, par l’association France Terre d’Asile. A.J. se présenta à la préfecture de police de Paris le 23 octobre 2014 pour déposer sa demande d’asile qui ne fut pas enregistrée et où il reçut une convocation pour le 7 janvier 2015. Le 4 novembre 2014 il sollicita un hébergement auprès du préfet de la région Ile-de-France qui lui répondit ne pas pouvoir répondre favorablement à sa demande en raison de la saturation du dispositif national d’accueil. Le 13 novembre 2014, A.J. déposa une requête en référé liberté devant le juge des référés du TA de Paris afin qu’il soit enjoint au préfet d’examiner sa demande d’admission au séjour au titre de l’asile et de lui indiquer un centre d’accueil ou d’hébergement. Le juge des référés rejeta sa demande. Le Conseil d’Etat, rejeta également la requête. Lors du rendez-vous à la préfecture du 7 janvier 2015, A.J. reçut un formulaire de demande d’admission au séjour au titre de l’asile qu’il déposa complété le 22 janvier 2015, date à laquelle il obtint une autorisation provisoire de séjour sur le territoire français. Le 28 janvier 2015, A.J. se rendit à Pôle emploi pour solliciter l’ouverture de ses droits à l’ATA. Pôle emploi refusa d’enregistrer sa demande au motif qu’A.J. n’était pas en mesure de présenter un récépissé constatant le dépôt de sa demande d’asile. L’OFPRA enregistra la demande d’asile le 5 février 2015. Le 12 février 2015, A.J. obtint l’ouverture de ses droits à l’ATA. A compter du 14 avril 2015, A.J. fut logé dans un hôtel dans le cadre de l’hébergement en hôtel des adultes isolés. Le 23 avril 2015, l’OFPRA lui reconnut la qualité de réfugié et au mois de juin 2015, A.J. obtint un hébergement à Paris au sein de la maison des journalistes en chambre individuelle. Il bénéficia également de tickets-restaurants journaliers et de titres de transport.
Article 3
La Cour juge approprié d’examiner les allégations des requérants sous l’angle de l’article 3 de la Convention uniquement. La Cour constate que l’avocat de G.I. (n° 75547/13) l’a informée ne pas avoir pu contacter son client, malgré plusieurs tentatives et des recherches infructueuses. Elle conclut que le requérant n’entend plus maintenir sa requête et qu’il y a donc lieu de radier l’affaire du rôle en ce qui le concerne. La Cour note que les requérants reprochent aux autorités françaises, d’une part, l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés de bénéficier en pratique de la prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national afin de pourvoir à leurs besoins essentiels et, d’autre part, l’indifférence des autorités à leur encontre. La Cour doit déterminer si les requérants étaient confrontés à une situation de dénuement matériel extrême pouvant soulever un problème sous l’angle de l’article 3. La Cour relève que les requérants, majeurs isolés sur le territoire français, se trouvaient dans une situation de dénuement matériel. Pour subvenir à leurs besoins fondamentaux, ils dépendaient entièrement de la prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national qui devait leur être accordée tant qu’ils étaient autorisés à demeurer sur le territoire en qualité de demandeurs d’asile. Selon le système français alors en vigueur, les étrangers en situation irrégulière souhaitant obtenir l’asile en France, devaient demander leur admission au séjour au titre de l’asile. La Cour remarque que l’article R 742-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, fixait en principe aux autorités un délai de 15 jours, à compter du moment où le demandeur se présentait à la préfecture muni des pièces requises, pour enregistrer sa demande d’asile et l’autoriser à séjourner régulièrement. A l’époque des faits, dans la pratique, ce délai se portait en moyenne de 3 à 5 mois selon les préfectures. La Cour constate qu’entre le moment où N.H. et K.T. se sont présentés à la préfecture pour solliciter l’asile et la date à laquelle ils ont obtenu l’enregistrement de leur demande d’asile par la préfecture, se sont écoulés 95 jours pour N.H. et 131 jours pour K.T. La Cour remarque que A.J. a été muni d’une autorisation provisoire de séjour au titre de l’asile, 90 jours après avoir sollicité l’asile auprès des services de la préfecture. Enfin, la Cour relève que S.G. a obtenu un récépissé constatant le dépôt de sa demande d’asile 28 jours après son premier rendez-vous à la préfecture. N.H., K.T. et A.J. font ainsi valoir que, pendant ces périodes, ils n’avaient pas le statut de demandeurs d’asile et qu’en conséquence ils ne pouvaient prétendre ni à un hébergement ni à l’ATA et qu’ils vivaient en situation irrégulière en France. La Cour constate qu’avant l’enregistrement de leur demande d’asile, les requérants ne pouvaient en effet pas justifier de leur statut. Pour ce motif, N.H. et A.J. ont saisi le juge administratif d’un recours en référé liberté pour qu’il soit enjoint au préfet de police d’examiner leur demande d’admission au séjour au titre de l’asile et de leur délivrer une Autorisation provisoire de séjour (APS). Ces procédures n’ont pas abouti. Par ailleurs, la Cour relève que le droit interne conditionnait la perception de l’ATA à la production devant Pôle emploi, d’une autorisation de séjour au titre de l’asile et d’une preuve de dépôt effectif de la demande devant l’OFPRA. N.H., K.T. et A.J. exposent que, faute de pouvoir justifier de leur qualité de demandeurs d’asile, ils ont vécu respectivement pendant 95 jours, 131 jours et 90 jours dans la peur d’être arrêtés et expulsés vers leur pays d’origine. La Cour constate qu’avant d’obtenir une APS, les demandeurs d’asile risquaient d’être expulsés vers leur pays d’origine. La Cour, qui se fonde sur les observations des tierces parties intervenantes et sur des rapports officiels des autorités françaises, ne met pas en doute les craintes d’être expulsé vers leur pays d’origine que nourrissaient N.H., K.T. et A.J.
La Cour note que, pendant l’ensemble de la procédure d’asile qui a débuté avec la domiciliation par une association ou par le premier rendez-vous à la préfecture, les requérants ont tous vécu dans la rue, soit sous les ponts à Paris, soit sur les berges d’une rivière (l’Aude) dans une tente prêtée par des particuliers. En outre, elle constate que N.H. n’a jamais perçu l’ATA malgré ses démarches auprès des autorités. Il a vécu sous les ponts du canal Saint Martin dans une situation d’extrême précarité du 26 mars au 17 décembre 2013, soit pendant 262 jours. De la même façon, A.J. a vécu dans la rue dans des conditions analogues. Il y est resté 170 jours, du 23 octobre 2014 au 14 avril 2015. Malgré les démarches et recours d’A.J., ses droits à l’ATA n’ont été ouverts que le 12 février 2015 et il a effectivement perçu l’allocation le 5 mars 2015. A.J. est donc resté sans ressources du 23 octobre 2014 au 5 mars 2015, soit 133 jours. La Cour relève enfin que S.G. et K.T. ont vécu au minimum 9 mois sur les berges de l’Aude, chacun dans une tente individuelle. La Cour remarque que K.T., qui n’était plus en situation irrégulière sur le territoire français depuis le 21 mai 2013, a effectivement bénéficié de l’ATA le 15 juillet 2013. A compter de sa première présentation à la préfecture, K.T. est donc resté 185 jours sans ressources. S.G. a perçu l’ATA 63 jours après sa première présentation en préfecture. La Cour prend donc acte que N.H. a vécu dans la rue sans ressources financières et que K.T. et A.J. ont vécu dans les mêmes conditions, n’ont perçu l’ATA qu’après des délais respectivement de 185 et de 133 jours. La Cour tient à souligner qu’elle est consciente de l’augmentation continue du nombre de demandeurs d’asile depuis 2007 et de la saturation du Dispositif national d’accueil (DNA) qui en est graduellement résulté. La Cour relève que les faits qui lui sont soumis s’inscrivent dans une hausse progressive et ne se sont pas déroulés dans un contexte d’urgence humanitaire qualifiable d’exceptionnelle. La Cour constate les efforts consentis par les autorités françaises pour créer des places d’hébergement supplémentaires et pour raccourcir les délais d’examen des demandes d’asile. Toutefois, ces circonstances n’excluent pas que la situation des demandeurs d’asile ait pu être telle qu’elle est susceptible de poser un problème sous l’angle de l’article 3 de la Convention. La Cour souligne avant tout qu’avant de pouvoir faire enregistrer leur demande d’asile, N.H., K.T. et A.J. ont été soumis à des délais pendant lesquels ils n’ont pas été en mesure de justifier de leur statut de demandeur d’asile. N.H. a obtenu le bénéfice de la protection subsidiaire 229 jours après son arrivée en France, que 188 jours se sont écoulés entre la première convocation à la préfecture de police d’A.J. et la reconnaissance de son statut de réfugié par l’OFPRA et que les demandes d’asile de S.G. et de K.T. ont été rejetées respectivement par l’OFPRA au bout de délais de 448 jours et de 472 jours. En conclusion, la Cour constate que les autorités françaises ont manqué à l’encontre des requérants à leurs obligations prévues par le droit interne. En conséquence, elles doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles les requérants se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés. Les requérants ont été victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité. Cette situation a suscité chez eux des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité, propres à conduire au désespoir. La Cour juge que de telles conditions d’existence, combinées avec l’absence de réponse adéquate des autorités françaises et le fait que les juridictions internes leur ont systématiquement opposé le manque de moyens des instances compétentes au regard de leurs conditions de jeunes majeurs isolés ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. N.H., K.T. et A.J. se sont retrouvés, par le fait des autorités françaises, dans une situation contraire à l’article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention. Concernant le requérant S.G., la Cour note qu’il a obtenu un récépissé constatant le dépôt de sa demande d’asile 28 jours après son premier rendez-vous à la préfecture et que – s’il a effectivement vécu sous une tente – il a perçu l’ATA 63 jours après sa première présentation à la préfecture. Aussi difficile que cette période ait pu être pour lui, il a disposé ensuite de moyens lui permettant de subvenir à ses besoins essentiels. La Cour considère donc que ces conditions d’existence n’ont pas atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 en ce qui le concerne.
CEDH
a) Principes généraux
155. La Cour rappelle que, ni la Convention, ni ses Protocoles, ne consacrent le droit à l’asile politique (N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 188, 13 février 2020) et que les États contractants ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’expulsion des non‑nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, (N.D. et N.T. c. Espagne, précité, § 167).
156. Toutefois les États doivent notamment prendre en considération l’article 3 de la Convention, qui consacre l’une des valeurs fondamentales de toute société démocratique et prohibe en termes absolus la torture et les traitements inhumains ou dégradants quels que soient les circonstances et les agissements de la victime (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). L’interdiction des traitements inhumains ou dégradants consacrée par l’article 3 de la Convention est une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 158, 15 décembre 2016).
157. Par ailleurs, la Cour ne peut que réitérer sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, les facteurs liés à un afflux croissant de migrants ne peuvent pas exonérer les État contractants de leurs obligations au regard de cette disposition (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 223 ; Khlaifia et autres, précité, § 184). Or, si les contraintes inhérentes à une crise migratoire ne sauraient, à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article 3, la Cour estime qu’il serait pour le moins artificiel d’examiner les faits des espèces qui lui sont soumises en faisant abstraction du contexte général dans lequel ils se sont déroulés (Khlaifia et autres, précité, § 184).
158. La Cour a dit à de nombreuses reprises que pour tomber sous le coup de l’interdiction contenue à l’article 3, un traitement inhumain ou dégradant doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 219, Khlaifia et autres, précité, § 159 et Tarakhel c. Suisse, précité, § 94).
159. Un traitement peut être qualifié de « dégradant » au sens de l’article 3 s’il humilie ou avilit un individu, s’il témoigne d’un manque de respect pour sa dignité, voire la diminue, ou s’il suscite chez lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 220, Khlaifia et autres, précité, § 159 et Svinarenko et Slyadnev c. Russie, [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 115, 17 juillet 2014).
160. La Cour estime nécessaire de rappeler que l’article 3 ne saurait être interprété comme obligeant les Hautes Parties contractantes à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction (Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 99, CEDH 2001‑I). Il ne saurait non plus être tiré de l’article 3 un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie (Müslim c. Turquie, no 53566/99, § 85, 26 avril 2005).
161. La Cour a cependant considéré, dans une affaire concernant un autre État membre de l’Union européenne, que la question à trancher s’agissant de demandeurs d’asile se plaignant de leur situation de dénuement total ne se posait pas en ces termes. Ainsi qu’il ressort du cadre juridique décrit ci‑dessus, l’obligation de fournir un hébergement ou des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile démunis fait à ce jour partie du droit positif et pèse sur les autorités de l’État défendeur concerné en vertu des termes mêmes de la législation nationale qui transpose le droit de l’Union européenne, à savoir la « directive Accueil » (voir paragraphe 95 ci‑dessus) (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 250).
162. La Cour rappelle ensuite que les demandeurs d’asile peuvent être considérés comme vulnérables du fait de leur parcours migratoire et des expériences traumatiques qu’ils peuvent avoir vécues en amont (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 232 ; Ilias et Ahmed c. Hongrie, ([GC], no 47287/15, § 192, 21 novembre 2019). La Cour note que le besoin de protéger les demandeurs d’asile fait l’objet d’un large consensus à l’échelle internationale et européenne, comme cela ressort de la Convention de Genève, du mandat et des activités du Haut‑Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ainsi que des normes figurant dans la « directive Accueil » de l’Union européenne (voir M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 251).
163. Elle rappelle qu’elle n’a pas exclu la possibilité que la responsabilité de l’État soit engagée sous l’angle de l’article 3 par un traitement dans le cadre duquel un requérant totalement dépendant de l’aide publique serait confronté à l’indifférence des autorités alors qu’il se trouverait dans une situation de privation ou de manque à ce point grave qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine (Budina c. Russie (déc.), no 45603/05, 18 juin 2009).
164. La Cour a déjà jugé que la gravité de la situation de dénuement dans laquelle s’était trouvé un requérant, demandeur d’asile, resté plusieurs mois dans l’incapacité à répondre à ses besoins les plus élémentaires, entendus comme se nourrir, se laver et se loger, dans l’angoisse permanente d’être attaqué et volé, dans l’absence totale de perspective de voir sa situation s’améliorer (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 254) et combinée à l’inertie des autorités compétentes en matière d’asile avaient emporté violation de l’article 3 de la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 262‑263 ; voir postérieurement à M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité : Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, no 8319/07 et no 11449/07, § 283, 28 juin 2011, et F.H. c. Grèce, no 78456/11, §§ 107‑111, 31 juillet 2014).
b) Application des principes en l’espèce
165. Les requérants reprochent aux autorités françaises, d’une part, l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés, en raison de l’action ou des omissions délibérées de ces autorités, de bénéficier en pratique de la prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national afin de pourvoir à leurs besoins essentiels et, d’autre part, l’indifférence de ces mêmes autorités à leur encontre.
166. La Cour souligne que, aux termes des articles 19 et 32 § 1 de la Convention, elle n’est pas compétente pour appliquer les règles de l’Union européenne ou pour en examiner les violations alléguées, sauf si et dans la mesure où ces violations pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. D’une manière plus générale, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, si nécessaire en conformité avec le droit de l’UE, le rôle de la Cour se bornant à déterminer si les effets de leurs décisions sont compatibles avec la Convention (Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 110, 3 octobre 2014). En l’espèce, la Cour doit seulement déterminer si les requérants, alors âgés de 20, 23, 26 et 40 ans, célibataires, en bonne santé et sans enfant à charge, étaient confrontés à une situation de dénuement matériel extrême pouvant soulever un problème sous l’angle de l’article 3 (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 252).
167. La Cour retient tout d’abord, ainsi que le soutiennent les requérants, qu’au regard du droit interne, les demandeurs d’asile n’étaient pas autorisés à exercer une activité professionnelle pendant la durée de la procédure, sauf dans les conditions restrictives énoncées par l’article R. 742‑2 du CESEDA (voir paragraphe 72 ci‑dessus). En outre, la Cour relève que les requérants, majeurs isolés sur le territoire français, étaient en situation de dénuement. Elle en déduit que pour subvenir à leurs besoins fondamentaux, ils dépendaient entièrement de la prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national (voir paragraphes 77 à 82 ci‑dessus) qui devait leur être accordée tant qu’ils étaient autorisés à demeurer sur le territoire en qualité de demandeurs d’asile (voir paragraphes 95 à 97 ci‑dessus).
168. La Cour relève ensuite que selon le système français alors en vigueur (voir paragraphes 70 à 72, 146 et 150 ci‑dessus), les étrangers en situation irrégulière souhaitant obtenir l’asile en France devaient, dans un premier temps, demander leur admission au séjour au titre de l’asile. La Cour remarque que l’article R. 742‑1 du CESEDA (voir paragraphe 72 ci‑dessus) fixait en principe aux autorités un délai de quinze jours à compter du moment où un demandeur se présentait à la préfecture avec une domiciliation et les pièces requises (voir paragraphe 72 ci‑dessus) pour enregistrer sa demande d’asile et l’autoriser à séjourner régulièrement.
169. La Cour note qu’à l’époque des faits, dans la pratique, ce délai était en moyenne de trois à cinq mois selon les préfectures (voir paragraphes 146 et 150 ci‑dessus). En l’espèce, la Cour constate qu’entre le moment où N.H. (requête no 28820/13) et K.T. (requête no 75547/13) se sont présentés à la préfecture pour solliciter l’asile et la date à laquelle ils ont obtenu l’enregistrement de leur demande d’asile par la préfecture se sont écoulés, pour le premier, 95 jours et pour le second, 131 jours. La Cour remarque par ailleurs qu’A.J. (requête no 13114/15) a été muni d’une autorisation provisoire de séjour au titre de l’asile 90 jours après avoir sollicité l’asile auprès des services de la préfecture. La Cour note que le Gouvernement a reconnu que le délai auquel N.H. (requête no 28820/13) avait été soumis pour procéder à l’enregistrement de sa demande d’asile « n’est pas satisfaisant ». Enfin, la Cour relève que S.G. (requête no 75547/13) a obtenu un récépissé constatant le dépôt de sa demande d’asile 28 jours après son premier rendez-vous à la préfecture.
170. La Cour souligne toutefois qu’il ne lui appartient aucunement de se prononcer sur ces délais (voir paragraphe 169 ci‑dessus) mais qu’il lui revient en revanche d’examiner leur incidence sur la situation des requérants afin de déterminer si le seuil de gravité prévu par l’article 3 de la Convention était atteint. À ce titre, N.H. (requête no 28820/13), K.T. (requête no 75547/13) et A.J. (requête no 13114/15) font valoir que, pendant ces périodes (voir paragraphe 169 ci‑dessus), ils n’avaient pas le statut de demandeur d’asile et qu’en conséquence, ils ne pouvaient prétendre ni à un hébergement ni à l’ATA et vivaient en situation irrégulière en France.
171. La Cour constate qu’avant l’enregistrement de leur demande d’asile (voir paragraphe 169 ci‑dessus), les requérants ne pouvaient en effet pas justifier de leur statut. La Cour note d’ailleurs que pour ce motif, N.H. (requête no 28820/13) et A.J. (requête no 13114/15) ont saisi le juge administratif d’un recours en référé liberté pour qu’il soit enjoint au préfet de police d’examiner leur demande d’admission au séjour au titre de l’asile et de leur délivrer une APS (voir paragraphes 7 à 9 et 53 à 54 ci‑dessus). Ces procédures n’ont pas abouti (voir paragraphes 7 à 9 et 53 à 54 ci‑dessus). Par ailleurs, la Cour relève que le droit interne conditionnait la perception de l’ATA à la production devant Pôle emploi, d’une autorisation de séjour au titre de l’asile et d’une preuve de dépôt effectif de la demande devant l’OFPRA (voir paragraphe 79 ci‑dessus). La Cour observe que Pôle emploi comme les juridictions internes ont opposé cette règle à A.J. (requête no 13114/15) (voir paragraphes 56 et 57 ci‑dessus).
172. N.H. (requête no 28820/13), K.T. (requête no 75547/13) et A.J. (requête no 13114/15) exposent tout d’abord que faute de pouvoir justifier de leur qualité de demandeur d’asile, ils ont vécu respectivement pendant 95 jours, 131 jours et 90 jours dans la peur d’être arrêtés et expulsés vers leur pays d’origine. Si le Gouvernement soutient qu’ils étaient protégés d’une mesure d’éloignement depuis leur première présentation en préfecture grâce à la convocation à un rendez‑vous ultérieur, la Cour constate toutefois que, dans des rapports publiés en avril 2013 et en avril 2014, l’Inspection générale des finances, l’Inspection générale des affaires sociales et l’Inspection générale de l’administration, d’une part, et le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée Nationale, d’autre part, ont souligné qu’avant d’obtenir une APS, les demandeurs d’asile risquaient d’être expulsés vers leur pays d’origine (voir paragraphes 83 et 84 ci‑dessus). La Cour relève, que si le premier de ces deux rapports précise que la présentation de la convocation à un entretien écartait tout risque d’être éloigné, le second ne mentionne pas que les autorités internes auraient adopté une pareille conduite. En outre, la Cour remarque que le CFDA et le Défenseur des droits (voir paragraphes 145, 146 et 152 ci‑dessus), qui décrivent dans leurs observations la situation à Paris, soulignent que les primo‑demandeurs d’asile en attente de leur premier rendez‑vous à la préfecture de police n’étaient pas munis d’un document les mettant à l’abri, en cas d’interpellation, d’un placement en centre de rétention. La Cour, qui se fonde sur les observations des tierces parties intervenantes et sur des rapports officiels ne met donc pas en doute les craintes d’être expulsés vers leur pays d’origine que nourrissaient N.H. (requête no 28820/13), K.T. (requête no 75547/13) et A.J. (requête no 13114/15).
173. La Cour remarque par ailleurs qu’après l’obtention du statut de demandeurs d’asile par les requérants, leur situation s’est quelque peu améliorée. En effet, ils pouvaient justifier de la régularité de leur séjour et bénéficier des conditions matérielles d’accueil prévues par le droit national.
174. La Cour note toutefois que le Gouvernement ne conteste pas que pendant l’ensemble de la procédure d’asile qui a débuté avec la domiciliation par une association (voir article R. 741‑2 du CESEDA, paragraphe 72 ci‑dessus) ou par le premier rendez‑vous à la préfecture, les requérants ont tous vécu dans la rue, soit sous les ponts à Paris, soit sur les berges d’une rivière (l’Aude) dans une tente prêtée par des particuliers. À la lumière des pièces aux dossiers et en raison de la saturation du dispositif national d’accueil (DNA) à l’époque des faits à Paris et en région Languedoc‑Roussillon (voir paragraphes 125, 128 et 129 ci‑dessus), la Cour ne voit aucun motif de remettre en cause les récits des requérants. Par ailleurs, il saurait difficilement être reproché aux requérants, alors âgés de 20, 23, 26 et 40 ans, célibataires et sans enfant à charge, de ne pas avoir sollicité plus fréquemment le « 115 » pour obtenir un hébergement d’urgence. En effet, l’offre en la matière était très largement insuffisante et appeler le « 115 » était presque systématiquement voué à l’échec, s’agissant notamment de demandeurs d’asile présentant le profil des requérants (voir paragraphes 147 et 153 ci‑dessus). Par ailleurs, le Gouvernement reconnaît lui‑même que l’hébergement d’urgence était destiné à accueillir de façon prioritaire des demandeurs d’asile en raison de leur âge, de leur santé ou de leur situation familiale (familles avec enfants mineurs) et qualifiés pour ces raisons, par les autorités, de « particulièrement vulnérables ».
175. La Cour relève en outre plusieurs éléments caractérisant les conditions de vie à la rue des requérants.
176. Elle constate tout d’abord que N.H. (requête no 28820/13) n’a jamais perçu l’ATA malgré ses démarches auprès des autorités pour l’obtenir (voir paragraphes 12, 13 et 15 ci‑dessus). En outre, il a vécu sous les ponts du canal Saint‑Martin dans une situation d’extrême précarité du 26 mars au 17 décembre 2013, soit pendant 262 jours. Il précise, que, victime d’une agression et d’un vol commis de nuit, il a ensuite craint de subir à nouveau de tels actes (voir paragraphe 18 ci‑dessus). Si le requérant indique qu’il a pu être pris en charge, une à deux fois par semaine par le « bus Atlas » entre les mois de mars et d’août 2013 (voir paragraphe 18 ci‑dessus), cette possibilité d’hébergement, au demeurant très ponctuelle et destinée à l’origine aux personnes sans abri, a pris fin au mois de septembre 2013 en raison de l’obligation faite aux demandeurs d’asile d’appeler le « 115 » pour y accéder (voir paragraphe 19 ci‑dessus). De la même façon, A.J. (requête no 13114/15) a vécu dans la rue dans des conditions analogues à celles décrites par N.H. (requête no 28820/13). Il y est ainsi resté 170 jours, du 23 octobre 2014 au 14 avril 2015. Pendant cette période, il n’a été logé que les nuits des 5, 12, 13 et 14 novembre 2014 dans un centre d’hébergement d’urgence (voir paragraphe 51 ci‑dessus). La Cour observe que malgré les démarches et recours d’A.J. (requête no 13114/13) à cette fin (voir paragraphes 55, 56, 57 et 59 ci‑dessus) ses droits à l’ATA n’ont été ouverts que le 12 février 2015 et il a effectivement perçu l’allocation le 5 mars 2015. La Cour en conclut qu’à compter de sa première présentation en préfecture, A.J. est resté sans ressources du 23 octobre 2014 au 5 mars 2015, soit 133 jours.
177. La Cour relève ensuite que S.G. et K.T. (requête no 75547/13) ont vécu au minimum neuf mois sur les berges de l’Aude, chacun dans une tente individuelle prêtée par des particuliers. Elle remarque que le Gouvernement, qui ne produit devant elle que le règlement intérieur du centre d’hébergement d’urgence, n’établit ni que S.G. ait été effectivement hébergé du 5 au 9 novembre 2013 ni qu’il ait volontairement quitté le centre d’hébergement le 10 novembre 2013. En outre, ni son exclusion du centre qui serait survenue le 22 novembre 2013 ni les motifs de cette exclusion ne sont documentés. La Cour dresse le même constat s’agissant de K.T. Rien au dossier n’établit en effet qu’il aurait bénéficié d’un hébergement d’urgence du 7 au 23 janvier 2013, qu’il aurait quitté le centre de son plein gré à cette date et qu’il y serait revenu le 21 novembre 2013 avec S.G. pour en être exclu deux jours plus tard en raison de problèmes de comportement. En l’absence de tout élément permettant de déterminer si les requérants ont effectivement été hébergés et expulsés du centre, la Cour ne tirera aucune conséquence des allégations respectives des parties sur ce point.
178. La Cour remarque que K.T. (requête no 75547/13), qui n’était plus en situation irrégulière sur le territoire français depuis le 21 mai 2013, a effectivement bénéficié de l’ATA le 15 juillet 2013. À compter de sa première présentation à la préfecture, le requérant est donc resté 185 jours sans ressources. La Cour note que S.G. (requête no 75547/13) a perçu l’ATA 63 jours après sa première présentation en préfecture, soit le 18 septembre 2013 avec des droits ouverts à partir du 12 août 2013.
179. La Cour prend donc acte que N.H. (requête no 28820/13) a vécu dans la rue sans ressources financières et que K.T. (requête no 75547/13) et A.J. (requête no 13114/15), qui ont vécu dans les mêmes conditions, n’ont perçu l’ATA qu’après des délais, respectivement, de 185 et de 133 jours. De telles conditions matérielles accréditent leurs craintes d’être agressés et d’être victimes de vol ainsi que les difficultés qu’ils disent avoir eues pour se nourrir et se laver. De façon générale, pour répondre à leurs besoins fondamentaux, ils n’ont pu, pendant les périodes où ils vécurent à la rue sans ressources financières, que s’en remettre à la générosité de particuliers ou à l’aide d’associations caritatives fondées sur le bénévolat. À ce titre, N.H. (requête no 28820/13) expose que l’Armée du Salut lui servait son seul repas quotidien les soirs de semaine et que le week‑end, il était contraint de jeûner. La Cour note également que le Gouvernement ne conteste pas que N.H. ne pouvait se laver aux bains douches municipaux qu’une fois par semaine et qu’il n’était ni en mesure de laver convenablement son linge ni d’obtenir des vêtements (voir paragraphe 19 ci‑dessus).
180. La Cour constate que si les requérants font état de problèmes de santé dont ils imputent la survenance ou l’aggravation à leurs conditions de vie, les certificats médicaux versés aux débats, non circonstanciés, n’établissent pas un tel lien de causalité, ainsi que le relève le Gouvernement.
181. Enfin, le Gouvernement défendeur insiste tout particulièrement sur le fait que les présentes affaires sont à distinguer de la situation décrite par la Cour dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (précité) dès lors que les autorités nationales, pourtant confrontées à une augmentation conséquente du nombre de demandeurs d’asile entre 2007 et 2014 (voir paragraphes 124 à 127 ci‑dessus), n’ont pas montré de passivité. En outre, selon le Gouvernement, les requérants n’étaient pas dépourvus de perspective de voir leur situation s’améliorer dès lors que leurs demandes d’asile étaient en cours de traitement.
182. La Cour tient tout d’abord à souligner qu’elle est consciente de l’augmentation continue du nombre de demandeurs d’asile depuis 2007 et de la saturation du DNA qui en est graduellement résultée. La Cour relève que les faits qui lui sont soumis s’inscrivent dans une hausse progressive et ne se sont donc pas déroulés dans un contexte d´urgence humanitaire engendré par une crise migratoire majeure, qualifiable d´exceptionnelle, à l’origine de très importantes difficultés objectives de caractère organisationnel, logistique et structurel (Khlaifia et autres c. Italie, précité, §§ 178-185). La Cour constate les efforts consentis par les autorités françaises pour créer des places d’hébergement supplémentaires et pour raccourcir les délais d’examen des demandes d’asile (voir paragraphes 125 et 126 ci‑dessus). Toutefois, ces circonstances n’excluent pas que la situation des demandeurs d’asile ait pu être telle qu’elle est susceptible de poser un problème sous l’angle de l’article 3 de la Convention.
183. La Cour souligne avant tout qu’avant de pouvoir faire enregistrer leur demande d’asile, N.H. (requête no 28820/13), K.T. (requête no 75547/13) et A.J. (requête no 13114/15) ont été soumis à des délais pendant lesquels ils n’ont pas été en mesure de justifier de leur statut de demandeur d’asile (voir paragraphes 167, 169 et 170 ci‑dessus). Elle constate en outre que N.H. (requête no 28820/13) a obtenu le bénéfice de la protection subsidiaire 229 jours après son arrivée en France, que 188 jours se sont écoulés entre la première convocation à la préfecture de police d’A.J. (requête no 13114/15) et la reconnaissance de son statut de réfugié par l’OFPRA et que les demandes d’asile de S.G. et de K.T. (requête no 75547/13) ont été rejetées respectivement par l’OFPRA au bout de délais de 448 jours et de 472 jours.
c) Conclusion
En ce qui concerne N.H. (requête no 28820/13), K.T. (requête no 75547/13) et A.J. (requête no 13114/15)
184. Au vu de ce qui précède, la Cour constate que les autorités françaises ont manqué à l’encontre des requérants à leurs obligations prévues par le droit interne. En conséquence, la Cour considère qu’elles doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles ils se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés. La Cour estime que les requérants ont été victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité et que cette situation a, sans aucun doute, suscité chez eux des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir. Elle considère que de telles conditions d’existence, combinées avec l’absence de réponse adéquate des autorités françaises qu’ils ont alertées à maintes reprises sur leur impossibilité de jouir en pratique de leurs droits et donc de pourvoir à leurs besoins essentiels, et le fait que les juridictions internes leur ont systématiquement opposé le manque de moyens dont disposaient les instances compétentes au regard de leurs conditions de jeunes majeurs isolés, en bonne santé et sans charge de famille, ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention.
185. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que N.H. (requête no 28820/13), K.T. (requête no 75547/13) et A.J. (requête no 13114/15) se sont retrouvés, par le fait des autorités, dans une situation contraire à l’article 3 de la Convention.
186. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui les concerne.
En ce qui concerne S.G. (requête no 75547/13)
187. Au regard de ce qui précède, la Cour constate que S.G. a obtenu un récépissé constatant le dépôt de sa demande d’asile 28 jours après son premier rendez‑vous à la préfecture et que, s’il a effectivement vécu sous une tente, il a perçu l’ATA 63 jours après sa première présentation à la préfecture. Pour difficile que cette période a pu être pour le requérant, il a ensuite disposé de moyens lui permettant de subvenir à ses besoins essentiels. Par conséquent, la Cour considère que ces conditions d’existence n’ont pas atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention.
188. Partant, il y n’a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne le requérant.
A.E.A. c. GRÈCE du 15 mars 2018 requête 39034/12
Article 3 combiné à l'article 13 : le requérant n'a pas déposé une demande d'asile pour ne pas être expulsé vers le Soudan malgré un rapport du HCR. Le droit de demander asile est une droit fondamental
a) Principes généraux
68. La Cour rappelle avoir précisé que, dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile, elle se gardait d’examiner elle‑même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les États remplissaient leurs obligations découlant de la Convention de Genève. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui (voir, parmi d’autres, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 286, T.I. c. Royaume-Uni (déc.), no 43844/98, CEDH 2000-III, et Müslim c. Turquie, no 53566/99, §§ 72-76, 26 avril 2005).
69. Toutefois, compte tenu de l’importance que la Cour attache à l’article 3 de la Convention et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 de la Convention demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005‑III), un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 50, CEDH 2000‑VIII), ainsi qu’une célérité particulière (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV) ; elle requiert également que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif (Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 81-83, CEDH 2002‑I, et Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007‑II).
70. L’effectivité du recours voulu par l’article 13 de la Convention s’entend d’un niveau suffisant d’accessibilité et de réalité de celui-ci : pour être effectif, le recours exigé par cette disposition doit être disponible en droit comme en pratique, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État défendeur (I.M. c. France, no 9152/09, § 130, 2 février 2012, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 112, CEDH 1999‑IV). Au sujet des recours ouverts aux demandeurs d’asile en Grèce, la Cour a également réaffirmé que l’accessibilité « en pratique » d’un recours est déterminante pour évaluer son effectivité (Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, § 167, 21 octobre 2014, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 318).
71. La Convention ayant pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, dans le chef de toute personne relevant de la juridiction des Hautes Parties contractantes, la Cour ne saurait procéder à l’évaluation de l’accessibilité pratique d’un recours en faisant abstraction des obstacles linguistiques, de la possibilité d’accès aux informations nécessaires et à des conseils éclairés, des conditions matérielles auxquelles peut se heurter l’intéressé et de toute autre circonstance concrète de l’affaire (I.M. c. France, précité, §§ 145-148, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 301-318, et Rahimi c. Grèce, no 8687/08, § 79, 5 avril 2011).
b) Application à la présente espèce
72. Pour déterminer si l’article 13 de la Convention s’applique en l’espèce, la Cour doit rechercher si le requérant peut, de manière défendable, faire valoir que son éloignement vers le Soudan porterait atteinte à l’article 3 de la Convention.
73. La Cour note que, lors de l’introduction de la requête, le requérant a exposé en détail les raisons pour lesquelles il a été obligé de quitter le Soudan et qu’en outre il a produit, à l’appui de ses craintes dans son pays d’origine, la copie d’une lettre du HCR attestant, entre autres, de son obtention du statut de réfugié relevant du mandat de cette organisation. Elle observe à cet égard que le HCR a déjà reconnu le risque que l’intéressé courait et court toujours dans son pays d’origine. La Cour a également à sa disposition la copie de l’attestation de l’organisation non gouvernementale grecque Metadrasi selon laquelle le requérant avait subi des tortures, ainsi que des copies de deux certificats qui témoignent de la participation active de l’intéressé à l’Association des étudiants soudanais des monts Nouba et pour la protection des droits de l’homme au Soudan.
74. Pour la Cour, ces éléments montrent qu’il existait prima facie des risques sérieux et avérés que le requérant pourrait subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi au Soudan. Elle estime dès lors que le requérant a un grief défendable sous l’angle de cette disposition.
75. Cela dit, dans la présente affaire, la Cour n’a pas à se substituer aux autorités nationales et à évaluer les risques courus par le requérant en cas de renvoi au Soudan. Il lui importe seulement de savoir s’il existait en l’espèce des garanties effectives qui protégeaient le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers son pays d’origine.
76. La Cour relève d’emblée que le grief du requérant concerne l’impossibilité alléguée d’introduire une demande d’asile. Le requérant décrit à cet égard les conditions qui régnaient, à l’époque des faits, à proximité du bâtiment de la direction des étrangers de l’Attique et les difficultés rencontrées par les demandeurs d’asile.
77. La Cour note que les allégations du requérant sont corroborées par les observations du HCR. En effet, dans ses constats relatifs à la situation des réfugiés en Grèce du 16 juin 2011 ainsi que dans un communiqué de presse du 23 mars 2012, intitulé « Des centaines [de personnes] font la queue chaque semaine à Athènes pour demander l’asile », le HCR a relevé que l’enregistrement des demandes d’asile restait l’un des problèmes majeurs, en particulier à la direction des étrangers de l’Attique, que l’accès aux personnes qui souhaitaient introduire une demande d’asile était extrêmement limité, que certains migrants avaient essayé d’introduire une demande d’asile pendant des mois et qu’un nombre important de demandeurs d’asile se trouvaient dans l’impossibilité de faire enregistrer leurs demandes (paragraphes 42-43 ci-dessus). La Cour note aussi que, dans son rapport établi le 25 janvier 2011 à la suite de sa visite à la direction des étrangers de l’Attique, le médiateur de la République a constaté que des défaillances structurelles continuaient à « se manifester lors de la procédure d’examen des demandes relatives à la protection internationale » et que les personnes qui avaient besoin de protection internationale étaient, « à cause des spécificités de la situation en Grèce, privées même de l’accès à la procédure d’asile ».
78. La Cour observe encore que le rapport de quatorze associations, organisations non gouvernementales et groupes travaillant dans le domaine de la protection des réfugiés et des demandeurs d’asile en Grèce, établi à l’issue de visites effectuées à la direction des étrangers de l’Attique du 16 février au 7 avril 2012, décrit la situation de la même manière (paragraphes 36-39 ci-dessus).
79. La Cour rappelle que, dans son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (précité), elle a relevé les carences du système grec d’asile, tel qu’il était en place à l’époque de l’application du décret présidentiel no 81/2009, et notamment celles liées à l’accès à la procédure d’examen des demandes d’asile (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 300-302, 315, 318 et 320). À cet égard, elle a notamment constaté les défaillances suivantes : l’information insuffisante des demandeurs d’asile sur les procédures à suivre ; les difficultés d’accès aux bâtiments de la préfecture de police de l’Attique ; l’absence d’un système de communication fiable entre les autorités et les demandeurs d’asile ; la pénurie d’interprètes et le manque d’expertise du personnel pour mener les entretiens individuels ; le défaut d’assistance judiciaire empêchant en pratique les demandeurs d’asile d’être accompagnés d’un avocat ainsi que la longueur excessive des délais pour obtenir une décision.
80. La Cour observe que certaines de ses considérations dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (précité) sur la procédure d’asile en Grèce sont confirmées par les faits de la présente cause. Qui plus est, en l’espèce, le Conseil grec pour les réfugiés avait à plusieurs reprises, à savoir les 30 mars, 6, 12 et 20 avril et 15 juin 2012, informé les autorités, par écrit, de la volonté du requérant de déposer une demande d’asile (paragraphe 20 ci‑dessus) – ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement. Or cette demande n’a été enregistrée que le 25 juillet 2012, soit après l’introduction de la présente requête devant la Cour.
81. Ainsi, il ressort des rapports disponibles en l’espèce que, en ce qui concerne l’accès à la procédure d’asile, la situation était, à l’époque des faits, la même que celle décrite dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (précité). La Cour observe à cet égard que la procédure d’asile a été modifiée par l’adoption du décret présidentiel no 114/2010. Pour autant, même si les demandeurs d’asile avaient désormais la possibilité d’introduire un recours avec effet suspensif contre le rejet de leur demande en première instance, et ce depuis l’entrée en vigueur dudit décret, il n’en reste pas moins que la procédure d’enregistrement des demandes d’asile à la direction des étrangers de l’Attique était restée inchangée.
82. La Cour relève aussi que le Gouvernement ne conteste pas la description de la situation dénoncée par le requérant lors de l’enregistrement des demandes d’asile. En effet, le Gouvernement soutient uniquement : que le requérant présente un grief général et ne précise pas en quoi consistent les problèmes auxquels il dit avoir personnellement fait face ; qu’il n’a pas démontré qu’il a essayé, pendant trois ans, d’introduire une demande d’asile ; qu’il aurait pu introduire une demande d’asile pendant sa détention ou dans une autre région du pays ; qu’il n’avait pas informé les autorités internes de l’obtention par lui du statut de réfugié relevant du mandat du HCR ; que ses assertions ne sont pas crédibles ; et que l’examen de sa demande d’asile a eu lieu conformément aux dispositions du droit interne et aux exigences de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3.
83. La Cour rappelle en outre que tant le droit international, y compris la Déclaration universelle des droits de l’homme, que le droit interne reconnaissent un droit de « chercher asile » (paragraphes 34 et 40 ci‑dessus). À cet égard, elle observe que l’article 4 du décret présidentiel no 114/2010, qui transpose dans l’ordre juridique grec l’article 6 de la directive du Conseil no 2005/85/CE du 1er décembre 2005 (sur les normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres) et qui est applicable en l’espèce, dispose que les autorités compétentes pour recevoir les demandes d’asile veillent à ce que « tout adulte puisse exercer le droit de présenter une demande ».
84. La Cour constate que, malgré cette obligation explicite, découlant du droit interne et du droit international, le requérant a été confronté à l’impossibilité d’introduire une demande d’asile pendant une longue période. Elle relève aussi que, entre la date à laquelle il s’est rendu à Athènes, en avril 2009, et la date à laquelle le Conseil grec pour les réfugiés a commencé à le représenter, en mars 2012, il n’avait aucune possibilité de signaler aux autorités sa situation ou le fait qu’il relevait du mandat du HCR, car, selon les rapports disponibles en l’espèce, l’accès au bâtiment de la direction des étrangers de l’Attique était très limité, voire impossible.
85. De l’avis de la Cour, la possibilité dans la pratique d’introduire une demande d’asile est une condition sine qua non aux fins de la protection effective des étrangers nécessitant la protection internationale. En effet, si l’accès sans entraves à la procédure d’asile n’est pas assuré par les autorités internes, les demandeurs d’asile ne peuvent nullement bénéficier des garanties procédurales liées à cette procédure et ils peuvent être arrêtés et placés en détention à tout moment. Force est de constater que, même si l’examen de la demande d’asile présente les garanties d’une procédure effective, fiable et sérieuse, ces dernières n’ont aucun sens si l’intéressé ne peut avoir au préalable la possibilité de voir sa demande enregistrée pendant une longue période. Étant donné les conditions dans lesquelles l’enregistrement des demandes d’asile avait lieu à l’époque des faits et les problèmes structurels susmentionnés, la Cour estime que le requérant a suffisamment établi devant elle les problèmes auxquels il a dû personnellement faire face. Elle note en outre que le fait que le requérant a quitté la Grèce pour la France ne saurait influer sur la situation.
86. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 en raison des défaillances de la procédure d’asile, à l’époque des faits.
V.M. ET AUTRES c. BELGIQUE du 7 juillet 2015 requête 60125/11
Violation de l'article 3 : Les conditions d'accueil des migrants en Belgique le temps que leur demande ne soit traitée, sont inhumaines et dégradantes.
139. Le Gouvernement fait valoir que les autorités belges ont agi avec toute la diligence nécessaire pour assurer l’accueil des requérants, sachant que dès le dépôt de leur demande d’asile, le 1er avril 2011, ils ont bénéficié de l’accueil dans un centre d’hébergement où la couverture de leurs besoins de base fut assurée jusqu’au 26 septembre 2011.
140. La Cour observe que cela n’est pas contesté par les requérants. Ce que ceux-ci reprochent aux autorités belges, c’est l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés durant la période qui a suivi leur éviction, le 26 septembre 2011, du centre d’hébergement jusqu’à leur départ pour la Serbie, le 25 octobre 2011, de jouir de l’accueil afin de pourvoir à leurs besoins essentiels. L’examen de la Cour portera donc uniquement sur cette dernière période.
141. La Cour prend note de la controverse qui existe entre les parties sur le point de savoir si une obligation de continuer à fournir un logement et des conditions matérielles décentes aux requérants faisait partie du droit positif belge et pesait sur les autorités belges en vertu du droit de l’Union européenne, à savoir, la directive Accueil (voir paragraphes 71, 75 et 103, ci-dessus ; voir pour la pertinence de la question, M.S.S., précité, §§ 250 et 263, et S.H.H. c. Royaume-Uni, no 60367/10, § 90, 29 janvier 2013).
142. La Cour note qu’en vertu de l’article 6 de la loi « accueil » du 12 janvier 2007, l’aide matérielle devait être octroyée pendant toute la procédure d’asile et prendre fin lorsque le délai pour l’exécution de l’ordre de quitter le territoire notifié au demandeur d’asile était expiré. À l’époque des faits, dans le contexte de la « crise de l’accueil », Fedasil avait interprété cette disposition de manière restrictive à l’égard des demandeurs d’asile qui, comme les requérants, étaient sous procédure Dublin. Les intéressés se voyaient privés de l’aide matérielle dès l’expiration du délai pour donner suite à l’ordre de quitter le territoire accompagnant la décision de refus d’examiner leur demande au motif qu’un autre État en était responsable, et ce même si un recours était pendant contre cette décision (voir ci-dessus, paragraphe 84).
143. La Cour constate, d’après la description de la situation en droit belge faite par les parties, qu’il ne peut en être déduit que les requérants, en tant que famille accompagnée d’enfants mineurs, dont une enfant gravement malade, n’avaient pas de possibilité, au regard du droit belge, de continuer à bénéficier de toute forme d’aide matérielle et médicale. Comme le Gouvernement plaide lui-même, l’ensemble du dispositif législatif formé par la loi « accueil » du 12 janvier 2007 ou de la loi organique du 8 juillet 1976 des CPAS était conçu pour que, dans des situations exceptionnelles, comme celle des requérants, l’aide matérielle et médicale ait pu, en théorie, être prolongée.
144. Le Gouvernement reproche d’ailleurs aux requérants de ne pas avoir sollicité ces autres dispositifs. Ils auraient pu et dû, selon lui, demander l’aide sociale au CPAS compétent ou demander à Fedasil une prolongation de l’aide matérielle sur pied de l’article 7 de la loi « accueil » (voir paragraphe 85, ci-dessus). Les requérants font valoir, quant à eux, qu’en pratique, en raison de la saturation du réseau d’accueil pendant la période litigieuse, ces possibilités étaient vouées à l’échec.
145. La Cour constate que les allégations des requérants sont confortées par les constats dressés tant par les acteurs qui travaillaient sur le terrain à l’époque des faits, y compris l’organisation tierce-intervenante, que par les juridictions internes et les autorités administratives compétentes, notamment le CPAS de la ville de Bruxelles et Fedasil (voir paragraphes 92-95, ci-dessus). Toutes les décisions et rapports consultés convergent sur ce point : à l’époque des faits, le réseau d’accueil des demandeurs d’asile était arrivé à saturation en raison d’un trop grand nombre de demandeurs d’asile ; dans ce contexte, la politique suivie par le CPAS de la ville de Bruxelles, dont dépendaient les requérants, ainsi que par Fedasil était d’exclure de l’accueil les familles accompagnées d’enfants mineurs qui se trouvaient dans la situation des requérants, c’est-à-dire se trouvant en séjour illégal du fait de la délivrance d’un ordre de quitter le territoire et dans l’attente d’une décision finale dans le cadre de leur procédure d’asile. La majorité des familles concernées se sont retrouvées privées d’hébergement et de toute forme d’aide que ce soit sur la base de la loi « accueil » ou sur celle de la loi organique des CPAS.
146. À cela s’ajoute qu’en l’espèce, contrairement à la thèse soutenue par le Gouvernement, des démarches ont été accomplies auprès des autorités compétentes, par la représentante des requérants et par le délégué général de la Communauté française aux droits de l’enfant afin qu’une solution urgente soit trouvée pour héberger la famille requérante (voir paragraphes 44 et 46, ci-dessus).
147. Dans ces circonstances, il saurait difficilement être reproché aux requérants de ne pas avoir cherché à trouver une solution pour assurer leur existence à la suite de l’éviction du centre d’hébergement.
148. Cette conclusion n’est pas mise à mal par le fait, souligné par le Gouvernement, que les requérants n’ont pas introduit de recours devant les juridictions du travail contre l’absence de décision prise par Fedasil en matière d’accueil. Une telle procédure, qui aurait pu être mise en mouvement par la voie du référé ou de la requête unilatérale, ne répond en effet pas aux exigences d’effectivité requises par la Convention. Les requérants et le Ciré, tiers-intervenante, démontrent que, dans le contexte de la crise de l’accueil, les juridictions de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles refusaient l’usage de la procédure sur requête unilatérale aux familles se trouvant dans la même situation que les requérants. Quant à la procédure en référé, il n’est pas contesté que si les requérants avaient saisi le président du tribunal du travail de Bruxelles en référé, outre les difficultés pratiques liées à la désignation d’un avocat et aux délais impartis, ils auraient dû à l’époque des faits attendre environ dix jours pour obtenir une ordonnance. Au surplus, et en tout état de cause, il ressort des décisions examinées par la Cour (voir paragraphes 95-96, ci-dessus) qu’à cette époque, la jurisprudence des juridictions du travail était encore hétéroclite face à la reconnaissance du droit d’accueil aux familles « séjour illégal » et sous procédure Dublin. Enfin, à supposer même que les requérants aient pu saisir les juridictions du travail et obtenir une condamnation sous astreinte de Fedasil à les héberger, encore eût-il fallu qu’ils en obtiennent l’exécution, ce qui, à l’époque des faits, pouvait prendre plusieurs semaines (voir paragraphe 96, ci-dessus).
149. Dans ces conditions, face à une telle incertitude, la Cour est d’avis qu’on ne peut pas non plus reprocher aux requérants de ne pas avoir saisi les juridictions du travail. Elle estime qu’au vu de leur situation particulière et des circonstances spécifiques du réseau d’accueil à l’époque des faits, les requérants étaient dispensés d’épuiser cette voie de recours.
150. Le Gouvernement considère enfin que les requérants se seraient rendus en partie responsables de leur situation en ne se rendant pas au centre d’hébergement qui leur fut désigné après l’accueil en centre de transit les 5 et 6 octobre 2011, c’est-à-dire au centre de Bovigny. Les requérants affirment s’être rendus au centre désigné et s’être faits renvoyés au dispatching de Fedasil au motif que leur ordre de quitter le territoire n’était pas valable.
151. La Cour n’est à l’évidence pas en mesure de vérifier ce qui s’est réellement passé. Cela étant, la Cour n’a pas de difficulté à concevoir, au vu des circonstances, que les requérants, qui n’étaient pas familiers avec la procédure à suivre, se soient trouvés dépassés par la situation et n’aient pas fait preuve de toute la diligence possible pour bénéficier d’un hébergement situé à plus de 150 km de Bruxelles. La Cour estime que cette éventualité ne doit pas être retenue à leur détriment et qu’il appartenait au contraire aux autorités belges de se montrer davantage diligentes dans la recherche d’une solution d’hébergement.
152. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement, tirée du non-épuisement des voies de recours internes (voir paragraphe 114, ci-dessus).
153. La Cour observe ensuite qu’aux fins de l’article 3 de la Convention, bien qu’ils aient reçu un ordre de quitter le territoire, les requérants avaient demandé l’asile aux autorités belges et étaient en cours de procédure à propos de la détermination de l’État responsable de l’examen desdites demandes. Sous peine de priver une telle procédure de toute efficacité par le refus de protéger les droits les plus élémentaires, il y a lieu de considérer que les requérants appartenaient, au même titre que le requérant dans l’affaire M.S.S. (§ 251), à « un groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable qui a besoin d’une protection spéciale ». Comme la Cour l’a souligné dans l’affaire Tarakhel précitée (§ 119), cette exigence de « protection spéciale » est d’autant plus importante lorsque les personnes concernées sont des enfants. Elle est encore renforcée en l’espèce, aux yeux de la Cour, par la présence d’enfants en bas âge, dont un nourrisson, et d’une enfant handicapée, eux-mêmes intrinsèquement fragiles et plus vulnérables que les adultes face à la privation de leurs besoins élémentaires.
154. La circonstance qu’en l’espèce, les requérants étaient en attente d’une décision définitive quant à la détermination de l’État responsable de l’examen de leur demande d’asile ne les plaçait pas dans une situation différente de celle des requérants dans les affaires précitées au regard de la Convention étant donné que, dans aucune de ces affaires, les autorités de l’État de renvoi ne s’étaient pas prononcées sur le bien-fondé des craintes qu’avaient les intéressés de traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de retour dans le pays qu’ils avaient fui. Le fait qu’en l’espèce, les autorités françaises avaient précédemment examiné des demandes d’asile déposées par les requérants pour les rejeter ne saurait pas davantage entrer en ligne de compte puisque ceux-ci alléguaient devant les instances belges qu’ils étaient arrivés en Belgique après avoir quitté le territoire de l’UE pendant plus de trois mois et avaient demandé la protection des autorités belges sur la base d’une situation nouvelle.
155. Enfin, et à titre surabondant, la Cour relève que la CJUE s’est prononcée, par des arrêts du 27 septembre 2012 et du 27 février 2014, rendus certes après les faits litigieux dans la présente espèce, sur la portée des exigences de la directive Accueil dans la situation dans laquelle se sont trouvés les requérants en l’espèce. Selon la CJUE, la directive Accueil exige des États membres qu’ils octroient pendant toute la durée de la procédure de détermination de la responsabilité quant à l’examen de leur demande d’asile une aide matérielle suffisante pour garantir un niveau de vie digne et adéquat pour la santé ainsi que pour assurer la subsistance et le logement des intéressés. Les États d’accueil doivent également prendre en compte la situation des personnes ayant des besoins particuliers ainsi que l’intérêt supérieur de l’enfant (voir paragraphes 105-106, ci-dessus).
156. La Cour doit ensuite se prononcer, au regard de la jurisprudence rappelée ci-dessus (voir paragraphes 130-138, ci-dessus), sur le point de savoir si les conditions dans lesquelles les requérants ont vécu en Belgique entre le 26 septembre et le 25 octobre 2011 engagent la responsabilité de l’État belge sous l’angle de l’article 3.
157. S’agissant de la réalité des conditions d’existence vécues par les requérants, la Cour note qu’elles n’ont pas fait l’objet de débat devant elle. Le Gouvernement reconnaît en effet que les requérants étaient entièrement dépendants des structures d’accueil et qu’ils ont été contraints de quitter leur hébergement, le 26 septembre 2011, en application de la loi belge. Il ne conteste pas non plus qu’ils se sont trouvés, à partir de cette date, sans moyen de subsistance et sans logement, à l’exception des deux nuits en centre de transit.
158. La Cour constate que la situation vécue par les requérants a été d’une particulière gravité. Ils expliquent qu’à leur sortie du centre d’hébergement le 26 septembre 2011, ils se sont retrouvés à la rue et se sont installés sur une place publique au centre de Bruxelles où d’autres sans-abri issus de la minorité rom de Serbie se trouvaient déjà. Ils restèrent là – sans aide pour faire face à leurs besoins les plus élémentaires : se nourrir, se laver et se loger – jusqu’au 5 octobre 2011. La circonstance qu’un hébergement en centre d’accueil leur a été proposée par les autorités n’a rien changé à la situation des requérants. Après deux nuits en centre de transit et de retour à Bruxelles le 7 octobre 2011, les requérants débarquèrent à la gare du Nord de Bruxelles où ils restèrent encore près de trois semaines avant que leur retour vers la Serbie soit organisé via une organisation caritative.
159. La Cour observe que ce constat de gravité est également celui du Comité européen des droits sociaux, organe de contrôle du respect des droits de l’homme garantis par la Charte sociale européenne, qui a conclu, par une décision du 23 octobre 2012, qu’une situation de ce type ne respectait pas le droit des enfants à la protection énoncé par l’article 17 § 1 de la Charte révisée (affaire Défense des Enfants International (DEI) c. Belgique, réclamation no 69/2011, paragraphes 108-109, ci-dessus).
160. Certes, comme le fait valoir le Gouvernement, cette décision est intervenue postérieurement aux faits de l’espèce. Toutefois, elle repose sur le même postulat que celui de la Cour quand elle interprète l’article 3 de la Convention, à savoir que les droits liés à l’interdiction de tout traitement inhumain et dégradant sont accordés aux personnes en raison de la dignité attachée à la personne humaine.
161. Enfin, la Cour note que la situation dans laquelle se sont trouvés les requérants aurait pu être évitée ou à tout le moins abrégée si la requête en annulation et en suspension des décisions de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire qu’ils avaient introduite le 16 juin 2011 avait été traitée plus rapidement par le CCE. Ce dernier ne se prononça en effet que le 29 novembre 2011, soit plus de deux mois après que les requérants aient été exclus de la structure d’accueil et plus d’un mois après leur départ de Belgique.
162. Au vu de ce qui précède, la Cour est d’avis que la situation vécue par les requérants appelle la même conclusion que dans l’affaire M.S.S. Elle considère que les autorités belges n’ont pas dûment tenu compte de la vulnérabilité des requérants comme demandeurs d’asile et de celle de leurs enfants. Nonobstant le fait que la situation de crise était une situation exceptionnelle, la Cour estime que les autorités belges doivent être considérées comme ayant manqué à leur obligation de ne pas exposer les requérants à des conditions de dénuement extrême pendant quatre semaines, à l’exception de deux nuits, les ayant laissés dans la rue, sans ressources, sans accès à des installations sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels. La Cour estime que les requérants ont ainsi été victimes d’un traitement témoignant d’un manque de respect pour leur dignité et que cette situation a, sans aucun doute, suscité chez eux des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir. Elle considère que de telles conditions d’existence, combinées avec l’absence de perspective de voir leur situation s’améliorer, ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention et constituent un traitement dégradant.
163. Il s’ensuit que les requérants se sont retrouvés, par le fait des autorités, dans une situation contraire à l’article 3 de la Convention. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition.
FRANCE : Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme : Avis sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis.
INTERDICTION DES EXPULSIONS COLLECTIVES
AUTORISATION DES EXPULSIONS INDIVIDUELLES
La CEDH et le FRA ont publié un MANUEL DE DROIT EUROPEEN AN MATIERE D'ASILE DE FRONTIERES ET D'IMMIGRATION au format PDF.
LES EXPULSIONS COLLECTIVES SONT INTERDITES
UN CAS D'EXPULSION COLLECTIVE D'ETRANGERS DE LA RUSSIE VERS LA GEORGIE
Arrêt de Grande Chambre GEORGIE C. RUSSIE du 3 Juillet 2014 Requête 13255/07
L'affaire porte essentiellement sur l’existence alléguée d’une pratique administrative relative à l’arrestation, la détention et l’expulsion collective de 2300 ressortissants géorgiens suivie par la Fédération de Russie à partir de la fin septembre 2006 à fin janvier 2007. 2300 autres géorgiens avaient quitté le territoire avant que les forces russes n'interviennent.
Le gouvernement géorgien soutient qu’il s’agissait de mesures de rétorsion à la suite de l’arrestation de quatre officiers russes à Tbilissi le 27 septembre 2006, événement qui porta les tensions entre les deux pays à leur paroxysme.
Dans son arrêt de Grande Chambre, la Cour européenne des droits de l’homme conclut, à la majorité :
à la violation de l’article 4 du Protocole n° 4 (interdiction des expulsions collectives d’étrangers) à la Convention européenne des droits de l’homme ;
à la violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté)
à la violation de l’article 5 § 4 (droit à un contrôle juridictionnel de sa détention)
à la violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants)
à la violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 5 § 1 et avec l’article 3 et à la violation de l’article 38 (obligation de fournir toutes facilités nécessaires pour la conduite efficace des enquêtes).
La Cour a conclu à la non-violation de l’article 8 (droit au respect à la vie privée et familiale), de l’article 1 du Protocole n° 7 (garanties procédurales en cas d’expulsion d’étrangers) et des articles 1 et 2 du Protocole n° 1 (protection de la propriété et droit à l’éducation).
Eu égard aux observations des parties, aux déclarations de 21 témoins entendus lors d’une audition à Strasbourg et aux rapports de diverses organisations internationales, la Cour estime qu’à l’automne 2006 les autorités russes ont mené une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens qui s’analyse en une pratique administrative contraire à la Convention. Lisez le communiqué de Presse de la CEDH.
LES EXPULSIONS INDIVIDUELLES SONT AUTORISÉES
Tout dépend de l'Etat destinataire qui accueille l'individu expulsé ou réclamé. Au sens de l'article 13 de la Convention, les Etats doivent laisser le temps et les moyens aux demandeurs d'asiles, de discuter les risques de meurtre et de torture au sens des articles 2 et 3 de la convention.
A.C. ET AUTRES c. ESPAGNE du 22 avril 2014 requêtes 6528/11 et 29 autres
Violation de l'article 13 combiné aux articles 2 et 3 de la Convention : Le requérant et
29 autres ont saisi la CEDH contre le Royaume d’Espagne. Se déclarant d’origine sahraouie, ils se plaignent que les procédures de renvoi
des requérants vers le Sahara occidental, ne leur ont pas permis de présenter les risques d'assassinat et de torture au sens des articles 2 et 3 de la
Convention. La CEDH confirme le grief.
90. La Cour relève que la question
qui se pose en l’espèce est celle de l’effectivité des recours exercés par les
requérants, visés par une mesure d’éloignement, pour faire valoir leurs griefs
tirés des articles 2 et 3 de la Convention. Si l’accès à ces voies de recours
n’est pas en cause en tant que tel, le fait qu’elles n’aient été assorties d’un
effet suspensif que pendant une durée limitée, et non jusqu’à la décision
définitive sur le bien-fondé des demandes de protection internationale, est
susceptible de porter atteinte à leur effectivité.
91. À cet égard, la Cour estime nécessaire de souligner qu’en ce qui concerne les requêtes relatives à l’asile et à l’immigration, telles que celles des requérants, elle se consacre et se limite, dans le respect du principe de subsidiarité, à évaluer l’effectivité des procédures nationales et à s’assurer que ces procédures fonctionnent dans le respect des droits de l’homme (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 286 et 287).
92. Dans les présentes affaires, la Cour relève que le fait que les juridictions internes poursuivent à ce jour l’examen des demandes de protection internationale présentées par les requérants ne permet pas de conclure au caractère non défendable de leurs griefs.
93. Cela dit, en l’occurrence, la Cour n’a pas à se prononcer sur la violation de ces dispositions si les requérants devaient être expulsés. Il appartient en effet en premier lieu aux autorités espagnoles, responsables en matière d’asile, d’examiner elles-mêmes les demandes des requérants ainsi que les documents produits par lui et d’évaluer les risques qu’ils encourent au Maroc. La préoccupation essentielle de la Cour est de savoir s’il existe en l’espèce des garanties effectives qui protègent les requérants contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers leur pays d’origine (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 298), dès lors que les recours sur le fond des requérants sont pendants devant les juridictions nationales.
94. On ne saurait exclure que, dans un système où la suspension est accordée sur demande, au cas par cas, elle puisse être incorrectement refusée, notamment s’il devait s’avérer ultérieurement que l’instance statuant au fond doive quand même annuler la décision d’expulsion litigieuse pour non-respect de la Convention, par exemple parce que l’intéressé aurait subi des mauvais traitements dans le pays de destination. En pareil cas, le recours exercé par l’intéressé n’aurait pas présenté l’effectivité voulue par l’article 13 (Čonka, précité, § 82). Dans ce contexte, l’exception du Gouvernement selon laquelle les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes doit être rejetée. La Cour rappelle à cet égard que lorsqu’un individu se plaint de manière défendable que son renvoi l’exposerait à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, les recours sans effet suspensif ne peuvent être considérés comme effectifs au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
95. Il convient de souligner que les exigences de l’article 13, tout comme celles des autres dispositions de la Convention, sont de l’ordre de la garantie, et non du simple bon vouloir ou de l’arrangement pratique. C’est là une des conséquences de la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique inhérents à l’ensemble des articles de la Convention (voir, mutatis mutandis, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II).
96. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont exercé les voies de recours disponibles dans le système espagnol pour faire valoir leurs griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention : ils ont déposé des demandes de protection internationale auprès de l’Office de l’asile et des réfugiés du ministère de l’Intérieur, qui furent rejetées, tout comme leurs demandes de réexamen. Les requérants présentèrent par la suite des recours de contentieux administratif contre les décisions leur faisant tort, en demandant en même temps la suspension de l’exécution de la mesure d’expulsion, sur la base de l’article 135 de la loi no 29/1998 du 13 juillet 1998 sur la juridiction du contentieux administratif.
97. Les craintes exprimées par les requérants relatives à des mauvais traitements susceptibles de leur être infligés en cas de retour dans leur pays d’origine ne sont pas, à première vue et sans aucunement préjuger l’appréciation des juridictions espagnoles quant à leur bien-fondé, irrationnelles ou manifestement dépourvues de fondement, tant en raison de la situation générale au Maroc dérivée du démantèlement du campement de Gdeim Izik au Sahara occidental (paragraphes 47 à 59 ci-dessus) que des situations particulières alléguées par les requérants.
98. Bien que les autorités espagnoles soient les seules compétentes pour se prononcer en dernier ressort sur l’existence ou non des motifs pouvant faire obstacle aux expulsions décrétées à l’égard des requérants, l’on ne saurait exclure qu’il existe suffisamment d’éléments pour surseoir à l’exécution des décision prises par l’Administration tant que les juridictions internes n’ont pas examiné de façon détaillée et en profondeur le bien-fondé des demandes de protection internationale présentées par les requérants. Certes, la Cour est consciente de la nécessité pour les États confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux, ainsi que des risques d’engorgement du système.
99. La Cour reconnaît que les procédures d’asile accélérées, dont se sont dotés de nombreux États européens, peuvent faciliter le traitement des demandes clairement abusives ou manifestement infondées. Elle a d’ailleurs déjà eu l’occasion d’estimer que le réexamen d’une demande d’asile selon le mode prioritaire ne privait pas l’étranger en rétention d’un examen circonstancié dès lors qu’une première demande avait fait l’objet d’un examen complet dans le cadre d’une procédure d’asile normale (Sultani c. France, no 45223/05, §§ 64-65, CEDH 2007‑IV (extraits)). En l’espèce, se penchant tout particulièrement sur le cas des treize premiers requérants exposé au paragraphe 44 ci-dessus, la Cour observe toutefois que l’Audiencia Nacional avait ordonné le 27 janvier 2011 à l’Administration de surseoir provisoirement aux expulsions, le temps d’examiner les demandes de mesures provisoires présentées. Le lendemain, l’Audiencia Nacional décida toutefois de rejeter lesdites demandes de suspension des ordres d’expulsion pris à l’encontre desdits requérants, considérant que les moyens formulés à l’appui de leurs recours ne permettaient de conclure ni à l’existence dans leur chef de situations d’urgence spéciale susceptibles de justifier une suspension de toute expulsion du territoire national ni à la perte d’objet de la procédure au fond en cas d’exécution des mesures d’expulsion en cause.
100. La Cour constate qu’en l’espèce le caractère accéléré de la procédure n’a pas permis aux requérants d’apporter des précisions sur ces points, dans le cadre de leur seule possibilité de surseoir aux expulsions, la procédure quant au bien-fondé n’ayant pas en soi de caractère suspensif. Si la Cour reconnaît l’importance de la rapidité des recours, elle considère que celle-ci ne devrait pas être privilégiée aux dépens de l’effectivité de garanties procédurales essentielles visant à protéger les requérants contre un refoulement vers le Maroc (I.M. c. France, précité, §§ 147).
101. Elle souligne que seule l’application de l’article 39 de son règlement a pu suspendre l’éloignement des requérants. En effet, à la suite du rejet de leurs demandes de mesures provisoires devant l’Audiencia Nacional, rien ne pouvait plus faire obstacle à la mise à exécution de leur éloignement.
102. Si l’effectivité des recours au sens de l’article 13 de la Convention ne dépend certes pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant, la Cour ne peut manquer d’observer que, sans son intervention, les requérants auraient été refoulés vers le Maroc sans que le bien-fondé de leurs recours ait fait l’objet d’un examen aussi rigoureux et rapide que possible (voir, mutatis mutandis, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 388), les recours du contentieux administratif qu’ils avaient déposés n’ayant pas, en tant que tels, d’effet suspensif automatique susceptible de surseoir à l’exécution des ordres d’expulsion prononcés à leur encontre.
103. En outre, la Cour constate que les requérants sont arrivés en Espagne entre janvier 2011 et aout 2012 et que, depuis, ils ont été dans une situation provisoire d’incertitude juridique et de précarité matérielle dans l’attente des décisions définitives sur leurs recours. Nul doute qu’une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte et qu’il n’est pas exclu que la durée excessive d’une procédure puisse la rendre inadéquate. La Cour estime que dès lors qu’un recours n’a pas d’effet suspensif ou que la demande de suspension est rejetée, il est essentiel que dans les affaires d’expulsion où sont en cause les articles 2 et 3 de la Convention et lorsque la Cour a fait application de l’article 39 de son règlement, les juridictions fassent preuve d’une diligence de célérité particulière et statuent sur le fond dans des délais rapides. Si tel n’était pas le cas, les recours perdraient leur efficacité.
104. La Cour est consciente de la nécessité pour les États confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux, ainsi que des risques d’engorgement du système. Toutefois, tout comme l’article 6 de la Convention, l’article 13 astreint les États contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition (voir, mutatis mutandis, Süßmann c. Allemagne, 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, § 55).
105. En conclusion, les requérants ne disposaient pas d’un recours remplissant les conditions de l’article 13 pour faire valoir leurs griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention. Dès lors, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3.
PRINCIPES POUR EXAMINER UNE EXPULSION INDIVIDUELLE
Melouli c. France requête no 42011/19
La Cour confirme l’appréciation des juridictions françaises en jugeant que le refus de séjour assorti d’une obligation de quitter le territoire français opposé à un ressortissant algérien n’a pas porté une atteinte disproportionnée à son droit au respect de la vie privée et familiale
L’affaire concerne un refus de séjour assorti d’une obligation de quitter le territoire français, opposé à un ressortissant algérien. La Cour relève tout d’abord que le tribunal administratif et la cour administrative d’appel ont expressément effectué, sur le fondement de l’article 8 de la Convention, un contrôle de proportionnalité de l’atteinte portée par les mesures litigieuses au droit au respect de la vie privée et familiale du requérant. La Cour constate ensuite que le requérant n’a pas été à même d’établir devant les juridictions internes qu’il aurait vécu de façon habituelle en France depuis 2007, qu’il n’a pas expliqué pourquoi il n’a pas demandé le renouvellement de son certificat de résidence dont il avait été titulaire dix ans avant sa nouvelle demande de titre de séjour, ni démontré l’existence de liens de dépendance avec ses proches résidant en France, qui auraient nécessité sa présence auprès d’eux. Eu égard au juste équilibre ménagé par les juridictions internes entre les divers intérêts en jeu et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales en la matière, la Cour estime que l’arrêté préfectoral litigieux, rejetant la demande du requérant d’admission au séjour et l’obligeant à quitter le territoire français ne porte pas une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention.
FAITS
Le requérant, M. Farouk Melouli, est un ressortissant algérien né en 1968 et résidant à Wittenheim. M. Melouli arriva en France au titre du regroupement familial en 1977, soit à l’âge de 9 ans. Le 23 novembre 2016, M. Melouli fut placé sous contrôle judiciaire pour des faits de viol commis en 2006. Le 13 avril 2017, le préfet du Haut Rhin prit un arrêté rejetant sa demande d’admission au séjour, portant obligation à quitter le territoire français dans un délai de trente jours et fixant l’Algérie comme pays de destination. Le tribunal administratif de Strasbourg rejeta le recours en annulation de M. Melouli dirigé contre l’arrêté du 13 avril 2017. La cour administrative d’appel de Nancy confirma le jugement. Le 30 avril 2019, le Conseil d’État décida de ne pas admettre le pourvoi en cassation du requérant.
Article 8
La présente affaire se distingue de celles qui concernent des « immigrés établis », au sens de la jurisprudence de la Cour, c’est-à-dire des personnes auxquelles il a déjà été accordé officiellement un droit de séjour dans le pays d’accueil et qui y résident régulièrement. La situation d’un immigré « établi » et celle d’un étranger sollicitant l’admission au séjour sur le territoire national étant, en fait et en droit, différentes, les critères que la Cour a élaborés au fil de sa jurisprudence pour apprécier si le retrait du permis de séjour d’un immigré établi est compatible avec l’article 8 ne peuvent être transposés automatiquement à la situation du requérant alors même qu’il avait auparavant résidé régulièrement sous couvert de certificats de résidence. En effet si le requérant a sollicité, à plusieurs reprises, un titre de séjour, ce ne fut que dix ans après l’expiration de son dernier certificat de résidence. La Cour doit donc déterminer si les autorités françaises étaient ou non tenues, en vertu de l’article 8, d’octroyer au requérant un certificat de résidence afin de lui permettre de mener sa vie privée et familiale en France. La Cour rappelle que les rapports entre des parents et des enfants adultes ou entre des frères et sœurs adultes ne bénéficient pas de la protection de l’article 8 de la Convention sous le volet de la « vie familiale » à moins que ne soit démontrée l’existence d’éléments particuliers de dépendance, allant au-delà des liens affectifs normaux. Ces liens peuvent cependant être pris en considération sous le volet de la « vie privée », selon l’article 8 de la Convention. S’agissant du cas d’espèce, la Cour relève tout d’abord que le tribunal administratif et la cour administrative d’appel ont expressément effectué, sur le fondement de l’article 8 de la Convention, un contrôle de proportionnalité de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée et familiale du requérant. La Cour observe que, devant les juridictions internes, le requérant n’a pas été à même d’établir qu’il aurait vécu de façon habituelle en France depuis 2007. Il n’a pas non plus expliqué pour quelles raisons il n’avait pas demandé, dès 2004, un duplicata du certificat de résidence valable jusqu’en 2007, ni n’avait sollicité son renouvellement à cette date. Il n’a pas été en mesure de démontrer l’existence de liens de dépendance avec ses proches résidant en France, tels qu’ils impliqueraient nécessairement sa présence auprès d’eux. En outre, célibataire et sans enfant, le requérant ne justifie d’aucune insertion dans la société française
Eu égard au juste équilibre ménagé par les juridictions internes entre les divers intérêts en jeu dans la présente affaire, la Cour estime que l’arrêté litigieux du préfet du Haut Rhin rejetant sa demande d’admission au séjour et l’obligeant à quitter le territoire français ne porte donc pas une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention. Le grief du requérant, manifestement mal fondé, doit être rejeté.
Moustahi c. France du 25 juin 2020 requête n° 9347/14
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Violation article 3 : Rétention administrative puis renvoi expéditif de deux enfants entrés illégalement à Mayotte vers les Comores : plusieurs violations de la Convention
à l’unanimité, violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté), dans le chef des deuxième et troisième requérants ;
à la majorité, violation de l’article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention), dans le chef des deuxième et troisième requérants ;
à la majorité, violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), dans le chef de l’ensemble des requérants ;
à l’unanimité, violation de l’article 4 du Protocole n° 4 (interdiction de expulsions collectives d’étrangers), dans le chef des deuxième et troisième requérants ;
à l’unanimité, non-violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 3 s’agissant du grief tiré de l’absence de recours effectif contre les modalités du renvoi des deuxième et troisième requérants ;
à la majorité, violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 et de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole n° 4, s’agissant du grief tiré de l’absence de recours effectif contre le renvoi des deuxième et troisième requérants
L’affaire concerne les conditions dans lesquelles les enfants, appréhendés lors de leur entrée irrégulière sur le territoire français à Mayotte, ont été placés en rétention administrative en compagnie d’adultes, rattachés arbitrairement à l’un d’eux et renvoyés expéditivement vers les Comores sans examen attentif et individualisé de leur situation. La Cour est convaincue que le rattachement des deux enfants à un adulte n’a pas été opéré dans le but de préserver l’intérêt supérieur des enfants, mais dans celui de permettre leur expulsion rapide vers les Comores. Leur placement en rétention n’a pu qu’engendrer une situation de stress et d’angoisse et avoir des conséquences particulièrement traumatisantes pour leur psychisme. Les autorités françaises n’ont pas veillé à une prise en charge effective des enfants et n’ont pas tenu compte de la situation que ceux-ci risquaient d’affronter lors de leur retour dans leur pays d’origine.
La Cour observe également qu’aucun recours n’a été ouvert aux enfants afin de faire vérifier la légalité de leur placement en rétention. La Cour rappelle que le fait d’enfermer certains membres d’une famille dans un centre de rétention alors même que d’autres membres de cette famille sont laissés en liberté s’analyse comme une ingérence dans l’exercice effectif de leur vie familiale quelle que soit la durée de la mesure en cause.
L’ensemble des circonstances particulières conduit la Cour à juger que l’éloignement des deux enfants, d’un très jeune âge (5 et 3 ans à l’époque des faits) qu’aucun adulte ne connaissait ni n’assistait, a été décidé et mis en oeuvre sans leur accorder la garantie d’un examen raisonnable et objectif de leur situation et a violé l’article 4 du Protocole n o 4 (interdiction des expulsions collectives d’étrangers).
LES FAITS
Les requérants, Mohamed Moustahi, le père des enfants Nadjima Moustahi et Nofili Moustahi, âgés de 5 et 3 ans au moment des faits, sont des ressortissants comoriens, nés en 1982, 2008 et 2010 et résident à Mayotte. M. Moustahi entra sur le territoire de Mayotte en 1994, y réside de manière régulière et continue sous couvert d’une carte de séjour temporaire renouvelée. Les deux enfants naquirent à Mayotte d’une mère comorienne en situation irrégulière. En 2011, la mère fit l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière, fut renvoyée aux Comores avec les deux enfants ; elle les confia à leur grand-mère paternelle et retourna à Mayotte. Le 13 novembre 2013, les deux enfants voyagèrent à bord d’une embarcation de fortune en vue de rejoindre Mayotte. Les 17 personnes présentes sur l’embarcation furent interpelées en mer par les autorités françaises le matin du 14 novembre 2013. A 9 heures, elles firent l’objet d’un contrôle d’identité sur une plage, puis d’un contrôle sanitaire à l’hôpital de Dzaoudi et enfin d’une procédure administrative de reconduite à la frontière dans la même journée durant laquelle elles furent placées en rétention durant une heure quarante-cinq environ dans les locaux de la gendarmerie de Pamandzi. Les deux enfants furent rattachés administrativement à M. M.A., une des personnes présentes sur l’embarcation qui aurait déclaré accompagner les enfants. Leur nom fut inscrit sur l’arrête de reconduite à la frontière de M.A. ; en revanche leur placement en rétention fut opéré sans aucune inscription sur un arrêté de placement en rétention M. Moustahi fut prévenu de la présence de ses enfants à la gendarmerie placés dans le local de rétention, mais il ne put prendre contact avec eux. Le même jour à 15 heures, il saisit le préfet d’un recours demandant la suspension de l’arrêté d’éloignement et à 17h30, il saisit le juge des référés du tribunal administratif (TA) de Mayotte. Les deux enfants furent placés à 16h30 à bord d’un navire et renvoyés aux Comores.
Le 18 novembre 2013, soit deux jours après l’écoulement du délai fixé par l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif (TA) de Mayotte rejeta la demande de M. Moustahi. Le 3 décembre 2013, il fit appel de cette ordonnance devant le juge des référés du Conseil d’Etat. Le Défenseur des droits, le GISTI et la CIMADE intervinrent pour soutenir le requérant. Le 10 décembre 2013, le Conseil d’Etat rejeta le recours. Le 13 janvier 2014, M. Moustahi saisit les autorités consulaires aux Comores d’une demande de regroupement familial. Au mois d’août 2014, des visas long séjour furent délivrés aux deux enfants qui vivent depuis lors avec leur père depuis le mois de septembre 2014.
Article 3 (dans le chef des deuxième et troisième requérants)
La Cour considère les deuxième et troisième requérants comme étant des mineurs non accompagnés et que leur rattachement à M.A. a été arbitraire. La Cour est convaincue que ce rattachement n’a pas été opéré dans le but de préserver l’intérêt supérieur des enfants, mais dans celui de permettre leur expulsion rapide vers les Comores. La Cour observe que les conditions de rétention de ces deux enfants étaient les mêmes que celles des personnes adultes appréhendées en même temps qu’eux. Eu égard à l’âge des enfants et au fait qu’ils étaient livrés à eux-mêmes, la Cour conclut que leur placement en rétention n’a pu qu’engendrer une situation de stress et d’angoisse et avoir des conséquences particulièrement traumatisantes pour leur psychisme.
La Cour considère que les autorités n’ont pas assuré aux enfants un traitement compatible avec les dispositions de la Convention et que celui-ci a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3. Il y a donc eu violation de cet article. Par ailleurs, les autorités françaises n’ont pas veillé à une prise en charge effective des enfants et n’ont pas tenu compte de la situation que ceux-ci risquaient d’affronter lors de leur retour dans leur pays d’origine. La Cour estime que le refoulement des deux enfants dans de telles conditions, leur a nécessairement causé un sentiment d’extrême angoisse et a constitué un manque flagrant d’humanité envers leur personne du fait de leur âge et de leur situation de mineurs non accompagnés, de sorte qu’il atteint le seuil requis pour être qualifié de traitement inhumain. La Cour estime également que ce refoulement constitue un manquement aux obligations positives de l’Etat français, qu’i s’est abstenu de prendre les mesures et précautions requises. Il y a eu violation de l’article 3 du fait des conditions dans lesquelles le renvoi des enfants vers les Comores s’est déroulé.
Article 3 (dans le chef du premier requérant)
La Cour ne doute pas que le premier requérant, en tant que père, ait subi souffrance et inquiétude. Toutefois, la Cour relève que le placement en rétention des enfants a été de courte durée. La Cour relève aussi que le voyage des enfants entre les Comores et Mayotte a été réalisé à l’initiative du premier requérant qui a commandité la traversée irrégulière et périlleuse de ses enfants sur une embarcation de fortune sans s’assurer qu’ils fussent accompagnés d’un responsable. Par contraste, le voyage de retour s’est effectué dans des conditions satisfaisantes, à bord d’un ferry appartenant à une compagnie réalisant fréquemment la liaison entre Mayotte et les Comores. En outre, le requérant savait que sa propre mère s’en occuperait à l’arrivée. Dans ces conditions, la Cour juge que le seuil de gravité exigé par l’article 3 n’a pas été atteint et qu’il n’y a donc pas violation de l’article 3.
Article 5 § 1 (dans le chef des deuxième et troisième requérants)
La Cour relève que le placement des enfants en rétention n’a pas été opéré dans le but de ne pas les séparer d’un membre de leur famille. Au contraire, les enfants ont été arbitrairement rattachés à M.A. dans le but de permettre un placement en rétention puis une expulsion que ne permettait pas le droit interne applicable au moment des faits et dont le juge des référés du TA de Mayotte a d’ailleurs relevé le caractère manifestement illégal. La Cour ne décèle donc aucun fondement juridique propre à justifier la privation de liberté subie par les deux enfants. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1.
Article 5 § 4 (dans le chef des deuxième et troisième requérants)
La Cour relève que les deux enfants n’ont pas fait l’objet d’un arrêté prévoyant leur placement en rétention administrative ou d’un arrêté prévoyant leur expulsion, mais que leur nom a simplement été mentionné dans l’arrêté portant reconduite à la frontière de M.A. Les enfants n’ont pas été placés en rétention avec un membre de leur famille, mais ont été rattachés arbitrairement par les autorités à un tiers. La Cour conclut que les enfants accompagnant un tiers inconnu sont tombés dans un vide juridique ne leur permettant pas d’exercer le recours garanti à ce tiers. Les enfants n’ont pas été retenus en compagnie d’une tierce personne disposant de l’autorité juridique pour agir en leur nom devant les juridictions internes et ayant leur intérêt à coeur. La Cour considère en conséquence que les deuxième et troisième requérants ne se sont pas vu garantir la protection requise par cet article, dès lors qu’aucun recours ne leur était ouvert afin de faire vérifier la légalité de leur placement en rétention. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4.
Article 8 (les trois requérants)
La Cour considère que le fait d’enfermer certains membres d’une famille dans un centre de rétention alors même que d’autres membres de cette famille sont laissés en liberté peut s’analyser comme une ingérence dans l’exercice effectif de leur vie familiale quelle que soit la durée de la mesure en cause. Eu égard au constat de violation de l’article 5 § 1 auquel elle est parvenue, la Cour constate que l’ingérence dans la vie familiale des requérants n’était pas prévue par la loi. Cela suffit à justifier en soi un constat de violation de l’article 8. Cette violation du droit au respect de la vie familiale a été aggravée du fait que les autorités nationales ont rattaché arbitrairement les enfants à un tiers dépourvu d’autorité sur eux, sans mener aucune recherche quant à d’éventuels liens les unissant. La Cour est convaincue que le refus de réunir les requérants ne visait pas au respect de l’intérêt supérieur des enfants, mais que les autorités ont cherché à assurer l’expulsion des enfants dans les meilleurs délais et contrairement au droit interne. La Cour ne saurait admettre là un but légitime conforme à l’article 8 § 2.
Article 4 du Protocole n° 4 (dans le chef des deuxième et troisième requérants)
La Cour considère que lorsqu’un enfant est accompagné par un parent ou un proche, les exigences de l’article 4 du Protocole n o 4 peuvent être satisfaites si cette tierce personne est en mesure d’invoquer de manière réelle et effective les arguments s’opposant à leur expulsion. L’ensemble des circonstances particulières conduit la Cour à juger que l’éloignement des deux enfants, d’un très jeune âge (5 et 3 ans à l’époque des faits) qu’aucun adulte ne connaissait ni n’assistait, a été décidé et mis en oeuvre sans leur accorder la garantie d’un examen raisonnable et objectif de leur situation. La Cour conclut que l’éloignement de ces enfants a violé l’article 4 du Protocole n o 4.
Article 13 combiné avec les articles 3 et 8 ainsi qu’avec l’article 4 du Protocole n° 4 (dans le chef des deuxième et troisième requérants)
Article 13 combiné avec l’article 3
La Cour souligne que le présent grief concerne les modalités pratiques du renvoi, soit l’absence d’accompagnement des enfants, le défaut d’organisation de leur arrivée et leur heure tardive de débarquement. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats varie en fonction de la nature du grief. La Cour a conscience que les modalités pratiques du renvoi des étrangers vers des pays tiers ne sont souvent connues de l’administration que dans les heures précédant l’exécution du renvoi et qu’elles ne sont le plus souvent pas susceptibles d’être en soi constitutives d’une violation de l’article 3. La Cour considère que l’article 13 n’impose pas que les recours disposent d’un caractère suspensif. La possibilité d’un recours, exercé a posteriori par le requérant, suffit donc au respect de cette disposition et il ne résulte pas des échanges entre les parties qu’un tel recours était inexistant ou ineffectif dans les circonstances de l’espèce. La Cour conclut donc à l’absence de violation de l’article 13 combiné avec l’article 3.
Article 13 combiné avec les articles 8 et 4 du Protocole n° 4
Compte tenu du déroulement des faits, la Cour constate qu’aucun examen judiciaire des demandes des requérants ne pouvait avoir lieu. Si la procédure en référé pouvait, en théorie, permettre au juge d’examiner les arguments exposés et prononcer, si nécessaire, la suspension de l’éloignement, toute possibilité a été anéantie par le caractère excessivement bref du délai. Le juge des référés du TA de Mayotte n’a pu que rejeter pour défaut d’urgence la demande introduite par le premier requérant, alors même qu’il relevait que la décision en cause était « manifestement illégale ». Ainsi, l’éloignement des requérants a été effectué sur la seule base de la décision prise par l’autorité préfectorale au sujet d’un tiers dépourvu de liens avec eux. Par conséquent, la Cour estime que la hâte avec laquelle la mesure de renvoi a été mise en oeuvre a eu pour effet de rendre les recours existants inopérants et donc indisponibles. La Cour constate que les requérants n’ont pas disposé de recours effectifs leur permettant de faire valoir le bien fondé des griefs tirés des articles 8 et 4 du Protocole n° 4 alors que leur éloignement était en cours. Cela n’a pu être réparé par la délivrance ultérieure d’un titre de séjour. La Cour conclut en conséquence à la violation de l’article 13 combiné aux articles 8 et 4 du Protocole n° 4.
Articles 41 et 46
La Cour constate des évolutions législatives et jurisprudentielles positives ayant eu lieu depuis les faits de l’espèce. Le juge des référés du Conseil d’Etat a précisé que l’autorité administrative doit s’attacher à vérifier l’identité des étrangers mineurs placés en rétention administrative et éloignés en conséquence de la mesure d’éloignement adoptée à l’encontre d’un tiers, de même que la nature exacte des liens qu’ils entretiennent. Il a en outre souligné que l’autorité administrative doit vérifier les conditions de la prise en charge des étrangers mineurs dans le lieu à la destination duquel ils sont éloignés. Le respect par les autorités de ces exigences prétoriennes est de nature à prévenir la répétition, pour des tiers, de la plupart des constats de violation auxquels la Cour est parvenue dans la présente affaire. La Cour dit que la France doit verser aux requérants 22 500 euros (EUR) pour dommage moral, se décomposant en 2 500 EUR pour le premier requérant et 10 000 EUR pour chacun des deux autres requérants.
Grande Chambre JK C. Suède, du 23 août 2015 requête n°59166/12
violation de l'article 3, après avoir rappelé tous les principes d'examen, l'Irak est considéré comme un pays dangereux pour le requérant.
a) Le caractère général des obligations découlant de l’article 3
77. Dans l’arrêt Labita c. Italie ([GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV), la Cour a déclaré ce qui suit :
« L’article 3 de la Convention, la Cour l’a dit à maintes reprises, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (arrêts Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, p. 3288, § 93). La prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements de la victime (arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1855, § 79) (...) »
b) Le principe de non-refoulement
78. La Cour a maintes fois reconnu l’importance du principe de non‑refoulement (voir, par exemple, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 286, CEDH 2011, et M.A. c. Chypre, no 41872/10, § 133, CEDH 2013 (extraits)). La préoccupation essentielle de la Cour dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile « est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui » (voir, entre autres, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 286, Müslim c. Turquie, no 53566/99, §§ 72-76, 26 avril 2005, et T.I. c. Royaume-Uni (déc.), no 43844/98, CEDH 2000-III).
c) Principes généraux concernant l’application de l’article 3 dans les affaires d’expulsion
79. Les principes généraux concernant l’article 3 dans les affaires d’expulsion sont exposés dans l’arrêt Saadi c. Italie ([GC], no 37201/06, §§ 124-133, CEDH 2008) et dans le très récent arrêt F.G. c. Suède ([GC], no 43611/11, CEDH 2016). Les paragraphes pertinents de ce dernier arrêt se lisent ainsi :
« 111. La Cour rappelle que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, par exemple, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 113, CEDH 2012, Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI). Cependant, l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008).
112. Pour établir s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé court ce risque réel, la Cour ne peut éviter d’examiner la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3 (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005‑I). Au regard de ces exigences, pour tomber sous le coup de l’article 3, le mauvais traitement auquel le requérant affirme qu’il serait exposé en cas de renvoi doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause (Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001‑II). »
d) Risque de mauvais traitements émanant de groupes privés
80. En raison du caractère absolu du droit garanti, l’article 3 de la Convention s’applique non seulement au danger émanant d’autorités publiques mais aussi au danger émanant de personnes ou de groupes de personnes qui ne relèvent pas de la fonction publique. Encore faut-il démontrer que le risque existe réellement et que les autorités de l’État de destination ne sont pas en mesure d’y obvier par une protection appropriée (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 110, 17 juillet 2008, F.H. c. Suède, no 32621/06, § 102, 20 janvier 2009, et H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III).
81. Dans ce contexte, la possibilité de protection ou de réinstallation du requérant dans le pays d’origine est également un élément pertinent. La Cour rappelle que l’article 3 n’empêche pas en soi les États contractants de prendre en considération l’existence d’une possibilité de fuite interne lorsqu’un individu allègue qu’un renvoi vers son pays d’origine l’exposerait à un risque réel de subir des traitements proscrits par cette disposition (Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 141, 11 janvier 2007, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 98, Recueil 1996‑V, et Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, §§ 67-68, CEDH 2001‑II).
82. La Cour a dit cependant que le fait de tenir compte d’une possibilité de fuite interne n’enlève rien à la responsabilité de l’État contractant expulsant de veiller à ce que l’intéressé ne se trouve pas exposé, du fait de son expulsion, à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (Salah Sheekh, précité, § 141, et T.I. c. Royaume-Uni, décision précitée). Dès lors, pour qu’un État puisse valablement invoquer l’existence d’une possibilité de fuite interne, certaines garanties doivent être réunies : la personne dont l’expulsion est envisagée doit être en mesure d’effectuer le voyage vers la zone concernée et d’obtenir l’autorisation d’y pénétrer et de s’y établir, faute de quoi il peut y avoir un problème sous l’angle de l’article 3, surtout si en l’absence de pareilles garanties la possibilité existe que la personne concernée échoue dans une partie de son pays d’origine où elle risque de subir des mauvais traitements (Salah Sheekh, précité, § 141, et Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 266, 28 juin 2011).
e) Le principe d’une évaluation ex nunc des circonstances
83. Le principe de l’évaluation ex nunc des circonstances se trouve établi dans un certain nombre d’affaires qui ont été tranchées par la Cour. Très récemment, il a été exposé ainsi dans l’arrêt F.G. c. Suède (précité) :
« 115. Si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal, précité, § 86). Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (voir, par exemple, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 87-95, CEDH 2008, et Sufi et Elmi, précité, § 215). Pareille situation se produit généralement lorsque, comme dans la présente affaire, l’expulsion est retardée en raison de l’indication par la Cour d’une mesure provisoire au titre de l’article 39 du règlement. Dès lors que la responsabilité que l’article 3 fait peser sur les États contractants dans les affaires de cette nature tient à l’acte consistant à exposer un individu au risque de subir des mauvais traitements, l’existence de ce risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion. L’appréciation doit se concentrer sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (voir, par exemple, Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 136, 11 janvier 2007, et Vilvarajah et autres, précité, §§ 107 et 108). »
f) Le principe de subsidiarité
84. Dans l’arrêt F.G. c. Suède (précité), la Cour a décrit comme suit la nature de son examen dans les affaires concernant l’expulsion de demandeurs d’asile :
« 117. Dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile, la Cour se garde d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les États remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui. En vertu de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, ce sont en effet les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 286-287, CEDH 2011). La Cour doit toutefois estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations Unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (voir, notamment, N.A. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 119, 17 juillet 2008).
118. De plus, lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (voir, notamment, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 179‑180, CEDH 2011 (extraits), Nizomkhon Dzhurayev c. Russie, no 31890/11, § 113, 3 octobre 2013, et Savriddin Dzhurayev c. Russie, no 71386/10, § 155, CEDH 2013 (extraits)). En règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier non seulement les faits mais, plus particulièrement, la crédibilité de témoins, car ce sont elles qui ont eu la possibilité de voir, examiner et évaluer le comportement de la personne concernée (voir, par exemple, R.C. c. Suède, no 41827/07, § 52, 9 mars 2010). »
g) Appréciation de l’existence d’un risque réel
85. Dans l’arrêt Saadi c. Italie (précité, § 140), la Cour a déclaré :
« (...) pour qu’un éloignement forcé envisagé soit contraire à la Convention, la condition nécessaire – et suffisante – est que le risque pour l’intéressé de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l’article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés (...) »
86. Dans l’arrêt F.G. c. Suède (précité), la Cour a dit ce qui suit au sujet de l’appréciation de l’existence d’un risque réel :
« 113. Pour apprécier l’existence d’un risque réel de mauvais traitements, la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil 1996‑V, et Saadi, précité, § 128). Il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger un traitement contraire à l’article 3 (voir, par exemple, Saadi, précité, § 129, et N. c. Finlande, no 38885/02, § 167, 26 juillet 2005). (...)
114. L’appréciation doit se concentrer sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 108, série A no 215). À cet égard, et s’il y a lieu, la Cour examinera s’il existe une situation générale de violence dans le pays de destination (Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 216, 28 juin 2011).
(...)
116. Dans une affaire d’expulsion, il appartient à la Cour de rechercher si, eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause portée devant elle, il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le renvoie dans son pays, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Si l’existence d’un tel risque est établie, l’expulsion du requérant emporterait nécessairement violation de l’article 3, que le risque émane d’une situation générale de violence, d’une caractéristique propre à l’intéressé, ou d’une combinaison des deux. Il est clair néanmoins que toute situation générale de violence n’engendre pas un tel risque. Au contraire, la Cour a précisé qu’une situation générale de violence serait d’une intensité suffisante pour créer un tel risque uniquement « dans les cas les plus extrêmes » où l’intéressé encourt un risque réel de mauvais traitements du seul fait qu’un éventuel retour l’exposerait à une telle violence (Sufi et Elmi, précité, §§ 216 et 218 ; voir aussi, notamment, L.M. et autres c. Russie, nos 40081/14, 40088/14 et 40127/14, § 108, 15 octobre 2015, et Mamazhonov c. Russie, no 17239/13, §§ 132‑133, 23 octobre 2014). »
87. Pour ce qui est de l’appréciation des éléments de preuve, il est établi dans la jurisprudence de la Cour que « l’existence [du] risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion » (F.G. c. Suède, précité, § 115, cité au paragraphe 83 ci-dessus). L’État contractant a donc l’obligation de tenir compte non seulement des éléments de preuve soumis par le requérant, mais aussi de toute autre circonstance pertinente pour l’affaire examinée.
88. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, pour apprécier l’importance à accorder aux données sur le pays en question, il convient de prendre en compte leur source, en particulier l’indépendance, la fiabilité et l’objectivité de celle-ci. En ce qui concerne les rapports, l’autorité et la réputation de l’auteur, le sérieux des enquêtes à leur origine, la cohérence de leurs conclusions et leur confirmation par d’autres sources sont autant d’éléments pertinents (Saadi, précité, § 143, NA. c. Royaume-Uni, précité, § 120, et Sufi et Elmi, précité, § 230).
89. La Cour reconnaît également qu’il convient de prendre en considération la présence de l’auteur des données dans le pays en question et sa capacité à rendre compte (Sufi et Elmi, précité, § 231). La Cour est consciente des nombreuses difficultés auxquelles se heurtent les gouvernements et les ONG pour recueillir des informations dans des situations dangereuses et instables. Elle admet qu’il n’est pas toujours possible de mener des enquêtes au plus près d’un conflit et qu’en pareil cas il peut être nécessaire de s’appuyer sur des informations fournies par des sources ayant une connaissance directe de la situation (Sufi et Elmi, précité, § 232).
90. Pour apprécier le risque, la Cour peut se procurer d’office les éléments pertinents. Ce principe se trouve solidement établi dans la jurisprudence de la Cour (H.L.R. c. France, précité, § 37, Hilal, précité, § 60, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 116, CEDH 2012). Pour ce qui est des éléments qu’elle se procure d’office, la Cour estime que, compte tenu du caractère absolu de la protection offerte par l’article 3, elle doit estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou non contractants, des agences des Nations unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (F.G. c. Suède, précité, § 117, cité au paragraphe 84 ci-dessus). Dans l’exercice de la mission de contrôle que lui confie l’article 19 de la Convention, la Cour adopterait une approche par trop étroite au regard de l’article 3 dans les affaires concernant des étrangers menacés d’expulsion ou d’extradition si, en sa qualité de juridiction internationale chargée de contrôler le respect des droits de l’homme, elle ne devait prendre en considération que les éléments fournis par les autorités internes de l’État contractant en question, sans comparer ces éléments avec ceux provenant d’autres sources fiables et objectives (Salah Sheekh, précité, § 136).
h) La répartition de la charge de la preuve
91. Concernant la charge de la preuve dans les affaires d’expulsion, la jurisprudence constante de la Cour dit qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 ; et que lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (F.G. c. Suède, précité, § 120, Saadi, précité, § 129, NA. c. Royaume‑Uni, précité, § 111, et R.C. c. Suède, précité, § 50).
92. Selon la jurisprudence de la Cour, il incombe aux personnes qui allèguent que leur expulsion emporterait violation de l’article 3 de produire dans toute la mesure du possible des pièces et informations permettant aux autorités de l’État contractant concerné ainsi qu’à la Cour d’apprécier le risque allégué (Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 49, CEDH 2005‑VI). La Cour reconnaît toutefois que pour les demandes de reconnaissance du statut de réfugié il peut être difficile, voire impossible, pour la personne concernée de produire des preuves à bref délai, spécialement si pareilles preuves doivent être obtenues dans le pays qu’elle dit avoir fui. L’absence de preuves documentaires directes ne peut donc en soi être déterminante (Bahaddar c. Pays-Bas, 19 février 1998, § 45, Recueil 1998‑I, et, mutatis mutandis, Said, précité, § 49).
93. Eu égard à la situation particulière dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, il est fréquemment nécessaire de leur accorder le bénéfice du doute lorsque l’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et des documents qui les appuient. Toutefois, lorsque des informations sont soumises qui donnent de bonnes raisons de douter de la véracité des déclarations du demandeur d’asile, il incombe à celui-ci de fournir une explication satisfaisante pour les inexactitudes contenues dans ces déclarations (F.G. c. Suède, précité, § 113, Collins et Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007, et S.H.H. c. Royaume-Uni, no 60367/10, § 71, 29 janvier 2013). La Cour a estimé que même lorsque certains détails dans le récit d’un requérant apparaissent quelque peu invraisemblables, cela n’est pas forcément de nature à nuire à la crédibilité générale des allégations de l’intéressé (Said, précité, § 53, et, mutatis mutandis, N. c. Finlande, no 38885/02, §§ 154-155, 26 juillet 2005).
94. En règle générale, on ne peut considérer que le demandeur d’asile s’est acquitté de la charge de la preuve tant qu’il n’a pas fourni, pour démontrer l’existence d’un risque individuel, et donc réel, de mauvais traitements qu’il courrait en cas d’expulsion, un exposé étayé qui permette de faire la distinction entre sa situation et les périls généraux existant dans le pays de destination.
95. De plus, même si certains facteurs individuels peuvent ne pas constituer un risque réel quand on les examine séparément, ils sont néanmoins susceptibles d’engendrer un risque réel lorsqu’ils sont pris cumulativement et considérés dans le cadre d’une situation de violence générale et de sécurité renforcée (NA. c. Royaume-Uni, précité, § 130). Les éléments suivants peuvent représenter de tels facteurs de risque : l’existence d’antécédents judiciaires et/ou d’un mandat d’arrêt, l’âge, le sexe et l’origine de la personne à éloigner, le fait qu’elle ait auparavant été enregistrée comme membre présumé ou effectif d’un groupe persécuté, et l’existence d’une autre demande d’asile, déposée à l’étranger (NA. c. Royaume-Uni, précité, §§ 143-144 et 146).
96. La Cour note que l’obligation d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents de la cause pendant la procédure d’asile est partagée entre le demandeur d’asile et les autorités chargées de l’immigration. Le demandeur d’asile est normalement la seule partie à pouvoir fournir des informations sur sa situation personnelle. Sur ce point, la charge de la preuve doit donc en principe reposer sur l’intéressé, lequel doit présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments relatifs à sa situation personnelle qui sont nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Cette obligation est formulée dans les documents du HCR (paragraphes 6 de la Note du HCR et 196 du Guide du HCR, cités aux paragraphes 53-54 ci‑dessus), à l’article 4 § 1 de la « directive qualification » de l’UE ainsi que dans la jurisprudence ultérieure de la CJUE (paragraphes 47 et 49-50 ci‑dessus).
97. Toutefois, les règles relatives à la charge de la preuve ne doivent pas vider de leur substance les droits des requérants protégés par l’article 3 de la Convention. Il est également important de tenir compte de toutes les difficultés qu’un demandeur d’asile peut rencontrer à l’étranger pour recueillir des éléments de preuve (Bahaddar, précité, § 45, et, mutatis mutandis, Said, précité, § 49). Tant les critères élaborés par le HCR (paragraphes 12 de la note et 196 du guide, cités aux paragraphes 53-54 ci‑dessus) que l’article 4 § 5 de la « directive qualification » reconnaissent, explicitement ou implicitement, qu’il faut accorder le bénéfice du doute à une personne en quête de protection internationale.
98. La Cour observe qu’il faut adopter une approche différente pour l’évaluation de la situation générale régnant dans un pays donné. À cet égard, les autorités nationales qui examinent une demande de protection internationale ont pleinement accès aux informations. Pour cette raison, la situation générale dans un autre pays, notamment la capacité de ses pouvoirs publics à offrir une protection, doit être établie d’office par les autorités nationales compétentes en matière d’immigration (voir, mutatis mutandis, H.L.R. c. France, précité, § 37, Hilal, précité, § 60, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 116). Le paragraphe 6 de la Note du HCR précitée préconise une approche similaire, selon laquelle les autorités statuant sur une demande d’asile doivent tenir compte d’office de « la situation objective qui règne dans le pays d’origine en question ». De même, l’article 4 § 3 de la « directive qualification » requiert la prise en considération de « tous les faits pertinents concernant le pays d’origine ».
i) Mauvais traitements antérieurs, un indice de l’existence d’un risque
99. Des questions particulières se posent lorsqu’un demandeur d’asile allègue qu’il a fait l’objet par le passé de mauvais traitements, car cela peut être pertinent pour évaluer le risque que l’intéressé subisse de tels traitements à l’avenir. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour évaluer pareil risque, il faut tenir dûment compte du fait que l’intéressé a indiqué de manière plausible avoir par le passé été soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Ainsi, dans R.C. c. Suède, affaire dans laquelle le requérant avait déjà été torturé par le passé, la Cour a considéré qu’« il incomb[ait] à l’État de dissiper les doutes éventuels concernant le risque que l’intéressé [fût] à nouveau soumis à un traitement contraire à l’article 3 en cas de mise en œuvre de son expulsion » (R.C. c. Suède, précité, § 55). Dans R.J. c. France, tout en partageant les doutes du gouvernement français quant aux allégations du requérant – un Tamoul sri-lankais – sur ses conditions de détention et son soutien financier au mouvement des Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (LTTE), la Cour a estimé que le gouvernement défendeur n’avait pas réfuté la forte présomption de traitement contraire à l’article 3 qui découlait du certificat médical (R.J. c. France, no 10466/11, § 42, 19 septembre 2013). Dans l’affaire D.N.W. c. Suède, tout en admettant que le requérant avait par le passé subi détention et mauvais traitements aux mains des autorités éthiopiennes, la Cour a conclu que « l’intéressé n’a[vait] pas rendu plausible l’allégation selon laquelle il serait exposé à un risque réel d’être tué ou soumis à des mauvais traitements en cas de retour en Éthiopie » (D.N.W. c. Suède, no 29946/10, §§ 42 et 45, 6 décembre 2012).
100. La question des mauvais traitements antérieurs est également évoquée dans la « directive qualification » de l’UE et dans les documents du HCR. Ainsi, l’article 4 § 4 de la « directive qualification » (paragraphe 47 ci‑dessus) énonce – en ce qui concerne l’appréciation d’une demande d’octroi du statut de réfugié ou d’un autre besoin de protection internationale par les autorités des États membres de l’UE – que « [l]e fait qu’un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes d’une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas ».
101. Par ailleurs, cette question, qui est étroitement liée aux aspects généraux de l’appréciation des preuves, est abordée au paragraphe 19 de la Note du HCR, qui traite des éléments permettant d’apprécier le caractère fondé d’une crainte d’être persécuté, et énonce : « Si des persécutions ou mauvais traitements passés pèsent lourdement en faveur d’une appréciation positive du risque de persécution à venir, leur absence ne constitue pas un facteur décisif. De même, l’existence de persécutions passées n’est pas forcément concluante quant à l’éventualité de nouvelles persécutions, en particulier s’il y a eu de grands changements dans la situation du pays d’origine » (paragraphe 53 ci-dessus). La Cour considère que l’approche générale du HCR concernant la charge de la preuve présente aussi un intérêt en l’occurrence : si la charge de la preuve pèse sur le demandeur d’asile, l’agent de l’État qui examine la demande partage avec l’intéressé la tâche « d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents » (paragraphes 6 de la Note du HCR et 196 du Guide du HCR – cités aux paragraphes 53 et 54 ci‑dessus). En outre, concernant l’appréciation de la crédibilité générale d’une demande d’asile, le paragraphe 11 de la Note du HCR indique que la crédibilité est établie dès lors que l’intéressé a présenté une demande cohérente et plausible qui ne contredit pas les faits largement connus et peut donc en définitive être crue (paragraphe 53 ci-dessus).
102. La Cour considère que l’existence de mauvais traitements antérieurs fournit un indice solide d’un risque réel futur qu’un requérant subisse des traitements contraires à l’article 3, dans le cas où il a livré un récit des faits globalement cohérent et crédible qui concorde avec les informations provenant de sources fiables et objectives sur la situation générale dans le pays concerné. Dans ces conditions, c’est au Gouvernement qu’il incombe de dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque.
j) L’appartenance à un groupe ciblé
103. L’exigence susmentionnée selon laquelle un demandeur d’asile doit pouvoir faire la distinction entre sa situation et les périls généraux existant dans le pays de destination est toutefois assouplie dans certaines circonstances, par exemple lorsque l’intéressé allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements (Salah Sheekh, précité, § 148, S.H. c. Royaume-Uni, no 19956/06, §§ 69‑71, 15 juin 2010, et NA. c. Royaume-Uni, précité, § 116).
104. Par ailleurs, dans Saadi (précité), la Cour a déclaré ce qui suit :
« 132. Dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, éventuellement à l’aide des sources mentionnées au paragraphe précédent, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (voir, mutatis mutandis, Salah Sheekh, précité, §§ 138-149). »
105. Dans ces conditions, la Cour n’insiste donc pas pour que le requérant démontre l’existence d’autres caractéristiques distinctives particulières si cette exigence doit avoir pour effet de rendre illusoire la protection offerte par l’article 3. Elle se prononce sur ce point à la lumière du récit du requérant et des informations sur la situation du groupe en question dans le pays de destination (Salah Sheekh, précité, § 148, et NA. c. Royaume-Uni, précité, § 116).
2. Application de ces principes au cas des requérants
a) Le moment à prendre en considération pour l’appréciation du risque
106. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’existence d’un risque de mauvais traitements doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion (F.G. c. Suède, précité, § 115, cité au paragraphe 83 ci-dessus). Toutefois, si le requérant n’a pas été extradé ou expulsé au moment où la Cour examine l’affaire, la date à prendre en compte est celle de la procédure devant la Cour (Saadi, précité, § 133, Chahal, précité, §§ 85-86, et Venkadajalasarma c. Pays-Bas, no 58510/00, § 63, 17 février 2004).
107. Les requérants en l’espèce n’ayant pas été expulsés, la question de savoir s’ils seraient exposés à un risque réel de persécution après un renvoi en Irak doit être examinée à la lumière de la situation actuelle. La Cour considérera donc la situation des requérants telle qu’elle se présente aujourd’hui, en tenant compte des événements du passé pour autant qu’ils éclairent la situation actuelle.
b) La situation générale en matière de sécurité en Irak
108. La Cour note que tant l’office des migrations que le tribunal des migrations ont conclu, en 2011 et en 2012 respectivement, que la situation du point de vue de la sécurité en Irak n’était pas de nature à créer un besoin général de protection internationale pour les demandeurs d’asile. Ce constat a plus tard été confirmé par la chambre dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce en juin 2015.
109. Le Gouvernement a indiqué dans ses observations écrites que, selon les dernières informations fournies par l’office des migrations, l’intensité de la violence à Bagdad ne présentait pas alors un risque réel que des individus subissent des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Il s’est référé notamment au rapport du ministère britannique de l’Intérieur d’avril 2015 et aux rapports de Landinfo Norvège de 2014 et 2015. Quant aux requérants, ils ont simplement dit dans leurs observations que la situation en matière de sécurité en Irak se détériorait, sans s’appuyer sur aucun document.
110. La Cour accepte la position du Gouvernement sur la situation générale en matière de sécurité en Irak, position qu’elle estime étayée. Du reste, les derniers rapports du ministère britannique de l’Intérieur, qui datent de novembre 2015, viennent corroborer cette position. Bien que la situation en matière de sécurité se soit dégradée dans la ville de Bagdad, l’intensité de la violence n’a pas atteint un niveau qui présenterait en soi un risque réel que des individus subissent des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. En outre, aucun des récents rapports émanant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme cités aux paragraphes 32 à 34 ci-dessus ne contient d’informations permettant d’aboutir à une telle conclusion.
111. Dès lors que la situation générale en matière de sécurité en Irak n’empêche pas en soi l’éloignement des requérants, la Cour doit rechercher si leur situation personnelle est telle qu’ils se trouveraient exposés à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 s’ils étaient expulsés vers l’Irak.
c) La situation personnelle des requérants
112. La Cour relève tout d’abord qu’en l’espèce les menaces en cause auraient visé plusieurs membres de la famille requérante, notamment la fille des premier et deuxième requérants et le frère du premier requérant. Ces menaces ayant résulté essentiellement des activités du premier requérant, la Cour se concentrera donc sur la situation de celui-ci. L’intéressé soutient qu’il courrait un risque réel de subir des mauvais traitements s’il était renvoyé en Irak, et ce d’après lui en raison, d’une part, des persécutions qu’Al-Qaïda lui aurait infligées du fait de ses relations commerciales avec les forces américaines jusqu’en 2008, et, d’autre part, des persécutions que les autorités irakiennes pourraient lui faire subir à cause d’un débat public télévisé auquel il avait participé.
113. La Cour rappelle qu’elle apprécie la situation des requérants du point de vue des conditions d’aujourd’hui. La principale question qui se pose est non pas de savoir comment les autorités suédoises chargées de l’immigration ont évalué le dossier à l’époque (lorsque l’office des migrations et le tribunal des migrations ont adopté leurs décisions, le 22 novembre 2011 et le 23 avril 2012 respectivement), mais de savoir si dans le contexte actuel les requérants seraient encore confrontés à un risque réel d’être persécutés pour les motifs indiqués ci-dessus s’ils étaient renvoyés en Irak (F.G. c. Suède, précité, § 115).
114. Il apparaît d’emblée à la Cour qu’il n’y a aucune raison de mettre en doute le constat de l’office des migrations que, de 2004 à 2008, la famille a été exposée aux formes les plus graves de violence (ytterst allvarliga övergrepp) de la part d’Al‑Qaïda (paragraphe 17 ci-dessus ; voir aussi F.G. c. Suède, précité, §§ 117-118, cités au paragraphe 84 ci‑dessus), constat qui ne paraît avoir été remis en cause ni dans les observations que l’office a adressées au tribunal des migrations ni dans les conclusions de ce dernier, et qui ne semble pas prêter à controverse dans la procédure devant la Cour. Celle-ci relève par ailleurs que les requérants ont allégué dans le cadre de la procédure devant l’office des migrations qu’il y avait encore eu après 2008 des menaces indirectes à leur endroit et des attaques contre le stock commercial du premier requérant, qu’ils n’étaient parvenus à échapper à de nouvelles exactions qu’en se cachant, et qu’ils n’avaient pas pu se prévaloir de la protection des autorités irakiennes parce que celles-ci étaient selon eux infiltrées par Al-Qaïda. La Cour ne voit pas de motif de remettre en cause cette version. Ainsi, elle constate de manière générale que le récit des requérants quant aux faits survenus de 2004 à 2010 est globalement cohérent et crédible. Il est compatible avec les informations pertinentes sur le pays d’origine provenant de sources fiables et objectives (paragraphe 39 ci‑dessus). Dès lors que les requérants ont subi des mauvais traitements de la part d’Al‑Qaïda, la Cour estime qu’il existe un indice solide montrant qu’en Irak ils demeureraient exposés à un risque émanant d’acteurs non étatiques (paragraphe 102 ci‑dessus).
115. C’est donc au Gouvernement qu’il incombe de dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque. À cet égard, la Cour relève que le Gouvernement a soutenu devant elle que l’office des migrations avait estimé devant le tribunal des migrations que les documents soumis par les requérants concernant les faits censément survenus en septembre et en novembre 2011 avaient un caractère sommaire et une faible valeur probante, et que le Gouvernement a par ailleurs demandé pourquoi les requérants n’avaient pas, à un stade antérieur de la procédure d’asile, présenté des observations plus précises sur la poursuite des exactions après 2008. Le Gouvernement a argué que la crédibilité des requérants avait été amoindrie par cette circonstance, de même que par la date et la manière choisies pour se prévaloir du DVD contenant l’enregistrement audiovisuel du débat télévisé auquel le premier requérant avait participé (paragraphe 71 ci‑dessus). Les requérants ont quant à eux contesté cet argument (paragraphe 61 ci-dessus). Or la Cour observe que l’office des migrations n’a fait de commentaires ni sur la crédibilité des requérants ni sur le DVD. Le raisonnement du tribunal des migrations n’aborde pas non plus spécifiquement ces questions.
L’office et le tribunal des migrations n’ayant pas tenu dans leurs conclusions respectives un raisonnement concret plus poussé sur ces points, la Cour ne bénéficie pas de leur appréciation à cet égard.
Elle estime cependant qu’il n’y a pas lieu de résoudre le désaccord des parties sur ces questions puisque, quoi qu’il en soit, les décisions internes ne semblent pas exclure totalement l’existence d’un risque persistant émanant d’Al-Qaïda.
En fait, ces décisions semblent confirmer que – à la date de leur adoption – la capacité d’Al-Qaïda à opérer librement avait décliné, de même que l’infiltration des autorités par ce groupe, et qu’à l’inverse la capacité des autorités à protéger les requérants avait augmenté (paragraphes 17 et 19 ci‑dessus).
116. D’après divers rapports émanant de sources fiables et objectives, les personnes qui ont collaboré d’une façon ou d’une autre avec les autorités des puissances occupantes en Irak après la guerre ont été et continuent d’être prises pour cible par Al-Qaïda et d’autres groupes. Le document d’information sur l’Irak du ministère britannique de l’Intérieur (« Country of Origin Information Report: Iraq ») de décembre 2009 indiquait que les civils employés par la force multinationale en Irak, ou d’une autre manière liés à celle-ci, étaient susceptibles d’être pris pour cible par des acteurs non étatiques. De même, il ressort de la directive du ministère britannique de l’Intérieur de 2014 que les personnes qui sont perçues comme collaborant ou qui ont collaboré avec le gouvernement irakien actuel et ses institutions, les anciennes forces américaines ou multinationales ou les sociétés étrangères sont exposées au risque de subir des persécutions en Irak. Les rapports en question désignent certains groupes particulièrement ciblés, comme les interprètes, les ressortissants irakiens employés par des entreprises étrangères, et les membres de certaines professions comme les juges, les universitaires, les enseignants, et des professions juridiques (paragraphes 39‑42 ci-dessus).
117. Le premier requérant appartient à un groupe de personnes qui sont systématiquement prises pour cible en raison de leurs liens avec les forces armées américaines. La Cour est consciente que le niveau et la forme de la « collaboration » avec des troupes et autorités étrangères sont variables et qu’en conséquence le niveau de risque peut lui aussi varier dans une certaine mesure. Il convient à cet égard de garder à l’esprit qu’il est déjà établi que le premier requérant a subi des mauvais traitements jusqu’en 2008. En outre, un autre facteur revêt de l’importance, à savoir que les contacts de l’intéressé avec les forces américaines étaient particulièrement visibles, puisque son bureau se trouvait à la base militaire américaine désignée par les requérants sous le nom de « Victoria Camp ». Les rapports susmentionnés ne corroborent guère, voire nullement, l’hypothèse – ressortant des décisions nationales – que les menaces d’Al‑Qaïda avaient dû cesser lorsque le premier requérant avait mis fin à ses relations commerciales avec les forces américaines. Compte tenu des circonstances propres à cette affaire, la Cour estime que le premier requérant et les deux autres membres de sa famille qui sont aussi requérants en l’espèce, s’ils étaient renvoyés en Irak, seraient exposés à un risque réel de continuer à subir des persécutions de la part d’acteurs non étatiques.
118. Se pose une question connexe, à savoir si les autorités irakiennes seraient à même de fournir une protection aux requérants. Les intéressés le contestent, tandis que le Gouvernement soutient qu’il existe à Bagdad un système judiciaire fonctionnant convenablement.
119. La Cour observe à cet égard que, selon les normes du droit de l’UE, l’État ou l’entité qui assure une protection doit répondre à certaines exigences spécifiques : cet État ou cette entité doit en particulier « dispose[r] d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave » (article 7 de la « directive qualification », cité au paragraphe 48 ci-dessus).
120. Les sources internationales objectives les plus récentes en matière de droits de l’homme indiquent des déficiences au niveau de la capacité comme de l’intégrité du système de sécurité et de droit irakien. Le système fonctionne toujours, mais les défaillances se sont accrues depuis 2010 (paragraphe 43 ci-dessus).
Par ailleurs, le Département d’État américain a relevé qu’une corruption à grande échelle, présente à tous les niveaux de l’État et de la société, avait exacerbé le défaut de protection effective des droits de l’homme et que les forces de sécurité n’avaient fourni que des efforts limités pour prévenir la violence sociétale ou y faire face (paragraphe 44 ci-dessus). La situation s’est donc manifestement détériorée depuis 2011 et 2012, époque où l’office des migrations et le tribunal des migrations respectivement avaient apprécié la situation, et où le tribunal avait conclu que, si des menaces devaient persister, il était probable que les services répressifs irakiens auraient non seulement la volonté mais aussi la capacité d’offrir aux demandeurs la protection nécessaire (paragraphe 19 ci‑dessus). Enfin, cette question doit être envisagée dans le contexte d’une dégradation générale de la sécurité, marquée par un accroissement de la violence interconfessionnelle ainsi que par les attentats et les avancées de l’EIIL, si bien que de vastes zones du territoire échappent au contrôle effectif du gouvernement irakien (paragraphe 44 ci‑dessus).
121. À la lumière des informations ci-dessus, notamment sur la situation générale complexe et instable en matière de sécurité, la Cour estime qu’il y a lieu de considérer que la capacité des autorités irakiennes à protéger les citoyens est amoindrie. Si le niveau actuel de protection est peut-être suffisant pour la population générale de l’Irak, il en va autrement pour les personnes qui, à l’instar des requérants, font partie d’un groupe pris pour cible. Dès lors, compte tenu des circonstances propres à la cause des requérants, la Cour n’est pas convaincue que, dans la situation actuelle, l’État irakien serait à même de fournir aux intéressés une protection effective contre les menaces émanant d’Al-Qaïda ou d’autres groupes privés. Les effets cumulatifs de la situation personnelle des requérants et de la capacité amoindrie des autorités irakiennes à les protéger doivent donc être considérés comme engendrant un risque réel de mauvais traitements dans l’éventualité de leur renvoi en Irak.
122. La capacité des autorités irakiennes à protéger les requérants devant être tenue pour amoindrie dans l’ensemble du pays, la possibilité d’une réinstallation interne en Irak n’est pas une option réaliste dans le cas des requérants.
123. Dès lors, la Cour considère qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que les requérants, s’ils sont renvoyés en Irak, y courront un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. En conséquence, la Cour estime que la mise en œuvre de la décision d’expulsion visant les requérants emporterait violation de l’article 3 de la Convention.
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LES ÉTATS CONSIDERÉS COMME DANGEREUX
ITALIE -SLOVENIE - SERBIE - ARABIE SAOUDITE - IRAN - IRAK - SYRIE - LIBYE - SOUDAN - ÉGYPTE - ALGÉRIE - MAROC - TUNISIE - ERITHREE - TCHAD - CONGO GAMBIE - NIGERIA - SOMALIE - GUINÉE - RWANDA
USA - CHINE - SRI LANKA - PAKISTAN - AFGHANISTAN - RUSSIE - GEORGIE - TCHÉCHÉNIE - TURKMÉNISTAN - BELARUS - TADJIKISTAN - OUZBÉKISTAN
DÉCISION D'IRRECEVABILITÉ A.M.E C. Pays Bas du 5 février 2015 requête 51428/10
Irrecevabilité de la requête d’un demandeur d’asile somalien tentant d’éviter son renvoi des Pays-Bas vers l’Italie. Il n'y a aucun danger qu'il soit renvoyé.
En ce qui concerne l’âge du requérant, qui représente l’un des éléments pertinents pour apprécier si les mauvais traitements en question atteignaient le degré minimum de gravité requis pour tomber sous l’empire de l’article 3, la Cour estime que rien n’indique que les autorités italiennes n’ont pas agi de bonne foi concernant les informations personnelles indiquées par A.M.E., étant donné que l’intéressé lui-même leur a délibérément menti en leur disant qu’il était adulte afin de ne pas être séparé du groupe de personnes avec lesquelles il était arrivé en Italie. La Cour relève à cet égard que c’est à bon droit que les autorités chargées du traitement des demandes d’asile se fondent sur les informations personnelles données par les demandeurs eux-mêmes, sauf s’il existe une anomalie flagrante de quelque sorte que ce soit ou que les autorités ont été par ailleurs averties d’un besoin spécial de protection.
L’existence de risques de traitement contraire à l’article 3 devant être appréciée au moment du renvoi ou, dans le cas où le renvoi n’a pas encore eu lieu, au moment de l’examen de l’affaire par la Cour, celle-ci doit déterminer si le requérant, qui doit à présent être considéré comme un demandeur d’asile adulte en Italie, pourrait, en cas de renvoi vers ce pays, se retrouver dans une situation incompatible avec l’article 3, eu égard à sa situation en tant que demandeur d’asile appartenant à un groupe particulièrement défavorisé et vulnérable ayant besoin d’une protection spéciale.
La Cour note que le requérant s’est vu octroyer un permis de séjour en Italie valable jusqu’au 23 août 2012, et observe qu’il n’a pas étayé son allégation selon laquelle il aurait été forcé de quitter le centre d’accueil. Elle relève en outre que, contrairement aux requérants dans l’affaire Tarakhel c. Suisse qui formaient une famille avec six enfants mineurs, le requérant est un jeune homme en pleine possession de ses moyens, sans personne à charge. Par ailleurs, les dispositions concernant les transferts vers l’Italie en vertu du règlement de Dublin ont été définies par les autorités néerlandaises en consultation avec leurs homologues italiens. De plus, la situation actuelle en Italie pour les demandeurs d’asile ne peut en aucun cas se comparer à la situation en Grèce à l’époque de l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce. En conséquence, la structure et la situation générale en ce qui concerne les dispositions prises pour l’accueil des demandeurs d’asile en Italie ne peuvent en soi passer pour des obstacles empêchant le renvoi de tout demandeur d’asile vers ce pays.
C’est pourquoi la Cour estime que A.M.E. n’a pas établi que, s’il était renvoyé vers l’Italie, il courrait, d’un point de vue matériel, physique ou psychologique, un risque suffisamment réel et imminent de subir des épreuves revêtant le degré de gravité requis pour tomber sous l’empire de l’article 3. Rien n’indique que l’intéressé ne pourrait pas bénéficier des ressources disponibles en Italie pour les demandeurs d’asile ou que, en cas de difficultés, les autorités italiennes ne réagiraient pas de manière appropriée.
Dès lors, la Cour estime que ce grief est manifestement mal fondé et le déclare irrecevable. Il convient également de rejeter les autres griefs de la requête puisqu’ils ne dénotent aucune apparence de violation des droits et libertés définis dans la Convention ou ses protocoles.
GRANDE CHAMBRE TARAKHEL c. SUISSE
du 4 novembre 2014 requête 29217/12
Article 3 non appliqué par la Suisse : Si la Suisse renvoie une famille en Italie, la Convention ne serait pas appliquée puisqu'en Italie, l'accueil des familles demandeuses d'Asile est en parfaite violation avec la Convention. Les enfants sont séparés des familles.
87. À titre liminaire, la Cour relève que, d’après le gouvernement suisse, en cas de renvoi vers l’Italie, les requérants seraient hébergés à Bologne, dans une structure appartenant au réseau financé par le FER (paragraphe 75 ci-dessus). À supposer même que cette circonstance soulève une question sous l’angle de l’article 37 § 1 b) ou c) de la Convention, la Cour considère qu’il y a lieu de l’inclure dans son examen sur le fond de la requête (paragraphe 121 ci-dessous).
1. Sur la responsabilité de la Suisse au regard de la Convention
88. La Cour note que, dans la présente affaire, la responsabilité de la Suisse au regard de l’article 3 de la Convention n’est pas contestée.
Toutefois, la Cour juge utile de rappeler que, dans l’affaire Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande ([GC], no 45036/98, § 152, CEDH 2005‑VI), elle a conclu que la Convention n’interdit pas aux Parties contractantes de transférer des pouvoirs souverains à une organisation internationale à des fins de coopération dans certains domaines d’activité. Les États demeurent néanmoins responsables au regard de la Convention de tous les actes et omissions de leurs organes qui découlent du droit interne ou de la nécessité d’observer les obligations juridiques internationales (ibidem, § 153). Une mesure de l’État prise en exécution de pareilles obligations juridiques doit être réputée justifiée dès lors qu’il est constant que l’organisation en question accorde aux droits fondamentaux une protection à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention. Toutefois, un État demeure entièrement responsable au regard de la Convention de tous les actes ne relevant pas strictement de ses obligations juridiques internationales, notamment lorsqu’il a exercé un pouvoir d’appréciation (ibidem, §§ 155-157 ; voir également Michaud c. France, no 12323/11, §§ 102-104, CEDH 2012).
Il est vrai que, contrairement à l’Irlande dans l’affaire Bosphorus, la Suisse n’est pas un État membre de l’Union européenne. Cependant, en vertu de l’accord d’association du 26 octobre 2004 entre la Confédération suisse et la Communauté européenne, la Suisse est liée par le règlement Dublin (paragraphes 34 et 36 ci-dessus) et participe au système mis en place par cet instrument.
89. Or, la Cour relève que l’article 3 § 2 du règlement Dublin prévoit que, par dérogation à la règle générale inscrite à l’article 3 § 1, chaque État membre peut examiner une demande d’asile qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement. Il s’agit de la clause dite de « souveraineté » (paragraphe 32 ci-dessus). Dans ce cas, cet État devient l’État membre responsable, au sens du règlement, de l’examen de la demande d’asile et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité (M.S.S., précité, § 339). Par l’effet de l’accord d’association, ce mécanisme s’applique aussi à la Suisse.
90. La Cour en déduit que les autorités suisses peuvent, en vertu du règlement Dublin, s’abstenir de transférer les requérants vers l’Italie si elles considèrent que ce pays ne remplit pas ses obligations au regard de la Convention. En conséquence, elle estime que la décision de renvoyer les requérants vers l’Italie ne relève pas strictement des obligations juridiques internationales qui lient la Suisse dans le cadre du système mis en place par le règlement Dublin et que, dès lors, la présomption de protection équivalente ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce (voir, mutatis mutandis, M.S.S., précité, § 340).
91. Dès lors, dans la présente affaire, la Suisse doit être considérée comme responsable au regard de l’article 3 de la Convention.
2. Sur la recevabilité
92. Constatant que cette partie la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
3. Sur le fond
a) Rappel des principes généraux
93. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’expulsion d’un demandeur d’asile par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 152, CEDH 2008 ; M.S.S., précité, § 365 ; Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, §§ 90-91, série A no 161 ; Vilvarajah et autres c. Royaume‑Uni, 30 octobre 1991, § 103, série A no 125 ; H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 34, Recueil 1997-III ; Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 38, CEDH 2000‑VIII ; Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 135, CEDH 2007‑I).
94. La Cour a dit à de nombreuses reprises que, pour tomber sous le coup de l’interdiction contenue à l’article 3, le traitement doit présenter un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, notamment, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI ; M.S.S., précité, § 219).
95. La Cour a également considéré que l’article 3 ne saurait être interprété comme obligeant les Hautes Parties contractantes à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction (Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 99, CEDH 2001‑I). Il ne saurait non plus être tiré de l’article 3 un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie (Müslim c. Turquie, no 53566/99, § 85, 26 avril 2005 ; M.S.S., précité, § 249).
96. Dans l’arrêt M.S.S. (§ 250), la Cour a cependant estimé que la question à trancher dans l’affaire en question ne se posait pas en ces termes. À la différence de la situation dans l’affaire Müslim (précitée, §§ 83 et 84), l’obligation de fournir un logement et des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile démunis faisait partie du droit positif et pesait sur les autorités grecques en vertu des termes mêmes de la législation nationale qui transposait le droit de l’Union européenne, à savoir la directive Accueil. Ce que le requérant reprochait aux autorités grecques dans cette affaire, c’était l’impossibilité dans laquelle il s’était trouvé, de par leur action ou leurs omissions délibérées, de jouir en pratique de ces droits afin de pourvoir à ses besoins essentiels.
97. Dans ce même arrêt (§ 251), la Cour a accordé un poids important au statut du requérant, qui était demandeur d’asile et appartenait de ce fait à un groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable, ayant besoin d’une protection spéciale, et a noté que ce besoin d’une protection spéciale faisait l’objet d’un large consensus à l’échelle internationale et européenne, comme cela ressortait de la Convention de Genève, du mandat et des activités du HCR ainsi que des normes figurant dans la directive Accueil de l’Union européenne.
98. Toujours dans M.S.S. (§§ 252 et 253), devant déterminer si une situation de dénuement matériel extrême pouvait soulever un problème sous l’angle de l’article 3, la Cour a rappelé qu’elle n’avait pas exclu « la possibilité que la responsabilité de l’État [fût] engagée [sous l’angle de l’article 3] par un traitement dans le cadre duquel un requérant totalement dépendant de l’aide publique serait confronté à l’indifférence des autorités alors qu’il se trouverait dans une situation de privation ou de manque à ce point grave qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine » (Budina c. Russie, (déc.), no 45603/05, 18 juin 2009).
99. Concernant plus particulièrement les mineurs, la Cour a établi qu’il convenait de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant était déterminante et prédominait sur la qualité d’étranger en séjour illégal (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, § 55, CEDH 2006‑XI ; Popov c. France, nos 39472/07 et 39474/07, § 91, 19 janvier 2012). En effet, les enfants ont des besoins spécifiques dus notamment à leur âge et à leur dépendance mais aussi à leur statut de demandeur d’asile. La Cour a rappelé d’ailleurs que la Convention relative aux droits de l’enfant incite les États à prendre les mesures appropriées pour qu’un enfant qui cherche à obtenir le statut de réfugié bénéficie de la protection et de l’assistance humanitaire, qu’il soit seul ou accompagné de ses parents (voir dans ce sens Popov, précité, § 91).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
100. Les requérants estiment en substance qu’en cas de renvoi vers l’Italie, « sans garantie individuelle de prise en charge », ils seraient victimes d’un traitement inhumain et dégradant lié à l’existence de « défaillances systémiques » dans le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile.
101. Pour examiner ce grief, la Cour estime devoir suivre une approche similaire à celle qu’elle avait adoptée dans l’arrêt M.S.S., précité, où elle avait examiné la situation individuelle du requérant à la lumière de la situation générale existant en Grèce à l’époque des faits.
102. Elle rappelle tout d’abord sa jurisprudence constante selon laquelle l’expulsion d’un demandeur d’asile par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 lorsqu’il y a des « motifs sérieux et avérés de croire » que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un « risque réel » d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (paragraphe 93 ci-dessus).
103. Il ressort également de l’arrêt M.S.S. que la présomption selon laquelle un État participant au système « Dublin » respecte les droits fondamentaux prévus par la Convention n’est pas irréfragable. Pour sa part, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que la présomption selon laquelle un État « Dublin » respecte ses obligations découlant de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne était renversée en cas de « défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’État membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 4 de la Charte, des demandeurs d’asile transférés vers le territoire de cet État membre » (paragraphe 33 ci-dessus).
104. Dans le cas d’un renvoi « Dublin », la présomption selon laquelle un État contractant « de destination » respecte l’article 3 de la Convention peut donc être valablement réfutée en présence de « motifs sérieux et avérés de croire » que la personne objet de la mesure de renvoi courra un « risque réel » de subir des traitements contraires à cette disposition dans l’État de destination.
L’origine du risque encouru ne modifie en rien le niveau de protection garanti par la Convention et les obligations que celle-ci impose à l’État auteur de la mesure de renvoi. Elle ne dispense pas cet État d’examiner de manière approfondie et individualisée la situation de la personne objet de la mesure et de surseoir au renvoi au cas où le risque de traitements inhumains ou dégradants serait avéré.
La Cour note d’ailleurs que cette approche a été suivie par la Cour suprême du Royaume-Uni dans son arrêt du 19 février 2014 (paragraphe 52 ci-dessus).
105. Dans le cas d’espèce, la Cour doit donc rechercher si, au vu de la situation générale du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile en Italie et de la situation particulière des requérants, il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’en cas de renvoi vers l’Italie les requérants risqueraient de subir des traitements contraires à l’article 3.
i. La situation générale du système d’accueil des demandeurs d’asile en Italie
106. En ce qui concerne la situation générale, dans sa décision Mohammed Hussein (précitée, § 78) la Cour a relevé que les recommandations du HCR et le rapport du Commissaire aux droits de l’homme, publiés en 2012, faisaient état d’un certain nombre de défaillances. Selon les requérants, ces défaillances seraient « systémiques » et tiendraient aux lenteurs de la procédure d’identification, aux capacités réduites des structures d’accueil et aux conditions de vie qui régneraient dans les structures disponibles (paragraphes 56-67 ci-dessus).
α) Les lenteurs de la procédure d’identification
107. Pour ce qui est des difficultés qui seraient liées aux lenteurs de la procédure d’identification, la Cour note que les requérants ont déjà été identifiés et que les autorités suisses et italiennes disposent désormais de toutes les informations pertinentes les concernant. Elle relève au surplus qu’il n’a fallu que dix jours aux autorités italiennes pour les identifier à leur arrivée à Stignano, bien qu’ils eussent fourni à la police de fausses identités (paragraphe 10 ci-dessus). Dès lors, cet aspect du grief des requérants n’est plus directement pertinent pour l’examen de l’affaire et la Cour n’estime pas utile de s’y arrêter plus longuement.
β) Les capacités d’hébergement des structures d’accueil
108. Concernant les capacités d’accueil des structures d’hébergement pour demandeurs d’asile, les requérants s’appuient sur des études détaillées réalisées par des organisations non gouvernementales, selon lesquelles le nombre de demandes d’asile en Italie était de 34 115 en 2011 et de 15 715 en 2012, avec des chiffres en hausse pour 2013. Selon le rapport OSAR, le nombre de réfugiés vivant en Italie en 2012 s’élevait à 64 000. Or, en 2012 il n’y aurait eu que 8 000 places dans les CARA, avec des listes d’attente si longues que pour la majorité des postulants il n’aurait existé aucune perspective réaliste d’accès. Pour ce qui est des structures appartenant au SPRAR, le rapport OSAR indiquerait que le nombre de places s’élevait à 4 800 et que 5 000 personnes étaient inscrites sur liste d’attente. Le même rapport relèverait que, d’après deux autres organisations, Caritas et JRS, seulement 6 % des personnes admises dans les structures du SPRAR, où l’accueil serait par ailleurs limité à une durée de six mois, parviennent à trouver un emploi et à s’intégrer professionnellement dans la société italienne. Quant aux centres d’hébergement communaux, accessibles non seulement aux demandeurs d’asile mais aussi à toute personne démunie, le nombre de places y serait également nettement inférieur aux besoins. Selon le rapport OSAR, la ville de Rome comporterait 1 300 places, avec une liste d’attente de 1 000 personnes, et le délai moyen d’attribution y serait de trois mois. À Milan, il n’y aurait que 400 places et les familles seraient systématiquement séparées.
109. La Cour note que ces chiffres ne sont pas contestés par le gouvernement suisse, qui se limite à mettre l’accent sur les efforts déployés par les autorités italiennes afin de faire face comme elles le peuvent au flux ininterrompu de demandeurs d’asile que connaît le pays depuis plusieurs années. Dans ses observations, le gouvernement italien indique en effet que les actions entreprises par les autorités italiennes vont dans le sens d’un renforcement des capacités d’accueil des demandeurs d’asile. En particulier, il a été décidé en septembre 2013 de porter la capacité totale du système SPRAR à 16 000 places au cours de la période 2014-2016 ; 1 230 places auraient déjà été affectées, portant le total des places disponibles à 9 630 (paragraphe 78 ci-dessus).
110. La Cour relève que les méthodes utilisées pour calculer le nombre de demandeurs d’asile privés d’hébergement en Italie sont contestées. Sans entrer dans le débat sur l’exactitude des données chiffrées disponibles, il suffit à la Cour de constater la disproportion flagrante entre le nombre de demandes d’asile présentées en 2013, qui selon le gouvernement italien s’élevaient à 14 184 au 15 juin 2013 (paragraphe 78 ci-dessus), et le nombre de places disponibles dans les structures du réseau SPRAR (9 630 places) qui, toujours selon le gouvernement italien, sont celles susceptibles d’accueillir les requérants (paragraphe 76 ci-dessus). De surcroît, considérant que le nombre de demandes indiqué ne se réfère qu’aux six premiers mois de l’année 2013, il est vraisemblable que le chiffre pour la totalité de l’année soit bien plus élevé, ce qui fragiliserait d’avantage la capacité d’accueil du système SPRAR.
Par ailleurs, la Cour observe que ni le gouvernement suisse ni le gouvernement italien n’ont affirmé que la capacité combinée du système SPRAR et des CARA serait en mesure d’absorber, si ce n’est la totalité, au moins une part prépondérante de la demande d’hébergement.
γ) Les conditions d’accueil dans les structures disponibles
111. Pour ce qui est des conditions de vie dans les structures disponibles, les études citées par les requérants font état de certains centres d’hébergement où prévaudraient promiscuité, insalubrité et situations de violence généralisée (paragraphes 66-67 ci-dessus). Les requérants indiquent d’ailleurs avoir eux-mêmes assisté à des épisodes de violence lors de leur bref séjour au sein du CARA de Bari. Ils soutiennent également que, dans certains centres, les familles de demandeurs d’asile seraient systématiquement séparées.
112. La Cour note que, dans ses recommandations pour 2013, le HCR décrit effectivement un certain nombre de difficultés, tenant notamment à la disparité des services disponibles, suivant la taille des structures, et à un manque de coordination sur le plan national. Toutefois, tout en relevant une certaine dégradation des conditions d’accueil, notamment en 2011, ainsi qu’un problème de surpopulation dans les CARA, le HCR ne fait pas état de situations généralisées de violence ou d’insalubrité, saluant même les efforts accomplis par les autorités italiennes afin d’améliorer la qualité de l’accueil des demandeurs d’asile. Quant au Commissaire aux droits de l’homme, dans son rapport 2012 (paragraphe 49 ci-dessus), il relève lui-aussi l’existence de certains problèmes dans « certains centres d’accueil », exprimant une inquiétude particulière en ce qui concerne l’assistance juridique, les soins et l’aide psychologique dans les centres d’accueil d’urgence, le délai d’identification des personnes vulnérables et la nécessité de préserver l’unité familiale pendant les transferts.
113. Enfin, la Cour note que lors de l’audience du 12 février 2014, le gouvernement italien a, d’une part, confirmé que des épisodes de violence étaient survenus au CARA de Bari peu avant l’arrivée des requérants et, d’autre part, nié que les familles de demandeurs d’asile fussent systématiquement séparées, si ce n’est dans quelques cas et pendant des périodes très brèves, notamment pendant les procédures d’identification.
114. Au vu de ce qui précède, la situation actuelle de l’Italie ne saurait aucunement être comparée à la situation de la Grèce à l’époque de l’arrêt M.S.S., précité, où la Cour avait relevé en particulier que les centres d’accueil disposaient de moins de 1 000 places, face à des dizaines de milliers de demandeurs d’asile, et que les conditions de dénuement le plus total décrites par le requérant étaient un phénomène de grande échelle. Force est donc de constater que l’approche dans la présente affaire ne saurait être la même que dans l’affaire M.S.S.
115. Si donc la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie ne sauraient constituer en soi un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers ce pays, les données et informations exposées ci-dessus font toutefois naître de sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système. Il en résulte, aux yeux de la Cour, que l’on ne saurait écarter comme dénuée de fondement l’hypothèse d’un nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence.
ii. La situation individuelle des requérants
116. S’agissant de la situation individuelle des requérants, la Cour note que, d’après les constats de la police italienne et les fiches signalétiques qui se trouvent joints aux observations du gouvernement italien, le couple et ses cinq premiers enfants ont débarqué sur les côtes de Calabre le 16 juillet 2011 et ont immédiatement fait l’objet d’une procédure d’identification, après avoir fourni de fausses identités. Le même jour, les requérants ont été placés dans une structure d’accueil mise à disposition par la commune de Stignano, où ils sont demeurés jusqu’au 26 juillet 2011, date à laquelle, une fois établie leur véritable identité, ils ont été transférés au CARA de Bari. Le 28 juillet 2011, ils ont quitté ce centre, sans autorisation, pour une destination inconnue.
117. Aussi, de même que la situation générale des demandeurs d’asile en Italie n’est pas comparable à celle des demandeurs d’asile en Grèce, telle qu’elle a été analysée dans l’arrêt M.S.S. (paragraphe 114 ci-dessus), la situation particulière des requérants dans la présente affaire est différente de celle du requérant dans l’affaire M.S.S. : alors que les premiers ont été immédiatement pris en charge par les autorités italiennes, le second avait été d’abord placé en détention et ensuite abandonné à son sort, sans aucun moyen de subsistance.
118. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’interdiction contenue à l’article 3, le traitement doit présenter un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (paragraphe 94 ci-dessus). Elle rappelle également que, en tant que catégorie de la population « particulièrement défavorisée et vulnérable », les demandeurs d’asile ont besoin d’une « protection spéciale » au regard de cette disposition (M.S.S., précité, § 251).
119. Cette exigence de « protection spéciale » pour les demandeurs d’asile est d’autant plus importante lorsque les personnes concernées sont des enfants, eu égard à leurs besoins particuliers et à leur extrême vulnérabilité. Cela vaut même lorsque, comme en l’espèce, les enfants demandeurs d’asile sont accompagnés de leurs parents (Popov, précité, § 91). Les conditions d’accueil des enfants demandeurs d’asile doivent par conséquent être adaptées à leur âge, de sorte qu’elles ne puissent « engendrer pour eux une situation de stress et d’angoisse et avoir des conséquences particulièrement traumatisantes sur leur psychisme » (voir, mutatis mutandis, Popov, précité, § 102), faute de quoi elles atteindraient le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’interdiction prévue à l’article 3 de la Convention.
120. En l’espèce, comme la Cour l’a constaté plus haut (paragraphe 115 ci-dessus), compte tenu de la situation actuelle du système d’accueil en Italie, et bien que cette situation ne soit pas comparable à celle de la Grèce, que la Cour a examinée dans le cadre de l’affaire M.S.S., l’hypothèse qu’un nombre significatif de demandeurs d’asile renvoyés vers ce pays soient privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence, n’est pas dénuée de fondement. Il appartient dès lors aux autorités suisses de s’assurer, auprès de leurs homologues italiennes, qu’à leur arrivée en Italie les requérants seront accueillis dans des structures et dans des conditions adaptées à l’âge des enfants, et que l’unité de la cellule familiale sera préservée.
121. La Cour note que, selon le gouvernement italien, les familles avec enfants sont considérées comme une catégorie particulièrement vulnérable et sont normalement prises en charge au sein du réseau SPRAR. Ce système leur garantirait l’hébergement, la nourriture, l’assistance sanitaire, des cours d’italien, l’orientation vers les services sociaux, des conseils juridiques, des cours de formation professionnelle, des stages d’apprentissage et une aide dans la recherche d’un logement autonome (paragraphe 86 ci-dessus). Cela étant, dans ses observations écrites et orales, le gouvernement italien n’a pas fourni plus de précisions sur les conditions spécifiques de prise en charge des requérants.
Il est vrai qu’à l’audience du 12 février 2014 le gouvernement suisse a indiqué que l’ODM avait été informé par les autorités italiennes qu’en cas de renvoi vers l’Italie les requérants seraient hébergés à Bologne, dans l’une des structures financées par le FER (paragraphe 75 ci-dessus). Toutefois, en l’absence d’informations détaillées et fiables quant à la structure précise de destination, aux conditions matérielles d’hébergement et à la préservation de l’unité familiale, la Cour considère que les autorités suisses ne disposent pas d’éléments suffisants pour être assurées qu’en cas de renvoi vers l’Italie, les requérants seraient pris en charge d’une manière adaptée à l’âge des enfants.
122. Il s’ensuit que, si les requérants devaient être renvoyés en Italie sans que les autorités suisses aient au préalable obtenu des autorités italiennes une garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention.
COUR DE CASSATION FRANCAISE
Cour de Cassation, chambre criminelle arrêt du 26 mars 2019, pourvoi n° 19-81731 cassation
Vu les articles 3 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, ensemble 4, 47 et 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 593 et 695-33 du code de procédure pénale ;
Attendu qu’il résulte de l’avant-dernier de ces textes que tout arrêt de la chambre de l’instruction doit comporter les motifs
propres à justifier la décision et répondre aux articulations essentielles des mémoires des parties ; que l’insuffisance ou la contradiction des motifs
équivaut à leur absence ;
Attendu par ailleurs qu’il se déduit de la combinaison des autres de ces textes
que, lorsque les informations contenues dans le mandat d’arrêt sont
insuffisantes pour permettre à la chambre de l’instruction de statuer sur la
remise de la personne recherchée dans le respect de ses droits fondamentaux,
cette juridiction est tenue de les solliciter auprès des autorités de l’État d’émission ;
Attendu que, pour écarter les moyens de la personne réclamée tirés du risque de violation de ses droits fondamentaux en raison notamment des conditions de détention dans les prisons slovènes, l’arrêt énonce que l’intéressé n’est pas demandé pour l’exécution d’une peine et qu’il n’est pas démontré qu’il serait susceptible de subir dans les prisons de Slovénie des traitements inhumains et dégradants ;
Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, sans analyser les éléments produits par la personne réclamée, tirés d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et de documents établis par les organes du Conseil de l’Europe, qui faisaient état d’un risque réel de traitement inhumain ou dégradant des personnes détenues dans l’État membre d’émission en raison des conditions générales de détention, et de carences des mécanismes de contrôle desdites conditions, afin d’évaluer si ces informations, objectives et fiables, étaient précises et dûment actualisées, et si elle devait, le cas échéant, solliciter des informations supplémentaires des autorités de l’État d’émission, la chambre de l’instruction n’a pas justifié sa décision ;
D’où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;
ILIAS ET AHMED c. HONGRIE du 21 novembre 2019 requête n° 47287/15
Sur la responsabilité de la Hongrie relativement à l’expulsion des requérants
123. Pour autant que le Gouvernement soutient que les requérants ont quitté la zone de transit de leur plein gré, ce qui peut être interprété comme un argument consistant à dire que la Hongrie n’est pas responsable de leur expulsion, la Cour observe que les autorités ont rendu une décision d’expulsion contraignante à l’égard des intéressés. Elle considère en outre que les conditions dans lesquelles ceux-ci sont retournés en Serbie montrent qu’ils ne l’ont pas fait de leur plein gré (paragraphe 40 ci‑dessus).Partant, l’expulsion des requérants du territoire hongrois est attribuable à l’État défendeur.
Les principes pertinents
a) Les principes généraux applicables dans les affaires d’expulsion
124. L’interdiction des traitements inhumains ou dégradants que consacre l’article 3 de la Convention est l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Elle est également une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention (Khlaifia et autres c. Italie no 16483/12, § 158, 15 décembre 2016).
125. Les États contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Mohammadi c. Autriche, no 71932/12, § 58, 3 juillet 2014). Ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent un droit à l’asile politique (Sharifi c. Autriche, no 60104/08, § 28, 5 décembre 2013).
126. L’expulsion, l’extradition ou toute autre mesure d’éloignement d’un étranger par un État contractant peut néanmoins soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3. En pareil cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser ou extrader la personne en question vers ce pays (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, §§ 90-91, série A no 161, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 103, série A no 215, H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III, Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 135, 11 janvier 2007, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 114, CEDH 2012).
127. Pour déterminer s’il y a des motifs sérieux de croire que le requérant courrait un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3, la Cour doit appliquer des critères rigoureux (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil 1996‑V) et il faut nécessairement que les autorités nationales compétentes, puis la Cour, procèdent à une appréciation de la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3 (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005‑I). Ces exigences impliquent que, pour tomber sous le coup de l’article 3, le mauvais traitement auquel le requérant affirme qu’il serait exposé en cas de renvoi doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause (Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001‑II).
b) Les obligations incombant à l’État lorsqu’il ordonne l’expulsion d’un demandeur d’asile vers un pays tiers sans procéder à un examen au fond de la demande d’asile
128. Dans le cadre d’affaires ayant trait à l’expulsion de demandeurs d’asile, la Cour a eu à connaître de diverses situations, notamment de décisions d’expulsion du requérant vers son pays d’origine et des risques que l’intéressé disait y courir (voir, par exemple, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, 23 mars 2016), ou encore d’expulsions vers des pays tiers et des risques connexes (voir, par exemple, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, et Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, CEDH 2014 (extraits)). Si les principes fondamentaux évoqués dans les trois paragraphes précédents s’appliquent dans tous les cas, les questions sous-jacentes et, partant, la teneur des obligations découlant de la Convention pour l’État à l’origine de la mesure d’expulsion peuvent, elles, différer selon le contexte.
129. Chaque fois qu’elle a été saisie d’affaires où les autorités avaient décidé d’expulser un demandeur d’asile vers un pays tiers, la Cour a considéré que l’État contractant restait tenu par l’obligation de ne pas expulser l’intéressé lorsqu’il existait des motifs sérieux de croire qu’une expulsion l’exposerait, directement (c’est-à-dire dans le pays tiers en question) ou indirectement (par exemple dans son pays d’origine ou dans un autre pays), à un risque de subir des traitements contraires, en particulier, à l’article 3 (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 342, 343 et 362 à 368, et les références citées).
130. Cela étant, lorsqu’un État contractant décide d’expulser un demandeur d’asile vers un pays tiers sans examiner au fond sa demande d’asile, il ne s’acquitte pas de l’obligation de ne pas exposer l’intéressé à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la même façon que lorsqu’il ordonne le renvoi de l’intéressé vers son pays d’origine.
131. Si, dans le deuxième cas, les autorités à l’origine de la mesure d’expulsion examinent la demande d’asile au fond et, partant, apprécient les risques que le demandeur d’asile dit courir dans son pays d’origine, dans le premier cas, elles doivent principalement chercher à déterminer si l’intéressé aura ou non accès à une procédure d’asile adéquate dans le pays tiers de destination. En effet, l’État à l’origine de la mesure d’expulsion part du principe que ce sera au pays tiers de destination qu’incombera la tâche d’examiner au fond la demande d’asile si pareille demande lui est présentée. Outre cette question centrale, lorsque le demandeur d’asile allègue être exposé à un risque de subir des traitements contraires à l’article 3, l’État à l’origine de la mesure d’expulsion doit également apprécier ce risque dès lors qu’il concerne, par exemple, les conditions de détention ou de vie de l’intéressé dans le pays tiers de destination.
132. La directive européenne relative aux procédures d’asile, en ses articles 33, 38 et 43, interprétés à la lumière de ses considérants 38 à 48 (paragraphes 47, 49, 53 et 55 ci-dessus), offre aux Parties contractantes auxquelles elle s’applique la possibilité d’adopter une législation interne qui permet aux autorités, dans certaines conditions, de se dispenser d’un examen au fond des demandes de protection internationale (autrement dit, de ne pas chercher à déterminer si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre à une protection internationale et, par conséquent, de ne pas examiner les risques auxquels l’intéressé est exposé dans son pays d’origine) et de se livrer plutôt à un examen de la recevabilité au sens de la directive susmentionnée de l’Union européenne, c’est-à-dire à un examen visant à déterminer, en particulier, si l’on peut raisonnablement considérer qu’un autre pays procédera à l’examen de la demande au fond ou accordera une protection au demandeur d’asile. Dans les cas où la deuxième option est choisie et où la demande est jugée irrecevable, le pays à l’origine de cette décision n’examine pas la demande au fond.
133. Ainsi que la Cour l’a dit dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Mohammadi (précitée, § 60), qui concernait l’expulsion d’un demandeur d’asile depuis un État membre de l’Union européenne vers un autre et l’application du règlement Dublin II, l’État à l’origine de la mesure d’éloignement doit s’assurer que la procédure d’asile du pays intermédiaire offre des garanties suffisantes pour éviter que le demandeur d’asile concerné ne soit expulsé directement ou indirectement vers son pays d’origine sans une évaluation appropriée, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, des risques auxquels il serait exposé (voir aussi M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 358, Sharifi, précité, § 30, T.I. c. Royaume-Uni (déc.), no 43844/98, CEDH 2000‑III, et K.R.S. c. Royaume-Uni (déc.), no 32733/08, 2 décembre 2008).
134. La Cour ajoute que dans tous les cas où un État contractant ordonne l’expulsion d’un demandeur d’asile vers un pays tiers intermédiaire sans examiner au fond la demande de l’intéressé, que le pays tiers de destination soit ou non un État membre de l’Union européenne ou un État partie à la Convention, il doit procéder à un examen approfondi visant à déterminer s’il existe un risque réel que l’intéressé se voie refuser, dans le pays tiers de destination, l’accès à une procédure d’asile adéquate qui le protège contre le refoulement. Dès lors qu’il est établi que les garanties à cet égard sont insuffisantes, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser le demandeur d’asile vers le pays tiers concerné.
135. Le gouvernement défendeur, appuyé par les gouvernements bulgare et russe, considère apparemment que l’obligation évoquée ci-dessus est inexistante lorsque – ce qu’il estime être le cas en l’espèce – les personnes concernées sont non pas de véritables demandeurs d’asile mais des migrants qui ne risquent pas de subir des mauvais traitements dans leur pays d’origine (paragraphes 108 à 111, 118 et 120 ci-dessus).
136. La Cour observe que les États contractants sont libres, sous réserve du respect de leurs engagements internationaux, de rejeter une demande d’asile et de renvoyer un demandeur d’asile vers son pays d’origine ou vers un pays tiers acceptant de le recevoir lorsque la demande d’asile en question est dénuée de fondement ou, a fortiori, lorsque l’intéressé ne peut prétendre de manière défendable qu’il court un risque nécessitant l’octroi d’une protection. La forme que doit prendre l’examen du bien-fondé de la demande dépend naturellement de la gravité des griefs soulevés et des éléments de preuve présentés.
137. Cela étant, il importe de ne pas perdre de vue que lorsqu’un État contractant ordonne l’expulsion d’un demandeur d’asile vers un pays tiers sans examiner sa demande au fond, il est impossible de savoir si l’intéressé risque de subir des traitements contraires à l’article 3 dans son pays d’origine ou s’il s’agit simplement d’un migrant économique. C’est uniquement à l’issue d’une procédure judiciaire donnant lieu à une décision que les autorités peuvent formuler à cet égard un constat sur lequel elles peuvent s’appuyer. En l’absence de pareil constat, l’expulsion vers un pays tiers doit être précédée d’un examen approfondi de la question de savoir si la procédure d’asile du pays tiers de destination offre des garanties suffisantes pour éviter que le demandeur d’asile ne soit expulsé directement ou indirectement vers son pays d’origine sans une évaluation appropriée des risques auxquels pareille mesure l’exposerait sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Contrairement à ce que soutient le gouvernement défendeur, le fait de constater a posteriori, dans le cadre d’une procédure interne ou internationale, que l’intéressé ne courait pas de risques dans son pays d’origine, ne peut servir à exonérer rétrospectivement l’État de l’obligation procédurale décrite ci-dessus. S’il en allait autrement, des demandeurs d’asile exposés à un péril mortel dans leur pays d’origine pourraient être expulsés sommairement, en toute légalité, vers des pays tiers « non sûrs ». Concrètement, l’interdiction des mauvais traitements se verrait ainsi vidée de son sens dans les cas d’expulsion de demandeurs d’asile.
138. La Cour reconnaît que, comme l’affirme le gouvernement défendeur, il arrive que des personnes qui n’ont pas besoin de protection dans leur pays d’origine abusent du droit d’asile. Elle estime néanmoins que les États peuvent faire face à ce problème sans mettre à mal les garanties contre les mauvais traitements consacrées par l’article 3. S’ils choisissent d’ordonner des mesures d’expulsion vers un pays tiers sûr sans examiner au préalable les demandes d’asile au fond, il leur suffit de procéder à un examen approfondi du système d’asile du pays en question afin de déterminer si celui-ci traitera les demandes d’asile de manière appropriée. Ils peuvent par ailleurs choisir, ainsi que la Cour l’a dit plus haut, de rejeter à l’issue d’un examen au fond les demandes d’asile dénuées de fondement lorsque les risques pertinents n’ont pas été établis dans le pays d’origine des demandeurs.
c) Nature et teneur de l’obligation de vérifier que le pays tiers est un pays « sûr »
139. S’appuyant sur les principes bien établis qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 3 de la Convention en matière d’expulsion de demandeurs d’asile, la Cour considère que de l’obligation énoncée ci‑dessus découle celle, pour les autorités internes appliquant la notion de « pays tiers sûr », de procéder à un examen minutieux des conditions applicables dans le pays tiers concerné et, en particulier, de l’accessibilité et de la fiabilité de son système d’asile (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 344-359 et §§ 365-368). Les recommandations du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, les lignes directrices adoptées par cet organe (paragraphes 61 à 63 ci-dessus) et la Résolution 1471 (2005) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (paragraphe 64 ci‑dessus) peuvent être pertinentes à cet égard.
140. En outre, un certain nombre de principes développés dans la jurisprudence de la Cour concernant l’appréciation des risques auxquels un demandeur d’asile serait exposé en cas d’expulsion vers son pays d’origine s’appliquent également, mutatis mutandis, à l’examen par les autorités internes de la question de savoir si un pays tiers par lequel un demandeur d’asile est arrivé est « sûr » (voir la démarche suivie dans M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 346-352 et 358-359).
141. En particulier, s’il incombe à la personne qui sollicite l’asile d’invoquer, justificatifs à l’appui, les éléments de sa situation personnelle, dont les autorités internes ne peuvent avoir connaissance, les autorités doivent quant à elles procéder d’office, sur la base des conditions du moment, à une appréciation, notamment, de l’accessibilité et du fonctionnement du système d’asile du pays de destination ainsi que des garanties qu’il offre dans la pratique. Les autorités internes doivent se livrer à cet exercice en s’appuyant principalement sur les faits connus d’elles au moment de l’expulsion, mais elles ont également l’obligation de rechercher à cet effet toutes les informations pertinentes généralement disponibles (Sharifi, précité, §§ 31 et 32). Elles sont en principe réputées avoir connaissance des défaillances générales abondamment décrites dans des rapports fiables émanant notamment du HCR, du Conseil de l’Europe et des organes de l’Union européenne (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 346-350 ; voir également, mutatis mutandis, F.G. c. Suède, précité, §§ 125-127). L’État à l’origine de la mesure d’expulsion ne peut pas simplement présumer que le demandeur d’asile, une fois dans le pays tiers de destination, sera traité conformément aux standards conventionnels. Il doit au contraire s’enquérir de la manière dont les autorités de ce pays appliquent en pratique la législation en matière d’asile (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 359).
La tâche incombant à la Cour à la lumière des principes énoncés ci‑dessus et des circonstances de l’espèce
142. Ainsi qu’il a été noté ci-dessus, la teneur des obligations découlant de l’article 3 pour l’État ordonnant l’expulsion n’est pas la même selon que le pays de destination est le pays d’origine du demandeur d’asile ou un pays tiers, et, dans ce deuxième cas, selon que l’État ordonnant l’expulsion a ou non procédé à un examen au fond de la demande d’asile. Partant, la tâche de la Cour varie en principe en fonction de ces différents types de cas, sous réserve des griefs soulevés par le requérant concerné.
143. En l’espèce, s’appuyant sur l’article 51 de la loi hongroise relative à l’asile (paragraphe 41 ci-dessus), qui prévoyait l’irrecevabilité des demandes d’asile dans certains cas et reflétait les choix opérés par la Hongrie dans le cadre de la transposition du droit applicable de l’Union européenne, les autorités internes n’ont pas procédé à un examen au fond des demandes d’asile des requérants – c’est-à-dire qu’elles n’ont pas cherché à déterminer si les intéressés risquaient d’être soumis à des mauvais traitements dans leur pays d’origine, le Bangladesh –, mais elles ont déclaré ces demandes irrecevables au motif que les requérants arrivaient de Serbie qui, d’après elles, était un pays tiers sûr et pouvait donc se charger de l’examen au fond des demandes d’asile des intéressés (paragraphes 23, 34 et 36 ci-dessus).
144. En conséquence, le grief fondé par les requérants sur l’article 3 (paragraphe 100 ci-dessus) consiste en substance à dire qu’ils ont été expulsés en dépit de la présence d’éléments montrant clairement qu’en Serbie ils n’auraient pas accès à une procédure d’asile adéquate apte à les protéger contre un refoulement. En l’espèce, la Cour a avant tout pour tâche d’examiner ce grief principal (pour une approche similaire, voir Babajanov c. Turquie, no 49867/08, § 43 in fine, 10 mai 2016, et Sharifi, précité, § 33).
145. Les autorités hongroises ayant pris la décision litigieuse d’expulser les requérants vers la Serbie sans tenir compte de la situation au Bangladesh et sans examiner au fond les demandes d’asile des intéressés, la Cour n’a pas à rechercher si ceux-ci risquaient de subir des mauvais traitements dans leur pays d’origine. Pareille analyse serait en effet sans rapport avec la question de savoir si, en l’espèce, l’État défendeur s’est acquitté de ses obligations procédurales découlant de l’article 3.
146. À cet égard, la Cour ne perd pas de vue que dans certaines affaires dans lesquelles des demandeurs d’asile avaient été expulsés vers des pays tiers intermédiaires sans que leurs demandes d’asile n’eussent été examinées au fond par l’État à l’origine de la mesure, elle a dit que le grief des requérants relatif aux risques qu’ils affirmaient courir dans leur pays d’origine était défendable, ce qui pourrait être interprété comme une prise de position de la Cour, dans le contexte de l’article 3 de la Convention, sur la question du caractère défendable ou non des allégations concernant l’existence de risques dans le pays d’origine (voir, parmi d’autres, T.I. c. Royaume-Uni, décision précitée, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 344, mais aussi, a contrario, la démarche suivie dans Mohammadi, précité, §§ 64-75, Sharifi, précité, §§ 26-39, Tarakhel, précité, §§ 93-122, et Mohammed Hussein et autres c. Pays-Bas et Italie (déc.), no 27725/10, §§ 62-79, 2 avril 2013).
147. En l’espèce, la Grande Chambre, qui a eu l’avantage de prendre connaissance des observations des parties consacrées spécifiquement à cette question, considère que la Cour n’a pas à agir comme une juridiction de première instance et à examiner des aspects du fond des demandes d’asile là où l’État défendeur a décidé – légitimement – de ne pas se pencher dessus et qu’il s’est appuyé pour prendre la décision d’expulsion litigieuse sur l’application de la notion de « pays tiers sûr ». La question de savoir s’il existait ou non une allégation défendable selon laquelle le demandeur d’asile courait un risque de subir des traitements contraires à l’article 3 dans son pays d’origine est pertinente dès lors que l’État à l’origine de la mesure d’expulsion a examiné le risque en question.
148. Il s’ensuit que, eu égard aux faits de la cause et aux griefs que les requérants soulèvent relativement à la démarche des autorités hongroises, qu’ils estiment défaillante, la Cour doit chercher à déterminer : 1) si les autorités ont tenu compte, d’office et de manière appropriée, des informations générales disponibles sur la Serbie et son système d’asile et 2) si les requérants se sont vu offrir une possibilité suffisante de démontrer que la Serbie n’était pas un pays tiers sûr dans leur cas.
149. Enfin, la Cour pourra également être amenée à examiner le grief des requérants selon lequel les autorités hongroises n’ont pas tenu compte des conditions d’accueil, inadéquates selon eux, des demandeurs d’asile en Serbie (voir, par exemple, Tarakhel, précité, § 105).
150. L’examen par la Cour de ces questions doit être guidé par le principe, découlant de l’article 1 de la Convention, selon lequel ce sont les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. La Cour n’a pas à substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions nationales. Elle doit cependant estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives (voir, mutatis mutandis, F.G. c. Suède, précité, §§ 117 et 118).
Sur la question de savoir si les autorités hongroises ont respecté leur obligation procédurale découlant de l’article 3
151. La Cour observe que, dans le cas des requérants, les autorités hongroises se sont appuyées sur une liste de « pays tiers sûrs » qui avait été établie par voie de décret gouvernemental (no 191/2015. (VII.21.)) (paragraphe 44 ci-dessus) et qui a eu pour effet d’instaurer une présomption selon laquelle les pays y figurant étaient « sûrs ».
152. La Convention n’interdit pas aux États contractants d’établir des listes de pays présumés sûrs pour les demandeurs d’asile. Les États membres de l’Union européenne le font, notamment, conformément aux conditions énoncées aux articles 38 et 39 de la directive relative aux procédures d’asile (paragraphes 53 et suiv. ci-dessus). La Cour considère toutefois qu’une présomption qu’un pays donné est « sûr », dès lors qu’elle sert de fondement à une décision concernant un demandeur d’asile, doit être suffisamment étayée en amont par une analyse de la situation qui règne dans le pays et, en particulier, du système d’asile qui y est en vigueur.
153. La présomption dont il s’agit en l’espèce fut instaurée en juillet 2015, lorsque la Hongrie révisa sa position et déclara que la Serbie était un pays tiers sûr.Les arguments avancés par le Gouvernement devant la Grande Chambre paraissent confirmer que ce changement était exclusivement motivé par la considération que la Serbie était liée par les traités internationaux pertinents, qu’en sa qualité de candidat à l’adhésion à l’Union européenne, elle bénéficiait d’une aide destinée à lui permettre d’améliorer son système d’asile, et que, pour faire face à une vague migratoire sans précédent, les autorités devaient prendre des mesures (paragraphe 112 ci-dessus).
154. La Cour note toutefois que, dans les observations qu’il lui a communiquées, le gouvernement défendeur n’a présenté aucun élément démontrant que, dans le cadre du processus décisionnel qui a conduit en 2015 à l’instauration de cette présomption, les autorités ont procédé à un examen approfondi du risque pour les demandeurs d’asile visés par une décision d’expulsion vers la Serbie de ne pas avoir dans ce pays un accès effectif à une procédure d’asile et, notamment, du risque de refoulement.
155. La Cour ne perd pas de vue les difficultés auxquelles les autorités hongroises ont dû faire face en 2015 lorsqu’un très grand nombre de ressortissants étrangers cherchant à bénéficier d’une protection internationale ou à passer en Europe de l’Ouest sont arrivés à la frontière hongroise. Néanmoins, la nature absolue de l’interdiction des mauvais traitements consacrée par l’article 3 de la Convention impose de procéder à un examen adéquat des risques auxquels les intéressés seraient exposés dans le pays tiers concerné.
156. Se penchant sur l’appréciation individuelle à laquelle l’autorité compétente en matière d’asile et la juridiction interne se sont livrées dans le cas des requérants, la Cour observe que dans leurs décisions respectives les deux instances se sont référées à la présomption évoquée ci-dessus mais aussi à des informations largement disponibles concernant l’existence alléguée de certains risques en Serbie, et qu’elles ont cherché à déterminer si les requérants étaient exposés à un risque particulier compte tenu de leur situation personnelle (paragraphes 34 et 36 ci-dessus).
157. La Cour observe en outre qu’au cours de la procédure, les requérants, qui étaient tous deux assistés d’un avocat, ont eu la possibilité d’exposer des arguments contre les première et deuxième décisions de l’autorité compétente en matière d’asile. Leurs avocats ont d’ailleurs présenté des observations écrites et orales détaillées devant la juridiction interne. Tout au long de la procédure d’asile, les requérants ont pu communiquer avec les autorités et le tribunal par l’intermédiaire d’un interprète en langue ourdoue, qu’ils comprenaient (paragraphes 26 à 28 et 30 à 35 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour n’est pas disposée à accorder beaucoup d’importance aux allégations formulées par les requérants relativement à la question du respect des délais et de l’existence de déficiences d’ordre technique.
158. La Cour n’est cependant pas convaincue par l’argument du gouvernement défendeur selon lequel les autorités administratives et la juridiction interne ont examiné de manière approfondie les informations générales à leur disposition concernant le risque pour les requérants d’être automatiquement refoulés de Serbie, sans accès effectif à une procédure d’asile. En particulier, il apparaît que les autorités n’ont pas suffisamment tenu compte d’informations générales qui tendaient à montrer qu’au moment des faits les demandeurs d’asile expulsés vers la Serbie couraient un risque réel de faire l’objet d’un refoulement arbitraire vers la République de Macédoine du Nord puis vers la Grèce, et qu’ils risquaient donc d’être soumis en Grèce à des conditions incompatibles avec l’article 3.
159. S’il est vrai, comme l’affirme le gouvernement défendeur, que les statistiques relatives au taux de demandes d’asile ayant abouti en Serbie ou d’autres données similaires sont faussées par le fait qu’un grand nombre de demandeurs ne restent pas en Serbie mais cherchent à gagner l’Europe de l’Ouest, il apparaît que d’autres éléments fiables n’ont pas été pris en compte par les autorités hongroises. En particulier, les conclusions du rapport publié par le HCR en août 2012 (confirmées par le rapport de mai 2016) (paragraphe 73 ci-dessus) et d’autres sources disponibles (paragraphes 69 et 77 ci-dessus) montrent qu’il existait un risque important de refoulement de Serbie : insuffisance dans ce pays, à l’époque des faits, des capacités et ressources administratives propres à permettre un examen des demandes d’asile conforme aux standards internationaux et à protéger les demandeurs contre les risques de refoulement ; récits de cas où des étrangers revenus en Serbie après être passés en Hongrie furent directement conduits en autocar jusqu’à la frontière avec la Macédoine du Nord ; récits de cas où des personnes réadmises en Serbie après un passage en Hongrie se virent refuser le droit d’y déposer une demande d’asile ; informations selon lesquelles les autorités serbes appliquaient automatiquement la liste des pays tiers sûrs dans le cas des demandeurs passés, entre autres, par la Macédoine du Nord et la Grèce. Les informations concernant les risques importants évoqués ci-dessus furent confirmées ultérieurement (paragraphes 68 et 75 ci-dessus).
160. D’après la Cour, l’autorité compétente en matière d’asile et la juridiction interne se sont bornées à évoquer brièvement le rapport du HCR et les autres informations pertinentes, sans traiter sur le fond ou de manière suffisamment approfondie les risques concrets qui y étaient recensés, et, en particulier, le risque d’expulsion arbitraire que couraient les requérants en l’espèce (paragraphes 34 et 36 ci-dessus). Certes, ceux-ci ont eu la possibilité de déposer des observations détaillées au cours de la procédure interne et ils étaient tous deux assistés d’un avocat. Néanmoins, la Cour n’est pas convaincue que cela signifie que les autorités internes ont prêté une attention suffisante aux risques de déni d’accès à une procédure d’asile effective en Serbie.
161. Il importe également de noter que le risque de refoulement arbitraire de Serbie vers d’autres pays aurait pu être atténué dans le cas particulier des requérants si leur retour avait été organisé de manière ordonnée par les autorités hongroises ou s’il avait fait l’objet de négociations entre les autorités serbes et les autorités hongroises. Or, les requérants n’ont pas été renvoyés en Serbie sur le fondement d’un accord avec les autorités serbes : ils ont été forcés à traverser la frontière pour retourner en Serbie, sans qu’aucun effort n’eût été fait pour obtenir des garanties (voir le paragraphe 40 ci-dessus, ainsi que le critère « d » des lignes directrices, citées au paragraphe 63 ci-dessus, adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe en 2009). Cette façon de procéder a eu pour effet d’accroître le risque pour les requérants de se voir refuser l’accès à la procédure d’asile en Serbie et, partant, le risque de refoulement arbitraire de Serbie vers la Macédoine du Nord puis vers la Grèce (voir, par exemple, Tarakhel, précité, §§ 120 à 122, où, dans les circonstances de la cause, la Cour a jugé déterminante pour la violation potentielle de l’article 3 la question de l’obtention par les autorités suisses de garanties de la part des autorités italiennes).
162. Enfin, pour autant que le Gouvernement soutient que toutes les parties à la Convention, dont la Serbie, la Macédoine du Nord et la Grèce, sont soumises aux mêmes obligations, et que la Hongrie ne devrait pas avoir à supporter une charge supplémentaire pour pallier les déficiences des systèmes d’asile de ces pays, la Cour considère que cet argument ne suffit pas à justifier le non-respect par la Hongrie, qui a choisi de ne pas examiner au fond les demandes d’asile des requérants, de son obligation procédurale découlant du caractère absolu de l’interdiction des mauvais traitements énoncée à l’article 3 de la Convention (voir la démarche adoptée par la Cour dans M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité ; voir aussi Tarakhel, précité, §§ 104 et 105, et Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, § 193, 13 décembre 2016).
163. En résumé, étant donné notamment que la décision du Gouvernement d’instituer la présomption générale que la Serbie était un pays tiers sûr n’était pas suffisamment étayée, que les décisions d’expulsion rendues en l’espèce ne tenaient pas compte des constats fiables du HCR concernant un risque réel de déni d’accès à une procédure d’asile effective en Serbie et de refoulement arbitraire de Serbie vers la Macédoine du Nord puis vers la Grèce, et que les autorités hongroises ont accru le risque auquel les requérants étaient exposés en les incitant à entrer illégalement sur le territoire serbe plutôt que de négocier leur retour de manière ordonnée, la Cour estime que l’État défendeur, avant d’expulser les requérants, ne s’est pas acquitté de son obligation procédurale découlant de l’article 3 de la Convention d’évaluer les risques pour les requérants de subir un traitement contraire à cette disposition.
164. Ces considérations suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
165. À la lumière de ce constat, la Cour juge inutile de rechercher s’il y a également eu violation de l’article 3 au motif que les autorités hongroises n’auraient pas tenu compte du risque pour les requérants d’être soumis en tant que demandeurs d’asile à des conditions d’accueil inadéquates en Serbie (paragraphe 149 ci-dessus).
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3 RELATIVEMENT AUX RECOURS INTERNES FORMÉS PAR LES REQUÉRANTS CONTRE LEUR EXPULSION VERS LA SERBIE
166. Les requérants allèguent que les recours internes formés par eux contre leur expulsion étaient ineffectifs, en violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention. L’article 13 est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
167. Concernant ce grief, la chambre a décidé qu’il n’était pas nécessaire d’en examiner la recevabilité ou le fond (paragraphes 126 et 127 de l’arrêt de la chambre).
168. En conséquence, il semble qu’il y ait controverse entre les parties sur la question de savoir si, bien que n’ayant pas été déclaré recevable par la chambre, ce grief fait partie de l’objet du litige déféré à la Grande Chambre. Les requérants considèrent que rien n’empêche la Grande Chambre de l’examiner. Dans ses observations écrites, le Gouvernement s’est borné à traiter les griefs déclarés recevables par la chambre. Dans ses observations orales, il a indiqué que le grief en question ne lui avait jamais été communiqué.
169. La situation en l’espèce est particulière en ce que la chambre ne s’est pas prononcée sur la recevabilité de ce grief. Se pose donc la question de savoir si un grief qui n’a été ni déclaré irrecevable ni déclaré recevable par la chambre relève de l’objet de l’affaire telle que déférée à la Grande Chambre dans le cadre de la procédure prévue par l’article 43 de la Convention.
170. Dans le contexte du système de la Convention antérieur à l’entrée en vigueur du Protocole no 11, lorsqu’un organe distinct, l’ancienne Commission, examinait la recevabilité des requêtes, le raisonnement de la Cour quant à l’objet de l’affaire dont elle était saisie était exposé dans les termes suivants (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 106, série A no 39) :
« [L]’étendue de l’« affaire » (...) se trouve (...) délimitée (...) par la décision de recevabilité. Sous réserve de son article 29 [dans sa version en vigueur au moment des faits] et de l’hypothèse d’une radiation partielle du rôle, la Convention ne laisse place à aucun rétrécissement ultérieur du champ du litige de nature à déboucher sur un règlement judiciaire. À l’intérieur du cadre ainsi tracé, la Cour peut connaître de toute question de fait ou de droit surgissant pendant l’instance engagée devant elle ; seul échappe à sa compétence l’examen des griefs jugés irrecevables par la Commission. »
171. Après l’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention, la question de l’étendue de l’affaire déférée à la Grande Chambre dans le cadre de la procédure prévue à l’article 43 s’est posée pour la première fois dans l’affaire K. et T. c. Finlande ([GC], no 25702/94, §§ 137 à 141, CEDH 2001‑VII), dans laquelle les parties estimèrent que la Grande Chambre devait uniquement connaître de griefs ayant fait l’objet d’une demande de renvoi. La Grande Chambre a conclu que « « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre [en vertu de l’article 43 de la Convention] englobe (...) tous les aspects de la requête que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt, pas uniquement la « question » grave qui a motivé le renvoi ». (ibidem, § 140). Elle a également ajouté « dans un souci de clarification » que l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre « est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable » (ibidem, § 141).
172. Cette formulation a été reprise dans plusieurs arrêts ultérieurs (Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 41, CEDH 2006‑XII, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 109, CEDH 2007‑IV, et Kovačić et autres c. Slovénie [GC], nos 44574/98 et 2 autres, § 194, 3 octobre 2008). La Cour a également dit que l’étendue de l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre se trouve « délimitée par la décision de la chambre sur la recevabilité » (Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, §§ 35 à 37, CEDH 2002‑V, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, §§ 23 et 24, CEDH 2003‑V, et Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004‑III).
173. Dans un nombre important d’affaires qui lui ont été déférées sur renvoi, la Grande Chambre a été saisie de demandes de réexamen de griefs déclarés irrecevables par une chambre. Dans les arrêts qu’elle a rendus dans le cadre de pareilles affaires, la Grande Chambre a souvent ajouté un libellé plus spécifique pour préciser qu’elle « ne peut pas examiner les parties de la requête qui ont été déclarées irrecevables » (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 234, CEDH 2012 (extraits), et Murray, précité, § 86). Dans certains arrêts, elle a également dit que « la Grande Chambre peut se pencher sur la totalité de l’affaire dans la mesure où elle a été déclarée recevable » (Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no 60654/00, § 61, CEDH 2007‑I, Kurić et autres, précité, § 235, et Herrmann c. Allemagne [GC], no 9300/07, § 38, 26 juin 2012) ou qu’elle « ne peut se pencher sur l’affaire que dans la mesure où elle a été déclarée recevable » (Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, §§ 53 à 55, 3 avril 2012, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 78, 21 juin 2016, et Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 56, 5 avril 2018).Il convient toutefois de noter que cette formulation a été utilisée relativement à des griefs déclarés irrecevables par la chambre (dans presque tous les cas) ou à une demande de réexamen d’une décision de renvoi prise par le collège (Pisano c. Italie (radiation) [GC], no 36732/97, § 27, 24 octobre 2002). Il apparaît qu’elle n’a pas été employée relativement à des griefs dont la chambre n’avait pas examiné la recevabilité.
174. Il ressort de l’analyse de la jurisprudence exposée ci-dessus que le fait que la Cour ait maintes fois considéré la décision de recevabilité de la chambre comme l’acte délimitant l’étendue de l’affaire déférée à la Grande Chambre dans le cadre de la procédure de renvoi s’explique en partie par le système de la Convention tel qu’il existait avant l’entrée en vigueur du Protocole no 11 et en partie par le fait que, dans la grande majorité des arrêts pertinents, la Grande Chambre a eu à statuer sur des demandes de réexamen de griefs déclarés irrecevables. On ne saurait dire que par ce libellé la Cour entendait affirmer que la Grande Chambre ne peut connaître de griefs n’ayant été ni déclarés irrecevables ni déclarés recevables par une chambre.
175. La Cour relève également que le fait d’exclure du champ de l’affaire déférée à la Grande Chambre des griefs déclarés irrecevables peut être considéré comme découlant de la jurisprudence bien établie selon laquelle une décision d’irrecevabilité est définitive (voir, par exemple, Budrevich c. République tchèque, no 65303/10, § 73, 17 octobre 2013). Il n’existe en revanche aucune décision définitive ayant pour effet de clore l’examen d’un grief qui n’a pas été déclaré irrecevable.
176. La Cour rappelle en outre qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil 1998‑I, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 114, 20 mars 2018) et, de surcroît, qu’elle peut décider de ne pas examiner séparément un grief donné, au motif qu’il se confond ou a des liens étroits avec un grief sur lequel elle a déjà statué. C’est en effet sur ce principe que se fonde en l’espèce la décision de la chambre de n’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief formulé sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 3 relativement aux recours internes formés par les requérants contre leur expulsion vers la Serbie.
177. La Cour estime par conséquent qu’une approche trop rigide de la délimitation de l’étendue de l’affaire déférée à la Grande Chambre pourrait nuire à sa qualité de maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause relativement aux griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables. En outre, considérer qu’un grief qui n’a pas été déclaré irrecevable par la chambre ne relève pas de l’objet de l’affaire déférée à la Grande Chambre reviendrait de facto à le rejeter comme irrecevable. La Cour ne peut accepter pareille issue, qui aurait pour effet d’empêcher la Grande Chambre d’apprécier la recevabilité du grief en question dans une situation où la chambre, sans indiquer pourquoi, s’est abstenue d’examiner ce point.
178. La Cour estime par conséquent que le grief fondé sur l’article 13 combiné avec l’article 3 relativement aux déficiences procédurales que les requérants estiment avoir entaché l’examen de leurs demandes d’asile et des recours formés par eux contre les décisions de l’autorité compétente en matière d’asile relève de l’objet du litige porté devant la Grande Chambre.
179. Dès lors, toutefois, qu’elle a constaté une violation de l’article 3 de la Convention (paragraphes 163 et 164 ci-dessus), la Grande Chambre considère avec la chambre qu’étant donné que les allégations des requérants relatives aux déficiences procédurales qu’ils estiment avoir entaché l’examen de leurs demandes d’asile et des recours formés par eux contre les décisions de l’autorité compétente en matière d’asile ont fait l’objet d’un examen suffisant sur le terrain de l’article 3, il n’y a pas lieu de statuer sur la recevabilité et le fond du grief formulé sous l’angle de l’article 13 relativement à ces déficiences alléguées.
Kebe et autres c. Ukraine du 12 janvier 2017 requête n o 12552/12
Violation de l’article 13 (droit à un recours effectif), en combinaison avec l’article 3, de la Convention européenne des droits de l’homme ; et Non-violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention Des gardes-frontières ont illégalement entravé une demande d’asile.
L’affaire concernait les démarches faites par les requérants afin d’obtenir l’asile en Ukraine. Ces derniers soutenaient que, à l’arrivée de leur navire arrivé au port de Mykolayiv, des gardesfrontières les avaient empêchés d’entrer sur le territoire ukrainien et de former leurs demandes d’asile, et les avaient exposés ainsi à un risque de mauvais traitements dans leur pays d’origine en s’assurant qu’ils demeurent à bord du navire (censé faire voile vers l’Arabie Saoudite). Ils estimaient également n’avoir eu aucune possibilité d’user de voies de droit internes pour s’y opposer. La Cour a rayé la requête de son rôle à l’égard de deux des requérants : l’un était décédé au cours de la procédure (et aucun membre de sa famille n’avait demandé à poursuivre la requête) et l’autre avait cessé tout contact avec son avocat depuis 2014. Pour ce qui est du requérant restant, la Cour a rejeté son grief de mauvais traitement. Elle a jugé que, après l’indication par elle d’une mesure provisoire en mars 2012, ce requérant avait été autorisé à quitter le navire et à former une demande d’asile en Ukraine. Il n’était donc plus exposé à un risque immédiat de mauvais traitements dans son pays d’origine. Cependant, la Cour a estimé qu’il y avait eu violation de son droit à un recours effectif garanti par l’article 13. Avant l’intervention de la Cour, les gardes-frontières l’avaient empêché de débarquer, et il risquait ainsi d’être expulsé d’Ukraine à tout moment sans que son grief de mauvais traitements soit examiné par les autorités.
Les requérants sont M. Solomon Alemu Kebe et M. Efrem Tadese Girma, de nationalité érythréenne, et M. Tesfaye Welde Adane, de nationalité éthiopienne, nés en 1984, 1988 et 1987, respectivement. M. Kebe habite actuellement à Odessa. M. Adane a quitté l’Ukraine pour l’Éthiopie le 23 novembre 2014. On ignore actuellement où il se trouve. M. Girma est décédé le 6 mars 2015. Au cours des années 2000 ou vers celles-ci, les trois requérants quittèrent tous l’Éthiopie ou l’Érythrée pour Djibouti. Selon eux, ils séjournèrent à Djibouti illégalement, craignant de revenir dans leurs pays d’origine de peur d’y être persécutés. Aussi, en janvier 2012, ils s’embarquèrent clandestinement sur un navire commercial battant pavillon maltais. Ils auraient eu pour intention de demander l’asile dans tout autre pays que Djibouti ou leurs pays d’origine. En février 2012, le navire mouilla au port de Mykolayiv, en Ukraine. Des gardes-frontières ukrainiens et une juriste d’une ONG locale montèrent à bord pour y rencontrer des requérants. Ces derniers disent qu’ils ont déclaré aux gardes-frontières qu’ils souhaitaient demander l’asile en Ukraine et commencé à rédiger leurs demandes à cette fin, mais que les gardes-frontières leur ont dit qu’ils ne pouvaient accepter ces demandes, le navire dans lequel ils étaient arrivés battant pavillon étranger. Les gardes-frontières se seraient appuyés sur le même motif pour empêcher les requérants de quitter le navire et la juriste de l’ONG aurait été priée de débarquer. Selon le Gouvernement, les requérants n’ont formé aucune demande d’asile et n’ont pas exprimé l’intention d’en présenter une. Le navire était censé partir le 3 mars 2012 à destination de l’Arabie Saoudite. La veille du départ, la juriste de l’ONG introduisit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme. Elle demandait l’adoption de mesures provisoires en vertu de l’article 39 du règlement, par lesquelles la Cour indiquerait au Gouvernement que les requérants devaient être autorisés à quitter le navire et avoir accès à un avocat et à une assistance juridique. Elle soutenait que, si les requérants devaient être contraints de se rendre en Arabie Saoudite, il y avait un risque réel que les autorités leur ordonnent de retourner dans leurs pays d’origine, où ils subiraient de mauvais traitements. La demande fut accueillie ce jour même et, le 3 mars 2012, les requérants furent autorisés à quitter le navire et à entrer sur le territoire ukrainien. Les requérants formèrent à ce moment-là des demandes d’asile, mais les parties n’ont pas informé la Cour de ce qu’il en est advenu. Il apparaît que les requérants ont formé de nouvelles demandes d’asile en 2014. Cependant, elles furent toutes rejetées par le département régional du service des migrations à Odessa. M. Adane ne forma aucun recours contre la décision le concernant et regagna l’Éthiopie en novembre 2014. M. Girma attaqua la décision le concernant mais il fut mis fin à la procédure après son décès en mars 2015. M. Kebe forma lui aussi un recours et le tribunal administratif d’Odessa en demeure saisi.
Radiation du rôle
La Cour raye de son rôle la requête de M. Girma au motif qu’il est décédé en mars 2015 et qu’aucun de ses proches n’a avisé la Cour qu’il souhaitait poursuivre cette requête. Elle en fait de même à l’égard de la requête de M. Adane au motif que celui-ci ne souhaitait plus poursuivre sa requête étant donné qu’il avait mis fin à tout contact avec son avocat après son départ d’Ukraine en 2014.
Juridiction (article 1)
Le Gouvernement soutient que M. Kebe ne se trouvait pas sous la juridiction de l’Ukraine au moment des faits puisqu’il était à bord d’un navire battant pavillon maltais. La Cour rejette cette exception. Elle conclut que M. Kebe était passé sous la juridiction de l’Ukraine au sens de l’article 1 par l’effet du contrôle exercé sur lui par les gardes-frontières ukrainiens, pour autant que celui-ci eût pour objet son éventuelle entrée sur le territoire ukrainien et l’exercice de ses droits garantis par la Convention.
Article 3 (interdiction des mauvais traitements) M. Kebe avait initialement tiré grief de mauvais traitements contraires à l’article 3, en l’occurrence le refus par les autorités ukrainiennes de l’autoriser à débarquer en Ukraine ou de former une demande d’asile, et le risque pour lui de mauvais traitements à raison de son départ imminent vers l’Arabie Saoudite. Cependant, après l’indication par la Cour d’une mesure provisoire au titre de l’article 39 du règlement, il a été autorisé à quitter le navire et à former une demande d’asile en Ukraine. Bien que ce litige ne soit pas encore tranché (parce qu’il est encore en cours d’examen), il n’est plus exposé à un risque immédiat d’expulsion. Au vu de ces éléments, il n’a plus qualité de « victime » eu égard à son grief de mauvais traitement fondé sur l’article 3. La Cour rejette donc ce volet de la requête.
Article 13 (droit à un recours effectif) en combinaison avec l’article 3
Bien que M. Kebe ait finalement eu accès à une procédure d’asile, ce n’avait pas été le cas antérieurement à la mesure provisoire indiquée par la Cour. Celle-ci estime que les gardes-frontières ne lui ont offert aucune possibilité de demander une demande d’asile alors qu’il se trouvait à bord du navire. En particulier, ils ne lui ont donné aucune information sur les procédures d’asile en Ukraine, ils n’ont tenu aucun compte de son besoin de protection internationale et ils lui ont dit qu’ils ne pouvaient accepter des demandes d’asile. De plus, leur décision interdisant à M. Kebe d’entrer en Ukraine était immédiatement exécutoire, celui-ci risquant alors d’être expulsé à tout moment sans que son grief de mauvais traitement soit examiné par les autorités. Ainsi, il ne s’est vu offert aucun recours effectif eu égard à ses griefs tirés du risque d’expulsion du territoire ukrainien, en violation de l’article 13 en combinaison avec l’article 3.
G.S. c. Bulgarie du 4 avril 2019 requête n° 36538/17
Violation de l'article 3 : Le fouet n'est pas une sanction acceptable dans un Etat démocratique. La Cour constate en particulier que les tribunaux bulgares se sont contentés de supposer que la seule peine dont le requérant était passible en Iran était l’emprisonnement. Or, l’infraction dont il était accusé, à savoir le vol, était également punissable de 74 coups de fouet.
D’après les rapports internationaux et d’autres éléments indiquant que le fouet est courant en Iran et considéré par les autorités iraniennes comme une forme légitime de châtiment, le requérant risquait d’être condamné à recevoir jusqu’à 74 coups de fouet.
De plus, contrairement aux autorités bulgares, la Cour est très réticente à donner foi à des assurances contre la torture données par un État où un tel traitement est endémique ou persistant.
LES FAITS
En décembre 2016, alors qu’il arrivait en Bulgarie en provenance de Géorgie, M. G.S. fut arrêté à l’aéroport de Sofia en vertu d’un bulletin rouge d’Interpol. Selon ce bulletin, il avait dérobé 50 000 euros en 2016 dans un bureau de change à Téhéran, une infraction punissable d’emprisonnement en vertu de l’article 656 du code pénal iranien. Il fut mis en détention en attente d’une demande formelle d’extradition des autorités iraniennes. La demande fut présentée en janvier 2017. Elle précisait que, selon le texte de l’article 656 § 4 du code pénal iranien, la peine envisagée était l’emprisonnement. En avril 2017, le tribunal de Sofia fit droit à la demande d’extradition au motif qu’elle satisfaisait à toutes les conditions de forme et qu’il était possible d’invoquer la réciprocité de facto existant entre la Bulgarie et l’Iran. Il releva également que les autorités iraniennes avaient donné des assurances que le requérant ne serait pas exposé à la torture ou à un traitement inhumain et que le droit iranien ne prévoyait qu’une peine d’emprisonnement pour l’infraction en cause. La décision fut confirmée en appel. Cependant, en mai 2017, le sursis à l’extradition du requérant fut prononcé sur la base d’une mesure provisoire accordée par la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 39 de son règlement, indiquant au gouvernement bulgare que le requérant ne devait pas être extradé pendant la durée de la procédure conduite devant elle.
CEDH
Il ne fait guère de doute que le châtiment corporel qui attendrait le requérant en Iran, c’est-à-dire jusqu’à 74 coups de fouet, est contraire à l’article 3 de la Convention européenne. La Cour constate d’emblée que l’infraction dont le requérant demeure accusé en Iran est également punissable du fouet.
Bien que ni le bulletin rouge ni la demande d’extradition n’évoque le fouet comme type de peine, des sites Internet tenus par le législateur iranien et la justice iranienne confirment que l’article 656 § 4 du code pénal iranien, sur la base duquel le requérant est poursuivi, prévoit jusqu’à 74 coups de fouet à titre de châtiment. D’autres sources publiques le confirment. Les décisions des tribunaux bulgares ne permettent en aucun cas de déterminer s’il existait un risque que le requérant se voie infliger une telle peine ou qu’une telle peine soit exécutée puisqu’ils se sont contentés de supposer que la seule peine imposable au requérant en Iran était la prison.
Or la Cour estime que le fouet était un risque réel. Elle tient compte des différents rapports internationaux indiquant que la peine du fouet est courante en Iran. Elle prend en considération aussi des informations assez récentes montrant que de telles peines ont été imposées et exécutées dans un certain nombre d’affaires de vol.
De plus, la Cour a de sérieux doutes quant aux assurances données par les autorités iraniennes. Premièrement, la demande d’extradition omettait de préciser que l’article 656 § 4 du code pénal iranien prévoyait non seulement la prison mais aussi le fouet. Deuxièmement, les autorités iraniennes avaient récemment déclaré publiquement, en réponse à un rapport de l’ONU, qu’elles considéraient le fouet comme une forme légitime de châtiment, qui selon elles avait été « mal interprété, par l’Occident, comme (...) étant dégradant ».
En effet, l’Iran voit apparemment dans le fouet et dans d’autres formes de châtiment corporel un élément important de sa souveraineté et de sa tradition juridique. Surtout, il faut prendre avec prudence les assurances contre la torture donnée par un État où un tel traitement est endémique ou persistant.
Il est clair que l’extradition du requérant vers l’Iran, si elle venait à être exécutée, emporterait violation de l’article 3 de la Convention puisque ce dernier y est passible du fouet.
Grande Chambre FG contre Suède du 23 mars 2015 requête 43611/11
Violation de l'article 3 : Le renvoi du requérant vers l'Iran alors qu'il est un musulman converti à l'église chrétienne le mettrait en danger.
1. Introduction
110. La Cour observe d’emblée que, dans le contexte de l’expulsion, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu’un individu, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à la peine capitale, à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, tant l’article 2 que l’article 3 impliquent que l’État contractant ne doit pas expulser la personne en question. La Cour examinera donc les deux articles simultanément (voir, notamment, mutatis mutandis, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 314, CEDH 2014, T.A. c. Suède, no 48866/10, § 37, 19 décembre 2013, K.A.B. c. Suède, no 886/11, § 67, 5 septembre 2013, Kaboulov c. Ukraine, no 41015/04, § 99, 19 novembre 2009, et F.H. c. Suède, no 32621/06, § 72, 20 janvier 2009).
2. Principes généraux relatifs à l’appréciation des demandes d’asile au regard des articles 2 et 3 de la Convention
a) L’évaluation du risque
111. La Cour rappelle que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, par exemple, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 113, CEDH 2012, Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI). Cependant, l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008).
112. Pour établir s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé court ce risque réel, la Cour ne peut éviter d’examiner la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3 (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005‑I). Au regard de ces exigences, pour tomber sous le coup de l’article 3, le mauvais traitement auquel le requérant affirme qu’il serait exposé en cas de renvoi doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause (Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001‑II).
113. Pour apprécier l’existence d’un risque réel de mauvais traitements, la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil 1996‑V, et Saadi, précité, § 128). Il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger un traitement contraire à l’article 3 (voir, par exemple, Saadi, précité, § 129, et N. c. Finlande, no 38885/02, § 167, 26 juillet 2005). Sur ce point, la Cour reconnaît que, eu égard à la situation particulière dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, il est fréquemment nécessaire de leur accorder le bénéfice du doute lorsque l’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et des documents qui les appuient. Toutefois, lorsque des informations sont soumises qui donnent de bonnes raisons de douter de la véracité des déclarations du demandeur d’asile, il incombe à celui-ci de fournir une explication satisfaisante pour les incohérences de son récit (voir, notamment, N. c. Suède, no 23505/09, 20 juillet 2010, Hakizimana c. Suède (déc.), no 37913/05, 27 mars 2008, et Collins et Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007).
114. L’appréciation doit se concentrer sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 108, série A no 215). À cet égard, et s’il y a lieu, la Cour examinera s’il existe une situation générale de violence dans le pays de destination (Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 216, 28 juin 2011).
115. Si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal, précité, § 86). Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (voir, par exemple, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 87-95, CEDH 2008, et Sufi et Elmi, précité, § 215). Pareille situation se produit généralement lorsque, comme dans la présente affaire, l’expulsion est retardée en raison de l’indication par la Cour d’une mesure provisoire au titre de l’article 39 du règlement. Dès lors que la responsabilité que l’article 3 fait peser sur les États contractants dans les affaires de cette nature tient à l’acte consistant à exposer un individu au risque de subir des mauvais traitements, l’existence de ce risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion. L’appréciation doit se concentrer sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (voir, par exemple, Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 136, 11 janvier 2007, et Vilvarajah et autres, précité, §§ 107 et 108).
116. Dans une affaire d’expulsion, il appartient à la Cour de rechercher si, eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause portée devant elle, il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le renvoie dans son pays, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Si l’existence d’un tel risque est établie, l’expulsion du requérant emporterait nécessairement violation de l’article 3, que le risque émane d’une situation générale de violence, d’une caractéristique propre à l’intéressé, ou d’une combinaison des deux. Il est clair néanmoins que toute situation générale de violence n’engendre pas un tel risque. Au contraire, la Cour a précisé qu’une situation générale de violence serait d’une intensité suffisante pour créer un tel risque uniquement « dans les cas les plus extrêmes » où l’intéressé encourt un risque réel de mauvais traitements du seul fait qu’un éventuel retour l’exposerait à une telle violence (Sufi et Elmi, précité, §§ 216 et 218 ; voir aussi, notamment, L.M. et autres c. Russie, nos 40081/14, 40088/14 et 40127/14, § 108, 15 octobre 2015, et Mamazhonov c. Russie, no 17239/13, §§ 132-133, 23 octobre 2014).
b) La nature de l’examen de la Cour
117. Dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile, la Cour se garde d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les États remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui. En vertu de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, ce sont en effet les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 286-287, CEDH 2011). La Cour doit toutefois estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations Unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (voir, notamment, N.A. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 119, 17 juillet 2008).
118. De plus, lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (voir, notamment, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 179-180, CEDH 2011 (extraits), Nizomkhon Dzhurayev c. Russie, no 31890/11, § 113, 3 octobre 2013, et Savriddin Dzhurayev c. Russie, no 71386/10, § 155, CEDH 2013 (extraits)). En règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier non seulement les faits mais, plus particulièrement, la crédibilité de témoins, car ce sont elles qui ont eu la possibilité de voir, examiner et évaluer le comportement de la personne concernée (voir, par exemple, R.C. c. Suède, no 41827/07, § 52, 9 mars 2010).
c) Les obligations procédurales dans le cadre de l’examen d’une demande d’asile
119. Dans le contexte de l’expulsion, la Cour a énoncé à plusieurs reprises les obligations qui découlent pour les États du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention (voir, notamment, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 198, M.E. c. Danemark, no 58363/10, § 51, 8 juillet 2014, et Sufi et Elmi, précité, § 214).
120. Concernant la charge de la preuve, la Cour a dit dans l’arrêt Saadi (précité, §§ 129-132 ; voir aussi, notamment, Ouabour c. Belgique, no 26417/10, § 65, 2 juin 2015, et Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 261, CEDH 2012 (extraits)) qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 ; et que lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (Saadi, précité, § 129). Pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé (ibidem, § 130). Lorsque les sources dont on dispose décrivent une situation générale, les allégations spécifiques d’un requérant dans un cas d’espèce doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (ibidem, § 131). Dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, éventuellement à l’aide des sources susmentionnées, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (ibidem, § 132).
121. Quant aux procédures d’asile, la Cour observe que l’article 4 § 1 de la « directive qualification » (paragraphe 48 ci-dessus) énonce que les États membres de l’Union européenne peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Par ailleurs, le paragraphe 67 du Guide du HCR (paragraphe 53 ci-dessus) est ainsi libellé :
« C’est à l’examinateur qu’il appartient, lorsqu’il cherche à établir les faits de la cause, de déterminer le ou les motifs pour lesquels l’intéressé craint d’être victime de persécutions et de décider s’il satisfait à cet égard aux conditions énoncées dans la définition de la Convention de 1951. Il est évident que souvent les motifs de persécution se recouvriront partiellement. Généralement, plusieurs éléments seront présents chez une même personne. Par exemple, il s’agira d’un opposant politique qui appartient en outre à un groupe religieux ou national ou à un groupe présentant à la fois ces deux caractères, et le fait qu’il cumule plusieurs motifs possibles peut présenter un intérêt pour l’évaluation du bien-fondé de ses craintes. »
122. La Cour note également que le HCR a déclaré dans ses observations de tiers intervenant (paragraphe 109 ci-dessus) que, bien que la charge de la preuve incombe généralement à celui qui affirme, il y a une obligation partagée entre l’intéressé et l’examinateur de vérifier et d’évaluer l’ensemble des faits pertinents, et que pour remplir leur part de l’obligation, les examinateurs peuvent dans certaines affaires avoir besoin de mettre en œuvre tous les moyens à leur disposition pour recueillir les éléments nécessaires à l’appui de la demande.
123. En ce qui concerne les activités sur place, la Cour a reconnu qu’il est généralement très difficile d’apprécier si une personne s’intéresse sincèrement à l’activité en question – qu’il s’agisse d’une cause politique ou d’une religion – ou si elle ne s’y est engagée que pour justifier après coup sa fuite (voir, par exemple, A.A. c. Suisse, no 58802/12, § 41, 7 janvier 2014). Ce raisonnement s’inscrit dans le droit fil des Principes directeurs du HCR sur la protection internationale relatifs aux demandes d’asile fondées sur la religion (28 avril 2004), qui indiquent ce qui suit : « [Dans les cas de demande « sur place »], des préoccupations particulières en terme de crédibilité ont tendance à émerger et un examen rigoureux et approfondi des circonstances et de la sincérité de la conversion sera nécessaire (...) Des activités soi-disant « intéressées » ne créent pas de crainte fondée de persécution pour un motif de la Convention dans le pays d’origine du demandeur si la nature opportuniste de ces activités est évidente pour tous, y compris pour les autorités du pays, et que le retour de l’intéressé n’aurait pas des conséquences négatives graves » (paragraphe 52 ci-dessus – voir également les conclusions de la Cour en ce sens, par exemple, dans Ali Muradi et Selma Alieva c. Suède (déc.), no 11243/13, §§ 44-45, 25 juin 2013).
124. En outre, la Cour observe que, dans un arrêt (A, B, C c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, précité) portant sur une décision de première instance relative aux conditions d’octroi de la protection nationale, la CJUE a dit notamment que l’article 4 § 3 de la directive 2004/83 et l’article 13 § 3 a) de la directive 2005/85 devaient être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que, dans le cadre de l’examen en cause, les autorités nationales compétentes concluent au défaut de crédibilité des déclarations du demandeur d’asile concerné au seul motif que sa prétendue orientation sexuelle n’a pas été invoquée par ce demandeur à la première occasion qui lui a été donnée d’exposer les motifs de persécution (paragraphe 51 ci‑dessus).
125. Il appartient en principe à la personne qui demande une protection internationale dans un État contractant de présenter, dès que possible, sa demande d’asile accompagnée des motifs qui la sous-tendent et de produire des éléments susceptibles d’établir l’existence de motifs sérieux et avérés de croire que son expulsion vers son pays d’origine impliquerait pour elle un risque réel et concret d’être exposée à une situation de danger de mort visée par l’article 2 ou à un traitement contraire à l’article 3.
126. Concernant toutefois les demandes d’asile fondées sur un risque général bien connu, lorsque les informations sur un tel risque sont faciles à vérifier à partir d’un grand nombre de sources, les obligations découlant pour les États des articles 2 et 3 de la Convention dans les affaires d’expulsion impliquent que les autorités évaluent ce risque d’office (voir, par exemple, Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 131-133, et M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], précité, § 366).
127. En revanche, dans le cas d’une demande d’asile fondée sur un risque individuel, il incombe à la personne qui sollicite l’asile d’évoquer et d’étayer pareil risque. Dès lors, si un requérant décide de ne pas invoquer ou dévoiler tel ou tel motif d’asile individuel et particulier et s’abstient délibérément de le mentionner – qu’il s’agisse de croyances religieuses ou de convictions politiques, d’orientation sexuelle ou d’autres motifs –, l’État concerné n’est aucunement censé découvrir ce motif par lui-même. Eu égard toutefois au caractère absolu des droits garantis par les articles 2 et 3 de la Convention, et à la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, si un État contractant est informé de faits, relatifs à un individu donné, propres à exposer celui-ci à un risque de mauvais traitements contraires auxdites dispositions en cas de retour dans le pays en question, les obligations découlant pour les États des articles 2 et 3 de la Convention impliquent que les autorités évaluent ce risque d’office. Cela vaut spécialement pour les situations où il a été porté à la connaissance des autorités nationales que le demandeur d’asile fait vraisemblablement partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements et qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (paragraphe 120 ci-dessus).
3. Application de ces principes en l’espèce
128. Appliquant les principes susmentionnés à la présente affaire, la Cour estime approprié de diviser en deux parties l’examen de l’affaire : elle se penchera tout d’abord sur les activités politiques du requérant en Iran, puis sur la conversion de celui-ci au christianisme en Suède.
a) Les activités politiques du requérant
i. La situation générale en Iran
129. Le requérant ne prétend pas que, en soi, la situation générale existant en Iran empêcherait son retour dans ce pays. La Cour note par ailleurs qu’en principe une situation générale de violence n’est pas à elle seule de nature à entraîner une violation de l’article 3 en cas d’expulsion vers le pays en question (H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 41, Recueil 1997‑III). Toutefois, elle n’a jamais exclu que la situation générale de violence dans le pays de destination pût être d’une intensité telle que tout renvoi vers ce pays emporterait nécessairement violation de l’article 3 de la Convention. Il demeure que la Cour n’adopterait pareille approche que dans les cas de violence générale les plus extrêmes où il existe un risque réel de mauvais traitements du simple fait que l’intéressé sera exposé à cette violence dans le pays en question (Sufi et Elmi, précité, § 218, et N.A. c. Royaume-Uni, précité, § 115).
130. En l’espèce, bien qu’ayant connaissance de rapports faisant état de graves violations des droits de l’homme en Iran (paragraphes 55-58 ci‑dessus), la Cour estime que ceux-ci ne sont pas en soi de nature à démontrer qu’il y aurait violation de la Convention si le requérant était renvoyé vers ce pays (voir aussi S.F. et autres c. Suède, no 52077/10, § 64, 15 mai 2012). La Cour s’attachera donc à vérifier si la situation personnelle du requérant est telle que son renvoi en Iran serait contraire aux articles 2 et 3 de la Convention.
ii. Les circonstances propres au cas du requérant
131. La Cour note que le requérant a exposé son cas le 24 mars 2010, en présence de son avocat et d’un interprète, lors d’un entretien de deux heures à l’office des migrations, puis le 16 février 2011 devant le tribunal des migrations. Son dossier a été examiné au fond par deux organes, et l’autorisation d’interjeter appel lui a été refusée par la cour d’appel des migrations.
132. Il ressort du dossier que l’office des migrations aussi bien que le tribunal des migrations ont tenu compte du fait qu’à partir de 2007 le requérant avait travaillé avec des personnes liées à différentes universités et connues pour leur opposition au régime. Pour l’essentiel, son activité avait consisté à créer et publier des pages web. Son ordinateur avait été saisi dans ses locaux professionnels pendant son emprisonnement en septembre-octobre 2009. Des documents critiques à l’égard du régime en place étaient alors stockés dans son ordinateur. Il n’avait pas personnellement critiqué le régime, le président Ahmadinejad ou les plus hauts dirigeants mais avait visité certains sites web et reçu par courriel des dessins satiriques. Aux yeux de l’intéressé, il existait donc suffisamment d’éléments prouvant qu’il était un opposant au régime, éléments qui auraient été assez semblables au matériel que contenait son ordinateur en 2007. Les autorités nationales ont considéré que les informations relatives aux activités politiques du requérant étaient vagues et imprécises. Elles ont de plus relevé que l’intéressé n’avait pas signalé ou étayé l’existence de quelconques pages web censées avoir été créées par lui sur une période de deux ans. Par ailleurs, elles ont jugé que si les autorités iraniennes étaient réellement au courant des activités du requérant en 2007, il était surprenant que celui-ci eût été en mesure de continuer à publier des documents critiques à l’égard du régime, de 2007 jusqu’aux élections de 2009.
133. Les autorités suédoises ont également tenu compte de l’arrestation du requérant en avril 2007 pendant vingt-quatre heures.
134. Elles n’ont pas remis en cause le fait que, la veille du scrutin du 12 juin 2009, ses amis et lui avaient été arrêtés, interrogés et détenus au bureau de vote, jusqu’au lendemain.
135. Elles ont aussi jugé établi que le requérant avait manifesté et avait été arrêté à nouveau en septembre 2009 et emprisonné pendant vingt jours, qu’il avait subi des mauvais traitements et qu’en octobre 2009 il avait été traduit devant le tribunal révolutionnaire, lequel l’avait remis en liberté.
136. Les autorités nationales ont également pris en considération le fait que l’intéressé avait soumis l’original d’une convocation l’invitant à se présenter devant le tribunal révolutionnaire le 2 novembre 2009. Elles ont toutefois jugé que la citation à comparaître ne pouvait en soi étayer un besoin de protection, et souligné que cette pièce était une simple convocation qui n’exposait aucune raison expliquant pourquoi le requérant devait se présenter.
137. Procédant à une appréciation globale, les autorités nationales ont estimé que les activités politiques du requérant en Iran pouvaient être considérées comme marginales, ce qui selon elles était corroboré par le fait que depuis 2009 l’intéressé n’avait plus été convoqué devant le tribunal révolutionnaire et qu’aucun de ses proches demeurés en Iran n’avait subi de représailles de la part des autorités iraniennes.
138. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du requérant selon lequel les autorités suédoises n’ont pas adéquatement tenu compte des mauvais traitements subis par lui pendant ses vingt jours de détention en septembre 2009, de sa description détaillée de l’audience d’octobre 2009 devant le tribunal révolutionnaire ou du fait qu’il a soumis l’original de la convocation l’invitant à comparaître à nouveau le 2 novembre 2009.
139. Le dossier ne contient pas non plus d’éléments indiquant que les autorités suédoises n’auraient pas dûment pris en considération que le requérant s’exposait à une détention à l’aéroport lorsqu’elles ont apprécié globalement les risques encourus par lui.
140. Pour la Cour, on ne peut pas non plus conclure que la procédure menée devant les autorités suédoises a été inadéquate et insuffisamment étayée par des données internes ou par celles provenant d’autres sources fiables et objectives.
141. En outre, et en ce qui concerne l’évaluation du risque, aucun élément ne corrobore l’affirmation selon laquelle les autorités suédoises ont conclu à tort que le requérant n’était pas un militant notoire ou un opposant politique. Cette affaire se distingue donc, notamment, de l’affaire S.F. et autres c. Suède (arrêt précité), dans laquelle le requérant avait pris part à des activités politiques importantes et avait été placé sous surveillance par le régime iranien, de l’affaire K.K. c. France (no 18913/11, 10 octobre 2013), dans laquelle le requérant était un ancien membre des services de renseignement iraniens, et de l’affaire R.C. c. Suède (arrêt précité), qui concernait entre autres le risque de détention à l’aéroport en cas de retour.
142. Concernant enfin l’allégation formulée par le requérant devant la Grande Chambre, selon laquelle les autorités iraniennes pourraient l’identifier à partir de l’arrêt de la chambre et, plus tard, de l’arrêt de la Grande Chambre, la Cour souligne que l’intéressé s’est vu octroyer l’anonymat lorsque sa demande de mesure fondée sur l’article 39 du règlement a été accueillie en octobre 2011, et que d’après les éléments dont elle dispose il n’y a pas d’indice sérieux quant à un risque d’identification (voir, a contrario, S.F. et autres c. Suède, précité, §§ 67-70, et N.A. c. Royaume-Uni, précité, § 143).
143. Il s’ensuit que le passé politique du requérant ne constitue pas un élément justifiant que la Cour conclue qu’il y aurait violation des articles 2 et 3 de la Convention si l’intéressé était expulsé vers l’Iran.
b) La conversion du requérant
144. En l’espèce, les autorités suédoises se sont trouvées confrontées à une conversion sur place. Au départ, elles ont donc dû vérifier si la conversion du requérant était sincère et avait atteint un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance (voir, notamment, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 55, CEDH 2014 (extraits), Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10, § 81, CEDH 2013, et Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 110, CEDH 2011), avant de rechercher si le requérant serait exposé au risque de subir un traitement contraire aux articles 2 et 3 de la Convention en cas de retour en Iran.
145. La Cour observe que dans les affaires d’asile, selon le Gouvernement (paragraphe 104 ci-dessus), les autorités suédoises se conforment généralement au Guide du HCR et aux Principes directeurs du HCR sur la protection internationale relatifs aux demandes d’asile fondées sur la religion, et apprécient au cas par cas si un étranger a établi de façon plausible que sa conversion sur place est sincère en ce sens qu’elle repose sur des convictions religieuses réelles et personnelles. Cela passe par une appréciation des circonstances dans lesquelles la conversion est intervenue et du point de savoir si l’on peut s’attendre à ce que le demandeur vive sa nouvelle foi à son retour dans son pays d’origine. Par ailleurs, le 12 novembre 2012, le directeur général des affaires juridiques de l’office suédois des migrations a publié un « avis juridique général » (paragraphe 46 ci-dessus) sur les demandes d’asile fondées sur des motifs religieux, notamment une conversion. Cet avis, qui s’appuie sur un arrêt de la cour d’appel des migrations (MIG 2011:29), sur les Principes directeurs du HCR et sur l’arrêt rendu le 5 septembre 2012 par la CJUE dans l’affaire Bundesrepublik Deutschland c. Y (C-71/11) et Z (C-99/11), indique qu’il faut procéder à une appréciation minutieuse de la crédibilité d’une conversion afin de s’assurer de son authenticité. Il ajoute qu’une personne qui s’est sincèrement convertie ou qui risque de se voir attribuer ses nouvelles convictions religieuses et s’expose ainsi à la persécution ne doit pas être contrainte de cacher sa foi dans le seul but d’échapper à un tel traitement. En outre, le 10 juin 2013, le directeur général des affaires juridiques a émis un « avis juridique général » (paragraphe 47 ci-dessus) sur la méthodologie à suivre pour apprécier la fiabilité et la crédibilité des demandes de protection internationale, avis qui s’inspire notamment du rapport du HCR sur l’appréciation de la crédibilité dans les dispositifs d’asile de l’Union européenne (« Beyond Proof; Credibility Assessment in EU Asylum Systems », mai 2013).
146. Dans le cadre de la première procédure d’asile, devant l’office des migrations, le requérant n’avait pas souhaité invoquer sa conversion. La question avait été évoquée par l’office, mais l’intéressé avait expliqué qu’il considérait sa religion comme une question d’ordre privé et « [ne voulait pas] tirer parti de sa récente et précieuse foi pour acheter l’asile ». Avec le recul, il pense qu’il n’a pas bénéficié à l’époque de suffisamment de conseils et d’assistance juridiques pour saisir les risques associés à sa conversion.
147. La Cour note que le requérant a passé pratiquement toute sa vie en Iran, qu’il s’exprime bien en anglais (paragraphe 97 ci-dessus) et qu’il a une grande expérience de l’informatique, des pages web et d’Internet. Par ailleurs, il a été critique vis-à-vis du régime. Il est donc difficile d’admettre que, de lui-même ou sensibilisé par la paroisse où il a été baptisé peu après son arrivée en Suède, ou encore par le pasteur qui lui a fourni l’attestation du 15 mars 2010 destinée à l’office des migrations, il n’ait pas pris conscience du risque auquel sont exposés les convertis en Iran. La Cour n’est pas non plus convaincue que le requérant n’ait pas bénéficié de suffisamment de conseils et d’assistance juridiques pour saisir les risques associés à sa conversion. Elle observe que le requérant n’a soulevé ces questions à aucun stade de la procédure interne. Lors de l’audition du 24 mars 2010 devant l’office des migrations, l’agent de l’office a même interrompu l’entretien pour permettre à l’intéressé d’échanger avec son avocat sur ce point précis. Le requérant a déclaré que sa conversion était une question d’ordre privé, mais ne semble pas avoir estimé que cela l’empêchait de parler de sa religion (paragraphe 13 ci‑dessus). En outre, dans son recours devant le tribunal des migrations, il a invoqué sa conversion à l’appui de sa demande d’asile et soumis le certificat de baptême du 31 janvier 2010, expliquant que si au départ il n’avait pas souhaité invoquer sa conversion, c’était parce qu’il n’avait pas voulu banaliser le sérieux de sa foi. Par ailleurs, devant le tribunal des migrations, le 16 février 2011, s’il a répété qu’il ne souhaitait pas invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile, il a bien ajouté que « toutefois [cette conversion lui] causerait clairement des problèmes en cas de retour ».
148. Quant aux autorités suédoises, la Cour note qu’elles se sont rendu compte qu’elles étaient face à un cas de conversion sur place le 24 mars 2010, jour où l’office des migrations a procédé à un entretien avec l’intéressé, en présence de son avocat et d’un interprète. Plus précisément, l’office a pris connaissance de cet élément lorsque le requérant a remis l’attestation établie le 15 mars 2010 par un pasteur de sa paroisse, certifiant qu’il était membre de celle-ci depuis décembre 2009 et qu’il avait été baptisé. L’agent de l’office des migrations a donc interrogé le requérant de manière approfondie au sujet de sa conversion et a encouragé celui-ci et son avocat à s’entretenir à ce propos, puis a été informé par eux que le requérant ne souhaitait pas invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile (paragraphe 13 ci-dessus).
149. Le 29 avril 2010, l’office des migrations a rejeté la demande d’asile du requérant. Concernant la conversion de celui-ci au christianisme, il a estimé que l’attestation établie par le pasteur de la paroisse concernée ne pouvait s’analyser qu’en une demande à l’office des migrations d’octroyer l’asile au requérant. Il a relevé que celui-ci n’avait pas souhaité au départ invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile et avait déclaré que sa nouvelle confession était une question d’ordre privé. L’office a conclu que l’exercice par le requérant de sa foi dans un cadre privé ne constituait pas une raison plausible de penser qu’il risquait d’être persécuté à son retour et que l’intéressé n’avait pas démontré qu’il avait pour cette raison besoin de protection en Suède.
150. Dès lors, la Cour constate que, bien que le requérant n’ait pas souhaité invoquer sa conversion, l’office des migrations a bel et bien évalué le risque auquel cette circonstance était susceptible de l’exposer en cas de retour en Iran.
151. Elle relève par ailleurs que dans son recours devant le tribunal des migrations le requérant a invoqué sa conversion et expliqué pourquoi il n’avait pas souhaité le faire auparavant.
152. Lors de l’audience devant ledit tribunal, il a toutefois décidé de ne pas invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile, mais a ajouté que « toutefois [cette conversion lui] causerait clairement des problèmes en cas de retour ». Le point de vue de l’office des migrations a aussi été examiné. Celui-ci n’a pas remis en cause le fait que le requérant professait la foi chrétienne à l’époque, mais a estimé que cela ne suffisait pas en soi pour que l’on pût considérer qu’il avait besoin de protection et s’est référé à la directive opérationnelle du ministère britannique de l’Intérieur de janvier 2009.
153. Cependant, le tribunal des migrations ne s’est pas penché plus avant sur la conversion du requérant, sa manière de manifester sa foi chrétienne en Suède à l’époque, la façon dont il entendait la manifester en Iran si la décision d’éloignement était mise en œuvre, ou les « problèmes » que sa conversion risquait de lui causer en cas de retour. Dans sa décision du 9 mars 2011 rejetant le recours, le tribunal des migrations a relevé que l’intéressé n’évoquait plus ses conceptions religieuses comme motif de persécution. En conséquence, il n’a pas évalué les risques que le requérant courrait du fait de sa conversion en cas de retour en Iran.
154. Dans sa demande d’autorisation de saisir la cour d’appel des migrations, le requérant a allégué avoir invoqué sa conversion devant le tribunal des migrations. De plus, il a soutenu que sa crainte que sa conversion fût parvenue à la connaissance des autorités iraniennes avait augmenté. Jugeant ces arguments insuffisants pour justifier qu’elle accordât l’autorisation de faire appel, la cour d’appel des migrations a écarté la demande du requérant le 8 juin 2011, de sorte que la décision d’éloignement est devenue exécutoire.
155. Le 6 juillet 2011, le requérant a demandé à l’office des migrations de surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion. Il a invoqué sa conversion. Sa demande a été rejetée par l’office des migrations et le tribunal des migrations, qui ont estimé que la conversion de l’intéressé ne pouvait passer pour un « fait nouveau » propre à justifier le réexamen de sa cause. Le 17 novembre 2011, la cour d’appel des migrations a refusé au requérant l’autorisation de la saisir.
156. Ainsi, tout en sachant que l’intéressé s’était converti en Suède de l’islam au christianisme et qu’il était dès lors susceptible d’appartenir à un groupe de personnes qui, pour diverses raisons, pouvaient être exposées à un risque de subir un traitement contraire aux articles 2 et 3 de la Convention en cas de retour en Iran, l’office des migrations et le tribunal des migrations, en raison du refus du requérant d’invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile, ne se sont pas livrés à un examen approfondi de sa conversion, du sérieux de ses convictions, de sa manière de manifester sa foi chrétienne en Suède et de la façon dont il entendait la manifester en Iran si la décision d’éloignement était mise en œuvre. De plus, dans le cadre de la nouvelle procédure, la conversion du requérant n’a pas été considérée comme un « fait nouveau » susceptible de justifier le réexamen de sa cause. Les autorités suédoises n’ont donc à aucun stade évalué le risque que le requérant courrait, du fait de sa conversion, en cas de retour en Iran. Or, eu égard au caractère absolu des articles 2 et 3 de la Convention, une renonciation à la protection qui en résulte pour l’individu concerné est peu concevable. Il s’ensuit que, indépendamment de l’attitude du requérant, les autorités nationales compétentes ont l’obligation d’évaluer d’office tous les éléments portés à leur connaissance avant de se prononcer sur l’expulsion de l’intéressé vers l’Iran (paragraphe 127 ci-dessus).
157. En outre, le requérant a soumis à la Grande Chambre divers documents qui n’ont pas été présentés aux autorités nationales, par exemple sa déclaration écrite du 13 septembre 2014 (sur sa conversion, la manière dont il manifeste actuellement sa foi chrétienne en Suède et dont il entend le faire en Iran si la décision d’expulsion est mise en œuvre) et l’attestation écrite du 15 septembre 2014 que lui a fournie l’ancien pasteur de sa paroisse (§§ 96-97 ci-dessus). À la lumière des éléments qui lui ont été présentés et de ceux précédemment soumis par le requérant aux autorités nationales, la Cour conclut que l’intéressé a démontré à suffisance que sa demande d’asile fondée sur sa conversion mérite d’être examinée par lesdites autorités. C’est à celles-ci qu’il appartient de prendre en considération ces éléments, ainsi que toute évolution pouvant intervenir dans la situation générale en Iran et les circonstances propres au cas du requérant.
158. Il s’ensuit qu’il y aurait violation des articles 2 et 3 de la Convention si le requérant était renvoyé en Iran en l’absence d’une appréciation ex nunc par les autorités suédoises des conséquences de sa conversion.
KK C FRANCE arrêt du 10 octobre 2013 requête 18913/11
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
46. La Cour rappelle que, selon les principes applicables à l’espèce, les États contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités internationaux, y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Cependant, l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. En pareil cas, cette disposition implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 114, 23 février 2012).
47. L’existence d’un risque de mauvais traitements doit être examinée à la lumière de la situation générale dans le pays de renvoi et des circonstances propres au cas de l’intéressé (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 130, CEDH 2008).
48. La Cour considère qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé, en cas de mise à exécution de la mesure incriminée, à un risque de traitements contraires à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments (Saadi, précité, § 129 ; NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 111, 17 juillet 2008). Elle rappelle également qu’il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, à propos de l’article 3). Elle reconnaît que, eu égard à la situation particulière dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, il convient dans de nombreux cas de leur accorder le bénéfice du doute lorsque l’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et des documents soumis à l’appui de celles‑ci. Toutefois, lorsque des informations sont soumises qui donnent de bonnes raisons de douter de la véracité des déclarations du demandeur d’asile, celui-ci est tenu de fournir une explication satisfaisante pour les incohérences de son récit (voir, notamment, N. c. Suède, no 23505/09, § 53, 20 juillet 2010, et Collins et Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007). De la même manière, il incombe au requérant de fournir une explication suffisante pour écarter d’éventuelles objections pertinentes quant à l’authenticité des documents par lui produits (Mo.P. c. France (déc.), no 55787/09, § 53, 30 avril 2013).
49. Enfin, s’il convient de se référer en priorité aux circonstances dont l’État en cause avait connaissance au moment de l’expulsion, la date à prendre en compte pour l’examen du risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, § 86, 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
50. Concernant la situation générale en Iran, la Cour a déjà estimé que, bien que soient rapportées de graves violations des droits de l’homme en Iran, la situation dans ce pays n’était pas telle que tout renvoi constituerait une violation de la Convention (R.C. c. Suède, précité, § 49, et S.F. et autres c. Suède, no 52077/10, § 64, 15 mai 2012). Au vu des rapports internationaux consultés, la Cour ne voit pas de raison de se départir d’une telle conclusion. Ainsi, elle doit déterminer si le renvoi du requérant vers l’Iran entraînerait, dans le cas particulier de l’espèce, un risque réel de mauvais traitements au sens de l’article 3 de la Convention.
51. Le requérant allègue avoir fui en raison des mauvais traitements subis du fait de ses prises de position contre les abus commis par les Bassidjis, il invoque principalement le risque qu’il court d’être interpellé dès son arrivée à l’aéroport de Téhéran. Selon lui, il serait immédiatement identifié par les autorités iraniennes d’une part, parce qu’il ne serait pas en mesure de prouver qu’il est légalement sorti du territoire, d’autre part, parce qu’il fait l’objet de poursuites du fait de sa démission des services de renseignements.
52. La Cour constate, tout d’abord, que le requérant présente un récit assez circonstancié et étayé par plusieurs pièces documentaires, dont deux convocations du tribunal révolutionnaire. Elle relève que les documents produits tendent à corroborer les faits exposés. Elle note toutefois les réserves émises par le Gouvernement, au regard des décisions de l’OFPRA et de la CNDA, quant à la crédibilité du récit du requérant et quant à l’authenticité des documents produits, ainsi que l’argument selon lequel l’anonymat imposé dans cette affaire l’aurait empêché d’engager plus d’investigations. La Cour écarte d’emblée la justification fondée sur l’anonymat puisque, si l’identité du requérant est dissimulée dans les documents publics de l’affaire, cela n’empêche pas le Gouvernement, qui a accès à cette information confidentielle, d’effectuer toute enquête nécessaire (voir, en ce sens, P.I. c. France (déc.), no 37180/10, § 49, 12 juin 2012). La Cour relève, par ailleurs, qu’en l’espèce, les éléments apportés par le requérant – tant son récit que les preuves documentaires – furent écartés par les autorités au moyen de motivations succinctes. L’OFPRA, en premier lieu, rejeta la demande du requérant par la seule affirmation que ses déclarations écrites et orales n’auraient pas permis d’établir la réalité de son parcours professionnel et les persécutions dont il aurait été victime en 2006. En second lieu, la CNDA, statuant en appel, s’est limitée à juger trop peu circonstanciées les déclarations du requérant et en a conclu qu’elle n’était convaincue ni de sa qualité d’informateur des Bassidjis, ni des critiques qu’il aurait exprimées à l’égard de cette milice à partir de 2005, ni de la réalité des persécutions invoquées de ce fait. S’agissant plus spécifiquement des convocations du tribunal révolutionnaire d’Ouroumieh communiquées par le requérant au soutien de son récit, la CNDA les déclara dénuées de garanties suffisantes d’authenticité, sans indiquer les motifs fondant ses suspicions. Il en résulte que la Cour ne trouve pas d’éléments suffisamment explicites dans ces motivations des instances nationales pour écarter le récit du requérant et rejeter sa demande. La Cour observe, par ailleurs, qu’aucun élément mettant manifestement en doute l’authenticité des documents produits ne lui a été soumis. Le Gouvernement reconnaît par ailleurs ne pas disposer d’éléments lui permettant de réfuter de façon catégorique cette authenticité. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas apporté d’informations pertinentes donnant des raisons suffisantes de douter de la véracité des déclarations du requérant et, partant, qu’il n’existe aucune raison de douter de la crédibilité de ce dernier. Dès lors, il ne saurait être attendu du requérant qu’il prouve plus avant ses dires et l’authenticité des éléments de preuve par lui fournis.
53. La Cour estime, enfin, important de prendre en compte les risques spécifiques encourus par les Iraniens qui retournent dans leur pays sans pouvoir prouver qu’ils ont quitté légalement le territoire. Il ressort des rapports internationaux consultés (voir paragraphes 33 et 34) que ces personnes sont fréquemment interpellées et interrogées quant aux conditions de leur départ du pays. En l’espèce, il n’est pas contesté que le requérant a quitté illégalement l’Iran et qu’il est détenteur d’un laissez-passer délivré par les autorités consulaires iraniennes en France et non d’un passeport. Par conséquent, il est probable que celui-ci, à son arrivée à l’aéroport de Téhéran, attire l’attention des autorités et que son passé de Bassidji et ses anciennes prises de position contre les abus commis par les membres de cette milice soient révélés. L’effet cumulé de ces différents facteurs constitue un risque supplémentaire pour le requérant (voir, mutatis mutandis, R.C. c. Suède, précité, § 56, et NA. c. Royaume-Uni, précité, §§ 134-136).
54. En conséquence, la Cour considère que, faute pour le Gouvernement de parvenir à mettre sérieusement en doute la réalité des craintes du requérant, elle ne peut qu’admettre que le renvoi du requérant vers l’Iran l’exposerait, au vu des circonstances de l’espèce, à un risque de mauvais traitements au regard de l’article 3 de la Convention.
II SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3
a) Principes généraux
62. Les principes généraux relatifs à l’effectivité des recours et des garanties fournies par les États contractants en cas d’expulsion d’un demandeur d’asile en vertu des articles 13 et 3 combinés de la Convention sont résumés dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 286-293, CEDH 2011. Dans cet arrêt, la Cour a d’abord rappelé le caractère subsidiaire que revêt, par rapport aux systèmes nationaux, le mécanisme de plainte devant elle, puisqu’elle se garde d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les États remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire vers le pays qu’il a fui (§§ 286 et 287).
63. Ensuite, la Cour a réitéré les principes inhérents à l’article 13 de la Convention, qui « garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit » (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 288).
64. La Cour reconnaît une marge d’appréciation aux États contractants puisque « l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul » (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 53, CEDH 2007‑II, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 289).
65. L’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005‑III), un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 50, CEDH 2000‑VIII) ainsi qu’une célérité particulière (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV (extraits)). Lorsqu’il s’agit d’un grief selon lequel l’expulsion de l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, compte tenu de l’importance que la Cour attache à cette disposition et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 requiert également que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif (Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 81-83, CEDH 2002‑I ; Gebremedhin, précité, § 66, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 290-293).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
66. Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié en droit français d’un recours effectif pour faire valoir son grief sous l’article 3, au mépris de l’article 13 de la Convention, en raison du traitement de sa demande d’asile selon la procédure prioritaire
67. La Cour est consciente de la nécessité pour les États confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux. Elle ne remet pas en cause l’intérêt et la légitimité de l’existence d’une procédure prioritaire, en plus de la procédure normale de traitement des demandes d’asile, pour les demandes dont tout porte à croire qu’elles sont infondées ou abusives. Elle note d’ailleurs que la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres donne aux Etats membres de l’Union européenne la possibilité d’appliquer une procédure accélérée notamment lorsque des éléments clairs et évidents permettent aux autorités de considérer que le demandeur ne pourra pas bénéficier d’une protection internationale, lorsque la demande paraît frauduleuse ou lorsque, sans motif valable, elle n’a pas été présentée dans les délais les plus brefs suivant la date d’entrée sur le territoire.
68. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné la compatibilité de la procédure d’asile dite prioritaire appliquée aux demandeurs en rétention et le recours devant le tribunal administratif contre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Dans l’arrêt I.M. c. France (précité, §§ 49-63 et §§ 64-74), la Cour a jugé, quant à l’effectivité du système de droit interne pris dans son ensemble, que si les recours exercés par le requérant étaient théoriquement disponibles, leur accessibilité en pratique avait été limitée par plusieurs facteurs, liés pour l’essentiel au classement automatique de sa demande en procédure prioritaire, à la brièveté des délais de recours à sa disposition et aux difficultés matérielles et procédurales d’apporter des preuves alors que le requérant se trouvait en détention ou en rétention (ibid., § 154). La Cour a conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 après avoir constaté qu’il s’agissait d’une première demande d’asile et que le requérant, gardé à vue puis détenu, n’avait pas eu la possibilité de se rendre en personne à la préfecture pour introduire une demande d’asile comme l’exige le droit français (ibid., §§ 141 et 143). Dans l’arrêt Sultani c. France (no 45223/05, §§ 64-65, CEDH 2007‑IV (extraits)), la Cour a, au contraire, estimé que le réexamen d’une demande d’asile selon le mode prioritaire ne privait pas l’étranger en rétention d’un examen circonstancié dès lors qu’une première demande avait fait l’objet d’un examen complet dans le cadre d’une procédure d’asile normale. Le simple fait qu’une demande d’asile soit traitée en procédure prioritaire et donc dans un délai restreint ne saurait en conséquence, à lui seul, permettre à la Cour de conclure à l’ineffectivité de l’examen mené.
69. En l’espèce, la Cour observe que, comme dans l’arrêt I.M. précité, le requérant est un primo-demandeur d’asile en France et que, du fait du classement en procédure prioritaire, il a bénéficié de délais de recours réduits pour préparer une demande d’asile complète et documentée en langue française, soumise à des exigences identiques à celles prévues pour les demandes déposées selon la procédure normale. La Cour relève cependant qu’à la différence de l’arrêt I.M., le requérant a particulièrement tardé à former une demande d’asile en France. En effet, il n’a demandé l’asile que deux ans après sa première venue en France et plus de dix mois après avoir fait l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière. La Cour en déduit que le requérant a donc disposé de deux années pour présenter une demande d’asile, laquelle aurait bénéficié d’un examen complet dans le cadre de la procédure normale, ou, à tout le moins, pour se procurer les documents de nature à étayer une telle demande d’asile. La Cour note que le requérant a volontairement omis de préciser aux autorités françaises qu’il avait auparavant vainement sollicité l’asile auprès des autorités britanniques et grecques, ce qui a justifié le traitement de sa demande selon la procédure prioritaire. Ces précédentes demandes d’asile montrent que le requérant savait comment formuler une demande d’asile et avait conscience de la nécessité de documenter celle-ci.
70. La Cour souligne que le requérant, alors qu’il était libre et non en rétention, a pu former une demande d’asile devant l’OFPRA et un recours suspensif devant le tribunal administratif contre le second arrêté de reconduite à la frontière, bien que ces recours soient enfermés dans des délais brefs de, respectivement, cinq jours et quarante-huit heures. Eu égard aux précédentes demandes d’asile, au caractère particulièrement tardif de la demande d’asile présentée en France et, partant, à la possibilité qu’il avait de rassembler, au préalable, toute pièce utile pour documenter une telle demande, le requérant ne peut valablement soutenir que l’accessibilité des recours disponibles a été affectée par la brièveté des délais dans lesquels ils devaient être exercés et par les difficultés matérielles rencontrées pour obtenir les preuves nécessaires (voir, mutatis mutandis, M.E. c. France, no 50094/10, §§ 65-70, 6 juin 2013).
71. Ces considérations amènent la Cour à conclure à l’absence de violation de l’article 13 combiné avec l’article 3.
D ET AUTRES c. ROUMANIE du 14 janvier 2020 requête n° 75953/16
Arts 2 et 3 • Expulsion (Irak) • Ressortissant irakien condamné en Roumanie pour trafic de migrants et interdit du territoire national • Risque de subir en Irak des traitements contraires aux articles 2 et 3 non établi
Art 13 (+ 2 et 3) • Recours effectif • Effectivité du recours compromise par son absence de caractère suspensif
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 et 3 DE LA CONVENTION
a) Principes généraux
61. Les principes généraux applicables en la matière ont été résumés dans l’arrêt F.G. c. Suède ([GC] no 43611/11, §§ 110-127, 23 mars 2016). En particulier, dans le contexte de l’expulsion, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu’un individu, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à la peine capitale, à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, tant l’article 2 que l’article 3 impliquent que l’État contractant ne doit pas expulser la personne en question. La Cour a donc souvent examiné les deux articles simultanément (ibid., § 110).
62. De même, si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour. Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (ibid, § 115). Lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. En règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier non seulement les faits, mais plus particulièrement la crédibilité de témoins, car ce sont elles qui ont eu la possibilité de voir, examiner et évaluer le comportement de la personne concernée (ibid., § 118). La Cour doit toutefois estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations Unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (ibid., § 117, et X c. Pays-Bas, no 14319/17, § 72, 10 juillet 2018).
63. Enfin, il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires aux articles 2 et 3. En règle générale, on ne peut considérer que le demandeur d’asile s’est acquitté de la charge de la preuve tant qu’il n’a pas fourni, pour démontrer l’existence d’un risque individuel, et donc réel, de mauvais traitements qu’il courrait en cas d’expulsion, un exposé étayé qui permette de faire la distinction entre sa situation et les périls généraux existant dans le pays de destination. Cette exigence est toutefois assouplie dans certaines circonstances, par exemple lorsque l’intéressé allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements (J.K. et autres c. Suède, précité, §§ 91, 94 et 103).
b) Application des principes généraux à la présente affaire
64. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note que le premier requérant soutient que sa condamnation en Roumanie pour des faits liés au terrorisme l’exposerait, en cas d’expulsion vers l’Irak, à la peine de mort ou à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Elle réaffirme qu’elle a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte anti-terroriste. La Cour considère qu’il est légitime, devant une telle menace, que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, actes qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner (M.A. c. France, no 9373/15, § 53, 1er février 2018).
65. La Cour note ensuite que ledit requérant s’est vu infliger par les juridictions roumaines, en sus de la peine d’emprisonnement, une peine complémentaire d’interdiction de l’exercice du droit de séjourner sur le territoire national pendant cinq ans (paragraphe 21 ci-dessus). Cette peine complémentaire – qui est applicable une fois que l’étranger visé a purgé la peine d’emprisonnement – est à l’origine de la décision des autorités nationales de procéder à l’expulsion du premier requérant (paragraphe 30 ci‑dessus). La Cour observe que, compte tenu de ces spécificités de la peine complémentaire, les autorités nationales ont examiné les griefs du requérant susmentionné en deux étapes : dans un premier temps, dans le cadre de la procédure pénale au fond, lorsque l’expulsion n’était pas encore susceptible d’exécution puisque l’intéressé devait d’abord purger sa peine d’emprisonnement (paragraphe 29 ci-dessus), et, dans un second temps, dans le cadre des procédures afférentes à la contestation à l’exécution et à la demande d’asile (paragraphes 35 et 38 ci‑dessus), lorsque l’exécution de la peine complémentaire était devenue imminente en raison de la libération conditionnelle du premier requérant (paragraphe 43 ci-dessus).
66. La Cour note que, dans son arrêt définitif du 26 janvier 2016, la Haute Cour a jugé que le premier requérant n’avait pas prouvé l’existence d’un risque de mauvais traitements en cas d’exécution de la peine complémentaire d’interdiction du territoire national (paragraphe 29 ci‑dessus). Si cet examen semble sommaire, la Cour ne saurait ignorer qu’à ce stade de la procédure interne la perspective de l’expulsion du premier requérant était encore éloignée dans le temps puisque celui-ci devait d’abord purger la peine d’emprisonnement et la situation était encore susceptible d’évoluer. Elle observe que c’est plutôt dans le cadre des procédures afférentes à la contestation à l’exécution et à la demande d’asile que les tribunaux internes se sont livrés à un examen plus précis des griefs du premier requérant (paragraphes 35 et 38 ci‑dessus).
67. Ainsi, s’agissant de la contestation à l’exécution, la Cour note que, dans son arrêt du 10 novembre 2017, la Haute Cour a jugé que les preuves versées au dossier aux fins de l’établissement de l’existence d’un risque de torture ou de mauvais traitements avaient un caractère général et que les allégations du premier requérant relatives aux peines applicables en Irak en cas d’infractions liées au terrorisme n’étaient pas pertinentes en l’affaire puisque l’intéressé n’était pas visé par une procédure d’extradition en vue de poursuites pénales pour de tels faits (paragraphe 35 ci-dessus). Quant à la demande d’asile, la Cour observe que le tribunal de première instance de Bucarest a conclu, dans son jugement définitif du 11 avril 2018, que l’intéressé n’était pas concerné par la politique anti-terroriste de l’Irak puisqu’il avait été condamné dans un autre État et que l’Irak faisait application du principe non bis in idem. Le tribunal a relevé en outre qu’aucun élément versé au dossier n’indiquait que la peine capitale avait été appliquée en Irak à des personnes condamnées par un autre État (paragraphe 38 ci-dessus).
68. La Cour estime que l’analyse opérée par les autorités nationales est en adéquation avec sa jurisprudence. En effet, elle rappelle avoir conclu, en août 2016, dans l’affaire J.K. et autres c. Suède (précitée, § 111) que la situation générale en matière de sécurité en Irak n’empêchait pas en soi l’éloignement des étrangers vers ce pays. Elle a ensuite confirmé cette conclusion dans la décision A.S. c. Belgique ((déc.), no 68739/14, § 60, 19 septembre 2017). Puisqu’elle doit prendre en compte les éléments disponibles à la date de son examen (F.G. c. Suède, précité, § 115), la Cour observe qu’aucun élément n’indique que la situation en Irak a considérablement changé depuis ces dates. Elle estime qu’il convient plutôt de rechercher si la situation personnelle du premier requérant est telle qu’il se trouverait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention s’il était expulsé vers l’Irak. Elle relève que, sur le plan interne, tant la Haute Cour que le tribunal de première instance de Bucarest ont jugé que l’intéressé n’avait pas prouvé qu’il courait un risque réel en raison de sa situation individuelle en cas de retour en Irak (paragraphes 35 et 38 ci‑dessus).
69. La Cour note que l’argument principal du premier requérant consiste à dire que c’est sa condamnation en Roumanie pour des faits liés au terrorisme qui l’exposerait à des mauvais traitements, à la torture ou à la peine capitale s’il retournait en Irak (paragraphe 59 ci‑dessus). À l’appui de sa thèse, ledit requérant se réfère à la situation générale en Irak telle qu’établie par des rapports provenant d’organisations internationales ou d’ONG.
70. La Cour note cependant que les éléments généraux indiqués au paragraphe précédent sont accompagnés de peu d’éléments propres à la situation individuelle de l’intéressé. En effet, elle estime que les éléments soumis par le premier requérant devant elle ne montrent pas concrètement qu’il existe un lien direct en l’espèce entre la condamnation de l’intéressé en Roumanie et le risque de subir en Irak des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention. S’ils font état de défaillances du système irakien de répression du terrorisme, ces éléments indiquent que ces défaillances ont été constatées dans le cadre de procédures pénales menées à l’encontre des personnes soupçonnées de faits de terrorisme commis sur le sol irakien dans le cadre du conflit militaire ayant opposé l’EIIL aux forces militaires irakiennes et aux forces affiliées (paragraphes 47-51 ci‑dessus). Or les faits pour lesquels le premier requérant a été condamné en Roumanie n’ont pas eu lieu sur le territoire irakien et n’ont pas de lien direct avec le terrorisme. À cet égard, la Cour note que l’intéressé a été condamné pour avoir facilité l’entrée sur le territoire roumain des personnes impliquées dans des activités terroristes (paragraphes 22 et 28 ci-dessus), et donc pour une infraction liée au trafic de migrants. L’intéressé n’a jamais été accusé, en Roumanie ou en Irak, de s’être lui-même livré à des actes de nature terroriste. La Cour en conclut qu’aucun élément probant ne suggère que le premier requérant est exposé à un risque réel de subir un nouveau procès en Irak ou de s’y voir infliger une nouvelle peine.
71. À cet égard, la Cour note également que, selon les conclusions du tribunal de première instance de Bucarest (paragraphe 38 ci-dessus) ainsi que selon les observations du Gouvernement (paragraphe 60 ci-dessus), l’Irak fait application du principe non bis in idem, ce qui permet d’emblée d’écarter l’éventualité d’un nouveau procès pour les mêmes faits. Or le premier requérant n’a apporté aucune preuve établissant que ce principe n’est pas respecté en pratique par les autorités irakiennes (voir, mutatis mutandis et en relation à l’absence de preuve quant au non-respect du même principe par les autorités judiciaires du Royaume du Maroc, X c. Pays-Bas, no 14319/17, § 80, 10 juillet 2018).
72. La Cour prend également en considération le fait que le premier requérant indique qu’il est un musulman sunnite (paragraphe 59 ci‑dessus). Pour autant que cette indication viserait à démontrer que ledit requérant relève d’une catégorie vulnérable en raison d’un risque d’être soupçonné de faits de terrorisme du seul fait de son affiliation religieuse (voir, en ce sens, le rapport du Bureau européen d’appui en matière d’asile, mentionné au paragraphe 52 ci-dessus), la Cour note que rien dans le dossier n’indique que les autorités irakiennes perçoivent l’intéressé comme soupçonné de tels faits ni qu’elles sont à sa recherche, en l’espèce, pour des faits de terrorisme ou pour d’autres infractions perpétrés sur le sol irakien ou ailleurs.
73. Les éléments présentés devant la Cour montrent plutôt que le premier requérant entretient une relation normale avec les autorités de son pays, puisque celles-ci lui ont délivré sur sa demande un document attestant qu’il n’était ni recherché ni poursuivi en Irak et qu’il n’était pas lié à des groupements militaires ou terroristes (paragraphe 19 ci-dessus). Les mêmes autorités irakiennes ont également délivré audit requérant au moins deux laissez‑passer (paragraphe 41 ci-dessus) – des documents de voyage dont l’utilisation ne requiert pas le respect de formalités spéciales et qui, dans le cas des ressortissants irakiens, permettent à ceux-ci de rentrer dans leur pays d’origine sans devoir fournir aux autorités des explications ou des informations supplémentaires (paragraphe 53 ci‑dessus).
74. La Cour estime dès lors que, lorsqu’elles ont jugé que le premier requérant n’avait pas prouvé qu’il courait un risque réel en raison de sa situation individuelle en cas de retour en Irak, les juridictions nationales n’ont pas imposé une charge probatoire exorbitante à l’intéressé. Ce dernier n’a d’ailleurs pas allégué avoir rencontré des difficultés particulières pour se procurer des éléments de preuve. L’analyse opérée par les juridictions nationales étant en outre raisonnée et dépourvue d’arbitraire, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de la remettre en cause. Elle conclut qu’il n’existe pas de motifs sérieux et avérés de croire que le premier requérant, s’il était renvoyé en Irak, y courra un risque réel d’être soumis à des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention.
75. En conséquence, la Cour estime que la mise en œuvre de la décision d’expulsion visant l’intéressé n’emporterait pas violation des articles 2 et 3 de la Convention.
83. La Cour note d’abord qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que, si le premier requérant était expulsé par les autorités roumaines, il y aurait ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale (paragraphe 77 ci-dessus). Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 8 ; il convient donc de rechercher si, en l’espèce, elle était « prévue par la loi », justifiée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe, et « nécessaire, dans une société démocratique ».
84. La Cour prend note des arguments du Gouvernement selon lesquels la peine complémentaire d’interdiction de l’exercice du droit de rester sur le territoire national était prévue par le code pénal et visait la préservation de la sécurité nationale (paragraphe 77 ci-dessus). En l’absence d’arguments contraires convaincants présentés par les requérants, la Cour souscrit à la thèse du Gouvernement.
85. Reste à déterminer si la mesure en cause était « nécessaire dans une société démocratique » et, plus précisément, si, en décidant l’expulsion du premier requérant, les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre les droits des requérants au regard de la Convention, d’un côté, et les intérêts de la société, de l’autre côté (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003‑X). La Cour rappelle que les principes généraux applicables dans des affaires d’expulsion ont été résumés dans les arrêts Udeh c. Suisse (no 12020/09, §§ 43-45, 16 avril 2013) et Ndidi c. Royaume‑Uni (no 41215/14, §§ 75-76, 14 septembre 2017). La Cour a eu l’occasion de résumer les critères devant guider les instances nationales dans de telles affaires dans l’arrêt Üner (précité, §§ 57-58). Les critères pertinents ainsi définis sont les suivants :
- la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;
- la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;
- le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ;
- la nationalité des diverses personnes concernées ;
- la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d’autres facteurs témoignant de l’effectivité d’une vie familiale au sein d’un couple ;
- la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l’infraction à l’époque de la création de la relation familiale ;
- la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, dans ce cas, leur âge ;
- la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé ;
- l’intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l’intéressé doit être expulsé ; et
- la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.
86. L’exigence d’un « contrôle européen » ne signifie pas cependant que, au moment de déterminer si la mesure en cause a respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, la Cour doive nécessairement en réexaminer la proportionnalité à l’aune de l’article 8 de la Convention. Au contraire, dans les affaires portées devant elle sur le terrain de cette disposition, la Cour considère en général qu’il découle de la marge d’appréciation que, lorsque des juridictions internes indépendantes et impartiales ont soigneusement examiné les faits, en appliquant les normes pertinentes en l’espèce des droits de l’homme d’une manière conforme à la Convention et à sa propre jurisprudence, et qu’elles ont dûment mis en balance les intérêts personnels du requérant et l’intérêt général du public, elle n’a pas à substituer sa propre appréciation (notamment en ce qui concerne les détails factuels relatifs à la proportionnalité) à celle des autorités nationales compétentes. Il n’en va autrement que lorsqu’il est démontré qu’il y a des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis au leur (Ndidi, précité, § 76).
87. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que les juridictions nationales ont procédé à un contrôle en deux étapes : dans un premier temps, dans le cadre de la procédure pénale au fond (paragraphe 29 ci-dessus), et, dans un second temps, dans le cadre de la contestation à l’exécution (paragraphe 35 ci‑dessus). La Cour note que seul le premier requérant a été partie à ces procédures internes ; elle estime toutefois que l’issue de ces procédures a également eu des conséquences pour les quatre autres requérants. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu devant elle que les quatre autres requérants pouvaient intervenir à titre personnel dans ces procédures ou qu’ils avaient un recours interne à leur disposition qu’ils étaient tenus d’exercer.
88. S’agissant de la procédure pénale au fond, la Cour note que la Haute Cour a accordé un poids important au divorce survenu entre le premier requérant et la cinquième requérante en 2009, laquelle s’était alors vu attribuer la garde des trois autres requérants (paragraphes 8 et 29 ci‑dessus). La Cour estime elle aussi que cet élément a un poids certain en l’espèce, puisque le divorce témoigne de l’altération de la vie familiale des requérants (voir, mutatis mutandis, Üner, précité § 62). Devant les tribunaux internes et devant la Cour, le premier requérant n’a pas soutenu avoir participé de manière directe et constante à la vie familiale des quatre autres requérants après le divorce, et il n’a pas non plus plaidé que ces derniers étaient dépendants de son soutien. La Cour prend en compte l’allégation du premier requérant selon laquelle celui-ci envisage de se remarier avec la cinquième requérante (paragraphe 81 ci-dessus). Elle estime cependant que les intéressés ne peuvent plus passer pour ignorer la situation juridique du premier requérant.
89. Ensuite, la Cour note que le premier requérant a saisi les tribunaux internes d’une contestation à l’exécution après avoir été remis en liberté conditionnelle. Dans ses arguments relatifs à sa vie privée et familiale, l’intéressé indiquait que sa famille d’origine se trouvait en Roumanie, qu’il avait des liens sociaux plus forts avec la Roumanie qu’avec l’Irak, et que son ex‑épouse et leurs enfants ne pouvaient et ne souhaitaient pas le suivre en Irak (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour est d’avis que le premier requérant a soumis aux tribunaux internes des éléments généraux, non assortis d’éléments individuels plus précis. Les juridictions nationales saisies de la contestation à l’exécution ont pris en considération non seulement les arguments présentés par ledit requérant, mais aussi d’autres éléments, dont la nature et la gravité de l’infraction commise par l’intéressé, de même que ses antécédents judiciaires, les liens sociaux, culturels et familiaux avec la Roumanie et avec l’Irak, ainsi que la période passée sur le territoire roumain (paragraphes 34 et 35 ci‑dessus). La Cour estime que ces éléments ont eux aussi un poids certain pour l’examen du grief des requérants. Ainsi, elle constate que l’infraction commise par le premier requérant avait une gravité particulière, puisqu’elle était liée à des faits de terrorisme, et que l’intéressé avait également été condamné pour d’autres infractions (paragraphe 11 ci-dessus). Ensuite, la Cour note que le premier requérant est arrivé en Roumanie en 1994, qu’il a aussi obtenu le statut de réfugié en Allemagne en 1997 et a été renvoyé du territoire roumain en 2006, et qu’il est retourné en Roumanie de manière illégale quelques mois après son expulsion, sous une fausse identité et muni de faux documents (paragraphes 7-10 ci‑dessus).
90. Qui plus est, la Cour observe que le premier requérant n’a clarifié ni devant les tribunaux internes ni devant elle certaines circonstances factuelles importantes pour l’examen de son grief. Notamment, il n’a pas démontré avoir établi des liens linguistiques, sociaux, culturels ou économiques forts avec la Roumanie. De plus, si l’intéressé a précisé que sa mère et ses frères résidaient en Roumanie (paragraphe 33 ci-dessus), il n’a pas allégué qu’il était dépendant de ces membres de sa famille ou, inversement, qu’il subvenait à leurs besoins. La Cour estime que l’examen opéré par les tribunaux internes a été rendu plus difficile par le défaut de communication par l’intéressé d’aspects factuels plus précis.
91. La Cour observe aussi que la mesure d’interdiction de l’exercice du droit du premier requérant de rester sur le territoire national est limitée à une durée de cinq ans, ce qui distingue la présente affaire d’autres affaires dans lesquelles les intéressés faisaient l’objet d’une expulsion prononcée pour une durée plus longue, voire illimitée (Shala c. Suisse, no 52873/09, § 56, 15 novembre 2012 (affaire dans laquelle le requérant était frappé d’une interdiction du territoire de dix ans), avec les références qui y sont citées).
92. Quant à la situation spécifique des deuxième, troisième et quatrième requérants, la Cour observe que leur garde avait été attribuée à la mère et que le premier requérant n’a pas soutenu, ni devant les tribunaux internes ni devant elle, que, après le divorce, il avait exercé de manière effective un droit de visite envers eux. Elle note également que la troisième requérante est devenue majeure au cours de la procédure devant elle (paragraphe 5 ci‑dessus). La Cour note aussi que le premier requérant affirme avoir reçu la visite des autres requérants après son placement en rétention administrative (paragraphe 81 ci‑dessus), mais elle estime qu’à lui seul cet élément ne pourrait pas être décisif. Le premier requérant soutient par ailleurs que les autres requérants l’ont suivi lors de son expulsion en 2006 (paragraphe 81 ci‑dessus), et les deuxième à cinquième requérants n’ont présenté aucun élément permettant d’établir qu’il existe en ce moment des raisons valables qui les empêcheraient de continuer à maintenir le contact avec le premier requérant ou de lui rendre visite en Irak ou dans un autre pays tiers (voir, mutatis mutandis, Ndidi, précité, § 80). Par conséquent, la Cour juge que dans les circonstances particulières de l’espèce les considérations déjà exposées (paragraphes 88-91 ci‑dessus) l’emportent sur les intérêts de la famille.
93. Dès lors, eu égard au juste équilibre ménagé par les juridictions nationales entre les divers intérêts en jeu en l’espèce, la Cour estime que la mise à exécution de l’expulsion du premier requérant vers l’Irak ne décèlerait aucune apparence de violation du droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention.
94. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
127. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. « L’effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, « l’instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 75, CEDH 2002‑I).
128. La Cour tient à souligner que le grief d’un requérant selon lequel son expulsion aura des conséquences contraires aux articles 2 et 3 de la Convention doit impérativement faire l’objet d’un contrôle attentif par une « instance nationale » (voir, mutatis mutandis et en matière d’extradition, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005‑III). Dans ce cas, l’effectivité requiert également que l’intéressé dispose d’un recours de plein droit suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007‑II ; Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 200, CEDH 2012 ; et De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, § 82 in fine, CEDH 2012).
129. La Cour note que le premier requérant a pu formuler une contestation à l’exécution de la peine complémentaire qui lui avait été imposée (paragraphe 33 ci-dessus) et qu’il a également déposé une demande d’asile (paragraphe 37 ci-dessus). Toutefois, il ne ressort pas des éléments présentés à la Cour que ces recours ont un effet suspensif en droit roumain pour un grief comme celui présenté par le premier requérant. Or, cela est incompatible avec la jurisprudence de la Cour citée au paragraphe précédent. Si, en l’occurrence, les tribunaux internes ont examiné les demandes faites par ledit requérant avant la mise en œuvre de la mesure d’expulsion vers l’Irak, cela est dû au fait que la Cour avait indiqué au gouvernement défendeur de ne pas expulser l’intéressé, en application de l’article 39 du règlement (paragraphe 31 ci-dessus). Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu devant la Cour que ces recours avaient un caractère suspensif de droit en l’espèce (paragraphe 126 ci-dessus).
130. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention dans le chef du premier requérant.
N.A. c. Finlande du 14 novembre 2019 requête n° 25244/18
Articles 2 et 3 : La décision finlandaise d’expulser un Irakien, qui a ensuite été tué dès son retour dans son pays d’origine, a emporté violation de la Convention
La Cour juge en particulier que les autorités finlandaises ne se sont pas livrées à un examen suffisamment attentif des risques encourus par le père de la requérante en Irak, bien qu’elles aient admis sa version des faits quant aux deux tentatives d’attentats dont il avait été victime, dans un contexte de tensions entre groupes musulmans chiites et sunnites (l’intéressé était sunnite). La décision des autorités finlandaises d’expulser le père de la requérante, qui avait eu un différend avec un collègue chiite alors qu’il travaillait comme enquêteur au ministère de l’Intérieur irakien, a finalement contraint l’intéressé à accepter un retour volontaire en Irak, où il a été tué par balles peu après son arrivée.
FAITS
Le père de Mme N.A. était un Arabe sunnite de Bagdad. Il servit comme commandant dans l’armée sous l’ancien régime irakien de Saddam Hussein, puis travailla pour une entreprise de logistique américaine après la chute de ce régime. Entre 2007 et 2015, il fut affecté au Bureau de l’Inspecteur général irakien, au sein du ministère de l’Intérieur, où il fut enquêteur, puis responsable des affaires de violation des droits de l’homme et de corruption. Il dut fréquemment enquêter sur des agents des services de renseignement ou des milices. Son travail devint plus dangereux lorsque les milices chiites prirent de l’importance. Alors qu’il enquêtait sur une affaire en 2015, il eut un différend avec un collègue qui, selon la requérante, appartenait à la milice chiite principale, l’Organisation Badr. Ledit collègue agressa le père de Mme N.A. et l’insulta, mais il fut ensuite muté au service de renseignement et obtint une promotion. En février 2015, le père de la requérante fit l’objet d’une tentative d’attentat au cours de laquelle on essaya de lui tirer dessus. Il dénonça l’agression mais constata par la suite qu’aucune enquête n’était menée sur les faits. Sentant qu’il ne recevrait aucune protection et n’obtiendrait pas justice en Irak, il démissionna en mars 2015. En avril 2015, la voiture de la famille explosa sous l’effet d’une bombe juste après que les parents de Mme N.A. en fussent sortis et, en mai de la même année, la requérante elle-même fut victime d’une tentative d’enlèvement.
La famille arriva en Finlande en septembre 2015 et le père demanda à bénéficier de la protection internationale. En décembre 2016, les autorités rejetèrent sa demande d’asile. Les services d’immigration avaient en effet admis sa version des faits mais considéré que les Arabes sunnites ne faisaient pas, en tant que tels, l’objet de persécutions en Irak. En septembre 2017, le tribunal administratif d’Helsinki rejeta le recours dont il avait été saisi par le père de la requérante, estimant que le métier que celui-ci avait exercé sous le régime de Saddam Hussein ou pour l’entreprise de logistique américaine ne l’exposait à aucun risque particulier. Il considéra que rien ne prouvait que les agressions dont l’intéressé avait fait l’objet résultaient du conflit qui l’avait opposé à son ancien collègue du ministère de l’Intérieur, et que la situation générale en matière de sécurité en Irak était seule en cause. Il jugea également que le fait d’être sunnite n’exposait pas le père de Mme N.A. à un risque réel de persécutions. Fin novembre 2017, la Cour administrative suprême refusa à l’intéressé l’autorisation de la saisir. Le père de Mme N.A. revint en Irak en novembre 2017 dans le cadre d’un programme de retour volontaire assisté. En décembre 2017, la requérante apprit que l’appartement de sa tante, que sa famille avait auparavant utilisé pour se cacher, avait été la cible d’un attentat. Quelques jours plus tard, elle fut informée que son père avait été tué par des tireurs non identifiés. Selon les documents produits par Mme N.A., on avait tiré sur son père à trois reprises dans une rue de Bagdad.
Article 2 et article 3
La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel l’affaire ne relèverait pas de la juridiction de la Finlande en ce que le père de la requérante serait volontairement rentré dans son pays d’origine. La requérante argue toutefois que le retour de son père n’a pas été volontaire mais qu’il lui a été imposé par les décisions des autorités finlandaises. Elle plaide qu’il ne voulait pas attirer l’attention des autorités irakiennes en étant renvoyé de force dans son pays, ni faire l’objet d’une interdiction de visa dans l’espace Schengen pour une durée de deux ans. La Cour estime que l’intéressé ne serait pas rentré en Irak si une décision d’expulsion exécutoire n’avait été prise à son encontre, et que sa décision d’y retourner n’a pas été volontaire en ce qu’elle n’a pas résulté d’un libre choix. L’affaire relève donc de la juridiction de l’État défendeur au sens de l’article 1 de la Convention.
La Cour cite également l’absence de choix véritablement libre comme motif de rejet d’un autre argument implicite du Gouvernement selon lequel le père de la requérante aurait renoncé à son droit à la protection de la Convention en signant une déclaration par laquelle il déchargeait de toute responsabilité les organismes et autorités ayant contribué à son retour en Irak. La Cour relève que les autorités finlandaises ont jugé crédible et cohérente la version des faits produite par l’intéressé dans sa demande d’asile, notamment la possibilité qu’il présentât un intérêt pour les autorités irakiennes ou des acteurs non étatiques. Les autorités nationales se sont également largement appuyées sur des informations pertinentes concernant l’Irak, qui montraient notamment qu’il existait des tensions entre milices chiites et Arabes sunnites, que des Irakiens qui avaient travaillé pour des entreprises américaines avaient été tués, et que la situation en matière de sécurité à Bagdad exigeait des organes décisionnels une attention particulière aux risques encourus par chaque personne menacée d’expulsion. Compte tenu de la situation générale en termes de sécurité et de violence, tous ces éléments pris cumulativement pouvaient présenter un risque réel. Les autorités nationales ne les ont toutefois pas appréciés de manière cumulative. Plus important encore, les juridictions n’ont pas suffisamment pris en considération les tentatives d’attentat perpétrées contre le père de la requérante avant qu’il ne quittât l’Irak, alors même que les autorités finlandaises avaient connaissance de la fusillade et de l’explosion de la voiture de l’intéressé. Elles ont jugé que ces incidents résultaient de la situation générale en matière de sécurité, au lieu de s’intéresser plus particulièrement au père de la requérante. La Cour ne voit aucune explication plausible qui justifierait que les autorités finlandaises n’aient pas pris plus au sérieux ces deux incidents et ne les aient pas examinés sous l’angle du risque personnellement encouru par le père de la requérante. Par ailleurs, le conflit entre l’intéressé et son collègue a été écarté comme s’il s’agissait d’un différend personnel, au lieu d’être examiné du point de vue des liens possibles qu’il pouvait avoir avec l’appartenance religieuse des intéressés et l’existence de tensions entre groupes chiites et sunnites, ou avec les attentats dont avait été victime le père de la requérante. La Cour n’est ainsi pas convaincue que l’appréciation par les autorités finlandaises des risques encourus par le père de la requérante dans l’hypothèse d’un retour en Irak a satisfait aux exigences de l’article 2 ou 3. Lesdites autorités avaient en effet connaissance des risques auxquels l’intéressé était exposé, ou auraient dû en avoir connaissance. La Cour conclut que le manquement des autorités finlandaises à leurs obligations découlant de l’article 2 ou 3 lors de l’examen de la demande d’asile présentée par le père de la requérante a emporté violation de ces deux dispositions. Elle rejette le grief de la requérante relativement à la violation des droits qui lui auraient été garantis par l’article 3.
O.D. c. Bulgarie 10 octobre 2019 requête n° 34016/18
Article 13 avec les articles 2 et 3 : Un ancien militaire syrien risquerait de subir des mauvais traitements et une atteinte à son droit à la vie en cas d’expulsion vers la Syrie
La Cour juge en particulier que, eu égard à la situation générale en Syrie et au risque individuel auquel le requérant est exposé, il ne peut être établi que ce dernier peut retourner en Syrie en sécurité. La Cour juge aussi que le requérant n’a pas bénéficié d’une voie de recours effective, relevant que la demande de suspension de la mesure d’expulsion a été rejetée au motif qu’il représentait une menace pour la sécurité nationale, et que la procédure sur la demande d’octroi du statut de réfugié ou du statut humanitaire n’avait pas pour but de contrôler la légalité de l’arrêté de l’expulsion, ni son effet dans le contexte les griefs tirés du droit à la vie et du droit à ne pas subir de mauvais traitements. La Cour décide d’indiquer au Gouvernement, en application de l’article 39 de son règlement, de ne pas expulser O.D.
LES FAITS
Le requérant est un ressortissant syrien né en 1991 et résidant à Sofia. En 2011, le requérant intégra l’armée syrienne où il aurait atteint le grade de sergent. Il était tireur d’élite et avait la compétence de manipuler des missiles. Il dit avoir déserté l’armée syrienne en 2012, puis avoir rejoint l’Armée syrienne libre pendant neuf mois. En 2013, il quitta la Syrie pour se rendre en Turquie où il demeura trois mois, puis en Bulgarie où il introduisit deux demandes d’asile qui furent rejetées. La même année, les autorités bulgares ordonnèrent son expulsion, estimant qu’il constituait une menace pour la sécurité nationale. Les recours du requérant contre cette décision furent infructueux. En 2018, la Cour européenne des droits de l’homme décida d’indiquer au Gouvernement bulgare de ne pas expulser le requérant pour la durée de la procédure devant la Cour, en application de son l’article 39 du règlement relatif aux mesures provisoires.
La même année, l’ambassade de Syrie en Bulgarie lui fournit un passeport d’une durée de validité de deux ans. Actuellement, ce passeport est retenu par la direction « Migration » du ministère des Affaires intérieures et le requérant est considéré comme séjournant de manière illégale sur le territoire bulgare.
Articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants)
La Cour constate que les décisions de l’Agence pour les réfugiés et de la Cour administrative suprême ainsi que les observations du Gouvernement admettent que la situation générale en Syrie est de nature à justifier une protection des droits garantis par les articles 2 et 3 de la Convention. Pour sa part, la Cour observe que la sécurité et la situation humanitaire, ainsi que la nature et la portée des hostilités en Syrie, ont subi une détérioration dramatique durant la période comprise entre l’arrivée du requérant en Bulgarie en juin 2013 et l’arrêt définitif confirmant l’arrêté d’expulsion en août 2014, mais aussi entre cette dernière date et le refus d’octroi d’une protection à l’intéressé. De plus, cette situation semble perdurer à ce jour. En effet, malgré une baisse générale des hostilités, les parties au conflit poursuivent d’intenses combats et se livrent à des attaques indiscriminées, y compris envers la population civile et les infrastructures civiles, à des pillages et à des persécutions. De plus, des arrestations et des détentions arbitraires de masse ont eu lieu encore récemment, début 2019, près de Homs, la ville d’origine du requérant. Pour ce qui est du risque individuel auquel le requérant est exposé, la Cour note que celui-ci craint des mauvais traitements en raison de sa désertion alléguée de l’armée syrienne. Elle observe aussi que rien dans les décisions internes et les observations du Gouvernement n’indique que les autorités bulgares estiment la version du requérant comme non crédible. Par ailleurs, la Cour note tout particulièrement l’existence de pratiques d’exécution, de détention arbitraire ou de mauvais traitements à l’égard des personnes ayant déserté l’armée ou ayant refusé d’exécuter des ordres de tir. En outre, cette analyse quant au risque individuel encouru par le requérant en Syrie a été opérée par la Cour administrative suprême et par le Gouvernement dans ses observations.
Par conséquent, la Cour estime qu’il ne peut être établi, eu égard aux allégations du requérant selon lesquelles il subirait des mauvais traitements en raison de sa désertion de l’armée, que celui-ci peut retourner en Syrie, dans la ville de Homs ou ailleurs dans le pays, en sécurité. Ainsi, le renvoi du requérant de la Bulgarie vers la Syrie emporterait une violation des articles 2 et 3 de la Convention.
Article 13 (droit à un recours effectif), combiné avec les articles 2 et 3
La Cour observe que la Cour administrative suprême ne s’est pas penchée sur le risque évoqué par le requérant, se limitant à dire que les menaces encourues par le requérant et les droits qu’il cherchait à protéger n’étaient pas clairs. Ainsi, elle ne s’est pas livrée à une évaluation de la situation générale en Syrie. En outre, la suspension de la mesure d’expulsion – demandée par le requérant – a été rejetée, notamment au motif que l’intéressé représentait une menace pour la sécurité nationale. Pour ce qui est de la procédure sur la demande d’octroi du statut de réfugié ou du statut humanitaire, en cas d’issue favorable pour le requérant, celui-ci aurait été protégé contre une éventuelle expulsion. Toutefois, cette procédure n’avait pas pour but de contrôler la légalité de l’arrêté de l’expulsion, ni son effet dans le contexte des griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention. En tout état de cause, la Cour administrative suprême, tout en notant l’existence d’une situation grave et généralisée en Syrie, a appliqué la législation nationale selon laquelle l’argument lié à la menace pour la sécurité nationale prévalait sur la présence d’une situation de risque dans le pays de destination pour fonder sa décision de refus d’octroi du statut. Ce recours n’était donc pas à même de trancher la question du risque. Par ailleurs, le Gouvernement n’invoque pas d’autres recours disponibles en droit bulgare à cet effet. Ainsi, selon la législation en l’état actuel, le requérant n’aurait pas pu obtenir autrement un examen effectif de ces griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention.
CEDH
RECEVABILITE
a) Le délai de six mois
32. Le Gouvernement objecte que le requérant n’a pas respecté la règle des six mois (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour rappelle qu’elle a eu l’occasion de traiter une objection similaire dans deux affaires dirigées contre la Suède, P.Z. et autres et B.Z. (nos 68194/10 et 74352/11, décisions du 29 mai 2012), dans lesquelles elle a jugé ce qui suit (§§ 34 et 32 respectivement) :
« Alors que (...) la date de la décision interne définitive assurant un recours effectif constitue normalement le point de départ pour le calcul du délai de six mois, la Cour rappelle (...) que la responsabilité de l’État d’envoi découlant des articles 2 et 3 de la Convention est engagée, en règle générale, seulement au moment de la réalisation de la mesure visant à éloigner l’individu concerné de son territoire. Des dispositions spécifiques de la Convention devraient être interprétées et comprises dans le contexte d’autres dispositions, ainsi que des questions pertinentes dans un type particulier d’affaires. La Cour juge dès lors que les considérations relatives à la détermination de la date de la responsabilité de l’État d’envoi doivent s’appliquer également dans le contexte de la règle des six mois.
En d’autres termes, la date de la responsabilité de l’État sous l’angle des articles 2 et 3 correspond à la date à laquelle le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 commence à courir pour le requérant. Si une décision d’éloignement n’a pas été exécutée et l’individu demeure sur le territoire de l’État souhaitant l’éloigner (...) le délai de six mois n’a pas encore commencé à courir. »
33. La Cour ne voit pas de raison de s’éloigner de ce raisonnement dans la présente affaire. Il convient dès lors de rejeter l’objection de tardiveté soulevée par le Gouvernement au regard de l’article 35 § 1 de la Convention.
b) Le statut de victime
34. Ensuite, le gouvernement défendeur formule une objection d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime (paragraphe 26 ci‑dessus). Il met en avant, sans référence à la réglementation applicable, que l’arrêté d’expulsion n’est plus valide depuis le 6 novembre 2018 (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour remarque que l’arrêté lui-même ne prévoyait pas de date limite pour l’exécution de la mesure. Elle ne peut pas non plus conclure, à la lecture de la législation nationale applicable, à l’existence d’une durée de validité d’une décision administrative d’expulsion, même si celle-ci n’a pas été exécutée (paragraphes 9 et 19 ci‑dessus, avec les références qui y sont citées). Ce constat est confirmé par la lettre de la direction « Migration » du ministère des Affaires intérieures du 13 décembre 2018 (paragraphe 18 ci‑dessus). D’ailleurs, il ressort de l’arrêté du 6 novembre 2013 que seule la mesure d’interdiction du territoire est limitée dans le temps pour le requérant, celle-ci ayant été fixée expressément à cinq ans. La Cour doit conclure, dans ces circonstances, qu’au regard du droit interne et à la lumière des documents dont elle dispose, que l’arrêté litigieux, ayant été confirmé par la Cour administrative suprême, est devenu définitif et exécutoire. Bien qu’adopté il y a plus de cinq ans, il continue à avoir une valeur juridique entière et la suspension de son effet a été expressément refusée par les autorités (paragraphe 12 ci‑dessus). De plus, le requérant ayant obtenu la délivrance d’un passeport, il peut être renvoyé vers la Syrie (paragraphe 17 ci‑dessus).
35. Partant, en dépit de la reconnaissance formulée par le Gouvernement que la réalisation de l’expulsion emporterait une violation des articles 2 et 3 de la Convention (paragraphe 29 ci-dessus), les conséquences de l’arrêté de l’expulsion ne sont pas effacées de sorte que l’on puisse considérer que le requérant ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Dès lors, la Cour rejette l’objection du Gouvernement formulée à ce titre.
c) Sur l’application de l’article 37 de la Convention
36. Le Gouvernement soutient également que la requête doit être considérée irrecevable au motif qu’aucun acte de mise en œuvre de l’expulsion n’a été engagé depuis l’établissement de l’arrêté litigieux (paragraphe 29 ci-dessus). Il convient d’analyser ce point comme une demande de radiation de la requête du rôle selon l’article 37 § 1 c) de la Convention. Pour estimer qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête, la Cour doit constater qu’il ressort clairement des informations dont elle dispose que le requérant ne risque plus, ni à présent ni avant longtemps, d’être expulsé et soumis à un traitement contraire aux dispositions de la Convention, et qu’il a la possibilité de contester devant les autorités nationales, et le cas échéant devant la Cour, une éventuelle nouvelle mesure d’éloignement. La Cour a en effet toujours envisagé la question sous l’angle d’une violation potentielle de la Convention et, dans la mesure où la menace d’une telle violation disparaît ou n’est plus imminente, la poursuite de l’examen de la requête ne se justifie plus, sous réserve de l’application de l’article 37 § 1 in fine (voir, Khan c. Allemagne [GC], no 38030/12, §§ 33‑35, 21 septembre 2016, et les affaires qui y sont citées, ainsi que M.M. c. Bulgarie, précité, §§ 37-38).
37. En l’espèce, la Cour note d’abord qu’elle vient de conclure que le requérant peut encore se prétendre victime des violations alléguées en raison de l’existence à son encontre d’un arrêté d’expulsion valide et exécutable (paragraphes 34 et 35 ci-dessus).
38. Elle observe aussi que, à la suite de la mesure provisoire qu’elle a indiquée aux autorités bulgares en application de l’article 39 de son règlement, l’exécution de la mesure d’expulsion prise à l’encontre du requérant a été suspendue.
39. Devant la Cour, le Gouvernement présente des observations ambiguës quant à sa position sur l’éventuelle expulsion du requérant. D’une part, il affirme qu’aucune donnée du dossier ne permet de croire que le requérant ferait l’objet d’un acte d’expulsion et semble se référer aux informations relatant une situation générale instable en Syrie sans toutefois en tirer expressément de conclusions (paragraphe 29 ci-dessus). D’autre part, il explique que requérant ne courrait pas de risque s’il retournait dans son pays d’origine (paragraphe 28 ci-dessus). Par ailleurs, la lettre de la direction «Migration » du ministère des Affaires intérieures du 13 décembre 2018 semble évoquer comme motif de non-réalisation de l’expulsion la mesure provisoire indiquée par la Cour (paragraphe 18 ci‑dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne peut considérer les déclarations formulées dans les observations du gouvernement défendeur comme un engagement sérieux à ne pas renvoyer le requérant vers la Syrie. Il convient en particulier de distinguer la présente affaire de l’arrêt M.M. c. Bulgarie (précité). Dans cette dernière affaire, le Gouvernement a fourni des assurances expresses pour un engagement obligatoire de non-renvoi. Il avait notamment produit des lettres formelles émanant des autorités compétentes en matière de migration indiquant précisément que la personne concernée ne ferait pas l’objet d’expulsion, et a informé que celle-ci bénéficiait d’un permis de séjour temporaire valide délivré sur la base d’un statut humanitaire accordé en raison de la situation en Syrie (M.M. c. Bulgarie, précité, §§ 33 et 34, voir aussi Khan, précité, § 37, et Boutagni c. France, no 42360/08, §§ 47-48, 18 novembre 2010, où la Cour a relevé la présence d’assurances expresses de la part des gouvernements défendeurs). Dans la présente affaire, le Gouvernement ne s’est pas formellement engagé à ne pas expulser le requérant mais a simplement émis un avis selon lequel les éléments du dossier ne faisaient pas entendre que l’expulsion en cause serait réalisée. Cet avis, formulé à l’occasion des observations dans la présente affaire, ne se fonde sur aucun acte juridique et n’est reflété dans aucun document formel contraignant, de sorte qu’il n’est pas clair s’il pouvait en soi engager les autorités responsables pour l’exécution de l’arrêté d’expulsion (Auad, précité, § 105). Par ailleurs, la Cour note que les demandes de protection subsidiaire du requérant ont été rejetées et qu’il ne bénéficie d’aucun titre régularisant son séjour en Bulgarie.
40. Enfin, la Cour note que le gouvernement défendeur n’a pas présenté d’informations permettant de s’assurer que, en cas d’exécution de la mesure d’expulsion, les autorités d’immigration prendraient toutes les garanties contre un refoulement arbitraire du requérant, y compris la possibilité d’un recours juridictionnel.
41. Compte tenu de ces considérations, la Cour conclut que le motif invoqué par le Gouvernement ne justifie pas de mettre fin à la poursuite de la requête au sens de l’article 37 § 1 c) de la Convention. Il n’y a dès lors pas lieu de rayer la requête du rôle.
d) Conclusion quant à la recevabilité
42. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
LE FOND
43. La Cour observe d’abord que les griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention se confondent et qu’il convient dès lors de les examiner ensemble (K.A.B. c. Suède, no 886/11, § 67, 5 septembre 2013).
44. Les principes généraux applicables en matière d’éloignement d’étrangers au regard de l’article 3 de la Convention ont été résumés par la Cour dans l’arrêt J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 77-105, 23 août 2016.
45. La Cour souhaite aussi rappeler qu’elle a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte antiterroriste. Elle est de même parfaitement consciente des énormes difficultés que rencontrent à notre époque les États pour protéger leur population de la violence terroriste (voir, parmi d’autres, Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, § 28-30, série A no 3, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, série A no 25, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 179, CEDH 2005‑IV, Chahal c. Royaume‑Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 126, CEDH 2009, et A. c. Pays‑Bas, no 4900/06, § 143, 20 juillet 2010). Devant une telle menace, elle considère qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner (Daoudi c. France, no 19576/08, § 65, 3 décembre 2009, Boutagni c. France, no 42360/08, § 45, 18 novembre 2010, Auad, précité, § 95, et A.M. c. France, no 12148/18, § 112, 29 avril 2019).
46. Il convient toutefois de rappeler que la Cour a affirmé que la protection offerte par l’article 3 de la Convention présentant un caractère absolu, pour qu’un éloignement forcé envisagé soit contraire à la Convention, la condition nécessaire – et suffisante – est que le risque pour la personne concernée de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l’article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés, même lorsqu’elle est considérée comme présentant une menace pour la sécurité nationale pour l’État contractant (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 140-141, CEDH 2008, et Auad, précité, § 100). En d’autres termes, il n’est pas nécessaire que la Cour examine les affirmations selon lesquelles un requérant serait impliqué dans des activités terroristes, car cet aspect des choses n’est pas pertinent dans le cadre de l’analyse sur le terrain de l’article 3, au regard de la jurisprudence actuelle (Ismoïlov et autres c. Russie, no 2947/06, § 126, 24 avril 2008, et Auad, précité, § 101).
47. En relation avec ce dernier point, la Cour se doit d’observer de suite que toute considération en l’espèce portant sur la question de savoir si le requérant présente un risque pour la sécurité nationale de la Bulgarie est à écarter dans l’analyse des griefs soumis, contrairement aux arguments avancés par le Gouvernement à cet égard (paragraphe 27 ci-dessus). Le point crucial consiste à établir s’il a été démontré en l’occurrence qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que le requérant risque d’être exposé à des mauvais traitements ou à la mort si l’arrêté d’expulsion devait être exécuté (Auad, précité, § 101). Pour ce faire, la Cour tiendra compte de l’ensemble des éléments fournis par les parties et de ceux qu’elle s’est procurés d’office (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 116, CEDH 2012.
48. Les allégations du requérant dans la présente affaire sont motivées par le contexte du conflit armé en Syrie, en cours à l’époque de la procédure sur son recours contre l’arrêté d’expulsion du 6 novembre 2013. Il soutient que, en cas de retour dans ce pays, il risquait de subir des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention, d’une part en raison de la situation de violence générale et, d’autre part, à cause de son implication passée dans les deux principaux camps du conflit et de sa désertion de l’armée du gouvernement (paragraphe 31 ci-dessus).
49. Si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire devant la Cour (Chahal, précité, § 86). Dès lors que la responsabilité que l’article 3 de la Convention fait peser sur les États contractants dans les affaires de cette nature tient à l’acte consistant à exposer un individu au risque de subir des mauvais traitements, l’existence de ce risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion. L’appréciation doit se concentrer sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (J.K. et autres c. Suède, précité, § 83, et les affaires qui y sont citées). Quant à l’analyse du risque encouru par le requérant faite par les juridictions internes, la Cour se prononcera sur ce point sous l’angle de l’article 13 de la Convention (paragraphes 63-66 ci‑dessous).
50. Par ailleurs, dans l’arrêt L.M. et autres c. Russie (nos 40081/14 et 2 autres, 15 octobre 2015), la Cour s’est prononcée comme suit :
« La Cour note qu’une situation de violence générale n’emportera normalement pas en soi une violation de l’article 3 en cas d’expulsion (H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III) ; toutefois, elle n’a jamais écarté la possibilité qu’une situation générale de violence dans le pays de destination pourrait avoir un degré d’intensité suffisant tel que tout renvoi vers lui emporterait nécessairement une atteinte à l’article 3 de la Convention. Toutefois, la Cour adopterait une telle approche uniquement dans les cas de violence générale les plus extrêmes, où l’individu encourt un risque réel de mauvais traitement du seul fait qu’un retour l’exposait à une telle violence (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 115, 17 juillet 2008). »
51. Dans cet arrêt, la Cour a analysé des griefs similaires à ceux présentés dans la présente espèce concernant la situation en Syrie et a jugé que les circonstances entourant l’affaire (L.M. et autres c. Russie, précité, §§ 123‑126) faisaient apparaître une violation des articles 2 et 3 de la Convention. La Cour a noté qu’à l’époque de cet examen, en 2015, elle n’avait pas encore adopté d’arrêt portant une appréciation sur les allégations de risque lié à un danger de mort ou à des mauvais traitements dans le contexte du conflit en Syrie. Ceci était certainement dû en partie au fait que, tel qu’il ressort des documents pertinents du HCNUR, la plupart des pays européens ne procédaient pas à des renvois forcés vers la Syrie. Dans l’arrêt plus récent S.K. c. Russie (no 52722/15, 14 février 2017), la Cour a observé, sur la base des documents pertinents relatifs à la situation en Syrie et postérieurs à l’arrêt L.M. et autres c. Russie, précité, que la sécurité et la situation humanitaire, ainsi que la nature et la portée des hostilités en Syrie s’étaient dramatiquement détériorées entre 2011 et début 2016. De plus, les rapports disponibles faisaient état d’usage systématique de la force de la part des parties au conflit, ainsi que d’attaques systématiques envers la population civile ou les bâtiments civils, malgré les cessations des hostilités signées en février 2016. Sur la base de ces éléments, la Cour a considéré, à l’instar de l’affaire L.M. et autres c. Russie, précitée, que le renvoi de la personne concernée vers la Syrie constituerait une violation des articles 2 et 3 de la Convention.
52. Eu égard à ces constats, il convient de vérifier les informations sur la situation générale en Syrie lors des circonstances de la présente espèce et au moment de l’examen de l’affaire par la Cour. À cet égard, il est à noter que le Gouvernement présente des observations contradictoires pour ce qui est de l’existence d’un risque pour le requérant dans son pays d’origine. D’une part, le Gouvernement semble affirmer que rien dans le dossier ne démontre que l’histoire du requérant peut être à l’origine d’un risque sérieux pour l’intéressé de se voir poursuivre pénalement ou traiter en violation des dispositions de la Convention. D’autre part, il reconnaît, en s’appuyant sur la décision de la Cour administrative suprême adoptée à la suite de la demande de suspension de l’exécution de l’arrêté litigieux, que le requérant ne pouvait être renvoyé vers la Syrie, ainsi que sur les informations relatives à la situation actuelle dans ce pays qu’il a recueillies, que, si ce renvoi était réalisé, il y aurait une violation de l’article 3 de la Convention, et éventuellement de l’article 2 (paragraphes 12, 27 et 29). Par ailleurs, l’Agence pour les réfugiés, alors qu’elle examinait les demandes de statut de protection du requérant, a admis que la situation était grave et généralisée en Syrie (paragraphe 14 ci-dessus). Ainsi, la Cour estime que les décisions de l’Agence pour les réfugiés et de la Cour administrative suprême ainsi que les observations du Gouvernement dans le cadre de la présente procédure peuvent être compris comme admettant que la situation générale en Syrie est de nature à justifier une protection sur le terrain des deux dispositions précitées (J.K. et autres c. Suède, précité, § 83, concernant la charge de la preuve pesant sur le gouvernement défendeur pour l’évaluation de la situation générale dans un pays donné).
53. Ces éléments ne peuvent être considérés isolément et la Cour doit les confronter aux informations par ailleurs disponibles sur la situation en Syrie (voir, mutatis mutandis, Auad, précité, §§ 102-103). À cet égard, compte tenu de ses constats à l’occasion de l’affaire S.K. (arrêt précité, §§ 60-61) et des informations pertinentes récentes qu’elle a obtenues, la Cour observe, pour sa part, que la sécurité et la situation humanitaire, ainsi que la nature et la portée des hostilités en Syrie, ont subi une détérioration dramatique durant la période comprise entre l’arrivée du requérant en Bulgarie en juin 2013 et l’arrêt définitif confirmant l’arrêté d’expulsion en août 2014, mais aussi entre cette dernière date et le refus d’octroi d’une protection à l’intéressé (paragraphes 21-23 ci‑dessus). De plus, cette situation semble perdurer à ce jour.
54. En effet, sur le plan du contexte général, les éléments d’information disponibles contiennent les indications suivantes : malgré une baisse générale des hostilités, les parties au conflit poursuivent d’intenses combats et se livrent à des attaques indiscriminées, y compris envers la population civile et les infrastructures civiles, à des pillages et à des persécutions. Face à cette situation, en novembre 2017, le HCNUR a lancé un appel général aux États de ne pas procéder au renvoi forcé des ressortissants syriens eu égard au fait que toutes les régions du pays sont affectées, directement ou indirectement, par un ou plusieurs conflits (paragraphe 23 ci-dessus). De plus, des arrestations et des détentions arbitraires de masse ont eu lieu encore récemment, début 2019, près de Homs, la ville d’origine du requérant. Pour ce qui est du risque individuel auquel le requérant est exposé, la Cour note que celui-ci craint des mauvais traitements en raison de sa désertion alléguée de l’armée syrienne. Elle observe aussi que rien dans les décisions internes et les observations du Gouvernement n’indique que les autorités bulgares estiment la version du requérant comme non crédible. Tenant compte de cet élément, la Cour doit remarquer tout particulièrement l’existence de pratiques d’exécution, de détention arbitraire ou des mauvais traitements à l’égard des personnes ayant déserté l’armée ou ayant refusé d’exécuter des ordres de tir (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Enfin, cette analyse quant au risque individuel encouru par le requérant en Syrie a été opérée par la Cour administrative suprême dans ses décisions du 21 mars 2014 et du 15 mai 2014 (paragraphe 12 ci-dessus), ainsi que par le Gouvernement dans ses observations en l’espèce (paragraphe 27 ci-dessus).
55. La Cour estime, à la lumière du contexte décrit ci-dessus, qu’il ne peut être établi, eu égard aux allégations du requérant selon lesquelles il subirait des mauvais traitements en raison de sa désertion de l’armée, que celui-ci peut retourner en Syrie, dans la ville de Homs ou ailleurs dans le pays, en sécurité.
56. Elle conclut que le renvoi du requérant de la Bulgarie vers la Syrie, sur le fondement de l’arrêté d’expulsion du 6 novembre 2013, confirmé par la Cour administrative suprême le 6 août 2014, s’il était effectué, emporterait une violation des articles 2 et 3 de la Convention.
ARTICLE 13 COMBINE AUX ARTICLES 2 ET 3
60. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
61. Concernant le fond du grief, compte tenu de ses constats dans les paragraphes 48-56 ci-dessus, la Cour estime que les griefs du requérant sont défendables, de sorte que ce dernier avait le droit à un recours effectif à cet égard. L’effectivité d’un recours dans de telles circonstances comprend deux éléments. D’abord, elle demande impérativement un contrôle attentif, indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 293, CEDH 2011, et les affaires qui y sont citées, et Auad, précité, § 120). Cet examen ne doit pas tenir compte de ce que l’intéressé a pu faire pour justifier une expulsion ni de la menace à la sécurité nationale éventuellement perçue par l’État qui expulse (Chahal, précité, § 151). La deuxième exigence requiert que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif (Auad, précité, § 120, et les affaires qui y sont citées). Ainsi, la Cour précise que, contrairement à ce que suggère le Gouvernement (paragraphe 58 ci-dessus), il s’agit d’un contrôle différent de celui requis sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Il n’est dès lors pas pertinent, en l’occurrence, d’établir si la Cour administrative suprême a soumis l’affirmation que le requérant représente une menace pour la sécurité nationale à un véritable examen ou si elle a opéré un contrôle de proportionnalité de l’expulsion (C.G. et autres c. Bulgarie, no 1365/07, §§ 60-64, 24 avril 2008, et Raza c. Bulgarie, no 31465/08, § 63, 11 février 2010).
62. La Cour rappelle ensuite que, dans l’affaire Auad précitée, elle a conclu que la procédure sur l’arrêté d’expulsion du requérant ne pouvait être vue comme un recours effectif pour des allégations tirées de l’article 3 de la Convention. Elle a tenu compte, notamment, du refus de la Cour administrative suprême d’examiner la question du risque, considérant que celle-ci n’était pas pertinente, ainsi que de l’absence en droit interne d’un effet suspensif automatique des arrêtés d’expulsion fondés sur un motif lié à la protection de la sécurité nationale (Auad, précité, § 121).
63. Dans la présente affaire, la Cour observe que, dans son arrêt du 6 août 2014, la Cour administrative suprême a analysé essentiellement les constats de l’Agence pour la sécurité nationale et le respect du droit national dans l’établissement de l’arrêté d’expulsion. En revanche, elle ne s’est pas penchée sur le risque évoqué par le requérant, se limitant à dire que les menaces encourues par le requérant et les droits qu’il cherchait à protéger n’étaient pas clairs (paragraphe 13 ci-dessus). Ainsi, elle ne s’est pas livrée à une évaluation de la situation générale en Syrie, alors même que la décision de cette même cour sur la demande de suspension de l’exécution de l’arrêté d’expulsion suggérait qu’une telle évaluation devait être réalisée dans le cadre de l’examen au fond (paragraphe 12 ci-dessus). De même, la Cour note que, la législation applicable n’ayant pas été modifiée depuis l’arrêt Auad précité, le requérant n’a pas bénéficié d’un effet suspensif sur la mesure d’expulsion dans le cadre de la procédure judiciaire. Quoi qu’il en soit, la suspension demandée par le requérant a été rejetée, notamment au motif que ce dernier représentait une menace pour la sécurité nationale (paragraphe 12 ci‑dessus).
64. Pour ce qui est de la procédure sur la demande d’octroi du statut de réfugié ou du statut humanitaire, il est vrai que, en cas d’issue favorable pour le requérant, celui-ci aurait été protégé contre une éventuelle expulsion. Toutefois, cette procédure n’avait pas pour but de contrôler la légalité de l’arrêté de l’expulsion, ni son effet dans le contexte des griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention. En tout état de cause, il convient d’observer que, en l’occurrence, la Cour administrative suprême, tout en notant l’existence d’une situation grave et généralisée en Syrie, a appliqué la législation nationale selon laquelle l’argument lié à la menace pour la sécurité nationale prévalait sur la présence d’une situation de risque dans le pays de destination pour fonder sa décision de refus d’octroi du statut. Ce recours n’était donc pas à même, en l’espèce, de trancher la question du risque.
65. La Cour note par ailleurs que le Gouvernement n’invoque pas d’autres recours disponibles en droit bulgare à cet effet. Elle observe que, selon la législation en l’état actuel, le requérant n’aurait pas pu obtenir autrement un examen effectif de ces griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention (Auad, précité, § 122).
66. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 13 de la Convention à cet égard.
LM et autres c. Russie 15 octobre 2015 requêtes nos 40081/14, 40088/14 et 40127/14
La Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité : qu’un renvoi des requérants en Syrie emporterait violation de l’article 2 (droit à la vie) et/ou de l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme ; qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 f) (droit à la liberté et à la sûreté) et de l’article 5 § 4 (droit à un examen à bref délai par un juge de la régularité de la détention) de la Convention ; et que la Russie a >manqué aux obligations que lui impose l’article 34 (droit de recours individuel).
C’est la première fois que la CEDH se prononce dans un arrêt sur la question des renvois en Syrie dans la situation actuelle. Elle juge que, vu les rapports internationaux relatifs à la crise en Syrie et les informations supplémentaires relatives à la situation individuelle des requérants, ceux-ci étaient fondés à dire qu’un retour en Syrie les aurait exposés à un risque réel pour leur vie et leur sécurité personnelle.
Eu égard à sa conclusion selon laquelle la privation de liberté des requérants depuis la dernière décision des juridictions russes (mai 2014) confirmant leur expulsion était contraire à l’article 5, la CEDH dit, en vertu de l’article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts), que la Russie doit assurer la libération immédiate des deux requérants qui demeurent privés de liberté.
En ce qui concerne la recevabilité des griefs, la CEDH rejette une exception soulevée par le gouvernement russe, qui soutenait que les requérants avaient manqué à épuiser les voies de recours internes car au moment où ils avaient introduit leur requête, leurs demandes respectives d’octroi du statut de réfugié et/ou de l’asile temporaire n’avaient pas encore été examinées en dernier ressort.
La CEDH note en particulier que les décisions du 27 mai 2014 par lesquelles le tribunal régional a confirmé les ordonnances d’expulsion sont définitives et demeurent applicables aux trois requérants. La procédure engagée par les intéressés afin d’obtenir le statut de réfugié et l’asile n’a pas abouti ou n’est pas terminée. De plus, certaines particularités de l’enfermement des requérants au centre de rétention les ont empêchés de participer effectivement à la procédure d’examen de leur demande d’octroi du statut de réfugié et de l’asile.
En ce qui concerne la violation alléguée de la Convention dans le cas où les requérants seraient renvoyés en Syrie, la Cour juge que les intéressés ont présenté aux autorités russes des motifs substantiels de croire qu’ils seraient exposés à un risque réel pour leur vie et pour leur sécurité personnelle s’ils étaient expulsés. Dans le cadre de la procédure qu’ils ont engagée pour contester les ordonnances d’expulsion prononcées à leur encontre, ils ont dit être originaires d’Alep et de Damas, où de lourds combats tuant aveuglément font rage depuis 2012. Lors de la procédure d’examen de leur demande d’octroi du statut de réfugié, ils ont donné des informations supplémentaires individualisées quant aux risques qu’ils courraient en cas de retour en Syrie. De plus, la nécessité d’octroyer la protection internationale aux demandeurs d’asile originaires de Syrie a été reconnue dans un rapport du Service fédéral russe des migrations.
La Cour n’est pas convaincue que les allégations des requérants aient été dûment examinées par les autorités russes, dans quelque procédure que ce soit. Dans le cadre de la procédure qui s’est soldée par une ordonnance d’expulsion, l’examen réalisé par les juridictions internes a consisté pour l’essentiel à établir que les requérants se trouvaient en situation de séjour irrégulier en Russie. Le tribunal de district et le tribunal régional ont l’un comme l’autre évité de répondre de manière approfondie aux allégations des requérants selon lesquelles ils auraient été en danger en Syrie et d’examiner les nombreuses sources internationales d’informations sur la situation qui règne actuellement dans ce pays. La Cour souligne que, compte tenu de la nature absolue de l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants posée à l’article 3, il n’est pas possible de mettre en balance le risque de tels traitements avec les raisons militant en faveur d’un éloignement. Elle juge le traitement réservé par les tribunaux russes au cas des requérants d’autant plus regrettable qu’il y a déjà eu en Russie, y compris devant la Cour suprême, des affaires où les tribunaux ont accordé suffisamment de poids à des arguments analogues : dans ces affaires où des étrangers accusés d’infractions administratives aux règles de l’immigration arguaient qu’ils auraient risqué d’être maltraités s’ils avaient été renvoyés dans leur pays d’origine, les juges ont tenu compte de ce risque et levé les mesures d’expulsion.
La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas encore rendu d’arrêt dans lequel elle aurait examiné des allégations de danger de mort ou de risque de mauvais traitements dans le contexte du conflit qui fait rage en Syrie. Cela est sans doute dû en partie au fait que la plupart des pays européens s’abstiennent actuellement de renvoyer des individus en Syrie. En octobre 2014, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a approuvé les pratiques appliquées par plusieurs pays européens en matière de protection à l’égard des ressortissants syriens, notamment les moratoires de facto sur les renvois en Syrie. Les derniers rapports des Nations unies qualifiaient la situation de « crise humanitaire » et faisaient état d’une « souffrance incommensurable » des civils, de violations massives des droits de l’homme par toutes les parties et du déplacement de près de la moitié de la population du pays en raison de cette situation.
Les requérants sont originaires d’Alep et de Damas, où des combats particulièrement intenses font rage. M.A. a déclaré que ses proches avaient été tués par des miliciens armés qui avaient pris le contrôle du quartier où il vivait et qu’il craignait d’être tué lui aussi. L.M. est un Palestinien apatride.
Selon le HCR, « presque toutes les régions où se trouvent un nombre important de réfugiés palestiniens sont directement touchées par le conflit ». Le HCR considère que ces réfugiés doivent se voir accorder la protection internationale.
La Cour conclut que l’allégation portée par les requérants selon laquelle leur renvoi en Syrie emporterait violation de l’article 2 et/ou de l’article 3 de la Convention est fondée. Le gouvernement russe n’a présenté aucune information de nature à réfuter cette allégation, ni fait état d’autres circonstances spéciales de nature à garantir que les requérants seraient suffisamment protégés s’ils étaient renvoyés en Syrie.
En conséquence, le renvoi des requérants en Syrie emporterait violation des articles 2 et/ou 3 de la Convention.
La CEDH n’estime pas nécessaire d’examiner séparément les griefs que les requérants tiraient de l’article 13.
En ce qui concerne le grief qu’ils formulaient sur le terrain de l’article 3 quant à leurs conditions de détention, la Cour estime, à la lumière des documents communiqués par les parties, que ces conditions ne font pas apparaître de violation de la Convention. Elle déclare donc cette partie de la requête irrecevable.
Article 5
La CEDH a déjà constaté des violations de l’article 5 § 4 dans plusieurs affaires dirigées contre la Russie en raison de l’absence en droit interne de toute disposition permettant aux justiciables de demander le contrôle juridictionnel des mesures ordonnant leur privation de liberté dans l’attente de leur éloignement. De même, les requérants de la présente affaire n’ont pas disposé d’une procédure de contrôle juridictionnel de la régularité de leur privation de liberté. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4 à l’égard des trois requérants.
En ce qui concerne le grief tiré de l’article 5 § 1, la CEDH estime établi que la première mesure de privation de liberté des requérants dans l’attente de leur expulsion avait été ordonnée par le tribunal de district pour une infraction passible de l’expulsion et qu’elle était donc conforme au droit national. De plus, pendant cette première période de privation de liberté, les autorités recherchaient encore si l’éloignement des requérants était possible. Cependant, les requérants ont ensuite communiqué au tribunal régional des informations, corroborées par les sources russes pertinentes, suffisantes pour démontrer qu’ils ne devaient pas être renvoyés en Syrie. Or le tribunal régional n’a pas répondu à leurs allégations à cet égard et a tout simplement confirmé les ordonnances d’expulsion. En conséquence, après les décisions du 27 mai 2014, on ne pouvait plus dire que les requérants étaient des personnes « contre [lesquelles] une procédure d’expulsion ou d’extradition [était] en cours » au sens de l’article 5 § 1 f). Même si aucune mesure concrète n’a été prise depuis mai 2014 pour les expulser, ils sont demeurés en détention sans que cette mesure soit assortie d’une limite temporelle. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1.
Article 34
En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 34, la CEDH observe que les requérants se sont vu refuser la possibilité de rencontrer leurs avocats et leurs représentants. Ils ont en outre allégué avoir été contraints de signer sans les comprendre des déclarations en russe par lesquelles ils retiraient leur demande d’asile. Une fois informés du sens de ces déclarations, ils se sont rétractés. La Cour note avec préoccupation que les autorités compétentes n’ont eu aucune réaction significative face à ces griefs. De plus, elle dispose d’éléments suffisants pour conclure que la communication des requérants avec leurs représentants a été gravement entravée. Elle considère que ces restrictions ont constitué une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit de recours individuel et que, dès lors, la Russie a manqué aux obligations que lui impose l’article 34.
Arrêt de GRANDE CHAMBRE
Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012 Requête no 27765/09
A. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants ont été exposés au risque de subir des traitements inhumains et dégradants en Libye
a) Sur la recevabilité
110. Le Gouvernement considère que les requérants ne sauraient se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, des faits qu’ils dénoncent. Il conteste l’existence d’un risque réel, pour les requérants, d’être soumis à des traitements inhumains et dégradants à la suite de leur refoulement. L’évaluation d’un tel danger devrait se faire sur la base de faits sérieux et avérés concernant la situation de chaque requérant. Or, les informations fournies par les intéressés seraient vagues et insuffisantes.
111. La Cour estime que la question soulevée par cette exception est étroitement liée à celles qu’elle devra aborder lors de l’examen du bien-fondé des griefs tirés de l’article 3 de la Convention. Cette disposition impose notamment à la Cour d’établir s’il y avait des motifs sérieux et avérés de croire que les intéressés couraient un risque réel d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants à la suite de leur renvoi. Il convient dès lors de joindre cette question à l’examen du fond.
112. La Cour considère que cette partie de la requête pose des questions de fait et de droit complexes, qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond ; il s’ensuit qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, il y a lieu de la déclarer recevable.
b) Sur le fond
i. Principes généraux
α) Responsabilité des Etats contractants en cas d’expulsion
113. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris de la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94 ; et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI). La Cour note aussi que ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l’asile politique (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 102, série A no 215 ; et Ahmed c. Autriche, 17 décembre 1996, § 38, Recueil 1996-VI).
114. Cependant, l’expulsion, l’extradition ou toute autre mesure d’éloignement d’un étranger par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’Etat en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Soering, précité, §§ 90-91 ; Vilvarajah et autres, précité, § 103 ; Ahmed, précité, § 39 ; H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 34, Recueil 1997-III ; Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 38, CEDH 2000-VIII ; et Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 135, 11 janvier 2007).
115. Dans ce type d’affaires, la Cour est donc appelée à apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3. Dans la mesure où une responsabilité se trouve ou peut se trouver engagée sur le terrain de la Convention, c’est celle de l’Etat contractant, du chef d’un acte qui a pour résultat direct d’exposer quelqu’un à un risque de mauvais traitements prohibés (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 126, 28 février 2008).
β) Eléments retenus pour évaluer le risque de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention
116. Pour déterminer l’existence de motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel de traitements incompatibles avec l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (H.L.R. c. France, précité, § 37 ; et Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001-II). Dans des affaires telles que la présente espèce, la Cour se doit en effet d’appliquer des critères rigoureux en vue d’apprécier l’existence d’un tel risque (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil 1996-V).
117. Pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi d’un requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé (Vilvarajah et autres, précité, § 108 in fine).
118. Dans ce but, en ce qui concerne la situation générale dans un pays, la Cour a souvent attaché de l’importance aux informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International, ou de sources gouvernementales (voir, par exemple, Chahal, précité, §§ 99-100 ; Müslim c. Turquie, no 53566/99, § 67, 26 avril 2005 ; Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 54, CEDH 2005-VI ; Al-Moayad c. Allemagne (déc.), no 35865/03, §§ 65-66, 20 février 2007 ; et Saadi, précité, § 131).
119. Dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, le cas échéant à l’aide des sources mentionnées au paragraphe précédent, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (voir, mutatis mutandis, Salah Sheekh, précité, §§ 138-149).
120. En raison du caractère absolu du droit garanti, il n’est pas exclu que l’article 3 trouve aussi à s’appliquer lorsque le danger émane de personnes ou de groupes de personnes qui ne relèvent pas de la fonction publique. Encore faut-il démontrer que le risque existe réellement et que les autorités de l’Etat de destination ne sont pas en mesure d’y obvier par une protection appropriée (H.L.R. c. France, précité, § 40).
121. Pour ce qui est du moment à prendre en considération, il faut se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’éloignement.
ii. Application en l’espèce
122. La Cour a déjà eu l’occasion de reconnaître que les Etats situés aux frontières extérieures de l’Union européenne rencontrent actuellement des difficultés considérables pour faire face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile. Elle ne saurait sous-estimer le poids et la pression que cette situation fait peser sur les pays concernés, d’autant plus lourds qu’elle s’inscrit dans un contexte de crise économique (voir M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 223, 21 janvier 2011). En particulier, elle est consciente des difficultés liées au phénomène des migrations maritimes, impliquant pour les Etats des complications supplémentaires dans le contrôle des frontières du sud de l’Europe.
Toutefois, vu le caractère absolu des droits garantis par l’article 3, cela ne saurait exonérer un Etat de ses obligations au regard de cette disposition.
123. La Cour rappelle que la protection contre les traitements prohibés par l’article 3 impose à un Etat l’obligation de ne pas éloigner une personne lorsqu’elle court dans l’Etat de destination un risque réel d’être soumise à de tels traitements.
Elle constate que les nombreux rapports d’organes internationaux et d’organisations non gouvernementales décrivent une situation préoccupante quant au traitement réservé en Libye aux immigrés clandestins à l’époque des faits. Les conclusions desdits documents sont par ailleurs corroborées par le rapport du CPT en date du 28 avril 2010 (paragraphe 35 ci-dessus).
124. La Cour observe au passage que la situation en Libye s’est par la suite dégradée, après la fermeture du bureau du HCR de Tripoli, en avril 2010, puis la révolte populaire qui a éclaté dans le pays en février 2011. Toutefois, aux fins de l’examen de la présente affaire, elle se référera à la situation qui prévalait dans ce pays à l’époque des faits.
125. Selon les divers rapports susmentionnés, durant la période concernée aucune règle de protection des réfugiés n’était respectée en Libye ; toutes les personnes entrées dans le pays par des moyens irréguliers étaient considérées comme des clandestins, sans distinction aucune entre les migrants irréguliers et les demandeurs d’asile. En conséquence, ces personnes étaient systématiquement arrêtées et détenues dans des conditions que les visiteurs extérieurs, telles les délégations du HCR, de Human Rights Watch, et d’Amnesty International, n’hésitent pas à qualifier d’inhumaines. De nombreux cas de torture, de mauvaises conditions d’hygiène et d’absence de soins médicaux appropriés ont été dénoncés par l’ensemble des observateurs. Les clandestins risquaient à tout moment d’être refoulés vers leur pays d’origine et, lorsqu’ils parvenaient à retrouver la liberté, ils étaient exposés à des conditions de vie particulièrement précaires du fait de leur situation irrégulière. Les immigrés irréguliers, comme les requérants, étaient destinés à occuper dans la société libyenne une position marginale et isolée, qui les rendait extrêmement vulnérables aux actes xénophobes et racistes (paragraphes 35-41 ci-dessus).
126. Or, il ressort clairement de ces mêmes rapports que les migrants clandestins débarqués en Libye à la suite de leur interception en haute mer par l’Italie, tels que les requérants, n’échappaient pas à ces risques.
127. Face au tableau préoccupant brossé par les différentes organisations internationales, le gouvernement défendeur maintient que la Libye était, à l’époque des faits, un lieu de destination « sûr » pour les migrants interceptés en haute mer.
Il étaye sa conviction sur la présomption que la Libye aurait respecté ses engagements internationaux en matière d’asile et de protection des réfugiés, y compris le principe de non-refoulement. Il fait valoir que le Traité d’amitié italo-libyen de 2008, en vertu duquel les refoulements de clandestins ont été effectués, prévoyait expressément le respect des dispositions de droit international en matière de protection des droits de l’homme, tout comme des autres conventions internationales auxquelles la Libye était partie.
128. A cet égard, la Cour observe que le non-respect par la Libye de ses obligations internationales était une des réalités dénoncées par les rapports internationaux concernant ce pays. En tout état de cause, la Cour ne peut que rappeler que l’existence de textes internes et la ratification de traités internationaux garantissant le respect des droits fondamentaux ne suffisent pas, à elles seules, à assurer une protection adéquate contre le risque de mauvais traitements lorsque, comme en l’espèce, des sources fiables font état de pratiques des autorités – ou tolérées par celles-ci – manifestement contraires aux principes de la Convention (voir M.S.S., précité, § 353 et, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 147).
129. Par ailleurs, la Cour observe que l’Italie ne saurait se dégager de sa propre responsabilité en invoquant ses obligations découlant des accords bilatéraux avec la Libye. En effet, à supposer même que lesdits accords prévoyaient expressément le refoulement en Libye des migrants interceptés en haute mer, les Etats membres demeurent responsables même lorsque, postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention et de ses Protocoles à leur égard, ils ont assumé des engagements découlant de traités (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 47, CEDH 2001-VIII ; et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 128, 2 mars 2010).
130. Quant à l’argument du Gouvernement tiré de la présence d’un bureau du HCR à Tripoli, force est de constater que l’activité du Haut-Commissariat, même avant sa cessation définitive en avril 2010, n’a jamais bénéficié de quelque forme de reconnaissance que ce soit de la part du gouvernement libyen. Il ressort des documents examinés par la Cour que le statut de refugié reconnu par le HCR ne garantissait aucune forme de protection aux personnes concernées en Libye.
131. La Cour relève une fois encore que cette réalité était notoire et facile à vérifier à partir de sources multiples. Dès lors, elle estime qu’au moment d’éloigner les requérants, les autorités italiennes savaient ou devaient savoir que ceux-ci, en tant que migrants irréguliers, seraient exposés en Libye à des traitements contraires à la Convention et qu’ils ne pourraient accéder à aucune forme de protection dans ce pays.
132. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas évoqué de façon suffisamment explicite les risques encourus en Libye, dès lors qu’ils n’ont pas demandé l’asile auprès des autorités italiennes. Le simple fait que les requérants se soient opposés à leur débarquement sur les côtes libyennes ne saurait selon lui être considéré comme une demande de protection faisant peser sur l’Italie une obligation en vertu de l’article 3 de la Convention.
133. La Cour observe tout d’abord que cette circonstance est contestée par les intéressés, lesquels ont affirmé avoir fait part aux militaires italiens de leur intention de demander une protection internationale. D’ailleurs, la version des requérants est corroborée par les nombreux témoignages recueillis par le HCR et Human Rights Watch. Quoi qu’il en soit, la Cour considère qu’il appartenait aux autorités nationales, face à une situation de non-respect systématique des droits de l’homme telle que celle décrite ci-dessus, de s’enquérir du traitement auquel les requérants seraient exposés après leur refoulement (voir, mutatis mutandis, Chahal c. Royaume-Uni, précité, §§ 104 et 105 ; Jabari, précité, §§ 40 et 41 ; et M.S.S., précité, § 359). Le fait que les intéressés aient omis de demander expressément l’asile, eu égard aux circonstances de l’espèce, ne dispensait pas l’Italie de respecter ses obligations au titre de l’article 3.
134. A cet égard, la Cour relève qu’aucune des dispositions de droit international citées par le Gouvernement ne justifiait le renvoi des requérants vers la Libye, dans la mesure où tant les normes en matière de secours aux personnes en mer que celles concernant la lutte contre la traite de personnes imposent aux Etats le respect des obligations découlant du droit international en matière de refugiés, dont le « principe de non-refoulement » (paragraphe 23 ci-dessus).
135. Ce principe de non-refoulement est également consacré par l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. A cet égard, la Cour attache un poids particulier au contenu de la lettre écrite le 15 mai 2009 par M. Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne, dans laquelle celui-ci réitère l’importance du respect du principe de non-refoulement dans le cadre d’opérations menées en haute mer par les Etats membres de l’Union européenne (paragraphe 34 ci-dessus).
136. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, des faits sérieux et avérés permettent de conclure qu’il existait un risque réel pour les intéressés de subir en Libye des traitements contraires à l’article 3. La circonstance que de nombreux immigrés irréguliers en Libye étaient dans la même situation que les requérants ne change rien au caractère individuel du risque allégué, dès lors qu’il s’avère suffisamment concret et probable (voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 132).
137. Se fondant sur ces conclusions et les devoirs qui pèsent sur les Etats en vertu de l’article 3, la Cour estime qu’en transférant les requérants vers la Libye, les autorités italiennes les ont exposés en pleine connaissance de cause à des traitements contraires à la Convention.
138. Dès lors, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement ayant trait au défaut de la qualité de victime des requérants et de conclure qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
B. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants ont été exposés au risque d’être rapatriés arbitrairement en Erythrée et en Somalie
146. La Cour rappelle le principe selon lequel le refoulement indirect d’un étranger laisse intacte la responsabilité de l’Etat contractant, lequel est tenu, conformément à une jurisprudence bien établie, de veiller à ce que l’intéressé ne se trouve pas exposé à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de rapatriement (voir, mutatis mutandis, T.I. c. Royaume-Uni (déc.), no 43844/98, CEDH 2000-III, et M.S.S., précité, § 342).
147. Il appartient à l’Etat qui procède au refoulement de s’assurer que le pays intermédiaire offre des garanties suffisantes permettant d’éviter que la personne concernée ne soit expulsée vers son pays d’origine sans une évaluation des risques qu’elle encourt. La Cour observe que cette obligation est d’autant plus importante lorsque, comme en l’espèce, le pays intermédiaire n’est pas un Etat partie à la Convention.
148. Dans la présente affaire, la tâche de la Cour ne consiste pas à se prononcer sur la violation de la Convention en cas de rapatriement des requérants, mais à rechercher s’il existait des garanties suffisantes permettant d’éviter que les intéressés ne soient soumis à un refoulement arbitraire vers leurs pays d’origine, dès lors qu’ils pouvaient faire valoir de façon défendable que leur rapatriement éventuel porterait atteinte à l’article 3 de la Convention.
149. La Cour dispose d’un certain nombre d’informations sur la situation générale en Erythrée et en Somalie, pays d’origine des requérants, produites par les intéressés et les tiers intervenants (paragraphes 43 et 44 ci-dessus).
150. Elle observe que, selon le HCR et Human Rights Watch, les personnes rapatriées de force en Erythrée courent le risque d’être confrontées à la torture et d’être détenues dans des conditions inhumaines du seul fait qu’elles ont quitté irrégulièrement le pays. Quant à la Somalie, dans la récente affaire Sufi et Elmi (précitée), la Cour a constaté la gravité du niveau de violence atteint à Mogadiscio et le risque élevé pour les personnes renvoyées dans ce pays d’être amenées soit à transiter par les zones touchées par le conflit armé soit à chercher refuge dans les camps pour personnes déplacées ou pour réfugiés, où les conditions de vie sont désastreuses.
151. La Cour estime que l’ensemble des informations en sa possession montre que prima facie la situation en Somalie et en Erythrée a posé et continue de poser de graves problèmes d’insécurité généralisée. Ce constat n’est d’ailleurs pas contesté devant la Cour.
152. En conséquence, les requérants pouvaient, de manière défendable, faire valoir que leur rapatriement porterait atteinte à l’article 3 de la Convention. Il s’agit à présent de rechercher si les autorités italiennes pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que la Libye présentât des garanties suffisantes contre les rapatriements arbitraires.
153. La Cour observe tout d’abord que la Libye n’a pas ratifié la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. En outre, les observateurs internationaux font état de l’absence de toute forme de procédure d’asile et de protection des réfugiés dans le pays. A cet égard, la Cour a déjà eu l’occasion de constater que la présence du HCR à Tripoli n’est guère une garantie de protection des demandeurs d’asile, en raison de l’attitude négative des autorités libyennes, qui ne reconnaissent aucune valeur au statut de réfugié (paragraphe 130 ci-dessus).
154. Dans ces conditions, la Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel l’action du HCR représenterait une garantie contre les rapatriements arbitraires. De surcroît, Human Rights Watch et le HCR ont dénoncé plusieurs précédents de retours forcés de migrants irréguliers vers des pays à risque, migrants parmi lesquels se trouvaient des demandeurs d’asile et des réfugiés.
155. Dès lors, le fait que certains des requérants aient obtenu le statut de réfugié ne saurait rassurer la Cour quant au risque de refoulement arbitraire. Au contraire, la Cour partage l’avis des requérants selon lequel cela constitue une preuve supplémentaire de la vulnérabilité des intéressés.
156. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’au moment de transférer les requérants vers la Libye, les autorités italiennes savaient ou devaient savoir qu’il n’existait pas de garanties suffisantes protégeant les intéressés du risque d’être renvoyés arbitrairement dans leurs pays d’origine, compte tenu notamment de l’absence d’une procédure d’asile et de l’impossibilité de faire reconnaître par les autorités libyennes le statut de refugié octroyé par le HCR.
157. Par ailleurs, la Cour réaffirme que l’Italie n’est pas dispensée de respecter ses obligations au titre de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants auraient omis de demander l’asile ou d’exposer les risques encourus en raison de l’absence d’un système d’asile en Libye. Elle rappelle encore une fois qu’il revenait aux autorités italiennes de s’enquérir de la manière dont les autorités libyennes s’acquittaient de leurs obligations internationales en matière de protection des refugiés.
158. Il s’ensuit que le transfert des requérants vers la Libye a également emporté violation de l’article 3 de la Convention du fait qu’il les a exposé au risque de rapatriement arbitraire.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 DE LA CONVENTION ET 4 DU PROTOCOLE No 4
i. Les principes généraux
197. L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI).
198. Il ressort de la jurisprudence que le grief d’une personne selon lequel son renvoi vers un Etat tiers l’exposerait à des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention « doit impérativement faire l’objet d’un contrôle attentif par une « instance nationale » (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005-III ; voir aussi Jabari, précité, § 39). Ce principe a conduit la Cour à juger que la notion de « recours effectif » au sens de l’article 13 combiné avec l’article 3 requiert, d’une part, « un examen indépendant et rigoureux » de tout grief soulevé par une personne se trouvant dans une telle situation, aux termes duquel « il existe des motifs sérieux de croire à l’existence d’un risque réel de traitements contraires à l’article 3 » et, d’autre part, « la possibilité de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse » (arrêts précités, § 460 et § 50 respectivement).
199. En outre, dans l’arrêt Čonka (précité, §§ 79 et suivants) la Cour a précisé, sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4, qu’un recours ne répond pas aux exigences du premier s’il n’a pas d’effet suspensif. Elle a notamment souligné (§ 79) :
« La Cour considère que l’effectivité des recours exigés par l’article 13 suppose qu’ils puissent empêcher l’exécution des mesures contraires à la Convention et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles (...). En conséquence, l’article 13 s’oppose à ce que pareilles mesures soient exécutées avant même l’issue de l’examen par les autorités nationales de leur compatibilité avec la Convention. Toutefois, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait l’article 13 (...). »
200. Compte tenu de l’importance de l’article 3 de la Convention et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, la Cour a jugé que le critère de l’effet suspensif devait s’appliquer également dans le cas où un Etat partie déciderait de renvoyer un étranger vers un Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu’il courrait un risque de cette nature (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007-II ; M.S.S., précité, § 293).
ii. Application en l’espèce
201. La Cour vient de conclure que le renvoi des requérants vers la Libye s’analysait en une violation des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4. Les griefs soulevés par les requérants sur ces points sont dès lors « défendables » aux fins de l’article 13.
202. La Cour a constaté que les requérants n’ont eu accès à aucune procédure tendant à leur identification et à la vérification de leurs situations personnelles avant l’exécution de leur éloignement vers la Libye (paragraphe 185 ci-dessus). Le Gouvernement admet que de telles procédures n’étaient pas envisageables à bord des navires militaires sur lesquels on a fait embarquer les requérants. Le personnel à bord ne comptait d’ailleurs ni interprètes ni conseils juridiques.
203. La Cour observe que les requérants allèguent n’avoir reçu aucune information de la part des militaires italiens, lesquels leur auraient fait croire qu’ils étaient dirigés vers l’Italie et ne les auraient pas renseignés quant à la procédure à suivre pour empêcher leur renvoi en Libye.
Dans la mesure où cette circonstance est contestée par le Gouvernement, la Cour attache un poids particulier à la version des requérants, car elle est corroborée par les nombreux témoignages recueillis par le HCR, le CPT et Human Rights Watch.
204. Or, la Cour a déjà affirmé que le défaut d’information constitue un obstacle majeur à l’accès aux procédures d’asile (M.S.S., précité, § 304). Elle réitère ici l’importance de garantir aux personnes concernées par une mesure d’éloignement, mesure dont les conséquences sont potentiellement irréversibles, le droit d’obtenir des informations suffisantes leur permettant d’avoir un accès effectif aux procédures et d’étayer leurs griefs.
205. Compte tenu des circonstances de la présente espèce, la Cour estime que les requérants ont été privés de toute voie de recours qui leur eût permis de soumettre à une autorité compétente leurs griefs tirés des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4 et d’obtenir un contrôle attentif et rigoureux de leurs demandes avant que la mesure d’éloignement ne soit mise à exécution.
206. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants auraient dû se prévaloir de la possibilité de saisir le juge pénal italien une fois arrivés en Libye, la Cour ne peut que constater que, même si une telle voie de recours est accessible en pratique, un recours pénal diligenté à l’encontre des militaires qui se trouvaient à bord des navires de l’armée ne remplit manifestement pas les exigences de l’article 13 de la Convention, dans la mesure où il ne satisfait pas au critère de l’effet suspensif consacré par l’arrêt Čonka, précité. La Cour rappelle que l’exigence, découlant de l’article 13, de faire surseoir àl’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire ( ">M.S.S., précité, § 388).
207. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4. Il s’ensuit que l’on ne saurait reprocher aux requérants de ne pas avoir correctement épuisé les voies de recours internes et que l’exception préliminaire du Gouvernement (paragraphe 62 ci-dessus) est rejetée.
M.A. c. Belgique du 27 octobre 2020 requête n° 19656/18
Violation article 3 : Éloignement d’un requérant vers le Soudan : violation de la Convention
L’affaire concerne l’éloignement du requérant vers le Soudan par les autorités belges malgré une décision judiciaire ordonnant la suspension de l’éloignement. La Cour juge en particulier que les lacunes procédurales dont se sont rendues responsables les autorités belges préalablement à l’éloignement du requérant vers le Soudan n’ont pas permis au requérant de poursuivre la démarche de demande d’asile qu’il avait soumise à la Belgique et ont conduit les autorités belges à ne pas suffisamment évaluer les risques réellement encourus par le requérant au Soudan. D’autre part, en éloignant le requérant vers le Soudan en dépit de l’interdiction qui leur en était faite, les autorités ont rendus ineffectifs les recours que le requérant avait initiés avec succès.
34 • Qualité de victime • Abus de la situation vulnérable du requérant résultant de sa privation de liberté pour lui faire consentir à un soi-disant retour « volontaire » • Caractère équivoque du prétendu départ « volontaire » du territoire belge (embarquement sans résistance et signature d’un formulaire) interdisant d’y voir une renonciation à la protection offerte par l’art 3, à la supposer concevable • Circonstances postérieures (dans le pays de destination) dépourvues d’incidence sur les griefs déjà concrétisés lors du départ
Art 3 • Expulsion (Soudan) • Charge de la preuve des risques : devoir de tenir compte du caractère absolu des droits garantis par l’art 3 • Désistement de la procédure d’asile ne dispensant pas l’État d’évaluer les risques encourus en cas d’éloignement • Carences procédurales (langue, assistance juridique) et contexte de méfiance (mission d’identification avec l’ambassade) pouvant expliquer les silences du requérant quant à sa situation individuelle • Évaluation insuffisante des risques encourus
Art 13 (+ Art 3) • Recours effectif • Combinaison de recours offrant une protection contre un éloignement arbitraire • Autorités n’ayant pas sursis à l’éloignement du requérant conformément à l’interdiction qui leur en était faite
FAITS
M. A. arriva en Belgique de façon irrégulière à une date inconnue, après être passé par l’Italie et dans l’intention de rejoindre le Royaume-Uni. Il séjourna dans le parc Maximilien à Bruxelles avec une centaine d’autres migrants soudanais. Alors qu’il essayait de se rendre au Royaume-Uni, il fut enfin intercepté par la police belge le 18 août 2017. Un ordre de quitter le territoire lui fut délivré avec maintien dans un lieu déterminé en vue de son éloignement. Le jour même, les autorités belges le transférèrent dans un centre fermé pour illégaux près de l’aéroport de Bruxelles. Dans le cadre du droit d’être entendu avant son éloignement, M.A. déclara à une fonctionnaire du centre qu’il avait fui son pays en raison de la situation qui y régnait et du fait qu’il y était recherché. Le 6 septembre 2017, il introduisit une demande d’asile dans laquelle ses déclarations furent notées. À partir de ce moment, les réseaux sociaux et la presse soudanaise relayèrent l’annonce faite par les autorités belges de leur collaboration avec les autorités soudanaises à l’identification et au rapatriement des ressortissants soudanais arrivés illégalement en Belgique. M.A. se désista de sa demande quelques jours après en se référant à ces démarches et au fait qu’il n’avait pas disposé d’un avocat. Le 27 septembre 2017, au centre fermé, M.A. rencontra des membres de l’ambassade soudanaise et de la mission d’identification soudanaise, à la suite de quoi l’ambassade délivra un laissez-passer.
Après s’être entretenu avec un avocat le 30 septembre 2017, M.A. déposa une requête de mise en liberté devant le tribunal de première instance de Louvain. Le 12 octobre 2017, avant que celle-ci ait pu être examinée, il fut averti qu’il devrait embarquer sur un vol à destination de Khartoum (Soudan). Saisi par le requérant sur requête unilatérale, le président du tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles interdit à l’Etat belge de rapatrier le requérant avant que les juridictions se soient prononcées sur la mesure de privation de liberté, sous peine d’une astreinte de 10 000 euros (EUR). Le renvoi, organisé pour le lendemain, fut annulé, mais M.A. fut malgré cela transféré à l’aéroport. Il indique qu’il y fut accueilli par un homme en uniforme qui lui expliqua en arabe que s’il refusait de monter dans l’avion, d’autres tentatives d’éloignement seraient organisées. Le requérant signa une déclaration autorisant son départ et embarqua sur le vol.
Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants)
S’agissant des informations sur la situation au Soudan, il était notoire que la situation générale des droits de l’homme au Soudan était problématique à l’époque des faits. Dans ces conditions, il semble difficile de soutenir, comme le fait le Gouvernement, que l’existence d’un risque sérieux et avéré dans le chef du requérant devait être écarté. La Cour souligne que constater a posteriori que l’intéressé ne courrait pas de risques dans son pays d’origine, comme le fait le Gouvernement, ne peut servir à exonérer rétrospectivement ce dernier de ses obligations procédurales dans le cadre d’un éloignement. En ce qui concerne la question de savoir si le requérant a eu une possibilité réelle et effective d’exposer les risques personnels qu’il encourait en cas de retour au Soudan, la Cour relève que le requérant a fait état de ses craintes à plusieurs reprises. La Cour rappelle par ailleurs que si la charge de la preuve en ce qui concerne l’établissement des risques individuels encourus repose en principe sur le demandeur dans le cadre d’une procédure d’asile, les règles relatives à la charge de la preuve entre les parties ne doivent pas vider de leur substance les droits des requérants protégés par l’article 3 de la Convention. Il est également important de tenir compte des obstacles pratiques qu’un étranger peut rencontrer pour accéder à une procédure d’asile. En l’espèce, la Cour attache de l’importance à la version du requérant, qui allègue ne pas avoir rencontré d’avocat au cours des premières semaines de sa rétention, ce qu’aucun élément du dossier ne vient contredire. Elle constate également qu’à l’occasion de l’entretien organisé au moment de l’arrivée du requérant en centre fermé, aucun interprète officiel n’était présent alors que l’intéressé ne comprenait que l’arabe. La Cour estime que ces circonstances ont sans aucun doute représenté des obstacles de nature à expliquer l’attitude procédurale peu cohérente du requérant et la brièveté des éléments fournis aux autorités par ce dernier et ne lui ont pas offert une perspective réaliste d’accéder à la protection internationale. De plus, il ressort du formulaire qui a été rempli sur la base des déclarations du requérant que seules lui ont été posées des questions générales sur les risques auxquels il pouvait être confronté, sans aucune référence ou question concernant la région d’origine, l’origine ethnique ni les raisons d’avoir quitté le Soudan. La Cour est donc d’avis que le Gouvernement n’a pas procédé à un examen préalable suffisant des risques encourus par l’intéressé au regard de l’article 3. De plus, la Cour estime que les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’identification du requérant posent question. Le fonctionnaire avec lequel le requérant s’est entretenu ne maîtrisait pas l’arabe, langue dans laquelle était menée les entretiens, et le requérant n’avait pas été informé préalablement qu’un tel entretien aurait lieu. Au regard des différentes lacunes procédurales identifiées ci-dessus, la Cour conclut qu’il y a une violation de l’article 3.
Article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 3
En ce qui concerne le point de savoir si le requérant a disposé d’un accès effectif aux recours existants contre un refoulement arbitraire, la Cour estime qu’eu égard au raisonnement qui l’a conduite à conclure à la violation de l’article 3 en l’espèce, il n’y a rien qui justifie un examen séparé des mêmes faits et griefs sous l’angle de l’article 13. S’agissant ensuite de l’allégation du requérant selon laquelle il n’a pas bénéficié d’un recours suspensif de son éloignement, la Cour constate qu’en l’espèce, c’est la combinaison des recours exercés – la requête de mise en liberté combinée avec la saisine du président du tribunal de première instance statuant en référé – qui offrait au requérant une protection contre un éloignement arbitraire, du moins temporairement. La décision du président interdisant son rapatriement étant exécutoire et donc contraignante pour l’État, le requérant pouvait en attendre le respect. Or, sachant que le requérant ne saurait être considéré avoir volontairement quitté la Belgique ou même avoir volontairement signé la déclaration de départ vers le Soudan et vu la rapidité avec laquelle les autorités belges ont agi le lendemain même en dépit de l’ordonnance qui interdisait l’éloignement, il y a lieu de considérer, qu’à défaut d’avoir sursis à l’éloignement du requérant conformément à l’interdiction qui leur en était faite, les autorités belges ont privé les recours qu’il avait initiés avec succès de leur effectivité. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
CEDH
ARTICLE 3
Rappel des principes généraux
77. à titre préliminaire, la Cour tient à souligner qu’elle se garde de sous-estimer les difficultés liées au phénomène de la transmigration qui impliquent, ainsi que le Gouvernement défendeur le fait valoir, des complications particulières en termes d’immigration irrégulière pour des États contractants situés aux frontières maritimes de l’Europe. Toutefois, elle ne peut que réitérer sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, de tels facteurs ne peuvent exonérer les État contractants de leurs obligations au regard de cette disposition (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 223, CEDH 2011, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 184, 15 décembre 2016).
78. La Cour rappelle que, dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un étranger, elle se garde d’examiner elle-même les demandes de protection internationale ou de vérifier la manière dont les États contrôlent l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Ce sont en effet les autorités nationales qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis et qui sont, à ce titre, tenues d’examiner les craintes exprimées par les requérants et d’évaluer les risques qu’ils encourent en cas de renvoi dans le pays de destination au regard de l’article 3. Cela résulte du principe de subsidiarité qui est à la base du système de la Convention (Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, § 184, 13 décembre 2016, et références citées) et auquel se réfère le Gouvernement (voir paragraphe 55).
79. Concernant la charge de la preuve dans les affaires d’expulsion, il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 ; et lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 129, CEDH 2008, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 120, 23 mars 2016, et J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 91, 23 août 2016).
80. En réalité, l’obligation d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents de la cause pendant la procédure d’asile est partagée entre le demandeur d’asile et les autorités chargées de l’immigration (J.K. et autres c. Suède, précité, § 96).
81. Le demandeur d’asile est normalement la seule partie à pouvoir fournir des informations sur sa situation personnelle. Sur ce point, la charge de la preuve doit donc en principe reposer sur l’intéressé, lequel doit présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments relatifs à sa situation personnelle qui sont nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale (J.K. et autres c. Suède, précité, § 96 ; voir également F.G. c. Suède, précité, § 125). Eu égard toutefois au caractère absolu des droits garantis par les articles 2 et 3 de la Convention, et à la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, si un État contractant est informé de faits, relatifs à un individu donné, propres à exposer celui-ci à un risque de mauvais traitements contraires auxdites dispositions en cas de retour dans le pays en question, les obligations découlant pour les États des articles 2 et 3 de la Convention impliquent que les autorités évaluent ce risque d’office. Cela vaut spécialement pour les situations où il a été porté à la connaissance des autorités nationales que le demandeur d’asile fait vraisemblablement partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements et qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (F.G. c. Suède, précité, § 127).
82. En ce qui concerne l’évaluation de la situation générale régnant dans un pays donné, les autorités nationales qui examinent une demande de protection internationale ont pleinement accès aux informations. Pour cette raison, la situation générale dans un autre pays doit être établie d’office par les autorités nationales compétentes en matière d’immigration (J.K. et autres c. Suède, précité, § 98 ; voir également F.G. c. Suède, précité, § 126).
Application des principes en l’espèce
83. En l’espèce, le requérant a pénétré le territoire belge de façon irrégulière afin de rejoindre le Royaume-Uni. Il n’avait dans un premier temps aucune intention de demander l’asile en Belgique. Force est toutefois de constater qu’une fois arrêté par la police belge et placé en rétention en centre fermé en vue de son éloignement, il a changé de stratégie. Dans ce contexte, dès sa première arrestation, le requérant a informé la police belge qu’il était originaire du Soudan ; il a ensuite déclaré dès son arrivée au centre fermé, dans le cadre du droit d’être entendu, qu’il avait fui ce pays en raison de la situation qui y régnait et du fait qu’il y était recherché. Ces brefs éléments ont été formalisés dans une demande d’asile (paragraphes 8, 10 et 14 ci-dessus).
84 La Cour relève en outre que, le requérant, invoquant l’article 3 de la Convention, a fait valoir que la situation au Soudan s’opposait à son éloignement dans le cadre de la requête unilatérale qu’il a déposée le 12 octobre 2017 devant le président du tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles pour empêcher son retour, fixé au lendemain, avant que les procédures de mise en liberté ne soient arrivées à terme (paragraphe 26 ci-dessus).
85. Il y a donc lieu de considérer que le requérant a exprimé ses craintes auprès des autorités belges avant son éloignement.
86. Quant à la circonstance que le requérant n’a pas poursuivi la procédure d’asile, la Cour rappelle qu’eu égard au caractère absolu de la protection offerte par l’article 3 de la Convention, elle ne constitue pas en soi un argument pour exonérer l’État défendeur de ses obligations de ne pas procéder à un éloignement sans avoir procédé à un examen préalable des risques au regard de cette disposition.
87. C’est dans ce cadre que se situent les griefs, d’ordre procédural, du requérant au regard de l’article 3 de la Convention. Il se plaint d’avoir été éloigné par les autorités belges vers le Soudan, pays qu’il a fui, sans un examen préalable des risques qu’il encourait au regard de l’article 3 de la Convention. Il allègue également que les autorités internes ont aggravé les risques qu’il encourait au Soudan en organisant une mission d’identification avec les autorités soudanaises.
88. Dans une affaire de ce type, la Cour considère que sa tâche n’est pas d’établir elle-même si le requérant encourait un risque réel de mauvais traitements au Soudan (paragraphe 78 ci-dessus), mais qu’elle doit chercher à déterminer, compte tenu des faits de la cause et des griefs que soulève le requérant relativement à la démarche des autorités belges qu’il estime défaillante, si les autorités ont tenu compte, d’office et de manière appropriée, des informations générales disponibles sur le Soudan, et si le requérant s’est vu offrir une possibilité suffisante de demander la protection internationale en Belgique et d’exposer sa situation personnelle (voir, mutatis mutandis, dans une affaire concernant l’expulsion d’étrangers vers un pays tiers considéré un pays tiers sûr, Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, § 148, 21 novembre 2019). Elle sera également amenée à examiner le grief du requérant selon lequel les autorités belges auraient aggravé sa situation avec la mission d’identification.
89. S’agissant des informations générales sur la situation au Soudan, s’il est vrai, comme le souligne le Gouvernement, que la Cour n’a jamais identifié le Soudan comme un pays où toute personne rapatriée est ipso facto confrontée à un risque réel et avéré de subir des traitements contraires à l’article 3, force est de constater avec le requérant qu’à l’époque litigieuse, il était notoire que la situation des droits de l’homme au Soudan était problématique, et que, pour cette raison, les autorités belges accordaient la protection internationale à un grand nombre de Soudanais, en particulier ceux provenant de la région du Kordofan du Sud d’où le requérant soutient venir (paragraphe 49 ci-dessus). Dans ces conditions, il semble difficile de soutenir, comme le fait le Gouvernement, que l’existence d’un risque sérieux et avéré dans le chef du requérant devait être écarté.
90. Pour autant, la Cour note que l’OQT qui a été notifié au requérant le 18 août 2017 ne contenait aucune mention de la situation au Soudan ni, a fortiori, du risque éventuel au regard de l’article 3. Il en est de même des OQT qui lui avaient été notifiés auparavant.
91. Le Gouvernement s’appuie sur l’évaluation faite par le CGRA de la situation générale au Soudan et de la situation des ressortissants soudanais concernés après leur retour pour faire valoir qu’il ne se justifiait pas de procéder autrement. La Cour note toutefois que le rapport du CGRA a été publié postérieurement à l’éloignement du requérant et rappelle que le fait de constater a posteriori que l’intéressé ne courrait pas de risques dans son pays d’origine, ne peut servir à exonérer rétrospectivement l’État de ses obligations procédurales dans le cadre d’un éloignement (voir, mutatis mutandis, Ilias et Ahmed, précité, § 137).
92. En ce qui concerne, ensuite, la question de savoir si le requérant a eu une possibilité réelle et effective d’exposer les risques personnels qu’il encourait en cas de retour au Soudan, la Cour rappelle qu’il a fait état de ses craintes à plusieurs reprises : au moment de son arrestation, lors de sa rencontre avec le fonctionnaire du centre dans le cadre du droit d’être entendu ainsi que dans le formulaire par lequel il a déclaré introduire une demande d’asile (paragraphe 83 ci-dessus).
93. Le Gouvernement estime toutefois que le requérant est resté en défaut de fournir à l’OE des éléments suffisamment étayés à ce sujet, alors même que toutes les informations utiles sur la procédure d’asile lui ont été fournies dans une langue qu’il comprenait, qu’il a bénéficié d’un avocat et a été entendu par les fonctionnaires du centre ou de l’OE à plusieurs reprises avant son éloignement.
94. La Cour rappelle qu’en ce qui concerne l’établissement, dans le cadre d’une procédure d’asile, des risques individuels encourus dans le pays de destination, la charge de la preuve repose en principe sur le demandeur (paragraphe 81 ci-dessus).
95. Toutefois, les règles relatives à la charge de la preuve entre les parties ne doivent pas vider de leur substance les droits des requérants protégés par l’article 3 de la Convention. Il est également important de tenir compte des obstacles pratiques qu’un étranger peut rencontrer pour accéder à la procédure d’asile (J.K. et autres c. Suède, précité, § 97).
96. Or en l’espèce le requérant se plaint précisément que l’absence d’encadrement procédural auquel il a fait face ne lui a laissé aucune perspective réaliste d’accéder à la procédure d’asile et donc d’étayer ses craintes personnelles.
97. Le requérant allègue premièrement n’avoir reçu aucune information sur les procédures à suivre dans une langue qu’il comprenait. Les parties divergent à cet égard sur le point de savoir si la brochure d’information sur les procédures et les recours qui a été distribuée au requérant au centre fermé était rédigée en arabe. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer plus avant sur cette question et qu’il lui suffit de constater que ladite brochure ne contenait que des informations procédurales sur la détention mais aucune sur la procédure d’asile, ni sur les recours en matière d’éloignement.
98. Le requérant soutient ensuite que, s’il avait eu accès à un avocat durant les premières semaines de sa détention, il aurait été en mesure d’évaluer sa situation sur le terrain de l’asile. Or il indique n’avoir rencontré un avocat qu’une seule fois, le 30 septembre 2017, à l’initiative d’une association d’aide aux réfugiés, soit bien après son désistement.
99. Sans mettre en doute la bonne foi du Gouvernement qui explique qu’à son arrivée au centre le requérant a reçu toutes les informations utiles pour prendre contact avec un avocat et que, conformément à la procédure suivie, un avocat pro deo a été désigné, la Cour attache plus de poids à la version du requérant. D’une part, aucun élément du dossier ne vient attester que le requérant aurait rencontré un avocat au cours des premières semaines de sa rétention. D’autre part, la version du requérant se trouve corroborée par les déclarations consignées dans le formulaire de désistement (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour tient également compte du constat fait par le CGRA selon lequel seule une partie des dix Soudanais concernés ont effectivement bénéficié d’un avocat (paragraphe 49 ci-dessus).
100. La Cour estime que ces circonstances ont sans aucun doute représenté des obstacles de nature à expliquer l’attitude procédurale peu cohérente du requérant. Elle relève en outre dans le dossier de presse soudanaise fourni par le requérant que l’annonce de la collaboration entre les autorités belges et les autorités soudanaises a commencé à circuler au moment où le requérant a déposé sa demande d’asile (paragraphes 14-15 ci‑dessus), ce qui rend plausible le sentiment de méfiance à l’égard des autorités d’asile belges qu’il invoque et le désistement qui a suivi.
101. Le Gouvernement fait en outre valoir qu’indépendamment de la procédure d’asile, le requérant a eu l’opportunité de faire état de ses craintes lors de ses rencontres, dans le cadre du droit d’être entendu avant l’éloignement, avec un fonctionnaire du centre ou de l’OE.
102. La Cour note toutefois qu’à l’occasion de l’entretien organisé au moment de l’arrivée du requérant au centre fermé, aucun interprète officiel n’était présent alors qu’il était avéré qu’il ne comprenait que l’arabe (paragraphe 60 ci-dessus), et qu’un codétenu a traduit les déclarations du requérant de l’arabe vers l’anglais. De plus, il apparaît du formulaire qui a été rempli sur base de ces déclarations que seules des questions générales sur les risques auxquels le requérant pouvait être confronté en cas de retour lui ont été posées, sans aucune référence ou question concernant la région d’origine, l’origine ethnique ni les raisons d’avoir quitté le Soudan (paragraphe 10 ci-dessus). La brièveté des éléments fournis par le requérant peut donc s’expliquer par le caractère vague voire lacunaire des questions posées, sans interprète, comme cela a été le cas, selon le CGRA, pour les autres Soudanais concernés (paragraphe 49 ci-dessus).
103. Le refus opposé par le requérant de remplir un questionnaire plus précis sur les risques encourus dans le cadre du second entretien avec un fonctionnaire du centre ne vient pas modifier ce constat étant donné qu’il est intervenu après la mission d’identification dans un contexte de méfiance exacerbée à l’égard des autorités (paragraphes 15 et 21 ci-dessus).
104. Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que l’évaluation faite par l’OE – sans égard à la situation générale au Soudan et sur base des seuls éléments fournis par le requérant – sur laquelle s’appuie le Gouvernement pour dire qu’il n’existait pas de risque réel en cas d’éloignement au Soudan ne saurait passer pour un examen préalable suffisant des risques encourus au regard de l’article 3 de la Convention.
105. Au contraire, il y a lieu de considérer que si les conditions d’une perspective réaliste d’accéder à la protection internationale avaient été mises en place, le requérant aurait été en mesure de poursuivre sa démarche et les instances d’asile belges en mesure d’évaluer les risques réellement encourus par le requérant préalablement à son éloignement. La Cour ne perd pas de vue que cet examen aurait pu les amener à conclure que le récit du requérant de risques de mauvais traitements au Soudan n’était pas convaincant, et qu’une telle conclusion aurait pu être confirmée, comme le fait valoir le Gouvernement, par le fait que le requérant n’a effectivement subi aucun mauvais traitement au Soudan jusqu’à présent. Toutefois, ce n’est pas à la Cour mais aux autorités internes à procéder à une telle évaluation (voir, mutatis mutandis, M.S. c. Slovaquie et Ukraine, no 17189/11, § 128, 11 juin 2020).
106. Reste à examiner l’allégation du requérant selon laquelle l’organisation par les autorités belges de son identification par des agents de l’ambassade soudanaise et la mission d’identification venue du Soudan a été de nature à augmenter le risque qu’il encourait au regard de l’article 3 de la Convention.
107. La Cour est d’accord avec le Gouvernement pour considérer que l’organisation d’une mission d’identification avec des personnes qui représentent les autorités du pays d’origine en vue de la délivrance d’un laissez-passer à des ressortissants étrangers qui, comme le requérant, ne possèdent pas de documents de voyage n’est pas problématique en soi au regard de la Convention.
108. Toutefois, la Cour estime que les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’identification en l’espèce posent question.
109. Le requérant fait valoir, sans être contredit par le Gouvernement, qu’il n’avait pas été informé préalablement qu’un tel entretien aurait lieu, et qu’il s’est retrouvé seul à l’entretien. Ce dernier point fait divergence entre les parties, le Gouvernement indiquant qu’un fonctionnaire de l’OE était présent. Quand bien même cette dernière version, corroborée par le rapport du CGRA (paragraphe 49 ci-dessus), correspondait à la réalité, la Cour relève dans ce même rapport que ledit fonctionnaire ne se trouvait pas nécessairement à proximité du lieu de l’entretien, et en général ne maîtrisait pas l’arabe, langue dans laquelle étaient menés les entretiens.
110. Ces éléments montrent à la Cour que l’identification du requérant –qui n’avait pas été précédée d’un examen par les autorités belges de ses besoins de protection – n’a pas non plus été entourée de garanties procédurales suffisantes. Elle relève que ce constat est également celui que le CGRA a dressé dans son rapport établi a posteriori (paragraphe 49 ci‑dessus).
111. En conclusion, au regard des différentes lacunes identifiées ci-dessus, la Cour estime qu’il y a eu une violation de l’article 3 de la Convention.
112. La Cour prend note de la mise en place, postérieure à l’éloignement du requérant, d’une pratique de « demande implicite de protection internationale » permettant au CGRA d’examiner, à l’initiative de l’OE, la situation de personnes qui ne demandent pas l’asile en Belgique (paragraphe 50 ci-dessus). Cette pratique semble a priori susceptible de permettre un examen préalable suffisant des risques encourus par ces personnes.
ARTICLE 13
119. En ce qui concerne le point de savoir si le requérant a disposé d’un accès effectif aux recours existants contre un refoulement arbitraire, la Cour estime qu’eu égard au raisonnement qui l’a conduite à conclure à la violation de l’article 3 de la Convention en l’espèce (paragraphes 83-112 ci‑dessus), il n’y a rien qui justifie un examen séparé des mêmes faits et griefs sous l’angle de l’article 13 de la Convention (voir, par exemple, M.D. et M.A. c. Belgique, no 58689/12, § 70, 19 janvier 2016, et M.S. c. Slovaquie et Ukraine, précité, § 131).
120. S’agissant ensuite de l’allégation du requérant selon laquelle il n’a pas bénéficié d’un recours suspensif de son éloignement, la Cour constate avec le Gouvernement que la voie de la requête de mise en liberté empruntée par le requérant n’était à l’évidence pas la voie naturelle pour demander que les autorités sursoient à son éloignement. Toutefois, il y a également lieu de noter qu’en interdisant d’éloigner le requérant aussi longtemps qu’il n’y avait pas de décision définitive sur la légalité de la détention, le président du tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles a lié la possibilité de rapatriement du requérant à l’issue de la procédure sur la légalité de la détention (paragraphe 26 ci-dessus).
121. C’est cette combinaison de recours – la requête de mise en liberté combinée avec la saisine du président du tribunal de première instance statuant en référé –, qui offrait au requérant une protection contre un éloignement arbitraire, du moins temporairement. La décision du président étant exécutoire et donc contraignante pour l’État, nonobstant sa tierce‑opposition, le requérant était en droit d’en attendre le respect conformément à l’article 13 de la Convention.
122. Or, le requérant se plaint que cette décision n’a pas été effective en pratique puisque les autorités belges ont procédé à son éloignement malgré l’interdiction qui leur en était faite.
123. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la Cour est d’avis, comme elle l’a souligné plus haut (paragraphe 61), que le requérant ne saurait être considéré avoir volontairement quitté la Belgique. Il en va a fortiori de même de la renonciation à la protection que lui offrait la décision en référé, imposant aux autorités belges de surseoir à son éloignement.
124. Ce constat est conforté par la rapidité avec laquelle les autorités belges ont agi le lendemain de l’ordonnance du 12 octobre 2017 interdisant l’éloignement du requérant. Dans la même journée, l’OE a annulé le renvoi fixé le matin pour le retour du requérant, tout en organisant son transfert à l’aéroport et la signature de ladite déclaration, a programmé un nouveau retour, et l’a embarqué sur ce vol quelques heures après. Cet enchaînement vient à l’appui de la thèse du requérant selon laquelle les autorités belges ont délibérément agi en dépit de l’interdiction, pourtant exécutoire, et ont montré leur détermination à l’éloigner avant qu’une décision soit prise sur sa détention. La Cour note que cette thèse est également celle suivie par le président du tribunal de première instance dans son jugement du 5 décembre 2017, certes non définitif, sur la tierce-opposition de l’État belge contre l’ordonnance précitée (paragraphe 33 ci-dessus).
125. Ces considérations amènent la Cour à considérer qu’à défaut pour les autorités belges d’avoir sursis à l’éloignement du requérant conformément à l’interdiction qui leur en était faite, elles ont privé les recours qu’il avait initiés avec succès de leur effectivité au mépris de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
A.I. c. SUISSE du 30 mai 2017 requête 23378/15
Article 2 et 3 : L'expulsion du requérant qui craint des persécutions au Soudan, ne serait pas conforme à la Conv EDH, puisque sa famille n'y a aucun point d'attache.
47. La Cour observe d’emblée que les griefs allégués sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention sont indissociables et examinera donc les deux articles simultanément (voir notamment, mutatis mutandis, F.G. c. Suède, précité, § 110, Tatar c. Suisse, no 65692/12, § 45, 14 avril 2015, T.A. c. Suède, no 48866/10, § 37, 19 décembre 2013, et K.A.B. c. Suède, no 886/11, § 67, 5 septembre 2013).
a) Principes généraux
48. La Cour rappelle que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, par exemple, Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII, et J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 79, CEDH 2016). Cependant, l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124‑125, et J.K. et autres c. Suède, précité, § 79).
49. Si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour (J.K. et autres, précité, § 83, et Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (voir, par exemple, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 87-95, CEDH 2008, J.K. et autres, précité, § 83, et Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 215, 28 juin 2011).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
50. S’agissant de la situation générale au Soudan, la Cour a récemment rappelé dans l’arrêt A.A. c. Suisse (précité, §§ 39-40), que la situation des droits de l’homme dans ce pays était alarmante, en particulier pour les opposants politiques. Elle a également noté, dans les arrêts A.A. c. France (précité, §§ 55-56) et A.F. c. France (précité, § 49) que la situation s’était encore détériorée depuis le début de l’année 2014. La Cour relève par ailleurs qu’il n’y a pas eu depuis lors d’amélioration significative de la situation. Les conflits au Darfour, au Kordofan du Sud et dans le Nil Bleu ont ainsi perduré et engendré d’importants dommages parmi les populations civiles, même si les combats, notamment au Darfour, étaient moins nombreux. Les rapports internationaux consultés font également état de ce que les individus suspectés d’appartenir à des mouvements rebelles, notamment au JEM, ou de les soutenir, continuent d’être arrêtés, détenus et torturés par les autorités soudanaises (paragraphes 20 à 30 ci-dessus). De plus, il apparaît que les individus encourant un risque de mauvais traitement ne sont pas uniquement les opposants au profil marqué, mais toute personne s’opposant ou étant suspectée de s’opposer au régime en place (A.A. c. France, précité, § 56, A.F. c. France, précité, § 49, et A.A. c. Suisse, précité, § 40). La Cour a enfin indiqué qu’il était reconnu que le gouvernement soudanais surveillait les activités des opposants politiques à l’étranger (A.A. c. Suisse, précité, § 40).
51. La Cour note que le requérant est membre du JEM et du DFEZ, en Suisse, depuis plusieurs années. Le Gouvernement remet en cause la sincérité de son engagement politique et affirme que ses activités en exil n’ont pas atteint une importance suffisante pour attirer l’attention des autorités soudanaises. En ce qui concerne les activités sur place, la Cour a reconnu qu’il est généralement très difficile d’apprécier si une personne s’intéresse sincèrement à l’activité en question ou si elle ne s’y est engagée que pour justifier après coup sa fuite (voir, par exemple, A.A. c. Suisse, précité). Dans des cas similaires, la Cour a cherché à savoir si le requérant s’était engagé dans des activités sur place à un moment où il était prévisible qu’il dépose une demande d’asile dans le futur, si le requérant était un activiste politique avant de fuir son pays d’origine ou s’il avait joué un rôle important afin de rendre son cas public dans l’État défendeur (voir A.A. c. Suisse, précité, § 41, S.F. et autres c. Suède, précité, §§ 66-67, et N. c. Finlande, no 38885/02, § 165, 26 juillet 2005). Cependant, la Cour rappelle que compte tenu de l’importance qu’elle attache à l’article 3 de la Convention et de la nature irréversible du dommage qui résulterait si le risque de mauvais traitements ou de torture se matérialisait, elle préfère analyser le grief du requérant sur la base des activités politiques qu’il a effectivement menées (A.A. c. Suisse, précité, § 41).
52. S’agissant de la crédibilité des allégations du requérant ayant trait à ses activités politiques en Suisse, la Cour considère que, malgré certaines incohérences, notamment s’agissant des messages de menaces censés émaner des services secrets soudanais, elle ne saurait être remise en cause, les propos du requérant ayant été constants tout au long de la procédure et documentés par de nombreux moyens de preuve. Les autorités internes n’ont d’ailleurs pas fondamentalement remis en cause le récit du requérant sur ses activités sur place, se contentant de mettre en doute la sincérité et le caractère exposé de son engagement. Toutefois, concernant plus particulièrement les articles critiquant notamment le gouvernement soudanais que le requérant aurait publiés sur internet, la Cour est d’avis que le requérant, qui n’a ni été appelé à se prononcer sur les doutes du TAF quant à son identité ni été interrogé par le SEM à ce propos après que ce dernier avait reçu des documents relatifs à l’identité du requérant lors de son audition sur les motifs, a fourni des explications crédibles sur les divergences observées à propos des différentes variantes de son nom, de sorte qu’il ne saurait être exclu que le requérant soit l’auteur desdits articles. Il revenait dès lors au TAF d’examiner si leur publication sur internet était susceptible de mettre le requérant en danger. S’agissant de la promotion au poste de responsable média de la section suisse du JEM alléguée par le requérant, la Cour relève que le Gouvernement, qui a certes exprimé des réserves en lien avec la date de cet événement et l’absence de description du cahier des charges du requérant, n’a pas fondamentalement remis en cause la promotion du requérant. Dès lors, à la lumière des lettres émanant de responsables en exil du JEM et malgré certaines incohérences, le requérant a rendu vraisemblable qu’il occupait désormais une telle position. Par conséquent, la Cour doit examiner si les activités du requérant sont susceptibles de lui faire courir un danger en cas de renvoi vers le Soudan.
53. La Cour considère, à la lumière de l’affaire A.A. c. Suisse (précitée) et des documents internationaux consultés (paragraphes 20 à 30 ci-dessus), que la surveillance par les services secrets soudanais des activités des opposants politiques à l’étranger ne saurait être qualifiée de systématique et que, pour évaluer si des individus peuvent être suspectés de soutenir des organisations d’opposition au régime soudanais et encourent des risques de mauvais traitements et de torture en cas de renvoi vers le Soudan en raison de leurs activités politiques en exil, il convient de tenir compte, notamment, des facteurs suivants : l’éventuel intérêt, par le passé, des autorités soudanaises pour ces individus, que ce soit au Soudan ou à l’étranger ; l’appartenance de ces individus, au Soudan, à une organisation s’opposant au régime en place et la nature de cette organisation ; leur appartenance à une organisation d’opposition dans leur pays de résidence, la nature de celle-ci et la mesure dans laquelle elle est ciblée par le gouvernement ; la nature de l’engagement politique de ces individus dans leur pays de résidence, notamment leur participation à des réunions ou manifestations publiques et leur activité sur internet ; et leurs liens personnels ou familiaux avec des membres éminents de l’opposition en exil.
54. Dans le cas d’espèce, s’agissant de la question de l’intérêt des autorités soudanaises pour le requérant et plus particulièrement des motifs de fuite allégués par le requérant, la Cour rappelle qu’elle n’a pas identifié d’élément justifiant de remettre en cause l’appréciation des autorités internes selon laquelle les allégations du requérant ne satisfaisaient pas aux exigences de vraisemblance (paragraphe 36 ci-dessus). Le requérant n’a pas non plus allégué avoir été actif politiquement à l’étranger au cours des trois années séparant sa fuite du Soudan et son arrivée en Suisse. La Cour considère dès lors qu’aucun élément n’atteste un quelconque intérêt des autorités soudanaises pour le requérant alors qu’il résidait encore au Soudan ou à l’étranger, avant son arrivée en Suisse.
55. La Cour relève par ailleurs, comme le TAF dans son arrêt E‑678/2012 du 27 janvier 2016 (paragraphe 19 ci-dessus), que le JEM est l’un des principaux mouvements de rébellion au Soudan et que le danger qu’il représente aux yeux des autorités soudanaises a augmenté du fait de la légitimité qu’il a acquise en lien avec le conflit au Darfour, entraînant un comportement plus sévère de la part des autorités soudanaises à l’encontre des membres du JEM. L’appartenance du requérant au JEM, depuis son arrivée en Suisse à l’été 2012, constitue dès lors un facteur de risques de persécutions. La Cour ajoute qu’il en va de même de l’appartenance du requérant au DFEZ, ayant déjà constaté une violation de l’article 3 de la Convention en cas de renvoi d’un militant de cette organisation vers le Soudan (A.A. c. Suisse, précité).
56. La Cour note que l’engagement politique du requérant, déjà non négligeable au vu de son rôle dans l’organisation des séances hebdomadaires du JEM et de sa participation régulière aux événements du JEM et du DFEZ en Suisse, s’est encore intensifié avec le temps, comme en témoigne sa participation à des conférences internationales à Genève portant sur la situation en matière de droits de l’homme au Soudan, ses articles critiques à l’égard du régime soudanais et sa nomination au poste de responsable média du JEM (voir, mutatis mutandis, A.A. c. Suisse, précité, § 42). Si le profil politique du requérant ne saurait être qualifié de très exposé, du fait notamment qu’il n’a jamais fait de discours au nom d’une organisation d’opposition lors de ces conférences, il convient toutefois de tenir compte de la situation spécifique du Soudan (A.A. c. Suisse, précité, § 42). En effet, comme l’a rappelé la Cour, il apparaît que les individus encourant un risque de mauvais traitement ne sont pas uniquement les opposants au profil marqué, mais toute personne s’opposant ou étant suspectée de s’opposer au régime en place (paragraphe 50 ci-dessus). Il est de plus reconnu que le gouvernement soudanais surveille les activités de ses opposants politiques à l’étranger (A.A. c. Suisse, précité §§ 40 et 43).
57. La Cour note que le requérant ne saurait, sur la seule base des photographies du requérant en compagnie du leader du JEM, prises en marge de réunions de ce mouvement, se réclamer de liens personnels ou familiaux avec des membres éminents de l’opposition en exil de nature à pouvoir le mettre en danger. Elle relève toutefois que le requérant a, de par son engagement au sein du JEM, été amené à côtoyer de façon régulière les dirigeants de la branche suisse de ce mouvement.
58. Vu ce qui précède, la Cour ne peut pas exclure que le requérant ait, en tant qu’individu et de par ses activités politiques en exil, attiré l’attention des services de renseignements soudanais. Elle est d’avis qu’il pourrait être suspecté d’être affilié à une organisation s’opposant au régime soudanais. Elle considère dès lors qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le requérant risquerait d’être détenu, interrogé et torturé à son arrivée à l’aéroport de Khartoum et qu’il lui serait impossible de se relocaliser dans le pays. En conséquence, la Cour estime qu’il y a aurait violation des articles 2 et 3 de la Convention en cas de mise à exécution de la mesure de renvoidu requérant vers le Soudan.
N.A. c. SUISSE du 30 mai 2017 requête 50364/14
Article 2 et 3 : L'expulsion du requérant qui ne craint aucune persécution au Soudan, serait conforme à la Conv EDH, puisque sa famille y réside.
40. La Cour observe d’emblée que les griefs allégués sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention sont indissociables et examinera donc les deux articles simultanément (voir, notamment, mutatis mutandis, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 110, CEDH 2016, Tatar c. Suisse, no 65692/12, § 45, 14 avril 2015, T.A. c. Suède, no 48866/10, § 37, 19 décembre 2013, et K.A.B. c. Suède, no 886/11, § 67, 5 septembre 2013).
a) Principes généraux
41. La Cour rappelle que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, par exemple, Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII, et J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 79, CEDH 2016). Cependant, l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124‑125, et J.K. et autres c. Suède, précité, § 79).
42. Si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour (J.K. et autres, précité, § 83, et Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (voir, par exemple, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 87-95, CEDH 2008, J.K. et autres, précité, § 83, et Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 215, 28 juin 2011).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
43. S’agissant de la situation générale au Soudan, la Cour a récemment rappelé dans l’arrêt A.A. c. Suisse (précité, §§ 39-40), que la situation des droits de l’homme dans ce pays était alarmante, en particulier pour les opposants politiques. Elle a également noté, dans les arrêts A.A. c. France (précité, §§ 55-56) et A.F. c. France (no 80086/13, § 49, 15 janvier 2015) que la situation s’était encore détériorée depuis le début de l’année 2014. La Cour relève par ailleurs qu’il n’y a pas eu depuis lors d’amélioration significative de la situation. Les conflits au Darfour, au Kordofan du Sud et dans le Nil Bleu ont ainsi perduré et engendré d’importants dommages parmi les populations civiles, même si les combats, notamment au Darfour, étaient moins nombreux. Les rapports internationaux consultés font également état de ce que les individus suspectés d’appartenir à des mouvements rebelles, notamment au JEM, ou de les soutenir, continuent d’être arrêtés, détenus et torturés par les autorités soudanaises (paragraphes 18 à 28 ci-dessus). De plus, il apparaît que les individus encourant un risque de mauvais traitement ne sont pas uniquement les opposants au profil marqué, mais toute personne s’opposant ou étant suspectée de s’opposer au régime en place (A.A. c. France, précité, § 56, A.F. c. France, précité, § 49, et A.A. c. Suisse, précité, § 40). La Cour a enfin indiqué qu’il était reconnu que le gouvernement soudanais surveillait les activités des opposants politiques à l’étranger (A.A. c. Suisse, précité, § 40).
44. S’agissant des motifs de fuite allégués par le requérant, la Cour n’identifie pas d’élément justifiant de remettre en cause l’appréciation des autorités internes selon laquelle les allégations du requérant ne satisfaisaient pas aux exigences de vraisemblance (paragraphes 9 et 12 ci-dessus). Elle souligne à cet égard que les autorités internes, après avoir auditionné à deux reprises le requérant, les 15 mars 2013, sommairement, et 17 avril 2013, sur ses motifs d’asile, ont rendu des décisions détaillées et prenant en compte de manière convaincante les arguments du requérant. La Cour considère que le requérant, qui se contente en grande partie de réitérer les arguments qu’il avait soulevés devant les autorités internes, ne fait pas valoir d’argument décisif. Le requérant n’a pas non plus fourni le moindre document permettant d’étayer les mauvais traitements allégués (voir, a contrario, A.A. c. France, précité, § 59, et A.F. c. France, précité, § 53). La Cour précise par ailleurs que la nature différente des deux auditions du requérant par le SEM ne saurait suffire à expliquer les nombreuses incohérences relevées par les autorités internes, notamment du fait que les deux auditions se sont tenues à seulement un mois d’intervalle (voir, a contrario, M.A. c. Suisse, précité, §§ 60-61).
45. La Cour note que le requérant est membre du JEM en Suisse depuis plusieurs années. Le Gouvernement remet en cause la sincérité de son engagement politique et affirme que ses activités en exil n’ont pas atteint une importance suffisante pour attirer l’attention des autorités soudanaises. En ce qui concerne les activités sur place, la Cour a reconnu qu’il est généralement très difficile d’apprécier si une personne s’intéresse sincèrement à l’activité en question ou si elle ne s’y est engagée que pour justifier après coup sa fuite (voir, par exemple, A.A. c. Suisse, précité). Dans des cas similaires, la Cour a cherché à savoir si le requérant s’était engagé dans des activités sur place à un moment où il était prévisible qu’il dépose une demande d’asile dans le futur, si le requérant était un activiste politique avant de fuir son pays d’origine ou s’il avait joué un rôle important afin de rendre son cas public dans l’État défendeur (voir, A.A. c. Suisse, précité, § 41, S.F. et autres c. Suède, no 52077/10, §§ 66-67, 15 mai 2012, et N. c. Finlande, no 38885/02, § 165, 26 juillet 2005). Cependant, la Cour rappelle que compte tenu de l’importance qu’elle attache à l’article 3 de la Convention et de la nature irréversible du dommage qui résulterait si le risque de mauvais traitements ou de torture se matérialisait, elle préfère analyser le grief du requérant sur la base des activités politiques qu’il a effectivement menées (A.A. c. Suisse, précité, § 41).
46. La Cour considère, à la lumière de l’affaire A.A. c. Suisse (précitée) et des documents internationaux consultés (paragraphes 18 à 28 ci-dessus), que la surveillance par les services secrets soudanais des activités des opposants politiques à l’étranger ne saurait être qualifiée de systématique et que, pour évaluer si des individus peuvent être suspectés de soutenir des organisations d’opposition au régime soudanais et encourent des risques de mauvais traitements et de torture en cas de renvoi vers le Soudan en raison de leurs activités politiques en exil, il convient de tenir compte, notamment, des facteurs suivants : l’éventuel intérêt, par le passé, des autorités soudanaises pour ces individus, que ce soit au Soudan ou à l’étranger ; l’appartenance de ces individus, au Soudan, à une organisation s’opposant au régime en place et la nature de cette organisation ; leur appartenance à une organisation d’opposition dans leur pays de résidence, la nature de celle-ci et la mesure dans laquelle elle est ciblée par le gouvernement ; la nature de l’engagement politique de ces individus dans leur pays de résidence, notamment leur participation à des réunions ou manifestations publiques et leur activité sur internet ; et leurs liens personnels ou familiaux avec des membres éminents de l’opposition en exil.
47. Dans le cas d’espèce, s’agissant de la question de l’intérêt des autorités soudanaises pour le requérant et plus particulièrement des motifs de fuite allégués par le requérant, qui a notamment fait valoir qu’il avait été enlevé et maltraité par les autorités soudanaises, la Cour rappelle qu’elle n’a pas identifié d’élément justifiant de remettre en cause l’appréciation des autorités internes selon laquelle les allégations du requérant ne satisfaisaient pas aux exigences de vraisemblance (paragraphe 44 ci-dessus). Ce dernier n’a par ailleurs pas prétendu avoir été actif politiquement au sein de l’opposition alors qu’il vivait au Soudan et a pu quitter son pays d’origine légalement, via l’aéroport international de Khartoum, peu après avoir fait prolonger son passeport. Il n’a pas non plus allégué avoir été actif politiquement au cours de son séjour de plusieurs années en Grèce. La Cour considère dès lors qu’aucun élément n’atteste un quelconque intérêt des autorités soudanaises pour le requérant alors qu’il résidait encore au Soudan ou à l’étranger, avant son arrivée en Suisse.
48. La Cour relève par ailleurs, comme le TAF dans son arrêt E‑678/2012 du 27 janvier 2016 (paragraphe 17 ci-dessus), que le JEM est l’un des principaux mouvements de rébellion au Soudan et que le danger qu’il représente aux yeux des autorités soudanaises a augmenté du fait de la légitimité qu’il a acquise en lien avec le conflit au Darfour, entraînant un comportement plus sévère de la part des autorités soudanaises à l’encontre des membres du JEM. L’appartenance du requérant au JEM depuis plusieurs années constitue dès lors un facteur de risques de persécutions.
49. La Cour constate que les activités politiques en Suisse du requérant sont documentées depuis octobre 2013, soit depuis plus de trois ans, mais considère toutefois que son engagement politique ne s’est pas réellement intensifié avec le temps (voir, a contrario, A.A. c. Suisse, précité, § 42). Cette appréciation n’est pas remise en cause par ses activités politiques postérieures à l’arrêt final du TAF du 4 juin 2014, alléguées pour la première fois devant la Cour. Par ailleurs, la Cour est d’avis que le profil politique du requérant au sein de l’opposition au régime soudanais en général et du JEM en particulier ne saurait être qualifié de très exposé (ibidem, § 42). En effet, le requérant n’occupe pas de position exposée au sein de JEM, il n’a jamais représenté ce mouvement, son nom n’a pas été cité et il ne s’est pas montré actif sur internet. Si le requérant a allégué avoir participé au Geneva Summit for Human Rights and Democracy, il ne prétend toutefois pas avoir représenté le JEM à cette occasion (voir, a contrario, A.A. c. Suisse, précité, § 43). La Cour considère dès lors que ses activités politiques en Suisse, se limitant à celles d’un simple participant aux activités des organisations de l’opposition en exil, n’étaient pas de nature à attirer l’attention des services de renseignements soudanais. La publication alléguée sur internet de photographies du requérant aux côtés du leader du JEM et la participation alléguée du requérant à une émission de radio, la teneur des propos tenus à l’antenne n’ayant d’ailleurs pas été portée à la connaissance de la Cour, ne sauraient suffire à remettre en cause cette appréciation. Il en va de même des photographies attestant de la participation du requérant aux divers événements mentionnés ci-dessus.
50. La Cour note que le requérant ne saurait se réclamer de liens personnels ou familiaux avec des membres éminents de l’opposition en exil de nature à pouvoir le mettre en danger. Elle précise que les photographies du requérant en compagnie du leader du JEM, prises en marge d’une réunion de ce mouvement, ne sauraient suffire à remettre en cause cette appréciation.
51. Vu ce qui précède, la Cour est d’avis que les activités politiques du requérant en exil, qui se limitent à celles d’un simple participant aux activités des organisations de l’opposition en exil, ne sont pas raisonnablement de nature à attirer l’attention des services de renseignements sur sa personne et considère en conséquence que le requérant n’encoure pas de risques de mauvais traitements et de torture en cas de retour au Soudan en raison de ses activités sur place.
52. Enfin, la Cour n’identifie pas de risque de persécutions en lien avec l’appartenance ethnique du requérant, ce dernier n’ayant pas allégué appartenir à une ethnie non arabe du Darfour (voir, a contrario, A.A. c. France, précité, § 58, et A.F. c. France, précité, § 50).
53. Dès lors, la Cour estime que l’exécution de la mesure de renvoi ordonnée contre le requérant n’emporterait violation ni de l’article 2 ni de l’article 3 de la Convention.
IM C. FRANCE arrêt du 2 février 2012 requête n° 9152/09
L’examen de la première demande d’asile du requérant selon la procédure prioritaire ne lui a pas offert de recours effectif
LES FAITS
Le requérant, I.M., est un ressortissant soudanais, né en 1976 et résidant à Perpignan (France). En décembre 2008, muni d’un faux visa français, il se rendit en Espagne afin de passer la frontière et de se rendre en France. Au Soudan, il avait été arrêté par les forces de l’ordre en raison de ses activités au sein d’un mouvement étudiant et de ses liens supposés avec les groupes rebelles du Darfour. Il avait passé huit jours en détention en mai 2008 puis avait été placé pendant deux mois sous surveillance des autorités soudanaises, qui chaque semaine l’interrogeaient en faisant usage de la violence.
Le requérant fut arrêté à son arrivée à la frontière franco-espagnole, pour entrée ou séjour irrégulier sur le territoire national et pour faux et usage de faux. Il dit avoir exprimé, dès ce moment, son souhait de déposer une demande d’asile, sans qu’il en soit tenu compte. Il fut placé en détention provisoire, puis entendu au tribunal de grande instance de Perpignan qui prononça à son encontre une peine d’un mois d’emprisonnement pour infraction à la législation sur les étrangers. I.M. dit avoir réitéré sans succès durant l’audience son intention de solliciter l’asile.
Alors qu’il était détenu, le requérant contesta devant le tribunal administratif l’arrêté de reconduite à la frontière qui avait été pris à son encontre par la préfecture le 7 janvier 2009. Le délai imparti de quarante-huit heures pour ce faire ne lui permit pas de rédiger sa demande en français mais seulement en arabe. Le requérant dit n’avoir ensuite disposé que de quelques minutes avant l’audience pour s’entretenir avec l’avocat de permanence en charge de son dossier. Son recours fut refusé au motif qu’aucun élément probant n’avait été apporté pour appuyer les allégations de risque de mauvais traitements au Soudan. Il fut également observé que le requérant n’avait déposé aucune demande d’asile.
LE DROIT
a) Principes généraux applicables
127. Les principes généraux relatifs à l’effectivité des recours et des garanties fournies par les Etats contractants en cas d’expulsion d’un demandeur d’asile en vertu des articles 13 et 3 combinés de la Convention sont résumés dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce ([GC], no 30696/09, §§ 286 à 293, 21 janvier 2011). Dans cet arrêt, la Cour a d’abord rappelé le caractère subsidiaire que revêt, par rapport aux systèmes nationaux, le mécanisme de plainte devant elle, puisqu’elle se garde d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les Etats remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire vers le pays qu’il a fui (§§ 286 et 287).
128. Ensuite, la Cour a réitéré les principes inhérents à l’article 13 de la Convention, qui « garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit » (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 288).
129. La Cour reconnaît une marge d’appréciation aux Etats contractants puisque « l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul » (Gebremedhin, précité, § 53, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 289).
130. En revanche, l’effectivité commande des exigences d’accessibilité et de réalité : « pour être effectif, le recours exigé par l’article 13 doit être disponible en droit comme en pratique, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur » (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 112, CEDH 1999-IV, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 290).
131. Examinant les recours ouverts aux demandeurs d’asile en Grèce, la Cour a également réaffirmé « que l’accessibilité en pratique d’un recours est déterminante pour évaluer son effectivité » (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 318).
132. Par ailleurs, l’effectivité implique des exigences de qualité, de rapidité et de suspensivité, compte tenu en particulier de l’importance que la Cour attache à l’article 3 et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements. Ainsi, « l’article 13 exige un recours interne habilitant à examiner le contenu du grief et à offrir le redressement approprié, même si les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition » (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 48, CEDH 2000-VIII).
133. Une attention particulière doit être prêtée à la rapidité du recours lui-même puisqu’il n’est pas exclu que la durée excessive d’un recours le rende inadéquat (Doran c. Irlande, no 50389/99, § 57, CEDH 2003-X).
134. L’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005-III), un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 (Jabari, précité, § 50) ainsi qu’une célérité particulière (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV (extraits)) ; il requiert également que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif (Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 81-83, CEDH 2002-I ; Gebremedhin, précité, § 66, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 290 à 293).
135. Enfin, « selon la Cour, l’exigence résultant de l’article 13 de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire, c’est-à-dire en faisant abstraction de ces exigences quant à l’étendue du contrôle. Le contraire reviendrait en effet à reconnaître aux Etats la faculté de procéder à l’éloignement de l’intéressé sans avoir procédé à un examen aussi rigoureux que possible des griefs tirés de l’article 3 » (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 388).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
136. Avant tout, la Cour relève que la question qui se pose concerne l’effectivité des recours exercés en France par le requérant, dont l’éloignement était en cours, pour faire valoir un grief tiré de l’article 3 de la Convention. En effet, si l’accès à ces voies de recours n’est pas en cause en tant que tel, les obstacles rencontrés pour les exercer sont susceptibles de porter atteinte à leur effectivité. A cet égard, la Cour estime nécessaire de souligner à nouveau qu’en ce qui concerne les requêtes relatives à l’asile et à l’immigration, telles que celle du requérant, elle se consacre et se limite, dans le respect du principe de subsidiarité, à évaluer l’effectivité des procédures nationales et à s’assurer que ces procédures fonctionnent dans le respect des droits de l’homme (voir M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 286 et 287).
137. Dans la présente affaire, le requérant a exercé les voies de recours disponibles dans le système français pour faire valoir son grief tiré de l’article 3 de la Convention : il a saisi l’OFPRA puis la CNDA d’une demande d’asile, et il a contesté devant le tribunal administratif de Montpellier l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Selon le Gouvernement, seul cet arrêté serait susceptible de faire grief au regard de l’article 3 de la Convention, puisqu’il faut en France une décision prise par l’autorité administrative pour éloigner l’étranger, une décision de l’OFPRA ou de la CNDA ne suffisant pas.
138. La Cour constate, comme l’indique d’ailleurs le Gouvernement, que le droit français ménage deux voies pour l’étranger qui allègue être exposé à des risques en cas de retour : le recours contre la mesure d’éloignement devant le juge administratif et le recours devant l’OFPRA, chargé d’examiner la demande d’asile. Dans son examen d’un tel dispositif, la Cour n’a pas à se prononcer sur la question de savoir quelle décision serait susceptible de faire grief, ni quelle voie de recours doit être intentée ou privilégiée par le requérant, ce dernier ayant d’ailleurs exercé tous les recours à sa disposition. La Cour rappelle à cet égard que l’article 13 de la Convention ne va pas jusqu’à exiger une forme particulière de recours et que l’organisation des voies de recours internes relève de la marge d’appréciation des Etats (voir Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 122, série A no 215, et, parmi d’autres, G.H.H. et autres c. Turquie, no 43258/98, § 36, CEDH 2000-VIII).
139. La préoccupation essentielle de la Cour est de savoir s’il existe en l’espèce des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire vers le Soudan. Ces garanties peuvent être fournies par l’ensemble des recours offerts par le droit français, qui peut ainsi remplir les exigences de l’article 13, même si aucun recours n’y répond en entier à lui seul (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 289).
140. La Cour note d’abord que le requérant soutient avoir mentionné son intention de demander l’asile en France dès son interpellation et sa garde à vue, puis depuis le lieu de sa détention et pendant la procédure de comparution immédiate dont il a fait l’objet, sans qu’aucune de ses tentatives ne soit suivie d’effet. Ce n’est qu’une fois placé en rétention administrative qu’il a pu soumettre sa demande d’asile à l’OFPRA. En revanche, le Gouvernement conteste le fait même que le requérant ait présenté une demande d’asile avant sa rétention puisque, compte tenu des dispositifs prévus à cet effet, si le requérant avait fait une telle demande, elle aurait été recueillie, même en détention.
141. La Cour n’est pas convaincue par les arguments exposés par le Gouvernement en la matière. Elle commence par observer que le requérant, gardé à vue puis détenu, n’a pas pu se rendre en personne à la préfecture pour introduire une demande d’asile, comme l’exige le droit français (voir paragraphe 42 ci-dessus). Elle note ensuite que les procès-verbaux de garde à vue du requérant paraissent fournir des éléments, même partiels, quant aux tentatives de demandes d’asile que le requérant allègue avoir faites dès son arrivée en France (voir paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Surtout, la Cour constate que le seul fait que la demande d’asile du requérant ait été considérée comme étant postérieure à l’arrêté de reconduite à la frontière a suffi aux autorités pour considérer qu’elle reposait sur une « fraude délibérée » ou constituait un « recours abusif à l’asile » (sur la base du 4o de l’article L. 741-4 du CESEDA, voir paragraphe 45 ci-dessus). Cet unique élément a donc valu à la demande du requérant un classement en procédure prioritaire, comme l’a confirmé le Gouvernement lors de l’audience. La Cour ne peut que relever le caractère automatique du classement en procédure prioritaire de la demande du requérant, lié à un motif d’ordre procédural, et sans relation ni avec les circonstances de l’espèce, ni avec la teneur de la demande et son fondement.
142. Certes, la Cour est consciente de la nécessité pour les Etats confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux, ainsi que des risques d’engorgement du système évoqués par le Gouvernement. A cet égard, la Cour reconnaît, comme le soulignent le Gouvernement et l’UNHCR, que les procédures d’asile accélérées, dont se sont dotés de nombreux Etats européens, puissent faciliter le traitement des demandes clairement abusives ou manifestement infondées. Elle a d’ailleurs déjà eu l’occasion d’estimer que le réexamen d’une demande d’asile selon le mode prioritaire ne privait pas l’étranger en rétention d’un examen circonstancié dès lors qu’une première demande avait fait l’objet d’un examen complet dans le cadre d’une procédure d’asile normale (Sultani c. France, no 45223/05, §§ 64-65, CEDH 2007-IV (extraits)).
143. Toutefois, la Cour le souligne, tel n’est pas le cas du requérant. En effet, il s’agissait en l’espèce d’une première demande, et non d’un réexamen. Ainsi, l’examen de la demande du requérant par l’OFPRA, selon le mode prioritaire, aurait constitué le seul examen sur le fond en matière d’asile avant son éloignement, s’il n’avait pas obtenu en temps utile une mesure provisoire par la Cour.
144. La Cour observe que le classement en procédure prioritaire de la demande du requérant a induit des conséquences substantielles quant au déroulement de la procédure. Ainsi, le délai imparti au requérant pour présenter sa demande a été réduit de vingt et un à cinq jours, sous peine, en cas de non-respect, de rejet pour tardiveté. La Cour relève le caractère particulièrement bref et contraignant d’un tel délai, s’agissant pour le requérant de préparer, en rétention, une demande d’asile complète et documentée en langue française, soumise à des exigences identiques à celles prévues pour les demandes déposées hors rétention selon la procédure normale (voir également à ce sujet les recommandations du CPT et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, paragraphes 77 à 79).
145. De plus, pour la Cour, les difficultés rencontrées par le requérant ont été fortement aggravées par le facteur linguistique, aucune interprétation n’étant prise en charge à ce stade. La Cour constate que, si le requérant a eu recours à la CIMADE, seule association présente dans le centre de rétention administrative de Perpignan, celle-ci n’a pu fournir qu’une assistance limitée.
146. Enfin, la Cour ne peut que souligner que le placement en rétention ne permet pas, dans un délai aussi bref, de rassembler, par l’intermédiaire de contacts extérieurs, tous les éléments susceptibles d’appuyer et de documenter une demande d’asile, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une première demande. Tel a été le cas du requérant qui, lors de l’entretien devant l’OFPRA, s’est trouvé dans l’impossibilité de fournir les éléments demandés quant à son origine ethnique et à la provenance darfouri de sa famille. Or, comme cela ressort du compte rendu d’entretien et de la décision rendue par l’OFPRA, ces éléments ont été déterminants lors de l’examen de la demande du requérant, considérée pour l’essentiel comme étant fondée sur des déclarations très imprécises, voire erronées. C’est en effet dans le cadre d’une motivation très succincte que la décision de l’OFPRA, rendue le jour même du déroulement de l’entretien avec le requérant, se borne à relever les incohérences du récit ainsi que l’absence d’éléments probants.
147. La Cour constate qu’en l’espèce le caractère accéléré de la procédure n’a pas permis au requérant d’apporter des précisions sur ces points, éventuellement par écrit ou au cours d’un second entretien, alors même qu’il a pu, par la suite, dissiper les incohérences supposées et fournir les documents manquants. Si la Cour reconnaît l’importance de la rapidité des recours, elle considère que celle-ci ne devrait pas être privilégiée aux dépens de l’effectivité de garanties procédurales essentielles visant à protéger le requérant contre un refoulement arbitraire vers le Soudan.
148. La Cour ne saurait donc pas se limiter à l’analyse théorique avancée par le Gouvernement selon laquelle la procédure prioritaire ne constitue qu’un régime dérogatoire à la règle de l’examen des dossiers par ordre chronologique d’arrivée, assorti de garanties identiques à celles de la procédure classique. En l’espèce, la Cour estime au contraire que le classement de la demande d’asile du requérant en procédure prioritaire a abouti à un traitement extrêmement rapide, voire sommaire de cette demande par l’OFPRA. Pour la Cour, l’ensemble des contraintes imposées au requérant tout au long de cette procédure, alors qu’il était privé de liberté et qu’il s’agissait d’une première demande d’asile, ont affecté en pratique la capacité du requérant à faire valoir le bien-fondé de ses griefs tirés de l’article 3 de la Convention.
149. Quant à la saisine du tribunal administratif en vue de contester l’arrêté de reconduite à la frontière, la Cour reconnaît que ce recours, pleinement suspensif, a été exercé devant un juge dont la compétence pour examiner les griefs tirés de l’article 3 ne saurait être remise en cause. Ainsi, un tel recours aurait théoriquement pu permettre au juge administratif de réaliser un examen effectif des risques que le requérant affirmait encourir en cas de renvoi vers le Soudan (voir, mutatis mutandis, Y.P. et L.P. c. France, précité, § 55).
150. Toutefois, la Cour observe que le requérant s’est heurté en pratique à des obstacles conséquents dans le cadre de cette procédure. Avant tout, la Cour met en exergue le caractère extrêmement bref du délai de quarante-huit heures imparti au requérant pour préparer son recours, en particulier par rapport au délai de droit commun de deux mois en vigueur devant les tribunaux administratifs.
151. La Cour relève également que la brièveté de ce délai a contraint le requérant, alors en détention et n’ayant aucun accès à une assistance juridique et linguistique, à soumettre son recours sous la forme « d’un courrier en langue arabe » (voir paragraphe 26). Ce document comportait des arguments peu circonstanciés et dépourvus d’éléments de preuve. Devant le tribunal administratif de Montpellier, le requérant bénéficia de l’assistance d’un interprète et d’un avocat commis d’office, ce dernier reprenant, suite à un bref entretien avec le requérant, l’argumentation que celui-ci avait exposée par écrit, sans pouvoir ajouter d’éléments de preuve. Cette absence d’éléments probants motiva, pour l’essentiel, le rejet de la requête par le magistrat administratif. Ce dernier reprocha également au requérant de ne pas avoir préalablement introduit de demande d’asile, alors qu’il n’est pas démontré que le requérant, détenu, ait pu faire valoir une telle demande.
152. Par conséquent, eu égard à la procédure devant le magistrat administratif, la Cour souligne à nouveau les obstacles rencontrés par le requérant pour introduire une requête motivée et documentée dans un délai particulièrement court, avec l’assistance ponctuelle d’un avocat commis d’office rencontré peu de temps avant l’audience.
153. Au vu de ce qui précède, la Cour émet de sérieux doutes sur le fait que le requérant ait été en mesure de faire valoir efficacement ses griefs tirés de l’article 3 de la Convention devant le magistrat administratif.
154. Ainsi, quant à l’effectivité du système de droit interne pris dans son ensemble, la Cour constate que si les recours exercés par le requérant étaient théoriquement disponibles, leur accessibilité en pratique a été limitée par plusieurs facteurs, liés pour l’essentiel au classement automatique de sa demande en procédure prioritaire, à la brièveté des délais de recours à sa disposition et aux difficultés matérielles et procédurales d’apporter des preuves alors que le requérant se trouvait en détention ou en rétention.
155. Quant à la qualité de l’examen des demandes assurée par l’OFPRA et le juge administratif, force est de constater qu’elle dépend au moins en partie de la qualité de la saisine. Or, cette dernière est liée aux conditions de préparation des recours et à l’assistance juridique et linguistique dont le requérant a pu disposer, qui, en l’espèce, ont été insuffisantes, comme cela vient d’être démontré (voir paragraphes 140 à 141 et 143 à 146). De plus, la Cour note également, avec le requérant, la durée limitée de l’entretien devant l’OFPRA, s’agissant d’une première demande présentant un caractère complexe.
156. Enfin, la Cour constate que les insuffisances relevées quant à l’effectivité des recours exercés par le requérant n’ont pu être compensées en appel. Sa demande ayant été traitée en procédure prioritaire, le requérant ne disposait en effet d’aucun recours en appel ou en cassation suspensifs, que ce soit devant la CNDA, la cour administrative d’appel ou le Conseil d’Etat (voir, a contrario, H.R. c. France, no 64780/09, §§ 78 à 80, 22 septembre 2011). La Cour relève en particulier à cet égard l’absence de caractère suspensif du recours formé devant la CNDA de la décision de refus par l’OFPRA de la demande d’asile, lorsque l’examen de celle-ci s’inscrit dans le cadre de la procédure prioritaire.
157. Or, la Cour réitère que seule l’application de l’article 39 de son règlement a pu suspendre l’éloignement du requérant, pour lequel un laissez-passer avait déjà été émis par les autorités soudanaises (voir paragraphes 32 et 100 ci-dessus). En effet, à l’issue des procédures devant l’OFPRA et le juge administratif, rien n’aurait pu empêcher l’éloignement du requérant, ni, par conséquent, la décision de non-lieu à statuer de la CNDA (voir paragraphe 100 ci-dessus).
158. Dès lors, si l’effectivité des recours au sens de l’article 13 de la Convention ne dépend certes pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant, la Cour ne peut cependant que conclure que, sans son intervention, le requérant aurait fait l’objet d’un refoulement vers le Soudan, sans que ses demandes aient fait l’objet d’un examen aussi rigoureux que possible (voir, mutatis mutandis, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 388).
159. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et concernant les recours devant la cour administrative d’appel et le Conseil d’Etat. Elle constate en outre que le requérant n’a pas disposé en pratique de recours effectifs lui permettant de faire valoir le bien-fondé du grief tiré de l’article 3 de la Convention alors que son éloignement vers le Soudan était en cours.
160. Partant, elle conclut à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3.
AA C. FRANCE du 15 janvier 2015 requête 18039/11
Article 3 : Le Soudan reste un État dangereux pour le renvoi ou l'expulsion d'un étranger vers ce pays
52. Sur le fond, la Cour se réfère aux principes applicables en la matière (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008, et M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, CEDH 2011).
53. En particulier, la Cour considère qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé à un risque de traitements contraires à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments (Saadi, précité, § 129). Elle rappelle également qu’il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, à propos de l’article 3). Enfin, s’il convient de se référer en priorité aux circonstances dont l’État en cause avait connaissance au moment de l’expulsion, la date à prendre en compte pour l’examen du risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil 1996‑V).
54. Concernant les incohérences dans le récit du requérant soulignées par le Gouvernement (paragraphe 51), la Cour considère qu’elles ne sont pas de nature à ôter toute crédibilité aux allégations du requérant. La Cour relève que la description faite par le requérant des faits survenus au Soudan est demeurée constante tant devant elle que devant l’OFPRA. Seule leur chronologie diffère légèrement. De l’avis de la Cour, un simple décalage dans le déroulement chronologique des événements ne constitue pas une incohérence majeure, étant donné notamment que la demande d’asile du requérant a été examinée selon la procédure prioritaire et laissant peu de temps au requérant pour préparer son récit.
55. S’agissant du contexte général, la Cour a récemment rappelé dans l’arrêt A.A c. Suisse (no 58802/12, §§ 39-40, 7 janvier 2014) que la situation des droits de l’homme au Soudan est alarmante, en particulier en ce qui concerne les opposants politiques. La Cour note en particulier que depuis le début de l’année 2014, la situation s’est encore détériorée. Les forces gouvernementales, appuyées par des milices, conduisent d’importantes opérations armées dans les régions du Darfour du nord et du Darfour du sud, région d’origine du requérant. Ces actions visent à combattre les groupes rebelles mais engendre d’importants dommages parmi les populations civiles (voir paragraphes 33-34).
56. Les rapports internationaux consultés font également état de ce que les individus suspectés d’appartenir ou de soutenir les mouvements rebelles continuent d’être arrêtés, détenus et torturés par les autorités soudanaises. De plus, comme l’a rappelé la Cour dans l’arrêt A.A. c. Suisse précité, il apparaît que les individus encourant un risque de mauvais traitement ne sont pas uniquement les opposants au profil marqué mais toute personne s’opposant ou étant suspectée de s’opposer au régime en place.
57. S’agissant des risques personnels encourus par le requérant, celui-ci craint de subir des mauvais traitements en raison d’une part de son appartenance à une ethnie non arabe du Darfour et d’autre part en raison de ses liens supposés avec le JEM.
58. En premier lieu, le requérant indique appartenir à la tribu des Birqid, une tribu non arabe du Darfour. La Cour note qu’un des rapports consultés fait état de ce que la seule appartenance d’un individu à une ethnie non arabe du Darfour constitue pour cet individu un risque de persécutions. À ce titre, la Cour observe que si le Gouvernement estime que le requérant n’a pas apporté suffisamment d’éléments attestant de son origine ethnique, son appartenance à une ethnie non arabe n’a toutefois été remise en cause par aucune autorité administrative ou judiciaire. Dès lors, l’appartenance du requérant à une minorité ethnique victime de persécutions répétées constitue un premier facteur de risque.
59. En second lieu, s’agissant de l’appartenance supposée du requérant au JEM, il convient de rappeler qu’il affirme que les autorités soudanaises l’ont interrogé à plusieurs reprises et torturé afin qu’il leur fournisse des informations sur ce mouvement rebelle. Le certificat médical qu’il produit, bien que succinct, rend les allégations de mauvais traitement crédibles dans la mesure où la présence de séquelles d’hématomes sur les jambes est compatible avec le fait que le requérant rapporte avoir été frappé sur les articulations à l’aide de pinces. Ce document n’a pas été commenté par le Gouvernement. Par ailleurs, bien qu’il n’étaye ses allégations par aucun document, le requérant indique avoir été condamné à une peine de prison pour avoir apporté son soutien aux forces d’opposition. Le Gouvernement ne remet pas directement en cause cette version des faits.
60. La Cour est d’avis que la peine infligée au requérant reflète nécessairement le fait que les autorités soudanaises sont convaincues de l’implication de ce dernier dans un mouvement de rébellion quand bien même celui-ci affirme le contraire. De plus, la Cour estime que s’il est manifeste que les autorités locales portent un intérêt particulier aux darfouris transitant par Khartoum après un séjour à l’étranger, le fait que le requérant soit considéré comme un soutien du JEM ne peut qu’aggraver le risque de mauvais traitement à son égard.
61. Malgré les observations du Gouvernement, la Cour retient que le récit du requérant, dont la partie déterminante est crédible, est à rapprocher de la situation de violences endémiques perpétrées à l’égard des membres des ethnies darfouries.
62. Dès lors, la Cour estime qu’en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi, le requérant encoure un risque sérieux de traitements contraires à l’article 3 de la Convention
M E C. FRANCE du 6 juin 2013 requête 50094/10
UNE EXTRADITION VERS L'EGYPTE SERAIT UNE VIOLATION DE L'ARTICLE 3 mais le requérant a bénéficié de recours effectifs en droit interne, il n'y a pas de violation de l'article 3 combiné avec l'article 13
VIOLATION DE L'ARTICLE 3
46. Sur le fond, la Cour se réfère aux principes applicables en la matière (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, CEDH 2011).
47. En particulier, la Cour considère qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé à un risque de traitements contraires à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments (Saadi, précité, § 129). Elle rappelle également qu’il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, à propos de l’article 3) (art. 3).
48. En outre, l’existence d’un risque de mauvais traitements doit être examinée à la lumière de la situation générale dans le pays de renvoi et des circonstances propres au cas de l’intéressé. Lorsque les sources dont la Cour dispose décrivent une situation générale, les allégations spécifiques du requérant doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (Saadi, précité, §§ 130-131).
49. Enfin, s’il convient de se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait connaissance au moment de l’expulsion, la date à prendre en compte pour l’examen du risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).
50. Sur la situation générale en Egypte, les rapports consultés dénoncent les nombreuses violences et persécutions subies par les chrétiens coptes d’Egypte au cours des années 2010 et 2011, mais également la réticence des autorités égyptiennes à poursuivre les agresseurs. Les parties ne fournissent aucun élément permettant de penser que la situation des coptes s’est améliorée au cours de l’année 2012. Malgré cela, la Cour, en l’état des informations dont elle dispose, est d’avis que l’on ne peut conclure à un risque généralisé, pour tous les coptes, suffisant à entraîner une violation de l’article 3 en cas de retour vers l’Egypte.
51. Sur les risques personnels encourus en cas de renvoi dans son pays d’origine, le requérant rappelle les persécutions déjà subies en raison de son appartenance à la minorité copte et fait valoir qu’il risque d’en subir à nouveau notamment en raison de sa condamnation par contumace pour des faits de prosélytisme. La Cour note que le requérant produit de nombreux documents dont l’authenticité n’est pas contestée par le Gouvernement et notamment deux convocations, l’une devant un tribunal datant de 2007 et l’autre du 16 juin 2010 émanant de la police d’Assiout, démontrant qu’il est encore aujourd’hui activement recherché. Certes, le requérant encourt trois ans de prison ferme, peine a priori à elle seule insuffisante au regard du seuil de gravité exigé s’agissant de l’article 3 de la Convention. Tout porte à croire cependant que le requérant pourrait, en tant que prosélyte reconnu et condamné, être une cible privilégiée de persécutions et de violences de la part d’intégristes musulmans, qu’il soit libre ou incarcéré. Même si ces risques proviennent de personnes privées et non pas directement de l’Etat, l’absence de réaction de la part des autorités de police face aux plaintes déposées par les chrétiens coptes, dénoncées par les rapports internationaux, instaure un doute sérieux quant à la possibilité pour le requérant de recevoir une protection adéquate de la part des autorités égyptiennes.
52. Ainsi, la Cour estime, au vu du profil du requérant et de la situation des chrétiens coptes en Egypte, qu’il existe, dans les circonstances particulières de l’espèce, un risque réel qu’il soit soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention de la part des autorités égyptiennes en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi.
53. Par conséquent, la décision de renvoyer le requérant vers l’Egypte emporterait violation de cette disposition si elle était mise à exécution.
VIOLATION ARTICLE 3 + 13
a) Principes généraux
61. Les principes généraux relatifs à l’effectivité des recours et des garanties fournies par les Etats contractants en cas d’expulsion d’un demandeur d’asile en vertu des articles 13 et 3 combinés de la Convention sont résumés dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce précité, §§ 286 - 293. Dans cet arrêt, la Cour a d’abord rappelé le caractère subsidiaire que revêt, par rapport aux systèmes nationaux, le mécanisme de plainte devant elle, puisqu’elle se garde d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les Etats remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire vers le pays qu’il a fui (§§ 286 - 287).
62. Ensuite, la Cour a réitéré les principes inhérents à l’article 13 de la Convention, qui « garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit » (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 288).
63. La Cour reconnaît une marge d’appréciation aux Etats contractants puisque « l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul » (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 53, CEDH 2007‑II, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 289).
64. L’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005‑III), un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 50, CEDH 2000‑VIII) ainsi qu’une célérité particulière (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV (extraits)) ; il requiert également que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif (Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 81-83, CEDH 2002‑I ; Gebremedhin, précité, § 66, et M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 290 - 293).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
65. Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié en droit français d’un recours effectif pour faire valoir son grief sous l’article 3, au mépris de l’article 13 de la Convention, en raison du traitement de sa demande d’asile selon la procédure prioritaire
66. La Cour est consciente de la nécessité pour les Etats confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux. Elle ne remet pas en cause l’intérêt et la légitimité de l’existence d’une procédure prioritaire, en plus de la procédure normale de traitement des demandes d’asile, pour les demandes dont tout porte à croire qu’elles sont infondées ou abusives. Elle note d’ailleurs que la directive européenne 2005/85 du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres donne à ces derniers la possibilité d’appliquer une procédure accélérée notamment lorsque des éléments clairs et évidents permettent aux autorités de considérer que le demandeur ne pourra pas bénéficier d’une protection internationale, lorsque la demande paraît frauduleuse ou lorsque, sans motif valable, elle n’a pas été présentée dans les délais les plus brefs suivant la date d’entrée sur le territoire.
67. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné la compatibilité de la procédure d’asile dite prioritaire appliquée aux demandeurs en rétention et le recours devant le tribunal administratif contre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Dans l’arrêt I.M. c. France précité, §§ 49-63 et §§ 64-74, la Cour a jugé, quant à l’effectivité du système de droit interne pris dans son ensemble, que si les recours exercés par le requérant étaient théoriquement disponibles, leur accessibilité en pratique avait été limitée par plusieurs facteurs, liés pour l’essentiel au classement automatique de sa demande en procédure prioritaire, à la brièveté des délais de recours à sa disposition et aux difficultés matérielles et procédurales d’apporter des preuves alors que le requérant se trouvait en détention ou en rétention (ibid., § 154). La Cour a conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 après avoir constaté qu’il s’agissait d’une première demande d’asile et que le requérant, gardé à vue puis détenu, n’avait pas eu la possibilité de se rendre en personne à la préfecture pour introduire une demande d’asile comme l’exige le droit français (ibid., §§ 141 et 143). Dans l’arrêt Sultani c. France (no 45223/05, §§ 64-65, CEDH 2007‑IV (extraits)), la Cour a, au contraire, estimé que le réexamen d’une demande d’asile selon le mode prioritaire ne privait pas l’étranger en rétention d’un examen circonstancié dès lors qu’une première demande avait fait l’objet d’un examen complet dans le cadre d’une procédure d’asile normale. Le simple fait qu’une demande d’asile soit traitée en procédure prioritaire et donc dans un délai restreint ne saurait en conséquence, à lui seul, permettre à la Cour de conclure à l’ineffectivité de l’examen mené.
68. En l’espèce, la Cour observe que, comme dans l’arrêt I.M. précité, le requérant est un primo-demandeur d’asile et que, du fait du classement en procédure prioritaire, il a disposé de délais de recours réduits et, partant, très contraignants pour préparer, en rétention, une demande d’asile complète et documentée en langue française, soumise à des exigences identiques à celles prévues pour les demandes déposées hors rétention selon la procédure normale. La Cour relève cependant qu’à la différence de l’arrêt I.M., le requérant a particulièrement tardé à former sa demande, ce qui a d’ailleurs justifié le classement en procédure prioritaire. En effet, ce n’est qu’en août 2010, lors de son placement en centre de rétention, que le requérant, arrivé pourtant sur le territoire français en septembre 2007, a sollicité l’asile. La Cour n’est pas convaincue par la thèse du requérant selon laquelle ce retard serait dû à son ignorance de l’existence d’une procédure d’asile. Elle en déduit que le requérant a donc disposé de trois années pour présenter une demande d’asile, laquelle aurait bénéficié d’un examen complet dans le cadre de la procédure normale, ou, à tout le moins, pour se procurer les documents de nature à étayer une telle demande d’asile pour parer la mesure d’éloignement qui, en raison du caractère irrégulier de son séjour en France, risquait d’être prise à son encontre.
69. La Cour souligne que lorsqu’il a fait l’objet d’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière, le requérant a pu former un recours suspensif devant le tribunal administratif et une demande d’asile, également suspensive, devant l’OFPRA. Ces recours sont certes enfermés dans des délais brefs de, respectivement, quarante-huit heures et cinq jours. Eu égard au caractère particulièrement tardif de la demande d’asile du requérant et, partant, à la possibilité qu’il avait de rassembler, au préalable, toute pièce utile pour documenter une telle demande, celui-ci ne peut cependant valablement soutenir que l’accessibilité des recours disponibles a été affectée par la brièveté des délais dans lesquels ceux-ci devaient être exercés et par les difficultés matérielles, notamment linguistiques, qu’il a rencontrées pour obtenir les preuves qui lui étaient nécessaires.
70. Ces considérations amènent la Cour à conclure à l’absence de violation de l’article 13 combiné avec l’article 3.
A.M c. FRANCE du 29 avril 2019 requête n° 12148/18
Article 3 : Un condamné pour terrorisme, interdit du territoire français, peut être renvoyé en Algérie sans risque de traitements inhumains et dégradants. Aucun acte de torture ne serait rapporté depuis 2015 !!!
L’affaire concerne
le renvoi vers l’Algérie du requérant condamné en France en 2015 pour participation à des actes de terrorisme et
interdit définitivement du territoire français. La Cour conclut que la situation
générale en matière de traitement des personnes liées au terrorisme en Algérie
n’empêche pas, en soi, l’éloignement du requérant. La Cour partage la même
conclusion que les juridictions françaises. Elle considère que leur appréciation
est adéquate et suffisamment étayée par les données internes ainsi que celles
provenant d’autres sources fiables et objectives. La Cour considère qu’il
n’existe pas de motifs sérieux et avérés de croire que s’il était renvoyé en
Algérie, le requérant y courrait un risque réel d’être soumis à un traitement
contraire à l’article 3 de la Convention et elle estime en conséquence qu’un tel
renvoi n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.
LES FAITS
Le requérant, A.M., est un ressortissant algérien, né en 1985. Il est assigné à résidence sur le territoire d’une commune en France, depuis le mois de septembre 2018. A.M. s’installa en France en 2008, sous couvert d’une carte de résident de dix ans. Le 25 septembre 2015, il fut condamné par le tribunal correctionnel de Paris à une peine de six ans d’emprisonnement du chef de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme, ainsi qu’à une interdiction définitive du territoire français. Il ressort de ce jugement que le requérant était, au moins en 2012, recherché par les autorités algériennes. Le 21 février 2018, le préfet de la Loire adopta un arrêté fixant l’Algérie comme pays de destination, qui fut notifié au requérant le 23 février 2018. Le 5 mars 2018, A.M. saisit le tribunal administratif de Lyon d’un référé-liberté pour obtenir la suspension de son renvoi vers l’Algérie. Le juge des référés rejeta cette demande, le requérant n’ayant produit aucun élément précis, récent et circonstancié faisant clairement apparaître qu’il se trouverait exposé, en Algérie, à des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention.
Le 12 mars 2018, A.M. saisit la Cour européenne des droits de l’homme, sur le fondement de l’article 39 de son règlement, d’une demande de mesure provisoire visant à faire suspendre son renvoi vers l’Algérie. Le 13 mars 2018, la Cour accéda à sa demande et demanda au Gouvernement de ne pas exécuter la mesure de renvoi jusqu’à la fin de la procédure devant elle. Le 19 mars 2018, A.M., placé en rétention administrative, forma une demande d’asile visant à ce que lui soit reconnue la qualité de réfugié. L’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) rejeta cette demande. Le 4 juillet 2018, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) rendit un arrêt rejetant le recours formé par A.M. contre la décision de l’OFPRA. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt de la CNDA. Le 27 juillet 2018, le tribunal administratif de Lille rejeta le recours contre l’arrêté préfectoral fixant le pays de destination, au motif que rien n’attestait que A.M. serait exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la convention, en cas d’éloignement vers l’Algérie. A.M. interjeta appel de ce jugement. Le 10 septembre 2018, la rétention administrative d’A.M. prit fin et celui-ci fut assigné à résidence sur le territoire d’une commune.
Article 3
La Cour observe que depuis 2015, en Algérie, ont eu lieu de nombreuses évolutions institutionnelles et normatives. La Cour prend note en particulier de la révision de la Constitution algérienne, en 2016, et le renforcement de la garantie d’un certain nombre de droits et libertés fondamentaux. La même année, le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) a été dissous. Il avait été désigné en 2008 par le Comité des Nations Unies contre la torture comme étant potentiellement à l’origine de nombreux cas de traitements cruels, inhumains et dégradants. La Cour observe également que, depuis 2016, la Direction Générale de la Sûreté Nationale (DGSN) organise régulièrement pour les officiers de police des formations sur les droits de l’homme. La Cour constate que la plupart des rapports disponibles sur l’Algérie ne font plus état, pour les années 2017 et 2018, d’allégations de tortures à l’encontre de personnes liées au terrorisme. Des organisations de défense des droits de l’homme ont déclaré en 2017 auprès de l’ambassade britannique à Alger n’avoir aucune preuve de l’existence de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. La Cour souligne, sur ce point, que A.M. ne semble pas être en mesure d’établir qu’un quelconque tiers, dans une situation comparable à la sienne, aurait effectivement subi des traitements inhumains et dégradants en 2017 ou en 2018. La Cour constate également que le gouvernement français lui a fourni une liste détaillée des mesures d’éloignement vers l’Algérie, mises à exécution à l’égard de ressortissants algériens en raison de leurs liens avec une mouvance terroriste ou islamiste radicale. Aucune de ces personnes n’aurait allégué avoir subi des mauvais traitements aux mains des autorités algériennes. La Cour attache également de l’importance au fait que plusieurs juridictions des Etats membres du Conseil de l’Europe, après un examen approfondi de la situation générale en Algérie et de la situation personnelle des intéressés, ont récemment conclu à l’absence de risque de violation de l’article 3 de la Convention en cas de renvoi de personnes liées au terrorisme vers ce pays. Si certaines caractéristiques de la procédure pénale algérienne peuvent éventuellement soulever des doutes quant au respect du droit à un procès équitable, elles ne permettent pas à elles seules de conclure à l’existence d’un risque général de mauvais traitement sous l’angle de l’article 3 de la Convention, pour telle ou telle catégorie de personnes. La Cour conclut que la situation générale en matière de traitement des personnes liées au terrorisme en Algérie n’empêche pas, en soi, l’éloignement du requérant. En ce qui concerne les recherches dont le requérant ferait l’objet du fait de ses liens avec une cellule djihadiste d’Annaba, la Cour relève que le jugement du 25 septembre 2015 fait clairement état de la réalité de celles-ci, tout au moins pour l’année 2012. Toutefois, rien n’indique que le requérant soit toujours recherché pour ces faits, plus de sept ans après leur commission. Par ailleurs, le gouvernement français a transmis à la Cour une note verbale des autorités algériennes, en date du 28 novembre 2018, affirmant qu’A.M. ne fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire en Algérie et produisant le casier judiciaire de celui-ci, vierge de toute condamnation. En tout état de cause, la Cour constate que la cellule djihadiste d’Annaba à laquelle était lié le requérant, a été démantelée. Ses membres ont été arrêtés, condamnés, puis libérés sans soutenir avoir subi de mauvais traitements alors même qu’ils opéraient sur le sol algérien. Rien n’atteste donc que les autorités algériennes montrent un intérêt particulier pour le requérant. L’Algérie n’a jamais sollicité de la France son extradition ou une copie du jugement le condamnant en France pour des faits liés au terrorisme. Aucun élément probant n’indique que les autorités algériennes soient à sa recherche. S’il est possible que les activités terroristes passées d’A.M. fassent de lui l’objet de mesures de contrôle et de surveillance à son retour en Algérie, voire de poursuites judiciaires déclenchées à l’occasion de son retour, de telles mesures ne constituent pas un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention. La Cour estime, en conclusion, que A.M. n’a pas fourni d’éléments susceptibles de démontrer que s’il était renvoyé en Algérie, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Ainsi, la Cour partage la conclusion à laquelle sont arrivés l’OFPRA, la CNDA et les tribunaux administratifs de Lyon et de Lille. Elle considère que leur appréciation est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives. En considération de la situation générale en Algérie, ni les liens passés du requérant avec une cellule djihadiste d’Annaba ni la connaissance de sa condamnation par les autorités algériennes ne sont de nature à convaincre la Cour que ce dernier courrait un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi en Algérie.
La Cour précise que cette conclusion n’est pas remise en cause par l’absence de garanties diplomatiques de la part des autorités algériennes, ces garanties ne s’avérant pas nécessaires. Ce n’est en effet que dans le cadre de l’examen de la demande de mesure provisoire présentée par le requérant que la Cour avait demandé au gouvernement français s’il pouvait obtenir des autorités algériennes des garanties précises permettant de s’assurer que le requérant ne serait pas soumis à des traitements contraires à la Convention après son arrivée en Algérie. A ce stade, la Cour n’avait pas été encore en mesure de procéder à un examen approfondi de la situation prévalant en Algérie et de la situation personnelle d’A.M.
La Cour considère qu’il n’existe pas de motifs sérieux et avérés de croire que s’il était renvoyé en Algérie, le requérant y courrait un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Elle estime en conséquence qu’un tel renvoi n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.
CEDH
a) Principes généraux
i. Le caractère absolu des obligations découlant de l’article 3
112. La Cour a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte antiterroriste. Elle est de même parfaitement consciente des énormes difficultés que rencontrent à notre époque les États pour protéger leur population de la violence terroriste (Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1855, § 79). Devant une telle menace, elle considère qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner. Toutefois, même en tenant compte de ces facteurs, la Cour rappelle que l’article 3 de la Convention, ainsi qu’elle l’a dit à maintes reprises, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 77, 23 août 2016).
ii. Principes généraux concernant l’application de l’article 3 dans les affaires d’expulsion
113. La Cour rappelle régulièrement que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Cependant, l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (F.G. c. Suède [GC], précité, § 111).
114. Pour établir s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé court ce risque réel, la Cour ne peut éviter d’examiner la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3. Au regard de ces exigences, pour tomber sous le coup de l’article 3, le mauvais traitement auquel le requérant affirme qu’il serait exposé en cas de renvoi doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause (F.G. c. Suède [GC], précité, § 112).
iii. Le principe d’une évaluation ex nunc des circonstances
115. Si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour. Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (F.G. c. Suède [GC], précité, § 115).
iv. Le principe de subsidiarité
116. Lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. En règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier non seulement les faits mais, plus particulièrement, la crédibilité de témoins, car ce sont elles qui ont eu la possibilité de voir, examiner et évaluer le comportement de la personne concernée (F.G. c. Suède [GC], précité, § 118). La Cour doit toutefois estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives (X c. Pays-Bas, no 14319/17, § 72, 10 juillet 2018).
v. Appréciation de l’existence d’un risque réel
117. Pour apprécier l’existence d’un risque réel de mauvais traitements, la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 128, CEDH 2008). L’appréciation doit se concentrer sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (F.G. c. Suède [GC], précité, § 115).
vi. La répartition de la charge de la preuve
118. Il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3. Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler qu’une part de spéculation est inhérente à la fonction préventive de l’article 3 et qu’il ne s’agit pas d’exiger des intéressés qu’ils apportent une preuve certaine de leurs affirmations qu’ils seront exposés à des traitements prohibés (X c. Pays-Bas, précité, § 74). Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à leur sujet (Saadi, précité, § 129).
119. En règle générale, on ne peut considérer que le demandeur d’asile s’est acquitté de la charge de la preuve tant qu’il n’a pas fourni, pour démontrer l’existence d’un risque individuel, et donc réel, de mauvais traitements qu’il courrait en cas d’expulsion, un exposé étayé qui permette de faire la distinction entre sa situation et les périls généraux existant dans le pays de destination. Cette exigence est toutefois assouplie dans certaines circonstances, par exemple lorsque l’intéressé allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements (J.K. et autres c. Suède, précité, §§ 91-98 et 103).
b) Application de ces principes au cas du requérant
i. Sur la situation générale prévalant en Algérie
120. En ce qui concerne la situation en Algérie, la Cour relève d’emblée que les différents rapports sur ce pays, soumis par les parties ou examinés d’office, ne sont pas parfaitement unanimes sur la question du traitement des personnes liées au terrorisme. Elle prend toutefois note de plusieurs éléments attestant d’une évolution depuis février 2015, moment qu’elle a pris en considération dans son dernier arrêt relatif au renvoi vers l’Algérie d’une personne liée au terrorisme (M.A. c. France, précité).
121. La Cour observe ainsi que de nombreuses évolutions institutionnelles et normatives ont eu lieu depuis 2015. Plus particulièrement, la Cour prend note de la révision de la Constitution algérienne, qui a eu lieu en 2016 et a renforcé la garantie d’un certain nombre de droits et libertés fondamentaux, de même que la dissolution du DRS la même année. Elle constate également que la DGSN organise régulièrement depuis 2016 des formations sur les droits de l’homme pour les officiers de police (voir paragraphes 28-31 ci-dessus).
122. Certes, la Cour relève l’existence de certaines informations inquiétantes, notamment à la lecture des observations finales du Comité des droits de l’homme des Nations Unies concernant le quatrième rapport périodique de l’Algérie (voir paragraphes 34-36 ci-dessus). Toutefois, elle observe que la plupart des rapports disponibles sur l’Algérie ne font plus état, pour les années 2017 et 2018, d’allégations de tortures à l’encontre de personnes liées au terrorisme. Elle estime également significatif le fait que des organisations de défense des droits de l’homme aient déclaré en 2017 auprès de l’ambassade britannique à Alger n’avoir aucune preuve de l’existence de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. La Cour souligne sur ce point que le requérant ne semble pas être en mesure d’établir qu’un quelconque tiers, dans une situation comparable à la sienne, aurait effectivement subi des traitements inhumains et dégradants en 2017 ou en 2018. De même, la Cour prend note, avec la prudence qui s’impose, de l’affirmation de la DGSN suivant laquelle cette dernière n’aurait reçu en 2017 aucune information quant à des mauvais traitements de la part du public (voir paragraphes 32-33 et 39 ci-dessus). S’agissant de la dissolution du DRS et de son remplacement par le DSS, la Cour observe que ce dernier est inséré dans un cadre constitutionnel et législatif renouvelé et de nature à encadrer son action, notamment par une protection accrue des droits de l’homme. En tout état de cause, la restructuration des services de sécurité coïncide avec la disparition des allégations de mauvais traitements dans la plupart des rapports internationaux précités.
123. La Cour constate également que le Gouvernement lui a fourni une liste détaillée des mesures d’éloignement vers l’Algérie mises à exécution à l’égard de ressortissants de cet État en raison de leurs liens avec une mouvance terroriste ou islamiste radicale. Le fait qu’aucune de ces personnes n’aurait allégué avoir subi des mauvais traitements aux mains des autorités algériennes ne permet certes pas à la Cour de déduire que le requérant ne serait pas, personnellement, soumis à un risque de subir des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention en cas de retour en Algérie (voir, dans le même sens, M.A. c. France, précité, § 57). Toutefois, ces informations précises contribuent à l’appréciation par la Cour de la situation générale prévalant dans ce pays.
124. Dans le même sens, la Cour observe que plusieurs juridictions des États membres du Conseil de l’Europe ont récemment conclu à l’absence de risque de violation de l’article 3 de la Convention en cas de renvoi de personnes liées au terrorisme vers ce pays. La Cour se réfère particulièrement, à ce titre, à l’arrêt de la Cour administrative fédérale allemande en date du 27 mars 2018 (voir l’annexe XVII). Examinant de manière pertinente la situation générale en Algérie et la situation personnelle de l’intéressé, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, cette juridiction a notamment relevé qu’aucun cas de torture n’a été rapporté en Algérie depuis 2015, alors que des groupes nationaux de défense des droits de l’homme peuvent opérer dans ce pays et publier leurs résultats. Si la Cour n’ignore pas que, depuis une décision de la Special Immigration Appeals Commission en date du 18 avril 2016, le Royaume-Uni semble avoir suspendu les renvois vers l’Algérie de personnes liées au terrorisme, elle observe que cette décision est antérieure aux changements institutionnels et normatifs qu’elle a relevés, ainsi qu’à l’évolution de la plupart des rapports internationaux quant à la situation des droits de l’homme en Algérie.
125. La Cour souligne également que si certaines caractéristiques de la procédure pénale algérienne critiquées par le requérant, à l’instar de la durée maximale de la garde à vue en matière de terrorisme ou de potentielles difficultés d’accès à un avocat ou à un médecin, peuvent éventuellement soulever des doutes quant au respect du droit à un procès équitable, elles ne permettent pas à elles seules de conclure à l’existence d’un risque général de mauvais traitements sous l’angle de l’article 3 de la Convention pour telle ou telle catégorie de personnes.
126. La Cour conclut de ce qui précède que la situation générale en matière de traitement des personnes liées au terrorisme en Algérie n’empêche pas en soi l’éloignement du requérant. Dès lors, la Cour doit rechercher si la situation personnelle de ce dernier est telle qu’il se trouverait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 s’il était renvoyé vers ce pays.
ii. Sur la situation personnelle du requérant
127. La Cour note que les craintes du requérant sont fondées sur deux éléments, à savoir les recherches dont il ferait l’objet du fait de ses liens avec une cellule djihadiste d’Annaba, d’une part, et la connaissance par les autorités algériennes de sa condamnation en France et des motifs de celle-ci, d’autre part.
128. S’agissant des recherches dont le requérant affirme faire l’objet du fait de ses liens avec une cellule djihadiste d’Annaba, la Cour relève que le jugement du tribunal correctionnel de Paris en date du 25 septembre 2015 fait clairement état de leur réalité, du moins pour l’année 2012. Toutefois, rien n’indique que le requérant soit toujours recherché pour ces faits, plus de sept ans après leur commission. En particulier, le requérant n’a pas fourni à la Cour une copie du mandat d’arrêt dont il soutient l’existence, bien qu’il ait recouvré sa liberté et qu’il affirme disposer de contacts au sein de la police algérienne. En revanche, le Gouvernement français a fait parvenir à la Cour une note verbale des autorités algériennes, en date du 28 novembre 2018, affirmant que le requérant ne fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire en Algérie et produisant le casier judiciaire de celui-ci, vierge de toute condamnation. La Cour relève que cette note verbale affirme explicitement que « l’intéressé ne fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire en Algérie ». En tout état de cause, la Cour constate que la cellule djihadiste d’Annaba à laquelle le requérant était lié a été démantelée en 2012. Ses membres ont été arrêtés, condamnés puis libérés sans soutenir avoir subi des mauvais traitements, La Cour attache une importance particulière à ce constat, dans la mesure où, de toute évidence, le requérant n’occupait pas au sein de ce groupe une position susceptible de le singulariser aux yeux des autorités algériennes.
129. S’agissant de la condamnation en France du requérant et des motifs de celle-ci, la Cour est convaincue que les autorités algériennes en ont pleinement connaissance, que ce soit du fait de leurs services de renseignement ou d’échanges diplomatiques avec la France. La divulgation par des médias de l’identité du requérant, à la suite de l’audience tenue devant la Cour (voir paragraphe 19 ci-dessus), ne fait que renforcer cette conviction. Pour autant, rien n’atteste que les autorités algériennes montrent un intérêt particulier pour le requérant. De même, dans la mesure où le requérant n’a de toute évidence plus de contacts avec des représentants d’AQMI depuis de nombreuses années, rien n’indique qu’il possède des informations d’intérêt pour la lutte contre le terrorisme menée par les autorités algériennes. La Cour remarque en particulier que l’Algérie n’a jamais sollicité de la France l’extradition du requérant ou une copie du jugement le condamnant pour des faits liés au terrorisme. En outre, ainsi que la Cour l’a déjà souligné, aucun élément probant n’indique que les autorités algériennes soient à la recherche du requérant. L’affirmation du requérant selon laquelle ses parents auraient été interrogés à son sujet, même à la supposer établie, n’est pas suffisante pour modifier ce constat.
130. En tout état de cause, s’il est possible que les activités terroristes passées du requérant fassent de lui l’objet de mesures de contrôle et de surveillance à son retour en Algérie, voire de poursuites judiciaires déclenchées à l’occasion de ce retour, de telles mesures ne constituent pas, en tant que telles, un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention.
131. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le requérant n’a pas fourni d’éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, s’il était renvoyé en Algérie, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, alors même que la charge d’apporter de tels éléments reposait sur lui.
iii. Conclusion
132. La Cour partage ainsi la conclusion à laquelle sont arrivés l’OFPRA, la CNDA et les tribunaux administratifs de Lyon et de Lille, qui, en application du principe de subsidiarité, se sont prononcés avant elle et dont l’appréciation est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives. En effet, en considération de la situation générale en Algérie, ni les liens passés du requérant avec une cellule djihadiste d’Annaba ni la connaissance de sa condamnation par les autorités algériennes ne sont de nature à convaincre la Cour que le requérant courrait un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi en Algérie.
133. Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’absence de garanties diplomatiques fournies par les autorités algériennes, absence que le gouvernement français explique par une réticence générale de ces dernières en la matière et que n’ont pu surmonter les efforts qu’il a déployés. La Cour précise que c’est dans le cadre de l’examen de la demande de mesure provisoire présentée par le requérant qu’elle avait demandé au gouvernement français s’il était en mesure d’obtenir des autorités algériennes des garanties précises permettant de s’assurer que le requérant ne serait pas soumis à des traitements contraires à la Convention après son arrivée en Algérie. À ce stade, la Cour n’avait pas encore été en mesure de procéder à un examen approfondi de la situation générale prévalant en Algérie et de la situation personnelle du requérant. Toutefois, au regard de la conclusion à laquelle est parvenue la Cour à l’issue d’un tel examen (voir les paragraphes 120-132 ci-dessus), elle estime que des garanties diplomatiques ne s’avèrent pas nécessaires.
134. En définitive, la Cour considère qu’il n’existe pas de motifs sérieux et avérés de croire que le requérant, s’il était renvoyé en Algérie, y courrait un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. En conséquence, la Cour estime qu’un tel renvoi n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR
135. La Cour rappelle que, conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt deviendra définitif : a) lorsque les parties déclareront qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; ou b) trois mois après la date de l’arrêt, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre rejettera la demande de renvoi formulée en application de l’article 43.
136. Elle considère que la mesure qu’elle a indiquée au Gouvernement en application de l’article 39 de son règlement (voir le paragraphe 4 ci‑dessus) doit demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que la Cour rende une autre décision à cet égard.
M.A. c. FRANCE du 1er février 2018 requête n° 9375
Article 3 pour le renvoi d'un islamiste en Algérie.
Cette affaire sanctionne l'erreur procédurale de la préfecture. Cet arrêt est aussi un rappel pour la France sur les questions actuelles syriennes et irakiennes, où des ressortissants français risquent la peine de mort. Le requérant avait été arrêté en France dans la mouvance du réseau tchétchène des Pyrénées. Mouvance islamiste des Pyrénées, qui a produit notamment la famille Mehrah. Il était donc légitime de s'en débarrasser mais il fallait traiter avec l'Algérie pour que le requérant ne soit pas torturé pendant deux semaines.
Les faits de torture expliqués par la CEDH
22. Le 20 février 2015, à son arrivée en Algérie, le requérant fut remis aux agents du Département du renseignement et de la sécurité (« DRS ») algérien et placé en garde à vue dans un lieu non connu.
23. Le 3 mars 2015, il fut présenté pour la première fois à un magistrat pour être mis en examen des chefs de « crime d’adhésion à un groupe terroriste armé », « crime de tentative de meurtre avec préméditation » et « vol d’une arme de guerre et munitions de guerre du premier groupe ».
24. Le même jour, il fut placé en détention provisoire au centre pénitentiaire de Chlef.
Le requérant y serait toujours détenu, au vu des informations communiquées par les parties à la Cour.
Son avocat en Algérie a formulé une requête aux fins d’extinction des poursuites, qui n’a pas abouti.
Recevabilité
39. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention. Les États n’ont donc pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 74 à 77, CEDH 1999‑V, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000‑XI).
40. La règle de l’épuisement des voies de recours internes implique qu’un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII ; Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 55, CEDH 2009).
41. La Cour a également affirmé que lorsqu’un requérant cherche à éviter d’être renvoyé par un État contractant, il est normalement appelé à épuiser un recours qui a un effet suspensif (Bahaddar c. Pays-Bas, 19 février 1998, §§ 47-48, Recueil 1998-I). Un contrôle juridictionnel, lorsqu’il existe et lorsqu’il fait obstacle au renvoi, doit être considéré comme un recours effectif qu’en principe les requérants doivent épuiser avant d’introduire une requête devant la Cour ou de solliciter des mesures provisoires en vertu de l’article 39 du règlement de celle-ci en vue de retarder une expulsion (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 90, 17 juillet 2008).
42. Toutefois, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III ; spécialement en matière d’expulsion, Y.P. et L.P., précité, § 53, et Mi.L. c. France (déc.), no 23473/11, § 33, 11 septembre 2012). Ainsi, dans l’affaire Y.P. et L.P. c. France, la Cour a constaté que les requérants avaient présenté une demande d’asile, puis une demande d’admission au séjour, qui avaient été successivement rejetées par l’OFPRA et la Commission de recours des réfugiés (« CRR ») (devenue depuis la CNDA). L’examen de la demande d’asile devait permettre à l’État français de prévenir l’éloignement des requérants vers leur pays d’origine au cas où il serait établi qu’ils risquaient d’y subir des traitements contraires aux dispositions de l’article 3 de la Convention. Dans ces circonstances, la Cour a conclu qu’on ne saurait attendre des requérants qu’ils aient introduit encore un recours devant le tribunal administratif pour contester un arrêté de reconduite à la frontière, dans la mesure où leur demande antérieure devant l’OFPRA et leur recours devant la CRR, saisis pour statuer sur le grief tiré de l’article 3 de la Convention, n’avait pas abouti (Y.P. et L.P., précité, § 56).
43. La Cour note que dans la présente affaire le requérant n’a pas interjeté appel contre le jugement du tribunal correctionnel de Paris du 14 juin 2006 (voir paragraphe 9 ci‑dessus) mais également qu’il n’a ni contesté devant la CNDA la décision rendue par l’OFPRA, ni contesté l’arrêté du préfet de la Charente du 20 février 2015 ordonnant son expulsion. La Cour observe toutefois que le requérant avait fait usage de tous les recours en matière d’asile, disposant d’un effet suspensif de plein droit. La Cour estime que l’on ne saurait reprocher au requérant d’avoir poursuivi un seul type de voies de recours, à savoir celles qui étaient ouvertes devant l’OFPRA, et de ne pas avoir introduit de recours devant le tribunal administratif ou la CNDA. La Cour considère en effet qu’il ne lui appartient pas d’affirmer qu’une voie de droit serait, à l’égard du requérant, plus opportune qu’une autre dès lors que la voie de recours poursuivie par celui-ci était effective, c’est-à-dire, en matière d’éloignement d’étrangers, qu’elle permettait à l’État de prévenir l’expulsion d’une personne risquant des traitements contraires à l’article 2 ou à l’article 3 de la Convention en cas de retour dans son pays d’origine.
44. La Cour rappelle le constat, partagé par le Gouvernement, auquel elle était déjà arrivée dans sa précédente décision (M. X c. France (déc.), no 21580/10), concernant le même requérant. Une peine d’interdiction du territoire correspond à une interdiction générale de se trouver ou de se maintenir en France. Si elle entraîne la reconduite à la frontière de l’intéressé, le cas échéant à l’expiration de sa peine d’emprisonnement, elle ne prévoit pas le pays dans laquelle ce dernier doit être renvoyé, cette prérogative appartenant à l’administration qui, dans le cadre de la mise à exécution de l’interdiction du territoire, prend un arrêté fixant le pays de destination. Présentée auprès de la juridiction pénale qui a prononcé la peine, la requête en relèvement permet donc uniquement au condamné d’obtenir le réexamen de la pertinence de l’interdiction du territoire au regard de son passé pénal et de sa situation personnelle. La juridiction saisie se borne ainsi à dire s’il y a lieu ou non de maintenir cette interdiction, ce qui peut éventuellement l’amener à apprécier si la gravité de la sanction est ou non proportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de l’intéressé. En revanche, elle ne se prononce pas sur le point de savoir si l’intéressé doit être renvoyé dans tel ou tel pays et n’examine donc pas les risques de traitements contraires à l’article 3 encourus par celui-ci en cas de reconduite dans son pays d’origine. (M. X, précité, §36)
45. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le requérant a satisfait à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes prévues par l’article 35 § 1 de la Convention. Il y a lieu en conséquence de rejeter, s’agissant du grief tiré par le requérant en son nom propre de la violation de l’article 3 de la Convention, l’exception du Gouvernement.
2. Conclusion
46. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
SUR LE FOND
51. La Cour se réfère aux principes applicables en la matière (J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, §§ 77‑105, CEDH 2016). Dans la présente affaire, la Cour entend rappeler que, l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124‑125, et J.K. et autres c. Suède, précité, § 79). Concernant la charge de la preuve dans les affaires d’expulsion, la jurisprudence constante de la Cour dit qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 ; et que lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (F.G., précité, § 120, Saadi, précité, § 129, NA., précité, § 111, et R.C. c. Suède, no41827/07, 9 mars 2010, § 50).
52. En l’espèce, la Cour observe que le requérant ayant été expulsé vers l’Algérie le 20 février 2015, malgré la mesure provisoire indiquée par la Cour conformément à l’article 39 du règlement (paragraphe 21 ci‑dessus), c’est cette date qu’il convient de prendre en considération pour apprécier s’il existait un risque réel qu’il soit soumis dans ce pays à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, §§ 69 et 74, CEDH 2005‑I).
Toutefois, cela n’empêche pas la Cour de tenir compte de renseignements ultérieurs ; ils peuvent servir à confirmer ou infirmer la manière dont la Partie contractante concernée a jugé du bien-fondé des craintes d’un requérant (Cruz Varas et autres c. Suède, arrêt du 20 mars 1991, série A no201, pp. 29‑30, §§ 75-76, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 107, série A, Mamatkoulov et Askarov, précité, § 69 et X c. Suisse, no 16744/14, § 62, 26 janvier 2017).
53. La Cour relève que le requérant a été condamné en France pour des faits de terrorisme et, à l’instar de ce qu’elle a rappelé dans l’affaire Daoudi précitée (§ 65), elle réaffirme qu’elle a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte antiterroriste. Devant une telle menace, la Cour considère qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner.
54. En ce qui concerne la situation en Algérie, la Cour a eu égard, tout d’abord, aux rapports du Comité des Nations Unies contre la torture et de plusieurs organisations non gouvernementales cités dans l’arrêt Daoudi (précité, voir paragraphe 30 ci‑dessus) qui décrivent une situation préoccupante. La Cour n’a été saisie d’aucun élément relatif à l’évolution de la situation en Algérie depuis l’adoption de l’arrêt Daoudi, de nature à remettre en cause l’appréciation des faits à laquelle elle s’est livrée dans cette affaire. Force est en effet de constater que les rapports précités (voir paragraphes 31 à 35 ci‑dessus) datant de 2015, année au cours de laquelle le requérant a été renvoyé en Algérie, signalent de nombreux cas d’interpellations par le DRS, en particulier lorsqu’il s’agit de personnes soupçonnées d’être impliquées dans le terrorisme international. Selon les sources précitées, ces personnes, placées en détention sans contrôle des autorités judiciaires ni communication avec l’extérieur (avocat, médecin ou famille), peuvent être soumises à des mauvais traitements, y compris à la torture.
Les pratiques dénoncées par Amnesty International et citées par la Cour au paragraphe 37 de l’arrêt Daoudi précité (les interrogatoires incessants à toute heure du jour ou de la nuit, les menaces, les coups, les décharges électriques, l’ingestion forcée de grandes quantités d’eau sale, d’urine ou de produits chimiques et la suspension au plafond par les bras) atteignent sans conteste le seuil requis pour l’application de l’article 3 de la Convention.
Compte tenu de l’autorité et de la réputation des auteurs des rapports précités, de la multiplicité et de la concordance des informations rapportées par les différentes sources, du caractère sérieux et récent des enquêtes et des données sur lesquelles elles se fondent, la Cour ne doute pas de la fiabilité des éléments ainsi collectés. En outre, le Gouvernement n’a pas produit d’indications ou d’éléments susceptibles de réfuter les affirmations provenant de ces sources.
55. La Cour note qu’en l’espèce, la condamnation du requérant pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme (les faits reprochés ayant été commis en France, en Algérie, au Maroc, en Espagne, en Turquie, en Géorgie et en Syrie entre 1999 et 2004) a fait l’objet d’une décision juridictionnelle amplement motivée et détaillée, dont le texte est public.
La Cour relève également que le requérant a effectivement été appréhendé par le DRS dès son arrivée en Algérie et emprisonné dans les conditions rappelées aux paragraphes 22 à 24 du présent arrêt.
56. Si à l’instar du Gouvernement, la Cour s’étonne que le requérant ait attendu presque quatorze ans avant de solliciter l’admission au statut de réfugié, elle constate également que l’OFPRA, mieux placé pour apprécier non seulement les faits, la crédibilité de témoins ainsi que le comportement de la personne concernée (voir F.G., précité , § 118) n’a nullement pris cette circonstance en compte dans sa décision du 17 février 2015 (voir paragraphe 18 ci‑dessus).
57. De surcroît, si le Gouvernement soutient que deux autres personnes condamnées en France pour leur participation à des activités à caractère terroristes ont été renvoyées en Algérie sans s’être prévalu, devant les instances nationales ou devant la Cour, d’un risque quelconque au titre de l’article 3 de la Convention, la Cour ne saurait déduire de ces seules allégations, au demeurant dénuées de toutes précisions permettant d’en apprécier la portée, que le requérant ne serait pas, personnellement, soumis à un risque de subir des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention en cas de retour en Algérie.
58. Pour l’ensemble de ces motifs, et eu égard en particulier au profil du requérant qui n’est pas seulement soupçonné de liens avec le terrorisme, mais a fait l’objet, pour des faits graves, d’une condamnation en France dont les autorités algériennes ont eu connaissance, la Cour considère qu’au moment de son renvoi en Algérie, il existait un risque réel et sérieux qu’il soit exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 106, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Ben Salah c. Italie, no 38128/06, § 7, 24 mars 2009, Soltana c. Italie, no 37336/06, §§ 14-15, 24 mars 2009, C.B.Z. c. Italie, no 44006/06, § 7, 24 mars 2009 et Daoudi, précité, § 71).
59. La Cour conclut en conséquence, qu’en renvoyant le requérant vers l’Algérie, les autorités françaises ont violé l’article 3 de la Convention.
Article 34
64. La Cour a rappelé, dans l’affaire Savriddin Dzhurayev c. Russie (no 71386/10, §§ 211 à 213, CEDH 2013 (extraits)), l’importance cruciale et le rôle vital des mesures provisoires dans le système de la Convention.
65. La Cour souligne également que, dans le cadre de l’examen d’un grief au titre de l’article 34 concernant le manquement allégué d’un État contractant à respecter une mesure provisoire, elle ne reconsidère pas l’opportunité de sa décision d’appliquer la mesure en question (Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, § 92, 10 mars 2009 et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 161, CEDH 2010). Il incombe au gouvernement défendeur de lui démontrer que la mesure provisoire a été respectée ou, dans des cas exceptionnels, qu’il y a eu un obstacle objectif qui l’a empêché de s’y conformer, et qu’il a entrepris toutes les démarches raisonnablement envisageables pour supprimer l’obstacle et pour tenir la Cour informée de la situation.
66. La Cour constate, comme le reconnaît le Gouvernement, que la mesure provisoire n’a pas été respectée. Ce dernier soutient ne pas avoir eu matériellement le temps d’empêcher l’expulsion du requérant.
La Cour doit donc déterminer si, en l’espèce, il y avait des obstacles objectifs qui ont empêché le Gouvernement de se conformer à la mesure provisoire en temps voulu (D.B. c. Turquie, no 33526/08, § 67, 13 juillet 2010).
67. La Cour rappelle que le requérant l’avait déjà saisie d’une demande de mesure provisoire sur le fondement de l’article 39 de son règlement (requête no 21580/10), qui a été accordée le 26 avril 2010 et n’a pris fin qu’avec le prononcé de la décision M. X, du 1er juillet 2014.
68. La Cour est pleinement consciente qu’il peut être nécessaire pour les autorités compétentes de mettre en œuvre une mesure d’expulsion avec célérité et efficacité. Toutefois, les conditions d’une telle exécution ne doivent pas avoir pour objet de priver la personne reconduite du droit de solliciter de la Cour l’indication d’une mesure provisoire.
69. La Cour relève que la décision de l’OFPRA du 17 février 2015 n’a été notifiée au requérant que le 20 février 2015 à l’occasion du pointage au commissariat de police auquel il était astreint au titre des obligations de l’assignation à résidence dont il faisait l’objet (paragraphe 21 ci‑dessus) et ce sans qu’il en ait été informé préalablement. Lui ont également été notifiées à cette occasion deux décisions du 20 février 2015 mettant fin à l’assignation à résidence et fixant l’Algérie comme pays de destination.
La Cour note que ces deux décisions visent expressément la décision de l’OFPRA du 17 février 2015 qui n’avait pas encore été portée à la connaissance du requérant, bien que transmise à la préfecture de la Charente et à la brigade de gendarmerie. Par ailleurs, la Cour constate, ainsi que le démontre la note du ministère de l’Intérieur du 18 février 2015 (paragraphe 20 ci‑dessus), qu’à cette date les services de police avaient déjà fixé les modalités retenues pour le transport du requérant à la frontière. La Cour relève également que, dès le 19 février 2015, les autorités consulaires algériennes avaient délivré, à l’insu du requérant, un laissez‑passer à la demande des autorités françaises. Compte tenu de ces préparatifs, le renvoi du requérant vers l’Algérie a eu lieu à peine sept heures après la notification de la décision fixant le pays de destination.
70. La Cour en conclut que les autorités françaises ont créé des conditions dans lesquelles le requérant ne pouvait que très difficilement saisir la Cour d’une seconde demande de mesure provisoire. Ce faisant, elles ont donc délibérément et de manière irréversible, amoindri le niveau de protection des droits énoncés dans l’article 3 de la Convention que le requérant cherchait à faire respecter en introduisant sa demande devant la Cour. Dans les circonstances de l’espèce, l’expulsion a pour le moins ôté toute utilité à l’éventuel constat de violation de la Convention, le requérant ayant été éloigné vers un pays qui n’est pas partie à cet instrument, où il alléguait risquer d’être soumis à des traitements contraires à celle-ci.
71. Dès lors, la Cour conclut que les autorités françaises ont manqué à leurs obligations découlant de l’article 34 de la Convention.
M.K. C. France irrecevabilité du 24 septembre 2015 requête 76100/13
Irrecevabilité de la requête, l’expulsion d’un algérien condamné pour assassinat vers son pays d’origine ne violerait pas ses droits fondamentaux
Condamné à une peine de neuf ans d’emprisonnement pour assassinat, le requérant, ressortissant algérien, fit l’objet d’un arrêté d’expulsion vers l’Algérie, en ce qu’il constituait une menace grave pour l’ordre public français. Craignant des représailles de la part de la famille de la personne qu’il avait assassinée, laquelle était originaire du même quartier que lui à Alger, le requérant forma plusieurs recours contre l’arrêté d’expulsion et introduisit une demande d’asile, en vain.
Estimant que la preuve des risques encourus de représailles n’est pas rapportée, la Cour considère que, à supposer cette volonté de représailles avérée, les autorités algériennes peuvent fournir à M.K. une protection appropriée, surtout s’il s’installe dans une autre partie du pays, à distance de la famille de sa victime.
CEDH
24. La Cour n’estime pas nécessaire de trancher la question de l’épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, le grief étant, en tout état de cause, irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
25. À cet égard, elle se réfère aux principes applicables en la matière (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, CEDH 2011).
26. En particulier, il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments (Saadi, précité, § 129). La Cour rappelle également qu’il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no269).
27. La Cour rappelle qu’en raison du caractère absolu du droit garanti, elle n’exclut pas que « l’article 3 trouve à s’appliquer lorsque le danger émane de personnes ou de groupes de personnes qui ne relèvent pas de la fonction publique » (H.L.R. c. France, 29 avril 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III). Encore faut-il démontrer que le risque existe réellement et que les autorités de l’État de destination ne sont pas en mesure d’y obvier par une protection appropriée (idem).
28. Enfin, s’il convient de se référer en priorité aux circonstances dont l’État en cause avait connaissance au moment de l’expulsion, la date à prendre en compte pour l’examen du risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, Recueil 1996‑V).
29. En l’espèce, le risque invoqué par le requérant n’émane pas des organes de l’État, il tient, selon lui, aux représailles qu’il risque de subir de la part de la famille de la personne qu’il a assassinée.
30. La Cour observe, ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement, que le requérant a commis un homicide volontaire sur la personne d’un ressortissant algérien et que la famille du requérant en Algérie réside dans le même quartier que celle de sa victime. Elle constate ensuite que le requérant produit plusieurs attestations émanant de personnes de son entourage et certifiant des velléités de vengeance de la famille. Si les juridictions internes sont en principe les mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles, il convient de noter qu’en l’espèce, les juridictions internes divergent quant à la force probante à accorder à ces documents. La CNDA, confirmant la décision de l’OFPRA, les a jugés suffisants pour établir le risque encouru par le requérant en cas de retour en Algérie, alors que les juridictions administratives ont décidé le contraire. Le Gouvernement insiste, quant à lui, sur la force probante douteuse de ces attestations compte tenu de leurs auteurs et de leur manque de précision. La Cour reconnaît, avec le requérant, qu’il est difficile d’obtenir d’autres types de preuves pour ce genre de menaces. Elle ne peut cependant faire abstraction du fait que toutes les attestations émanent de proches du requérant, qu’il s’agisse de membres de sa famille ou d’amis et prend donc en compte les doutes exprimés tant par le Gouvernement que par les juridictions administratives.
31. En tout état de cause, même à supposer avérée la volonté de représailles de la famille de la victime à l’encontre du requérant, la Cour n’est pas convaincue que les autorités algériennes ne puissent pas fournir au requérant une protection appropriée, surtout s’il s’installe dans une autre partie du pays. Se fondant sur un article de journal faisant état de l’abandon et de la misère sociale dans lesquels les habitants de La Glacière ont été laissés par les pouvoirs publics, la CNDA a certes effectué une analyse différente. Devant la Cour, le requérant verse aux débats un autre article issu du même journal décrivant le quartier de La Glacière comme une favela où règne l’insécurité. La Cour note cependant que ces deux articles sont datés d’il y a respectivement 6 et 4 ans et que le requérant ne donne pas plus de précision sur la situation actuelle dans son quartier d’origine.
32. Par ailleurs et surtout, la Cour rappelle que l’article 3 n’empêche pas les États contractants de prendre en considération l’existence d’une possibilité de réinstallation dans une autre région, dès lors que l’intéressé est en mesure d’effectuer le voyage vers la zone concernée, d’obtenir l’autorisation d’y pénétrer et de s’y établir sans être exposé à un risque réel de mauvais traitements (voir, notamment, H. et B. c. Royaume-Uni, nos 70073/10 et 44539/11, § 91, 9 avril 2013). Elle a ainsi conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention en cas de renvoi lorsque la réinstallation dans une autre partie du pays était possible, s’agissant de l’Afghanistan (Husseini c. Suède, no 10611/09, 13 octobre 2011), de l’Irak (D.N.M. c. Suède, précité) ou encore de la République démocratique du Congo (Ndabarishye Rugira c. Pays‑Bas (déc.), no 10260/13, 17 février 2015). Si la Cour est parvenue à cette conclusion dans des cas où le risque résultait d’une situation d’insécurité générale ou partielle dans le pays de destination, cette solution est d’autant plus vraie lorsque le risque allégué émane de personnes privées. En l’espèce, comme cela résulte tant de la décision de la CNDA que de l’attestation établie par la tante du requérant, le risque allégué tient aux représailles de personnes privées et est vraisemblable dans une zone restreinte, le quartier de La Glacière à Alger, où les deux familles concernées sont voisines et où la criminalité est décrite comme importante. Certes, la CNDA a estimé que le requérant ne pourrait raisonnablement pas s’établir dans un autre quartier de la ville ou une autre zone du pays en l’absence d’attaches. La Cour note cependant que le requérant n’établit pas qu’il lui serait impossible, en cas de retour en Algérie, de s’installer à distance de la famille de sa victime, y compris si nécessaire, dans une autre partie du pays. Elle estime, à ce titre, que le requérant, qui est un homme célibataire, adulte de 29 ans, peut s’établir dans une zone où il n’a pas de proches parents et, partant, que l’absence d’attaches n’est pas un obstacle à l’installation dans un lieu situé en dehors de la zone de risques allégués (voir, pour une affaire concernant un jeune adulte de 21 ans, l’affaire >Ndabarishye Rugira c. Pays‑Bas précitée).
33. Ces considérations amènent la Cour à conclure à l’absence de motifs sérieux et avérés de croire que l’expulsion du requérant l’exposerait à un risque réel de subir des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 3. En conséquence, il convient de rejeter la requête comme manifestement mal fondée au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
34. Partant, la mesure indiquée en application de l’article 39 du règlement de la Cour prend fin.
AOULMI c. FRANCE du 17 janvier 2006 Requête no 50278/99
Le renvoi d'un algérien en Algérie ne serait curieusement pas un acte inhumain et dégradant
"A. Quant à l’état de santé du requérant
51. Le requérant fait observer que son état de santé reste préoccupant et que doit être pris en compte le risque réel lié à l’évolution de sa maladie mais également les conditions dans lesquelles il serait pris en charge en Algérie. Il rappelle sur ce point qu’un des deux médicaments n’a pas encore reçu d’autorisation de commercialisation en Algérie.
Il ajoute que depuis son retour en Algérie, il ne peut recevoir les soins nécessaires.
52. Sur ce point, le Gouvernement souligne qu’avant qu’il soit procédé à l’expulsion du requérant, deux certificats médicaux avaient été établis. Il ressortait des informations communiquées par le Directeur de la DDASS sur l’état de santé du requérant que celui-ci ne suivait à l’époque aucun traitement et qu’il n’avait d’ailleurs pas demandé de visite de médecin pendant son séjour au centre de rétention.
53. Il expose par ailleurs que, s’agissant du traitement en cause qui associerait deux médicaments, l’un des deux n’est pas commercialisé en Algérie mais peut y être importé et qu’en tout état de cause, il n’est pas davantage accessible au public français. Il en conclut que, si le requérant décidait de suivre un traitement en Algérie, ce qui n’était pas le cas au moment de son expulsion, il pourrait le faire, même si l’un des médicaments n’est pas facilement accessible dans ce pays.
54. La Cour rappelle tout d’abord que les Etats contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités internationaux y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Toutefois, lorsqu’ils exercent leur droit d’expulser pareilles personnes, ils doivent avoir égard à l’article 3 de la Convention, qui consacre l’une des valeurs fondamentales de toute société démocratique. Telle est la raison pour laquelle la Cour a constamment répété, dans ses précédents arrêts portant sur l’extradition, l’expulsion ou l’éloignement de personnes vers des pays tiers, que l’article 3 prohibe en termes absolus la torture ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quelque répréhensible qu’ait pu être la conduite de l’intéressé (voir, par exemple, l’arrêt Ahmed c. Autriche du 17 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2206, § 38, et l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1853, §§ 73-74).
55. Il est vrai que l’article 3 a été plus couramment appliqué par la Cour dans des affaires où le risque que la personne soit soumise à l’un quelconque des traitements interdits découlait d’actes intentionnels des autorités publiques du pays de destination ou de ceux d’organismes indépendants de l’Etat (voir, par exemple, l’arrêt Ahmed, précité, p. 2207, § 44). Par ailleurs, les non-nationaux qui sont sous le coup d’un arrêté d’expulsion ne peuvent en principe revendiquer le droit de rester sur le territoire d’un État contractant afin de continuer à bénéficier de l’assistance médicale, sociale ou autre, assurée durant leur séjour par l’État qui expulse (voir Ndangoya c. Suède (déc.), no 17868/03, 22 juin 2004, Arcila Henao c. Pays-Bas (déc.), no 13669/03, 24 juin 2003, et, mutatis mutandis, D. c. Royaume-Uni, arrêt du 2 Mai 1997, Recueil 1997-III, p. 794, § 54). Toutefois, compte tenu de l’importance fondamentale de l’article 3, la Cour s’est réservé une souplesse suffisante pour traiter de l’application de cet article dans d’autres situations susceptibles de se présenter. Il ne lui est donc pas interdit d’examiner le grief d’un requérant au titre de l’article 3 lorsque le risque que celui-ci subisse dans le pays de destination des traitements interdits provient de facteurs qui ne peuvent engager, directement ou non, la responsabilité des autorités publiques de ce pays ou qui, pris isolément, n’enfreignent pas par eux-mêmes les normes de cet article. Il peut en aller ainsi dans des circonstances exceptionnelles telles que l’éloignement d’un non-national dont l’état de santé est critique et qui serait renvoyé dans un pays où il serait privé des soins médicaux (arrêt D. c. Royaume-Uni du 2 mai 1997, Recueil 1997-III, p. 792, §§ 51 à 53). Restreindre ainsi le champ d’application de l’article 3 reviendrait à en atténuer le caractère absolu. Cependant, dans ce type de contexte, la Cour doit soumettre à un examen rigoureux toutes les circonstances de l’affaire, notamment la situation personnelle du requérant dans l’Etat qui expulse (arrêt D. c. Royaume-Uni précité, § 49). En outre, afin de se déterminer, elle s’appuie sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (arrêt H.L.R. c. France, arrêt du 29 avril 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-III, § 37) et étudiera l’affaire à la lumière des données apparues après l’application de l’article 39 de son règlement (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, §§ 32 à 35, CEDH 2001-I).
56. La Cour recherchera donc s’il existait un risque réel que le renvoi du requérant soit contraire aux règles de l’article 3 compte tenu de son état de santé. Pour cela, la Cour évaluera ce risque à la lumière des éléments dont elle dispose au moment où elle examine l’affaire, et notamment des informations les plus récentes sur la santé du requérant (arrêts précités Ahmed, p. 2207, § 43, et D. c. Royaume-Uni, pp. 792-793, § 50).
57. La Cour estime qu’en l’espèce, le requérant n’a pas prouvé que sa maladie ne pourrait pas être soignée en Algérie. Le fait que le traitement serait moins facile à se procurer dans ce pays qu’en France, à supposer que cela soit exact, n’est pas déterminant du point de vue de l’article 3 (arrêt Bensaid précité, § 38). La Cour relève par ailleurs que, d’après le certificat médical délivré par un médecin inspecteur de santé publique de la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) du Rhône le 13 août 1999, le requérant : « n’a pas produit de document médical postérieur au mois de janvier 1998, qu’il n’a pas sollicité de visite de médecin depuis son admission au centre de rétention et qu’il ne suit actuellement aucun traitement. Je suis ainsi fondé à estimer que son état de santé actuel ne présente pas un caractère préoccupant immédiat. » (voir § 23 ci-dessus).
58. En outre, aux termes du certificat délivré par un médecin algérien le 31 juillet 2005, le requérant souffre d’ « hépatite virale C chronique traitée à l’interféron en France il y a une dizaine d’années sans aucun suivi ni contrôle depuis une dizaine d’années. »
59. La Cour rappelle que le seuil fixé par l’article 3 est élevé, notamment lorsque l’affaire n’engage pas la responsabilité directe de l’État contractant à cause du tort causé, en l’absence de circonstances exceptionnelles comme dans l’affaire D. c. Royaume-Uni précité et à la lumière de son arrêt Bensaid précité et sa jurisprudence récente portant sur l’expulsion et l’éloignement d’étrangers vers des pays tiers (voir Arcila Henao précitée [Colombie], Meho c. Pays-Bas (déc.), no 76749/01, 20 janvier 2004 [Kosovo], Ndangoya précitée [Tanzanie] et Salkic et autres c. Suède (déc.), no 7702/04, 29 juin 2004 [Bosnie et Herzégovine]).
60. Dans ces conditions, bien que consciente que le requérant souffre d’une maladie sérieuse, la Cour n’estime pas qu’il existe un risque suffisamment réel pour que son renvoi en Algérie soit dans ces circonstances incompatible avec l’article 3 de la Convention (Dragan et autres c. Allemagne (déc.), no 33743/03, 7 octobre 2004).
B. Quant aux risques encourus par le requérant
61. Pour ce qui est des risques qu’il encourt en Algérie, le requérant précise que, n’étant jamais allé dans ce pays auparavant, il lui est difficile de faire part d’éléments personnalisés.
62. Il expose toutefois que son grand-père a combattu pour la France pendant la première guerre mondiale et que son père s’est engagé aux côtés de la France lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Il estime donc qu’il encourt des risques en sa qualité de fils de « harki », décoré à ce titre par la France en 1994.
63. Sur ce point, le Gouvernement rappelle que l’OFPRA n’a pas retenu l’existence des risques allégués. Il estime que le requérant n’a démontré l’existence d’aucune menace personnalisée de traitements inhumains et dégradants dans son pays d’origine. Il en conclut qu’en tout état de cause la mesure d’éloignement dont il a fait l’objet ne saurait être tenue pour contraire à l’article 3, faute pour lui de démontrer la réalité des risques encourus.
64. La Cour rappelle que l’interdiction des mauvais traitements énoncée à l’article 3 est tout aussi absolue en matière d’expulsion. Ainsi, chaque fois qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu’une personne courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumise à des traitements contraires à l’article 3, la responsabilité de l’Etat contractant – la protéger de tels traitements – est engagée en cas d’expulsion (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 34, § 103 ; Chahal, précité, § 80 et Müslim c. Turquie, no 53566/99, § 66, 26 avril 2005 ).
Pour établir une telle responsabilité, on ne peut éviter d’apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3.
65. En l’espèce, la Cour a examiné les arguments du requérant tirés à la fois de l’histoire de sa famille et de la situation en Algérie. Ces éléments impliquent toutefois des répercussions trop lointaines (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 33, § 85, Kavak c. Allemagne (déc.), no 61479/00, 26 octobre 2000) pour permettre de conclure que l’intéressé, qui n’est jamais allé en Algérie et n’a pas suggéré avoir eu personnellement des activités politiques, courra, à ce titre, un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 (Müslim c. Turquie, précité, § 69)
66. La Cour réaffirme qu’une simple possibilité de mauvais traitements en raison d’une conjoncture instable dans un pays n’entraîne pas en soi une infraction à l’article 3 (Vilvarajah et autres, précité, ibidem), d’autant moins qu’en l’espèce une évolution politique est en cours en Algérie et que l’on est en mesure d’espérer que cela entraîne à l’avenir une amélioration de la conjoncture actuelle (Muslim c. Turquie, précité § 70).
67. La Cour conclut dès lors que la mise à exécution de la décision de renvoyer le requérant en Algérie n’a pas emporté violation de l’article 3 de la Convention."
Arrêt DAOUDI c. France du 3 décembre 2009 requête 19576/08
Cet arrêt de condamnation concerne l'éventuelle expulsion d'un Algérien membre d'un groupe affilié à Al-Qaïda en Algérie
65. La Cour relève d'abord que la condamnation du requérant en France portait sur la préparation d'un acte de terrorisme. A cet égard, elle estime nécessaire de souligner à nouveau les difficultés considérables que les Etats rencontrent pour protéger leur population de la violence terroriste. Elle a une conscience aiguë de l'ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l'importance des enjeux de la lutte antiterroriste. Devant une telle menace, la Cour considère qu'il est légitime que les Etats contractants fassent preuve d'une grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu'elle ne saurait en aucun cas cautionner (voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 137, et aussi A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 126, 19 février 2009, et Ismoïlov et autres c. Russie, no 2947/06, § 126, 24 avril 2008).
66. Eu égard à la prohibition absolue de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants établie par la Convention et déjà rappelée (paragraphe 64 ci-dessus), il revient à la Cour d'évaluer le risque d'exposition à de tels traitements encouru par le requérant en cas de renvoi vers l'Algérie, selon les critères rigoureux établis par sa jurisprudence (Saadi, précité, § 142).
67. Le requérant n'ayant pas été éloigné, mais assigné à résidence sur le territoire français, la Cour prend en considération pour cet examen la date de la procédure se déroulant devant elle.
68. En ce qui concerne la situation en Algérie, la Cour a eu égard, tout d'abord, aux rapports du Comité des Nations Unies contre la torture et de plusieurs organisations non gouvernementales (paragraphes 37 à 49 ci-dessus) qui décrivent une situation préoccupante. Par ailleurs, ces conclusions sont reprises notamment par des rapports du Département d'Etat américain et du ministère de l'Intérieur britannique (paragraphes 50 à 52 ci-dessus). Si les rapports précités font état d'une amélioration notable sur le plan de la sécurité générale en Algérie, force est de constater qu'ils signalent des cas nombreux d'interpellations par le DRS, en particulier lorsqu'il s'agit de personnes soupçonnées d'être impliquées dans le terrorisme international. Selon les sources précitées, ces personnes, placées en détention sans contrôle des autorités judiciaires ni communication avec l'extérieur (avocat, médecin ou famille), peuvent être soumises à des mauvais traitements, y compris la torture, ce que le gouvernement défendeur n'exclut pas puisqu'il admet l'existence en Algérie de traitements contraires à l'article 3 de la Convention, même s'il en conteste le caractère systématique.
Les pratiques dénoncées, qui se produiraient, en toute impunité, essentiellement pour obtenir des aveux et des informations utilisées ensuite comme preuves par les tribunaux, incluent les interrogatoires incessants à toute heure du jour ou de la nuit, les menaces, les coups, les décharges électriques, l'ingestion forcée de grandes quantités d'eau sale, d'urine ou de produits chimiques et la suspension au plafond par les bras (paragraphe 37 ci-dessus). De l'avis de la Cour, de telles pratiques atteignent sans conteste le seuil requis par l'article 3 de la Convention, et ce quelles que soient les formulations utilisées dans les rapports précités. Quant à la fréquence des mauvais traitements décrits, aucun élément ne vient démontrer que ces pratiques ont cessé ni même diminué en Algérie en ce qui concerne les personnes soupçonnées d'actes de terrorisme.
Compte tenu de l'autorité et de la réputation des auteurs des rapports précités, de la multiplicité et de la concordance des informations rapportées par les différentes sources, du caractère sérieux et récent des enquêtes et des données sur lesquelles elles se fondent, la Cour ne doute pas de la fiabilité des éléments ainsi collectés. En outre, le Gouvernement n'a pas produit d'indications ou d'éléments susceptibles de réfuter les affirmations provenant de ces sources.
69. Le requérant a été condamné pour association de malfaiteurs en vue de la préparation, en septembre 2001 et par un groupe affilié à Al-Qaïda, d'un acte terroriste à forte connotation symbolique, puisque les intérêts américains en France étaient directement visés.
Cette condamnation, prononcée en première instance et confirmée en appel, a fait l'objet de deux décisions juridictionnelles amplement motivées et détaillées, dont le texte est public. De plus, aussi bien la procédure nationale qu'une partie de celle qui s'est déroulée devant la Cour (mesure provisoire et recevabilité) ont fait l'objet de l'attention des médias internationaux (paragraphes 18 et 23 ci-dessus). Surtout, le Gouvernement confirme que lors de la procédure d'éloignement entamée en avril 2008, les autorités françaises ont saisi le consulat général d'Algérie en vue d'une audition du requérant et ont transmis une notice d'information mentionnant son état civil, l'infraction pour laquelle il avait été condamné et une copie de son passeport algérien. Ces informations ont ensuite été validées par des contacts diplomatiques. Au vu de ces éléments, la Cour estime que la notoriété, auprès des autorités algériennes, du requérant et des raisons de sa condamnation sont désormais avérées.
70. Certes, il apparaît, comme le démontre le Gouvernement, qu'aucun élément n'indique que le requérant ait fait l'objet d'un mandat d'arrêt, ni d'une condamnation de la part des autorités algériennes et que le cadre légal algérien ne prévoit pas qu'une personne puisse être rejugée pour les mêmes faits.
Toutefois, la Cour n'est pas convaincue que ces données soient déterminantes en l'espèce. En effet, il ressort des rapports précités que les personnes impliquées dans des faits de terrorisme sont arrêtées et détenues par le DRS de façon peu prévisible et sans une base légale clairement établie, essentiellement afin d'être interrogées pour obtenir des renseignements, et non dans un but uniquement judiciaire. Les personnes détenues par le DRS ne bénéficient pas de garanties juridiques suffisantes et le fait d'avoir été condamné auparavant à l'étranger ne permet en rien d'exclure le risque d'une interpellation en Algérie (paragraphes 37 in fine et 38 ci-dessus). A cet égard, même si, au vu des exemples mentionnés par les parties, le caractère systématique de l'interpellation par le DRS de personnes impliquées dans des activités terroristes ne paraît pas démontré, en particulier en ce qui concerne les coaccusés du requérant lors du procès en France, la Cour juge particulièrement significatif que plusieurs sources fiables rapportent de nombreux cas de ce type et relatent des détentions avec mise au secret ayant perduré pendant plusieurs mois (paragraphes 37 et 51 ci-dessus). Aucun suivi sur place ne paraît possible, il n'existe pas de système de contrôle permettant de garantir que les détenus ne vont pas être torturés dans des centres secrets et inaccessibles de tous, et il semble exclu que, placé dans de telles conditions, le requérant puisse soumettre à des juridictions nationales ou internationales d'éventuels griefs qu'il pourrait soulever quant aux traitements auxquels il serait soumis (voir, mutatis mutandis, Ben Khemais c. Italie, no 246/07, 24 février 2009).
De plus, et cela n'est d'ailleurs pas contesté par les parties, l'amnistie prévue par les dispositions de la Charte algérienne pour la paix et la réconciliation nationale n'est pas applicable au requérant. Certes, le gouvernement expose à cet égard que le requérant pourrait bénéficier de l'esprit de la Charte et donc de ses effets puisqu'il a déjà purgé sa peine en France. Toutefois, la Cour estime qu'une telle thèse, fondée sur le seul esprit du texte, ne permet pas d'établir que le requérant pourrait bénéficier de l'amnistie en théorie ou en pratique. Quant à l'argument tiré de la doctrine qu'appliquerait l'Algérie en matière de non bis in idem, il est, aux yeux de la Cour, en tout état de cause sans influence sur le grief ici examiné.
71. Pour tous les motifs précités, et eu égard en particulier au profil de l'intéressé qui n'est pas seulement soupçonné de liens avec le terrorisme, mais a fait l'objet, pour des faits graves, d'une condamnation en France dont les autorités algériennes ont eu connaissance, la Cour est d'avis qu'il est vraisemblable qu'en cas de renvoi vers l'Algérie le requérant deviendrait une cible pour le DRS (voir, mutatis mutandis, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 106, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et aussi, a fortiori quant au profil du requérant, Ben Salah c. Italie, no 38128/06, § 7, 24 mars 2009, Soltana c. Italie, no 37336/06, §§ 14-15, 24 mars 2009, et C.B.Z. c. Italie, no 44006/06, § 7, 24 mars 2009).
Elle relève d'ailleurs que, prenant en compte la nature et le degré de l'implication du requérant dans les réseaux de la mouvance de l'islamisme radical, la Cour nationale du droit d'asile a considéré raisonnable de penser que, du fait de l'intérêt qu'il peut représenter pour les services de sécurité algériens, M. Daoudi pourrait faire l'objet, à son arrivée en Algérie, de méthodes ou de procédés pouvant être regardés comme des traitements inhumains ou dégradants (décision du 31 juillet 2009, paragraphe 28 ci-dessus ; cette décision a fait l'objet d'un pourvoi du requérant devant le Conseil d'Etat - paragraphe 29 ci-dessus -, ce qui n'interfère pas avec l'examen de la présente requête).
72. Partant, la Cour estime que, dans les circonstances particulières de l'espèce, des faits sérieux et avérés justifient de conclure à un risque réel de voir le requérant subir des traitements contraires à l'article 3 de la Convention s'il était renvoyé en Algérie.
73. En conséquence, la décision de renvoyer l'intéressé vers l'Algérie emporterait violation de l'article 3 de la Convention si elle était mise à exécution.
H R contre France requête 64780/09 du 22 septembre 2011
L'arrêt Daoudi ci dessus est confirmé concernant le renvoi d'un algérien en Algérie
Le requérant, H.R., est un ressortissant algérien, né en 1952 et résidant à Lyon (France).
A la suite et dans les circonstances de travaux effectués dans la maison de sa sœur en Algérie, les autorités algériennes considérèrent que H.R. avait procuré une aide aux membres d'un groupe terrroriste et engagèrent des poursuites contre lui avec trois autres personnes pour «création et fondation d'un groupe terroriste et tentative de meurtre sur les hommes de la sûreté nationale».
H.R. arriva en France dans le courant de l'année 2000. Deux demandes d'asile lui furent refusées par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et par la Commission des recours des réfugiés (CRR), ainsi qu'une demande d'asile territorial par le Ministère de l'intérieur.
Le 17 mai 2004, il fit l'objet d'une obligation de quitter le territoire dans un délai d'exécution d'un mois, obligation à laquelle il ne se soumit pas.
Le 10 février 2009, il fut interpellé et le préfet du Rhône lui notifia le jour même par arrêté sa reconduite à la frontière, le pays fixé de renvoi étant l'Algérie. Le tribunal administratif de Lyon le débouta de ses demandes de contestation, ce qui fut confirmé par un arrêt de la cour administrative d'appel. H.R. exprime n'avoir pas formé de pourvoi en cassation devant le Conseil d'État, un tel recours étant ineffectif selon lui.
Alors que H.R. avait été libéré, à une date non précisée, par un juge des libertés et de la détention pour des raisons de vice de forme de la procédure, il fut de nouveau interpellé, le 26 novembre 2009, et placé en rétention sur la base de l'arrêté délivré contre lui le 10 février 2009. Son renvoi vers l'Algérie dut être différé en raison de l'introduction par lui d'une demande de réexamen de sa demande d'asile. Le juge des libertés et de la détention ordonna alors la prolongation de sa rétention.
Le 8 décembre 2009, l'OFPRA rejeta sa demande estimant que « les explications de l'intéressé ne comport[ai]ent aucun élément susceptible d'accréditer la réalité des menaces qui pès[erai]ent sur lui. »
Cette décision lui fut notifiée le lendemain, quand il saisit la Cour européenne des droits de l'homme et formula une demande de mesure provisoire sur le fondement de l'article 39 du Règlement de la Cour. Ce même jour, la Cour décida d'indiquer au gouvernement français, en application de la disposition précitée, de ne pas renvoyer H.R. vers l'Algérie.
Le 4 février 2010, H.R. fut condamné par le tribunal correctionnel de Lyon à une peine de 15 mois d'emprisonnement, pour des faits de contrefaçon de monnaie, de détention frauduleuse et d'usage de faux documents administratifs.
Il fut incarcéré à la maison d'arrêt de Lyon, puis libéré, ayant purgé sa peine, à une date non précisée.
Article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants)
La Cour constate que depuis l'arrêt Daoudi (n° 19576/08) du 3 décembre 2009, jusqu'au 23 février 2011 (date de levée de l'état d'urgence par le gouvernement), la situation en Algérie a peu évolué comme en témoignent divers rapports internationaux.
Toutefois, la Cour estime que H.R. n'a pas démontré l'existence d'un risque réel et actuel auquel il serait exposé de la part de terroristes qu'il aurait dénoncés.
Quant au risque encouru de la part des autorités algériennes, la Cour souligne qu'à la différence de l'affaire Daoudi, H.R. n'a pas été condamné en France pour des faits liés au terrorisme, mais pour des faits de contrefaçon de monnaie. Si cette condamnation n'a probablement pas attiré l'attention des autorités algériennes ni de la presse, la Cour ne peut pas pour autant conclure à l'absence de risque pour H.R. en cas de retour en Algérie.
La Cour prend acte de ce qu'il a été jugé et condamné en 1999 par contumace par les juridictions algériennes à la réclusion à perpétuité pour des faits de «création et fondation d'un groupe terroriste et tentative de meurtre sur les hommes de la sûreté nationale».
De l'avis de la Cour, cette condamnation pour des faits liés au terrorisme suffirait à attirer l'attention des autorités algériennes à son arrivée à l'aéroport en cas de renvoi.
Jusqu'à la date de levée de l'état d'urgence, le 23 février 2011, l'armée et les autorités civiles (le Ministère de l'intérieur notamment) étaient en charge de la lutte contre le terrorisme. Plusieurs organisations internationales ont rapporté des cas de tortures exercées, pour mener à bien des activités de renseignement, à l'encontre de personnes suspectées de liens avec le terrorisme. En raison du caractère récent de la levée de l'état d'urgence, la Cour ne dispose pas d'éléments concrets permettant de confirmer ou d'infirmer de telles pratiques. Elle relève que la lutte contre le terrorisme en Algérie est désormais exclusivement confiée à l'armée et que, selon un communiqué de presse émanant du Conseil des ministres algérien commentant deux textes législatifs accompagnant la levée de l'état d'exception, ne serait par là instituée «aucune situation nouvelle» mais que serait poursuivie la «participation de l'armée nationale populaire à la lutte contre le terrorisme jusqu'à son terme.»
Au vu du profil du requérant, lourdement condamné par les juridictions algériennes en raison de liens avec le terrorisme, la Cour estime qu'il existe pour lui un risque réel qu'il soit soumis à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention de la part des autorités algériennes en cas de mise à exécution de la mesure de son renvoi.
Article 13 (droit à un recours effectif) combiné à l'article 3
La Cour estime que H.R. avait à sa disposition un recours de plein droit suspensif devant le tribunal administratif, et qu'il l'a d'ailleurs exercé. Ce recours lui a permis de faire examiner son grief tiré de l'article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention. Elle juge en conséquence que les exigences de l'article 13 sont, en l'espèce, satisfaites. Elle rejette le grief comme étant mal fondé.
E.H. c. France du 22 juillet 2021 requête no 39126/18
Art 3 : Renvoi vers le Maroc d’un requérant d’origine sahraouie affirmant militer politiquement en faveur de cette cause : non-violation de la Convention
Art 3 • Renvoi au Maroc d’un ressortissant marocain militant pour l’indépendance sahraouie et donc appartenant à un groupe particulièrement à risque, faute d’avoir prouvé de risques personnels • Décisions des autorités nationales dûment motivées • Imprécisions et caractère non circonstancié du récit du requérant entendu quatre fois
Art 13 (+ Art 3) • Exercice de quatre recours effectifs suspensifs de l’exécution du renvoi • Requérant entendu et bénéficiant, en dépit de délais brefs, de garanties pour faire valoir ses prétentions • Assistance d’un interprète, accompagnement par une association conventionnée, représentation par un avocat au titre de l’aide juridictionnelle
L’affaire concerne le renvoi vers le Maroc d’un requérant qui invoquait le risque d’être exposé à des traitements contraires à l’article 3 en raison de son origine sahraouie et de son militantisme en faveur de cette cause. Sur un plan général, la Cour juge que les ressortissants marocains militant en faveur de l’indépendance du Sahara occidental et de la cause sahraouie constituent un groupe particulièrement à risque. Dans le cas particulier, la Cour partage, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la conclusion à laquelle sont arrivés l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) et les tribunaux administratifs de Paris et de Melun qui se sont prononcés dans des décisions dûment motivées, compte tenu de l’absence d’éléments précis au dossier étayant les allégations du requérant tenant à ses craintes liées à son engagement pour la cause sahraouie et aux recherches menées par les autorités marocaines pour le poursuivre et le retrouver. La Cour relève par ailleurs que l’intéressé d’autre part n’a présenté devant elle aucun document ni élément autres que ceux qu’il avait déjà produits devant les autorités nationales et en déduit qu’il ne ressort pas des pièces du dossier qu’il existerait des motifs sérieux et avérés de croire que le renvoi du requérant au Maroc l’a exposé à un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. En ce qui concerne l’effectivité des recours mis à la disposition du requérant dans l’ordre interne, la Cour constate que celui-ci a bénéficié à quatre reprises de recours suspensifs de l’exécution de son renvoi vers le Maroc. Dans le cadre de ces différents recours, il a été entendu à quatre reprises et il a été mis à même, en dépit de la brièveté des délais, de faire valoir utilement ses prétentions grâce aux garanties – assistance d’un interprète, accompagnement par une association conventionnée, désignation d’un avocat au titre de l’aide juridictionnelle – dont il a effectivement bénéficié. Au terme d’une appréciation globale de la procédure, la Cour en déduit que les voies de recours exercées par le requérant, considérées ensemble, ont revêtu, dans les circonstances particulières de l’espèce, un caractère effectif. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
FAITS
Le requérant, E.H., est un ressortissant marocain d’origine sahraouie, né en 1993, domicilié chez son représentant à Paris. E.H. affirme avoir commencé à militer activement pour la cause sahraouie à la fin de ses études secondaires. Il dit avoir été arrêté, détenu arbitrairement et torturé plusieurs fois par la police. En mars 2018, il aurait appris qu’il était recherché par les autorités marocaines et que des policiers l’auraient menacé ainsi que sa famille. Craignant pour sa vie, il aurait décidé de fuir le Maroc. Il aurait obtenu un passeport, puis un visa « étudiant » délivré par les services du consulat ukrainien de Rabat, puis aurait acheté un billet d’avion au départ de Marrakech en raison de contrôles de police moins stricts qu’à Casablanca. Le 18 juillet 2018, E.H. arriva à l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle. L’entrée sur le territoire français lui fut refusée au motif qu’il n’était pas détenteur d’un « visa Schengen » ou d’un permis de séjour valable. Il fut placé dans la zone d’attente pour personnes en instance (ZAPI) de l’aéroport. Le 19 juillet 2018, E.H. sollicita son entrée sur le territoire français au titre de l’asile. Il souhaitait être admis au séjour en France afin de pouvoir présenter une demande d’asile à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA). E.H. fut maintenu en zone d’attente pour une durée de quatre jours afin de permettre l’examen de sa demande. Le même jour, E.H. reçut la convocation à l’entretien avec un officier de protection de l’OFPRA prévu le 20 juillet 2018. Cette convocation, traduite en langue arabe, mentionnait la possibilité d’être accompagné par un avocat ou par un représentant agréé de l’une des associations habilitées par l’OFPRA à intervenir en zone d’attente. Le 20 juillet 2018 à 10 heures, E.H., assisté d’un interprète en arabe, fut entendu par un agent de l’OFPRA, qui s’était déplacé dans la zone d’attente. Par un arrêté du 20 juillet 2018 pris au vu de l’avis émis par l’OFPRA, le ministre de l’intérieur refusa d’admettre le requérant sur le territoire français au titre de l’asile en raison du caractère manifestement infondé de sa demande et ordonna son réacheminement vers le Maroc ou tout pays dans lequel il serait légalement admissible sur le fondement de l’article L. 213 4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Le 21 juillet 2018, E.H., toujours placé en zone d’attente, forma devant le tribunal administratif de Paris un recours en annulation contre l’arrêté du 20 juillet 2018. Par une ordonnance du 22 juillet 2018, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Bobigny autorisa le maintien du requérant en zone d’attente pour une durée de huit jours supplémentaires au motif que le recours formé par celui-ci devant le tribunal administratif de Paris était pendant. E.H. fit appel de cette ordonnance devant la cour d’appel de Paris. Le 24 juillet 2018, la cour d’appel déclara l’appel contre l’ordonnance du 22 juillet 2018 irrecevable. Par un jugement du 25 juillet 2018, le tribunal administratif de Paris rejeta la requête dirigée contre l’arrêté du 20 juillet 2018. E.H. ne fit pas appel de ce jugement. Les 26 et 27 juillet 2018, E.H. s’opposa à son réacheminement vers le Maroc et refusa d’embarquer. Le 28 juillet 2018, E.H. refusa à nouveau d’embarquer sur un vol à destination du Maroc. Il fut en conséquence interpellé et placé en garde à vue pour soustraction délibérée à l’exécution d’une mesure de refus d’entrée sur le territoire français et entra ainsi de facto sur le territoire français. Le 29 juillet 2018, le préfet de la Seine Saint Denis prit un arrêté obligeant E.H. à quitter le territoire français (OQTF) et fixa le Maroc comme pays de destination. E.H. fut placé au centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil Amelot. Le 30 juillet 2018, E.H., assisté juridiquement par le Comité Inter Mouvements Auprès des Évacués (la CIMADE), forma devant le tribunal administratif de Melun un recours en annulation dirigé contre l’arrêté du 29 juillet 2018. Le 31 juillet 2018, le juge des libertés et de la détention autorisa la prolongation de la rétention administrative du requérant pour une durée de vingt-huit jours, ce que la cour d’appel confirma le 1er août 2018. Le 2 août 2018, E.H. présenta une demande d’asile. Le même jour, le préfet édicta à l’encontre de E.H. un arrêté portant refus d’admission au séjour au titre de l’asile et son maintien en CRA. Le préfet précisa que l’OFPRA examinerait la demande d’asile du requérant selon la procédure accélérée. Le 6 août 2018, E.H. présenta, devant le tribunal administratif de Melun un nouveau recours en annulation contre l’arrêté du 2 août 2018. Le 9 août 2018, l’entretien avec un officier de protection de l’OFPRA se déroula par visio-conférence et dura cinquante-cinq minutes. E.H. fut assisté d’un interprète en arabe hassanya. E.H. affirme qu’en raison de l’examen de sa demande d’asile en procédure accélérée, il n’a pas disposé du temps nécessaire pour rassembler l’ensemble des documents. Par une décision du 9 août 2018, l’OFPRA statuant selon la procédure accélérée, rejeta la demande d’asile. Le 13 août 2018, le tribunal administratif de Melun tint une audience où furent enrôlées et jointes les deux requêtes de M. E H. (l’arrêté du 29 juillet 2018 en tant qu’il fixait le pays de destination et l’arrêté du 2 août 2018). Présent à l’audience, E.H. fut représenté par un avocat d’office et assisté d’un interprète. Le même jour, le tribunal administratif rejeta les requêtes dans un même jugement. E.H. ne fit pas appel de ce jugement. Le 14 août 2018, la décision de l’OFPRA fut notifiée au requérant. Le 16 août 2018, celui-ci refusa d’embarquer dans un vol à destination du Maroc. Le 17 août 2018, il saisit la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) d’un recours en annulation contre la décision de l’OFPRA portant rejet de sa demande d’asile. Il demanda que sa demande d’asile soit instruite par une formation collégiale, selon la procédure normale. Par ailleurs, il déposa le même jour une demande d’aide juridictionnelle auprès du bureau d’aide juridictionnelle de la CNDA. Le 17 août 2018, il demanda au préfet de la Seine Saint Denis de saisir les autorités ukrainiennes d’une demande de « réadmission » en Ukraine. Le préfet refusa d’accéder à cette demande. Le 22 août 2018, E.H. saisit la Cour d’une demande de mesure provisoire en application de l’article 39 de son règlement pour empêcher son éloignement vers le Maroc. La Cour rejeta la demande. E.H. fut éloigné vers le Maroc le 24 août 2018. Le 7 septembre 2018, la CNDA désigna au titre de l’aide juridictionnelle un avocat pour assister le requérant dans le cadre de la procédure devant elle. Le 4 novembre 2019, après avoir entendu lors de l’audience publique du 25 octobre 2019 l’avocat du requérant désigné au titre de l’aide juridictionnelle, la CNDA rejeta le recours dirigé contre la décision de l’OFPRA. La décision de la CNDA fut notifiée au requérant le 23 décembre 2019.
ART 3
Article 3 La Cour relève qu’il s’agit de la première affaire de renvoi vers le Maroc dans laquelle elle est amenée à juger du bien fondé d’un grief tiré de l’article 3 de la Convention soulevé par un requérant qui allègue que les risques auxquels il aurait été exposé résultent de son origine sahraouie et de son militantisme en faveur de cette cause. Il ressort de différents rapports internationaux sur le Maroc que les ressortissants marocains engagés en faveur de l’indépendance du Sahara occidental et les militants pour la cause sahraouie peuvent être regardées comme étant des catégories de la population marocaine particulièrement à risque. En ce qui concerne la situation personnelle du requérant, la Cour relève tout d’abord que celui-ci a emprunté les deux voies de procédure ouvertes par le droit interne à l’étranger qui allègue être exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de retour dans son pays d’origine : la saisine de l’OFPRA qui permet, le cas échéant, d’obtenir le statut de réfugié, sous le contrôle de pleine juridiction de la CNDA et la saisine du juge administratif de droit commun de recours en annulation dirigés contre le refus d’entrée en France au titre de l’asile et contre la mesure d’éloignement à destination du Maroc. Après que l’intéressé eut été entendu (à deux reprises par un agent de protection de l’OFPRA et au cours des deux audiences publiques), le tribunal administratif de Paris a jugé que le requérant avait fait état d’éléments imprécis et non circonstanciés sur la nature et l’intensité de son engagement politique et de ses responsabilités en tant que militant. L’OFPRA, dans sa décision de rejet de la demande d’asile de l’intéressé, a estimé que les explications de celui-ci quant à son activité de militant politique en faveur de la cause sahraouie étaient restées peu personnalisées, de même que les menaces dont il aurait fait l’objet depuis 2011 ainsi que les circonstances dans lesquelles il aurait été arrêté ; le tribunal administratif de Melun a dressé le même constat. A l’instar de l’OFPRA et des juridictions précitées, la CNDA a estimé, après avoir entendu l’avocat du requérant, que les pièces au dossier ne permettaient pas de tenir les craintes du requérant comme étant fondées. La Cour relève que le requérant ne présente pas devant elle d’autres documents que ceux déjà examinés par les instances et juridictions internes qui, de façon unanime, ont estimé qu’ils étaient peu probants, notamment en raison de leur caractère stéréotypé. Si le requérant allègue que les autorités marocaines le recherchaient activement avant son départ du Maroc en raison de ses actions militantes, aucun élément du dossier ne vient corroborer cette affirmation qui a également été regardée comme non établie par l’OFPRA et par les tribunaux administratifs de Paris et de Melun. Le requérant n’apporte aucune explication aux incohérences de son récit, restant très évasif quant à la manière dont il a réussi à obtenir passeport avec un visa « étudiant » auprès des autorités consulaires ukrainiennes à Rabat, et à quitter en avion le territoire marocain. La délivrance d’un titre de voyage international à une personne dont les activités avaient déjà attiré l’attention des autorités du pays dont il est le ressortissant paraît hautement improbable. La Cour constate en dernier lieu que le requérant indique qu’il aurait été convoqué à une audience devant un tribunal d’Agadir, mais qu’il ne précise ni les motifs de cette convocation, ni la date, ni la juridiction. De la même façon, la Cour remarque que le requérant demeure très évasif quant aux traitements qu’il aurait subis à son arrivée au Maroc après son éloignement par les autorités françaises et qu’il n’a présenté devant la Cour aucun élément ou document étayant la réalité de ces traitements. Dans ces conditions, et alors même que les ressortissants marocains militant en faveur de l’indépendance du Sahara occidental constituent un groupe particulièrement à risque, la Cour, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, ne peut que partager la conclusion à laquelle sont arrivés l’OFPRA, la CNDA et les tribunaux administratifs de Paris et de Melun qui se sont prononcés dans des décisions dûment motivées, eu égard à l’absence d’éléments précis au dossier étayant les allégations du requérant tenant à ses craintes liées à son engagement pour la cause sahraouie et aux recherches menées par les autorités marocaines pour le retrouver et le poursuivre avant son départ du Maroc puis après son retour forcé. L’intéressé d’autre part n’a présenté devant la Cour aucun document ni élément autres que ceux qu’il avait déjà produits devant les autorités nationales. En conséquence, la Cour considère qu’il ne ressort pas des pièces du dossier qu’il existerait des motifs sérieux et avérés de croire que le renvoi du requérant au Maroc l’a exposé à un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 de la Convention.
ART 13 ET ARTICLE 3
La question qui se pose en l’espèce concerne l’effectivité des différents recours exercés par le requérant pour que soit examiné un grief tiré de l’article 3 de la Convention avant son éloignement vers le Maroc alors qu’il était maintenu en zone d’attente puis placé en CRA. La Cour rappelle avoir déjà traité de ces questions respectivement en 2007 et en 2012 dans les affaires Gebremedhi [Gaberamadhien] c. France et I.M. c. France dans lesquelles elle a conclu à un constat de violation de l’article 13 combiné avec l’article 3. La Cour constate que le législateur a procédé aux modifications législatives nécessaires à la bonne exécution de ces arrêts. La loi du 20 novembre 2007 a prévu que le recours contre la décision portant refus d’entrée sur le territoire au titre de l’asile était suspensif de plein droit. Par ailleurs, l’examen d’une demande d’asile présentée par un étranger placé en rétention ne se fait plus systématiquement selon la procédure accélérée, cette possibilité étant réservée, en vertu les textes applicables, à l’hypothèse dans laquelle cette demande est regardée comme ayant pour seul but de faire échec à l’exécution de la mesure d’éloignement. La Cour constate également que les textes qui étaient applicables à la situation du requérant, que ce soit en zone d’attente ou en CRA, ont connu d’importantes modifications par rapport à ceux applicables ou en vigueur dans les affaires Gebremedhin [Gaberamadhien] et I.M. c. France, précitées, du fait de l’intervention de la loi du 29 juillet 2015 et dans une moindre mesure de celle du 7 mars 2016. La Cour en conclut que l’examen au fond des griefs du requérant s’inscrit donc dans le contexte législatif renouvelé. Les griefs du requérant portent sur les obstacles qu’il aurait rencontrés en pratique comme en droit et qui, selon lui, ont concrètement porté atteinte à l’effectivité de l’ensemble des recours qu’il a exercés. Les faits de l’espèce envisagés sous l’angle de l’article 13 combiné à l’article 3 de la Convention se décomposent en trois séquences chronologiques qui correspondent aux statuts successifs du requérant : le maintien du requérant en zone d’attente, son placement en CRA et sa situation au Maroc postérieurement à son éloignement par les autorités françaises le 24 août 2018. En ce qui concerne l’effectivité des recours exercés par le requérant pour faire valoir un grief tiré de l’article 3 de la Convention avant son éloignement vers le Maroc alors qu’il était maintenu en zone d’attente La Cour remarque que la décision de refus d’admission sur le territoire français au titre de l’asile est prise par le ministre chargé de l’immigration, après consultation de l’OFPRA, dont un agent doit préalablement procéder à l’audition de l’étranger, en présentiel ou par visio-conférence. La Cour souligne qu’à l’occasion de l’examen de la situation de l’intéressé, la circonstance qu’il allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements doit être particulièrement prise en considération. La Cour relève que lors de l’entretien qui s’est déroulé le 20 juillet 2018, les réponses du requérant aux questions de l’agent de l’OFPRA sont demeurées particulièrement évasives qu’il s’agisse de son engagement pour la cause sahraouie, des persécutions qu’il aurait subies de ce fait, des raisons et des conditions de sa fuite du Maroc ainsi que de ses craintes en cas de retour dans ce pays. La Cour constate par ailleurs que si l’étranger qui a fait l’objet d’un refus d’entrée sur le territoire français ne dispose pas d’un recours suspensif de plein droit, il en va différemment du requérant dès lors qu’il avait présenté une demande l’asile à la frontière. En effet, en vertu de l’article L. 213 9 du CESEDA applicable à la date des faits de la cause, le requérant a disposé d’un recours suspensif de plein droit lui permettant de contester devant le tribunal administratif de Paris, dans un délai de quarante-huit heures à compter de sa notification, l’arrêté du 20 juillet 2018 portant refus d’admission sur le territoire au titre de l’asile. La Cour souligne qu’avant que le juge administratif ait statué sur son recours, le requérant ne pouvait donc pas être renvoyé vers le Maroc où il alléguait risquer de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. La Cour souligne qu’elle ne mésestime pas les difficultés que peuvent rencontrer les étrangers maintenus en zone d’attente demandant l’asile et qui découlent notamment du fait que le CESEDA ne prévoit pas le bénéfice d’un dispositif d’aide juridique à la différence de ce qui existe pour les étrangers placés en CRA. Toutefois, la Cour remarque que si le requérant n’a été ni assisté d’un avocat ni accompagné par l’une des associations présentes dans la zone d’attente avant et pendant l’entretien du 20 juillet 2018 avec l’agent de l’OFPRA, un avocat désigné d’office au titre de l’aide juridictionnelle l’a assisté devant le tribunal administratif de Paris. La Cour relève en outre qu’il est de l’office de ce tribunal de contrôler le caractère manifestement infondé de la demande d’asile et que le tribunal administratif doit, le cas échéant, annuler pour excès de pouvoir l’arrêté du ministre chargé de l’immigration.
En l’espèce, la Cour note que lors de l’audience du 25 juillet 2018, le requérant a été entendu. Il a été ainsi mis à même de se prévaloir des risques encourus en cas de retour au Maroc et de produire des pièces au soutien de ses allégations. Le tribunal administratif de Paris s’est prononcé sur la demande du requérant par une décision dûment motivée après avoir personnellement entendu l’intéressé. En ce qui concerne l’effectivité des recours exercés par le requérant pour faire valoir un grief tiré de l’article 3 de la Convention avant son éloignement vers le Maroc alors qu’il était placé en centre de rétention administrative La Cour note que, le 29 juillet 2018, le préfet de la Seine Saint Denis a pris une OQTF à l’encontre du requérant et l’a placé en rétention. Le requérant a fait l’objet, après avoir déposé sa demande d’asile, d’un arrêté du 2 août 2018 portant refus d’admission au séjour au titre de l’asile. Le 30 juillet 2018 puis le 6 août 2018, le requérant a saisi le tribunal administratif de Melun de recours en annulation dirigés respectivement contre la mesure d’éloignement, la fixation du Maroc comme pays de destination, et la décision lui refusant le séjour au titre de l’asile, recours qui ont été rejetés par le même jugement, le 13 août 2018. Par ailleurs, il a saisi le 2 août 2018 l’OFPRA d’une demande d’asile qui a donné lieu à une décision de rejet en date du 9 août 2018. S’agissant, en premier lieu de l’examen par l’OFPRA d’une demande d’asile présentée par une personne retenue en CRA, la Cour constate tout d’abord qu’en vertu du droit applicable aux faits de l’espèce, cet examen ne se fait plus systématiquement selon la procédure accélérée. Quand bien même, les préfectures considèreraient systématiquement que de telles demandes ont été introduites dans le seul but de faire échec à la mesure d’éloignement, il n’en demeure pas moins que l’article L. 556 1 du CESEDA prévoit que l’appréciation de l’autorité administrative repose sur des critères objectifs tirés notamment de la chronologie et du sérieux de la demande. En vertu de l’article L. 723 2 du même code, l’OFPRA peut toujours décider de statuer selon la procédure normale lorsque cela lui paraît nécessaire pour assurer un examen approprié de la demande.
En l’espèce, la Cour constate que le requérant qui a saisi le tribunal administratif de Melun d’un recours en annulation dirigé contre l’OQTF du 29 juillet 2018 ne pouvait pas être éloigné vers le Maroc avant que cette juridiction se prononce sur son recours. Si le délai de quarante-huit heures pour introduire le recours est bref, la Cour remarque que le requérant a bénéficié de l’assistance juridique de la CIMADE pour préparer sa requête et, qu’en vertu de l’article R. 776 26 du code de justice administrative, il avait la possibilité de la compléter jusqu’à la clôture de l’audience devant le tribunal administratif, ce qu’il a d’ailleurs fait. Lors de l’audience devant le TA de Melun au cours de laquelle ont été examinés ensemble les recours dirigés respectivement contre la mesure d’éloignement et contre la décision portant maintien en rétention et refus d’admission au séjour au titre de l’asile, le requérant a bénéficié de l’assistance d’un interprète et d’un avocat désigné d’office au titre de l’aide juridictionnelle afin de faire valoir sa position. Ces deux recours ont été rejetés par un jugement en date du13 août 2018 qui est devenu définitif. En ce qui concerne l’effectivité du recours du requérant contre la décision de rejet d’asile de l’OFPRA jugé par la CNDA postérieurement au 24 août 2018, date de l’éloignement forcé de l’intéressé vers le Maroc Postérieurement à l’éloignement forcé du requérant par les autorités françaises, la CNDA a conclu à l’absence de risques avérés et a rejeté le recours dirigé contre la décision de l’OFPRA. S’il est regrettable que la CNDA se soit crue tenue de tirer des conséquences de l’absence du requérant lors de l’audience devant elle, il n’en demeure pas moins que ni devant cette instance ni devant la Cour, le requérant n’a produit de nouveaux éléments relatifs aux risques qu’il alléguait encourir. Enfin, la Cour considère au regard des circonstances de l’espèce et notamment de l’ensemble des garanties dont a bénéficié le requérant et des recours suspensifs qu’il a exercés avant son éloignement forcé vers le Maroc, que l’absence d’effet suspensif de son recours devant la CNDA n’a pas porté atteinte à son droit à un recours effectif.
Conclusion
La Cour constate que le requérant a bénéficié à quatre reprises de recours suspensifs de l’exécution de son renvoi au Maroc. Dans le cadre de ces différents recours, il a été entendu à quatre reprises et il a été mis à même, en dépit de la brièveté des délais, de faire valoir utilement ses prétentions grâce aux garanties dont il a effectivement bénéficié (assistance d’un interprète, accompagnement par une association conventionnée, désignation d’un avocat au titre de l’aide juridictionnelle). Au terme d’une appréciation globale de la procédure, la Cour déduit que les voies de recours exercées par le requérant, considérées ensemble, ont revêtu, dans les circonstances particulières de l’espèce, un caractère effectif. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
CEDH
a) Principes généraux
127. De manière générale, la Cour rappelle que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non‑nationaux. Cependant, l’éloignement forcé d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le renvoie vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas éloigner la personne en question vers ce pays (F.G. c Suède [GC], no 43611/11, § 111, 23 mars 2016 et, A.M. c. France, no 12148/18, § 113, 29 avril 2019).
128. Dans les affaires mettant en cause l’éloignement forcé d’un demandeur d’asile, il n’appartient pas à la Cour d’examiner elle‑même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les États remplissent leurs obligations découlant de la Convention relative au statut des réfugiés. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui. En vertu de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, ce sont en effet les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis et qui sont, à ce titre, tenues d’examiner les craintes exprimées par les requérants et d’évaluer les risques qu’ils encourent en cas de renvoi dans le pays de destination au regard de l’article 3 de la Convention (M.A. c. Belgique, no 19656/18, § 78, 27 octobre 2020). Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 286‑287, CEDH 2011). La Cour doit néanmoins vérifier que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (voir notamment, N.A. c. Royaume‑Uni, no 25904/07, § 119, 17 juillet 2008, F.G. c. Suède [GC], précité, § 117 et, M.S. c. Slovaquie et Ukraine, no 17189/11, § 114, 11 juin 2020).
129. De plus, lorsque les faits litigieux ont donné lieu à une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre appréciation des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (voir, notamment, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 179‑180, CEDH 2011). En règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier les faits et, plus particulièrement, la crédibilité de témoins, car ce sont elles qui ont eu la possibilité de voir, examiner et évaluer le comportement de la personne concernée (voir, par exemple, R.C. c. Suède, no 41827/07, § 52, 9 mars 2010).
130. Pour apprécier l’existence d’un risque réel de mauvais traitements dans les affaires d’éloignement forcé, la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux (Chahal c. Royaume‑Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil 1996‑V, Saadi [GC], no 37201/06, § 128, CEDH 2008 et, X. c. Suisse, no 16744/14, § 61, 26 janvier 2017). Concernant la charge de la preuve, la Cour rappelle qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles d’établir qu’il existe des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3. Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe alors au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (Saadi [GC], précité, § 129‑132, F.G. c. Suède [GC], précité, § 120 et, M.A. c. Belgique, précité, § 79).
131. Eu égard à la situation particulière dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, il est fréquemment nécessaire de leur accorder le bénéfice du doute lorsque l’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et la fiabilité des documents produits à leur soutien (X. c. Suisse, précité, § 61). Toutefois, lorsqu’au vu des informations disponibles, il existe de bonnes raisons de douter de la véracité ou de l’exactitude des déclarations du demandeur d’asile, il incombe à celui‑ci de fournir une explication satisfaisante à cet égard (F.G. c. Suède, précité, § 113 et, S.H.H. c. Royaume‑Uni, no 60367/10, § 71, 29 janvier 2013). Néanmoins, la circonstance que certains détails du récit d’un requérant apparaissent quelque peu invraisemblables n’est pas nécessairement de nature à affecter la crédibilité générale de ses allégations (Said c. Pays‑Bas, no 2345/02, § 53, CEDH 2005‑VI et, J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 93, 23 août 2016).
132. La Cour rappelle que l’obligation d’établir la réalité des faits pertinents de la cause pendant la procédure d’examen de la demande d’asile pèse à la fois sur le demandeur d’asile et sur les autorités nationales compétentes. Le demandeur d’asile est normalement la seule partie à pouvoir fournir des informations sur sa situation personnelle. Sur ce point, la charge de la preuve doit donc en principe reposer sur l’intéressé, lequel doit présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments relatifs à sa situation personnelle qui sont nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Lorsqu’il a été porté à la connaissance des autorités nationales que le demandeur fait vraisemblablement partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, celles-ci doivent chercher à évaluer d’office le risque personnellement encouru par l’intéressé (M.A. c. Belgique, précité, §§ 80‑81).
133. Pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui‑ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé. Lorsque les sources disponibles se bornent à décrire une situation générale, les allégations particulières d’un requérant dans un cas d’espèce doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve. Ces exigences sont toutefois assouplies dans certaines circonstances, par exemple lorsque l’intéressé allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements (J.K. et autres c. Suède [GC], précité, § 103). Ainsi, dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, le cas échéant à l’aide des sources susmentionnées, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (J.K. et autres c. Suède [GC], précité, § 104, A.M. c. France, précité, § 119, D et autres c. Roumanie, no 75953/16, § 63, 14 janvier 2020 et, M.A. c. Belgique, précité, § 81).
134. Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence d’un risque réel de traitements contraires à l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des données qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office. Pour ce qui est de l’appréciation des éléments de preuve, il est établi dans la jurisprudence de la Cour que l’existence du risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’éloignement (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 61, J.K. et autres c. Suède [GC], précité, § 87, X. c. Suisse, précité, § 62 et, N.A. c. Finlande, § 74). Cela ne fait toutefois pas obstacle à ce que la Cour tienne compte d’éléments ultérieurs qui peuvent, le cas échéant, servir à confirmer ou infirmer la manière dont la Partie contractante concernée a jugé du bien‑fondé des craintes d’un requérant (Vilvarajah et autres c. Royaume‑Uni, 30 octobre 1991, § 107, série A no 215 et autres, Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 69, ECHR 2005‑I et, A.S. c. France, précité, § 60).
b) Application de ces principes en l’espèce
Sur la situation générale au Maroc
136. La Cour relève toutefois qu’il s’agit de la première affaire de renvoi vers le Maroc dans laquelle elle est amenée à juger du bien‑fondé d’un grief tiré de l’article 3 de la Convention soulevé par un requérant qui allègue que les risques auxquels il aurait été exposé résultent de son origine sahraouie et de son militantisme en faveur de cette cause.
137. À cet égard, la Cour note qu’il ressort des rapports précités que peuvent être regardées comme particulièrement à risque certaines catégories de la population marocaine. La Cour considère que tel est le cas des ressortissants marocains engagés en faveur de l’indépendance du Sahara occidental et les militants pour la cause sahraouie (voir les paragraphes 102 à 110 ci‑dessus). Il s’ensuit que l’appréciation du risque pour le requérant au moment de son éloignement vers le Maroc doit se faire sur une base individuelle compte tenu du fait que les personnes relevant de l’une des catégories particulièrement à risque sont susceptibles, davantage que les autres, d’attirer l’attention des autorités. Ceci étant rappelé, la Cour considère que la protection offerte par l’article 3 de la Convention ne peut entrer en jeu que si le requérant est en mesure d’établir qu’il existait des motifs sérieux de croire que son renvoi au Maroc l’exposait personnellement au risque de subir des traitements contraires à cet article.
Sur la situation personnelle du requérant
138. Ainsi qu’il ressort des principes généraux précédemment énoncés, il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer que son renvoi au Maroc l’a exposé à un risque réel et sérieux de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Si de tels éléments sont produits, il incombe alors à l’État défendeur de dissiper les doutes éventuels à ce sujet. En l’espèce, le requérant se prévaut de son engagement pour la cause sahraouie qui daterait de ses années d’études à Agadir, du fait que les autorités marocaines l’auraient recherché activement avant son départ et qu’après son retour, l’intérêt de celles‑ci à son égard se serait à nouveau manifesté.
139. S’agissant en premier lieu de l’engagement du requérant en faveur de la cause sahraouie, la Cour note le caractère général des éléments avancés par celui‑ci (voir paragraphes 116 à 119 ci‑dessus). Les craintes du requérant sont fondées sur son engagement pour la cause sahraouie lorsqu’il était étudiant à Agadir puis, dans sa ville natale à la fin de ses études (voir paragraphes 4, 6 et 7 ci‑dessus). Il soutient qu’elles auraient été corroborées par les traitements qu’il dit avoir subis après le 24 août 2018, date de son éloignement forcé vers le Maroc par les autorités françaises (voir paragraphes 57 et 58 ci‑dessus).
140. La Cour relève tout d’abord que le requérant a emprunté les deux voies de procédure ouvertes par le droit interne à l’étranger qui allègue être exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de retour dans son pays d’origine : la saisine de l’OFPRA qui permet, le cas échéant, d’obtenir le statut de réfugié, sous le contrôle de pleine juridiction de la CNDA et la saisine du juge administratif de droit commun de recours en annulation dirigés contre le refus d’entrée en France au titre de l’asile et contre la mesure d’éloignement à destination du Maroc dont la légalité suppose l’absence de risque d’y subir des traitements contraires l’article 3 de la Convention. La Cour constate ensuite que les instances et les juridictions de l’asile ainsi que le juge administratif ont unanimement estimé, au vu des éléments apportés par le requérant – tant son récit que les preuves documentaires fournies à son soutien – et après qu’il eut été personnellement entendu à quatre reprises, qu’elles ne pouvaient tenir pour établis les faits allégués et pour fondées les craintes énoncées en raison des imprécisions et du caractère non circonstancié de son récit.
141. La Cour relève en particulier, qu’après que l’intéressé eut été entendu (à deux reprises par un agent de protection de l’OFPRA et au cours des deux audiences publiques), le tribunal administratif de Paris a jugé que le requérant avait fait état d’éléments imprécis et non circonstanciés sur la nature et l’intensité de son engagement politique et de ses responsabilités en tant que militant (voir paragraphe 27 ci‑dessus), que l’OFPRA dans sa décision de rejet de la demande d’asile de l’intéressé a estimé que les explications de celui‑ci quant à son activité de militant politique en faveur de la cause sahraouie étaient restées peu personnalisées, de même que les menaces dont il aurait fait l’objet depuis 2011 ainsi que les circonstances dans lesquelles il aurait été arrêté (voir paragraphe 43 ci‑dessus) et que le tribunal administratif de Melun a dressé le même constat (voir paragraphe 47 ci‑dessus). La Cour remarque par ailleurs que s’il est regrettable que la CNDA ait cru devoir tirer les conséquences de l’absence du requérant lors de l’audience devant elle qui s’est tenue quatorze mois après son éloignement forcé (voir paragraphe 62 ci‑dessus), alors qu’en outre il était frappé d’une interdiction de retour sur le territoire français d’une durée de deux ans (voir paragraphe 31 ci‑dessus), il n’en demeure pas moins qu’à l’instar de l’OFPRA et des juridictions précitées, elle a estimé, après avoir entendu l’avocat du requérant (voir paragraphes 59 et 62 ci‑dessus), que les pièces au dossier ne permettaient pas de tenir pour fondées ses craintes.
142. La Cour relève, à l’instar du Gouvernement que le requérant ne présente pas devant elle d’autres documents que ceux déjà examinés par les instances et juridictions internes citées ci‑dessus qui, de façon unanime, ont estimé qu’ils étaient peu probants, notamment en raison de leur caractère stéréotypé. De façon plus particulière, la Cour remarque que le requérant n’établit pas de lien de parenté avec l’auteur de l’attestation datée du 17 août 2018 qu’il présente comme l’un de ses cousins (voir paragraphe 60 ci‑dessus) et constate, à l’instar du Gouvernement, que les faits relatés dans cette attestation ne correspondent pas au récit fait par cette personne devant la CNDA (voir paragraphes 60 et 96 ci‑dessus).
143. La Cour relève en deuxième lieu que si le requérant allègue que les autorités marocaines le recherchaient activement avant son départ du Maroc le 18 juillet 2018 (voir paragraphe 8 ci‑dessus) en raison des actions militantes qu’il dit avoir menées en tant qu’étudiant à Agadir (voir paragraphe 4 ci‑dessus) puis à Guelmin après ses études, aucun élément du dossier ne vient corroborer cette affirmation qui a également été regardée comme non établie par l’OFPRA et par les tribunaux administratifs de Paris et de Melun. La Cour constate d’ailleurs que le requérant s’est vu délivrer un passeport marocain à son nom revêtu d’un visa « étudiant » obtenu auprès des autorités consulaires ukrainiennes à Rabat et qu’il s’en est servi pour quitter le Maroc en avion (voir paragraphe 7 ci‑dessus). À cet égard, la Cour remarque que le requérant n’apporte aucune explication aux incohérences relevées dans son récit par le Gouvernement, restant très évasif quant à la manière dont il a réussi à obtenir de tels documents et à quitter en avion le territoire marocain, dans les circonstances qu’il prétend avoir traversées en 2018. La Cour rappelle que la délivrance d’un titre de voyage international à une personne dont les activités avaient déjà attiré l’attention des autorités du pays dont il est le ressortissant paraît hautement improbable (voir, K.Y. c. France (déc.), no 14875/09, 3 mai 2011 et, R.K. et autres c. France, précité, § 54).
144. La Cour constate en dernier lieu que pour prouver l’intérêt des autorités marocaines à son égard après son éloignement forcé vers le Maroc par les autorités françaises, le requérant indique qu’il aurait été convoqué à une audience devant un tribunal d’Agadir. La Cour remarque que l’intéressé reste très évasif à ce sujet, ne précisant ni les motifs de cette convocation, ni la date, ni la juridiction devant laquelle il devait se présenter. En tout état de cause, la Cour rappelle que la question à trancher dans la présente affaire n’est pas de rechercher si le requérant risque d’être détenu et interrogé, ou même condamné ultérieurement, par les autorités du pays de destination, ce qui ne serait pas, en soi, contraire à la Convention. Son office se limite à vérifier s’il était raisonnable de penser à la date de son éloignement que le requérant serait maltraité ou torturé, en violation de l’article 3 de la Convention, dans ce pays (voir, X c. Suède, précité, § 55).
145. De la même façon, la Cour souligne que, si elle ne mésestime pas la difficulté pour le requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que l’exécution de la mesure d’éloignement incriminée l’exposerait à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, elle remarque toutefois qu’il demeure très évasif quant aux traitements qu’il aurait subis à son arrivée au Maroc après son éloignement par les autorités françaises et qu’il n’a présenté devant la Cour aucun élément ou document étayant la réalité de ces traitements.
146. Dans ces conditions, et alors même que les ressortissants marocains militant en faveur de l’indépendance du Sahara occidental constituent un groupe particulièrement à risque, la Cour, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, ne peut que partager la conclusion à laquelle sont arrivés l’OFPRA, la CNDA et les tribunaux administratifs de Paris et de Melun qui, en application du principe de subsidiarité, se sont prononcés avant elle dans des décisions dûment motivées, eu égard, d’une part, à l’absence d’éléments précis au dossier étayant les allégations du requérant tenant à ses craintes liées à son engagement pour la cause sahraouie et aux recherches menées par les autorités marocaines pour le retrouver et le poursuivre avant son départ du Maroc puis après son retour forcé et, d’autre part, à la circonstance que l’intéressé n’a présenté devant elle aucun document ni élément autres que ceux qu’il avait déjà produits devant les autorités nationales.
147. En conséquence, la Cour considère qu’il ne ressort pas des pièces du dossier qu’il existerait des motifs sérieux et avérés de croire que le renvoi du requérant au Maroc l’a exposé à un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.
A.S. c. FRANCE du 19 avril 2018 requête 46240/15
Articles 3 et 34 : Le requérant a été expulsé au Maroc, pays Prétendument dangereux pour lui, il n'explique pas pourquoi ce pays est dangereux pour lui : non violation article 3.
Violation article 34 : Il a été expulsé , avant même qu'il ait pu faire son recours en suspension d'expulsion devant la CEDH, au titre de l'article 39.
a) Principes applicables
51. À cet égard, la Cour se réfère aux principes exposés dans son arrêt Y.P. et L.P. c. France (no 32476/06, §§ 50 à 53, 2 septembre 2010).
b) Application des principes
52. La Cour rappelle, à titre liminaire, que le requérant avait présenté une demande d’asile auprès de l’OFPRA et qu’il en a été débouté le 25 août 2015. Le 21 décembre 2016, soit postérieurement à la saisine de la Cour, la CNDA a rejeté le recours formé contre cette décision.
Parallèlement, le requérant a contesté l’arrêté d’expulsion du 14 août 2015 devant le TA de Paris, qui a rejeté son recours par un jugement du 30 juin 2016. Le requérant a interjeté appel devant la CAA de Paris.
53. La Cour rappelle que dans des affaires relatives à l’expulsion ou à l’extradition, l’effectivité d’un recours interne requiert notamment que ce recours soit de plein droit suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007‑II, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 200, CEDH 2012 ou plus récemment Allanazarova c. Russie, no 46721/15, § 97, 14 février 2017).
En l’espèce, elle observe que l’OFPRA ayant statué selon la procédure prioritaire (voir paragraphe 19 ci‑dessus), un recours formé devant la CNDA est dépourvu d’effet suspensif de plein droit (voir paragraphe 42 ci‑dessus). La saisine de l’OFPRA permettait au requérant de demeurer provisoirement sur le territoire français jusqu’à ce qu’il soit définitivement statué sur sa demande (Sultani c. France, no 45223/05, §§ 30 à 36, CEDH 2007‑IV (extraits) et Y.P. et L.P., précité, §§ 54 à 57). Celle‑ci impliquait pour l’Office d’examiner la question de savoir si le requérant était victime de persécutions dans son pays d’origine visées par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et s’il devait à cet égard se voir reconnaître le statut de réfugié et les droits qui y sont attachés, dont celui du non-refoulement (articles 1er et 33 (1) de la Convention de 1951). En conséquence, l’examen de la demande d’asile du requérant par l’OFPRA devait permettre au Gouvernement de prévenir l’éloignement du requérant à destination du Maroc s’il était établi qu’il y serait exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.
54. La Cour rappelle, de surcroit, que l’article 13 de la Convention n’astreint pas les États contractants à instaurer un double degré de juridiction dans ce type d’affaires ; il suffit qu’il existe au moins un recours interne qui remplisse les conditions d’effectivité voulues par cette disposition, c’est-à-dire un recours permettant un contrôle attentif et un examen rigoureux d’une allégation quant à un risque de traitements contraires à l’article 3 de la Convention et comportant un effet suspensif de plein droit à l’égard de la mesure litigieuse (A.M. c. Pays-Bas, no 29094/09, §§ 62 et 70, 5 juillet 2016 ou Allanazarova, précité § 98).
55. La Cour considère qu’en l’espèce, la demande d’asile formée par le requérant auprès de l’OFPRA lui a permis de faire examiner la question de la réalité des risques qu’il alléguait encourir dans son pays, tout en demeurant provisoirement sur le territoire jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande. A la lumière de ce qui précède, elle estime que le requérant a épuisé une voie de recours effective. Il y a donc lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.
56. La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
57. Le requérant se plaint en premier lieu, d’avoir été expulsé alors qu’il était exposé à un risque de traitements prohibés par l’article 3 de la Convention qui s’est manifesté par sa « disparition » immédiatement après son arrivée au Maroc.
Il se plaint, en second lieu, de ses conditions de détention qui constituent selon lui un traitement inhumain et dégradant.
à l’appui de ses prétentions, il soumet à la Cour une lettre manuscrite rédigée lors de sa détention à Tiflet. Il y décrit tout d’abord ses conditions de détention à la prison de Salé, rendues difficiles notamment par le manque d’hygiène et de sorties. Il allègue avoir été maintenu pendant un mois et demi, sans égard pour son état de santé, dans une cellule surpeuplée, infestée de rats et dénuée de sanitaires salubres.
Après son transfert à la prison de « Tiflet 1 », le requérant dit avoir également été détenu dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention. Il soutient avoir été placé dans une cellule surpeuplée, privée d’accès à la lumière du jour et insalubre, dans laquelle il a contracté la gale. Le requérant se plaint également de la promiscuité avec ses codétenus, pour la plupart sous traitement psychiatrique, ainsi que de l’absence d’accès à une hygiène élémentaire. Il affirme avoir entamé, avec dix‑neuf codétenus, une grève de la faim, qui devait prendre fin, selon ses déclarations, après trois mois. Les grévistes de la faim auraient, selon les déclarations du requérant, fait l’objet de mauvais traitements de la part des gardiens de prison.
Au cours du mois d’avril 2016, le requérant a été transféré à la prison de « Tiflet 2 », dans laquelle il a immédiatement été placé à l’isolement, dans une cellule de six mètres carrés, qu’il ne pouvait quitter que quinze minutes par jour. Le requérant affirme avoir été, à une date inconnue, transféré dans une autre cellule. Il soutient également avoir perdu une grande partie de son acuité visuelle en raison des traitements subis.
Le requérant reproche également aux autorités françaises de n’avoir sollicité des autorités marocaines aucune garantie permettant de s’assurer qu’il ne serait ni détenu ni jugé une seconde fois pour les faits ayant déjà justifié sa condamnation en France.
58. Le Gouvernement fait valoir que le requérant ne démontre pas être exposé à des risques actuels et personnels de mauvais traitements de la part des autorités marocaines. S’il soutient avoir été arrêté dès son arrivée au Maroc puis placé à la maison d’arrêt de Salé, le requérant n’établit nullement avoir effectivement subi des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, le Gouvernement relève que l’OFPRA avait considéré qu’il n’existait pas d’éléments pertinents et individualisés accréditant les allégations du requérant.
2. Appréciation de la Cour
59. En l’espèce, la Cour se réfère aux principes applicables en la matière (J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, §§ 77‑105, CEDH 2016) et en particulier au principe de subsidiarité. Elle rappelle qu’elle doit toutefois estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’Etat contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives (F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 117, CEDH 2016).
60. La Cour observe que le requérant a été expulsé vers le Maroc le 22 septembre 2015, malgré la mesure provisoire indiquée par la Cour conformément à l’article 39 du règlement (paragraphe 23 ci‑dessus). C’est donc cette date qu’il convient de prendre en considération pour apprécier s’il existait un risque réel qu’il soit soumis dans ce pays à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, §§ 69 et 74, CEDH 2005‑I). Mais cela n’empêche pas la Cour de tenir compte de renseignements ultérieurs ; ils peuvent servir à confirmer ou infirmer la manière dont la Partie contractante concernée a jugé du bien-fondé des craintes d’un requérant (Mamatkoulov et Askarov, précité, §§ 69‑74, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 121, CEDH 2012 et X c. Suisse, no 16744/14, § 62, 26 janvier 2017).
61. La Cour relève que le requérant a été condamné en France pour des actes terroristes et, à l’instar de ce qu’elle a rappelé dans l’affaire Daoudi c. France (no 19576/08, § 65, 3 décembre 2009), elle souhaite réaffirmer qu’elle a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte antiterroriste. Devant une telle menace, la Cour considère qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner (voir, mutatis mutandis, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 137, CEDH 2008, Ismoïlov et autres c. Russie, no 2947/06, § 126, 24 avril 2008 et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 126, CEDH 2009).
62. S’agissant tout d’abord des risques auxquels le requérant soutient avoir été exposé en raison de la mise à exécution de son renvoi vers le Maroc, la Cour attache de l’importance au rapport établi par Amnesty International (voir paragraphe 45 ci‑dessus) selon lequel le Maroc a pris des mesures afin de prévenir les risques de torture et de traitements inhumains et dégradants. Elle partage la conclusion à laquelle est arrivée l’OFPRA (voir paragraphe 19 ci‑dessus) : la nature de la condamnation du requérant ainsi que les contextes national et international, profondément et durablement marqués par la lutte contre le terrorisme, expliquent que celui‑ci puisse faire l’objet de mesures de contrôle et de surveillance à son retour au Maroc, sans que celles‑ci puissent, ipso facto, être constitutives d’un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention. De même, la Cour relève, à l’instar de l’OFPRA, que ni devant les instances nationales ni devant elle, le requérant n’a apporté des éléments de nature à établir que les personnes qui sont présentées comme ses complices et poursuivies au Maroc aient été victimes d’agissements assimilables à des traitements inhumains et dégradants lors du déroulement de l’enquête ou de la procédure judicaire qui a suivi.
Cette appréciation des risques auxquels aurait été exposé le requérant au moment de son expulsion est confirmée par les faits postérieurs dont la Cour a eu connaissance. En particulier, la seule circonstance que le requérant ait « disparu » dès son arrivée ne suffit pas à établir le bien‑fondé de ce grief. à cet égard, la Cour observe que, si le requérant a été placé en garde‑à‑vue du 22 septembre 2015 au 2 octobre 2015 avant d’être détenu à la maison d’arrêt de Salé (voir paragraphes 31 et 32 ci‑dessus) puis transféré à la maison d’arrêt de Tiflet, il ressort des pièces du dossier qu’il a eu accès à un avocat dès son placement en détention, qu’il n’est pas soutenu qu’il n’ait pas pu maintenir le contact avec lui tout au long de la procédure et qu’il a été libéré le 21 décembre 2016.
À ce stade de son examen, la Cour estime nécessaire de différencier la présente requête d’autres affaires. La Cour estime ainsi, en premier lieu, qu’elle se distingue de l’affaire M.A. c. France (précitée) dans la mesure où, dans cette dernière, le requérant avait été renvoyé vers un pays qui, à la différence du Maroc, n’avait pas entrepris d’actions concrètes afin de prévenir le risque de torture en détention. En outre, M.A., encore détenu lorsque sa requête a été examinée par la Cour, ne pouvait pas faire connaître à la Cour des renseignements ultérieurs à l’appui de ses prétentions (voir paragraphe 60 ci‑dessus), à la différence du requérant. Pour ce dernier, ces informations confirment que le risque dont il se prévalait ne s’est pas effectivement réalisé. En deuxième lieu, la Cour estime que la présente affaire se distingue également de l’affaire X. c. Suisse (no 16744/14, § 63, 26 janvier 2017) dans laquelle le demandeur, renvoyé vers le Sri Lanka se prévalait de la situation d’un tiers, Y, qui avait effectivement subi des traitements prohibés par l’article 3 lors de son retour dans ce pays. Dans cette affaire, X, à la différence du requérant, avait été en mesure d’établir que le tiers auquel il se comparait avait effectivement subi des traitements inhumains et dégradants.
En l’état de tous les éléments portés à sa connaissance (voir Saadi, précité, § 142), la Cour déduit qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments montrant, en l’espèce, qu’existait au jour de l’expulsion du requérant un risque de traitements contraires à l’article 3.
63. S’agissant des conditions de détention au Maroc, qu’en tout état de cause le requérant n’a pas évoquées devant l’OFPRA, la Cour note que, malgré sa libération et malgré les contacts entretenus avec son avocat marocain, il se contente de verser, à l’appui de ses allégations, un simple document manuscrit décrivant ses conditions de détention, sans l’assortir d’aucun élément de preuve tels, par exemple, des certificats médicaux propres à établir que ses conditions de détention auraient dépassé le seuil de gravité nécessaire pour constituer une violation de l’article 3 de la Convention.
64. Partant, aucune violation de l’article 3 de la Convention ne peut être constatée.
II. SUR LE NON-RESPECT ALLÉGUÉ DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION
65. Le requérant soutient qu’en le remettant aux autorités marocaines en violation de la mesure indiquée par la Cour en vertu de l’article 39 du règlement, l’État défendeur a manqué à ses obligations au titre de l’article 34 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »
A. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties
66. Le Gouvernement a soulevé une exception d’irrecevabilité tirée du caractère prématuré de la requête en ce qu’elle concerne le grief tiré du non‑respect de l’article 34 de la Convention.
Il rappelle que la procédure intentée par le requérant devant les juridictions administratives, tant contre l’arrêté du 14 août 2015 portant expulsion que contre l’arrêté du 21 septembre 2015 fixant le pays de destination, est pendante. Dès lors, l’existence de ce recours encore pendant rend le grief susmentionné prématuré.
67. Le requérant s’oppose à cette thèse. Il fait valoir que les recours cités au paragraphe précédent ne sont pas de nature à réparer les violations alléguées dès lors qu’il a effectivement quitté le territoire français.
2. Appréciation de la Cour
68. La Cour rappelle la nature purement procédurale d’un grief tiré du non‑respect de l’article 34 de la Convention, dont la recevabilité ne peut dès lors faire l’objet d’une contestation (voir Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 118, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV et Pivovarnik c. Ukraine, no 29070/15, § 52, 6 octobre 2016). L’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement est donc sans objet.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
69. Le requérant rappelle que le Gouvernement a déployé tous ses efforts afin de l’expulser à des fins de communication politique.
Il souligne que le 21 septembre 2015, la préfecture, contactée par son avocat, avait affirmé à ce dernier qu’aucune décision n’avait encore été prise. De surcroît, le 22 septembre 2015, l’avocat n’est pas arrivé à joindre un interlocuteur dans les services de la préfecture.
Enfin, le requérant souligne que son avion n’avait pas encore décollé à 12 h 45. Il en déduit que le Gouvernement disposait de la possibilité matérielle d’empêcher l’exécution de son expulsion.
70. Le Gouvernement souhaite rappeler qu’il coopère pleinement avec le greffe de la Cour afin d’assurer l’entière exécution des mesures prises sur le fondement de l’article 39 de son règlement. À cet effet, dès sa saisine par le greffe de la Cour, la sous-direction des droits de l’homme du ministère des affaires étrangères et du développement international prend l’attache de la sous‑direction compétente du ministère de l’intérieur afin que la mesure de renvoi soit suspendue sans délai. Le ministère de l’intérieur prend alors immédiatement contact avec les agents des centres de rétention administrative ou des zones d’attente pour s’assurer de l’imminence d’un vol et les informer de la décision de la Cour et de l’obligation de suspendre l’éloignement.
71. S’agissant du cas d’espèce, le Gouvernement rappelle que le greffe de la Cour n’a pris contact avec lui qu’à 10 h 45 et ce, en vue de déterminer la date d’expulsion du requérant. À 12 h 05, le greffe a informé le Gouvernement de l’adoption de la mesure provisoire mentionnée au paragraphe 23 ci‑dessus. Le Gouvernement souligne que cette mesure a été prise avant qu’il n’ait communiqué au greffe les informations qu’il avait sollicitées.
La teneur de la mesure provisoire a été aussitôt relayée aux services compétents du ministère de l’intérieur. Toutefois, le très bref délai séparant la notification de la mesure provisoire (12 h 05) du départ de l’avion (12 h 35) n’a pas permis au Gouvernement d’interrompre le décollage de l’avion.
Le Gouvernement en conclut avoir tout mis en œuvre pour se conformer à la mesure provisoire et conclut qu’il ne peut se voir reprocher une violation de l’article 34 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
72. La Cour a rappelé, dans l’affaire Savriddin Dzhurayev c. Russie (no 71386/10, § § 211 à 213, CEDH 2013 (extraits), l’importance cruciale et le rôle vital des mesures provisoires dans le système de la Convention (voir également Trabelsi c. Belgique, no 140/10, § 144, CEDH 2014 (extraits), Mamazhonov c. Russie, no 17239/13, § 214, 23 octobre 2014 ou encore M.A. c. France, no 9373/15, § 64, 1er février 2018). Elle y renvoie.
73. La Cour souligne également que, dans le cadre de l’examen d’un grief au titre de l’article 34 concernant le manquement allégué d’un État contractant à respecter une mesure provisoire, elle ne reconsidère pas l’opportunité de sa décision d’appliquer la mesure en question (Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, § 92, 10 mars 2009 et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 161, CEDH 2010). Il incombe au Gouvernement défendeur de lui démontrer que la mesure provisoire a été respectée ou, dans des cas exceptionnels, qu’il y a eu un obstacle objectif qui l’a empêché de s’y conformer, et qu’il a entrepris toutes les démarches raisonnablement envisageables pour supprimer l’obstacle et pour tenir la Cour informée de la situation.
74. La Cour constate, comme le reconnaît le Gouvernement, que la mesure provisoire n’a pas été respectée. Il soutient ne pas avoir eu matériellement le temps d’empêcher l’expulsion du requérant.
La Cour doit donc déterminer si, en l’espèce, il y avait des obstacles objectifs qui ont empêché le Gouvernement de se conformer à la mesure provisoire en temps voulu (D.B. c. Turquie, no 33526/08, § 67, 13 juillet 2010).
75. La Cour est pleinement consciente qu’il peut être nécessaire pour les autorités compétentes de mettre en œuvre une mesure d’expulsion avec célérité et efficacité. Toutefois, les conditions d’une telle exécution ne doivent pas avoir pour objet de priver la personne reconduite du droit de solliciter de la Cour l’indication d’une mesure provisoire.
76. La Cour observe qu’il résulte des circonstances de l’espèce (paragraphes 21 et 22 ci-dessus) que, si le ministre de l’intérieur a décidé le 14 août 2015 d’expulser le requérant, cette décision ne lui a été notifiée que le 22 septembre 2015, soit plus d’un mois plus tard. La Cour souligne la durée anormalement longue de cette notification, alors que celle-ci ne devait pas présenter de difficultés particulières, le requérant étant détenu au centre pénitentiaire de Réau.
Elle observe également que le jour de cette notification tardive était également celui de la libération du requérant.
La Cour relève aussi que la notification des deux arrêtés d’expulsion et désignant le Maroc comme pays de destination, dont la réunion était nécessaire à l’éloignement effectif du requérant, n’a été achevée que le jour de la libération du requérant.
La Cour souligne qu’ensuite, dès sa libération, le requérant a été immédiatement emmené à l’aéroport afin d’être effectivement renvoyé vers le Maroc. Elle constate que l’exécution d’une telle expulsion est nécessairement précédée par la réalisation de certaines démarches, dont la plus évidente est la réservation d’un billet d’avion. Elle note également que l’avocat du requérant a affirmé, sans être démenti par le Gouvernement, que la préfecture de Seine et Marne lui avait certifié, ce même jour, qu’aucune décision n’avait encore été prise.
La Cour relève ainsi que le renvoi du requérant vers le Maroc a eu lieu environ cinq heures après la notification de la décision d’expulsion, pourtant édictée plus d’un mois avant sa notification.
La Cour retient qu’il résulte de ce contraste que le requérant n’a pas disposé d’un délai suffisant pour demander de façon effective à la Cour la suspension d’une décision que l’Etat défendeur avait pourtant déjà prise de longue date.
77. La Cour en conclut que les autorités françaises ont délibérément et de manière irréversible, amoindri le niveau de protection des droits énoncés dans l’article 3 de la Convention que le requérant cherchait à faire respecter en introduisant sa demande devant la Cour. Dans les circonstances de l’espèce, l’expulsion a pour le moins ôté toute utilité à l’éventuel constat de violation de la Convention, le requérant ayant été éloigné vers un pays qui n’est pas partie à cet instrument, où il alléguait risquer d’être soumis à des traitements contraires à celle-ci.
78. Dès lors, la Cour conclut que les autorités françaises ont manqué à leurs obligations découlant de l’article 34 de la Convention.
Ouabour C. Belgique du 2 juin 2015 requête 26417/10
Article 3 : le renvoi du requérant vers le Maroc serait un acte inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la CEDH.
a) Rappel des principes généraux
62. Il est de jurisprudence constante que la protection contre les traitements prohibés par l’article 3 est absolue et qu’il en résulte que l’éloignement d’une personne du territoire par un État contractant peut soulever un problème au regard de cette disposition, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que l’intéressé, si on l’éloigne vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161).
63. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle est pleinement consciente des difficultés que les États rencontrent pour protéger leur population contre la violence terroriste, laquelle constitue en elle-même une grave menace pour les droits de l’homme. Elle se garde donc de sous-estimer l’ampleur du danger que représente le terrorisme et la menace qu’il fait peser sur la collectivité (Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 183, CEDH 2012 (extraits), et références citées). Elle considère qu’il est légitime, devant une telle menace, que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme (idem). Enfin, la Cour ne perd pas de vue les fondements de l’extradition qui sont d’empêcher les délinquants en fuite de se soustraire à la justice ni l’objectif bénéfique qu’elle poursuit pour tous les États dans un contexte de la criminalité internationale (consulter sur ce point, Soering, précité, § 89).
64. Aucun de ces éléments ne saurait toutefois remettre en cause le caractère absolu de l’article 3. Comme la Cour l’a affirmé à plusieurs reprises, cette règle ne souffre aucune exception. Il y a donc lieu de réaffirmer le principe maintes fois exprimé depuis l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni (15 novembre 1996, §§ 80-81, Recueil des arrêts et décisions 1996-V) selon lequel il n’est pas possible de prendre en compte les agissements de la personne considérée, aussi indésirables ou dangereux soient-ils, ni de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l’éloignement afin de déterminer si la responsabilité de l’État est engagée sur le terrain de l’article 3 (Saadi, précité, § 138 ; voir également Daoudi c. France, no 19576/08, § 64, 3 décembre 2009, et M.S. c. Belgique, no 50012/08, §§ 126-127, 31 janvier 2012).
65. La Cour rappelle en outre les enseignements de l’arrêt Saadi précité (§§ 129-132) dans lequel elle a expliqué la manière dont il convenait d’évaluer s’il y avait des motifs sérieux de croire qu’un requérant, si on l’éloigne vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Pour ce faire, l’examen doit porter sur les conséquences prévisibles du renvoi du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé. C’est au requérant qu’il appartient en principe de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé à un risque de traitement contraire à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments. Il ne suffit pas de faire valoir la situation générale du pays de renvoi ou une simple possibilité de mauvais traitements en raison de la conjoncture dudit pays pour établir en soi une violation de l’article 3 ; dans le cas où un requérant fait état d’allégations spécifiques telles que, comme en l’espèce, l’appartenance à un groupe systématiquement exposé à des pratiques de mauvais traitements, ces allégations doivent être corroborées par des éléments de preuve.
66. Pour ce qui est du moment à prendre en considération, il faut se référer en priorité aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’éloignement. Toutefois, si le requérant n’a pas été extradé ou expulsé au moment où la Cour examine l’affaire, la date à prendre en compte est celle de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal, précité, §§ 85-86, Saadi, précité, § 133). Pareille situation se produit généralement lorsque, comme dans la présente affaire, l’expulsion ou l’extradition est retardée par suite de l’indication d’une mesure provisoire par la Cour conformément à l’article 39 du règlement. Partant, s’il est vrai que les faits historiques présentent un intérêt dans la mesure où ils permettent d’éclairer la situation actuelle et son évolution probable, ce sont les circonstances présentes qui sont déterminantes (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 69, CEDH 2005‑I, Saadi, précité, § 133, et Khaydarov c. Russie, no 21055/09, § 100, 20 mai 2010).
b) Application des principes généraux en l’espèce
67. Conformément à la jurisprudence rappelée ci-dessus, la Cour doit examiner si les conséquences prévisibles du renvoi du requérant vers le Maroc sont telles qu’il l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.
68. Étant donné que l’intéressé n’a pas encore été extradé, conformément à l’indication par la Cour d’une mesure provisoire en application de l’article 39 de son règlement, le moment à prendre en considération pour évaluer l’existence de ce risque est celui de l’examen de l’affaire par la Cour.
69. Pour ce faire, la Cour s’appuiera sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office. Pour ce qui est des éléments qu’elle se procure d’office, la Cour estime que, compte tenu de la nature absolue de la protection garantie par l’article 3, elle doit se convaincre que l’appréciation effectuée par les autorités nationales est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou non contractants, des agences des Nations unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 136, 11 janvier 2007).
70. Dans sa requête et ses observations, le requérant a expliqué que ses craintes d’être exposé à des traitements contraires à l’article 3 au Maroc étaient justifiés par deux facteurs. Premièrement, se référant à de nombreux rapports publiés par des organisations internationales et des OING, il soutient que la situation générale au Maroc est caractérisée par des pratiques systématiques de torture dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Deuxièmement, il soutient qu’il appartient lui-même à la catégorie des personnes visées par ce type de mesures.
71. La Cour doit donc d’abord examiner la problématique des traitements inhumains et dégradants au Maroc dans le contexte de la politique de lutte contre le terrorisme.
72. Elle rappelle les termes dans lesquels elle a analysé cette problématique en 2012 dans l’affaire El Haski précitée (§§ 96-98) :
« 97. (...) [La] Cour relève que le requérant faisait valoir devant les juridictions internes que les déclarations litigieuses émanaient de personnes suspectées d’être impliquées dans les attentats de Casablanca du 16 mai 2003, interrogées au Maroc dans le cadre des enquêtes et procédures qui avaient suivi. Il exposait que ce pays était sévèrement critiqué par des organisations gouvernementales et non gouvernementales pour des actes de torture et des mauvais traitements infligés de manière systématique aux personnes poursuivies après ces événements, renvoyant en particulier au rapport (...) de Human Rights Watch [du 28 novembre 2005, portant sur les conséquences des attentats précités]. Il précisait que les auteurs des déclarations en question s’étaient plaints d’avoir subi des actes de torture et des traitements inhumains et dégradants. Il ajoutait que les autorités marocaines n’avaient pas conduit d’enquête suite à ces allégations. Il arguait aussi du fait que la procédure marocaine avait été menée de manière expéditive.
La cour d’appel de Bruxelles a toutefois considéré qu’en se bornant à « citer de manière générale » des rapports d’organisations de défense des droits de l’homme, le requérant n’avait apporté aucun élément concret propre à susciter en la présente cause un « doute raisonnable » s’agissant de violences, tortures ou traitements inhumains ou dégradants dont les personnes auditionnées au Maroc auraient été victimes (...).
98. La Cour considère pour sa part que, dès lors que ces déclarations émanaient de suspects interrogés au Maroc dans le cadre des enquêtes et procédures consécutives aux attentats de Casablanca du 16 mai 2003, les rapports susmentionnés établissaient l’existence d’un « risque réel » qu’elles aient été obtenues au moyen de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Il en ressort en effet que des mauvais traitements aux fins d’aveux ont été largement pratiqués à l’encontre de ces suspects.
Ainsi, en 2004, le Comité des droits de l’homme des Nations unies s’est dit préoccupé par les nombreuses allégations de torture et de mauvais traitements à l’égard de personnes en détention au Maroc, tout comme le Comité contre la torture des Nations unies, qui a spécifiquement relevé l’augmentation de celles mettant en cause la direction de la surveillance du territoire.
(...)
En outre, il ressort du rapport de Human Rights Watch que la plupart des présumés islamistes détenus dans les semaines qui ont suivi les attentats de Casablanca « ont été maintenus au secret pendant des jours, voire des semaines, et ont été soumis, par les policiers, à différentes formes de mauvais traitements voire, dans certains cas, à des actes de torture afin de leur soutirer des aveux » (...). La FIDH fait état de nombreux cas de privations de liberté arbitraires dans des centres secrets, où les interrogatoires étaient « menés en violation de l’ensemble des principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention et d’emprisonnement adoptés par les Nations Unies en 1975 et de la convention contre la torture et traitements cruels, inhumains et dégradants ». (...) Amnesty International fait une description similaire des traitements infligés aux personnes détenues à Témara (...).
99. Selon la Cour, ces informations, issues de sources diverses, objectives et concordantes, établissent qu’il existait à l’époque des faits un « risque réel » que les déclarations litigieuses aient été obtenues au Maroc au moyen de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. (...) »
73. Ensuite, en 2013, dans l’affaire Rafaa précitée (§§ 29 et 41), la Cour considéra, à la lumière des observations finales du Comité des Nations Unies contre la torture sur le quatrième rapport périodique du Maroc publié en 2011, que la situation des droits de l’homme au Maroc avait peu évolué depuis l’arrêt Boutagni c. France (no 42360/08, § 46, 18 novembre 2010) et que les mauvais traitements réservés aux personnes soupçonnées de participation à des entreprises terroristes persistaient.
74. La Cour constate par ailleurs que plus récemment encore, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants ainsi que le Groupe de travail sur la détention arbitraire des Nations Unies ont chacun publié, à la suite de visites effectuées au Maroc respectivement en 2012 et 2013, un rapport soulignant que dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les autorités marocaines continuaient à recourir aux actes de torture et aux mauvais traitements lors de l’arrestation et pendant la détention (voir paragraphes 50-52, ci-dessus). Les derniers rapports en date publiés par Human Rights Watch et Amnesty International (voir paragraphe 54 ci-dessus) confirment que la situation ne s’est pas améliorée.
75. Selon la Cour, ces informations, issues de sources objectives, diverses et concordantes, établissent que la situation au Maroc en matière de respect des droits de l’homme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme n’a pas évolué favorablement et que l’usage de pratiques contraires à l’article 3 de la Convention à l’encontre des personnes poursuivies et arrêtées dans ce cadre est un problème durable au Maroc.
76. La Cour relève en outre que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, le requérant ne se limite pas à dénoncer in abstracto le risque d’être exposé à une violation de l’article 3 de la Convention en raison de la pratique des autorités marocaines dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Il établit en effet que lui-même appartient à la catégorie de personnes visées par ce type de mesures. Le mandat d’arrêt international émis par le procureur près la cour d’appel de Rabat indique que le requérant est recherché pour « constitution d’une bande pour préparer et commettre des actes terroristes » (voir paragraphe 15, ci-dessus).
77. La Cour estime en outre utile d’observer qu’il ne ressort pas des observations qui lui ont été soumises que les autorités belges auraient accompli une quelconque démarche diplomatique auprès des autorités marocaines en vue d’obtenir de celles-ci des garanties ou des assurances que le requérant ne serait pas exposé, après son extradition, à des traitements inhumains et dégradants.
78. Dans ces circonstances, la Cour est loin d’être convaincue par l’analyse proposée par le Gouvernement belge selon laquelle les craintes du requérant sous l’angle de l’article 3 de la Convention ne sont pas fondées.
79. Eu égard à ce qui précède, elle estime au contraire que la mise en œuvre de l’arrêté ministériel d’extradition délivré à l’endroit du requérant entraînerait une violation de l’article 3 de la Convention.
Arrêt Boutagni contre France du 18 novembre 2010 requête 42360/08
La France n'a pas expulsé le requérant au Maroc mais il n'a pas d'autre choix que de saisir la Grande Chambre
44. Les principes généraux relatifs à la responsabilité des Etats contractants en cas d'expulsion, aux éléments à retenir pour évaluer le risque d'exposition à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention et à la notion de « torture » et de « traitements inhumains et dégradants » sont résumés dans l'arrêt Saadi c. Italie ([GC], no 37201/06, §§ 124-133, CEDH 2008-...). Dans cet arrêt, la Cour a réitéré le caractère absolu de la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains et dégradants prévue par l'article 3 de la Convention, quels que soient les agissements de la personne concernée, aussi indésirables et dangereux soient-ils. Elle a également réaffirmé l'impossibilité de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l'expulsion afin de déterminer si la responsabilité d'un Etat est engagée sur le terrain de l'article 3 (§§ 137-141). Elle a aussi souligné que « l'existence de textes internes et l'acceptation de traités internationaux garantissant, en principe, le respect des droits fondamentaux ne suffisent pas, à elles seules, à assurer une protection adéquate contre le risque de mauvais traitements lorsque (...) des sources fiables font état de pratiques des autorités – ou tolérées par celles-ci – manifestement contraires aux principes de la Convention » (Daoudi c. France, no 19576/08, § 64, 3 décembre 2009).
45. La Cour relève que le requérant a été condamné en France pour des actes terroristes et, à l'instar de ce qu'elle a rappelé dans l'affaire Daoudi précitée, elle souhaite réaffirmer qu'elle a une conscience aiguë de l'ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l'importance des enjeux de la lutte antiterroriste. Devant une telle menace, la Cour considère qu'il est légitime que les Etats contractants fassent preuve d'une grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu'elle ne saurait en aucun cas cautionner (voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 137, et aussi Ismoïlov et autres c. Russie, no 2947/06, § 126, 24 avril 2008, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 126, CEDH 2009-...).
46. Elle constate néanmoins que l'ensemble des rapports internationaux sur la situation des droits de l'homme au Maroc s'accordent pour dénoncer les mauvais traitements réservés aux personnes soupçonnées de participation à des entreprises terroristes (voir paragraphes 26-30 ci-dessus). La Cour est d'avis qu'au vu du profil du requérant, le risque de violation de l'article 3 de la Convention en cas de retour est réel. Elle note d'ailleurs que l'OFPRA a reconnu, lorsqu'il s'est prononcé sur la demande d'asile du requérant, que les craintes de ce dernier de subir des persécutions en cas de retour au Maroc étaient avérées (voir paragraphe 19 ci-dessus).
47. Cependant, la Cour prend acte de l'engagement du Gouvernement, suite à la décision de l'OFPRA du 5 février 2010, de ne pas expulser l'intéressé. La Cour rappelle que le Gouvernement affirme que malgré le rejet de la demande d'asile du requérant, ce dernier ne sera pas expulsé, conformément aux dispositions de l'article L. 513-2 du CESEDA (voir paragraphe 40 ci-dessus).
La présente espèce se distingue ainsi de l'affaire Daoudi précitée dans laquelle le requérant avait aussi fait l'objet d'une condamnation pénale pour actes de terrorisme et s'était vu notifier un arrêté de reconduite à la frontière à destination de son pays d'origine, l'Algérie. Le Gouvernement n'avait pas considéré que la constatation par la CNDA des risques encourus par le requérant en cas de retour en Algérie était de nature à empêcher l'expulsion du requérant et à aucun moment il n'avait pris l'engagement de ne pas mettre à exécution la mesure de renvoi.
48. L'affirmation du Gouvernement selon laquelle le requérant ne sera pas reconduit vers le Maroc suffit à la Cour pour conclure que ce dernier n'encourt plus de risque de subir des traitements contraires à l'article 3 de la Convention. En tout état de cause, la Cour observe que si la mesure de renvoi devait être mise à exécution, des recours demeurent ouverts au requérant dans le cadre desquels sa situation pourrait être à nouveau examinée. En particulier, il pourrait saisir la Cour d'une nouvelle demande d'application de l'article 39 du règlement.
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu'il n'y a pas, en l'espèce, violation de l'article 3 de la Convention.
SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR
53. La Cour rappelle que, conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt deviendra définitif : a) lorsque les parties déclareront qu'elles ne demanderont pas le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre ; ou b) trois mois après la date de l'arrêt, si le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre n'a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre rejettera la demande de renvoi formulée en application de l'article 43.
54. Elle considère que les mesures qu'elle a indiquées au Gouvernement en application de l'article 39 de son règlement doivent demeurer en vigueur jusqu'à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que le collège de la Grande Chambre accepte la demande de renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre qui aurait été formulée par l'une des parties ou les deux en vertu de l'article 43 de la Convention.
Arrêt Rafaa contre France du 30 mai 2013 requête 25393/10
LE RENVOI AU MAROC EST UN ACTE INHUMAIN ET DEGRADANT
40. La Cour note que le Gouvernement allègue que le requérant lie et a toujours lié son risque d’exposition à des traitements contraires à l’article 3 à sa qualité revendiquée de militant de la cause sahraouie, et l’invite, en conséquence, à se prononcer au regard de cette seule circonstance sans prendre en considération la dimension terroriste de l’affaire. La Cour observe cependant que l’appartenance du requérant à une mouvance terroriste a été largement discutée devant les juridictions internes et, en particulier, devant celles en charge de l’asile (voir paragraphes 20 à 22). Elle relève ensuite que, dans ses observations, le requérant a visé plusieurs rapports internationaux dénonçant les tortures pratiquées à l’encontre des personnes soupçonnées d’appartenir à un réseau terroriste. Elle constate enfin que la demande d’extradition est motivée par des faits liés au terrorisme. Les autorités marocaines soupçonnent, en effet, le requérant d’être un membre actif de la branche d’AQMI, ce que semblent d’ailleurs confirmer les services secrets français. L’existence de risques de traitements contraires à l’article 3 doit donc être examinée au regard de ces circonstances particulières.
A cet égard, la Cour souhaite réaffirmer le caractère absolu de la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains et dégradants prévue par l’article 3 de la Convention, quels que soient les agissements de la personne concernée, aussi indésirables et dangereux soient-ils. Elle tient également à réitérer l’impossibilité de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l’expulsion afin de déterminer si la responsabilité d’un Etat est engagée sur le terrain de l’article 3, tout en soulignant qu’elle a pleinement conscience des difficultés considérables que les Etats rencontrent pour protéger leur population de la violence terroriste (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 127 et suiv., CEDH 2008, et Daoudi précité, no 19576/08, §§ 64 et 65).
41. A la lecture des rapports précités (voir paragraphes 29 et 30 ci‑dessus), la Cour considère que la situation des droits de l’homme au Maroc a peu évolué depuis l’arrêt Boutagni c. France (no 42360/08, § 46, 18 novembre 2010) et que les mauvais traitements réservés aux personnes soupçonnées de participation à des entreprises terroristes persistent. La Cour est d’avis qu’au vu du profil du requérant, le risque de violation de l’article 3 de la Convention en cas de retour est réel. Elle note d’ailleurs que le Gouvernement, tout comme les juridictions internes, ont reconnu que les craintes du requérant de subir des persécutions en cas de retour au Maroc étaient plausibles (voir paragraphes 20-23 et 39 ci-dessus).
42. La Cour constate enfin qu’à la différence de l’arrêt Boutagni précité, le Gouvernement n’a, en aucune manière, pris l’engagement de ne pas éloigner le requérant vers le Maroc.
43. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour considère qu’un renvoi du requérant vers le Maroc emporterait violation de l’article 3 de la Convention.
Saidani c. Allemagne du 27 septembre 2009 requête n°17675/18
NON VIOLATION DE L'ARTICLE 3 : ’expulsion vers la Tunisie d’une personne considérée comme une menace pour la sécurité nationale en Allemagne n’est pas contraire à la Convention
Dans sa décision en l’affaire Saidani c. Allemagne (requête no 17675/18), la Cour européenne des droits de l’homme déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable. Cette décision est définitive. L’affaire concerne l’expulsion du requérant de l’Allemagne vers la Tunisie au motif qu’il était considéré comme un criminel potentiel constituant une menace pour la sécurité nationale (« Gefährder »), compte tenu de ses activités pour « l’État islamique ». La Cour a constaté qu’il existait un risque réel que la peine de mort soit infligée à M. Saidani en Tunisie, mais qu’une telle peine devait s’analyser de fait en une réclusion à perpétuité puisqu’il y avait depuis 1991 un moratoire sur les exécutions. Elle n’a vu non plus aucune raison de s’écarter des conclusions du juge interne selon lesquelles il existait clairement dans le droit et la pratique en Tunisie un mécanisme permettant le contrôle des peines de perpétuité dans l’optique ultérieure d’une libération.
LES FAITS
Le requérant, Haykel Ben Khemais Saidani, est un ressortissant tunisien qui est né en 1980 et résidait à Francfort-sur-le-Main (Allemagne).
Le 1er août 2017, le ministère de l’Intérieur du land de Hesse ordonna, avec exécution immédiate, l’expulsion du requérant au motif qu’il était considéré comme une menace pour la sécurité nationale (« Gefährder »). Le requérant saisit la Cour administrative fédérale d’une demande de mesures provisoires, qui fut rejetée en septembre 2007 sous la réserve que les autorités tunisiennes offrent des assurances diplomatiques. En mars 2018, la Cour administrative fédérale modifia sa décision et rejeta dans son intégralité la demande formée par le requérant. Elle constata qu’il existait un risque réel que ce dernier soit condamné à mort ou à la perpétuité en Tunisie. Cependant, compte tenu du moratoire sur l’exécution de la peine capitale et des assurances données par les autorités tunisiennes, il n’y avait aucun risque réel que le requérant soit mis à mort.
En cas de condamnation à la peine de mort, une telle peine devait de fait être considérée comme une peine de perpétuité étant donné que, selon les informations disponibles, chaque peine de mort était tôt ou tard commuée en peine de perpétuité au moyen d’une grâce présidentielle. Par la suite, toute personne purgeant une peine de perpétuité pouvait demander le réexamen de celle-ci et une libération sous condition après avoir passé 15 ans en prison.
Par une décision du 4 mai 2018, signifiée le 7 mai 2018, la Cour constitutionnelle fédérale refusa de statuer sur le recours constitutionnel dont M. Saidani l’avait saisie. Elle jugea que la Cour administrative fédérale avait examiné, sur tous les points de fait et de droit, les circonstances de l’affaire. Elle fit sienne la conclusion que le requérant, quand bien même il serait condamné à la peine de mort, n’avait pas à craindre que celle-ci soit exécutée. Pour autant que la peine de mort constituait de fait une peine de perpétuité, la Cour administrative fédérale n’avait pas excédé sa marge d’appréciation en jugeant que la peine que le requérant encourait en Tunisie était compressible et qu’il avait une chance réaliste, aussi bien de fait que de droit, d’être libéré après avoir passé un certain temps en prison. Ce raisonnement était étayé par des éléments de fait produits par les autorités tunisiennes et par des rapports concernant ce pays. Aucun élément n’indiquait que les possibilités existantes de commuer une peine de mort en peine de perpétuité puis de réduire cette dernière peine ne vaudraient pas pour les personnes condamnées sur la base de la nouvelle loi de lutte contre le terrorisme, le président tunisien ayant auparavant gracié des personnes reconnues coupables d’infractions de terrorisme.
Par une
décision du 7 mai 2018, la Cour a rejeté une demande de mesure conservatoire
tendant à ajourner l’expulsion de Haykel Saidani de l’Allemagne vers la Tunisie.
Articles 2 et 3 de la Convention et article 1 du Protocole no 13
La CEDH rappelle que l’article 2 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 13 interdisent l’extradition et le refoulement vers un autre État où l’intéressé courra un risque réel d’être soumis à la peine de mort, et que l’article 3 de la Convention pose la même interdiction lorsqu’il y a un risque réel de traitement inhumain ou dégradant. La Cour constate que les chefs d’accusation retenus contre M. Saidani en Tunisie peuvent lui faire encourir la peine de mort et que les autorités tunisiennes ont confirmé qu’il existait un risque réel qu’une telle peine soit prononcée. Cependant, chaque peine de mort étant tôt ou tard commuée en peine de perpétuité au moyen d’une grâce présidentielle, M. Saidani ne peut prétendre qu’il craint légitimement d’être exécuté.
La Cour fait sienne l’appréciation par le juge interne des risques à la lumière du moratoire tunisien sur l’exécution de la peine capitale, et tient compte des assurances diplomatiques données à cette fin par les autorités tunisiennes en l’espèce.
De plus, la Cour partage les conclusions du juge interne selon lesquelles la peine de perpétuité que M. Saidani encourt vraisemblablement est compressible et qu’il avait une chance réaliste d’être libéré après avoir passé un certain temps en prison. M. Saidani dispose de deux mécanismes constituant des possibilités légitimes de commutation de peine, à savoir la procédure de libération conditionnelle prévue par le code tunisien de procédure pénale ou une autre grâce présidentielle.
Enfin, la Cour est convaincue que le système de contrôle des peines de perpétuité satisfait à ses principes dégagés sur le terrain de l’article 3 : il repose sur des critères objectifs et prédéterminés dont tout détenu pouvait avoir connaissance à la date de l’imposition de sa peine. Il était donc suffisamment prévisible aux yeux de M. Saidani que la peine capitale serait finalement commuée en peine de perpétuité et que la possibilité ultérieure de libération conditionnelle serait régie non seulement par les règles en matière de grâce mais aussi par les dispositions du code tunisien de procédure pénale. La Cour ne voyant aucune raison de s’écarter des constats et conclusions du juge interne, elle rejette à l’unanimité la requête pour défaut manifeste de fondement.
TOUMI c. ITALIE du 5 AVRIL 2011 Requête no 25716/09
Nouveau renvoi d’un terroriste d’Italie vers la Tunisie en dépit des indications de la Cour et du risque de mauvais traitements.
Cet arrêt démontre les limites de la puissance de la CEDH qui ne peut pas se faire respecter des Etats qui ne respectent plus les règles démocratiques.
Principaux faits
Le requérant, Ali Ben Sassi Toumi, est un ressortissant tunisien né en 1965 et résidant en Tunisie. Il est marié à une ressortissante italienne et père de trois enfants en bas-âge. A l’issue d’une procédure pénale ouverte à son encontre en 2003, le 23 octobre 2007, la cour d’appel de Milan le condamna à six ans de détention pour terrorisme international; cette décision fut confirmée le 11 juin 2008 par la Cour de cassation. Le 18 mai 2009, M. Toumi, qui avait bénéficié d’une remise de peine, fut mis en liberté.
Par un arrêté du même jour, le Préfet de Crotone ordonna son expulsion vers la Tunisie. Toujours le même jour, la Cour européenne des droits de l’homme, saisie par M. Toumi d’une demande de mesures provisoires (application de l’article 39 du Règlement de la Cour)3, indiqua au gouvernement italien de ne pas l’expulser jusqu’à nouvel ordre, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure. Le 19 mai 2009, M. Toumi fut placé en centre de rétention temporaire, en vue de son expulsion. Le Greffe de la Cour, qui en fut informé par l’avocat de M. Toumi, rappela aux autorités italiennes la teneur de la mesure provisoire qu’elle avait indiquée la veille. Le 20 mai 2009, le juge de paix de Crotone valida la décision d’expulsion, mais ordonna un sursis à exécution de 30 jours. Le 21 juin 2009, M. Toumi demanda le statut de réfugié, mais sa demande fut rejetée le 7 juillet 2009. Le 24 juillet 2009, à nouveau informée par l’avocat de M. Toumi de ce que la mise à exécution de l’expulsion était imminente, le Greffe de la Cour rappela à nouveau aux autorités italiennes la mesure provisoire qu’elle leur avait indiquée. Sur ordre du chef de la police de Crotone et après accord du juge de paix de Crotone, M. Toumi fut expulsé le 2 août 2009.
Entre temps, les autorités italiennes avaient obtenu des autorités tunisiennes (le 25 juin 2009) des assurances diplomatiques (respect de la dignité de M. Toumi, garantie d’un procès équitable, de recevoir des visites et des soins médicaux). Celles-ci précisaient que M. Toumi ne faisait pas l’objet de poursuites pour terrorisme.
M. Toumi affirme avoir été arrêté dès son arrivée en Tunisie, torturé pendant sa détention, puis libéré après dix jours sous condition de garder le silence. Il ajoute faire l’objet de menaces continues de la part de la police. Le gouvernement italien, sur la base des informations fournies par les autorités tunisiennes, affirme au contraire que M. Toumi n’a été détenu que trois jours, en attente d’être interrogé dans une affaire en lien avec le terrorisme international, et n’a pas subi de mauvais traitement.
Grief concernant le risque de torture (article 3)
L’expulsion par un État contractant peut engager sa responsabilité au titre de la Convention lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 commande de ne pas procéder à l’expulsion vers ce pays.
Se basant sur les conclusions auxquelles elle est parvenue dans une précédente affaire4 et qui sont confirmées par le rapport 2008 d’Amnesty International relatif à la Tunisie, la Cour estime que des faits sérieux et avérés justifient de conclure à un risque réel de voir M. Toumi subir des traitements contraires à l’article 3 en Tunisie.
Il reste à la Cour à vérifier tout d’abord si les assurances diplomatiques fournies par les autorités tunisiennes suffisent à écarter ce risque, puis si les renseignements relatifs à la situation de M. Toumi après son expulsion ont confirmé l’avis des autorités italiennes.
Sur le premier point, la Cour examine si, au-delà des assurances et des textes en vigueur, l’application effective qui en a été faite dans le cas de M. Toumi était de nature à le protéger contre le risque de traitements interdits par la Convention. Elle constate que les autorités tunisiennes ont étayé leurs assurances, mais n’en relève pas moins que des sources internationales sérieuses et fiables indiquent que les allégations de mauvais traitements ne sont pas examinées par les autorités tunisiennes compétentes, et que les autorités tunisiennes sont réticentes à coopérer avec les organisations indépendantes de défense des droits de l’homme (l’impossibilité pour l’avocat italien de M. Toumi de rendre visite à son client emprisonné en Tunisie confirmant la difficulté d’accès des prisonniers tunisiens à des conseils étrangers indépendants). La Cour ne peut donc pas souscrire à la thèse de l’Italie selon laquelle les assurances données offraient une protection efficace contre le risque sérieux que courait M. Toumi d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3.
Sur le deuxième point, la Cour rappelle que si, pour contrôler l’existence d’un risque de mauvais traitements, il faut se référer en priorité aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion, cela n’empêche pas la Cour de tenir compte de renseignements ultérieurs, qui peuvent servir à confirmer ou infirmer la manière dont l’État en question a jugé du bien-fondé des craintes d’un requérant. La Cour relève que les versions des parties sont divergentes quant aux événements postérieurs à l’expulsion de M. Toumi. En tout état de cause, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, elle considère que les renseignements fournis par le Gouvernement ne sont pas en mesure de rassurer la Cour quant à la manière dont l’Italie a jugé du bien-fondé des craintes du requérant au moment de l’expulsion. La Cour en conclut que la mise à exécution de l’expulsion du requérant vers la Tunisie a violé l’article 3 de la Convention.
Grief concernant le respect de la vie privée et familiale (article 8)
Vu le constat de violation de l’article 3 auquel elle est parvenue, la Cour juge, par quatre voix contre trois, qu’il n’est pas nécessaire de trancher séparément ce grief.
Grief concernant le non-respect de la mesure provisoire indiquée à l’Italie (article 34)
Dans des affaires telles que la présente, où l’existence d’un risque de préjudice irréparable est alléguée de manière plausible, la mesure provisoire indiquée par la Cour a pour but de geler la situation en attendant que la Cour tranche l’affaire ; la mesure provisoire touche donc au fond de la requête. La Cour a, en outre, déjà jugé que l’inobservation de mesures provisoires doit être considérée comme empêchant la Cour d’examiner efficacement le grief du requérant et entravant l’exercice efficace de son droit et, partant, comme une violation de l’article 34.
Il n’en va pas autrement dans la présente affaire. L’Italie a expulsé M. Toumi vers la Tunisie alors qu’elle savait la mesure provisoire adoptée aux termes de l’article 39 du Règlement
toujours en vigueur. Certes, M. Toumi a été remis en liberté et a pu reprendre contact avec son avocat après sa détention en Tunisie (sur laquelle la Cour manque d’informations), mais cela ne signifie pas pour autant que l’Italie a respecté son obligation de n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace du droit de requête individuelle. Le fait que M. Toumi ait été soustrait à la juridiction de l’Italie constitue un obstacle sérieux qui pourrait empêcher le Gouvernement de s’acquitter de ses obligations (découlant des articles 1 et 46 de la Convention) de sauvegarder les droits de l’intéressé et d’effacer les conséquences des violations constatées par la Cour. Cette situation a constitué une entrave à l’exercice effectif par M. Toumi de son droit de recours individuel, droit que son expulsion a réduit à néant.
La Cour conclut donc à la violation de l’article 34.
Al Hanchi c. Bosnie-Herzégovine requête no 48205/09 du 15 novembre 2011
La Tunisie n'est plus un Etat dangereux, il est possible de lui renvoyer ses ressortissants islamistes
Le requérant est un ressortissant tunisien, né en 1965 ; il se trouve actuellement au centre d’immigration d’Istocno, à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine).
Le requérant arriva en Bosnie-Herzégovine pendant la guerre de 1992-1995 et rejoignit les moudjahidines étrangers. Le phénomène des moudjahidines est décrit par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) comme un mouvement religieux au sein duquel les Musulmans se livrent à un « djihad », ou guerre sainte. Selon les éléments produits devant le TPIY, les moudjahidines étrangers sont arrivés en Bosnie-Herzégovine dans l’intention d’aider leurs frères musulmans à se défendre contre les agresseurs serbes et de répandre leurs croyances qui, d’après eux, sont l’expression la plus fidèle des textes islamiques. Les moudjahidines sont originaires pour la plupart de l’Afrique du Nord, du Proche-Orient et du Moyen-Orient.
En décembre 1995, M. Al Hanchi obtint une carte d’identité nationale sur la base d’une décision falsifiée de février 1992 accordant la nationalité à quelqu’un d’autre. En 1997, il épousa une ressortissante de Bosnie-Herzégovine, avec laquelle il eut deux enfants, nés respectivement en 1998 et 2000.
En avril 2009, à la faveur d’un contrôle aléatoire, les autorités établirent que le requérant était un immigré clandestin. En conséquence, l’intéressé fut placé dans un centre d’immigration à Sarajevo en vue de son expulsion. Sa demande de contrôle juridictionnel de la régularité de sa détention fut rejetée pour tardiveté, et sa détention fut prolongée de mois en mois.
En mai 2009, sur la base de rapports des services secrets, le service des étrangers décida que M. Al-Hanchi représentait une menace pour la sécurité nationale et ordonna son expulsion, assortie d’une interdiction de territoire de cinq ans. Cette décision, confirmée par le ministère de la Sécurité et la Cour de l’Etat, est actuellement pendante devant la Cour constitutionnelle.
En juillet 2009, M. Al-Hanchi demanda l’asile, alléguant qu’il risquait de subir des mauvais traitements s’il était renvoyé en Tunisie, où il serait selon lui soupçonné de terrorisme. Sa demande fut rejetée et, le 10 décembre 2009, une ordonnance d’expulsion lui fut signifiée. Il saisit immédiatement la Cour européenne des droits de l’homme d’une demande tendant à suspendre son renvoi en Tunisie. La Cour accueillit sa demande de mesures provisoires jusqu’à nouvel ordre.
M. Al-Hanchi présenta également une demande de mesures provisoires contre son expulsion devant la Cour constitutionnelle, laquelle le débouta en janvier 2010. Il est toujours détenu au centre d’immigration de Sarajevo.
Mauvais traitements (article 3)
La Cour rappelle sa jurisprudence établie selon laquelle les États ont le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’expulsion des ressortissants étrangers. Toutefois, il convient de veiller à ce que les expulsions n’exposent pas les personnes concernées à des risques de torture ou d’autres formes de mauvais traitements dans le pays de renvoi.
Ainsi que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et les rapporteurs spéciaux des Nations unies l’ont relevé, des mesures sont actuellement prises en Tunisie pour passer à un système démocratique. Ces mesures comprennent l’amnistie accordée à tous les détenus politiques, la dissolution du service de sécurité d’État, très souvent accusé de violations des droits de l’homme pendant l’ancien régime, et la révocation ou la mise en accusation de certains fonctionnaires de haut rang pour des abus passés.
Si l’on rapporte toujours des cas de mauvais traitements en Tunisie, il s’agit d’incidents sporadiques, et rien n’indique que les Islamistes soient systématiquement visés en tant que groupe depuis le changement de régime. Par ailleurs, les médias se sont largement fait l’écho du retour en Tunisie du dirigeant du principal mouvement islamiste tunisien après un exil de 20 ans et du fait qu’il a pu fonder un parti politique.
De plus, la Tunisie a signé le Protocole facultatif à la Convention des Nations unies contre la Torture, qui met en place un système préventif de visites dans les centres de détention ; la Tunisie a également adopté le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui reconnaît la compétence du Comité des droits de l’homme des Nations unies pour connaître d’affaires individuelles.
Les considérations ci-dessus démontrent la détermination des autorités tunisiennes pour éradiquer une fois pour toutes la culture de la violence et l’impunité qui caractérisaient l’ancien régime politique.
En conséquence, la Cour conclut que M. Al-Hanchi ne court aucun risque de mauvais traitement en cas d’expulsion vers la Tunisie. Partant, son renvoi n’emporterait pas violation de l’article 3.
Autres articles
La Cour rejette les autres griefs de M. Al-Hanchi.
En particulier, elle estime que la détention de l’intéressé en vue de son expulsion respecte strictement le droit interne, que ses conditions de détention sont convenables et que sa détention ne se fonde pas sur des motifs arbitraires.
En outre, quand au manque d’équité allégué de la procédure d’expulsion, la Cour rappelle que les décisions concernant l’entrée, le séjour et l’expulsion de ressortissants étrangers ne relèvent pas de l’article 6 puisqu’elles ne portent pas sur des droits ou obligations de caractère civil.
Par ailleurs, concernant le grief de M. Al-Hanchi relatif à sa vie privée et familiale, la Cour observe qu’elle a déjà établi dans des affaires précédentes qu’un recours devant la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine représente en principe un recours effectif au regard de la Convention. Etant donné que l’affaire du requérant est toujours pendante devant cette juridiction, et que la Convention n’exige pas que les requérants qui soutiennent que leur expulsion emporterait violation de l’article 8 aient accès à un recours ayant un effet suspensif automatique (contrairement aux allégations de violation de l’article 3), le grief est prématuré.
Enfin, la Cour indique au Gouvernement qu’il ne convient pas d’expulser M. Al-Hanchi avant que son arrêt ne soit devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention.
MO C. Suisse du 20 juin 2017 requête 41282/16
Article 3 : Le renvoi de Suisse d’un demandeur d’asile érythréen n’emporterait pas violation de la Conv EDH.
LES FAITS
Le requérant, M. M.O., est un ressortissant érythréen né en 1990. Il a grandi en Érythrée mais réside actuellement en Suisse. M. M.O. entra en Suisse illégalement en juin 2014 et y demanda l’asile. Il fut entendu à trois reprises par les autorités suisses compétentes pour les questions d’asile et de migration avant que sa demande ne soit définitivement rejetée en 2016 et que son renvoi de Suisse ne soit décidé. Il saisit alors le Tribunal administratif fédéral d’un appel contre cette décision et fut débouté. M. M.O. soutenait en substance qu’il risquait de subir des mauvais traitements s’il était renvoyé en Érythrée car il avait déserté pendant qu’il y effectuait son service militaire et qu’il s’était plus tard évadé de prison et avait quitté le pays illégalement en 2013. Les autorités compétentes en matière d’asile et le Tribunal administratif fédéral estimèrent qu’à l’occasion de ses trois entretiens, l’intéressé n’avait pas étayé son allégation, qui n’était ni assez solide sur le fond ni assez détaillée. Ils mentionnèrent également un certain nombre d’incohérences et de préoccupations sur le plan de la crédibilité relativement à des aspects essentiels de son allégation et à son récit dans son ensemble, notamment les circonstances de son départ d’Érythrée. Cependant, dans l’intervalle, l’expulsion de M. M.O. avait été suspendue sur la base d’une mesure provisoire indiquée par la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 39 de son règlement, qui demandait au gouvernement suisse de ne pas expulser le requérant vers l’Érythrée tant que l’affaire serait pendante devant la Cour
EN DROIT
La Cour note que la situation en matière de droits de l’homme en Érythrée est actuellement très préoccupante. Toutefois, aucun des rapports soumis ne conclut que la situation générale dans ce pays est telle à l’heure actuelle qu’un ressortissant érythréen risquerait d’y subir des mauvais traitements s’il y était simplement renvoyé. Dès lors, la Cour estime que la situation générale en matière de droits de l’homme en Érythrée n’empêche pas en soi le renvoi du requérant. La Cour considère donc que la situation personnelle de M. M.O. est déterminante aux fins de l’appréciation de l’affaire. Rappelant que c’est à M. M.O. qu’il incombe d’étayer son allégation, du moins pour autant qu’elle concerne sa situation personnelle, la Cour relève que l’intéressé n’a soumis aucune preuve documentaire directe indiquant qu’il courrait un risque réel de subir des mauvais traitements en Érythrée, en particulier en raison de son départ illégal du pays. M. M.O. s’est au contraire appuyé sur des informations générales relatives à son pays montrant que le départ illégal d’une personne en âge d’être appelée était suffisant pour que cette personne soit perçue comme un déserteur et, par conséquent, pour considérer qu’elle risquait de subir des mauvais traitements si elle était renvoyée de force. La plausibilité du témoignage de l’intéressé devant les autorités et juridictions internes est donc particulièrement décisive. Toutefois, tant les autorités compétentes en matière d’asile que le Tribunal administratif fédéral, dans des décisions solidement motivées, ont estimé que le récit du requérant dans son ensemble n’était pas crédible, y compris relativement à son départ d’Érythrée. Étant donné qu’il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, qui sont en règle générale les mieux placés pour apprécier les éléments de preuve, la Cour souscrit à l’analyse des autorités suisses, à savoir que M. M.O. n’a pas étayé son allégation selon laquelle s’il était renvoyé en Érythrée, il courrait un risque réel d’y subir des traitements inhumains ou dégradants. En conséquence, elle conclut que l’expulsion de M.M.O. vers l’Érythrée n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention. La Cour rejette pour non-épuisement des voies de recours internes le grief que M. M.O. soulève sur le terrain de l’article 4 et selon lequel il serait contraint d’effectuer un service militaire d’une durée indéterminée s’il était renvoyé en Érythrée. En particulier, devant les autorités compétentes en matière d’asile et devant le Tribunal administratif fédéral l’intéressé a principalement allégué qu’il risquait d’être soumis à des mauvais traitements s’il était renvoyé en Érythrée. Il n’a pas soutenu que le service militaire constituait de l’esclavage, de la « servitude » ou un « travail forcé ou obligatoire ». La Cour note que le gouvernement suisse a indiqué que les circonstances de l’espèce permettent au requérant d’engager une nouvelle procédure d’asile dans le cadre de laquelle son grief sous l’angle de l’article 4 de la Convention serait examiné par le Secrétariat d’État aux migrations et, en cas de recours, par le Tribunal administratif fédéral. La Cour décide en outre de continuer à indiquer au Gouvernement en application de l’article 39 de son règlement de ne pas expulser M. M.O. avant que son arrêt ne soit devenu définitif ou jusqu’à nouvel ordre.
Arrêt B.A contre France du 2 décembre 2010, requête 14951/09
La CEDH constate que le requérant qui allègue les actes de torture qu'il peut subir au Tchad s'il est renvoyé ne démontre pas les faits mais elle laisse la chance d'un appel devant la Grande Chambre
a) Principes applicables
38. Dans son analyse des risques de violation de l’article 3 de la Convention en cas d’expulsion d’un individu par un Etat membre, la Cour appliquera les principes développés dans sa jurisprudence (voir, notamment et entre autres, NA. c. Royaume-Uni, précitée, §§ 108-117).
b) Application à l’espèce
39. La Cour constate que l’ensemble des rapports consultés font état d’une situation de conflit déstabilisant le Tchad depuis plusieurs années (paragraphes 22-25 ci-dessus). Le pays subit les répercussions de la violence qui se poursuit au Darfour, entraînant une grande insécurité, notamment dans les régions de l’est.
Cependant, il semble que, bien que la situation générale soit toujours préoccupante, elle soit en voie d’amélioration. En attestent les récents Accords de Dakar conclus entre le Tchad et le Soudan ayant pour but de mettre fin à la guerre qui oppose les deux Etats ainsi que la récente résolution du Conseil de sécurité de l’ONU (1923) organisant le retrait progressif de la MINURCAT (voir « droit pertinent »). La Cour conclut que malgré une situation générale très instable et le conflit qui sévit dans le pays, celle-ci n’est pas suffisante à ce jour pour, en elle-même, causer une violation de l’article 3 de la Convention en cas de retour du requérant vers le Tchad. La Cour devra donc établir si le requérant présente un risque personnalisé suffisant pouvant entraîner une violation des articles 2 et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, F.H. c. Suède, no 32621/06, § 93, 20 janvier 2009).
40. La Cour note en premier lieu qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que le requérant a participé, en 2004, à une formation de sous-officiers organisée en France, qu’il s’est maintenu sur le territoire à son issue et qu’il n’a pas rejoint son corps militaire. Se pose en deuxième lieu la question de savoir si ces éléments sont suffisants pour établir que le requérant encourt toujours un risque d’être soumis à des traitements contraires à la Convention dans son pays en cas de retour.
Le requérant produit devant la Cour un avis de recherche en date du 30 juin 2004, émis par le commandant de la brigade des recherches et qui mentionne qu’il est recherché pour « avoir commis une faute grave dans l’armée nationale tchadienne ». Le requérant affirme qu’il est toujours recherché par les autorités. Le Gouvernement, sans contester l’authenticité de l’avis de recherche, s’étonne de ne pas avoir été saisi de cette désertion par les autorités tchadiennes et exprime des doutes sur le fait que le requérant soit toujours recherché. La Cour constate qu’il ne ressort pas clairement de l’analyse de cette pièce qu’elle ait été émise du fait de la désertion du requérant ou pour une autre infraction militaire. Toutefois, le fait même que les autorités le recherchaient à cette époque n’est pas contesté.
41. Concernant le risque pour le requérant d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, la Cour constate, contrairement aux affirmations du Gouvernement (paragraphe 33 ci-dessus) que le Tchad pratique une répression sévère à l’encontre des déserteurs afin de contrer la multiplication des groupes rebelles combattant contre le Gouvernement. Les autorités françaises ont d’ailleurs reconnu à plusieurs reprises les risques qu’encourraient certains déserteurs en cas de retour au Tchad : en témoignent la décision de la CNDA du 8 février 2007 (paragraphe 20 ci-dessus) qui a accordé le bénéfice de la protection subsidiaire à un élève sous-officier de l’armée de l’air tchadienne, recherché par les autorités militaires de son pays, ainsi que la décision de la cour administrative d’appel de Bordeaux qui, dans un arrêt du 2 juillet 2009, a annulé l’arrêté préfectoral fixant le Tchad comme pays de renvoi pour un militaire tchadien estimant que la peine de prison de longue durée encourue était contraire aux articles L. 513-2 du CESEDA et 3 de la Convention (paragraphe 19 ci-dessus).
42. La Cour note cependant que les profils des intéressés dans les affaires susmentionnées étaient plus marqués que celui de la présente espèce ; le premier n’avait pas seulement décidé d’abandonner les rangs de l’armée tchadienne mais avait participé à des manifestations de protestation et avait communiqué dans la presse sur cet événement ; le second était un militaire ayant le grade d’officier et qui avait fait l’objet d’une note ministérielle le désignant nommément comme un opposant politique et demandant qu’il soit immédiatement interpellé.
43. La Cour souhaite aussi distinguer la présente espèce de l’affaire Saïd c. Pays-Bas, précitée (§§ 11-13), dans laquelle le requérant, déserteur de l’armée érythréenne, se distingua en prenant la parole lors d’une réunion de son bataillon et critiqua ouvertement le commandement. Il fut détenu pendant plusieurs mois sans être traduit devant un tribunal avant de réussir à s’enfuir.
44. Dans la présente affaire, aucun document désignant personnellement le requérant et prouvant que les autorités tchadiennes sont toujours à sa recherche n’a été joint dans la présente procédure. De plus, celui-ci a fui son pays il y a plus de six ans et l’avis de recherche qu’il produit ne mentionne pas le délit de désertion comme cause du mandat. Ainsi, la Cour considère que le risque pour le requérant d’être arrêté dès son arrivée au Tchad et soumis à des mauvais traitements n’apparaît pas fondé.
45. Les mêmes considérations s’appliquent, a fortiori, concernant l’allégation du requérant selon laquelle il sera poursuivi pour désertion et risque d’être condamné à la peine capitale. Ainsi, l’allégation du requérant relevant de l’article 2 n’apparaît pas non plus fondée.
46. Enfin, s’il apparaît, au vu des rapports internationaux, que les personnes soupçonnées de sympathiser avec les groupes rebelles constituent des cibles particulièrement privilégiées pour les autorités, il n’en demeure pas moins que le requérant n’a pas démontré que l’activité politique qu’il mène au sein du RNDP depuis sa désertion entraînerait pour lui un risque de traitements contraires à l’article 3.
47. En conséquence, et au vu des éléments qui précèdent, la Cour est d’avis que le requérant n’a pas établi qu’il encourt des risques relevant des articles 2 et 3 de la Convention, du fait de sa qualité de déserteur ou de son engagement politique en France.
SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR
50. La Cour rappelle que, conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt deviendra définitif : a) lorsque les parties déclareront qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; ou b) trois mois après la date de l’arrêt, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre rejettera la demande de renvoi formulée en application de l’article 43.
51. Elle considère que les mesures qu’elle a indiquées au Gouvernement en application de l’article 39 de son règlement doivent demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que le collège de la Grande Chambre accepte la demande de renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre qui aurait été formulée par l’une des parties ou les deux en vertu de l’article 43 de la Convention.
Arrêt MO.M. c. FRANCE du 18 avril 2013 requête 18372/10
Le Renvoi du requérant au Tchad serait une violation de l'article 3 de la Convention.
34. Sur le fond, la Cour se réfère aux principes applicables en la matière (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, CEDH 2011).
35. En particulier, la Cour considère qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé à un risque de traitements contraires à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments (Saadi, précité, § 129). Elle rappelle également qu’il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, à propos de l’article 3) (art. 3).
36. En outre, l’existence d’un risque de mauvais traitements doit être examinée à la lumière de la situation générale dans le pays de renvoi et des circonstances propres au cas de l’intéressé. Lorsque les sources dont la Cour dispose décrivent une situation générale, les allégations spécifiques du requérant doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (Saadi, précité, §§ 130-131).
37. Enfin, s’il convient de se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait connaissance au moment de l’expulsion, la date à prendre en compte pour l’examen du risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).
38. S’agissant de la situation générale au Tchad, la Cour note que si les relations entre ce pays et le Soudan se sont relativement apaisées depuis l’accord de paix signé en janvier 2010 (voir, en ce sens, B.A. c. France, no 14951/09, § 39, 2 décembre 2010), les menaces sur la sécurité des personnes demeurent et la situation reste instable. Dans ce contexte, il apparaît peu probable que le traitement réservé à ceux qui sont soupçonnés d’avoir collaboré avec les rebelles se soit adouci. Les rapports des ONG locales et des observateurs institutionnels témoignent, par ailleurs, de l’existence de prisons militaires gérées par les services secrets et de la persistance des dysfonctionnements au sein des prisons tchadiennes (voir paragraphes 19-21 ci-dessus).
39. S’agissant des risques personnels encourus en cas de renvoi, le requérant allègue avoir été torturé par les services secrets tchadiens et craindre de l’être à nouveau.
40. La Cour observe que les certificats médicaux produits attestent de la présence de nombreuses cicatrices sur tout le corps du requérant. Si, parmi ces cicatrices, certaines résultent de traitements traditionnels par incisions superficielles, les médecins s’accordent pour attribuer toutes les autres à des actes de torture. En particulier, le docteur H.J., qui possède une expérience décennale sur les questions tchadiennes, affirme que les stigmates présentés par le requérant correspondent aux suites habituellement observées dans les types de torture allégués et sont, en conséquence, cohérents avec le récit de ce dernier. La Cour considère ainsi qu’elle dispose d’éléments suffisants pour rendre vraisemblables les tortures dénoncées par le requérant.
41. La question demeure de savoir si le requérant court le risque de subir des mauvais traitements en cas de retour. Pour établir ce risque, le requérant produit un mandat d’amener pris à son encontre le 2 mars 2009, soit près de trois ans après son départ du Tchad. Le Gouvernement, pour mettre en doute l’authenticité de ce document, se limite à relever qu’il n’existe aucune trace d’un tel mandat dans les bases de données internationales prévues à cet effet. La Cour observe toutefois que si la diffusion internationale d’un mandat atteste de la réalité de celui-ci, sa seule absence de diffusion ne saurait suffire à établir son inexistence, l’Etat émetteur restant libre de diffuser internationalement ou non un tel acte. Le Gouvernement fait ensuite valoir que l’existence d’un risque de mauvais traitements en cas de retour du requérant dans son pays d’origine a été examinée, de manière circonstanciée, par les juridictions internes. La Cour constate cependant que les juridictions nationales, au terme d’une motivation très succincte, se sont bornées à relever l’absence d’éléments probants (voir paragraphes 13 et 14). Par conséquent, la Cour ne saurait se fonder sur l’appréciation du risque faite par les juridictions nationales dans la mesure où elle ne dispose, à cet égard, d’aucun élément explicatif. La Cour observe, en outre, que le requérant produit devant elle plusieurs pièces de nature à étayer son grief tiré de l’article 3, qui sont postérieures aux décisions de l’OFPRA et de la CNDA et qui n’ont donc pas pu être examinées par les juridictions internes (voir paragraphe 26). Le Gouvernement insiste, enfin, sur la demande d’asile faite par le requérant, en mars 2010, sous une fausse identité. Pour critiquable que soit un tel comportement, la Cour retient qu’il n’est pas de nature à influer sur le caractère probant des documents fournis par le requérant lors de sa première demande d’asile.
42. La Cour souligne, par ailleurs, que le militantisme actuel du requérant au sein du RNDP, qui n’est pas contesté par le Gouvernement, accentue encore le risque pour le requérant d’être soumis à des mauvais traitements.
43. La Cour estime ainsi, au vu du profil du requérant, des certificats médicaux établissant qu’il a subi des tortures et de la situation passée et actuelle au Tchad, qu’il existe, dans les circonstances particulières de l’espèce, un risque réel que celui-ci soit soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention de la part des autorités tchadiennes en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi.
44. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour considère qu’un renvoi du requérant vers le Tchad emporterait violation de l’article 3 de la Convention.
RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO
ZM C. FRANCE du 14 novembre 2013 requête 40042/11
UN OPPOSANT DE KABILA NE PEUT ÊTRE RENVOYE EN RDC
a) Principes applicables
59. Sur le fond, la Cour se réfère aux principes applicables en la matière (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008).
60. En particulier, la Cour considère qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé à un risque de traitements contraires à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments (Saadi, précité, § 129). Elle rappelle également qu’il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269). Elle reconnaît que, eu égard à la situation particulière dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, il convient dans de nombreux cas de leur accorder le bénéfice du doute lorsque l’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et des documents soumis à l’appui de celles‑ci. Toutefois, lorsque des informations sont soumises qui donnent de bonnes raisons de douter de la véracité des déclarations du demandeur d’asile, celui-ci est tenu de fournir une explication satisfaisante pour les incohérences de son récit (voir, notamment, Collins et Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007, et N. c. Suède, no 23505/09, § 53, 20 juillet 2010). De la même manière, il incombe au requérant de fournir une explication suffisante pour écarter d’éventuelles objections pertinentes quant à l’authenticité des documents par lui produits (Mo. P. c. France (déc.), no 55787/09, § 53, 30 avril 2013).
61. En outre, l’existence d’un risque de mauvais traitements doit être examinée à la lumière de la situation générale dans le pays de renvoi et des circonstances propres au cas de l’intéressé. Lorsque les sources dont la Cour dispose décrivent une situation générale, les allégations spécifiques du requérant doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (Saadi, précité, §§ 130-131).
62. Dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (Saadi, précité, § 132).
63. Enfin, s’il convient de se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait connaissance au moment de l’expulsion, la date à prendre en compte pour l’examen du risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil 1996‑V).
b) Application des principes
64. La Cour constate que le requérant allègue l’existence d’un risque de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi vers la RDC, non en raison d’une situation de violence généralisée dans ce pays, mais du fait de sa situation personnelle en tant que militant au sein de l’opposition au gouvernement de Joseph Kabila.
65. Il appartient donc à la Cour de déterminer si le requérant, en sa qualité d’opposant politique, risque d’être exposé à des mauvais traitements.
66. Les rapports internationaux consultés (voir paragraphes 42-43) mentionnent que les ressortissants de la RDC renvoyés dans leur pays sont automatiquement interrogés à leur arrivée à l’aéroport par la DGM. Lorsqu’ils sont identifiés comme des opposants au gouvernement Kabila, que ce soit en raison de leur profil politique, militaire ou ethnique, ils risquent ensuite d’être envoyés au centre de détention de la DGM à Kinshasa ou à la prison de la direction des renseignements généraux et services spéciaux (DRGS) de Kin-Mazière. Les rapports font état de détentions pouvant durer de quelques jours à plusieurs mois durant lesquels les personnes incarcérées sont soumises à des traitements inhumains et dégradants, voire subissent des actes de torture.
67. Au regard de ces constatations, la Cour estime que, pour qu’entre en jeu la protection offerte par l’article 3, le requérant doit démontrer qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il présenterait un intérêt tel pour les autorités congolaises qu’il serait susceptible d’être détenu et interrogé par ces autorités à son retour (voir NA. c. Royaume-Uni, précité, § 133, et Mawaka c. Pays-Bas, no 29031/04, § 45, 1er juin 2010).
68. En l’espèce, le requérant allègue avoir eu des activités militantes en tant que caricaturiste au sein de l’opposition, en particulier pour le MLC et l’UDPS, à partir de 2005 et jusqu’en juin 2008, date à laquelle il se réfugia en France.
69. La Cour note que le Gouvernement conteste les dires du requérant selon lesquels il serait connu des autorités en raison de son engagement en tant que caricaturiste auprès des partis d’opposition et estime trop peu étayées ses allégations quant à ses conditions d’incarcération à la prison de Kin-Mazière.
70. La Cour admet que si le requérant a fourni des dessins signés de ses initiales et dénonçant les exactions commises par le gouvernement en place (voir paragraphes 9 et 18), rien ne permet d’établir avec certitude que ceux‑ci ont été effectivement rendus publics par voie d’affichage ou sous forme de tracts.
71. En revanche, la Cour constate que d’autres éléments viennent corroborer le récit du requérant.
72. En effet, pour ce qui est des traitements subis par le requérant durant sa détention en 2006, le certificat médical produit atteste des nombreuses cicatrices et des séquelles psychologiques dont il souffre, établit que ces cicatrices sont compatibles avec les faits rapportés (voir paragraphe 13) et témoigne de la gravité des sévices infligés.
73. De plus, le requérant fut incarcéré à la prison de Kin-Mazière, centre de détention dirigé par la DRGS, division de la police spécialisée dans le renseignement et chargée d’enquêter sur les activités des opposants au gouvernement Kabila (voir paragraphe 41), ce que le Gouvernement ne conteste pas.
74. En conséquence, la Cour estime avéré le passé politique du requérant et constate que sa détention apparaît directement liée à son activité militante au sein de l’opposition.
75. Quant à l’existence d’un risque actuel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi du requérant en RDC, le Gouvernement soutient que le contexte politique a changé en RDC et que les militants du MLC ne sont plus menacés. La Cour observe toutefois que cette organisation fait toujours partie de l’opposition parlementaire. Si la répression systématique des membres du MLC n’a plus cours, les rapports internationaux indiquent toutefois que certains membres du MLC ont été inquiétés jusqu’en 2011 (voir paragraphe 35).
76. Surtout, la Cour relève que le requérant allègue avoir également milité pour d’autres partis d’opposition, tels que l’UDPS, ce que met en doute le Gouvernement. La Cour observe que les dessins du requérant, en particulier ceux réalisés en 2007, comportent des slogans au nom de plusieurs partis d’opposition, dont l’UDPS (voir paragraphe 18). Or les sympathisants de ce parti font aujourd’hui l’objet d’une répression d’une particulière gravité, ceux-ci étant régulièrement soumis à des menaces, intimidations et arrestations arbitraires (voir paragraphe 36).
77. En tout état de cause, le requérant fournit un avis de recherche, dont l’authenticité n’est pas remise en cause par le Gouvernement, daté du 27 août 2010 à son nom et le désignant comme « artiste dessinateur, combattant de la rue, sympathisant de certains mouvements opposants à citer l’exemple MLC » et mentionnant qu’il est recherché pour « évasion de la prison de Kin-Mazière, non-respect des consignes de mise en liberté, atteinte à la sûreté de l’Etat et aux institutions de la République », faits constitutifs de l’infraction de « très haute trahison » sanctionnée par la peine de prison à perpétuité selon le code pénal militaire. Le requérant produit en outre une convocation en date du 3 septembre 2010, lui demandant de se rendre au tribunal de grande instance de Matete à Kinshasa (voir paragraphe 25).
78. La Cour constate que le Gouvernement cite dans ses observations la décision de l’OFPRA du 6 octobre 2010 selon laquelle cette dernière convocation ne comporterait pas « toutes les garanties d’authenticité » (voir paragraphe 26). La Cour observe cependant que l’OFPRA n’apporte aucune justification à l’appui de cette conclusion. Par conséquent, la Cour ne saurait se fonder sur l’appréciation faite par l’OFPRA dans la mesure où elle ne dispose, à cet égard, d’aucun élément explicatif (voir, mutatis mutandis, Mo. M. c. France, no 18372/10, § 41, 18 avril 2013).
79. Ainsi, la Cour estime, au vu du profil du requérant, et notamment de ses liens avec l’opposition, de son incarcération à la prison de Kin-Mazière, du certificat médical explicite corroborant son récit, de l’avis de recherche et de la convocation datés de 2010 émis à son encontre en raison de son engagement militant et indiquant qu’il est poursuivi pour des crimes passibles d’une peine de prison à perpétuité, qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il présente un intérêt tel pour les autorités congolaises qu’il serait susceptible d’être détenu et interrogé par ces autorités à son retour (a contrario voir Xa c. France (déc.), no 36457/08, 25 mai 2010, Mawaka, précité, § 67, M.M. c. France (déc.), no 49029/10, 11 septembre 2012). Il existe donc, dans les circonstances particulières de l’espèce, un risque réel qu’il soit soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention de la part des autorités congolaises en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi.
80. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’un renvoi du requérant vers la RDC emporterait violation de l’article 3 de la Convention.
B et C c. Suisse du 17 novembre 2020 requêtes n° 889/19 et 43987/16
Article 3 : Les autorités suisses n’ont pas suffisamment évalué les risques auxquels un homosexuel serait exposé en cas de renvoi vers la Gambie
La Cour considère que l’incrimination des pratiques homosexuelles ne suffit pas à rendre une décision de renvoi contraire à la Convention. Elle estime néanmoins que les autorités suisses n’ont pas correctement apprécié le risque de mauvais traitements auquel le premier requérant, du fait de son homosexualité, se trouverait exposé en cas de renvoi vers la Gambie, et qu’elles n’ont pas suffisamment cherché à déterminer si l’État le protègerait contre de tels actes aux mains d’acteurs non étatiques. Selon plusieurs autorités indépendantes, les autorités de Gambie refusent d’accorder leur protection aux personnes LGBTI. La Cour considère en outre que la mesure qu’elle a indiquée au Gouvernement en vertu de l’article 39 de son règlement doit demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif.
FAITS
Les requérants, MM. B et C, sont des ressortissants de nationalité gambienne et suisse respectivement. Nés en 1974 et 1948 respectivement, ils résidaient ensemble à Saint-Gall (Suisse) jusqu’au décès du deuxième requérant le 15 décembre 2019. Le premier requérant était arrivé en Suisse en 2008. Sa demande d’asile avait été rejetée, les autorités suisses ayant jugé non crédibles ses allégations selon lesquelles il avait subi des mauvais traitements. En 2014, les requérants conclurent un partenariat enregistré. Le second requérant introduisit une demande de regroupement familial à l’égard du premier requérant, mais sa demande fut rejetée. En appel, le Département de la sécurité et de la justice du canton de Saint-Gall (« le DSJ ») rejeta la demande dont M. B l’avait saisi aux fins d’obtenir le droit de rester en Suisse pendant la procédure de regroupement familial. Le Tribunal fédéral, tenant compte notamment des antécédents judiciaires de l’intéressé dans le canton de Lucerne et du temps qu’il avait passé en prison, confirma cette décision en dernière instance. M. B resta toutefois en Suisse pendant la durée de la procédure de regroupement familial, la Cour ayant indiqué une mesure provisoire.
Le Tribunal fédéral confirma par la suite la décision de rejet de la demande de regroupement familial qui avait été prononcée par le DSJ. Il considéra que le premier requérant disposait en Gambie d’un réseau familial sur lequel il pouvait s’appuyer, et que la condition des homosexuels s’était améliorée dans ce pays. Il estimait que ni les autorités de Gambie ni le public n’auraient connaissance de l’orientation sexuelle du premier requérant. Évoquant ses antécédents judiciaires, il ajouta que l’intéressé n’était pas bien intégré en Suisse. Il conclut qu’il y avait un « intérêt public important » à éloigner le premier requérant et que l’atteinte à ses droits était justifiée.
CEDH
La Cour prononce la jonction des requêtes. Elle considère qu’il n’y a pas de circonstance spéciale propre à justifier qu’elle examine la requête du second requérant, décédé entre-temps.
Article 3
Le premier requérant allègue qu’il a quitté la Gambie parce que l’homosexualité y était activement réprimée, et que les actes homosexuels y sont toujours réprimés par la loi. Or, il considère que l’homosexualité est un élément central de son identité. La Cour rappelle qu’une loi interdisant les actes homosexuels ne suffit pas à rendre un renvoi vers le pays concerné contraire à la Convention. Elle relève qu’il ne fait pas débat que le premier requérant est homosexuel, mais elle souscrit au constat des juridictions internes qui consiste à dire que les allégations selon lesquelles il aurait par le passé subi des mauvais traitements ne sont pas crédibles. La Cour note que le premier requérant réside toujours en Suisse et que c’est donc la situation actuelle en Gambie qui doit être examinée. Elle considère que l’orientation sexuelle d’une personne constitue un élément essentiel de son identité et que personne ne devrait se voir contraint de la dissimuler pour éviter des persécutions. L’orientation sexuelle du premier requérant pourrait être découverte s’il venait à être renvoyé vers la Gambie. Or les autorités internes ont affirmé le contraire. Elles ont en outre omis de rechercher si les autorités gambiennes auraient la capacité et la volonté d’offrir au premier requérant le degré de protection nécessaire contre les mauvais traitements qu’il risquerait de subir aux mains d’acteurs non étatiques à raison de son orientation sexuelle. Le ministère britannique de l’intérieur et les tiers intervenants, notamment, soutiennent que les autorités gambiennes refusent actuellement d’offrir une protection aux personnes LGBTI qui se trouvent sur leur territoire. La Cour considère que les juridictions suisses n’ont suffisamment apprécié ni les risques de mauvais traitements auxquels le premier requérant se trouverait exposé en cas renvoi vers la Gambie, ni le degré de protection que l’État lui offrirait contre tout risque de mauvais traitements aux mains d’acteurs non étatiques. Elle conclut que le renvoi du premier requérant vers la Gambie emporterait violation de la Convention.
Article 8
Les requérants allèguent que l’expulsion du premier requérant porterait atteinte au droit au respect de leur vie familiale et que le fait pour le premier requérant de devoir dissimuler son homosexualité s’analyserait en une atteinte au droit au respect de sa vie privée. Le premier requérant reconnaît que le décès du second requérant a changé la situation, mais il soutient qu’il souhaite malgré tout continuer de vivre dans l’environnement qu’il partageait avec son ancien partenaire. La Cour considère que la question de la séparation physique des deux requérants n’est plus pertinente et qu’il n’y a donc pas lieu d’examiner séparément les griefs fondés sur cet article.
JOSEF c. BELGIQUE Requête 70 055/10 du 27 février 2014
Le renvoi d'une personne qui devait avoir des soins est une violation de la convention
91. La Cour considère que la requérante avait prima facie des griefs défendables à faire valoir devant les juridictions internes tant sous l'angle de l'article 3 que de l'article 8 de la Convention et que, par conséquent, l'article 13 s'applique.
92. La Cour constate que le Gouvernement ne suggère pas que la requérante ne pourrait se prévaloir de la qualité de victime d'une violation alléguée de la Convention en raison de l'absence de mesures de contrainte (voir paragraphes 79 à 82 ci-dessus).
93. La Cour observe, à la lumière des dispositions légales applicables et de la jurisprudence y relative (voir paragraphes 46 et 67 ci-dessus), qu'en droit belge, un ordre de quitter le territoire est une décision administrative exécutoire permettant à l'administration d'en poursuivre l'exécution forcée. En l'espèce, l'ordre donné à la requérante de quitter le territoire pouvait ainsi être exécuté à tout moment à partir du 22 décembre 2010. La Cour estime que cette circonstance suffit pour conclure que la requérante avait droit à un recours permettant un examen effectif de ses griefs.
94. La Cour se réfère, à cette fin, aux principes généraux relatifs à l'effectivité des recours et des garanties à fournir par les États parties en cas d'expulsion d'un étranger en vertu des articles 13 et 3 combinés tels qu'ils sont résumés dans l'arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC] (no 30696/09, §§ 286 à 293, CEDH 2011 ; voir, plus récemment, I.M. c. France, no 9152/09, §§ 127 à 135, 2 février 2012, et De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 77 à 83, CEDH 2012).
95. La Cour constate qu'en droit belge, le recours porté devant le CCE visant l'annulation d'un ordre de quitter le territoire ou d'un refus de séjour n'est pas suspensif de l'exécution de l'éloignement. La loi sur les étrangers prévoit par contre des procédures spécifiques pour en demander la suspension, soit la procédure de l'extrême urgence, soit la procédure de suspension « ordinaire » (voir paragraphes 64 à 73 ci-dessus).
96. La demande de suspension en extrême urgence a pour effet de suspendre de plein droit la mesure d'éloignement. Le CCE peut, dans ce cas, sur la base notamment d'un examen du caractère sérieux des moyens fondés sur la violation de la Convention, ordonner, dans un délai de 72 heures, le sursis à l'exécution des décisions attaquées et prévenir de la sorte que les intéressés soient éloignés du territoire avant un examen approfondi de leurs moyens, à effectuer dans le cadre du recours en annulation.
97. Le Gouvernement fait valoir, ainsi que le CCE l'a souligné dans son arrêt du 27 novembre 2010 (voir paragraphe 46 ci-dessus), que la suspension peut également être obtenue par le jeu d'une autre combinaison de recours : d'abord, un recours en annulation et une demande de suspension ordinaire dans le délai de trente jours à compter de la notification de la décision faisant grief ; ensuite, au moment où l'étranger fait l'objet d'une mesure de contrainte, une demande de mesures provisoires en extrême urgence. Le CCE est alors dans l'obligation légale d'examiner, dans les 72 heures et en même temps, la demande de mesures provisoires en extrême urgence et la demande de suspension ordinaire introduite auparavant. L'introduction de la demande de mesures provisoires en extrême urgence a, à partir du moment de son introduction, un effet de suspension de plein droit de l'éloignement.
98. En vertu de l'interprétation qu'a donnée le CCE de la notion d'extrême urgence, tant la demande de suspension en extrême urgence que la demande de mesures provisoires en extrême urgence nécessitent, pour pouvoir être déclarées recevables et fondées, l'existence d'une mesure de contrainte (voir paragraphes 46 et 67 ci-dessus).
99. En l'espèce, la requérante a saisi le CCE d'un recours en annulation et d'une demande de suspension en extrême urgence dirigés contre la décision de rejet de la demande de régularisation de séjour et l'ordre de quitter le territoire délivrés par l'OE les 20 octobre et 22 novembre 2010 respectivement. Le CCE a constaté qu'en l'absence de mesure de contrainte prise à son égard, la requérante n'avait pas démontré l'extrême urgence de sa situation. Le CCE a donc rejeté la demande de suspension en extrême urgence pour ce motif par un arrêt du 27 novembre 2010.
100. La requérante allègue qu'en rejetant ainsi sa demande de suspension, le CCE l'a privée, en violation de la jurisprudence de la Cour relative à l'article 13 combiné avec l'article 3 de la Convention, de la seule possibilité en droit belge d'obtenir la suspension de plein droit de son éloignement alors que celui-ci pouvait être exécuté à tout moment après le 22 décembre 2010.
101. Le Gouvernement soutient, quant à lui, que la requérante aurait dû utiliser, comme le lui suggérait le CCE par son arrêt du 27 novembre 2010, l'autre combinaison de recours, à savoir un recours en annulation et une demande de suspension ordinaire de l'ordre de quitter le territoire assortie, le moment venu, d'une demande de mesures provisoires en extrême urgence.
102. La Cour observe que ce système, tel que décrit ci-dessus (voir paragraphes 96 et 97 ci-dessus), a pour effet d'obliger l'étranger, qui est sous le coup d'une mesure d'éloignement et qui soutient qu'il y a urgence à demander le sursis à exécution de cette mesure, à introduire un recours conservatoire, en l'occurrence une demande de suspension ordinaire. Ce recours, qui n'a pas d'effet suspensif, doit être introduit dans le seul but de se préserver le droit de pouvoir agir en urgence lorsque la véritable urgence, au sens donné par la jurisprudence du CCE, se réalise, c'est-à-dire quand l'étranger fera l'objet d'une mesure de contrainte. La Cour observe au surplus que, dans l'hypothèse où l'intéressé n'a pas mis en mouvement ce recours conservatoire au début de la procédure, et où l'urgence se concrétise par après, il est définitivement privé de la possibilité de demander encore la suspension de la mesure d'éloignement.
103. Selon la Cour, si une telle construction peut en théorie se révéler efficace, en pratique, elle est difficilement opérationnelle et est trop complexe pour remplir les exigences découlant de l'article 13 combiné avec l'article 3 de disponibilité et d'accessibilité des recours en droit comme en pratique (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 112, CEDH 1999‑IV, M.S.S., précité, § 318, et I.M., précité, § 150). Elle note en outre que si, dans l'hypothèse précitée (voir paragraphe 102 in fine), l'étranger ne retire pas son recours en annulation initial et ne le réintroduit pas, cette fois accompagné d'une demande de suspension ordinaire, le système préconisé par le Gouvernement peut mener à des situations dans lesquelles l'étranger n'est en fait protégé par un recours à effet suspensif ni durant la procédure contre l'ordre d'expulsion ni face à l'imminence d'un éloignement. C'est cette situation qui s'est produite en l'espèce, alors même que la requérante était conseillée par un avocat spécialisé. Eu égard à l'importance du droit protégé par l'article 3 et au caractère irréversible d'un éloignement, une telle situation est incompatible avec les exigences desdites dispositions de la Convention (voir, parmi d'autres, Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007‑II, M.S.S., précité, § 293 et 388, Diallo c. République tchèque, no 20493/07, § 74, 23 juin 2011, Auad c. Bulgarie, no 46390/10, § 120, 11 octobre 2011, Al Hanchi c. Bosnie-Herzégovine, no 48205/09, § 32, 15 novembre 2011, I.M., précité, § 58, De Souza Ribeiro, précité, § 82, Mohammed c. Autriche, no 2283/12, § 72, 6 juin 2013, et M.A. c. Chypre, no 41872/10, § 133, CEDH 2013 (extraits)).
104. La Cour observe en outre que ce système accule les intéressés, qui se trouvent déjà dans une position vulnérable, à agir encore in extremis au moment de l'exécution forcée de la mesure. Cette situation est d'autant plus préoccupante dans le cas d'une famille accompagnée d'enfants mineurs sachant que l'exécution de la mesure sous la forme d'un placement en détention, si elle ne peut pas être évitée, doit être réduite au strict minimum conformément, notamment, à la jurisprudence de la Cour (Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, no 41442/07, 19 janvier 2010, Kanagaratnam c. Belgique, no 15297/09, 13 décembre 2011, et Popov c. France, nos 39472/07 et 39474/07, 19 janvier 2012).
105. La Cour n'estime pas nécessaire de se prononcer sur la possibilité qu'avait la requérante de saisir le juge judiciaire des référés (voir paragraphes 75 à 77 ci-dessus). Il lui suffit de constater que ce recours n'est pas non plus suspensif de plein droit de l'exécution de la mesure d'éloignement et qu'il ne remplit donc pas non plus les exigences requises par l'article 13 de la Convention combiné avec l'article 3 (voir, mutatis mutandis, Singh et autres c. Belgique, no 33210/11, § 97, 2 octobre 2012).
106. Au vu de l'analyse du système belge qui précède, la Cour conclut que la requérante n'a pas disposé d'un recours effectif, dans le sens d'un recours à la fois suspensif de plein droit et permettant un examen effectif des moyens tirés de la violation de l'article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de l'article 13 combiné avec l'article 3 de la Convention.
107. Il s'ensuit qu'il ne saurait être reproché à la requérante de ne pas avoir usé de la multitude de recours devant le CCE ou du recours devant le juge judiciaire des référés pour faire valoir son grief tiré de l'article 3. L'exception tirée par le Gouvernement du non-épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne le grief fondé sur l'article 3 (voir paragraphe 83 ci-dessus) doit donc être rejetée.
108. Vu la conclusion sur l'article 13 combiné avec l'article 3 et les circonstances de l'affaire, la Cour estime qu'il n'est pas nécessaire d'examiner le grief de la requérante sous l'angle de l'article 13 combiné avec l'article 8 de la Convention.
K.A.B C. Suède du 5 septembre 2013 requête 886/11
Une Expulsion vers la Somalie ne comporte aucun risque pour le requérant.
R.D. c. FRANCE du 16 juin 2016 requête 34648/14
Violation de l'article 3 et de l'article 3 combiné à l'article 13, la requérante originaire de Conakry, appartient à l'ethnie peule. Musulmane, elle connaît et épouse un chrétien. Pour sa famille dont le père est IMAM, c'est l'horreur absolu ! Elle se sauve et se réfugie en France pour épouser son amour. Au centre de rétention pour étranger, elle est examinée par des médecins. Les cicatrices relevées sont compatibles avec sa description des faits, prononcée en français.
36. Sur le fond, la Cour se réfère aux principes applicables en la matière (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, CEDH 2011).
37. En particulier, la Cour considère qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé à un risque de traitements contraires à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments (Saadi, précité, § 129, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 113, CEDH 2016). Elle rappelle également qu’il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, F.G. c. Suède, précité, § 118).
38. En outre, l’existence d’un risque de mauvais traitements doit être examinée à la lumière de la situation générale dans le pays de renvoi et des circonstances propres au cas de l’intéressé. Lorsque les sources dont la Cour dispose décrivent une situation générale, les allégations spécifiques du requérant doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (Saadi, précité, §§ 130-131).
39. Enfin, s’il convient de se référer en priorité aux circonstances dont l’État en cause avait connaissance au moment de l’expulsion, la date à prendre en compte pour l’examen du risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil 1996‑V, F.G. c. Suède, précité, § 115).
40. La Cour observe, en premier lieu, que les rapports internationaux relatifs à la situation en Guinée dénoncent le traitement réservé aux femmes (voir paragraphes 19-21). Il ressort également de ces rapports que les autorités guinéennes ne sont pas en mesure d’assurer la protection des femmes dans la situation de la requérante.
41. En deuxième lieu, la Cour prend note des arguments du Gouvernement et, notamment, de ceux relatifs à l’impossibilité d’apprécier l’authenticité des éléments du récit produit par la requérante devant l’OFPRA (voir paragraphes 14 et 34) à l’occasion d’un entretien qui se déroula à une date antérieure à l’établissement des deux certificats médicaux mentionnés ci-dessus.
42. Toutefois, la Cour souligne qu’au‑delà de cet élément, la requérante produit des documents dont le contenu est de nature à rendre crédible le risque allégué. En particulier la Cour relève que le récit de la requérante est étayé par trois documents : les deux certificats médicaux (voir paragraphe 15) d’une part et une copie certifiée conforme du registre d’état civil attestant que la requérante épousa X le 4 novembre 2012 à Conakry.
43. La Cour rappelle, en troisième lieu, que les traitements prohibés par l’article 3 que la requérante craint de subir trouvent leur origine dans les agissements de sa famille. En outre, le récit de la requérante, que le gouvernement n’a pas mis en doute sur ce point, établit que la famille dispose de moyens lui permettant de retrouver la requérante, même si elle s’installait hors de Conakry (voir paragraphe 9).
44. Enfin, en quatrième lieu, eu égard tant aux raisons qui présidèrent à la fuite de la requérante (voir paragraphes 6 à 11 ci‑dessus) qu’aux circonstances dans lesquelles cette fuite se déroula, la Cour estime improbable que le passage du temps ait diminué les risques de mauvais traitements.
45. Dès lors, la Cour estime qu’en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi, la requérante encourrait un risque sérieux de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, ce qui emporterait violation de cette disposition.
ARTICLE 3 COMBINE A L'ARTICLE 13
55. S’agissant des principes applicables, il est renvoyé aux arrêts I.M. c. France (précité, §§ 127-135) et M.E. c. France (précité, §§ 61-64).
56. La Cour est consciente, ainsi qu’elle l’a déjà exprimé dans l’arrêt I.M. c. France (précité, § 142) de la nécessité pour les États confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux. Elle ne remet pas en cause l’intérêt et la légitimité de l’existence d’une procédure prioritaire, en plus de la procédure normale de traitement des demandes d’asile, pour les demandes dont tout porte à croire qu’elles sont infondées ou abusives. La Cour a jugé, quant à l’effectivité du système de droit interne pris dans son ensemble, que, si les recours exercés par le requérant étaient théoriquement disponibles, leur accessibilité en pratique avait été limitée par plusieurs facteurs liés, pour l’essentiel, au classement automatique de sa demande en procédure prioritaire, à la brièveté des délais de recours à sa disposition et aux difficultés matérielles et procédurales d’apporter des preuves alors que le requérant se trouvait en détention ou en rétention (I.M. c. France, précité, §§ 49-63, §§ 64-74 et § 154). La Cour a conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 après avoir constaté qu’il s’agissait d’une première demande d’asile et que le requérant, gardé à vue puis détenu, n’avait pas eu la possibilité de se rendre en personne à la préfecture pour introduire une demande d’asile comme l’exige le droit français (ibid., §§ 141 et 143).
57. Dans les arrêts M.E. c. France (précité, §§ 65-70) et K.K. c. France (no 18913/11, §§ 66-71, 10 octobre 2013), la Cour est arrivée à la conclusion inverse après avoir constaté que les requérants avaient particulièrement tardé à présenter leur demande d’asile et, partant, qu’ils avaient pu rassembler, au préalable, toute pièce utile pour documenter une telle demande. En outre, dans l’arrêt Sultani c. France (no 45223/05, §§ 64‑65, CEDH 2007-IV (extraits)), la Cour a estimé que le réexamen d’une demande d’asile selon le mode prioritaire ne privait pas l’étranger en rétention d’un examen circonstancié dès lors qu’une première demande avait fait l’objet d’un examen complet dans le cadre d’une procédure d’asile normale. Le simple fait qu’une demande d’asile soit traitée en procédure prioritaire et donc dans un délai restreint ne saurait en conséquence, à lui seul, permettre à la Cour de conclure à l’ineffectivité de l’examen mené.
58. En l’espèce, la Cour observe que la requérante déposa une première demande en France le 2 mai 2014 et que, du fait du classement en procédure prioritaire, elle ne bénéficia que de délais de recours réduits pour préparer une demande d’asile complète et documentée en langue française, soumise à des exigences identiques à celles prévues pour les demandes déposées selon la procédure normale.
59. La Cour relève cependant qu’il n’est pas contesté que la requérante était convoquée le 23 mai 2014 en préfecture. Elle a néanmoins été interpellée le 28 avril 2014 alors qu’elle tentait de quitter le territoire français pour la Grande‑Bretagne sous une fausse identité. Cette circonstance est à l’origine de son placement en rétention et du caractère prioritaire de l’examen de sa demande d’asile.
60. La Cour en déduit que la requérante, contrairement à l’affaire I.M. c. France précitée, était libre, a disposé de deux mois pour rédiger le récit des faits à l’origine de son départ et de ses craintes en cas de retour ainsi que pour se procurer les documents de nature à étayer sa demande d’asile.
61. La Cour note en particulier que si le temps de présence de la requérante en France est notablement plus bref que celui des requérants dans les affaires M.E. c. France (précité) ou K.K. c. France (précité), la requérante bénéficiait du soutien de la plate-forme d’information et d’accueil des demandeurs d’asile et de la Croix-Rouge de Châlons-en-Champagne. De surcroît, la requérante s’était déjà vu fixer un rendez-vous avec les services préfectoraux en vue du dépôt d’une demande d’asile. La Cour en déduit que la requérante avait nécessairement des informations sur la procédure d’asile en France mais également commencé à préparer sa propre demande qu’elle n’avait pas encore finalisée.
62. La Cour constate que la requérante n’allègue pas avoir rencontré des difficultés particulières liées à la barrière de la langue ou à l’indisponibilité d’une assistance juridique dans le centre de rétention.
63. La Cour souligne enfin qu’outre sa demande d’asile, la requérante a pu, lorsqu’elle a fait l’objet d’un arrêté préfectoral portant obligation de quitter le territoire français, former un recours suspensif devant le tribunal administratif (voir paragraphe 13 ci‑dessus).
64. Eu égard aux circonstances de l’espèce, la requérante ne peut valablement soutenir que l’accessibilité des recours disponibles a été affectée par la brièveté des délais dans lesquels ils devaient être exercés et par les difficultés matérielles rencontrées pour obtenir les preuves nécessaires (voir, mutatis mutandis, M.E. c. France, précité, §§ 65-70). Ces considérations amènent la Cour à conclure à l’absence de violation de l’article 13 combiné avec l’article 3
SOW c. BELGIQUE du 19 janvier 2016 requête 27081/13
Non violation de l'article 3 : la requérante qui a subi une excision de type 1 de la part de sa famille, peut être renvoyée en Guinée. A 28 ans, armée d'une éducation progressiste elle sait se défendre et sa famille ne pratique pas un Islam wahhabite mais dit "tolérant". Le renvoi de cette femme vers la Guinée ne la soumettrait pas à la torture, soit à une excision de type 2 ou 3.
a) Principes généraux
59. La Cour rappelle que les États contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Cependant, l’expulsion par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 124-125, CEDH 2008, N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, § 30, CEDH 2008, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 113-114, CEDH 2012).
60. Quant aux éléments à prendre en compte pour évaluer le risque d’exposition à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, la Cour renvoie aux principes généraux dégagés dans sa jurisprudence (Saadi, précité, §§ 128-133).
61. Aussi, la Cour considère qu’eu égard au fait que l’article 3 consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques et proscrit en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, il faut impérativement soumettre à un contrôle attentif (Sultani, précité, § 63) et à un examen indépendant et rigoureux tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention (Jabari, précité, § 50).
b) Application au cas d’espèce
62. Il n’est pas contesté qu’exposer un adulte, contre sa volonté, ou un enfant à une MGF serait constitutif d’un mauvais traitement contraire à l’article 3 de la Convention (voir Collins and Akaziebie, décision précitée, Izevbekhai et autres, décision précitée, § 73, et Omeredo c. Autriche (déc.), no 8969/10, 20 septembre 2011). Il n’est pas davantage contesté que les filles et femmes guinéennes ont traditionnellement été soumises à des MGF et que, dans une très large mesure, elles continuent de l’être. En l’espèce, la requérante a fait l’objet d’une MGF de type I. La question cruciale est donc de savoir s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que la requérante courrait un risque réel de subir une ré-excision si elle était rapatriée en Guinée.
63. Les autres motifs d’asile rapportés par la requérante dans ses deux premières demandes d’asile – notamment le mariage forcé – n’ont pas été réitérés devant la Cour. Celle-ci n’examinera donc pas le risque de violation de l’article 3 au regard de ces allégations.
64. D’emblée, la Cour observe que la requérante craint d’être ré-excisée à l’initiative de son oncle, et non pas par les autorités guinéennes. À cet égard, la Cour rappelle qu’en raison du caractère absolu du droit garanti, il n’est pas exclu que l’article 3 de la Convention trouve aussi à s’appliquer lorsque le danger émane de personnes ou de groupes de personnes qui ne relèvent pas des autorités publiques, dans les cas où il apparaît que les autorités de l’État de destination ne sont pas en mesure d’y obvier par une protection appropriée (H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III).
65. Aussi, la Cour rappelle qu’en principe les autorités nationales sont mieux placées pour apprécier la crédibilité du requérant si elles ont eu la possibilité de le voir, de l’entendre et d’apprécier son comportement (R.C. c. Suède, no 41827/07, § 52, 9 mars 2010). En l’espèce, la Cour ne voit pas de raison de ne pas suivre les conclusions tirées par les instances d’asile belges.
66. En effet, la Cour note qu’après un examen circonstancié et approfondi de la première demande d’asile, les instances compétentes ont conclu, d’une part, que le récit de la requérante n’était pas crédible et, d’autre part, qu’elle ne courait pas de risque d’être soumise à une ré-excision en cas de renvoi vers la Guinée. Pour arriver à une telle conclusion, le CGRA s’est basé notamment sur un rapport duquel il ressortait que la ré-excision n’était pratiquée que dans des cas déterminés en Guinée, dans lesquels la requérante ne tombait pas. En outre, sur ce point, le CCE considéra que la requérante n’avait fourni aucune information ou indication crédible ou un quelconque commencement de preuve pour établir sa crainte (voir paragraphe 13, ci-dessus). La Cour ne voit aucun élément du dossier ou des rapports internationaux sur la situation générale en Guinée consultés (voir paragraphes 38-42, ci-dessus) permettant de penser que les conclusions auxquelles sont parvenues les instances d’asile nationales en l’espèce étaient arbitraires ou manifestement déraisonnables. La Cour relève d’ailleurs que, dans son recours devant le CCE dans le cadre de sa première demande d’asile, la requérante n’a pas contesté les rapports cités par le CGRA pour rejeter le risque de ré-excision.
67. Le fait que le CCE ait, dans certaines autres affaires, sur base notamment d’une évaluation des circonstances particulières de chaque affaire, reconnu le risque de ré-excision de jeunes femmes guinéennes (voir paragraphe 34, ci-dessus), n’est pas de nature à modifier ce constat.
68. Aussi, la Cour prend note de la situation personnelle actuelle de la requérante. En effet, la requérante n’ayant pas été expulsée à ce jour, la date à prendre en compte pour évaluer le risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Saadi, précité, § 133). La Cour relève que la requérante est maintenant âgée de vingt-huit ans. Elle a reçu une éducation progressiste et a clairement exprimé son opposition à la pratique des MGF. Sa mère, qui semble être la seule personne de sa famille avec laquelle la requérante est toujours en contact, serait elle aussi progressiste et contre la pratique des MGF, et elle n’a d’ailleurs elle-même pas été excisée. La Cour en conclut que la requérante ne peut pas être considérée comme