LE TRIBUNAL DOIT ÊTRE ÉTABLI PAR LA LOI
LA LOI DOIT ÊTRE PRÉVISIBLE
ARTICLE 6-1 DE LA CONVENTION
rédigé par Frédéric Fabre docteur en droit.
Article 6§1 en ses termes compatibles
"Toute personne a droit que sa cause soit entendue ( ) par un tribunal ( ) établi par la loi"
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LE TRIBUNAL DOIT ÊTRE ÉTABLI PAR LA LOI
Advance Pharma sp. z o.o c. Pologne (requête n o 1469/20
Art 6 : Dysfonctionnement systémique dans la procédure de nomination des juges en Pologne La chambre civile de la Cour suprême composée de juges nouvellement nommés n’est pas « un tribunal indépendant et impartial établi par la loi »
La société requérante soutenait que la chambre civile de la Cour suprême, qui avait statué dans une affaire la concernant, n’était pas « un tribunal établi par la loi » et manquait d’impartialité et d’indépendance. Elle se plaignait, en particulier, du fait que cette chambre était composée de juges nommés par le président polonais sur recommandation du Conseil national de la magistrature (« le CNM »), l’organe constitutionnel polonais garant de l’indépendance des tribunaux et des juges qui est sujet à controverse depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle législation en vertu de laquelle, notamment, ses membres juges ne sont plus élus par des juges mais par la Diète (Sejm, la chambre basse du Parlement). Cette affaire est l’une des 94 requêtes actuellement pendantes contre la Pologne, la plupart introduites entre 2018 et 2022, concernant divers aspects de la réorganisation du système judiciaire polonais initiée en 2017. Pour l’heure, la Cour a rendu quatre arrêts, dont trois sont définitifs. Comme dans les affaires précédemment examinées, la Cour souligne qu’elle n’a pas pour tâche d’apprécier la légitimité de la réorganisation du pouvoir judiciaire polonais dans son ensemble, mais de déterminer si les modifications apportées ont porté atteinte aux droits découlant pour la société requérante de l’article 6 § 1 de la Convention et, dans l’affirmative, de quelle manière. La Cour estime que la procédure de nomination des juges de la chambre civile de la Cour suprême a été indument influencée par les pouvoirs législatif et exécutif. Elle y voit une irrégularité fondamentale qui a entaché la procédure dans son ensemble et compromis la légitimité de la chambre civile de la Cour suprême qui a examiné l’affaire de la société requérante. La chambre civile n’est donc pas « un tribunal indépendant et impartial établi par la loi » au sens de la Convention européenne. L’arrêt se rapproche de ceux rendus le 22 juillet 2021 dans l’affaire Reczkowicz c. Pologne (no 43447/19) et le 8 novembre 2021 dans l’affaire Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne (nos 49868/19 et 57511/19) concernant les autres chambres de la Cour suprême. Dans cette dernière affaire, la Cour a également constaté une violation manifeste du droit interne en ce que le président de la République polonaise avait procédé à la nomination de juges malgré une ordonnance définitive suspendant l’application des résolutions par lesquelles le CNM recommandait la nomination de certains magistrats à la Cour suprême. Pour la Cour, la violation des droits de la société requérante trouve son origine dans les modifications apportées à la législation polonaise, qui ont privé la magistrature polonaise du droit d’élire les membres juges du CNM et permis aux pouvoirs exécutif et législatif d’interférer, directement ou indirectement, dans la procédure de nomination des juges, compromettant ainsi systématiquement la légitimité d’une juridiction composée de juges nommés de cette manière. On ne peut qu’en conclure que les activités du CNM, tel que composé par la loi modificative de 2017, et l’implication de celui-ci dans la procédure de nomination des juges ont perpétué le dysfonctionnement systémique établi par la Cour et pourraient aboutir à une aggravation de la crise de l’état de droit en Pologne. Une action rapide de l’État polonais pour y remédier est donc requise. Il incombe à la Pologne de tirer les conclusions qui s’imposent de cet arrêt et de prendre toute mesure appropriée propre à régler les problèmes à l’origine des violations constatées par la Cour et à empêcher que des violations similaires ne se produisent à l’avenir.
FAITS
La requérante, Advance Pharma sp. z o.o, est une société à responsabilité limitée ayant son siège à Varsovie. Elle commercialisait un complément alimentaire destiné aux hommes souhaitant améliorer leurs performances sexuelles, dont la vente était sa seule source de revenus, qui s’élevaient en 2010 à 20 millions de zlotys polonais (environ 4,8 millions d’euros). En 2010, le produit fut retiré du marché après que des contrôles réalisés par l’Institut pharmaceutique national avaient révélé que des échantillons du produit contenaient une molécule active non autorisée dans les compléments alimentaires et non mentionnée sur l’étiquette du produit. La société requérante suspendit ses activités et fit appel de la décision de l’Inspection pharmaceutique principale de retirer le produit du marché. Au cours de la procédure d’appel, les juridictions administratives annulèrent la décision litigieuse au motif que l’inspecteur n’avait pas établi si le produit était un complément alimentaire ou un médicament et que la décision était contraire au droit interne. La société requérante qui, dans l’intervalle, avait détruit ses stocks du complément alimentaire en question engagea, en 2014, une action en réparation contre l’État. Les tribunaux constatèrent notamment que la société requérante avait détruit de sa propre initiative les stocks du produit, alors que l’inspecteur n’avait fait qu’ordonner son retrait du marché. Ils estimèrent, par ailleurs, que la société n’avait pas prouvé qu’elle avait été empêchée de réintroduire son produit sur le marché après l’avoir rendu conforme à la réglementation en vigueur et qu’elle n’avait ainsi pas prouvé le lien de causalité entre les dommages invoqués et l’action de l’inspecteur. Après avoir été déboutée à deux degrés de juridiction, la société requérante forma un pourvoi devant la Cour suprême. Le collège de trois juges de la chambre civile de la Cour suprême qui examina – et rejeta – le pourvoi était entièrement composé de juges nouvellement nommés dans le cadre de la procédure impliquant le nouveau CNM institué en 2018.
Article 6 § 1
La Cour examine l’affaire à la lumière des critères établis par la Grande Chambre dans l’arrêt rendu dans l’affaire Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande (no 26374/18) en décembre 2020 et appliqués également dans les arrêts Reczkowicz c. Pologne (no43447/19) rendu en juillet 2021 et Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne (nos 49868/19 et 57511/19) rendu en novembre 2021. La Cour constate, tout d’abord, une violation manifeste du droit interne qui a porté atteinte aux règles fondamentales de procédure pour la nomination de juges à la chambre civile de la Cour suprême, à raison du fait que le CNM, tel qu’établi par la loi modificative sur le CNM du 8 décembre 2017, n’offrait pas de garanties suffisantes d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs législatif ou exécutif. Elle estime ensuite que la nomination par le président polonais des juges recommandés par le CNM (résolution n o 330/2018) à la chambre civile de la Cour suprême, alors même qu’une décision rendue le 27 septembre 2018 par la Cour administrative suprême avait suspendu la résolution du CNM, s’analyse en une autre violation du droit interne. Elle rappelle, comme elle l’a dit dans l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek, que la méconnaissance délibérée d’une décision de justice contraignante et l’ingérence dans le cours de la justice afin de minimiser la validité d’un contrôle juridictionnel en cours portant sur la nomination de juges ne peuvent qu’être qualifiées de méconnaissance grave de l’état de droit. Au vu de ce qui précède, la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire de déterminer s’il y a également eu une violation distincte du droit interne résultant du fait que le président avait procédé à l’annonce de postes vacants à la Cour suprême sans la contre-signature du Premier ministre. La Cour considère qu’une procédure de nomination de juges qui a été indument influencée par les pouvoirs législatif et exécutif est en elle-même incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention et que la procédure polonaise a compromis, en tant que telle, la légitimité de la chambre civile de la Cour suprême. Il a ainsi été porté atteinte au droit de la société requérante à un « tribunal établi par la loi ». Pour parvenir à cette conclusion, la Cour se réfère en particulier aux décisions de la Cour suprême polonaise selon lesquelles les juges de la Cour suprême nommés au cours de la procédure impliquant le CNM ne constituent pas un tribunal composé conformément au droit interne. Elle considère que ces décisions ont été fondées sur des arguments convaincants, notamment sur une appréciation approfondie et attentive du droit polonais pertinent du point de vue des normes fondamentales de la Convention et du droit de l’Union européenne. Elle tient également compte des décisions de la Cour de justice de l’Union européenne, ainsi que des nombreux rapports et évaluations établis par des institutions européennes et internationales. La Cour conclut que la formation de la chambre civile de la Cour suprême, qui a examiné l’affaire de la société requérante, n’est pas un « tribunal établi par la loi ». Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. En ce qui concerne la question de savoir si ces mêmes irrégularités ont également compromis l’indépendance et l’impartialité de la chambre civile de la Cour suprême, la Cour estime que cette question est liée au même problème sous-jacent de la procédure intrinsèquement défaillante de nomination des juges et qu’elle y a déjà répondu dans son examen du grief selon lequel cette chambre ne répondait pas aux critères d’un « tribunal établi par la loi ». Il n’est donc pas nécessaire d’en poursuivre l’examen.
Bilgen c. Turquie du 9 mars 2021 requête n o 1571/07
Article 6 : Absence de contrôle juridictionnel de la mutation d’un juge
L’affaire concerne un haut magistrat du tribunal administratif régional d’Ankara qui fut muté sans son consentement dans un autre tribunal d’un district judiciaire inférieur par un décret du Haut Conseil des juges et des procureurs qui n’avait pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel. Après avoir rappelé l’importance de la séparation des pouvoirs, la Cour estime en particulier que le fait de refuser au requérant l’accès à un tribunal pour une question importante relative à sa carrière n’a pas poursuivi un objectif légitime, a pu potentiellement porter atteinte à l’indépendance judiciaire, et a donc violé les droits de l’intéressé.
FAITS
En 1979, le requérant fut nommé juge rapporteur débutant au Conseil d’État. En 1998, après une carrière judiciaire diversifiée, il devint président de la quatrième chambre du tribunal administratif d’Ankara. En 2005, il fut affecté en qualité de juge au tribunal administratif régional d’Ankara, par un décret du Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK), sans son consentement. Une objection formulée par le requérant fut rejetée par le comité d’examen des oppositions par une décision qui était insusceptible de recours devant un tribunal ordinaire. En 2006, il fut muté au tribunal administratif régional de Sivas. Celui-ci est un tribunal de catégorie inférieure à celui où il avait précédemment exercé ses fonctions. Cette décision ne fut pas motivée. Le Gouvernement présenta une évaluation de la performance professionnelle du requérant réalisée en 2005, dans laquelle l’intéressé avait obtenu une appréciation « moyenne » et où il était indiqué qu’il « (…) serait approprié de relever le requérant de ses fonctions de président et de le muter dans un tribunal autre que celui d’Ankara ». Le requérant indiqua que, du fait de cette évaluation, il se vit refuser une augmentation de salaire. Le 27 juillet 2006, le requérant introduisit devant le HSYK une demande de réexamen de la décision de le muter au tribunal de Sivas. Il soutenait que les décisions avaient été prises sans son consentement, ce qui avait porté atteinte à son indépendance judiciaire et porté préjudice à sa réputation professionnelle. Sivas étant situé à 440 km de son domicile, son affectation à cet endroit aurait porté atteinte à son droit au respect de sa vie familiale. En réponse, le ministère de la Justice indiqua seulement que les mutations avaient été effectuées sur la base de l’utilité pour le service. Cette décision était insusceptible de recours devant un tribunal ordinaire.
En 2007, le requérant demanda au ministère que lui soit donné connaissance des raisons ayant fondé son appréciation « moyenne ». Le ministère répondit que les formulaires d’évaluation étaient classifiés et ne relevaient pas de la loi relative au droit à l’information. En 2007 également, à la suite d’une demande du requérant, le Comité d’inspection du ministère de la Justice indiqua qu’il avait été informé de son appréciation et qu’il avait reçu une liste de recommandations en vue d’une amélioration, que l’intéressé ne contesta pas à l’époque. En 2007, le requérant demanda à bénéficier d’une mise à la retraite anticipée.
Pas de tribunal
La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et peut être limité lorsque le but est légitime et la limitation proportionnée. La Cour souligne également l’importance de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. La Cour note que le cadre juridique en Turquie ne prévoit pas pour les juges de garantie géographique. Par conséquent, elle considère que les dispositions de la Constitution turque et les dispositions pertinentes du droit interne garantissant l’indépendance judiciaire en Turquie ont assuré au requérant, qui était un juge à l’époque, le droit à être protégé contre une mutation arbitraire. La Cour estime pouvoir se référer aux normes internationales relatives à l’indépendance de la justice pour interpréter l’existence d’un droit au niveau interne. Enfin, la Cour juge que le droit en question revêt un caractère civil. La Cour rappelle que les litiges entre les fonctionnaires et l’État entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention, sauf si deux conditions sont remplies, tel qu’exposé dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres2 : la législation doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour régler le litige et l’exclusion doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. Même si, en l’espèce, la législation pertinente a expressément exclu l’accès à un tribunal, la Cour estime, compte tenu du rôle particulier du pouvoir judiciaire et de l’importance de la séparation des pouvoirs, que l’on ne saurait justifier par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État le fait de soustraire des membres de la classe judiciaire aux garanties de l’article 6 en matière de questions relatives aux conditions de leur emploi.
La Cour note que la décision de muter le requérant n’a pas été examinée, ni ne pouvait être examinée, par un tribunal ordinaire ou par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, conformément à la Constitution. L’absence de contrôle juridictionnel était donc légale. La Cour devait statuer sur la question de savoir si l’absence de contrôle juridictionnel des décisions relatives au transfert avait été conforme à la Convention. La Cour rappelle l’importance que revêtent l’indépendance judiciaire et les garanties procédurales pour protéger cette indépendance en ce qui concerne les décisions affectant la carrière d’un juge. Elle relève, entre autres, les préoccupations suscitées au niveau international par l’utilisation abusive du mécanisme de mutation contre les juges en Turquie. En définitive, ce qui est en jeu est la confiance dans le pouvoir judiciaire et l’indépendance personnelle des juges. La Cour conclut que le défaut d’accès du requérant à un tribunal n’a pas poursuivi un but légitime. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Eminağaoğlu c. Turquie du 9 mars 2021 requête no 76521/12
Article 6 : Sanction disciplinaire infligée à un magistrat ayant exercé sa liberté d’expression : plusieurs violations de la Convention
La Cour dit que le volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention s’applique en l’espèce, à la lumière de la seconde condition posée dans sa jurisprudence Vilho Eskelinen et autres c. Finlande2 . La Cour juge ensuite que la sanction infligée à M. Eminağaoğlu par l’autorité disciplinaire compétente n’a pas été examinée par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires ou par un tribunal ordinaire.
FAITS :
Le requérant, Ömer Faruk Eminağaoğlu, est un ressortissant turc né en 1967. Il réside à Ankara. À l’époque des faits, M. Eminağaoğlu était magistrat ; il était également le président de Yarsav, une association de magistrats. M. Eminağaoğlu débuta une carrière de magistrat en 1989. En 1998, il fut nommé procureur de la République près la Cour de cassation. En 2011, il fut nommé juge à Istanbul.
Le 13 juin 2012, alors qu’il était magistrat de première classe, il fut muté à Çankırı par la seconde chambre du Conseil supérieur des juges et des procureurs (CSJP), à la suite de l’infliction d’une sanction disciplinaire en raison de ses déclarations et de ses critiques, notamment dans des affaires judiciaires médiatiques. La seconde chambre du CSJP considéra que, par ses déclarations, M. Eminağaoğlu avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession et qu’il avait perdu la dignité et la considération personnelle. Par la suite, M. Eminağaoğlu fit opposition contre cette décision, mais sa sanction fut confirmée par l’assemblée plénière du CSJP qui décida toutefois de ne pas retenir certaines charges portées à l’encontre de lui. La décision étant ainsi devenue, M. Eminağaoğlu fut muté à son nouveau lieu d’affectation. Le 15 avril 2015, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi n° 6572, le CSJP réexamina la sanction disciplinaire de M. Eminağaoğlu et décida de la remplacer par un blâme, sans modifier les charges retenues contre lui.
CEDH
a) Les principes pertinents relatifs à un droit à un tribunal indépendant et impartial
89. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui requiert l’existence d’une voie judiciaire effective permettant à la personne concernée d’obtenir la sanction de ses droits de caractère civil. Chaque justiciable a le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. L’article 6 § 1 consacre ainsi le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (voir, entre autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, Al‑Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, 21 juin 2016, et Naït‑Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 113, 15 mars 2018).
90. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’une autorité qui ne figure pas parmi les juridictions d’un État peut, aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention, s’analyser néanmoins en un « tribunal » au sens matériel du terme (Sramek c. Autriche, no 8790/79, § 36, 22 octobre 1984). Un « tribunal » se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit, avec plénitude de juridiction et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (ibidem, et Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 233, CEDH 2001‑IV). La compétence de décider est inhérente à la notion même de « tribunal ». La procédure devant un « tribunal » doit assurer « la solution juridictionnelle du litige » voulue par l’article 6 § 1 (Benthem c. Pays-Bas, 23 octobre 1985, § 40, série A no 97). Aux fins de l’article 6 § 1, un tribunal ne doit pas nécessairement être une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires. Il peut avoir été institué pour connaître de questions relevant d’un domaine particulier dont il est possible de débattre de manière adéquate en dehors du système judiciaire ordinaire (Rolf Gustafson c. Suède, 1er juillet 1997, § 45, Recueil 1997‑IV). En outre, seul mérite l’appellation de « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction et répondant à une série d’exigences telles que l’indépendance à l’égard tant du pouvoir exécutif que des parties en cause (Beaumartin c. France, 24 novembre 1994, § 38, série A no 296‑B, et Di Giovanni, précité, § 52).
91. Enfin, la Cour renvoie aux principes généraux relatifs aux exigences d’un « tribunal indépendant et impartial » aux stades de la décision et du contrôle de l’affaire, tels que décrits dans l’arrêt Denisov (précité, §§ 60‑65 ; pour ce qui est de la notion de « tribunal établi par la loi », voir, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, §§ 218-234, 1 Décembre 2020).
b) L’approche à retenir pour l’examen des griefs du requérant
92. La Cour relève qu’en l’espèce, à l’issue de l’instruction menée par les inspecteurs judiciaires, le 30 octobre 2009, le ministre de la Justice a autorisé l’engagement de poursuites disciplinaires contre le requérant (paragraphe 10 ci-dessus). Par la suite, le 19 juillet 2011, le CSJP a décidé d’infliger à l’intéressé la sanction de changement du lieu d’affectation (paragraphes 13-14 ci-dessus). Cette sanction a été confirmée par l’assemblée plénière du CSJP, qui a cependant décidé de ne pas retenir certaines charges portées contre le requérant (paragraphe 18 ci-dessus). La sanction disciplinaire ainsi devenue définitive a été exécutée et le requérant a été muté à un nouveau lieu d’affectation (paragraphe 19 ci-dessus). Le 15 avril 2015, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6572, le CSJP a réexaminé la sanction disciplinaire infligée au requérant et a décidé de la remplacer par un blâme sans toutefois modifier les charges retenues contre l’intéressé (paragraphe 25 ci-dessus). Par conséquent, le requérant a fait l’objet d’une sanction disciplinaire à raison de ses déclarations prononcées à différentes occasions.
93. La Cour relève d’emblée que le requérant soutient, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, qu’aucun contrôle juridictionnel sur la procédure disciplinaire n’a été opéré, en violation selon lui de son droit d’accès à un tribunal. L’intéressé estime en outre que la procédure devant le CSJP relative à la sanction disciplinaire litigieuse n’était pas compatible avec les exigences d’indépendance et d’impartialité. Enfin, il se plaint du défaut de motivation des décisions rendues dans son affaire.
94. En l’occurrence, la Cour observe que certains des griefs soulevés devant elle portent sur la composition du CSJP et sur l’absence de contrôle juridictionnel des décisions de ce dernier. Or le CSJP n’est pas considéré dans l’ordre juridique turc comme un « tribunal » : il s’agit d’un organe constitutionnel, exerçant ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les magistrats, en vertu de l’article 159 de la Constitution.
La Cour rappelle que ni l’article 6 § 1 ni aucune autre disposition de la Convention n’obligent les États et leurs institutions à se conformer à un ordre judiciaire donné. À cet égard, elle réitère sa jurisprudence selon laquelle, par le terme « tribunal », l’article 6 § 1 de la Convention n’entend pas nécessairement une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires du pays (Savino et autres, précité, § 91). Par ailleurs, il n’est pas question d’imposer aux États un modèle constitutionnel donné réglant d’une manière ou d’une autre les rapports et l’interaction entre les différents pouvoirs étatiques. Par conséquent, dans son analyse, la Cour doit avant tout rechercher si le CSJP, en tant qu’organe compétent pour imposer des sanctions disciplinaires, peut être considéré comme un « tribunal » au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit, avec plénitude de juridiction et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (Sramek, précité, § 36, et Chypre, précité, § 233), indépendamment de son statut en droit turc. Si la réponse à cette question est négative, la question suivante est de savoir si le requérant a eu la possibilité de soumettre la mesure disciplinaire, imposée par un organe ne satisfaisant pas lui-même aux exigences d’un « tribunal », à l’examen d’une autre instance qui satisfaisait à ces exigences de l’article 6 (voir, par exemple, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132). C’est seulement ainsi, en effet, que la Cour pourra connaître de la substance du grief principal du requérant tiré du droit à un tribunal.
Sur le respect du principe de l’examen de la cause par un « tribunal »
95. La Cour observe que le grief du requérant, formulé non seulement sur le terrain de l’article 6 mais aussi sous l’angle de l’article 13, concerne pour l’essentiel une atteinte alléguée au droit de l’intéressé à un tribunal. Il convient par conséquent d’examiner l’ensemble de la procédure qui s’est soldée par l’imposition d’une sanction disciplinaire au requérant pour répondre à la question de savoir si ce dernier a eu l’occasion de soumettre la mesure disciplinaire litigieuse à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
96. Dans la présente espèce, il convient tout d’abord de rechercher si la seconde chambre du CSJP, lorsqu’elle a entendu la cause du requérant, peut être considérée comme ayant répondu aux exigences d’un « tribunal » au sens de l’article 6 de la Convention. À cette fin, la Cour examinera si l’autorité disciplinaire a exercé une fonction juridictionnelle et quelle a été la nature de la procédure dont elle a été saisie.
97. La Cour souligne que les mesures disciplinaires peuvent avoir de lourdes conséquences sur la vie et la carrière des magistrats sanctionnés, tel le requérant de la présente espèce, auquel il était reproché des faits susceptibles de conduire à sa révocation, c’est-à-dire à une sanction très grave ayant un caractère infamant (voir, mutatis mutandis, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 196). Aussi le contrôle juridictionnel exercé doit-il être adapté à l’objet du litige, c’est-à-dire en l’occurrence au caractère disciplinaire des décisions administratives en question. Cette considération vaut a fortiori pour des procédures disciplinaires dirigées contre des magistrats, ceux-ci devant jouir du respect nécessaire à l’exercice de leurs fonctions. En effet, lorsqu’un État membre engage une telle procédure disciplinaire, ce qui est en jeu c’est la confiance du public dans le fonctionnement et l’indépendance du pouvoir judiciaire, confiance qui, dans un État démocratique, garantit l’existence même de l’État de droit (ibidem).
98. En l’espèce, la Cour constate que la sanction disciplinaire litigieuse a été infligée au requérant par la deuxième chambre du CSJP et a ensuite été confirmée par l’assemblée plénière de ce conseil. D’après le Gouvernement, le CSJP est un organe administratif qui, par ailleurs, bénéficie d’un statut sui generis : en effet, selon le Gouvernement, il s’agit d’un organe constitutionnel exerçant ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les magistrats, en vertu de l’article 159 de la Constitution.
99. Certes la Cour relève, à l’instar du Gouvernement, qu’à l’époque des faits le CSJP, qui était composé majoritairement de membres issus de la magistrature, exerçait ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties offertes aux magistrats. En outre, il ne fait aucun doute que cette instance avait une compétence et un pouvoir de décision exclusif en matière d’organisation du pouvoir judiciaire, de carrière des juges et des procureurs, ainsi que de procédures disciplinaires. Cependant, la Cour souscrit à l’argument du Gouvernement selon lequel le CSJP est un organe non juridictionnel. En effet, tout comme dans l’affaire Özpınar (précitée), il est difficile de dire que, en l’espèce, et alors que le requérant pouvait se voir infliger des sanctions très graves, la procédure menée devant la seconde chambre du CSJP a respecté les exigences des garanties procédurales de l’article 6 de la Convention : il s’agissait en effet d’une procédure se déroulant essentiellement par écrit et offrant très peu de garanties au magistrat concerné (Özpınar, précité, § 77). À cet égard, la Cour observe que la législation pertinente ne contenait pas de règles spécifiques sur la procédure à suivre ou sur les garanties données aux magistrats devant le CSJP ou encore sur la manière dont les preuves devaient être admises et évaluées. En outre, la deuxième chambre du CSJP n’a pas tenu d’audiences, ni convoqué ou entendu de témoins. Enfin, les décisions rendues par cette chambre ne comportaient qu’un raisonnement rudimentaire ne donnant aucune indication sur les motifs ayant conduit cette formation à statuer comme elle l’a fait.
100. Ayant répondu par la négative à la question de savoir si la seconde chambre du CSJP peut être considérée comme un « tribunal », il convient donc de rechercher si le requérant a eu la possibilité de soumettre la mesure disciplinaire à l’examen d’une autre instance qui satisfaisait aux exigences de l’article 6.
101. La Cour observe aussi que les décisions de la seconde chambre du CSJP, chargée de statuer sur les procédures disciplinaires, pouvaient être attaquées par la voie d’une opposition formée devant l’assemblée plénière de ce conseil. Cependant, rien ne donne à penser que cette instance, chargée de contrôler la décision de la seconde chambre, a pu fournir les garanties d’un contrôle juridictionnel. Il suffit à cet égard de rappeler la conclusion ci‑avant sur l’absence de garanties procédurales devant la deuxième chambre du CSJP, qui est également valable pour l’assemblée plénière.
102. Il s’ensuit donc que ni la seconde chambre ni l’assemblée plénière du CSJP ne sauraient être qualifiées de « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
103. À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsqu’une autorité administrative chargée d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas violation de la Convention si la procédure devant cet organe a fait l’objet du « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article » (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58, et Tsfayo c. Royaume-Uni, no 60860/00, § 42, 14 novembre 2006), c’est-à-dire si des défauts d’ordre structurel ou de nature procédurale identifiés dans la procédure devant une autorité administrative sont corrigés dans le cadre du contrôle ultérieur par un organe judiciaire doté de la pleine juridiction (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132, avec les références qui y sont citées). Tel n’est pas le cas en l’espèce. Le Gouvernement n’a fourni aucun motif pouvant justifier l’exclusion de la sanction disciplinaire en question d’un contrôle juridictionnel.
104. À la lumière de ce qui précède, la Cour parvient à la conclusion que la sanction litigieuse infligée au requérant par l’autorité disciplinaire compétente n’a pas été examinée par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires ou par un tribunal ordinaire. Dans ces conditions, elle considère que l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal.
105. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’atteinte portée au principe de l’examen de la cause par un tribunal établi par la loi.
Grande Chambre Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande
du 1er décembre 2020 requête n° 26374/18
Art 6 § 1 (pénal) • Tribunal établi par la loi • Participation d’une juge dont la nomination avait été viciée par une ingérence injustifiée de l’exécutif en l’absence de contrôle juridictionnel et de redressement effectifs • Violation grave mettant en cause la légitimité de la procédure de nomination et faisant naître des préoccupations objectivement justifiées quant à la motivation politique des décisions en cause • Manquement par la Cour suprême à tirer les conclusions qui s’imposaient de ses propres constats reconnaissant l’existence d’une violation et à répondre aux arguments du requérant • Sélection de juges sur la base du mérite au bout d’un processus rigoureux étant inhérente à la notion de « tribunal » • Règles de droit interne régissant la procédure de nomination des juges étant un élément inhérent à la notion de « tribunal établi par la loi » • « Tribunal établi par la loi » synonyme de « tribunal établi conformément à la loi » • Examen à la lumière de la finalité commune aux garanties d’« indépendance » et d’« impartialité » qui est le respect des principes fondamentaux de la prééminence du droit et de la séparation des pouvoirs • Application d’une démarche en trois étapes pour déterminer si des irrégularités dans le processus de nomination d’un juge ont heurté dans sa substance même le droit à un tribunal établi par la loi • Question de savoir s’il y a eu 1) une violation manifeste 2) d’une règle fondamentale de la procédure de nomination et 3) un contrôle et un redressement effectifs par les juridictions internes, conformément à la Convention, au regard des allégations • Droit interne censé mettre en balance les intérêts concurrents en jeu, y compris ceux se rapportant aux principes de la sécurité juridique et de l’inamovibilité des juges
Art 46 • Mesures générales • Aucune obligation pesant sur l’État défendeur de rouvrir toutes les affaires similaires qui sont depuis lors passées en force de chose jugée
CEDH
Article 6-1
Sur l’objet du grief tiré par le requérant d’une violation du droit à un tribunal « établi par la loi »
205. La Grande Chambre estime qu’il lui faut tout d’abord définir l’objet du grief tiré par le requérant d’une violation du droit à un tribunal « établi par la loi ».
206. Il y a lieu de souligner d’emblée que la présente affaire ne soulève pas de question relativement à la légalité de l’existence de la Cour d’appel nouvellement créée. En effet, les parties s’accordent à considérer que cette juridiction a été instituée en application d’une loi du Parlement, la nouvelle loi sur la justice, dont le requérant ne conteste pas la qualité – pour ce qui est de son accessibilité et de sa prévisibilité.
207. La Grande Chambre n’est pas non plus appelée à examiner le système de nomination des juges mis en place en Islande. Comme la Commission de Venise et le CCJE l’ont souligné (paragraphes 122 et 126 ci-dessus), les systèmes de sélection et de nomination des juges varient en Europe, et il n’y a pas de modèle unique qui s’appliquerait à tous les pays. La Cour rappelle sur ce point que, même si la notion de séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire a pris une importance grandissante dans sa jurisprudence, la nomination de juges par l’exécutif ou par le législateur est admissible, pourvu que les juges ainsi nommés soient libres de toute pression ou influence lorsqu’ils exercent leur rôle juridictionnel (Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 49, CEDH 2013 (extraits)). La question est toujours de savoir si, dans une affaire donnée, les exigences de la Convention ont été respectées (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98 et 3 autres, § 193, CEDH 2003‑VI, et Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, no 23614/08, § 46, 30 novembre 2010).
208. La Grande Chambre n’a pas davantage à déterminer si les règles internes pertinentes en matière de nomination des juges ont été enfreintes pendant le processus à l’issue duquel A.E. a été nommée à la Cour d’appel nouvellement constituée. Elle note sur ce point que, dans deux arrêts séparés rendus le 19 décembre 2017 (paragraphes 67-75 ci-dessus), la Cour suprême islandaise a déjà jugé établi que les lois pertinentes n’avaient pas été respectées en ce qui concerne la nomination des quatre juges que la ministre avait retenus, parmi lesquels figurait A.E. Premièrement, la Cour suprême a jugé qu’en remplaçant quatre candidats – que la commission d’évaluation avait considérés comme étant parmi les quinze les plus qualifiés pour être nommés à la Cour d’appel – par quatre autres candidats – que la commission n’avait pas classés parmi les quinze premiers de sa liste – sans s’être livrée à une analyse indépendante des faits et sans avoir dûment motivé sa décision, la ministre de la Justice avait méconnu l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives. Elle a précisé à cet égard que la ministre avait également enfreint le principe général bien établi de droit administratif islandais selon lequel seuls les candidats les plus qualifiés doivent être nommés aux postes dans la fonction publique. Deuxièmement, la juridiction suprême a relevé que le Parlement islandais n’avait pas procédé à un vote distinct en ce qui concerne chacun des candidats proposés par la ministre de la Justice, comme l’exigeait la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice. Elle a également repris ces conclusions dans l’arrêt qu’elle a rendu ultérieurement dans l’affaire du requérant (paragraphe 90 ci-dessus).
209. Rappelant que c’est en premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne et de s’assurer du respect de celui-ci (voir, par exemple, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 186, 6 novembre 2018), la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de mettre en cause les constats susmentionnés de la Cour suprême. La Grande Chambre doit donc partir du principe que le processus à l’issue duquel A.E. a été nommée à la Cour d’appel a méconnu certaines des règles pertinentes de droit interne en matière de nomination des juges. Elle note par ailleurs que la question de la légalité de la nomination des onze juges restants – que la commission d’évaluation avait considérés dans sa liste comme étant parmi les plus qualifiés et qui ont ensuite également été inclus dans la liste que la ministre de la Justice a soumise au Parlement – ne se pose pas en l’espèce.
210. La tâche de la Grande Chambre en ce qui concerne le grief formulé en l’espèce se limite donc à déterminer les conséquences, sous l’angle de l’article 6 § 1, des violations du droit interne susmentionnées, c’est-à-dire à rechercher si la présence de la juge A.E. au sein de la formation de la Cour d’appel qui a statué sur l’appel formé par le requérant, malgré les irrégularités reconnues dans la procédure ayant abouti à la nomination de l’intéressée, a privé le requérant du droit à être jugé par un « tribunal établi par la loi ».
Sur la portée de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi »
a) Principes généraux et aperçu de la jurisprudence existante de la Cour
La notion de tribunal « établi par la loi »
211. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 6 § 1, un tribunal doit toujours être « établi par la loi ». Cette expression reflète le principe de la prééminence du droit, qui est inhérent au système de protection établi par la Convention et ses Protocoles et expressément mentionné dans le préambule de la Convention (voir, par exemple, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 64, CEDH 2007-III). Comme la Cour a déjà eu l’occasion de le dire, un tribunal qui ne serait pas établi conformément à la volonté du législateur serait forcément dépourvu de la légitimité requise dans une société démocratique pour trancher les différends juridiques (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002).
212. La Cour rappelle en outre que la « loi » visée à l’article 6 § 1 de la Convention comprend non seulement la législation régissant l’établissement et la compétence des organes judiciaires mais aussi toute autre disposition de droit interne dont le non-respect rendrait irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen d’une affaire (Gorguiladzé c. Géorgie, no 4313/04, § 68, 20 octobre 2009, Pandjikidzé et autres c. Géorgie, no 30323/02, § 104, 27 octobre 2009, et Kontalexis c. Grèce, no 59000/08, § 38, 31 mai 2011). Il s’agit en particulier des dispositions prévoyant l’indépendance des membres d’un tribunal, la durée de leur mandat et leur impartialité (voir, par exemple Gurov c. Moldova, no 36455/02, § 36, 11 juillet 2006, DMD GROUP, a.s., c. Slovaquie, no 19334/03, § 59, 5 octobre 2010, et Miracle Europe Kft c. Hongrie, no 57774/13, § 48, 12 janvier 2016).
213. Autrement dit, l’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du « tribunal », mais encore le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent (Sokourenko et Strygoun c. Ukraine, nos 29458/04 et 29465/04, § 24, 20 juillet 2006) et la composition du siège dans chaque affaire (Richert c. Pologne, no 54809/07, § 43, 25 octobre 2011, et Ezgeta c. Croatie, no 40562/12, § 38, 7 septembre 2017).
Le but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi »
214. La Cour observe que, selon sa jurisprudence, l’expression « établi par la loi » qui figure à l’article 6 § 1 a pour objet d’« éviter que l’organisation du système judiciaire dans une société démocratique ne soit laissée à la discrétion de l’exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi du Parlement » (Zand c. Autriche, no 7360/76, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et rapports (DR) 15, pp. 70-80, et Miracle Europe Kft, précité, § 51).
215. Parallèlement, si la Cour a souligné l’importance croissante qui s’attache à la notion de séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 165, 23 juin 2016), elle a également dit que ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’obligeaient les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre des pouvoirs (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 144). À ses yeux, une certaine interaction entre les trois pouvoirs est non seulement inévitable mais aussi nécessaire pourvu qu’aucun d’eux n’empiète indûment sur les fonctions et compétences des autres. La question qui se pose est une nouvelle fois celle du respect, dans une affaire donnée, des exigences de la Convention (Kleyn et autres et Henryk Urban et Ryszard Urban tous deux cités au paragraphe 207 ci‑dessus).
Analyse de la jurisprudence de la Cour
216. La Cour a dit que la violation par un « tribunal » des dispositions légales internes régissant l’établissement et la compétence des organes judiciaires emportait en principe violation de l’article 6 § 1 et qu’elle avait donc compétence pour se prononcer sur le respect des règles du droit interne sur ce point. Toutefois, vu le principe général selon lequel c’est en premier lieu aux juridictions nationales elles-mêmes qu’il incombe d’interpréter la législation interne, elle a également considéré qu’elle ne pouvait mettre en cause leur appréciation que dans des cas d’une violation flagrante de cette législation (voir, mutatis mutandis, Lavents, précité, § 114, et Kontalexis, précité, § 39).
217. L’analyse de la jurisprudence existante de la Cour montre que la question du respect de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » a jusqu’à présent été examinée dans des contextes variés – tant sous l’aspect pénal que sous l’aspect civil de l’article 6 § 1 –, notamment, mais pas uniquement, les suivants :
i) un tribunal ayant outrepassé sa compétence (Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96 et 4 autres, §§ 107-109, CEDH 2000‑VII, et Sokourenko et Strygoun, précité, §§ 26-28) ;
ii) l’attribution ou la réattribution d’une affaire à un juge ou à un tribunal particulier (DMD GROUP, a.s., précité, §§ 62-72, Richert, précité, §§ 41‑57, Miracle Europe Kft, précité, §§ 59-67, Chim et Przywieczerski c. Pologne, nos 36661/07 et 38433/07, §§ 138-142, 12 avril 2018, et Pasquini c. Saint-Marin, no 50956/16, §§ 103 et 107, 2 mai 2019) ;
iii) le remplacement d’un juge sans le justifier par une raison adéquate, contrairement à ce qu’exigeait le droit interne (Kontalexis, précité, §§ 42‑44) ;
iv) la reconduction tacite de juges dans leurs fonctions pour une durée indéterminée à l’expiration de leur mandat légal et dans l’attente de leur nouvelle nomination (Gurov, précité, § 37, et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, §§ 152-156, CEDH 2013) ;
v) un procès devant une formation d’un tribunal dont les membres n’étaient pas légalement habilités à siéger (Lavents, précité, § 115, et Zeynalov c. Azerbaïdjan, no 31848/07, § 31, 30 mai 2013) ;
vi) un procès devant une formation dont la majorité se composait de juges non professionnels alors que l’exercice par ceux-ci de fonctions judiciaires ne reposait sur aucune base légale en droit interne (Gorguiladzé, précité, § 74, et Pandjikidzé et autres, précité, § 110) ;
vii) la participation de juges non professionnels à des procès au mépris de la législation interne qui encadrait leurs fonctions (Posokhov c. Russie, no 63486/00, §§ 39-44, CEDH 2003‑IV) ;
viii) un procès devant des juges non professionnels qui n’avaient pas été nommés conformément à la procédure prévue par le droit interne (Ilatovskiy c. Russie, no 6945/04, 9 juillet 2009, §§ 38-42) ;
ix) une décision de justice rendue par une formation qui se composait d’un nombre de membres inférieur à celui que prévoyait la loi (Momčilović c. Serbie, no 23103/07, 2 avril 2013, § 32, et Jenița Mocanu c. Roumanie, no 11770/08, 17 décembre 2013, § 41) ; et
x) la conduite d’une procédure judiciaire par un administrateur du tribunal alors que la loi interne pertinente ne l’y autorisait pas (Ezgeta, précité, § 44).
b) Affinement des principes jurisprudentiels
218. La présente affaire donne à la Grande Chambre l’occasion d’affiner et clarifier le sens à donner à la notion de « tribunal établi par la loi » ainsi que d’analyser sa relation avec les autres « exigences institutionnelles » découlant de l’article 6 § 1, à savoir celles d’indépendance et d’impartialité. La Cour se penchera donc tout d’abord sur les éléments constitutifs de cette notion puis elle recherchera quelle interprétation des expressions « tribunal », « établi » et « par la loi » refléterait le mieux le but que poursuit cette exigence et, au bout du compte, rendrait réellement effective la protection qu’elle offre, et enfin elle examinera comment l’exigence d’un tribunal établi par la loi et les exigences d’indépendance et d’impartialité, qui sont elles aussi posées par l’article 6 § 1, s’articulent.
« Tribunal »
219. Selon la jurisprudence constante de la Cour, un « tribunal » se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence. Il doit aussi remplir une série d’autres conditions – « indépendance, notamment à l’égard de l’exécutif, impartialité, durée du mandat des membres (...) » (voir, par exemple, Belilos c. Suisse, 29 avril 1988, § 64, série A no 132).
220. De l’avis de la Cour, outre les exigences ci-dessus, la notion même de « tribunal » implique que celui-ci se compose de juges sélectionnés sur la base du mérite – c’est-à-dire de juges qui, grâce à leurs compétences professionnelles et à leur intégrité morale, sont capables d’exercer les fonctions judiciaires associées à cette charge dans un État régi par la prééminence du droit.
221. La Cour note à cet égard que différents textes internationaux importants mettent l’accent sur les compétences professionnelles et l’intégrité morale des juges en tant qu’éléments du droit à un procès équitable devant un « tribunal » indépendant et impartial établi par la loi. Elle se réfère sur ce point au paragraphe 25 de l’avis no 1 (2001) du CCJE, qui « recommande aux autorités des États membres responsables des nominations et des promotions ou chargées de formuler des recommandations en la matière d’adopter, de rendre publics et de mettre en œuvre des critères objectifs afin que la sélection et la carrière des juges soient fondées sur le mérite, eu égard à leurs qualifications, leur intégrité, leur compétence et leur efficacité » (paragraphe 124 ci-dessus). Elle tient également compte des textes internationaux cités aux paragraphes 117, 129 et 145-147 ci-dessus.
222. La Cour est consciente que ni la qualité de « tribunal » attribuée à la Cour d’appel ni les mérites des juges nommés au sein de cette juridiction ne sont en soi contestés en l’espèce. Elle tient toutefois à souligner l’importance primordiale que revêt un processus rigoureux de nomination des juges ordinaires pour s’assurer de la nomination à ces fonctions des candidats les plus qualifiés – du point de vue tant de leurs compétences professionnelles que de leur intégrité morale. Il va de soi que plus le tribunal se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie juridictionnelle, plus les critères de sélection applicables devraient être exigeants. Il est évident en outre que les juges non professionnels peuvent être soumis à des critères de sélection différents, en ce qui concerne en particulier les compétences professionnelles requises. De l’avis de la Cour, pareille sélection fondée sur le mérite ne garantit pas seulement la capacité professionnelle d’un organe juridictionnel à rendre la justice en tant que « tribunal » : elle est cruciale aussi pour préserver la confiance du public dans la justice et sert de garantie supplémentaire à l’indépendance personnelle des juges[10].
« Établi »
223. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du « tribunal » mais encore le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent et la composition du siège dans chaque affaire (voir les affaires citées au paragraphe 213 ci-dessus). Elle note que, contrairement à ce que le Gouvernement soutient (paragraphe 175 ci‑dessus), la portée de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » peut donc ne pas se limiter aux cas où un organe judiciaire n’a pas la compétence, au regard du droit interne, pour faire fonction de juridiction.
224. La Cour observe en outre que, comme le Gouvernement l’indique aussi (paragraphes 185 et 188 ci-dessus), sa jurisprudence relative à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » concernait surtout jusqu’à présent des violations de règles de droit interne qui régissaient directement la compétence d’un tribunal pour statuer sur telle ou telle affaire ou des violations de règles qui avaient eu des conséquences immédiates sur la composition du siège dans une affaire donnée. La question qu’il y a lieu de trancher pour les besoins de la présente affaire est celle de savoir si des violations du droit interne qui se sont produites au stade de la nomination initiale d’un juge au sein d’une juridiction donnée sont elles aussi susceptibles d’enfreindre le droit à un « tribunal établi par la loi ».
225. La Cour note à cet égard que certains précédents dans sa jurisprudence vont dans ce sens, par exemple l’arrêt Ilatovskiy (précité, §§ 39-42). Cette affaire avait pour objet la condamnation, en 2002, du requérant par un tribunal de district qui était composé d’un juge professionnel et de deux assesseurs non professionnels, lesquels avaient été nommés à cette fonction respectivement en 1991 et en 1999. Après avoir constaté que la nomination des assesseurs en question n’avait pas respecté la procédure interne pertinente en vigueur à l’époque des faits, la Cour a conclu que le tribunal de district qui avait prononcé le jugement contre le requérant en ayant en son sein les deux assesseurs en question ne pouvait être considéré comme un « tribunal établi par la loi ». L’arrêt Ilatovskiy, malgré ses différences évidentes par rapport à la présente affaire, est un exemple clair d’une situation où des irrégularités dans la procédure de nomination de juges sont susceptibles de compromettre la légitimité, en tant que « tribunal établi par la loi », d’une juridiction au sein de laquelle ces juges ont ultérieurement siégé.
226. Le but que poursuit l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui est précisé au paragraphe 214 ci-dessus, vient également confirmer cette corrélation entre la procédure de nomination d’un juge et la « légalité » de la formation au sein de laquelle celui-ci siège ensuite. Cette exigence reflète le principe de la prééminence du droit et vise à préserver le pouvoir judiciaire de toute influence extérieure irrégulière émanant en particulier du pouvoir exécutif (paragraphe 211 ci-dessus), bien qu’il ne soit pas exclu que le pouvoir législatif, voire le pouvoir judiciaire lui-même, puissent exercer une telle influence. Elle englobe aussi toutes les dispositions de droit interne – y compris en particulier celles qui garantissent l’indépendance des membres d’un tribunal – dont le non‑respect rendrait « irrégulière » la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen d’une affaire (paragraphe 212 ci‑dessus). La Cour est consciente que le processus de nomination des juges peut faire l’objet d’influences abusives de cette nature et elle estime que, en cela, il doit être soumis à un contrôle strict ; en outre, il est évident que la participation d’un juge à l’examen d’une affaire peut être « irrégulière » si les règles ayant encadré le processus de sa nomination ont été enfreintes.
227. Ainsi que le CCJE l’observe dans son avis de 2015, « [c]haque juge nommé conformément à la constitution et aux autres règles applicables se voit ainsi investi de l’autorité et de la légitimité constitutionnelles » (paragraphe 126 ci-dessus), ce qui signifie donc qu’un juge qui serait nommé au mépris des règles pertinentes peut être dépourvu de la légitimité lui permettant d’exercer cette fonction. Eu égard aux conséquences fondamentales que le processus de nomination des juges emporte pour le bon fonctionnement et la légitimité du pouvoir judiciaire dans un État démocratique régi par la prééminence du droit, la Cour estime qu’il constitue nécessairement un élément inhérent à la notion de « tribunal établi par la loi », et une interprétation qui n’irait pas dans ce sens serait contraire au but que poursuit l’exigence qui en découle. Elle rappelle à cet égard que « le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » (voir, par exemple, Coëme et autres, précité, § 98).
228. La Cour souligne également sur ce point que, selon les conclusions de l’étude comparative qu’elle a conduite, près de la moitié des États examinés (c’est-à-dire dix-neuf sur quarante) interprètent l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » comme englobant clairement le processus de nomination initiale d’un juge à ses fonctions. Il existe donc d’ores et déjà parmi les États étudiés un net consensus dans ce domaine, dont la Cour ne peut faire abstraction. Il ressort par ailleurs des conclusions de cette étude que, dans bon nombre d’autres États, cette question n’a pas été tranchée et il n’est donc pas exclu que, si elle venait à y se poser, les juridictions internes puissent, en principe, interpréter l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » comme englobant aussi le processus de nomination des juges. Enfin, la Cour se réfère à cet égard à l’arrêt que la CJUE a rendu le 26 mars 2020 dans les affaires Simpson et HG, où celle-ci (en se référant à l’arrêt de la chambre en l’espèce) a reconnu que le droit à un « tribunal établi par la loi » s’appliquait au processus de nomination des juges (paragraphes 74 et 75 de l’arrêt de la CJUE, reproduit au paragraphe 137 ci-dessus).
« Par la loi »
229. La nature et l’objet des affaires se rapportant à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » dont la Cour a connu jusqu’à présent appelaient surtout une décision sur les points de savoir si une juridiction saisie d’une affaire avait une quelconque base légale en droit interne et si les prescriptions de la législation interne pertinente régissant la constitution et le fonctionnement de cette juridiction avaient été respectées. La Cour tient à préciser à cet égard que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 175 ci-dessus), elle a aussi interprété la notion de « tribunal établi par la loi » comme signifiant un « tribunal établi conformément à la loi » (voir, mutatis mutandis, Ilatovskiy, précité, § 39, Momčilović, précité, § 29, et Jenița Mocanu, précité, § 37). Elle estime que cette interprétation va dans le sens de l’objet et du but généraux de cette notion et elle ne voit aucune raison de s’en écarter.
230. La Cour tient également à souligner à ce stade que l’exigence selon laquelle un tribunal doit être établi par la « loi » ne vise en aucun cas à imposer une uniformité dans les pratiques que suivent les États membres en matière de nomination des juges. Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus (paragraphe 207), elle est tout à fait consciente que les systèmes de nomination des juges en Europe varient, et que le seul fait que le pouvoir exécutif, en particulier, exerce une influence décisive dans le processus de nomination – ce qui est le cas dans de nombreux États parties où les freins aux pouvoirs de l’exécutif qui résultent de la culture juridique et d’autres mécanismes de contrôle, associés à une pratique ancienne consistant à sélectionner des candidats hautement qualifiés jouissant d’une indépendance d’esprit, permettent de préserver l’indépendance et la légitimité du pouvoir judiciaire – ne peut en lui-même passer pour faire obstacle à ce qu’une juridiction soit réputée établie par la « loi ». La seule préoccupation ici consiste à veiller à ce que le droit interne pertinent en matière de nomination des juges soit, dans la mesure du possible, libellé en des termes non équivoques, de manière à empêcher toute ingérence arbitraire dans le processus de nomination, notamment de la part du pouvoir exécutif.
L’articulation entre les exigences d’« indépendance », d’« impartialité » et d’un « tribunal établi par la loi »
231. Si le droit à un « tribunal établi par la loi » garanti par l’article 6 § 1 de la Convention est un droit autonome, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il a des liens très étroits avec les garanties d’« indépendance » et d’« impartialité ».
232. À cet égard, et ainsi qu’il a déjà été précisé ci-dessus (paragraphe 219), la Cour considère qu’un organe juridictionnel qui ne satisfait pas aux exigences d’indépendance – en particulier vis-à-vis du pouvoir exécutif – et d’impartialité ne peut même pas être qualifié de « tribunal » au sens de l’article 6 § 1. De même, la « loi » par laquelle un « tribunal » peut être réputé « établi » comprend toute disposition de droit interne – y compris, en particulier, celles concernant l’indépendance des membres d’une juridiction – dont le non-respect rendrait « irrégulière » la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen d’une affaire (paragraphe 212 ci-dessus). Par ailleurs, l’indépendance d’un tribunal, au sens de l’article 6 § 1, se mesure entre autres à la façon dont ses membres ont été nommés (voir, par exemple, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 144), une question qui, comme il a été indiqué ci-dessus (paragraphes 224-228), relève du domaine de l’établissement d’un « tribunal ».
233. Dès lors, si les exigences institutionnelles de l’article 6 § 1 poursuivent chacune un but précis qui font d’elles des garanties spécifiques d’un procès équitable, la Cour voit qu’elles ont ceci en commun qu’elles tendent au respect des principes fondamentaux que sont la prééminence du droit et la séparation des pouvoirs. Elle note qu’à la base de chacune de ces exigences se trouve l’impératif de préserver la confiance que le pouvoir judiciaire se doit d’inspirer au justiciable et l’indépendance de ce pouvoir vis-à-vis des autres pouvoirs (voir sur ce point l’objet du droit à un « tribunal établi par la loi », examiné aux paragraphes 214 et 215 ci‑dessus). Contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 192 ci‑dessus), la reconnaissance de ces liens étroits et de ce but commun ne conduit pas à obscurcir les fonctions précises de ces exigences ou à les rendre répétitives : elle ne sert qu’à en renforcer les objets et effets respectifs.
234. La Cour conclut de ces éléments qu’elle doit procéder à son examen sous l’angle de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » sans perdre ce but commun de vue et en recherchant systématiquement si l’irrégularité alléguée dans une affaire donnée était d’une gravité telle qu’elle a porté atteinte aux principes fondamentaux susmentionnés et compromis l’indépendance de la juridiction en question. À cet égard, l’« indépendance » est celle qui, d’un point de vue personnel et institutionnel, est nécessaire à toute prise de décision impartiale, de sorte qu’elle est un préalable à l’impartialité. Elle désigne aussi bien, d’une part, un état d’esprit qui dénote l’imperméabilité du juge envers toute pression extérieure en tant qu’attribut de son intégrité morale que, d’autre part, un ensemble de dispositions institutionnelles et fonctionnelles – qui comprend à la fois une procédure permettant de nommer les juges d’une manière qui assure leur indépendance et des critères de sélection fondés sur le mérite –, de façon à offrir des garanties contre une influence abusive et/ou un pouvoir discrétionnaire illimité des autres autorités de l’État, tant au stade initial de la nomination d’un juge que pendant l’exercice par celui-ci de ses fonctions (voir, mutatis mutandis, Khrykin c. Russie, no 33186/08, §§ 28‑30, 19 avril 2011).
Sur le point de savoir si les irrégularités constatées en l’espèce s’analysent en une violation du droit à un « tribunal établi par la loi » : le seuil de gravité
235. La Cour ayant ainsi confirmé la portée du droit à un tribunal établi par la loi, les exigences qui découlent de ce droit et la manière dont il s’articule avec les principes d’indépendance et d’impartialité, il lui faut à présent rechercher si les irrégularités qui ont été constatées dans la procédure des nominations judiciaires en question ont eu pour effet de priver le requérant de son droit à un « tribunal établi par la loi ». Pareil examen conduit alors logiquement à se poser la question essentielle de savoir si toute forme d’irrégularité dans le processus de nomination d’un juge, quel qu’en soit le caractère, mineur ou formel, et quel que soit le moment où elle s’est produite, peut automatiquement emporter violation de ce droit.
a) Un seuil de gravité est-il nécessaire ?
236. La Cour considère tout d’abord que, compte tenu des répercussions qu’un constat de violation peut avoir et des importants intérêts opposés qui sont en jeu, le droit à un « tribunal établi par la loi » ne devrait pas faire l’objet d’une interprétation trop extensive, en vertu de laquelle n’importe quelle irrégularité dans une procédure de nomination d’un juge risquerait d’enfreindre ce droit. En effet, une certaine retenue s’impose en la matière.
237. La Cour rappelle à cet égard que le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui cite notamment la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants. Ainsi qu’il est noté au paragraphe 211 ci-dessus, le droit à un « tribunal établi par la loi » est un reflet de ce même principe de la prééminence du droit et, en ce sens, il joue un rôle important dans la défense de la séparation des pouvoirs ainsi que de l’indépendance et de la légitimité du pouvoir judiciaire, comme le veut toute société démocratique. Cela dit, le principe de la prééminence du droit englobe lui-même aussi un certain nombre d’autres principes tout aussi importants qui, s’ils sont interdépendants et souvent complémentaires, n’en sont pas moins susceptibles d’entrer en concurrence dans certains cas.
238. À cet égard, la Cour se réfère en premier lieu au principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 56, 20 octobre 2011 ; voir aussi la Liste des critères de l’État de droit, établie par la Commission de Venise, paragraphe 123 ci-dessus, dans laquelle la sécurité juridique est désignée comme l’un des piliers de la prééminence du droit). Dans le droit de la Convention, ce principe se manifeste sous des formes et dans des contextes différents, par exemple l’obligation pour la loi d’être clairement définie et prévisible dans son application (voir, par exemple, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 80, CEDH 2010, sur le terrain de l’article 5) ou l’exigence voulant que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (voir, par exemple, Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII). Ce dernier aspect du principe de la sécurité juridique présuppose, de manière générale, le respect du principe de l’autorité de la chose jugée qui, en ce sens qu’il préserve le caractère définitif des jugements et les droits des parties à la procédure – y compris les personnes intervenant en qualité de victimes –, sert à garantir la stabilité du système juridictionnel et favorise la confiance du public dans la justice. Selon la jurisprudence constante de la Cour, si les exigences qui découlent du principe de la sécurité juridique et de l’autorité de la chose jugée ne sont pas absolues (pour un exemple tiré du domaine du droit pénal, voir Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 62, 11 juillet 2017), il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’imposent, par exemple la rectification d’un vice fondamental ou d’une erreur judiciaire (voir, par exemple, Ryabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003‑IX, et OOO Link Oil SPB c. Russie (déc.), no 42600/05, 25 juin 2009). Ces notions ne se prêtent toutefois pas à une définition précise : la Cour décide dans chaque cas dans quelle mesure il y a lieu de s’écarter du principe de la sécurité juridique (voir, par exemple, Sutyazhnik c. Russie, no 8269/02, § 35, 23 juillet 2009).
239. En second lieu, la Cour juge pertinent d’évoquer le principe de l’inamovibilité des juges en cours de mandat. Ce principe est en général considéré comme un corollaire de l’indépendance des juges – laquelle est une condition indispensable à la prééminence du droit – et il figure donc parmi les garanties de l’article 6 § 1 (pour les principes en matière d’inamovibilité des juges découlant de la jurisprudence de la Cour relative à cette disposition, voir Maktouf et Damjanović, précité, § 49, Fruni c. Slovaquie, no 8014/07, § 145, 21 juin 2011, et Henryk Urban et Ryszard Urban, précité, § 53 ; pour d’autres éléments internationaux pertinents, voir aussi le paragraphe 20 de l’Observation générale no 32 du Comité des droits de l’homme de l’ONU, cité au paragraphe 118 ci-dessus, le paragraphe 57 de l’avis no 1 (2001) du CCJE cité au paragraphe 124 ci-dessus, et les paragraphes 72 à 87 de l’arrêt Baka, précité). Toutefois, comme la grande chambre de la CJUE l’a récemment confirmé dans l’affaire Commission c. Pologne (C‑619/18), le principe de l’inamovibilité des juges n’est lui non plus pas absolu, bien qu’une exception à celui-ci ne soit acceptable « que si elle est justifiée par un objectif légitime et proportionnée au regard de celui‑ci et pour autant qu’elle ne soit pas de nature à susciter des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de la juridiction concernée à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent » (paragraphe 139 ci-dessus).
240. À l’évidence, conclure qu’une juridiction n’est pas un « tribunal établi par la loi » peut avoir des répercussions considérables sur les principes de la sécurité juridique et de l’inamovibilité des juges, lesquels doivent être scrupuleusement observés compte tenu de l’importance des buts qu’ils poursuivent. Cela dit, faire respecter ces principes à tout prix, et au détriment des exigences d’un « tribunal établi par la loi », peut dans certaines circonstances être encore plus préjudiciable à la prééminence du droit et à la confiance du public dans la justice. Comme dans toutes les affaires où des principes fondamentaux de la Convention sont en conflit, il faut ménager un équilibre de manière à déterminer s’il existe un besoin impérieux – de nature substantielle et impérative – de s’écarter du principe de la sécurité juridique et de l’autorité de la chose jugée (voir, par exemple, Sutyazhnik, précité, § 38) et de celui de l’inamovibilité des juges, pour autant qu’ils soient pertinents, au vu des circonstances particulières d’une affaire.
241. La Grande Chambre note que la chambre, si elle ne l’a pas expressément dit, a effectivement cherché à ménager un tel équilibre en retenant le critère de la « violation flagrante », à l’aune duquel seules les atteintes les plus graves aux règles de nomination des juges emportent violation de l’article 6 § 1 de la Convention, fixant ainsi un seuil de gravité élevé qu’une telle atteinte doit dépasser pour pouvoir s’analyser en une violation du droit à un procès équitable (voir les paragraphes 101 et suiv. de l’arrêt de la chambre et les paragraphes 156-159 ci-dessus).
242. Si la Grande Chambre approuve la logique et la teneur générale du critère instauré par la chambre, qu’elle étoffera ci-dessous (paragraphes 243-252), elle tient à préciser d’emblée qu’elle n’appliquera pas ici la même notion de « violation flagrante ». Elle fait observer à cet égard que, jusqu’à présent, la Cour a utilisé la notion de « violation flagrante » dans plusieurs contextes différents, y compris, pour autant que cela fût pertinent, lorsqu’il lui a fallu rechercher, dans le cadre de son analyse sous l’angle de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », si elle pouvait s’écarter de l’interprétation qu’une juridiction interne avait initialement suivie sur la question préalable de l’existence d’une méconnaissance du droit interne (voir, par exemple, Posokhov, précité, §§ 39-44, et Kontalexis, précité, § 44). Transposer cette notion dans des circonstances telles que celles de l’espèce – où les juridictions internes avaient déjà constaté sans équivoque la violation du droit interne – aux fins de statuer sur les conséquences de cette violation sur le droit du requérant à un « tribunal établi par la loi », risque d’être source d’ambiguïtés, comme il est noté tant dans le texte de l’opinion dissidente jointe à l’arrêt de la chambre que dans les observations du Gouvernement (paragraphe 176 ci‑dessus).
b) Le seuil de gravité retenu par la Grande Chambre
243. La Cour est consciente des difficultés qu’engendre la conception d’un critère de mise en balance global qui couvrirait les irrégularités pouvant entacher les procédures de nomination des juges dans les différents pays d’Europe – lesquelles sont toutes encadrées par des règles et pratiques qui sont propres à ces pays – et elle note que de nombreux États ont mis en place divers mécanismes ou règles aux fins de résoudre cette question complexe au niveau interne (voir l’analyse de droit comparé exposée aux paragraphes 152-153 ci-dessus). Elle considère en outre que les États contractants doivent bénéficier à cet égard d’une certaine marge d’appréciation puisque les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’elle pour apprécier de quelle manière les intérêts de la justice et la prééminence du droit – avec tous leurs éléments susceptibles d’entrer en conflit – seraient mieux servis dans une situation donnée. Elle estime néanmoins que la démarche suivante en trois étapes, à considérer cumulativement, offre une base solide qui aidera la Cour – et au bout du compte les juridictions nationales – à s’orienter lorsqu’il leur faudra rechercher si des irrégularités dans telle ou telle procédure de nomination d’un juge sont d’une gravité telle qu’elles emportent violation du droit à un tribunal établi par la loi et si les autorités compétentes de l’État ont ménagé entre les différents principes en jeu un équilibre juste et proportionné dans les circonstances particulières de l’affaire.
La première étape de la démarche
244. Premièrement, la Cour considère qu’il doit, en principe, exister une violation manifeste du droit interne, en ce sens que celle-ci doit être objectivement et réellement reconnaissable en tant que telle. Ainsi qu’il est mentionné aux paragraphes 209 et 216 ci-dessus, elle note que, sur la question de l’existence d’une violation du droit interne, elle s’en remet en général à l’interprétation que les juridictions nationales livrent, sauf si la violation est « flagrante » (Lavents, précité, § 114) – c’est-à-dire sauf si leur conclusion peut être regardée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable (voir, mutatis mutandis, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, et S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018).
245. La Cour souligne toutefois que l’absence d’une violation manifeste des règles internes en matière de nominations judiciaires n’exclut pas en elle-même la possibilité d’une violation du droit à un tribunal établi par la loi. Il peut en effet exister des circonstances dans lesquelles une procédure de nomination d’un juge qui est a priori conforme aux règles internes pertinentes n’en emporte pas moins des conséquences qui sont incompatibles avec l’objet et le but de ce droit conventionnel (voir, mutatis mutandis, DMD GROUP, a.s., précité, §§ 62-72). En pareil cas, elle doit poursuivre son examen sous l’angle des deuxième et troisième étapes de la démarche, exposées ci-dessous, pour autant qu’elles soient applicables, de manière à déterminer si les conséquences de l’application des règles internes pertinentes sont compatibles avec les exigences spécifiques découlant du droit à un « tribunal établi par la loi », au sens de la Convention.
La deuxième étape de la démarche
246. Deuxièmement, la violation en question doit s’analyser à la lumière de l’objet et du but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui sont de veiller à ce que le pouvoir judiciaire puisse s’acquitter de sa mission à l’abri de toute ingérence injustifiée, de manière à préserver ainsi la prééminence du droit et la séparation des pouvoirs. En conséquence, les violations de pure forme qui n’auraient aucune incidence sur la légitimité du processus de nomination doivent être considérées comme n’atteignant pas le niveau de gravité requis. À l’inverse, les violations qui méconnaîtraient totalement les règles les plus élémentaires de la procédure de nomination – par exemple la nomination à la fonction de juge d’une personne ne remplissant pas les conditions nécessaires – ou les violations qui autrement nuiraient au but et aux effets de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », telle qu’interprétée par la Cour, doivent être réputées contraires à cette exigence.
247. Aussi la Cour estime-t-elle que seules les atteintes touchant les règles fondamentales de la procédure de nomination des juges – c’est-à-dire celles qui videraient de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi » – sont de nature à emporter violation de ce droit (paragraphe 102 de l’arrêt de la chambre). En particulier, comme la chambre l’a souligné à juste titre, elle doit rechercher dans chaque cas « si une violation des règles nationales applicables en matière de nomination des juges a fait naître un risque réel que d’autres organes de l’État, en particulier l’exécutif, aient fait de leurs pouvoirs un usage injustifié qui a nui à l’intégrité du processus de nomination d’une façon non prévue par les règles nationales en vigueur à l’époque des faits » (paragraphe 103 de l’arrêt de la chambre).
La troisième étape de la démarche
248. Troisièmement, la Cour estime que le contrôle que les juridictions nationales ont opéré, le cas échéant, sur la question des conséquences juridiques – au regard des droits que la Convention garantit à chacun – d’une atteinte aux règles du droit interne régissant les nominations judiciaires joue un rôle important aux fins de déterminer si cette atteinte emporte violation du droit à un « tribunal établi par la loi », et que ce contrôle constitue donc une étape de la démarche elle-même.
249. La Cour juge utile de souligner que si, comme le défend le Gouvernement (paragraphes 176 et 184 ci-dessus), elle devait considérer, sans tenir compte de la nature, de l’étendue et de la qualité du contrôle opéré par les juridictions nationales, que les conclusions de celles-ci sont réputées trancher sur tous les points la question du respect du droit à un « tribunal établi par la loi », autrement dit s’il fallait l’empêcher de rechercher par elle-même si les conséquences de l’atteinte aux règles internes en matière de nominations judiciaires sont de nature à violer l’article 6, alors ce droit autonome tiré de la Convention serait dépourvu de toute protection réelle dans ce domaine.
250. À cet égard, la Cour est consciente du rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention, selon lequel c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 137, 6 novembre 2017). Elle note également que le principe de subsidiarité implique toutefois une responsabilité partagée entre les États parties et la Cour, et que les autorités et juridictions nationales doivent interpréter et appliquer le droit interne d’une manière qui donne plein effet à la Convention (voir, en particulier, les références aux Conférences et Déclarations d’Izmir et de Brighton dans l’arrêt Burmych et autres c. Ukraine (radiation) [GC], nos 46852/13 et al., §§ 120-122, 12 octobre 2017 (extraits)). Il s’ensuit donc que, si c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, qu’il revient d’interpréter et d’appliquer le droit interne, c’est en dernier ressort à la Cour de dire si la manière dont ce droit est interprété et appliqué entraîne des conséquences conformes aux principes de la Convention (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 191, CEDH 2006‑V, et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, § 68, CEDH 2000‑VI).
251. Ainsi qu’il est mentionné au paragraphe 244 ci-dessus, il va de soi que, lorsqu’elle recherche s’il y a eu une atteinte aux règles internes pertinentes dans une affaire donnée, la Cour s’en remet en principe à l’interprétation et à l’application du droit interne par les juridictions nationales, sauf si leurs conclusions sont arbitraires ou manifestement déraisonnables. En revanche, dès lors qu’une atteinte aux règles internes pertinentes a été établie, ces mêmes juridictions doivent analyser les conséquences juridiques d’une telle atteinte en se fondant sur la jurisprudence pertinente de la Convention et sur les principes découlant de celle-ci. Si elles ont dûment analysé les faits et les griefs à la lumière des normes de la Convention, correctement mis en balance les intérêts concurrents en présence et tiré les conclusions qui s’imposaient, il faudra de bonnes raisons à la Cour pour substituer son appréciation à la leur (voir, mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 164, 27 juin 2017). Dès lors, si les juridictions nationales jouissent d’une certaine latitude pour déterminer la façon de ménager un juste équilibre, ainsi qu’il est mentionné au paragraphe 243 ci-dessus, elles sont néanmoins tenues d’opérer cette mise en balance en s’acquittant des obligations que la Convention fait peser sur elles.
252. La Cour souligne enfin que, s’il n’entre pas dans sa compétence de fixer un délai précis au-delà duquel une irrégularité dans la procédure de nomination ne pourra plus être contestée par une personne invoquant le droit à un « tribunal établi par la loi », elle ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel l’absence d’un tel délai aurait pour conséquence en pratique de rendre les nominations indéfiniment contestables (voir la thèse du Gouvernement, exposée au paragraphe 180 ci-dessus). En effet, plus le temps s’écoulera, plus la préservation de la sécurité juridique jouera en faveur du droit du justiciable à un « tribunal établi par la loi » dans la mise en balance à opérer. Il faudra évidemment tenir compte aussi des difficultés en matière de preuve que ferait naître l’écoulement du temps ainsi que des délais légaux pertinents dont le droit interne des Parties contractantes pourrait assortir les contestations de cette nature.
c) Application aux circonstances de l’espèce du seuil de gravité exposé ci‑dessus
253. La Cour doit à présent rechercher si, à l’aune de la démarche en trois étapes exposée ci-dessus, les faits de la cause s’analysent en une violation du droit à un « tribunal établi par la loi ».
Y a-t-il eu une violation manifeste du droit interne ?
254. La Cour observe, comme elle l’a déjà été noté au paragraphe 208 ci-dessus, que la Cour suprême islandaise, dans ses arrêts du 19 décembre 2017 et du 24 mai 2018, a conclu que le droit interne avait été doublement méconnu au cours de la procédure de nomination des juges de la Cour d’appel : premièrement, en ce que la ministre de la Justice ne s’était pas livrée à une appréciation indépendante des faits et n’avait pas dûment motivé son choix de s’écarter de la proposition de la commission d’évaluation, ce qui était contraire à l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives et, deuxièmement, en ce que le Parlement n’avait pas respecté la procédure spéciale de vote que prévoyait la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice. La Cour rappelle sa position selon laquelle il n’y a aucune raison de mettre en cause l’interprétation du droit interne faite par la Cour suprême en la matière, qui, par ailleurs, n’est pas contestée par les parties. Elle en conclut que la première condition est à l’évidence satisfaite.
Les violations du droit interne touchent-elles une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges ?
255. Ainsi qu’il est noté au paragraphe 246 ci-dessus, pour déterminer si tel ou tel vice dans le processus de nomination d’un juge est d’une gravité telle qu’il emporte violation du droit à un « tribunal établi par la loi », il faut tenir compte entre autres du but que poursuivait la loi qui a été enfreinte, c’est-à-dire rechercher si la loi en question visait à empêcher toute ingérence injustifiée de l’exécutif et si la violation en question a porté atteinte à la substance même du droit à un « tribunal établi par la loi ». Au vu de ces éléments, la Cour entamera son examen sur ce point en se penchant sur le cadre légal pertinent en Islande qui régissait la procédure de nomination des juges, ce afin d’en cerner l’objet et le but.
256. Il ressort de l’analyse de l’évolution de la législation encadrant le processus de nomination des juges en Islande qu’à la suite d’un certain nombre de réformes, un système très élaboré a été progressivement mis en place en la matière, dans lequel une commission d’évaluation – une entité administrative agissant indépendamment de l’exécutif composée de cinq membres nommés par le ministre de la Justice –, chargée d’apprécier les qualifications des candidats aux fonctions de juge et de déterminer lesquels sont les plus qualifiés pour exercer ces fonctions, joue un rôle central. Selon les dernières réformes législatives, la commission d’évaluation, qui au départ n’avait qu’une fonction consultative, a été habilitée par la suite à émettre des recommandations contraignantes pour les nominations des membres des trois niveaux de juridiction. Si la loi permet au ministre, à titre exceptionnel, de s’écarter dans une certaine mesure de l’avis de la commission, l’usage de cette faculté reste soumis au contrôle du Parlement (paragraphes 19 et 105 ci-dessus).
257. Il ressort des travaux préparatoires des lois nos 92/1989 et 45/2010 (paragraphes 11 et 14 ci-dessus), ainsi que des observations que les parties ont produites devant la Cour et des éléments que celle-ci a tirés de sa propre initiative de sources internationales (paragraphes 161, 189, 120 et 128 ci‑dessus, respectivement), que la mise en place d’un tel mécanisme avait pour finalité principale de limiter l’influence de l’exécutif dans la nomination des juges et de renforcer ainsi l’indépendance du pouvoir judiciaire en Islande. Dans le rapport qu’il a communiqué en 2010 au Comité des droits de l’homme concernant l’application du PIDCP, le gouvernement islandais a expressément déclaré que les réformes législatives en question répondaient aux craintes de plus en plus nombreuses qui avaient été exprimées dans le pays quant au risque que les règles relatives à la sélection et à la nomination des juges ne garantissent pas suffisamment l’indépendance de la magistrature, compte tenu du rôle qu’exerçaient les ministres dans le processus de nomination (paragraphe 120 ci-dessus). De même, dans son rapport d’évaluation relatif à l’Islande qu’il a publié en 2013, le GRECO a dit qu’« avant l’entrée en vigueur du nouveau système [de nomination], le ministre n’était pas tenu de suivre l’avis des organes judiciaires pertinents pour les nominations à des fonctions judiciaire[s] et qu’il était de fait arrivé par le passé que des nominations [eussent] été faites de manière arbitraire, donnant lieu à des critiques au sujet de l’influence politique qui aurait infiltré le processus » (paragraphe 128 ci-dessus).
258. La Cour note que, comme garantie supplémentaire contre l’arbitraire, la Cour suprême avait clairement indiqué, dès 2011, – à une époque où la commission d’évaluation n’avait qu’un rôle consultatif – que le ministre ne pouvait faire usage de son droit légal de s’écarter de l’avis émis par la commission qu’en faisant reposer sa décision sur une instruction et une appréciation suffisantes, conformément aux exigences de l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives et au principe général de droit administratif islandais selon lequel seuls les candidats les plus qualifiés sont nommés aux postes dans la fonction publique (paragraphe 115 ci-dessus).
259. À la lumière des éléments ci-dessus, il revient à présent à la Grande Chambre de dire si les manquements à la procédure de nomination des quatre juges que la ministre avait proposés, parmi lesquels figurait A.E., étaient d’une gravité telle qu’ils ont nui à la légitimité de cette procédure et vidé de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi ».
α) Les violations commises par la ministre
260. D’après les explications que la ministre a fournies au Parlement (paragraphes 44 et 47 ci-dessus), sa décision de s’écarter de l’appréciation de la commission d’évaluation était principalement motivée par la nécessité d’accorder davantage de poids à l’expérience judiciaire dans l’examen des candidatures – sur la base notamment d’éléments subjectifs tels qu’une expérience concluante au prétoire – et d’assurer la parité homme-femmes entre les candidats.
261. La Cour observe à titre liminaire que la décision de la commission d’évaluation d’accorder le même poids à l’expérience judiciaire et à l’expérience au contentieux ou au sein de l’administration était conforme à la législation pertinente, qui soulignait qu’une expérience professionnelle variée était souhaitable (voir les références pertinentes aux travaux préparatoires de la loi no 45/2010 et de l’article 21 de la nouvelle loi sur la justice aux paragraphes 14 et 105 ci-dessus), ainsi qu’à la pratique que la commission avait alors constamment suivie pendant quatre ans au moins (voir les observations du président de la commission exposées au paragraphe 40 ci-dessus). Ce dernier avait bien précisé à cet égard qu’il fallait éviter de modifier après le dépôt des candidatures les pondérations en faveur de certains candidats et au détriment d’autres (ibidem).
262. La Cour relève en outre que la méthode d’appréciation que la commission avait retenue était elle aussi conforme aux impératifs de parité entre les hommes et les femmes résultant de la loi no 10/2008 sur l’égalité. Elle observe à cet égard que la Cour suprême islandaise, dans ses arrêts du 19 décembre 2017, a clairement dit que la ministre de la Justice ne pouvait opposer aucune des considérations tenant à la parité entre les sexes tirée de la loi sur l’égalité parce que celles-ci ne valaient que lorsque deux candidats de sexe différent étaient réputés présenter des qualifications égales, et que la ministre, compte tenu du caractère inadéquat de l’instruction à laquelle elle s’était livrée, ne pouvait pas prendre une telle décision (paragraphe 73 ci‑dessus).
263. Cela dit, à supposer même que l’appréciation de la commission d’évaluation eût été erronée sur ces points – ou que la méthode qu’elle avait employée eût été trop théorique (voir le rapport de 2016 produit par le Médiateur parlementaire, cité au paragraphe 116 ci‑dessus, qui mettait en garde contre le recours à des méthodes d’appréciation excessivement théoriques dans les nominations au sein de la fonction publique en général) – et que la ministre de la Justice se fût alors écartée de l’avis de la commission pour des motifs légitimes, l’idée principale qui ressort des constats formulées par la Cour suprême dans ses arrêts de décembre 2017 était que la ministre n’avait tout simplement pas expliqué pourquoi elle avait retenu tel candidat plutôt que tel autre, contrairement à ce que lui imposait l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives. Que la ministre n’approuvât pas la méthode d’appréciation que la commission d’évaluation avait suivie ne l’exonérait donc pas de l’obligation de justifier par de solides raisons sa décision de s’écarter de cette appréciation neutre.
264. La Cour note que, dans ses observations, le Gouvernement accorde une grande importance à l’argument selon lequel il ressort de la grille de la commission d’évaluation que les quatre candidats que la ministre a ensuite ajoutés sur la liste, y compris A.E., avaient tous obtenu plus de points au titre de l’expérience judiciaire que les quatre candidats qui en ont été écartés (paragraphe 182 ci-dessus). Si la Cour constate que tel est effectivement le cas, elle estime néanmoins, avec la Cour suprême, que cet élément ne suffit pas à lui seul à expliquer pourquoi ces quatre candidats particuliers ont été rayés de la liste ni pourquoi les quatre autres y ont été ajoutés. Elle observe à cet égard que la liste initiale que la commission d’évaluation avait dressée comprenait des candidats qui s’étaient vu attribuer moins de points au titre de l’expérience judiciaire que les quatre candidats écartés – y compris deux candidats de sexe masculin qui n’avaient obtenu aucun point –, mais que la ministre a quand même décidé de conserver sur sa liste. De même, parmi les dix-huit candidats que la commission n’avait pas recommandés, il y en avait certains – dont une femme – qui avaient obtenu au titre de l’expérience judiciaire plus de points que les quatre candidats que la ministre a finalement retenus[12]. Le Gouvernement explique que l’appréciation à laquelle la ministre s’est livrée n’était pas un exercice de nature purement mathématique et qu’elle avait tenu compte de facteurs subjectifs tels que la « réussite » d’un candidat dans sa carrière. Or, l’absence de toute autre précision sur la manière dont la ministre a mesuré la « réussite » et de toute comparaison de l’ensemble des candidats sous cet angle jette le doute sur l’objectivité du processus de sélection.
265. De l’avis de la Cour, cette incertitude qui entourait les motivations de la ministre suscite de sérieuses craintes quant à l’exercice par celle-ci d’une ingérence abusive dans le pouvoir judiciaire et met ainsi en cause la légitimité de toute la procédure, d’autant plus que la ministre adhérait à l’un des partis politiques qui composaient la majorité du gouvernement de coalition, grâce aux seuls votes desquels sa proposition a été adoptée devant le Parlement (paragraphe 53 ci-dessus). De plus, la Cour ne saurait faire abstraction, à cet égard, des allégations que le requérant formule au sujet du contexte politique général dans lequel la ministre avait présenté ses propositions (paragraphes 46 et 89 ci-dessus). Si elle n’est pas en mesure de dire que, comme l’affirme le requérant, la ministre a agi pour des raisons politiques, elle considère que l’action de cette dernière était de nature à faire naître des préoccupations objectivement justifiées sur ce point, ce qui suffit aussi à discréditer la transparence du processus de sélection.
266. La méconnaissance par la ministre des règles pertinentes était d’autant plus grave que ses obligations légales lui avaient été rappelées à un certain nombre de reprises par les propres juristes de son ministère, par le président de la commission d’évaluation et par le secrétaire permanent ad hoc du ministère de la justice (paragraphes 36, 40-42 et 38 respectivement ci-dessus). La Cour renvoie également à cet égard au constat que la Cour suprême a formulé dans ses arrêts de décembre 2017, selon lequel la ministre avait agi « au mépris total [du] risque évident » d’atteinte à la réputation des candidats présélectionnés dont les noms avaient été retirés (paragraphe 75 ci-dessus). Il est donc raisonnable de conclure que la ministre semble avoir agi en pleine connaissance des obligations que le droit interne applicable faisait peser sur elle.
267. Compte tenu des violations que la ministre de la Justice a commises et des circonstances dans lesquelles elles se sont produites, la Cour considère que ces violations ne peuvent être réduites à de simples vices de forme ou de procédure, comme le voudrait le Gouvernement, mais qu’elles s’analysent en de graves irrégularités qui touchent dans sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi ».
β) Les vices dans la procédure conduite devant le Parlement
268. La Cour constate que la loi no 15/1998 sur la justice, dans sa teneur modifiée par la loi no 45/2010, donnait au Parlement un rôle essentiel dans la procédure de nomination des juges (paragraphes 14 et 103 ci-dessus). Ce rôle a encore été renforcé par la loi no 50/2016 dans le cadre des premières nominations à la nouvelle Cour d’appel, où le Parlement était chargé d’approuver chacun des quinze candidats proposés par la ministre de la Justice, que celle-ci se fût écartée ou non des propositions de la commission d’évaluation (paragraphes 19 et 105 ci‑dessus).
269. La Cour considère qu’en l’espèce, comme la Cour suprême l’a également noté dans ses arrêts de décembre 2017, le Parlement n’aurait pu prendre position en pleine connaissance de cause au sujet de la proposition de la ministre, et par la même exercer un contrôle réel sur le processus de nomination, que si la ministre avait dûment motivé – en se fondant sur une instruction et une appréciation adéquates – sa proposition tendant à s’écarter de l’avis de la commission d’évaluation, ce qu’elle n’a pas fait. Or, méconnaissant l’esprit de l’obligation de préserver la légitimité du processus de nomination que la loi faisait peser sur lui, le Parlement a choisi de fermer les yeux sur cette importante irrégularité. Partant, ainsi que la Cour suprême l’a dit, « les irrégularités qui avaient entaché la procédure suivie par la ministre de la Justice avaient à leur tour vicié la procédure devant le Parlement puisqu’elles n’avaient pas été rectifiées lorsque la question avait été soumise au vote devant ce dernier » (paragraphe 74 ci‑dessus).
270. La Cour note par ailleurs que non seulement le Parlement n’a pas enjoint à la ministre de justifier ses propositions par des raisons objectives de manière à ce qu’il pût effectivement s’acquitter de sa mission mais encore, comme la Cour suprême l’a admis, qu’il a méconnu les règles spéciales de vote que prévoyait la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice en votant en bloc la proposition de la ministre au lieu de procéder à un vote séparé pour chacun des candidats. Certes, ce manquement de la part du Parlement n’emporte pas en lui-même violation du droit à un « tribunal établi par la loi », surtout étant donné que les députés s’étaient effectivement vu offrir la possibilité de demander un vote séparé (paragraphes 51-52 ci‑dessus ; voir aussi la conclusion de la Cour suprême exposée au paragraphe 70 ci-dessus, selon laquelle le vote en bloc n’était pas constitutif d’une irrégularité en ce qui concerne les onze candidats qui avaient été sélectionnés à partir de la liste initiale de la commission). Cela dit, la procédure de vote a assurément exacerbé la grave violation que la ministre de la Justice avait déjà commise pour ce qui est des quatre candidats qu’elle avait retenus et nui au rôle que le Parlement était censé jouer en tant que frein à l’exercice abusif par l’exécutif de ses pouvoirs en matière de nominations judiciaires. Dès lors, il n’était pas injustifié pour le requérant de croire que la décision du Parlement était principalement motivée par des considérations partisanes.
271. Partant, la Cour considère que si la procédure parlementaire spéciale de vote prévue par la nouvelle loi sur la justice visait à renforcer la légitimité des nominations à la Cour d’appel nouvellement instaurée (voir la thèse que le Gouvernement défend sur ce point, exposée au paragraphe 189 ci-dessus), l’intervention du Parlement n’a pas eu l’effet escompté en l’espèce – autrement dit, il n’a pas accompli sa mission de garant de la légalité de la procédure de nomination pour ce qui est des quatre candidats en question.
γ) Observations en conclusion concernant la deuxième étape de la démarche
272. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il y a eu en l’espèce une atteinte grave à une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges à la Cour d’appel. Elle va donc passer à la troisième étape de la démarche, à savoir le contrôle opéré par les juridictions internes.
Les violations alléguées du droit à un « tribunal établi par la loi » ont-elles fait l’objet d’un contrôle et d’un redressement effectifs par les juridictions internes ?
α) Le contrôle opéré par la Cour suprême dans l’affaire du requérant
273. Ainsi qu’il est exposé en détail au paragraphe 89 ci-dessus, le requérant s’était plaint devant la Cour suprême d’une violation de son droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial « établi par la loi » à raison d’irrégularités dans la nomination de la juge A.E., qui avait siégé au sein de la formation de la Cour d’appel saisie de son dossier. À cet égard, il considérait notamment que l’exigence d’un tribunal établi par la loi, découlant à la fois de la Constitution islandaise et de la Convention, comportait deux « conditions impératives : non seulement les règles générales en matière de nominations judiciaires [devaient] être clairement énoncées dans les textes de loi, mais aussi et surtout les nominations judiciaires [devaient] être conformes à la loi dans chaque cas. » Contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement (paragraphe 191 ci-dessus), le requérant avait aussi exposé devant la Cour suprême les griefs qu’il tire des motivations politiques qui auraient été à l’origine des propositions de la ministre, et il avait expressément évoqué ses soupçons quant à l’association de cette dernière à B.N. (paragraphe 89 ci-dessus).
274. La Cour constate que la Cour suprême a débouté le requérant en suivant un double raisonnement (paragraphe 90 ci-dessus). Tout d’abord, la haute juridiction a jugé que, si le vote au Parlement avait certes été conduit au mépris de la procédure spéciale prévue par la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice, ce vice n’était pas significatif, et que le processus de nomination s’était par ailleurs déroulé conformément aux procédures formelles fixées par cette loi et cette disposition temporaire. Au vu de ces éléments, et ayant relevé en outre que les trente-trois candidats avaient tous satisfait aux conditions légales pour exercer la fonction de juge à la Cour d’appel et que quinze d’entre eux avaient de surcroît été nommés à cette fonction par des lettres que le président de l’Islande avait signées et que la ministre de la Justice avait contresignées, la Cour suprême a dit qu’il ne pouvait être conclu que la nomination d’A.E. était entachée de nullité (« markleysa ») ni que les décisions rendues avec la participation de cette juge restaient « lettre morte ».
275. La Cour suprême a ensuite admis que la procédure que la ministre de la Justice avait suivie dans le processus de nomination avait méconnu certaines règles internes en matière de nominations judiciaires, ainsi qu’il avait déjà été établi dans les arrêts qu’elle avait rendus le 19 décembre 2017. Néanmoins, elle a jugé que la nomination de l’ensemble des quinze juges de la Cour d’appel pour une durée indéterminée était « devenue une réalité » dès la signature par le président islandais de leurs lettres de nomination et que, à partir de ce moment-là, les intéressés n’étaient tenus de suivre que la loi dans l’exercice de leurs fonctions et d’accomplir celles-ci de manière indépendante. Dans ces conditions, la Cour suprême n’a vu aucune raison suffisante de douter légitimement que le requérant avait bénéficié d’un procès équitable devant des juges indépendants et impartiaux, malgré les irrégularités dans la procédure qui étaient imputables à la ministre de la Justice.
276. Dans les observations qu’il a produites devant la Cour, le requérant soutient que l’arrêt de la Cour suprême était erroné. Il estime en effet, d’une part, que celle-ci a contredit les conclusions qu’elle avait antérieurement exposées dans ses arrêts de décembre 2017 et, d’autre part, qu’elle n’a pas procédé à un contrôle adéquat, à la lumière des principes pertinents découlant de la jurisprudence de la Cour, de la question du respect par la Cour d’appel de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », ni même examiné de manière indépendante la question de la « gravité » des violations en cause (paragraphe 162 ci-dessus).
277. Le Gouvernement soutient pour sa part que la Cour suprême a examiné et tranché toutes les questions pertinentes qui se rapportaient à la nomination d’A.E. et au droit du requérant à être jugé par un « tribunal établi par la loi ». La haute juridiction aurait conclu de son analyse que, au regard du droit interne, les vices de procédure qu’elle avait constatés n’avaient eu aucune incidence sur la situation d’A.E. en tant que juge régulièrement nommée et que, dès lors, la Cour d’appel n’était pas incompétente pour statuer en tant que « tribunal » du fait de la présence de cette juge au sein de la formation. Elle aurait ajouté qu’il était important de ne pas confondre les conséquences juridiques du vice de procédure en question sur les autres candidats et les conséquences juridiques de ce même vice sur la qualité de juge d’A.E. ou sur l’affaire du requérant. Le principe de subsidiarité imposerait à la Cour de faire siennes les conclusions de la Cour suprême sur ces points (paragraphes 174, 184 et 186 ci-dessus).
β) Analyse par la Cour du contrôle opéré par la Cour suprême
278. La Cour relève que la Cour suprême avait le pouvoir de statuer sur les conséquences des irrégularités susmentionnées sur le droit du requérant à un procès équitable et d’y remédier, d’abord en constatant que le requérant n’avait pas été entendu par un « tribunal établi par la loi » – à raison de la participation de la juge A.E. à son procès devant la Cour d’appel – puis en annulant l’arrêt que celle-ci avait rendu en l’espèce. Il est incontesté que, dans l’arrêt qu’elle a prononcé le 24 mai 2018 dans le cadre de cette affaire, la Cour suprême a confirmé les conclusions qu’elle avait formulées antérieurement au sujet des violations que la ministre et le Parlement avait commises dans le processus des nominations à la Cour d’appel. Cela dit, la Cour partage l’avis du requérant selon lequel la haute juridiction, lorsqu’elle s’est ensuite penchée sur l’incidence de ces violations sur le droit de l’intéressé à un « tribunal établi par la loi », semble ne pas avoir tiré les conclusions que ses propres constats imposaient ni analysé la question d’une manière conforme à la Convention.
279. À cet égard, et bien que le Gouvernement le conteste (paragraphe 186 ci-dessus), il ressort clairement de l’analyse de l’arrêt que la Cour suprême a rendu que celle-ci a limité son contrôle au constat que, d’une part, la nomination d’A.E. n’était pas entachée de « nullité » au sens du droit islandais et que, d’autre part, malgré les vices dans la procédure de nomination, le requérant avait quand même bénéficié d’un procès équitable devant un « tribunal » indépendant et impartial (paragraphes 113 et 114 de l’arrêt de la chambre). Pour parvenir à ces conclusions, la Cour suprême semble avoir accordé un poids important au simple fait que les nominations avaient été officialisées par la signature du président islandais et que, à partir de ce moment-là, il n’y avait aucune raison de douter que les quinze juges de la Cour d’appel, dont la commission d’évaluation avait estimé qu’ils remplissaient tous les conditions au regard de la loi pour occuper ce poste, exerceraient leurs fonctions d’une manière indépendante et conforme à la loi.
280. La Cour n’a aucune raison de douter que, d’un point de vue formel, les nominations en cause n’étaient pas entachées de nullité (« markleysa ») au regard du droit islandais ni que, dès leur nomination, chacun de ces juges s’efforcerait de respecter les exigences d’un procès équitable. Cependant, aucun de ces constats ne répond en tant que tel à la question de savoir si les irrégularités dans le processus à l’origine de la nomination d’A.E. ont, en elles-mêmes et par elles-mêmes, porté atteinte au droit du requérant à un « tribunal établi par la loi », considéré en tant que garantie spécifique découlant de l’article 6, telle qu’interprétée par la Cour.
281. La Cour observe que, ainsi qu’il est noté aux paragraphes 89 et 273 ci-dessus, le requérant avait avancé des arguments très précis et éminemment pertinents à l’appui de sa thèse selon laquelle les violations en cause avaient méconnu, entre autres, l’exigence qu’il soit jugé par un tribunal indépendant et impartial et que celui-ci soit « établi par la loi ». Or la Cour suprême n’a répondu à aucun de ces arguments – notamment à ceux ayant trait aux liens politiques qui auraient existé entre la ministre de la Justice et B.N., l’époux de la juge A.E. Pour autant que le Gouvernement soutient que « la Cour suprême a examiné toutes les questions se rapportant à la nomination d’A.E. et au droit du requérant à être jugé par un tribunal établi par la loi », la Cour constate qu’aucun examen de la sorte ne transparaît dans l’arrêt de la haute juridiction, si bien que l’on l’ignore toujours en quoi a consisté le contrôle que celle-ci a opéré et sur quels éléments de fait et de droit se fonde la conclusion qu’elle a tirée. Autrement dit, il ne ressort pas clairement de cet arrêt en quoi les manquements à la procédure que la Cour suprême avait constatés dans ses arrêts antérieurs (datés du 19 décembre 2017) n’étaient pas de nature à compromettre la régularité de la nomination d’A.E. et, par voie de conséquence, la participation ultérieure de celle-ci au procès du requérant.
282. La Cour estime que la manière dont la Cour suprême a structuré son arrêt et la façon dont elle a en particulier souligné que la nomination des quinze juges, parmi lesquels figurait A.E., « était devenue une réalité dès la signature de leurs lettres de nomination » (paragraphe 90 ci-dessus), indique que la haute juridiction avait admis qu’elle n’avait plus guère voix au chapitre en la matière une fois les nominations officialisées, voire qu’elle s’était résignée. D’ailleurs, cette interprétation trouve appui dans les observations du Gouvernement lorsqu’il déclare que, si les tribunaux islandais peuvent en théorie contrôler la légalité des nominations judiciaires et invalider les décisions auxquelles un juge irrégulièrement nommé a été associé, un vice de procédure analogue à celui qui a été constaté en l’espèce n’entraînerait en pratique que l’indemnisation des candidats écartés. C’est ainsi que, selon le Gouvernement, « il n’y a eu au cours des cinquante dernières années aucun cas qui indiquerait qu’un tel vice entraînerait ou pourrait entraîner l’invalidation de la nomination d’un juge » (voir les observations du Gouvernement exposées au paragraphe 187 ci-dessus).
283. La Cour constate dès lors que la retenue dont a fait preuve la Cour suprême lorsqu’elle a examiné la présente affaire – et le fait qu’elle n’ait pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la préservation du principe de la sécurité juridique en particulier et, d’autre part, le respect de la loi – ne sont pas propres aux faits de l’espèce mais qu’il s’agissait de la pratique constante de la Cour suprême. Pour la Cour, cette pratique pose problème pour deux raisons principales. En premier lieu, elle porte atteinte au rôle important que le pouvoir judiciaire exerce dans le maintien des freins et contrepoids qui sont inhérents à la séparation des pouvoirs. En second lieu, compte tenu de l’importance et des implications des violations en question – telles qu’évoquées ci-dessus –, et du rôle éminemment important que le pouvoir judiciaire joue dans une société démocratique régie par la prééminence du droit, ces violations peuvent très bien emporter des conséquences qui ne se limitent pas aux candidats qui ont été individuellement lésés par leur non-nomination : elles touchent forcément le justiciable en général. La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier que le pouvoir judiciaire exerce dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance de chacun pour mener à bien sa mission (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 128 CEDH 2015, Baka, précité, § 164, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 63, 25 septembre 2018). Elle se réfère sur ce point à l’avis no 1 du CCJE, selon lequel « [i]l faut que non seulement les parties au litige, mais aussi la société dans son ensemble puissent avoir confiance dans le système judiciaire » (paragraphe 124 ci‑dessus).
284. Quant à l’équilibre que la Cour suprême aurait dû ménager entre les intérêts concurrents en jeu, la Cour juge important de souligner que, si l’écoulement d’un certain délai après un processus irrégulier de nomination de juges peut en principe faire pencher la balance en faveur de la « sécurité juridique » (ainsi qu’il est évoqué au paragraphe 252 ci‑dessus), tel n’est pas le cas en l’espèce. Elle note à cet égard que, à la suite de recours que deux des candidats rejetés avaient engagés en juin 2017 (soit très peu de temps après la signature par le président islandais des lettres de nomination), la Cour suprême a constaté dès le 19 décembre 2017, soit près de deux semaines avant même l’entrée en fonction des quinze candidats retenus, l’existence des irrégularités dans la procédure de nomination. De plus, le requérant en l’espèce avait demandé le déport de la juge A.E. le 2 février 2018, soit un mois seulement après l’entrée en fonction de celle-ci, et l’arrêt définitif de la Cour suprême dans l’affaire a été rendu le 24 mai 2018, soit moins de quatre mois plus tard. Autrement dit, la nomination d’A.E. et des trois autres candidats en cause a été contestée au niveau national aussitôt après l’achèvement de la procédure de nomination et les irrégularités qui avaient vicié celle-ci ont été établies avant même l’entrée en fonction de ces juges. Dans ces conditions, la Cour considère que le Gouvernement ne peut raisonnablement pas s’appuyer sur les principes de la sécurité juridique ou de l’inamovibilité des juges pour plaider l’absence de violation du droit à un « tribunal établi par la loi » au vu des faits de l’espèce.
285. Par ailleurs, la Cour rejette également la thèse selon laquelle les irrégularités en cause étaient trop « éloignées » de l’affaire du requérant pour avoir une quelconque incidence sur le droit de celui-ci à un tribunal établi par la loi. Le Gouvernement soutient à cet égard que les irrégularités se sont produites bien avant que la juge A.E. eût siégé dans cette affaire, qu’elles n’avaient aucun lien avec celle-ci et qu’elles n’ont eu aucune incidence sur l’indépendance ou l’impartialité d’A.E. (paragraphe 188 ci‑dessus). La Cour estime que la « proximité » requise entre les irrégularités en question et l’affaire du requérant a existé dès le moment – et seulement à partir du moment – où la juge irrégulièrement nommée, A.E., a siégé au sein de la formation de la Cour d’appel saisie de l’affaire. Elle relève que le requérant n’aurait vraisemblablement pas pu se prévaloir d’un intérêt juridique, ni eu qualité, pour contester la nomination d’A.E. à un stade antérieur. Elle ajoute que la question de savoir si les irrégularités en cause ont eu la moindre incidence concrète sur l’indépendance ou l’impartialité de cette juge, qui était centrale dans le contrôle que la Cour suprême a opéré en l’espèce, n’a en elle-même aucun rapport direct avec le grief séparé relatif à un manquement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », ainsi qu’il a déjà été noté au paragraphe 280 ci-dessus.
286. Eu égard à ce qui précède, la Cour, en sa qualité d’autorité ultime en matière d’application et d’interprétation de la Convention, ne saurait valider le contrôle opéré par la Cour suprême dans l’affaire du requérant, celle-ci n’ayant tenu aucun compte de la question de savoir si le but de la garantie qui découle de la notion de tribunal « établi par la loi » avait été rempli (pour d’autres cas dans lesquels la Cour a rejeté le raisonnement des juridictions internes sur la question du respect de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », voir, entre autres, Miracle Europe Kft, précité, § 65, et Chim et Przywieczerski, précité, §§ 138-142).
Conclusion générale sur la question de l’existence ou non d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au droit à un tribunal établi par la loi
287. Au cours des dernières décennies, le cadre légal de la nomination des juges en Islande a fait l’objet d’un certain nombre de réformes importantes qui visaient à limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre dans le processus de ces nominations et à renforcer ainsi l’indépendance du pouvoir judiciaire. Les pouvoirs du ministre ont été encore davantage limités à l’occasion de la nomination des juges à la Cour d’appel nouvellement créée, dans le cadre de laquelle le Parlement était chargé d’approuver chaque candidat proposé par le ministre de la Justice, que l’avis de la commission d’évaluation ait été suivi ou non, ce afin de consolider la légitimité de cette nouvelle juridiction.
288. Or, comme l’a établi la Cour suprême islandaise, ce cadre légal a été méconnu au cours du processus de nomination des juges de la nouvelle Cour d’appel, en particulier par la ministre de la Justice. Si la loi pertinente l’autorisait certes à s’écarter – sous certaines conditions – de la proposition faite par la commission d’évaluation, la ministre, en l’espèce, a enfreint une règle procédurale fondamentale qui l’obligeait à faire reposer sa décision sur une instruction et une appréciation suffisantes. Cette règle de procédure était une garantie importante censée empêcher la ministre d’agir sur la base de considérations injustifiées, de nature politique ou autre, qui porteraient atteinte à l’indépendance et à la légitimité de la Cour d’appel, et sa violation dans les circonstances de l’espèce revenait à rétablir les pouvoirs discrétionnaires que le ministère détenait auparavant en matière de nominations judiciaires, et ainsi à faire échec aux importants progrès et garanties qui étaient nés des réformes législatives successives. La Cour rappelle qu’il existait d’autres garanties légales qui permettaient de rectifier la violation que la ministre avait commise, par exemple la procédure devant le Parlement et, en dernier ressort, le contrôle par les juridictions internes du respect de la procédure ; or, ainsi qu’il a été exposé ci-dessus, aucune de ces garanties ne s’est révélée effective, et le pouvoir que la ministre a exercé en s’écartant de l’avis de la commission d’évaluation est demeuré entièrement discrétionnaire.
289. À la lumière de ce qui précède et compte tenu de la démarche en trois étapes suivie ci-dessus, la Cour estime que le droit du requérant à un « tribunal établi par la loi » a été violé à raison de la participation à son procès d’une juge dont la procédure de nomination avait été viciée par de graves irrégularités qui ont porté atteinte à la substance même du droit en question.
290. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.
311. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 46 de la Convention les Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par elle dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que l’État défendeur, reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles, a l’obligation non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 254, CEDH 2012).
312. La Cour rappelle en outre que ses arrêts sont essentiellement déclaratoires par nature et que, en principe, c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous la surveillance du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention (voir, par exemple, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005‑IV), pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions et l’esprit de l’arrêt de la Cour (voir, par exemple, Scozzari et Giunta, précité, § 249, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, §§ 148-149, 29 mai 2019). Toutefois, dans certaines circonstances particulières, elle a jugé utile d’indiquer à l’État défendeur quels types de mesures pouvaient être pris pour mettre fin au problème – souvent d’ordre systémique – à l’origine du constat de violation (Ilgar Mammadov, précité, § 153).
313. Pour ce qui est des faits de la cause, la Cour constate que, expressément prié à l’audience de dire si le requérant demanderait la réouverture de son procès pénal en cas de constat de violation de l’article 6 en l’espèce, son représentant a répondu par la négative. Si ce dernier a ultérieurement demandé – dans sa réponse écrite aux questions posées par les juges à l’audience (paragraphe 10 ci-dessus) – à se rétracter sur ce point, elle estime que cette demande a posteriori ne peut être prise en compte faute pour ce revirement par rapport à la position antérieure du requérant d’avoir été justifié par des raisons suffisantes.
314. La Cour estime par ailleurs que, au vu des obligations que fait peser sur lui l’article 46 de la Convention, il revient à l’État défendeur de tirer du présent arrêt les conclusions qui s’imposent et de prendre les mesures générales appropriées propres à régler les problèmes à l’origine des constats qu’elle a formulés et ainsi à empêcher que des violations similaires se produisent à l’avenir. Cela dit, elle souligne que le constat de violation en l’espèce ne peut pas en lui-même être considéré comme imposant à l’État défendeur l’obligation au regard de la Convention de rouvrir toutes les affaires similaires qui sont depuis lors passées en force de chose jugée conformément au droit islandais.
Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande du 12 mars 2019 requête n° 26374/18
Violation de l'article 6 : La nomination de juges à la nouvelle cour d’appel islandaise a porté atteinte au principe selon lequel un tribunal doit être établi par la loi
L’affaire concerne l’allégation du requérant selon laquelle la nouvelle cour d’appel islandaise (Landsréttur) n’a pas été établie par la loi. La Cour juge en particulier que la procédure par laquelle une juge a été nommée à la cour d’appel s’analyse en une violation flagrante des règles qui étaient alors applicables. Cette procédure a été conduite au détriment de la confiance que l’ordre judiciaire doit inspirer aux citoyens dans une société démocratique et a porté atteinte à l’essence même du principe selon lequel un tribunal doit être établi par la loi.
FAITS
La cour d’appel (Landsréttur) est une nouvelle juridiction qui a vu le jour le 1 er janvier 2018. En vertu de la nouvelle loi sur le corps judiciaire, un comité d’évaluation composé d’experts fut chargé d’évaluer les candidats aux postes des 15 premiers juges de la cour d’appel. Au total, 37 personnes postulèrent, dont A.E. En mai 2017, le président du comité remit à la ministre de la Justice son rapport d’évaluation accompagné d’une liste comportant les noms de 15 candidats considérés comme les plus qualifiés. A.E. était dix-huitième sur la liste et ne figurait donc pas parmi les 15 premiers candidats retenus pas le comité. Par une lettre en date du 29 mai 2017, la ministre soumit au président du Parlement sa proposition relative aux 15 candidats à nommer juges à la cour d’appel. Cette proposition ne retenait que 11 des 15 candidats sélectionnés par le comité, la ministre préconisant la nomination de quatre autres candidats – dont A.E. –, classés 17e , 18e , 23e et 30e dans le tableau d’évaluation du comité. La ministre présentait ses arguments à l’appui des modifications qu’elle avait apportées aux conclusions du comité. Le 1 er juin 2017, le Parlement approuva, à la majorité des voix, la proposition de la ministre de nommer les 15 personnes désignées par elle aux postes de juges de la cour d’appel. Le 8 juin 2017, le président de l’Islande signa les lettres de nomination de ces personnes, parmi lesquelles figurait A.E.
Également en juin 2017, deux juges parmi les 15 candidats que le comité avait considérés comme les plus qualifiés mais qui avaient été retirés de la liste finale, attaquèrent l’État islandais devant un tribunal de district pour contester la légalité de la procédure de nomination. Par des arrêts définitifs du 19 décembre 2017, la Cour suprême rejeta finalement leurs demandes d’indemnisation pour préjudice matériel. En revanche, elle alloua à chacun 700 000 ISK (environ 5 700 EUR) en réparation du préjudice personnel subi. La Cour suprême jugea que la ministre avait enfreint le droit administratif dès lors qu’elle n’avait pas étayé sa proposition au Parlement au moyen d’une enquête indépendante qui aurait livré les éléments nécessaires à l’évaluation des mérites des nouveaux candidats proposés par elle. La haute juridiction estima également que la procédure conduite devant le Parlement avait été viciée par le fait que celui-ci avait approuvé en bloc la liste modifiée, sans voter séparément sur chaque candidat comme l’exigeait la loi. En mars 2017, M. Ástráðsson fut condamné pour conduite sans permis de conduire valable et sous l’influence de stupéfiants. Il saisit la Cour suprême d’un recours contre ce jugement. Comme l’affaire n’avait pas encore été examinée à la fin de l’année 2017, elle fut transférée à la cour d’appel conformément au droit islandais. En janvier 2018, la cour d’appel notifia à M. Ástráðsson et au parquet les noms des trois juges appelés à connaître de l’affaire : parmi ceux-ci figuraient le nom de A.E., qui n’était pas l’un des 15 juges que le comité d’évaluation avait considérés comme les plus qualifiés. M. Ástráðsson demanda la récusation de A.E., plaidant l’existence d’irrégularités dans la procédure ayant abouti à sa nomination comme juge à la cour d’appel, mais cette requête fut écartée. Par un arrêt du 23 mars 2018, la cour d’appel confirma le jugement au fond du tribunal de district. En avril 2018, M. Ástráðsson saisit la Cour suprême d’un recours contre cet arrêt, soutenant principalement que la nomination de A.E. n’avait pas eu lieu conformément à la loi et que, pour sa part, il n’avait pas bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial. Par un arrêt du 24 mai 2018, la Cour suprême rejeta ses griefs, jugeant que la nomination de A.E. à la cour d’appel était valable et que, malgré des vices de procédure, il n’y avait pas de raison suffisante de douter que M. Ástráðsson eût bénéficié d’un procès équitable devant des juges indépendants et impartiaux.
Article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial établi par la loi)
Premièrement, la Cour observe que la Cour suprême d’Islande a conclu dans son arrêt du 19 décembre 2017 que la ministre de la Justice mais aussi le Parlement avaient enfreint les règles applicables lors de la nomination des juges de la cour d’appel. Selon la jurisprudence de la Cour, le critère permettant d’apprécier si pour cette raison le procès du requérant a emporté violation de l’article 6 § 1 consiste à se demander si l’atteinte constitue une « violation flagrante du droit interne ». Deuxièmement, la Cour observe que le simple fait qu’un juge dont le poste n’est pas établi par la loi, au sens de l’article 6 § 1, s’est prononcé sur une accusation pénale peut suffire à justifier un constat de violation de cette disposition. Troisièmement, et ce point est crucial, la Cour relève le constat de la Cour suprême selon lequel la ministre a proposé sa propre liste sans qu’il y ait eu d’examen indépendant des mérites des quatre candidats en question ni de recherche complémentaire d’éléments ou de documents susceptibles d’étayer ses conclusions. Il y a donc eu des violations procédurales fondamentales du droit interne. De plus, la ministre n’a pas procédé à une comparaison précise entre les compétences des quatre candidats en question et celles des 15 candidats qui avaient été considérés comme les plus qualifiés, comme l’exigeaient les principes généraux du droit administratif. Ces manquements s’analysent en une défaillance fondamentale dans la procédure globale de nomination des quatre juges. Quatrièmement, la Cour relève que la Cour suprême a considéré que la ministre avait agi au mépris total du risque évident de porter atteinte à la réputation de deux des quatre candidats en question, qui ont engagé une procédure judiciaire. La ministre n’a pas suffisamment justifié sa décision, bien qu’elle ait reçu à ce sujet les conseils éclairés de juristes employés par l’administration. En mettant en avant l’expérience judiciaire, elle ne s’est pas fondée sur une appréciation indépendante ou sur des informations ou documents nouveaux. Ces violations du droit interne montrent donc également le mépris évident dont elle a fait preuve pour les règles alors applicables. Cinquièmement, le cadre juridique national a été conçu expressément pour limiter le pouvoir de l’exécutif dans la procédure de nomination, puisqu’il requiert l’évaluation des candidats par le comité spécialement constitué à cet effet. Selon l’interprétation livrée par la Cour suprême, les dispositions pertinentes pour la cause du requérant exigeaient que le Parlement lui-même se prononçât en votant sur chacun des candidats séparément. Faute d’avoir procédé ainsi, le Parlement s’est aussi écarté de la règle applicable à la procédure de nomination qu’il avait lui-même établie dans le cadre de la législation primaire. Le fait que la Cour suprême n’ait pas jugé « importante » la gravité de cette violation procédurale n’est pas déterminante dans l’appréciation qu’en fait la Cour. Dans son raisonnement et son analyse, la Cour suprême s’est attachée à déterminer si, en raison du manquement en question, il fallait considérer que la nomination de A.E. était « entachée de nullité » et qu’en conséquence les décisions rendues par celle-ci étaient « sans effet », et également si cette atteinte avait rendu inéquitable le procès de M. Ástráðsson. La Cour suprême n’a donc pas apprécié cette affaire en appliquant le critère qui consistait à se demander si, dans son ensemble, la procédure de nomination de A.E. à un poste de juge s’analysait au regard de l’article 6 § 1 en une violation flagrante par la ministre et le Parlement des règles applicables. Du point de vue de l’article 6 § 1, la Cour observe que le système en place, qui exige la participation active du Parlement, est conçu pour servir l’important intérêt général qu’est la protection de l’indépendance des juges vis-à-vis du pouvoir exécutif. Ce cadre législatif est censé réduire autant que possible le risque que des intérêts partisans n’influent indument sur la procédure par laquelle les qualifications de chaque candidat doivent être évaluées et validées par le pouvoir législatif.
La Cour souligne l’importance, dans une société démocratique régie par l’état de droit, de garantir le respect du droit national à la lumière du principe de séparation des pouvoirs. Dès lors, elle juge que le manquement du Parlement à se conformer à la règle nationale prévoyant un vote séparé sur chaque candidat s’analyse également en une grave défaillance de la procédure de nomination. La Cour conclut que la procédure par laquelle A.E. a été nommée juge à la cour d’appel, compte tenu des violations procédurales du droit interne confirmées par la Cour suprême d’Islande, représente une violation flagrante des règles qui étaient alors applicables. L’exécutif a exercé un pouvoir injustifié dans le choix des quatre juges, dont A.E., qui s’est combiné avec le manquement du Parlement à se conformer au dispositif législatif adopté aux fins d’assurer un juste équilibre entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif dans la procédure de nomination. En outre, la ministre de la Justice a agi au mépris flagrant des règles en vigueur en décidant de remplacer quatre des 15 candidats par quatre autres personnes que le comité d’évaluation avait estimées moins qualifiées. La procédure a donc porté atteinte à l’essence même du principe selon lequel un tribunal doit être établi par la loi, l’un des principes fondamentaux de l’état de droit. La Cour souligne qu’une conclusion contraire sur les faits de la cause reviendrait à considérer que cette garantie fondamentale offerte n’est pas véritablement protégée par l’article 6 § 1. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
Coeme et autres C. Belgique du 22/06/2000; Hudoc 1974 requêtes 32492/96, 32547/96, 32209/96 et 33210/96
Du fait de leur qualité de ministre et d'attaché de Cabinet ministériel, les requérants ont été déferrés devant un tribunal pénal spécial sans que la loi n'établisse de règles de procédure:
"Le principe de la légalité du droit de la procédure pénale est un principe général de droit. Il fait pendant à la légalité du droit pénal et est consacré par l'adage "nullum judicium sine lege".
Ce principe impose, sur le plan substantiel, certaines exigences relatives au déroulement de la procédure, en vue d'assurer la garantie du procès équitable qui implique le respect de la légalité des armes. Celle-ci comporte l'obligation d'offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à l'adversaire ()
La réglementation de la procédure vise, d'abord, à protéger la personne poursuivie contre les risques d'abus de pouvoir et que c'est donc la défense qui est la plus susceptible de pâtir des lacunes et imprécisions de pareille réglementation.
La Cour estime que l'incertitude qui a existé en raison de l'absence de règles de procédure préalablement établie (par la loi), plaçait le requérant dans une situation de net désavantage par rapport au ministère public"
Partant, il y a violation de l'article 6§1 de la Convention."
CLAES ET AUTRES c. BELGIQUE du 02/06/2005
Requêtes nos 46825/99, 47132/99, 47502/99, 49010/99, 49104/99, 49195/99 et 49716/99
la CEDH apporte des nuances aux nécessités d'un tribunal établit par la loi:
CONCERNANT CLAES ET COEME:
35. Comme le Gouvernement l'a relevé, un élément nouveau existe incontestablement dans la présente affaire : l'essentiel des questions actuellement posées s'étaient déjà posées dans le cadre de la procédure suivie dans « l'affaire Inusop » qui fit l'objet de la requête Coëme et autres (voir supra, § 1.) et elles avaient été tranchées par les autorités compétentes, plus particulièrement par la Cour de cassation dans son arrêt interlocutoire du 12 février 1996. Les décisions procédurales adoptées dans cette affaire par la Cour de cassation ont, de toute évidence, constitué un précédent judiciaire et, du fait du déroulement antérieur du procès « Inusop » qui avait fait l'objet d'une ample couverture médiatique et de nombreuses analyses doctrinales, la défense du procès « Agusta-Dassault » connaissait l'essentiel des modalités de la procédure qui serait suivie. Les deux premiers requérants, MM. Claes et Coëme, ne peuvent donc plus soutenir comme tel, comme la Cour l'a constaté dans l'arrêt Coëme et autres précité, que « l'incertitude qui a existé en raison de l'absence de règles de procédure préalablement établies plaçait [le requérant] dans une situation de net désavantage par rapport au ministère public ». Ce constat se justifie d'autant plus que M. Coëme était partie aux deux procès et que l'un des avocats de M. Claes était celui-là même qui avait représenté M. Coëme tout au long de l'affaire Inusop et qui représente encore actuellement ces deux requérants devant la Cour. La notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s'agit, du domaine qu'il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (Cantoni c. France, arrêt du 15 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, § 35). Les deux premiers requérants ont donc pu, a tout le moins par l'intermédiaire de leur avocat ou grâce à ses conseils éclairés, profiter « in media res » des clarifications jurisprudentielles réalisées tout au long du procès Inusop.
36. Dans ce contexte, il n'apparaît pas que, dans la présente affaire, les deux premiers requérants se soient trouvés désavantagés par rapport au ministère public. Les griefs des requérants restent théoriques et abstraits et ils s'abstiennent d'avancer le moindre élément concret quant aux difficultés d'organiser leur défense en raison de leur prétendue ignorance de la procédure à suivre ou de leurs incertitudes et doutes à ce sujet. Rien ne montre donc, dans la présente affaire, que l'égalité des armes n'aurait pas été respectée.
37. Pour le surplus, se référant aux considérations déjà exposées dans son arrêt du 22 juin 2000, la Cour constate que l'examen du grief ne permet de déceler aucune apparence de violation de l'article 6 § 2 de la Convention.
38. En conclusion, la Cour constate qu'il y n'y a pas eu, dans le chef de MM. Claes et Coëme, violation de l'article 6 de la Convention.
CONCERNANT LES CINQ AUTRES REQUERANTS:
41. La Cour rappelle que, dans son arrêt Coëme et autres précité, elle a considéré que si l'article 103 de la Constitution prévoyait à titre exceptionnel le jugement des ministres par la Cour de cassation, aucune disposition ne prévoyait la possibilité d'étendre la juridiction de celle-ci, pour des faits connexes, à des personnes qui n'ont jamais exercé les fonctions de ministres. Les articles 226 et 227 du code d'instruction criminelle ainsi que les enseignements de la doctrine et de la jurisprudence ne permettaient pas, à eux seuls, de considérer que la connexité était, dans la situation en cause, « prévue par la loi ». Dans ces conditions, la Cour ne voit aucun élément de nature à distinguer le présent grief de celui examiné sur ce point dans l'arrêt Coëme et autres précité. La seule existence d'un nouveau précédent jurisprudentiel, spécifiquement mis en cause dans l'arrêt du 22 juin 2000, ne saurait la faire aboutir à une autre conclusion.
42. En l'absence de connexité prévue par la loi, la Cour estime que la Cour de cassation n'était pas, dans la présente affaire, un tribunal « établi par la loi » au sens de l'article 6 pour examiner les poursuites contre ces cinq autres requérants. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime inutile de statuer sur les violations alléguées des paragraphes 2 et 3 de cette disposition et de l'article 14, les arguments avancés sur ce point coïncidant, en substance, avec ceux examinés sous l'article 6.
43. En ce qui concerne le grief de ces requérants tiré de l'absence de loi de procédure et de l'incertitude qui en est résultée, la Cour, compte tenu de la conclusion adoptée ci-avant, n'estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point.
44. En conclusion, la Cour constate qu'il y a eu, dans le chef des cinq derniers requérants, violation de l'article 6 § 1."
LA LOI DOIT ÊTRE PRÉCISE POUR ÊTRE PRÉVISIBLE
Cotora c. Roumanie du 17 janvier 2022 requête no 30745/18
Art 6-1 : La procédure disciplinaire initiée par le Conseil supérieur de la magistrature à l’encontre d’une juge et le contrôle subséquent effectué par la Haute Cour ont respecté les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention
L’affaire concerne les poursuites disciplinaires menées contre la requérante, juge dans une cour d’appel et présidente, à l’époque des faits, de la même institution, qui ont abouti à une sanction disciplinaire de réduction de salaire. La Cour estime, contrairement à la requérante, que la section disciplinaire pour juges du Conseil supérieur de la magistrature a bien constitué un « organe judiciaire doté de la pleine juridiction » auquel les garanties de l’article 6 trouvent à s’appliquer. Elle ne relève aucun élément susceptible de prouver la partialité des membres du CSM concernés ou de mettre en doute leur indépendance. De plus, elle ne voit aucune raison de douter de leur impartialité objective dans le cas d’espèce. L’appréciation livrée par la section disciplinaire pour juges du CSM n’apparaît en l’espèce ni arbitraire ni manifestement déraisonnable et que la procédure disciplinaire ne saurait passer pour « inéquitable » au sens de l’article 6 § 1. La Cour considère donc que la procédure devant la section disciplinaire pour juges du CSM a satisfait aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour constate ensuite qu’en ce qui concerne la question du « contrôle ultérieur », la Haute Cour a montré qu’elle était compétente pour examiner les questions de fait qu’elle jugeait pertinentes, ainsi que la qualification juridique de faute disciplinaire donnée aux actes reprochés à la requérante. Il ressort des dispositions légales que, si elle avait estimé fondés les moyens exposés par l’intéressée, la Haute Cour aurait eu le pouvoir d’annuler la décision du CSM et de renvoyer l’affaire devant le même organe pour un nouvel examen. Il apparaît donc dès lors que la Haute Cour a opéré en l’espèce un contrôle d’une étendue suffisante
Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Sanction disciplinaire d’une juge rendue équitablement par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et objet d’un contrôle suffisant par la Haute Cour de cassation et de justice (Haute Cour) • Section disciplinaire pour juges du CSM constituant un « organe judiciaire doté de la pleine juridiction », impartial et indépendant • Procédure entourée des garanties procédurales et ayant permis à la requérante de présenter des éléments pour sa défense • Étendue suffisante du contrôle par la Haute Cour analysé au regard des critères établis dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC]
FAITS
La requérante, Mme Mihaela-Elisabeta Cotora, est une ressortissante roumaine, née en 1960 et résidant à Craiova (Roumanie).
Elle était, à l’époque des faits, juge et présidente à la Cour d’appel de Craiova. Le 7 octobre 2015, un procureur de la Direction nationale anticorruption (DNA) adressa au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) une note d’information exposant des faits tendant à indiquer l’implication de Mme Cotora, présidente d’une cour d’appel, dans la procédure de sélection de deux vice-présidents de la cour où elle était en exercice. Selon ces informations, Mme Cotora avait contacté, directement ou par le biais de C.I. et de C.P. – deux de ses collègues juges – certains membres de la commission de sélection constituée pour un concours, dans le but de favoriser certaines candidatures. L’enquête pénale se solda par une ordonnance de classement sans suite au motif que les faits reprochés à la requérante ne relevaient pas du domaine pénal, mais plutôt du domaine disciplinaire. Le 20 octobre 2015, le juge de l’inspection judiciaire du CSM ouvrit une enquête disciplinaire à l’encontre de Mme Cotora. Les juges C.I. et C.P. firent également l’objet d’une enquête dans le cadre de la même procédure. Le 4 novembre 2015, deux juges de l’inspection judiciaire demandèrent au CSM d’ouvrir une procédure disciplinaire à l’encontre de Mme Cotora pour immixtion dans l’activité professionnelle d’un autre juge. Selon les conclusions de l’enquête, en octobre 2013 Mme Cotora avait profité d’un évènement organisé par la cour d’appel dont elle était présidente pour contacter, directement ou par l’intermédiaire de ses collègues C.I. et C.P., certains membres ou suppléants de la commission de sélection, afin de leur laisser entrevoir sa préférence pour certains candidats aux fonctions vacantes au sein de la cour d’appel dont elle assurait la présidence. L’inspection judiciaire constata également qu’en novembre 2013, l’intéressée avait tenté de faire invalider les résultats de la procédure de sélection par l’intermédiaire de D.S., l’un de ses collègues qui assurait la vice-présidence d’une association de protection des droits des magistrats. Le 13 janvier 2016, lors de l’audience devant la section disciplinaire pour juges du CSM, Mme Cotora souleva une exception d’inconstitutionnalité relative à l’absence d’un délai de prescription en matière de discipline des magistrats. Le 27 octobre 2016, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable l’exception d’inconstitutionnalité. Elle confirma que le CSM était une juridiction en matière disciplinaire, mais jugea qu’il n’était qu’une instance extrajudiciaire dont les décisions pouvaient faire l’objet d’un recours devant la Haute Cour de cassation et de justice, et que devant celle-ci les exceptions d’inconstitutionnalité ne pouvaient toutefois pas être soulevées. Par une décision du 31 octobre 2016, le CSM accueillit par quatre voix contre trois, l’action disciplinaire engagée par l’inspection judiciaire à l’encontre de Mme Cotora, jugea que celle-ci avait commis une faute disciplinaire et ordonna que son salaire fût réduit de 20 % pendant une période de trois mois. Le CSM rejeta l’action disciplinaire contre C.I. et C.P., les deux autres juges mis en cause, pour défaut de fondement. Mme Cotora saisit la Haute Cour d’un recours contre cette décision. Le 23 octobre 2017, la Haute Cour confirma la légalité et le bien-fondé de la décision du CSM et rejeta le recours de Mme Cotora pour défaut de fondement. La Haute Cour remarqua qu’en l’espèce les derniers faits imputés à la requérante dataient du 5 novembre 2013 et que la section disciplinaire pour juges du CSM avait été saisie le 5 novembre 2015, soit dans le délai légal prévu par la loi. Concernant les faits antérieurs au 5 novembre 2013, le CSM n’avait pas omis d’appliquer le délai de prescription de deux ans puisqu’il avait constaté que, pour les faits datant des 23 et 24 octobre 2013, l’exercice de l’action disciplinaire était prescrit. La Haute Cour jugea ensuite que, contrairement à ce que la requérante affirmait, l’acte d’immixtion dans l’activité d’un juge représentait une faute disciplinaire même si l’auteur de cet acte n’avait pas atteint le but poursuivi, et que l’activité de membre d’une commission de sélection, bien que n’étant pas une activité judiciaire proprement dite, n’était pas exclue du champ d’application de la faute disciplinaire visée à l’article 99, alinéa l) de la loi no 303/2004. D’après la Haute Cour, le CSM avait correctement établi la situation de fait et jugé que la requérante avait entrepris des démarches auprès de certains membres de la commission de sélection afin de favoriser certains candidats.
CEDH
a) Sur la question de savoir si la procédure devant la section disciplinaire pour juges du CSM était conforme à l’article 6 § 1 de la Convention
34. La Cour note d’emblée que la présente affaire se distingue des affaires dans lesquelles elle avait critiqué l’absence de contrôle, par un organe indépendant, de la légalité de mesures disciplinaires ou des mesures ayant une conséquence directe sur le mandat, adoptées contre des magistrats ou des procureurs (voir, à titre d’exemple, Kövesi c. Roumanie, (no 3594/19, §§ 18‑54, 67 et 148-157, 5 mai 2020), où l’intéressée avait été révoquée de sa fonction de procureur général à la suite d’une décision du ministre de la Justice, validée par la Cour constitutionnelle et suivie d’un décret présidentiel, qui ne pouvaient pas faire l’objet d’un recours, et Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, §§ 24-37 et 121, 23 juin 2016), où l’intéressé, ancien président de la Cour suprême, n’avait pas pu contester la cessation prématurée de son mandat en raison d’un texte de loi). En effet, la requérante en la présente espèce s’est vue infliger une sanction disciplinaire à la suite d’une procédure qui s’est déroulée devant la section disciplinaire pour juges du CSM, organe qui avait la compétence de statuer sur les fautes disciplinaires commises par les juges (paragraphe 22 ci-dessus) et qui était tenu à respecter une procédure spécifique (paragraphe 24 ci-dessus).
35. De ce fait, la Cour estime nécessaire avant tout de rechercher si la procédure devant la section disciplinaire pour juges du CSM a été conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. Lors de cette analyse, elle ne va pas tenir compte des conclusions de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE ») appelée à se prononcer sur la compatibilité avec le droit de l’Union européenne (« UE ») de l’application de l’ordonnance no 77/2018 du gouvernement, portant modification de la loi no 317/2004 sur le CSM (arrêt de la Grande Chambre du 18 mai 2021, affaires jointes C‑83/19, C‑127/19, C‑195/19, C‑291/19, C‑355/19 et C‑397/19, pts. 186-207), car ladite ordonnance est entrée en vigueur le 5 septembre 2018, soit après les faits dans la présente affaire.
La section disciplinaire pour juges du CSM était-elle un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 ?
36. La Cour rappelle que sa jurisprudence n’entend pas nécessairement, par le terme « tribunal », une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires du pays (Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, § 76, série A no 80). Aux fins de la Convention, une autorité peut s’analyser en un « tribunal », au sens matériel du terme, lorsqu’il lui appartient de trancher, sur la base de normes de droit, avec plénitude de juridiction et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (Argyrou et autres c. Grèce, no 10468/04, § 24, 15 janvier 2009, et Di Giovanni, précité, § 52 ; voir aussi, mutatis mutandis, Kamenos c. Chypre, no 147/07, §§ 85-87, 31 octobre 2017). En outre, le fait de confier à des juridictions ordinales le soin de statuer sur d’éventuelles fautes disciplinaires n’enfreint pas en soi la Convention (Di Giovanni, précité, § 52).
37. Tout d’abord, la Cour note que le CSM est un organe établi par la loi, à savoir par la Constitution et par la loi no 317/2004 sur le CSM (paragraphes 22 et 24 ci-dessus). Elle constate également que la lecture des textes de loi en question fait apparaître que le CSM a pleine compétence pour effectuer une enquête préalable par l’intermédiaire de l’inspection judiciaire (article 44 §§ 3 et 6 de la loi no 317/2004, cité au paragraphe 24 ci‑dessus) et pour, ensuite, statuer sur l’action disciplinaire engagée à l’égard d’un juge et rendre une décision disciplinaire (article 47 § 1, alinéa a), et articles 49-51 de la loi no 317/2004). Lors de cette procédure, la section disciplinaire pour juges du CSM établit et apprécie les faits et les conséquences juridiques qui en découlent, après avoir examiné les preuves (articles 49 § 4 et 50 de la loi no 317/2004). En outre, le magistrat poursuivi, qui peut se faire représenter ou assister par un magistrat ou par un avocat de son choix, a la possibilité de produire un mémoire en défense, est entendu et a le droit de prendre connaissance de tous les documents versés au dossier et de demander à produire des preuves en défense (articles 46 § 1 et 49 §§ 1 et 4 de la loi no 317/2004). De plus, les dispositions légales relatives à la procédure disciplinaire menée devant la section disciplinaire pour juges du CSM sont complétées par les règles générales de procédure contenues dans le code de procédure civile (article 49 § 7 de la loi no 317/2004). Dans ces conditions, la Cour estime, contrairement à la requérante (paragraphe 32 ci-dessus), que la section disciplinaire pour juges du CSM constitue bien un « organe judiciaire doté de la pleine juridiction » auquel les garanties de l’article 6 trouvent à s’appliquer (voir, a contrario, Donev, précité, § 85, et, mutatis‑mutandis, Olujić c. Croatie, no 22330/05, §§ 41-43, 5 février 2009, et Di Giovanni, précité, § 53).
La section disciplinaire pour juges du CSM, était-elle « indépendante » et « impartiale » ?
38. S’agissant ensuite du point de savoir si la section disciplinaire pour juges du CSM était « indépendante » et « impartiale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour renvoie aux principes jurisprudentiels en la matière qui ont été énoncés dans l’arrêt Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, §§ 68-71, 25 septembre 2018). Elle ne relève aucun élément susceptible de prouver la partialité, ou de mettre en doute l’impartialité subjective, des membres de la section disciplinaire pour juges du CSM. Elle se placera donc sur le terrain de l’impartialité objective de ceux-ci. En outre, les notions d’indépendance et d’impartialité objective étant étroitement liées, la Cour les examinera ensemble dans la présente affaire (Grieves c. Royaume‑Uni [GC], no 57067/00, § 69, CEDH 2003-XII (extraits)).
39. La Cour constate que les membres de la section disciplinaire pour juges du CSM étaient des juges élus par les assemblées générales des magistrats et appartenaient au corps judiciaire (article 133 § 2, alinéa a), de la Constitution, cité au paragraphe 22 ci-dessus), ce qui en soi ne porte pas atteinte au principe d’indépendance judiciaire, qu’ils effectuaient un mandat de six ans non renouvelable (article 133 § 4 de la Constitution, et article 54 § 1 de la loi no 317/2004, cité au paragraphe 24 ci‑dessus), qu’ils ne pouvaient être révoqués que sous certaines conditions expressément définies par la loi (articles 54 § 4 et 55 de la loi no 317/2004) et qu’ils étaient indépendants hiérarchiquement (voir les dispositions pertinentes de la Constitution et de la loi no 317/2004, citées paragraphes 22 et 24 ci-dessus). La Cour n´a relevé aucun élément susceptible de prouver la partialité des membres du CSM concernés ou de mettre en doute leur indépendance (voir, mutatis mutandis, Di Giovanni, précité, §§ 56-59 ; voir également, a contrario et mutatis mutandis, Luka c. Roumanie, no 34197/02, §§ 46-48, 21 juillet 2009 et, a contrario, Denisov, précité, §§ 68-72). De plus, elle ne voit aucune raison de douter de leur impartialité objective dans le cas d’espèce.
La procédure devant la section disciplinaire pour juges du CSM, a-t-elle été équitable » ?
40. S’agissant de l’équité de la procédure menée devant la section disciplinaire pour juges du CSM, la Cour rappelle que la loi prévoyait des garanties procédurales précises (paragraphe 37 ci-dessus) et que les décisions adoptées par le CSM pouvaient faire l’objet d’un contrôle par la Haute Cour (article 51 § 3 de la loi no 317/2004, cité au paragraphe 24 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour est prête à admettre que la procédure menée devant la section disciplinaire pour juges du CSM a permis à la requérante de présenter des éléments pour sa défense.
41. Ainsi, l’inspection judiciaire du CSM a mis tous les éléments du dossier d’enquête disciplinaire à la disposition de la requérante, celle-ci a été entendue en personne, quinze témoins ont également été entendus et l’intéressée a pu verser au dossier des preuves documentaires pour sa défense (paragraphe 6 ci-dessus). Le rejet d’une partie des demandes de preuves a été motivé de manière détaillée par les inspecteurs judiciaires (paragraphe 6 ci‑dessus), qui ont ensuite procédé à l’établissement des faits sur la base des preuves versées au dossier (paragraphe 7 ci-dessus).
42. Après la saisine de la section disciplinaire pour juges par l’inspection judiciaire, la requérante a eu la possibilité de participer, assistée par un avocat de son choix, à toutes les audiences organisées par ladite section, d’exposer oralement sa défense (paragraphes 9 et 11 ci-dessus), d’obtenir l’audition de témoins (paragraphe 11 ci-dessus ; voir, a contrario, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 198, et Olujić, précité, §§ 83-84), de verser au dossier son mémoire en défense (paragraphes 8-9 ci-dessus), de faire examiner toutes les exceptions qu’elle avait soulevées (paragraphes 10 et 12 ci-dessus), de verser au dossier des éléments de preuve supplémentaires (paragraphe 11 ci-dessus) et de déposer ses conclusions écrites (paragraphe 13 ci-dessus).
43. Après avoir examiné toutes les preuves versées au dossier et avoir répondu aux principaux arguments soulevés par la requérante ainsi qu’à ses demandes de preuves, la section disciplinaire pour juges du CSM a constaté que l’intéressée avait commis la faute disciplinaire d’immixtion dans l’activité d’autres juges, dans le but de favoriser certains candidats pour les postes de vice‑président de la cour d’appel dont elle assurait la présidence (paragraphes 16 et 25 ci-dessus). Tout en rappelant que l’article 6 ne réglemente pas l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (voir, parmi d’autres, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015), la Cour constate que l’appréciation livrée en l’espèce par la section disciplinaire pour juges du CSM n’apparaît ni arbitraire ni manifestement déraisonnable et que la procédure disciplinaire ne saurait passer pour « inéquitable » au sens de l’article 6 § 1.
Conclusion
44. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la procédure devant la section disciplinaire pour juges du CSM a satisfait aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
b) Sur la question de savoir si le « contrôle ultérieur » par la Haute Cour présentait les garanties voulues par l’article 6 § 1 de la Convention
45. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours de cassation en matière de procédures civiles, y compris de procédures disciplinaires, comme celle en l’espèce, mais que si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 doivent être respectées devant une telle juridiction (voir, Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, § 80, 5 avril 2018). Elle note également qu’en l’espèce la requérante a bénéficié d’une procédure conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention devant la section disciplinaire pour juges du CSM (paragraphe 44 ci-dessus). Cela étant, puisque la requérante critique le contrôle ultérieur par la Haute Cour et qu’une telle voie de recours est prévue par le droit interne (paragraphes 24 et 40 ci-dessus), la Cour estime nécessaire de se pencher également sur cette garantie supplémentaire qui a été offerte à la requérante.
46. À cet égard, la Cour rappelle qu’une telle possibilité pourrait constituer une garantie suffisante même pour les cas où, à la différence de la présente espèce, l’autorité chargée d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplissait pas toutes les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. En effet, la Cour a eu l’occasion de préciser qu’il n’y a pas violation de la Convention si la procédure devant cet organe peut faire l’objet du « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article », c’est-à-dire si des défauts structurels ou de nature procédurale identifiés dans la procédure sont corrigés dans le cadre du contrôle ultérieur par un organe judiciaire doté de la pleine juridiction (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132, et les affaires qui y sont citées, et Donev c. Bulgarie, no 72437/11, § 86, 26 octobre 2021).
47. La Cour rappelle à cet égard que, selon sa jurisprudence, afin d’évaluer si, dans un cas donné, les juridictions internes ont effectué un contrôle d’une étendue suffisante, elle doit prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question et des éléments tels que : a) l’objet de la décision attaquée, plus particulièrement si celle-ci a trait à un domaine spécifique exigeant des connaissances spécialisées ou si, et dans quelle mesure, elle implique l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration ; b) la méthode suivie pour parvenir à cette décision et, en particulier, les garanties procédurales existant dans le cadre de la procédure devant l’autorité administrative ; et c) la teneur du litige, y compris les moyens de recours, tant souhaités que réellement développés (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 177-179, Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, § 98, 15 septembre 2015, et Sigma Radio Television Ltd c. Chypre, nos 32181/04 et 35122/05, § 154, 21 juillet 2011). Le point de savoir si un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante a été effectué dépendra donc des circonstances de chaque affaire : la Cour doit dès lors se borner autant que possible à examiner la question soulevée par la requête dont elle est saisie et à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, le contrôle opéré était adéquat (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 181).
48. Concernant tout d’abord l’objet de la décision attaquée, c’est-à-dire le point de savoir si la requérante avait manqué à ses obligations professionnelles, compte tenu des compétences que la législation nationale attribuait au CSM (la gestion autonome de la magistrature, dans l’objectif plus général de garantir l’indépendance de la justice – voir, en ce sens, l’article 133 § 1 de la Constitution, cité au paragraphe 22 ci‑dessus), il est évident que pour répondre à cette question le CSM devait exercer son pouvoir discrétionnaire. Cependant, il ne s’agissait pas d’un exercice classique du pouvoir discrétionnaire administratif dans un domaine spécialisé du droit (voir, mutatis mutandis, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 195).
49. Quant à la méthode suivie par le CSM et aux garanties procédurales offertes par la procédure disciplinaire, la Cour renvoie à l’analyse développée aux paragraphes 37-43 ci-dessus et rappelle que la décision disciplinaire a été adoptée à l’issue d’une procédure qui présentait des garanties procédurales remplissant les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 44 ci-dessus : voir, a contrario, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 198).
50. Pour ce qui est de la teneur du litige et des moyens de recours, il convient de rappeler que la tâche de la Cour consiste uniquement à vérifier si un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante a été opéré et qu’il ne lui appartient pas de rechercher si la décision du CSM de sanctionner la requérante était régulière en droit interne (voir, mutatis mutandis, Tsanova‑Gecheva, précité, § 91).
51. Au vu de la législation en vigueur à l’époque des faits, la Cour note que les recours devant la Haute Cour étaient en principe limités aux seuls motifs de légalité expressément prévus dans le code de procédure civile (paragraphe 23 ci-dessus). Ce constat a été corroboré par la Cour Constitutionnelle, qui a jugé que les recours formés sur le fondement de l’article 51 § 3 de la loi no 317/2004 (paragraphe 24 ci-dessus) n’étaient conformes à la Constitution que s’ils avaient un effet dévolutif, par la prise en considération de tous les aspects de l’affaire et par la vérification de la légalité et du bien‑fondé de la décision contestée (paragraphe 26 ci-dessus).
52. Or il ressort du contenu de l’arrêt du 23 octobre 2017 que, contrairement à ce que la requérante affirme (paragraphe 32 ci-dessus), la Haute Cour a analysé tant la légalité que le bien-fondé de la décision disciplinaire (paragraphes 20-21 ci-dessus), dans l’esprit de la décision de la Cour constitutionnelle (paragraphe 26 ci‑dessus) et de la majorité des ordres juridiques des États membres (paragraphes 27-28 ci-dessus). La Haute Cour a répondu aux arguments soulevés par la requérante à l’appui de ses motifs de cassation : tout d’abord, elle a jugé que le CSM avait rejeté à juste titre l’exception visant la prescription de deux ans prévue à l’article 46 § 7 de la loi no 317/2004 au motif qu’il s’agissait du délai dans lequel une action disciplinaire devait être engagée ; ensuite, la Haute Cour a répondu aux critiques formulées par la requérante quant à l’interprétation de la notion d’immixtion dans l’activité d’un autre juge, exposant qu’elle n’impliquait pas forcément la réalisation du but poursuivi et ne nécessitait pas une activité judiciaire proprement dite de la part des juges C.H. et E.R. (paragraphe 20 ci‑dessus).
53. À l’instar du Gouvernement, la Cour observe également que la Haute Cour a procédé à une nouvelle analyse des faits reprochés à la requérante en se rapportant aux preuves versées au dossier (témoignages et transcriptions de conversations téléphoniques), avant de conclure que l’intéressée avait voulu communiquer à C.H. et E.R., membres de la commission de sélection, son souhait de voir désigner certains candidats pour les postes de vice‑président de la cour d’appel dont elle assurait la présidence. La haute juridiction a accordé du poids aux déclarations de C.H. et E.R., qui ont dit avoir senti qu’à travers ses démarches la requérante souhaitait influer sur leur décision à l’issue du concours, et elle a jugé que le CSM avait correctement établi la situation de fait en concluant que l’intéressée avait commis la faute disciplinaire visée à l’article 99, alinéa l) de la loi no 303/2004 (paragraphes 21 et 25 ci-dessus).
54. En somme, la Cour constate qu’en l’espèce la Haute Cour a montré qu’elle était compétente pour examiner les questions de fait qu’elle jugeait pertinentes, ainsi que la qualification juridique de faute disciplinaire donnée aux actes reprochés à la requérante. Il ressort des dispositions légales que, si elle avait estimé fondés les moyens exposés par l’intéressée, la Haute Cour aurait eu le pouvoir d’annuler la décision du CSM et de renvoyer l’affaire devant le même organe pour un nouvel examen (voir l’article 497 § 1 du code de procédure civile, cité au paragraphe 23 ci-dessus).
55. Certes, la Haute Cour n’était pas compétente pour déterminer la sanction appropriée, question qui, si elle ne peut être considérée comme exigeant des connaissances spécialisées, implique indéniablement l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé au CSM en matière disciplinaire. Aux yeux de la Cour, un tel pouvoir se justifie au regard du rôle spécifique et très important que la Constitution confère à cette autorité, à savoir celui d’assurer la gestion autonome de l’institution judiciaire, dans l’objectif de garantir l’indépendance de la justice (voir les dispositions internes pertinentes, citées aux paragraphes 22 et 24 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Tsanova‑Gecheva, précité, § 100).
56. Il apparaît, dès lors, que, à la lumière des principes résumés au paragraphe 44 ci-dessus et eu égard aux circonstances en l’espèce, la Haute Cour a opéré en l’espèce un contrôle d’une étendue suffisante (voir, mutatis‑mutandis, Donev, précité, §§ 88-90).
c) Conclusion
57. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’il n’y pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce.
CONTRADA C. ITALIE du 14 avril 2015 requête 666555/13
Violation de l'article 6-1 : La loi pénale n'est pas assez précise pour que le requérant puisse comprendre si son acte est pénalement répréhensible ou non.
64. La Cour estime que la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, à l’époque des faits reprochés au requérant, la loi applicable définissait clairement l’infraction de concours externe en association de type mafieux. Il y a lieu d’examiner donc si, à partir du libellé des dispositions pertinentes et à l’aide de l’interprétation de la loi fournie par les tribunaux internes, le requérant pouvait connaître les conséquences de ses actes sur le plan pénal.
65. La Cour note d’emblée que, dans le cas d’espèce, le requérant a été condamné à une peine de dix ans de réclusion pour concours en association de type mafieux par un jugement du tribunal de Palerme du 5 avril 1996 relativement à des faits accomplis entre 1979 et 1988. Dans la partie en droit du jugement, ce concours était qualifié d’« éventuel » ou « externe ». La condamnation du requérant, d’abord annulée par un arrêt de la cour d’appel de Palerme, fut ensuite confirmée par une autre section de celle-ci et, de façon définitive, par un arrêt de la Cour de cassation.
66. La Cour remarque qu’il n’est pas contesté entre les parties que le concours externe en association de type mafieux constitue une infraction d’origine jurisprudentielle. Or, tel que le tribunal de Palerme l’a rappelé à juste titre dans son arrêt du 5 avril 1996 (voir le paragraphe 7 ci-dessus), l’existence de telle l’infraction a fait l’objet d’approches jurisprudentielles divergentes.
67. L’analyse de la jurisprudence citée par les parties (voir les paragraphes 26-30 ci-dessus) montre que la Cour de cassation a fait pour la première fois mention de l’infraction de concours externe en association de type mafieux dans son arrêt Cillari, no 8092 du 14 juillet 1987. En l’espèce, la Cour de cassation réfuta l’existence d’une telle infraction et réitéra cette position dans d’autres arrêts qui suivirent, notamment Agostani, no 8864 du 27 juin 1989 et Abbate et Clementi, nos 2342 et 2348 du 27 juin 1994.
68. Entre-temps, dans d’autres affaires, la Cour de cassation reconnut l’existence de l’infraction de concours éventuel en association de type mafieux (voir l’arrêt Altivalle, no 3492, du 13 juin 1987 et, ensuite, Altomonte, no 4805 du 23 novembre 1992, Turiano, no 2902 du 18 juin 1993 et Di Corrado, du 31 août 1993).
69. Ce n’est toutefois que dans l’arrêt Demitry, prononcé par la Cour de cassation en formation plénière le 5 octobre 1994, que celle-ci fournit pour la première fois une élaboration de la matière litigieuse, faisant état des orientations niant et de celles reconnaissant l’existence de l’infraction litigieuse et, dans l’esprit de mettre fin aux conflits de jurisprudence en la matière, admit finalement de manière explicite l’existence de l’infraction de concours externe en association de type mafieux dans l’ordre juridique interne.
70. Dans ce contexte, l’argument du Gouvernement selon lequel, à l’époque de la commission des faits (1979-1988), la jurisprudence interne en la matière n’était aucunement contradictoire ne saurait être accueilli.
71. En outre, la Cour considère que la référence du Gouvernement à la jurisprudence en matière de concours externe, qui s’est développée à partir de la fin des années soixante du siècle dernier, c’est-à-dire, avant les faits reprochés au requérant (voir le paragraphe 50 ci-dessus), n’enlève rien à ce constat. Les affaires mentionnées par le gouvernement défendeur portent certes sur le développement jurisprudentiel de la notion de « concours externe ». Néanmoins, les cas d’espèce mis en avant ne concernent pas l’infraction de concours externe en association de type mafieux, faisant l’objet de la présente requête, mais des infractions différentes, à savoir la conspiration politique par la constitution d’une association et les actes de terrorisme. On ne saurait donc déduire du développement jurisprudentiel invoqué l’existence en droit interne de l’infraction de concours externe dans le cadre de l’association de type mafieux, qui diffère en sa substance même des cas d’espèce mentionnés par le Gouvernement, et qui, tel que rappelé ci-dessus (paragraphes 29 et 30 ci-dessus), a fait l’objet d’un développement jurisprudentiel distinct et ultérieur par rapport à celles-ci.
72. La Cour relève aussi que, dans son arrêt du 25 février 2006, la cour d’appel de Palerme, s’exprimant sur l’applicabilité de la loi pénale en matière de concours externe en association de type mafieux, s’appuya sur les arrêts Demitry, no 16 du 5 octobre 1994, Mannino no 30 du 27 septembre 1995, Carnevale, no 22327 du 30 octobre 2002 et Mannino, no 33748 du 17 juillet 2005 (voir les paragraphe 18 ci-dessus), tous postérieurs aux faits reprochés au requérant.
73. La Cour note de surcroît que la doléance du requérant tenant à la violation du principe de la non-rétroactivité et de la prévisibilité de la loi pénale, soulevée devant tous les degrés de juridiction (voir les paragraphes 10 et 20 ci-dessus), n’a pas fait l’objet d’un examen approfondi des juridictions internes, celles-ci s’étant limitées à analyser en détail l’existence même de l’infraction de concours externe en association de type mafieux dans l’ordre juridique interne sans toutefois répondre à la question de savoir si une telle infraction pouvait être connue par le requérant à l’époque des faits qui lui étaient reprochés (voir les paragraphes 15, 17 et 18 ci-dessus).
74. Dans ces circonstances, la Cour constate que l’infraction litigieuse a été le résultat d’une évolution jurisprudentielle amorcée vers la fin des années quatre-vingt du siècle dernier et qui s’est consolidée en 1994 dans l’arrêt Demitry.
75. Ainsi, à l’époque où les faits reprochés au requérant ont été commis (1979-1988), l’infraction en cause n’était pas suffisamment claire et prévisible pour celui-ci. Le requérant ne pouvait donc pas connaître en l’espèce la peine qu’il encourait du chef de la responsabilité pénale découlant des actes qu’il avait accomplis (Del Rio Prada [GC], précité, §§ 79 et 111-118, a contrario, Ashlarba c. Géorgie, no 45554/08, §§ 35-41, 15 juillet 2014, a contrario, Rohlena, § 50, précité et, mutatis mutandis, Alimuçaj c. Albanie, no 20134/05, §§ 154-162, 7 février 2012).
76. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 7 de la Convention.
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