RELIGION

ET ARTICLE 8 CEDH

rédigé par Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 8 DE LA CEDH :

"1/ Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2/ Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits de libertés d'autrui"

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- L'article 8 et le respect de la religion

- L'article 8 et le droit au suicide

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L'ARTICLE 8 ET LE RESPECT DE LA RELIGION

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- LES FONCTIONNAIRES ET LEURS PRATIQUES RELIGIEUSES

- LES INTERÊTS DES RELIGIONS FACE A LA VIE PRIVÉE DES RELIGIEUX

FONCTIONNAIRES ET LEURS PRATIQUES RELIGIEUSES

SODAN c. TURQUIE du 2 février 2016 requête n° 18650/05

Violation de l'article 8 : Le requérant a été muté suite à un rapport d'inspection qui a alerté sur une pratique forte de sa religion dans la sphère privée. Sa femme met le voile islamiste. Toutefois sa pratique religieuse n'empiétait pas sur son impartialité lorsqu'il travaillait.

a. Principes applicables

37. On ne saurait déduire de l’article 8 un droit générique à l’emploi ou au renouvellement d’un contrat de travail à durée déterminée. Cela étant, la Cour a déjà eu à se pencher sur l’applicabilité de l’article 8 à la sphère de l’emploi. À cet égard, elle rappelle que la « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Il serait trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle. Selon la jurisprudence de la Cour, il n’y a aucune raison de principe de considérer que la « vie privée » exclut les activités professionnelles. Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8, lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables. En outre, la vie professionnelle est souvent étroitement mêlée à la vie privée, tout particulièrement si des facteurs liés à la vie privée, au sens strict du terme, sont considérés comme des critères de qualification pour une profession donnée. Bref, la vie professionnelle fait partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (voir Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 109, CEDH 2014 (extraits), et les références y figurant).

38. S’agissant de l’article 9, il y a lieu de rappeler que la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A).

39. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion ». Aux termes de l’article 9, la liberté de manifester sa religion ne s’exerce pas uniquement de manière collective, « en public » et dans le cercle de ceux dont on partage la foi : on peut aussi s’en prévaloir « individuellement » et « en privé » ; en outre, elle comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un « enseignement », sans quoi du reste « la liberté de changer de religion ou de conviction », consacrée par l’article 9 risquerait de demeurer lettre morte (ibidem).

40. Le caractère fondamental des droits que garantit l’article 9 § 1 de la Convention se traduit aussi par le mode de formulation de la clause relative à leur restriction. À la différence du second paragraphe des articles 8, 10 et 11, qui englobe l’ensemble des droits mentionnés en leur premier paragraphe, celui de l’article 9 ne vise que la « liberté de manifester sa religion ou ses convictions ». Il constate de la sorte que dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, § 33). Dans le même temps, il souligne l’importance primordiale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion et du fait que l’État ne peut dicter à l’individu ce qu’il doit croire ou prendre des mesures visant à le faire changer de convictions par la contrainte.

41. Si l’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites, il ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction. Il ne garantit pas toujours le droit de se comporter d’une manière dictée par une conviction religieuse et il ne confère pas aux individus agissant de la sorte le droit de se soustraire à des règles qui se sont révélées justifiées (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 212, CEDH 2005‑XI).

42. La Cour a déjà considéré comme légitime de soumettre les membres de la fonction publique, en raison de leur statut, à une obligation de réserve au regard de l’article 10 de la Convention ou de discrétion dans l’expression publique de leurs convictions religieuses, au regard de l’article 9. Ces principes s’appliquent également à l’article 8 de la Convention. Les devoirs déontologiques d’un haut fonctionnaire représentant l’État peuvent empiéter sur sa vie privée, lorsque par son comportement – fût-ce en privé –, le fonctionnaire porte atteinte à l’image ou à la réputation de l’institution qu’il représente (Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 71, 19 octobre 2010).

b. Application au cas d’espèce des principes susmentionnés

43. La Cour observe que le requérant a été muté du poste d’adjoint au préfet de la capitale à un autre poste d’adjoint, cette fois-ci en province dans une ville de moindre importance. Si la mutation constitue en principe une mesure habituelle dans la carrière d’un fonctionnaire, il n’en demeure pas moins qu’elle peut avoir des effets négatifs sur la vie professionnelle de l’intéressé, notamment lorsque celui-ci est muté vers un poste moins prestigieux. Bien entendu, la seule existence de ces conséquences négatives n’est pas en soi de nature à rendre la mutation contraire aux droits garantis par la Convention. Ce qui importe en l’espèce c’est de déterminer les motifs de cette mutation et de vérifier leur compatibilité avec les dispositions conventionnelles.

44. Dès lors, la question qui est au cœur de la présente affaire est celle de savoir si le requérant a été muté uniquement en raison de ces qualifications et des exigences du poste, comme le soutient le Gouvernement, ou plutôt, comme l’affirme le requérant, en raison de ses convictions religieuses et de sa vie privée (comparer avec Ivanova c. Bulgarie, no 52435/99, § 81, 12 avril 2007).

45. À cet égard, la Cour observe à titre liminaire que l’enquête interne diligentée au sujet du requérant a été ordonnée sur le fondement de la décision no 406 du CNS. Ce point est confirmé aussi bien par le rapport de l’inspecteur que par le mémoire en défense de l’administration devant le Conseil d’État.

46. Or, force est d’admettre que ladite décision et les mesures qu’elle propose ne traitent nullement de la capacité des hauts fonctionnaires à incarner l’autorité et à être entreprenant dans l’exercice des missions qui leur incombent. Elles concernent seulement la place de la religion dans la société et au sein des institutions ainsi que des tenues vestimentaires.

47. Par ailleurs, si le rapport d’inspection mentionne effectivement certains traits de caractère du requérant, il accorde une place considérable à ses convictions religieuses et à la circonstance que son épouse portait un voile.

48. Si la mutation du requérant était exclusivement ou principalement fondée sur ses compétences, comme le soutient le Gouvernement, il serait difficile de comprendre la raison pour laquelle une importance si particulière a été accordée par les autorités à ses convictions religieuses, à la tenue de son épouse et, plus généralement, à la décision no 406 du CNS.

49. Prenant en compte les circonstances de l’espèce dans leur globalité, la Cour considère qu’il existe un lien de causalité manifeste entre la vie privée et les convictions du requérant d’un côté, et sa mutation de l’autre. Elle estime que la mutation du requérant constitue une sorte de « sanction déguisée », c’est-à-dire une mesure qui, sans relever formellement de la sphère disciplinaire, dénote l’intention de son auteur de sanctionner l’agent en portant une certaine atteinte à sa situation professionnelle sur la base de griefs dirigés contre lui, en l’espèce son mode de vie, ses croyances et la tenue vestimentaire de son épouse.

50. Aux yeux de la Cour, la mutation du requérant constitue donc une ingérence dans sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

51. Elle observe que le Gouvernement n’indique ni la base légale de cette ingérence, ni le but légitime qu’elle poursuivait, ni les raisons pour lesquelles elle pourrait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.

52. La Cour réaffirme que la Convention n’exclut pas la possibilité d’imposer un certain devoir de réserve ou une certaine retenue au fonctionnaire dans le but de garantir la neutralité du service public et d’assurer le respect du principe de laïcité. Elle n’exclut pas non plus la possibilité de sanctionner les fonctionnaires en raison de leur appartenance à des partis politiques ou des groupes affichant des idées racistes ou xénophobes, ou bien à des sectes établissant un lien de solidarité rigide et indissoluble entre leurs membres ou encore poursuivant une idéologie contraire aux règles de la démocratie (voir Grande Oriente d`Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, § 55, 31 mai 2007).

53. Elle note toutefois qu’en l’espèce, et de l’aveu même du rapport d’inspection, le requérant était impartial dans l’exercice de ses fonctions et qu’aucune activité relevant de l’intégrisme religieux n’avait été constatée (voir paragraphes 10, 12 et 15 ci-dessus, et, a contrario, Tepeli et autres c. Turquie (déc.), no 31876/96, 11 septembre 2001, et Suküt c. Turquie (déc.), no 59773/00, 11 septembre 2007, qui concernaient la révocation d’officiers en raison de leurs agissements portant atteinte à la discipline militaire et au principe de laïcité et non de convictions et opinions religieuses ou du port du foulard par leurs épouses).

54. La seule proximité ou appartenance, réelle ou supposée, du requérant à un mouvement religieux ne saurait constituer un motif suffisant en soi pour prendre à son encontre une mesure défavorable, dès lors qu’il n’a pas été clairement démontré, soit que le requérant n’agissait pas de manière impartiale ou recevait des instructions des membres dudit mouvement, soit que le mouvement en question représentait véritablement un danger pour la sécurité nationale.

55. Au demeurant, à supposer que tel fût effectivement le cas, il serait difficile de comprendre comment ce danger pouvait être écarté par une simple mutation de l’intéressé dans une autre ville, plutôt que par sa révocation.

56. En ce qui concerne le port du voile par l’épouse du requérant, la Cour a déjà admis que la règlementation de la tenue vestimentaire des fonctionnaires, et particulièrement l’interdiction du port de signes religieux, pouvait être justifiée par des impératifs liés aux principes de neutralité de la fonction publique et de laïcité (Kurtulmuş c. Turquie (déc.), no 65500/01, 24 janvier 2006).

57. Aux yeux de la Cour, toutefois, le souci de préserver la neutralité du service public ne pouvait justifier l’entrée en compte, dans la décision de muter le requérant, de la circonstance que son épouse portait le voile, élément qui relevait de la vie privée des intéressés et ne faisait par ailleurs l’objet d’aucune règlementation.

58. Enfin, s’agissant de l’argument du Gouvernement tiré de la promotion du requérant à un poste de préfet près de dix ans après les faits, la Cour n’aperçoit pas de quelle manière cette circonstance pourrait avoir une incidence sur la question soulevée par la présente requête.

59. Au terme de cette appréciation des circonstances de l’espèce, la Cour tient pour établi que la décision de muter le requérant à un poste équivalent dans une ville de moindre importance administrative était motivée par des éléments relevant de sa vie privée. À supposer que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait l’un des buts légitimes énoncés à l’alinéa 2 de l’article 8, la Cour considère que celle-ci n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

60. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

LES INTERÊTS DES RELIGIONS FACE A LA VIE PRIVÉE DES RELIGIEUX

L'INTERÊT DES DOGMES D'UNE RELIGION et compatibilité à la vie privée des ministres du culte

OBST et SCHÜTH C.ALLEMAGNE du 23 septembre 2010 requêtes 425/03 et 1620/03/font>

Ces affaires ont l’une et l’autre pour objet le licenciement par une église d’un de ses employés pour relation extraconjugale. Pour la première fois, la Cour a abordé la question du licenciement d’employés ecclésiastiques en raison d’un comportement relevant de la sphère privée.

Le requérant dans la première affaire est Michael Obst, ressortissant allemand né en 1959 et résidant à Neu-Anspach. Il grandit au sein de l’Église mormone et, en 1980, se maria selon le rite mormon. Après avoir exercé différentes fonctions au sein de cette église, il fut nommé en 1986 directeur pour l’Europe au département des relations publiques. Au début du mois de décembre 1993, il s’adressa à son pasteur, lui confiant que son mariage périclitait depuis des années et qu’il avait eu une liaison avec une autre femme. Suivant le conseil de son pasteur, il en informa son supérieur hiérarchique, qui le licencia sans préavis quelques jours plus tard. Par la suite, il fut excommunié dans le cadre d’une procédure disciplinaire interne.

M. Obst saisit le tribunal du travail de Francfort-sur-le-Main qui, par un jugement rendu en janvier 1995, annula son licenciement. La cour d’appel du travail confirma tout d’abord ce jugement. Cependant, la Cour fédérale du travail cassa son arrêt et lui renvoya l’affaire, relevant que, par son comportement, M. Obst avait dérogé à ses obligations prévues par les stipulations de son contrat de travail. Elle se référa en outre à un arrêt de principe de la Cour constitutionnelle fédérale du 4 juin 1985 sur la légalité du licenciement d’employés ecclésiastiques ayant manqué à leurs obligations de loyauté. Selon cet arrêt, l’église employeur avait le droit de régler ses affaires de manière autonome, tandis que les juridictions du travail n’étaient tenues par ses préceptes moraux et religieux que pour autant qu’ils n’entrent pas en conflit avec les principes fondamentaux de l’ordre juridique de l’État. Pour la Cour fédérale du travail, les exigences de l’Église mormone en matière de fidélité conjugale n’étaient pas en contradiction avec lesdits principes, le mariage revêtant une importance prééminente dans la Loi fondamentale allemande aussi. Le licenciement était en outre nécessaire à la préservation de la crédibilité de l’Église mormone, qui s’était trouvée menacée étant donné les responsabilités de M. Obst en tant que directeur des relations publiques pour l’Europe. Par ailleurs, l’Église mormone n’était pas tenue de formuler un avertissement dès lors qu’il s’agissait d’un manquement dont la gravité n’avait pu échapper à M. Obst du fait de sa longue carrière en son sein. Statuant sur renvoi, la cour d’appel du travail infirma en janvier 1998 le jugement de première instance.

M. Obst saisit une nouvelle fois en vain la Cour fédérale du travail. En juin 2002, se référant à son arrêt le principe du 4 juin 1985, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta le recours constitutionnel formé par lui.

Le requérant dans la seconde affaire est Bernhard Schüth, ressortissant allemand né en 1957 et résidant à Essen. Il fut organiste et chef de chœur dans la paroisse catholique Saint-Lambert, à Essen, du milieu des années 80 jusqu’en 1994, lorsqu’il se sépara de son épouse. Depuis 1995, il vit avec sa nouvelle compagne. En juillet 1997, après que les enfants du requérant eurent dit au jardin d’enfants que leur père allait être de nouveau papa, le doyen de la paroisse s’entretint avec M. Schüth. Quelques jours plus tard, la paroisse prononça le licenciement de ce dernier à compter d’avril 1998 au motif qu’il avait enfreint les règles fondamentales de l’Église catholique pour le service ecclésial. En particulier, en entretenant une liaison extraconjugale avec une autre femme, enceinte de lui, il avait non seulement commis un adultère mais s’était aussi rendu coupable de bigamie.

M. Schüth saisit le tribunal du travail d’Essen qui, dans un jugement rendu en décembre 1997, annula son licenciement. La cour d’appel du travail confirma tout d’abord ce jugement. Cependant, la Cour fédérale du travail cassa son arrêt et lui renvoya l’affaire, jugeant qu’elle aurait dû entendre le doyen de la paroisse pour déterminer si celui-ci avait tenté d’inciter M. Schüth à mettre un terme à sa relation extraconjugale. Comme dans le cas de M. Obst, elle se référa à l’arrêt de principe de la Cour constitutionnelle fédérale et souligna que les exigences de l’Église catholique en matière de fidélité conjugale n’étaient pas en contradiction avec les principes fondamentaux de l’ordre juridique.

En février 2000, statuant sur renvoi, la cour d’appel du travail infirma le jugement de première instance au motif que, face à la position ferme de M. Schüth concernant sa nouvelle relation, le doyen avait pu considérer à bon escient qu’un avertissement préalable était superflu. Elle admit que la paroisse ne pouvait continuer à l’employer sans perdre toute crédibilité, son activité étant en relation étroite avec la mission de l’Église.

M. Schüth saisit une nouvelle fois en vain la Cour fédérale du travail,. En juillet 2002, se référant à son arrêt le principe du 4 juin 1985, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta le recours constitutionnel formé par lui.

Décision de la Cour

Dans l’une et l’autre de ces affaires, la Cour est appelée à examiner si l’équilibre ménagé par les juridictions du travail allemandes entre, d’une part, le droit au respect de la vie privée des requérants garanti par l’article 8 et, d’autre part, les droits dont jouissent l’Église catholique et l’Église mormone en vertu de la Convention, a offert aux intéressés une protection suffisante. Elle rappelle que l’article 9 (liberté de religion), interprété à la lumière de l’article 11 (liberté de réunion et d’association), protège l’autonomie des communautés religieuses de toute ingérence injustifiée de l’État.

En mettant en place un système de juridictions du travail ainsi qu’une juridiction constitutionnelle compétente pour contrôler les décisions rendues par celles-ci, l’Allemagne a en principe respecté ses obligations positives à l’égard des justiciables dans le domaine du droit du travail. Les requérants ont eu la possibilité de porter leur affaire devant le juge du travail appelé à examiner la licéité des licenciements litigieux sous l’angle du droit du travail étatique en tenant compte du droit du travail ecclésiastique. Dans les deux cas, la Cour fédérale du travail a jugé que les exigences respectives de l’Église mormone et de l’Église catholique en matière de fidélité conjugale n’étaient pas en contradiction avec les principes fondamentaux de l’ordre juridique.

En ce qui concerne M. Obst, la Cour relève que les juridictions du travail ont pris en compte tous les éléments pertinents et ont procédé à une mise en balance circonstanciée et approfondie des intérêts en jeu. Elles ont souligné que l’Église mormone avait pu fonder le licenciement sur l’adultère de M. Obst uniquement parce que celui-ci l’en avait informée lui-même. Elles ont jugé que son licenciement s’analysait en une mesure nécessaire visant à la préservation de la crédibilité de l’Église mormone, compte tenu notamment de la nature du poste qu’il occupait. Elles ont exposé pourquoi l’Église n’avait pas été tenue de prononcer d’abord une sanction moins lourde, par exemple un avertissement, et elles ont souligné que le préjudice causé à M. Obst par son licenciement était limité, eu égard notamment à son âge assez peu avancé.

Le fait que, après une mise en balance minutieuse, les tribunaux allemands ont accordé plus de poids aux intérêts de l’Église mormone qu’à ceux de M. Obst ne saurait en soi soulever un problème au regard de la Convention. Les conclusions des juridictions du travail, selon lesquelles M. Obst n’a pas été soumis à des obligations inacceptables, ne paraissent pas déraisonnables. En effet, pour avoir grandi au sein de l’Église mormone, il était ou devait être conscient, lors de la signature du contrat de travail, de l’importance que revêtait la fidélité maritale pour son employeur et de l’incompatibilité de sa relation extraconjugale avec les obligations de loyauté accrues qu’il avait contractées envers l’Église en tant que directeur pour l’Europe au département des relations publiques.

En ce qui concerne M. Schüth, en revanche, la Cour observe que la cour d’appel du travail s’est bornée à expliquer que, si ses fonctions d’organiste et de chef de chœur ne figuraient pas parmi celles de la catégorie d’employés qui, en cas de comportement répréhensible grave, doivent être renvoyés – c’est-à-dire ceux qui exercent des fonctions de conseil ou de direction ou qui travaillent à la catéchèse –, elles étaient néanmoins si proches de la mission de proclamation de l’Église catholique que la paroisse ne pouvait pas continuer à l’employer sans perdre toute crédibilité. Cette juridiction n’a pas examiné cet argument plus avant, mais semble avoir simplement repris l’opinion de l’église employeur sur ce point.

En outre, les juridictions du travail n’ont fait aucune mention de la vie de famille de fait de M. Schüth ni de la protection juridique dont celle-ci bénéficiait. Les intérêts de l’Église employeur ont ainsi été mis en balance non pas avec le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et familiale, mais uniquement avec son intérêt d’être maintenu dans son emploi. Un examen plus circonstancié s’imposait lors de la mise en balance des droits et intérêts concurrents en jeu.

La Cour admet que, en signant son contrat de travail, M. Schüth a accepté un devoir de loyauté envers l’Église catholique qui limitait jusqu’à un certain degré son droit au respect de sa vie privée, mais précise que l’on ne saurait interpréter sa signature de ce contrat comme un engagement personnel sans équivoque de vivre dans l’abstinence en cas de séparation ou de divorce. Les juridictions du travail allemandes ne se sont penchées qu’en marge sur le fait que le cas de M. Schüth n’avait pas été médiatisé et que ce dernier, après quatorze ans de service pour la paroisse, ne semble pas avoir combattu les positions de l’Église catholique.

Le fait qu’un employé ecclésiastique licencié n’ait que des possibilités limitées de trouver un nouvel emploi revêt une importance particulière. Cela est d’autant plus vrai lorsque la formation de cet employé revêt un caractère si particulier qu’il lui est difficile, voire impossible, de trouver un nouveau poste en dehors de l’Église employeur, ce qui est le cas de M. Schüth, qui travaille aujourd’hui à temps partiel pour une paroisse protestante. A cet égard, la Cour note que la réglementation de l’Église protestante concernant les musiciens d’église ne permet l’embauche d’une personne qui n’est pas membre d’une Église protestante que de manière exceptionnelle et uniquement dans le cadre d’un emploi secondaire.

La Cour estime donc que les juridictions du travail n’ont pas mis en balance les droits de M. Schüth et ceux de l’église employeur d’une manière conforme à la Convention.

La Cour, à l’unanimité, conclut à l’absence de violation de l’article 8 dans le cas de M. Obst et à la violation de l’article 8 dans le cas de M. Schüth.

Fernández Martínez c. Espagne du 15 mai 2012 requête no 56030/07

Le choix de l’épiscopat ne pas renouveler le contrat d’un enseignant prêtre marié et militant du Mouvement Pro-célibat optionnel relève du principe de la liberté religieuse, protégée par la Convention

56.  La Cour a déjà eu l’occasion de se pencher sur la question de l’applicabilité de l’article 8 à la sphère du droit du travail. Ainsi, la Cour a rappelé que la « vie privée » est une notion large qui ne se prête pas à une définition exhaustive (Schüth c. Allemagne, n1620/03, § 53 CEDH 2010, Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 43, CEDH 2004-VIII). En effet, l’article 8 de la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel (K.A. et A.D. c. Belgique, no 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005), que ce soit sous la forme du développement personnel (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI) ou sous l’aspect de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important sous-jacent dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III). Si, d’une part, la Cour admet que chacun a le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003-IX (extraits), il serait d’autre part trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251-B). L’article 8 garantit ainsi la « vie privée » au sens large de l’expression, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (voir, en ce sens, Campagnano c. Italie, no 77955/01, § 53, CEDH 2006-V).

57.  Au vu de ce qui précède, la Cour réaffirme qu’il n’y a aucune raison de principe de considérer que la « vie privée » exclut les activités professionnelles (Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, § 23, 28 mai 2009). Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8, lorsqu’elles se répercutent dans la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables. Il convient sur ce point de noter que c’est dans le cadre de leur travail que la majorité des personnes ont l’occasion de resserrer leurs liens avec le monde extérieur (Niemietz c. Allemagne, précité, § 29). En outre, la vie professionnelle chevauche très souvent la vie privée au sens strict du terme, de telle sorte qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer en quelle qualité l’individu agit à un moment donné. Bref, la vie professionnelle fait partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Mółka c. Pologne (déc.), no 56550/00, CEDH 2006-IV).

58.  En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que le statut des professeurs de religion en Espagne a fait l’objet d’importants débats au niveau interne. Il convient de noter à cet égard que les tribunaux espagnols ont pris soin de préciser que les professeurs de religion dans les établissements d’enseignement public ne peuvent être considérés comme des fonctionnaires, mais qu’il s’agit de personnel à caractère contractuel, par opposition aux fonctionnaires (voir, à ce sujet, l’arrêt du Tribunal suprême du 19 juin 1996, dans la partie « droit interne » ci-dessus, § 43). Il en résulte que la juridiction compétente pour connaître des litiges concernant ces professeurs est la juridiction du travail et non pas la juridiction administrative.

59.  En l’espèce, le requérant exerçait les fonctions de professeur de religion depuis 1991 sur la base de contrats à durée déterminée étaient renouvelés au début de chaque année scolaire après approbation de l’évêque (sous la forme d’un certificat d’aptitude) (voir, mutatis mutandis, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 38, 20 octobre 2009).

60.  Dans ces conditions, la Cour considère que le non-renouvellement du contrat du requérant a affecté la possibilité pour celui-ci d’exercer une activité professionnelle et a entraîné des conséquences sur la jouissance de son droit au respect de la « vie privée » au sens de l’article 8. Il s’ensuit que, dans les circonstances de la cause, l’article 8 de la Convention est applicable.

2. Sur l’observation de l’article 8

iii.  Les tiers intervenants

74.  La Conférence épiscopale espagnole (CEE) rappelle que, conformément à l’article 3 de l’accord entre le Saint-Siège et l’État espagnol et à la deuxième disposition additionnelle de la loi organique no 1/1990 du 3 octobre 1990 relative à l’organisation générale du système éducatif, en vigueur à l’époque des faits, tout candidat au poste de professeur de religion devait posséder le titre universitaire adéquat, être en possession du certificat ecclésiastique d’aptitude délivrée par la CEE, être proposé par l’évêque du diocèse et signer le contrat avec l’administration éducative de l’État ou de la communauté autonome.

75.  Quant à la deuxième condition, la CEE souligne que les critères d’aptitude sont de nature religieuse et confessionnelle, définis par le droit canonique : outre appartenir à l’Église catholique, le candidat doit également faire preuve de moralité et mener une vie chrétienne exemplaire (voir le canon 804, paragraphe 42 ci-dessus). L’examen de ces critères est l’affaire exclusive des autorités de l’Église. Le pouvoir des autorités ecclésiastiques de délivrer la déclaration d’aptitude permet de garantir l’autonomie religieuse et garantit la qualité de l’enseignement. Quant à la proposition effectuée par l’évêque, la CEE fait remarquer qu’elle relève du jugement de l’Église et non du droit de l’État.

76.  Pour sa part, l’European Centre for Law and Justice souligne d’emblée la spécificité des postes pour lesquels l’employeur a un caractère religieux, l’employé étant lié par une obligation de loyauté accrue par rapport à une relation de travail fondée exclusivement sur un lien contractuel neutre. Il rappelle à cet égard que la Directive 2000/78/CE du Conseil de l’Union européenne a prévu un régime spécifique concernant les limites des ingérences de l’État dans le cadre de cette obligation de loyauté. En effet, elle établit que les différences de traitement pour des raisons religieuses sont admissibles sous réserve de ne pas être contraires aux « principes constitutionnels » des États membres, ainsi qu’aux « principes généraux du droit communautaire ».

77.  Finalement, les tiers intervenants rappellent que la Cour a déjà considéré qu’un État respectait ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention lorsqu’il avait mis en place un système de juridictions du travail et une juridiction constitutionnelle afin que tout intéressé ait la possibilité de porter son affaire devant le juge du travail pour examiner la mesure litigieuse (Siebenhaar c. Allemagne précité § 42 et Obst c. Allemagne précité §§ 43-45 et 69). En outre, ils considèrent que la liberté interne à l’Église empêche la Cour de se prononcer sur la proportionnalité de la décision de l’évêque.

b)  Appréciation de la Cour

78.  La Cour réaffirme premièrement que, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. Celles-ci peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, §§ 75-76, CEDH 2007-IV, Rommelfanger c. Allemagne, no 12242/86, décision de la Commission du 6 septembre 1989, Décisions et rapports no 62 et Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000). Cette marge d’appréciation est plus ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention (Evans, précité, § 77).

79.  La question principale qui se pose en l’espèce est donc de savoir si l’État était tenu, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8, de faire prévaloir le droit du requérant au respect de sa vie privée sur le droit de l’Église catholique de refuser de renouveler le contrat de l’intéressé. Dès lors, c’est en examinant la mise en balance effectuée par les juridictions espagnoles de ce droit du requérant avec le droit de l’Église catholique découlant des articles 9 et 11 que la Cour devra apprécier si la protection offerte au requérant a atteint ou non un degré suffisant (voir, mutatis mutandis, Schüth c. Allemagne précité, § 57).

80.  A cet égard, la Cour rappelle que les communautés religieuses existent traditionnellement et universellement sous la forme de structures organisées et que, lorsque l’organisation d’une telle communauté est en cause, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. En effet, leur autonomie, indispensable au pluralisme dans une société démocratique, se trouve au cœur même de la protection offerte par l’article 9. La Cour rappelle en outre que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], n30985/96, §§ 62 et 78, CEDH 2000-XI). Par ailleurs, le principe d’autonomie religieuse interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à lui confier une responsabilité religieuse quelconque (voir, mutatis mutandis, Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 146, 14 juin 2007). Enfin, lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’État et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 108, CEDH 2005-XI).

81.  La Cour relève qu’en droit espagnol la notion d’autonomie des communautés religieuses est complétée par le principe de neutralité religieuse de l’État reconnu à l’article 16 § 3 de la Constitution. Ce principe empêche l’État de se prononcer sur des notions telles que le scandale ou le célibat des prêtres. Certes, cette obligation de neutralité n’est pas illimitée : le Tribunal constitutionnel a confirmé dans son arrêt du 4 juin 2007 (voir §§ 25 à 28 ci-dessus) que cette limitation prenait la forme du contrôle juridictionnel dont la décision de l’évêque peut faire l’objet. En effet, ce dernier ne peut proposer des candidats qui n’auraient pas les qualifications professionnelles requises pour le poste et est tenu de respecter les droits fondamentaux et les libertés publiques. L’arrêt rappelle en outre que la définition des critères religieux ou moraux à l’origine d’un non-renouvellement appartient exclusivement aux autorités religieuses. Les juridictions internes peuvent cependant effectuer une mise en balance des droits fondamentaux en conflit et sont également compétentes pour examiner si des motifs autres que ceux à caractère strictement religieux sont intervenus dans la décision de ne pas désigner le candidat, car seuls ces derniers sont protégés par le principe de la liberté religieuse.

82.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a eu la possibilité de porter son affaire devant le juge du travail puis devant le Tribunal supérieur de justice de Murcie, qui ont été appelés à examiner la licéité de la mesure litigieuse à la lumière du droit du travail en tenant compte du droit ecclésiastique, et à mettre en balance les intérêts divergents du requérant et de l’Église (voir, mutatis mutandis, Siebenhaar, précité, Schüth c. Allemagne précité, § 59 et Obst c. Allemagne, précité, § 45). En dernière instance, le requérant a bénéficié de la possibilité de former un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel.

83.  Concernant plus particulièrement les circonstances à l’origine du non-renouvellement du contrat, la Cour signale que celles-ci permettent de distinguer l’espèce des affaires Siebenhaar, Schüth et Obst précités. En effet, il s’agissait dans ces affaires de mesures prises par les autorités ecclésiastiques à l’encontre de laïcs alors que le requérant en l’espèce est un prêtre sécularisé. En particulier, la note de l’évêque du 11 novembre 1997 précisait que la décision litigieuse avait été prise sur la base du rescrit du 20 août 1997 et notifié au requérant le 15 septembre 1997, qui lui avait accordé la dispense du célibat. Ce rescrit disposait que, conformément au droit canonique, les personnes bénéficiant de la dispense ne pouvaient enseigner la religion catholique dans les établissements publics à moins que l’évêque, « en fonction de ses critères et sous réserve qu’il n’y ait pas de scandale », n’en décide autrement.

84.  A l’instar des arguments du Tribunal constitutionnel dans son arrêt du 4 juin 2007, la Cour considère que les circonstances qui ont motivé le non-renouvellement du contrat du requérant en l’espèce sont de nature strictement religieuse. Elle est d’avis que les exigences des principes de liberté religieuse et de neutralité l’empêchent d’aller plus loin dans l’examen relatif à la nécessité et à la proportionnalité de la décision de non-renouvellement, son rôle devant se limiter à vérifier que les principes fondamentaux de l’ordre juridique interne ou la dignité du requérant n’ont pas été remis en cause. En effet, la décision fut prise après la publication d’un article dans le journal La Verdad où le requérant apparaissait avec son épouse et ses cinq enfants et qui rapportait certains propos des membres du Mouvement pro-célibat optionnel, dont le requérant, ancien recteur du séminaire. En particulier, ces personnes se déclaraient en faveur du célibat optionnel des prêtres et critiquaient également la position de l’Église sur plusieurs sujets, tels que l’avortement, le divorce, la sexualité ou le contrôle de natalité. Ces événements amenèrent l’évêque à considérer que le lien de confiance requis s’était brisé et à ne plus renouveler le contrat.

85.  C’est précisément ce lien de confiance spécial qu’il convient, de l’avis de la Cour, de mettre en avant en l’espèce. Ce lien implique nécessairement certaines spécificités qui différencient les professeurs de religion et de morale catholiques des autres enseignants qui, eux, s’inscrivent dans une relation juridique neutre entre l’administration et les particuliers. Ainsi, il n’est pas déraisonnable d’exiger un devoir de loyauté accru de ces enseignants. Lorsque, comme en l’espèce, le lien de confiance se brise, l’évêque se doit, en application des dispositions du code de droit canonique, de ne plus proposer le candidat pour le poste. A l’instar du Tribunal supérieur de justice de Murcie, la Cour considère qu’en ne renouvelant pas le contrat du requérant, les autorités ecclésiastiques se sont bornées à s’acquitter des obligations qui leur incombent en application du principe d’autonomie religieuse.

86.  De même, les conclusions en ce sens du Tribunal supérieur de justice et du Tribunal constitutionnel ne paraissent pas déraisonnables à la Cour. En particulier, la haute juridiction constitutionnelle s’est amplement référée aux principes établis dans son arrêt no 38/2007 du 15 février 2007 et a notamment rappelé que, dans la mesure où les candidats aux postes de professeurs de religion postulent librement, il serait déraisonnable de ne pas prendre en compte leurs convictions religieuses comme critère de sélection, afin de protéger le droit à la liberté religieuse dans sa dimension collective. En l’espèce, l’intéressé était ou devait être conscient, lors de la signature de son contrat de travail, des particularités des relations de travail pour ce type de postes et du droit de l’Évêché de proposer ou de ne pas proposer les candidats, conformément au canon 805 du code de droit canonique (voir § 42 dans la partie « Droit interne pertinent » ci-dessus et, mutatis mutandis, Ahtinen c. Finlande, no 48907/99, § 41, 23 septembre 2008), d’autant qu’au moment où le requérant commença à enseigner il n’avait pas encore reçu la dispense du Vatican, ce qui faisait de lui un « prêtre marié » aux yeux de l’Église catholique. De ce fait, la Cour considère que le requérant était soumis à des obligations de loyauté accrues (voir Obst, précité, § 50 et a contrario Schüth précité, § 71). Elle note à cet égard que l’intéressé ne s’est pas caché de la presse, mais qu’il faisait bien partie des quelques membres du « Mouvement » qui sont restés au rassemblement même après s’être aperçus de la présence des médias sur place, et que ceux-ci ont exprimé ouvertement leur désaccord avec les politiques de l’Église dans plusieurs domaines (voir, a contrario, Schüth précité § 72).

87.  La Cour note par ailleurs que la nature particulière des exigences professionnelles imposées au requérant résulte du fait qu’elles ont été établies par un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions (Directive 78/2000/CE, Schüth, précité, § 40, Obst, précité, § 27, et aussi Lombardi Vallauri, précité, § 41). A cet égard, elle observe que les juridictions compétentes ont suffisamment démontré que les obligations de loyauté étaient acceptables en ce qu’elles avaient pour but de préserver la sensibilité du public et des parents des élèves du lycée (voir, mutatis mutandis, Obst, précité, § 51). La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ces raisonnements, qu’elle juge suffisamment détaillés (voir a contrario Schüth précité, § 66). En outre, elle considère que l’exigence de réserve et de discrétion est d’autant plus importante que les destinataires directs des enseignements du requérant sont des enfants mineurs, vulnérables et influençables par nature (Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V).

88.  Au demeurant, la Cour note qu’après le non-renouvellement de son contrat, le requérant bénéficia de prestations de chômage puis trouva un emploi dans un musée où il travailla jusqu’à sa retraite en 2003 (voir, a contrario, Schüth précité, § 73).

89.  En conclusion, eu égard à la marge d’appréciation de l’État en l’espèce et notamment au fait que les juridictions compétentes ont ménagé un juste équilibre entre plusieurs intérêts privés, la Cour estime qu’en l’espèce il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

.  Sur les dispositions de la Convention pertinentes en l’espèce

108.  D’emblée, il convient de noter que plusieurs dispositions de la Convention sont pertinentes pour l’appréciation de la présente requête, en particulier les articles 8, 9, 10 et 11. L’article 8 doit être pris en considération dans la mesure où il englobe le droit du requérant à poursuivre sa vie professionnelle, son droit au respect de sa vie familiale et son droit de mener sa vie familiale au grand jour. L’article 9 entre en ligne de compte dès lors qu’il protège le droit de l’intéressé à la liberté de pensée et de religion. L’article 10 est pertinent parce qu’il protège le droit du requérant d’exprimer ses opinions sur les doctrines officielles de l’Église, et l’article 11 en ce qu’il garantit son droit d’appartenir à une organisation ayant des points de vue spécifiques sur certains sujets qui concernent la religion. De l’avis de la Cour, toutefois, la principale question que pose la présente affaire tient au non-renouvellement du contrat du requérant. Celui‑ci ne se plaint pas d’avoir été empêché de défendre ou de diffuser certaines idées ou d’appartenir au MOCEOP, ni d’avoir enduré des atteintes à sa vie familiale. Ce dont il se plaint pour l’essentiel, c’est de ne pas avoir pu continuer à enseigner la religion catholique en raison de la publicité donnée à sa situation familiale et à son appartenance au MOCEOP. C’est pourquoi, à l’instar de la chambre, la Grande Chambre estime qu’il convient d’examiner la requête sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

Suite à appel, Arrêt Grande Chambre

Fernández Martínez c. Espagne du 12 juin 2014 requête no 56030/07

Non violation de l'article 8 : Le non renouvellement de contrat d’un professeur de religion et de morale catholiques, prêtre marié et père de famille, ayant manifesté publiquement son engagement militant auprès d’un mouvement opposé à la doctrine de l’Église était légitime et proportionné. L'article 8 ne garantit pas le droit à un CDI.

3.  Sur l’applicabilité de l’article 8

109.  On ne saurait déduire de l’article 8 un droit générique à l’emploi ou au renouvellement d’un contrat de travail à durée déterminée. Cela étant, la Cour a déjà eu à se pencher sur l’applicabilité de l’article 8 à la sphère de l’emploi. À cet égard, elle rappelle que la « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (voir, parmi d’autres, Schüth, précité, § 53). Il serait trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B).

110.  Selon la jurisprudence de la Cour, il n’y a aucune raison de principe de considérer que la « vie privée » exclut les activités professionnelles (Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, § 23, 28 mai 2009, et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 165-167, CEDH 2013). Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8, lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables. En outre, la vie professionnelle est souvent étroitement mêlée à la vie privée, tout particulièrement si des facteurs liés à la vie privée, au sens strict du terme, sont considérés comme des critères de qualification pour une profession donnée (Özpınar c. Turquie, no 20999/04, §§ 43-48, 19 octobre 2010). Bref, la vie professionnelle fait partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Mółka c. Pologne (déc.), no 56550/00, CEDH 2006‑IV).

111.  En l’espèce, l’interaction entre vie privée stricto sensu et vie professionnelle est d’autant plus frappante que ce type d’emploi exigeait non seulement des compétences techniques, mais aussi la capacité à « se distingu[er] par la rectitude de la doctrine, le témoignage d’une vie chrétienne et [la] compétence pédagogique » (paragraphe 58 ci-dessus), créant ainsi un lien direct entre le comportement dans le cadre de la vie privée et l’activité professionnelle.

112.  La Cour note en outre que le requérant, qui n’était pas fonctionnaire mais était néanmoins employé et rémunéré par l’État, travaillait comme professeur de religion depuis 1991 sur la base de contrats à durée déterminée qui étaient renouvelés au début de chaque année scolaire sous réserve de l’approbation par l’évêque de ses aptitudes. Ainsi, s’il est vrai que le requérant n’a jamais bénéficié d’un contrat à durée indéterminée, une présomption de renouvellement lui donnait des raisons fondées de croire que son contrat serait prolongé tant que les conditions requises seraient remplies et en l’absence de circonstances pouvant justifier le non‑renouvellement en vertu du droit canonique. De l’avis de la Cour, les faits de la cause s’apparentent, mutatis mutandis, à ceux de l’affaire Lombardi Vallauri c. Italie (no 39128/05, § 38, 20 octobre 2009). En effet, le requérant en l’espèce a exercé comme professeur de religion pendant sept ans sans interruption et était apprécié tant par ses collègues que par la direction des établissements où il a enseigné, ce qui témoigne de la stabilité de sa situation professionnelle.

113.  Dans ces conditions, la Cour considère que le non-renouvellement du contrat du requérant en raison d’événements principalement liés à des choix personnels effectués par lui dans le cadre de sa vie privée et familiale a gravement compromis ses possibilités d’exercer son activité professionnelle spécifique. Il s’ensuit que, dans les circonstances de la cause, l’article 8 est applicable.

4.  Sur l’observation de l’article 8

a)  Sur l’existence d’une ingérence

114.  La Cour rappelle tout d’abord que, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. Celles-ci peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une certaine marge d’appréciation (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, §§ 75-76, CEDH 2007‑IV, Rommelfanger, décision précitée, et Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000).

115.  Contrairement à la chambre, la Grande Chambre estime qu’en l’espèce il ne s’agit pas de déterminer si l’État était tenu, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8, de faire prévaloir le droit du requérant au respect de sa vie privée sur le droit de l’Église catholique de refuser de renouveler le contrat de l’intéressé (voir a contrario, mutatis mutandis, les arrêts Obst, § 43, Schüth, § 57, et Siebenhaar, § 38, tous précités). La Cour rejoint ainsi la position du Tribunal constitutionnel, qui dans son arrêt du 4 juin 2007 a estimé que, bien que la décision de non‑renouvellement n’eût en réalité pas été prise par une autorité publique, il suffisait, comme dans la présente affaire, que cette autorité fût intervenue à un stade ultérieur pour que l’on puisse considérer qu’il s’agissait d’un acte d’une autorité publique. En effet, la Cour est d’avis que le cœur du problème réside dans l’action de l’administration publique qui, en tant qu’employeur du requérant directement impliqué dans le processus décisionnel, a exécuté la décision de non-renouvellement prise par l’évêque. Bien que la Cour reconnaisse que les possibilités d’action qui s’offraient à l’État en l’espèce étaient limitées, force lui est de constater que si le ministère de l’Éducation n’avait pas mis en œuvre la décision épiscopale, le contrat du requérant aurait certainement été renouvelé.

116.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le comportement des pouvoirs publics a constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée.

b)  « Prévue par la loi »

117.  Les mots « prévue par la loi » veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, notamment, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II). Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (C.G. et autres c. Bulgarie, no 1365/07, § 39, 24 avril 2008).

118.  La Cour note que le ministère de l’Éducation a agi en vertu des dispositions de l’article III de l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint‑Siège, qui sont complétées par l’arrêté du 11 octobre 1982, selon lequel une nomination n’est pas renouvelée si l’évêque émet un avis contraire (paragraphe 51 ci-dessus). L’accord en question est un traité international, incorporé à ce titre dans le droit espagnol conformément à la Constitution espagnole (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 99, CEDH 2010). Le non-renouvellement du contrat du requérant repose donc sur le droit espagnol en vigueur.

119.  Il reste à déterminer jusqu’à quel point le requérant pouvait prévoir que son contrat ne serait pas renouvelé. La question décisive est de savoir dans quelle mesure l’intéressé aurait pu anticiper le risque que, en conséquence de sa conduite personnelle, l’évêque cessât de le considérer comme un bon candidat et que son contrat ne fût dès lors pas renouvelé. Dans ce contexte, la Cour observe que l’évêché de Carthagène s’est fondé notamment sur la notion de « scandale » pour refuser la prolongation du contrat du requérant (paragraphe 19 ci-dessus). Bien que cette notion ne soit pas prévue de façon expresse dans les canons 804 et 805 du code de droit canonique (paragraphe 58 ci-dessus) relatifs aux professeurs de religion, on peut considérer qu’elle vise – et est donc explicitée par – les notions de « rectitude de la doctrine », « témoignage d’une vie chrétienne » ou de « raisons de religion ou de mœurs » qui, elles, figurent dans lesdits canons. À cet égard, la Cour estime que les dispositions applicables en l’espèce répondaient aux exigences relatives à la prévisibilité de leurs effets. Singulièrement, dans la mesure où le requérant avait été directeur de séminaire, on peut raisonnablement présumer qu’il avait connaissance de l’obligation de loyauté accrue qui lui incombait en vertu du droit ecclésiastique et qu’il aurait dès lors pu prévoir que, malgré la tolérance dont il avait bénéficié pendant de longues années, la manifestation publique de sa position militante sur certains préceptes de l’Église irait à l’encontre des dispositions canoniques applicables et ne resterait pas sans conséquences. Compte tenu de la clarté des termes de l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège, il aurait aussi pu raisonnablement prévoir qu’en l’absence de certificat d’aptitude émis par l’Église son contrat ne serait pas renouvelé (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 155, 9 juillet 2013).

120.  Dès lors, la Cour est prête à admettre, comme l’ont fait les juridictions nationales, que l’ingérence incriminée avait pour base légale les dispositions pertinentes de l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint‑Siège, qui sont complétées par l’arrêté du 11 octobre 1982, et que ces dispositions remplissaient les exigences de « légalité » établies dans sa jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 78, 15 septembre 2009).

121.  En conclusion, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi.

c)  But légitime

122.  À l’instar des parties, la Cour considère que la décision de non‑renouvellement en cause en l’espèce poursuivait le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui, en l’occurrence ceux de l’Église catholique, et en particulier son autonomie quant au choix des personnes habilitées à enseigner la doctrine religieuse.

d)  Nécessité dans une société démocratique

i)  Les principes généraux

a)  Mise en balance des droits

123.   La Cour rappelle que, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, il lui faut effectuer une mise en balance des intérêts en jeu (arrêts Siebenhaar, Schüth et Obst, précités). En l’espèce, cette mise en balance doit se faire entre le droit du requérant à sa vie privée et familiale et le droit des organisations religieuses à l’autonomie. L’État se doit de garantir ces deux droits et, si la protection de l’un conduit à une atteinte à l’autre, de choisir les moyens adéquats pour rendre cette atteinte proportionnée au but poursuivi. Dans ce contexte, la Cour admet que l’État dispose d’une ample marge d’appréciation (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 160, et, mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 104-107, CEDH 2012).

124.  Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, par exemple, Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008).

125.  S’il appartient aux autorités nationales de juger les premières si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention. Il faut reconnaître à cet égard une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature du droit en cause garanti par la Convention, son importance pour la personne concernée, la nature de l’ingérence et la finalité de celle-ci. Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus. Dès lors, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte. En revanche, elle est plus large lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger (S. et Marper, précité, §§ 101-102). De façon générale, la marge est également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Obst, précité, § 42).

β)  Droit à la vie privée et familiale

126.  Concernant le droit à la vie privée et familiale, la Cour souligne l’importance pour les individus de pouvoir décider librement de la façon dont ils entendent conduire leur vie privée et familiale. À cet égard, il convient de rappeler que l’article 8 de la Convention protège aussi le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou du point de vue du droit de nouer et développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur, la notion d’autonomie personnelle reflétant un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties énoncées dans cette disposition (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III). Dès lors, il va sans dire que le droit d’un individu à se marier et à rendre public son choix est protégé par la Convention, en particulier par l’article 8 considéré à la lumière d’autres articles pertinents (paragraphe 108 ci-dessus).

γ)  L’obligation pour l’État de protéger l’autonomie de l’Église

–  L’étendue de l’autonomie des communautés religieuses

127.  S’agissant de l’autonomie des organisations religieuses, la Cour note que les communautés religieuses existent traditionnellement et universellement sous la forme de structures organisées. Lorsqu’est en cause l’organisation de la communauté religieuse, l’article 9 de la Convention doit s’interpréter à la lumière de l’article 11, qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. Vu sous cet angle, le droit des fidèles à la liberté de religion suppose que la communauté puisse fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’État. L’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve au cœur même de la protection offerte par l’article 9 de la Convention. Elle présente un intérêt direct non seulement pour l’organisation de ces communautés en tant que telle, mais aussi pour la jouissance effective par l’ensemble de leurs membres actifs du droit à la liberté de religion. Si l’organisation de la vie de la communauté n’était pas protégée par l’article 9 de la Convention, tous les autres aspects de la liberté de religion de l’individu s’en trouveraient fragilisés (Hassan et Tchaouch, précité, § 62, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 118, CEDH 2001-XII, et Saint Synode de l’Église orthodoxe bulgare (Métropolite Innocent) et autres c. Bulgarie, nos 412/03 et 35677/04, § 103, 22 janvier 2009).

128.  Concernant plus particulièrement l’autonomie interne des groupes confessionnels, l’article 9 de la Convention ne garantit aucun droit à la dissidence à l’intérieur d’un organisme religieux ; en cas de désaccord doctrinal ou organisationnel entre une communauté religieuse et l’un de ses membres, la liberté de religion de l’individu s’exerce par sa faculté de quitter librement la communauté (Miroļubovs et autres, précité, § 80). Par ailleurs, dans ce contexte, la Cour a eu à maintes reprises l’occasion de souligner le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de la pratique des religions, cultes et croyances, et d’indiquer que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, particulièrement entre des groupes opposés (voir, parmi d’autres, Hassan et Tchaouch, précité, § 78, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 107, CEDH 2005‑XI). Le respect de l’autonomie des communautés religieuses reconnues par l’État implique, en particulier, l’acceptation par celui-ci du droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein et qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour leur unité. Il n’appartient donc pas aux autorités nationales de s’ériger en arbitre entre les organisations religieuses et les différentes entités dissidentes qui existent ou qui pourraient se créer dans leur sphère (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 165).

129.  La Cour rappelle en outre que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch, précité, §§ 62 et 78). De surcroît, le principe d’autonomie religieuse interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à lui confier une responsabilité religieuse quelconque (voir, mutatis mutandis, Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 146, 14 juin 2007).

130.  Enfin, lorsque se trouvent en jeu des questions relatives aux rapports entre l’État et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (Leyla Şahin, précité, § 109). C’est le cas notamment lorsqu’il existe, dans la pratique des États européens, une grande variété de modèles constitutionnels régissant les relations entre l’État et les cultes (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 138).

–  Le devoir de loyauté

131.  La Cour reconnaît que du fait de leur autonomie les communautés religieuses peuvent exiger un certain degré de loyauté de la part des personnes qui travaillent pour elles ou qui les représentent. Dans ce contexte, elle a déjà considéré que la nature du poste occupé par ces personnes était un élément important dont il fallait tenir compte lors de l’appréciation de la proportionnalité d’une mesure restrictive adoptée par l’État ou l’organisation religieuse concernée (Obst, précité, §§ 48-51, et Schüth, précité, § 69). Singulièrement, la mission spécifique confiée à l’intéressé dans le cadre d’une organisation religieuse est un aspect à prendre en considération pour déterminer si cette personne doit être soumise à une obligation de loyauté accrue.

–  Les limites de l’autonomie

132.  Cela étant, il ne suffit pas à une communauté religieuse d’alléguer l’existence d’une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre compatible avec l’article 8 de la Convention toute ingérence dans le droit au respect de la vie privée ou familiale de ses membres. Encore faut‑il, en effet, que la communauté religieuse en question démontre, à la lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque allégué est probable et sérieux, que l’ingérence litigieuse dans le droit au respect de la vie privée ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour écarter ce risque et qu’elle ne sert pas non plus un but étranger à l’exercice de l’autonomie de la communauté religieuse. Par ailleurs, elle ne doit pas porter atteinte à l’essence du droit à la vie privée et familiale. Il appartient aux juridictions nationales de s’assurer que ces conditions sont remplies, en procédant à un examen approfondi des circonstances de l’affaire et à une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 159).

ii)  Application des principes susmentionnés à l’espèce

133.  Dans l’application de ces principes au cas d’espèce, la Cour estime devoir tenir compte des éléments suivants.

α)  Le statut du requérant

134.  La Cour observe tout d’abord que le requérant n’a obtenu la dispense de célibat du Vatican qu’après la parution de l’article de presse. L’intéressé ayant été à la fois un homme marié et un prêtre, son statut à l’époque pertinente n’était pas clair. D’un côté, son statut de prêtre ordonné n’avait pas changé du point de vue de l’Église – du moins pas officiellement – et, de l’extérieur, le requérant pouvait toujours être considéré comme un représentant de l’Église catholique puisqu’il continuait à enseigner la religion catholique. De l’autre côté, il était marié et connu pour être un ancien prêtre. En outre, il faut tenir compte du fait que son salaire d’enseignant était versé par l’État, bien qu’indirectement puisque le Gouvernement a indiqué qu’à l’époque les professeurs de religion touchaient leur salaire directement de l’Église catholique, à laquelle l’État versait les fonds nécessaires sous forme de subventions.

135.  Quoi qu’il en soit, la Cour estime que le requérant, en signant ses contrats d’emploi successifs, a accepté en connaissance de cause et volontairement un devoir de loyauté accru envers l’Église catholique, ce qui a limité dans une certaine mesure l’étendue de son droit au respect de sa vie privée et familiale. Pareilles limitations contractuelles sont acceptables au regard de la Convention lorsqu’elles sont librement consenties (Rommelfanger, décision précitée). En effet, du point de vue de l’intérêt de l’Église à la défense de la cohérence de ses préceptes, l’enseignement de la religion catholique à des adolescents peut passer pour une fonction cruciale exigeant une allégeance particulière. La Cour n’est pas convaincue qu’à l’époque de la parution de l’article dans La Verdad, ce devoir contractuel de loyauté eût cessé d’exister. Même si le statut de prêtre marié du requérant manquait de clarté, on pouvait encore attendre de celui-ci qu’il respectât un devoir de loyauté dès lors que l’évêque l’avait considéré comme un représentant digne d’enseigner la religion catholique.

β)  La publicité donnée par le requérant à sa situation de prêtre marié

136.  La Cour observe tout d’abord que ce n’est pas le requérant lui‑même qui a fait paraître un article sur ses opinions ou sa vie familiale, mais que c’est un journaliste qui a relaté le rassemblement du MOCEOP, en joignant à son article une photographie montrant l’intéressé avec sa famille ainsi qu’un résumé des idées défendues par un groupe d’anciens prêtres, dont le requérant. Il y a lieu de relever toutefois que, contrairement à l’intéressé, la plupart des autres participants à la manifestation ont évité les contacts avec la presse. Quant à savoir si le requérant a délibérément posé pour la photographie litigieuse, point qui prête également à controverse entre les parties, la Cour estime que la réponse n’est pas essentielle. En effet, à supposer même qu’il ait été photographié sans son consentement, force est de constater que rien dans le dossier n’indique qu’il se soit plaint de son apparition dans la presse en usant des voies qui s’offraient à lui en droit interne. La Cour est d’avis qu’en acceptant de rendre publiques sa situation familiale et sa participation à un rassemblement que l’évêque a considéré comme protestataire, l’intéressé a rompu le lien de confiance spécial qui était nécessaire à l’accomplissement des tâches dont il était chargé. Eu égard à l’importance de l’enseignement de la religion pour toutes les confessions, il n’était guère surprenant qu’une telle rupture pût entraîner des conséquences. Aussi la Cour voit-elle l’octroi de la dispense, treize ans après que le requérant l’eut demandée et juste après la publication de l’article dans la presse, comme une partie de la sanction infligée à l’intéressé en raison de son comportement.

137.  Aux yeux de la Cour, il n’est pas déraisonnable, pour une Église ou une communauté religieuse, d’exiger des professeurs de religion une loyauté particulière à son égard, dans la mesure où ils peuvent être considérés comme ses représentants. L’existence d’une divergence entre les idées qui doivent être enseignées et les convictions personnelles d’un professeur peut poser un problème de crédibilité lorsque cet enseignant milite activement et publiquement contre les idées en question (voir, mutatis mutandis, Siebenhaar, précité, § 46). Ainsi, le problème en l’espèce tient à la circonstance que le requérant pouvait être perçu comme militant en faveur de son mode de vie aux fins de provoquer un changement dans les règles de l’Église, et à ses critiques ouvertes à l’égard de ces règles.

γ)  La publicité donnée par le requérant à son appartenance au MOCEOP et les propos qui lui ont été attribués

138. Si les parties conviennent qu’il était notoire que le requérant était marié et père de cinq enfants, il est difficile de déterminer dans quelle mesure son appartenance à une organisation poursuivant des objectifs incompatibles avec la doctrine officielle de l’Église était également connue du grand public avant la parution de l’article litigieux. Dans ce contexte, la Cour estime qu’il faut prendre en considération le contenu spécifique de l’enseignement que dispensait l’intéressé. À cet égard, la situation d’un professeur de religion qui est membre d’une association dont les idées vont à l’encontre des enseignements de cette religion, et qui milite publiquement pour cette association, se distingue de celle, par exemple, d’un professeur de langue qui serait en même temps membre du Parti communiste (Vogt 26 septembre 1995, série A no 323). Ce qui justifie le devoir de loyauté accru incombant au premier tient au fait que pour être crédible, l’enseignement de la religion doit être donné par une personne dont le mode de vie et les déclarations publiques ne sont pas en contradiction flagrante avec la religion en question, dès lors surtout que celle-ci prétend régir la vie privée et les convictions personnelles de ses adeptes (Directive 2000/78/CE, Schüth, précité, § 40, Obst, précité, § 27, et Lombardi Vallauri, précité, § 41). C’est pourquoi le seul fait que rien ne donne à penser que le requérant ait enseigné, dans ses cours, des thèses incompatibles avec la doctrine de l’Église catholique ne permet pas de conclure qu’il a satisfait à son devoir de loyauté accru (Vogt, précité).

139.  Concernant les déclarations prêtées au requérant à la suite de la parution de l’article de presse, il y a lieu de relever que celui-ci attribue les propos en question à un groupe de quatre participants à la manifestation nommément désignés, parmi lesquels le requérant, au sujet duquel l’article rappelle par ailleurs qu’il a été directeur de séminaire. D’après l’article, ces quatre manifestants, dont l’intéressé, se seraient prononcés en faveur de la contraception et auraient exprimé leur désaccord avec les positions de l’Église catholique sur d’autres sujets tels que l’avortement, le contrôle des naissances et le célibat optionnel des prêtres.

140.  De l’avis de la Cour, il va sans dire que ce genre de propos relève de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention. Pour autant, et même si les juridictions nationales n’en ont pas tenu compte (paragraphe 106 ci-dessus), cela ne signifie pas que l’Église catholique ne pouvait légitimement en tirer certaines conséquences, dans l’exercice de son autonomie, elle aussi protégée par la Convention, en son article 9. À cet égard, la Cour rappelle que dans l’appréciation de la gravité du comportement d’une personne employée au service de l’Église, il y a lieu de prendre en considération la proximité entre l’activité de cette personne et la mission de proclamation de l’Église (Schüth, précité, § 69). Or, en l’espèce, cette proximité était manifestement grande.

141.  Dès lors, le requérant faisait volontairement partie du cercle de personnes soumises, pour des raisons de crédibilité, à un devoir de loyauté accru vis-à-vis de l’Église catholique, ce qui limitait jusqu’à un certain point son droit au respect de sa vie privée. De l’avis de la Cour, être perçu comme militant publiquement dans des mouvements qui s’opposent à la doctrine catholique va de toute évidence à l’encontre de cette obligation. Par ailleurs, il ne fait guère de doute que l’intéressé, comme ancien prêtre et directeur de séminaire, était ou devait être conscient du contenu et de l’importance de cette obligation (voir, mutatis mutandis, Obst précité, § 50).

142.  Au demeurant, la Cour considère que les changements produits par la publicité donnée à l’appartenance du requérant au MOCEOP et par les propos figurant dans l’article étaient d’autant plus importants que l’intéressé dispensait ses cours à des adolescents, lesquels n’avaient pas une maturité suffisante pour faire la distinction entre les informations qui relevaient de la doctrine de l’Église catholique et celles qui constituaient l’avis personnel du requérant.

δ)  La responsabilité de l’État comme employeur

143.  La Cour note en outre qu’à la différence des requérants dans les trois affaires allemandes Siebenhaar, Schüth et Obst précitées, qui étaient employés par leurs églises respectives, le requérant en l’espèce, comme tous les professeurs de religion en Espagne, était employé et rémunéré par l’État. Cet aspect, toutefois, n’est pas de nature à influer sur l’étendue du devoir de loyauté qui incombait au requérant vis-à-vis de l’Église catholique ou sur les mesures que celle-ci peut adopter en cas de manquement à cette obligation. Cette analyse se trouve confirmée par le fait que, dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe, les églises et communautés religieuses concernées ont un rôle codécisionnel, voire exclusif, dans la désignation et le licenciement des professeurs de religion, indépendamment du système de financement – direct ou indirect – de cet enseignement (paragraphe 67 ci‑dessus).

ε)  La sévérité de la sanction

144.  La Cour a déjà jugé, dans un contexte certes un peu différent, que le fait qu’un employé licencié par un employeur ecclésial ait des possibilités limitées de trouver un nouvel emploi revêt une importance particulière. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’employeur occupe une position prédominante dans un secteur d’activités donné et qu’il bénéficie de certaines dérogations à la législation générale, ou lorsque la formation de l’employé licencié est si spécifique qu’il lui est difficile, voire impossible, de trouver un nouveau poste en dehors de l’Église qui l’emploie, ce qui a été le cas dans la présente affaire (voir, mutatis mutandis, Schüth, précité, § 73).

145.  Quant aux conséquences pour le requérant du non-renouvellement de son contrat de travail, il ne fait aucun doute que cette décision a constitué une sanction qui a eu de lourdes répercussions sur sa vie privée et familiale. Dans sa note, l’évêque a toutefois pris en compte ces difficultés et indiqué que l’intéressé pourrait percevoir des indemnités de chômage (paragraphe 19 ci-dessus). Force est de constater à cet égard qu’après le non-renouvellement de son contrat le requérant a effectivement bénéficié de ces prestations.

146.  Les conséquences pour l’intéressé doivent également être considérées à la lumière du fait qu’il s’était lui-même sciemment placé dans une situation contraire aux préceptes ecclésiastiques. De par ses anciennes responsabilités au sein de l’Église, il connaissait les règles de celle-ci et savait que son comportement le plaçait dans une situation de précarité vis‑à‑vis de l’évêque et rendait le renouvellement de son contrat tributaire du pouvoir d’appréciation de celui-ci. Il devait donc s’attendre à ce que la publicité volontairement donnée à son appartenance au MOCEOP ne restât pas sans conséquences pour son contrat. La Cour note que, bien que le requérant n’ait pas reçu d’avertissement préalable au non-renouvellement, il savait que son contrat était reconduit annuellement moyennant approbation de l’évêque, ce qui impliquait la possibilité pour celui-ci d’évaluer régulièrement le respect par l’intéressé de son devoir de loyauté accru. Enfin, le requérant savait que l’Église catholique avait déjà fait preuve de tolérance à cet égard en lui permettant d’enseigner la religion catholique pendant six ans, c’est-à-dire tant que sa situation personnelle, qui était incompatible avec les préceptes de cette religion, n’avait pas été exposée publiquement. Au demeurant, il convient d’observer que dans la présente affaire une mesure moins restrictive pour l’intéressé n’aurait certainement pas eu la même efficacité quant à la préservation de la crédibilité de l’Église. Les conséquences pour le requérant du non-renouvellement de son contrat ne semblent donc pas avoir été excessives dans les circonstances de la cause, eu égard en particulier au fait qu’il s’était lui-même placé, sciemment, dans une situation totalement contraire aux préceptes de l’Église.

ζ)  Le contrôle exercé par les juridictions internes

147.  S’agissant enfin du contrôle exercé par les juridictions internes, il convient de souligner que, bien que l’article 8 ne contienne aucune exigence procédurale explicite, la Cour ne peut apprécier de manière satisfaisante si les raisons avancées par les autorités nationales à l’appui de leurs décisions étaient « suffisantes » aux fins de l’article 8 § 2 sans déterminer en même temps si le processus décisionnel, considéré comme un tout, a assuré au requérant la protection requise de ses intérêts (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, §§ 62 et 64, série A no 121, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 52, CEDH 2000‑VIII, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 68, CEDH 2003‑VIII).

148.  En l’espèce, la Cour constate d’emblée que le requérant a pu contester le non-renouvellement de son contrat devant le juge du travail puis devant le Tribunal supérieur de justice de Murcie, qui ont examiné la licéité de la mesure litigieuse à la lumière du droit du travail, en tenant compte du droit ecclésiastique, et mis en balance les intérêts divergents du requérant et de l’Église catholique (voir, mutatis mutandis, Siebenhaar, Schüth, § 59, et Obst, § 45, précités). En dernière instance, l’intéressé a pu former un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel.

149.  À cet égard, la Cour relève qu’en droit espagnol la notion d’autonomie des communautés religieuses est complétée par le principe de la neutralité religieuse de l’État, qui est inscrit à l’article 16 § 3 de la Constitution et interdit aux autorités nationales de se prononcer sur le contenu de notions à caractère religieux telles que le « scandale » ou le célibat des prêtres. Certes, cette obligation de neutralité n’est pas illimitée car, de l’avis même du Tribunal constitutionnel, il s’agit, dans des affaires de ce genre, de concilier les exigences de la liberté religieuse et le principe de neutralité religieuse de l’État avec la protection juridictionnelle des droits fondamentaux et des relations de travail des professeurs. Ainsi, dans une affaire relative au non-renouvellement du contrat d’une professeure de religion en raison de son mariage civil avec un homme divorcé, la haute juridiction a conclu à la violation du droit de l’intéressée à ne pas faire l’objet d’une discrimination, de son droit au respect de sa liberté d’opinion concernant le mariage et de son droit à l’intimité personnelle et familiale (paragraphe 62 ci-dessus).

150.  Dans la présente espèce, qui est semblable à l’affaire évoquée ci‑dessus mais s’en distingue sur certains aspects importants, les juridictions internes ont estimé que, dans la mesure où la motivation du non‑renouvellement était strictement religieuse, elles devaient se limiter à vérifier le respect des droits fondamentaux en jeu dans cette affaire. En particulier, après avoir soigneusement examiné les faits de la cause, le Tribunal constitutionnel a considéré que le devoir de neutralité de l’État interdisait à celui-ci de se prononcer sur la notion de « scandale » utilisée par l’évêché pour refuser le renouvellement du contrat du requérant, ainsi que sur le bien-fondé du célibat optionnel des prêtres prôné par l’intéressé. Il a toutefois apprécié l’ampleur des atteintes aux droits du requérant et estimé que celles-ci n’étaient ni disproportionnées ni inconstitutionnelles, mais se justifiaient par le respect dû à l’exercice licite du droit de l’Église catholique à la liberté religieuse dans sa dimension collective ou communautaire, en relation avec le droit des parents de choisir l’éducation religieuse de leurs enfants (paragraphe 43 ci-dessus). Même si les parents des enfants qui avaient assisté aux cours du requérant ont manifesté à celui‑ci leur soutien après la publicité donnée à sa situation, la Cour considère que l’argument de l’évêché n’était pas déraisonnable dans la mesure où il visait à protéger l’intégrité de l’enseignement.

151.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les juridictions nationales ont pris en compte tous les éléments pertinents et, même si elles ont mis l’accent sur le droit du requérant à la liberté d’expression (paragraphe 45 ci-dessus), elles ont procédé à une mise en balance circonstanciée et approfondie des intérêts en jeu (voir, mutatis mutandis, Obst, précité, § 49), dans les limites que leur imposait le respect dû à l’autonomie de l’Église catholique. Les conclusions auxquelles elles sont parvenues ne paraissent pas déraisonnables à la Cour, à la lumière notamment du fait que l’intéressé, pour avoir été prêtre et directeur de séminaire, était ou devait être conscient, en acceptant la charge de professeur de religion catholique, des conséquences éventuelles de l’obligation de loyauté accrue qu’il avait ainsi contractée envers l’Église catholique, aux fins, en particulier, de préserver la crédibilité de son enseignement (voir, mutatis mutandis, Obst, précité, § 50). Le fait que le Tribunal constitutionnel se soit livré à une analyse approfondie est d’autant plus évident que deux opinions dissidentes se trouvent jointes à son arrêt, ce qui montre que la haute juridiction a examiné le problème sous divers angles tout en se gardant de se prononcer sur le fond des principes auxquels adhère l’Église. Quant à l’autonomie de l’Église, il ne semble pas, à la lumière du contrôle exercé par les juridictions nationales, qu’elle ait été invoquée abusivement en l’espèce, c’est-à-dire que la décision de l’évêché de ne pas proposer le renouvellement du contrat du requérant ait été insuffisamment motivée, arbitraire ou qu’elle ait été prise dans un but étranger à l’exercice de l’autonomie de l’Église catholique.

e)  Conclusion

152.  En conclusion, eu égard à la marge d’appréciation de l’État en l’espèce, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée n’était pas disproportionnée.

153.  Partant, elle conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

L'ARTICLE 8 ET LE DROIT AU SUICIDE

LES ÉTATS ONT DROIT D'IMPOSER UN CONTRÔLE MÉDICAL

AVANT D'AIDER UN CITOYEN A SE SUICIDER

Arrêt Haas contre Suisse requête 31322/07 du 20 janvier 2011

La Cour admet que le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de forger librement sa propre volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée. Toutefois, l’objet de la controverse dans cette affaire est autre : il s’agit de déterminer si, en vertu de l’article 8, l’Etat a l’ « obligation positive » de faire en sorte que M. Haas puisse obtenir sans ordonnance médicale la substance lui permettant de mourir sans douleur et sans risque d’échec.

La Cour note que l’on est loin d’un consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe quant au droit d’un individu de choisir quand et de quelle manière il veut mettre fin à ses jours2. En Suisse, selon le code pénal, l’incitation et l’assistance au suicide ne sont punissables que lorsque l’auteur de tels actes les commet en étant poussé par un mobile égoïste. Mais la grande majorité des Etats membres semble donner plus de poids à la protection de la vie de l’individu (article 2) qu’à son droit d’y mettre fin (article 8). La Cour en conclut que la marge d’appréciation des Etats est considérable dans ce domaine.

La Cour, si elle admet que M. Haas peut souhaiter vouloir se suicider de façon sûre, digne et sans douleur superflue, n’en est pas moins d’avis que l’exigence posée par le droit suisse d’une ordonnance médicale pour se procurer du pentobarbital sodique a un objectif légitime. Il s’agit de protéger notamment toute personne d’une prise de décision précipitée, ainsi que de prévenir des abus. Cela est d’autant plus vrai dans un pays comme la Suisse, qui permet assez facilement l’assistance au suicide (voir ci-dessus).

La Cour considère que l’on ne saurait sous-estimer les risques d’abus inhérents à un système facilitant l’accès au suicide assisté. La Cour partage l’argument développé devant elle par le Gouvernement suisse et selon lequel la restriction d’accès au pentobarbital sodique sert la protection de la santé, la sûreté publique et la prévention d’infractions pénales. Elle partage également le point de vue du Tribunal fédéral, selon lequel le droit à la vie oblige les Etats à mettre en place une procédure propre à assurer qu’une décision de mettre fin à sa vie corresponde bien à la libre volonté de l’intéressé. La Cour estime que l’exigence d’une ordonnance médicale, délivrée sur le fondement d’une expertise psychiatrique complète, est un moyen permettant de satisfaire à cette exigence.

Reste à trancher la question de savoir si M. Haas a eu, ou non, un accès effectif à une expertise médicale qui aurait permis l’accès au pentobarbital sodique (dans le cas contraire, son droit de choisir le moment et la manière de mourir serait en effet théorique et illusoire). Or, la Cour n’est pas convaincue qu’il se trouvait dans l’impossibilité de trouver un spécialiste prêt à l’assister comme il le prétendait.

Vu l’ensemble de ces considérations et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales dans ce domaine, la Cour conclut, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 8.

Arrêt KOCH C. Allemagne du 19 juillet 2012 requête 497/09

Le refus des tribunaux d'examiner la demande d'acheter une dose létale pour permettre à son épouse atteinte d'une maladie incurable, d'abréger ses souffrances, est une violation de la Convention.

UNE INGERENCE AU SENS DE L'ARTICLE 8

43.  La Cour observe d’emblée qu’à son sens, l’exception du Gouvernement concernant la qualité de victime du requérant soulève la question de savoir s’il y a eu atteinte aux propres droits du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Elle relève que le requérant soutient que les souffrances de l’épouse et les circonstances finales de son décès l’ont affecté, en sa qualité de mari compatissant et de soignant, au point d’emporter violation de ses propres droits en vertu de l’article 8 de la Convention. A cet égard, la présente espèce doit être distinguée d’affaires portées devant la Cour par un héritier ou un parent de la personne décédée au nom de celle-ci. Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de déterminer dans ce contexte si le droit issu de la Convention invoqué par le requérant était de nature à être transféré de la victime immédiate à son successeur légal (comparer à cet égard avec Sanles Sanles, arrêt précité

44.  Malgré ces différences, la Cour estime que les critères développés dans sa jurisprudence qui permettent à un proche ou à un héritier de porter une action devant elle au nom de la personne décédée sont également pertinents pour apprécier la question de savoir si un proche peut alléguer une violation de ses propres droits au titre de l’article 8 de la Convention. Elle se propose donc d’examiner s’il existait des liens familiaux étroits (paragraphe 45 a) ci-dessous ; voir également, par exemple, Direkçi c. Turquie (déc.), no 47826/99, 3 octobre 2006), si le requérant avait un intérêt personnel ou juridique suffisant à l’issue de la procédure (paragraphe 45 b) ci-dessous, voir également Bezzina Wettinger et autres c. Malte, no 15091/06, § 66, 8 avril 2008 ; Milionis et autres c. Grèce, no 41898/04, § 23-26, 24 avril 2008 ; Polanco Torres et Movilla Polanco, précité, § 30, 21 septembre 2010), et si l’intéressé avait auparavant exprimé un intérêt pour l’affaire (paragraphe 45 c) ci-dessous, voir également Mitev c. Bulgarie (déc.), no 42758/07, 29 juin 2010).

45.  a)  la Cour relève d’emblée que le requérant et B.K. étaient mariés depuis 25 ans au moment où cette dernière a demandé à être autorisée à acquérir le médicament létal. Il ne fait aucun doute que le requérant entretenait une relation très étroite avec sa défunte épouse.

b)  le requérant a de plus établi qu’il avait accompagné sa femme pendant toutes ses souffrances, qu’il avait finalement accepté et soutenu le souhait de celle-ci de mettre fin à ses jours, et qu’il s’était rendu en Suisse avec elle afin de réaliser ce souhait.

c)  l’implication personnelle du requérant est en outre démontrée par le fait qu’il a présenté un recours administratif conjointement avec son épouse et qu’il a poursuivi la procédure interne en son propre nom après le décès de celle-ci. Dans ces circonstances exceptionnelles, la Cour admet que le requérant a fait preuve d’un intérêt fort et persistant à obtenir une décision sur le fond de la demande initiale.

46.  La Cour observe de plus que la présente espèce soulève des questions fondamentales tenant au souhait d’un patient de décider lui-même de mettre fin à ses jours, questions qui présentent un intérêt général transcendant les personnes et les intérêts tant du requérant que de sa défunte épouse. La preuve en est que des questions similaires ont été soulevées de manière répétée devant la Cour (voir en particulier les arrêts Pretty et Sanles Sanles, tous deux précités, ainsi que l’arrêt Haas, plus récent).

47.  La Cour en vient finalement à l’argument du Gouvernement selon lequel il n’est pas utile de reconnaître au requérant le droit de poursuivre l’action entreprise par sa femme puisque B.K. aurait pu attendre l’issue de la procédure devant les juridictions internes et accélérer celle-ci en demandant des mesures provisoires. La Cour observe que le requérant et B.K. ont présenté conjointement un recours administratif le 14 janvier 2005. Le 12 février 2005, moins d’un mois après, B.K. s’est suicidée en Suisse. La procédure consécutive devant les juridictions internes a duré jusqu’au 4 novembre 2008, date à laquelle la Cour constitutionnelle fédérale a déclaré le recours constitutionnel du requérant irrecevable. Il s’ensuit que la procédure interne s’est terminée quelque trois ans et neuf mois après le décès de B.K.

48.  Quant aux observations du Gouvernement selon lesquelles B.K. aurait pu demander des mesures provisoires afin d’accélérer la procédure, la Cour observe que les mesures provisoires visent généralement à sauvegarder la situation juridique du plaignant pendant la procédure principale. En principe, elles ne sont pas conçues pour accélérer l’issue de cette procédure. Eu égard à la gravité de la demande en jeu et aux conséquences irréversibles que toute injonction provisoire aurait nécessairement impliquées, la Cour n’est pas convaincue qu’une demande d’injonction provisoire en l’espèce aurait été indiquée pour accélérer la procédure devant les juridictions internes.

49.  Quand bien même les juridictions internes auraient accéléré le traitement de la demande de B.K. si celle-ci avait toujours été en vie pendant la procédure, il n’appartient pas à la Cour de décider si B.K., qui s’était résolue à mettre fin à ses jours après une longue période de souffrances, aurait dû attendre l’issue de la procédure principale devant trois degrés de juridiction afin de s’assurer d’obtenir une décision sur le fond de sa demande.

50.  Eu égard aux considérations ci-dessus, en particulier à la relation exceptionnellement proche entre le requérant et sa défunte épouse et à son implication immédiate dans la réalisation du souhait de l’intéressée de mettre fin à ses jours, la Cour estime que le requérant peut prétendre avoir été directement affecté par le refus de l’Institut fédéral d’autoriser l’acquisition d’une dose létale de pentobarbital de sodium.

51.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (voir, notamment, Pretty, arrêt précité, § 61). Dans l’arrêt Pretty, la Cour a établi que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 de la Convention (Pretty, ibidem). Sans nier en aucune manière le principe du caractère sacré de la vie protégé par la Convention, la Cour a considéré que, à une époque où l’on assiste à une sophistication médicale croissante et à une augmentation de l’espérance de vie, de nombreuses personnes redoutent qu’on ne les force à se maintenir en vie jusqu’à un âge très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux antipodes de la perception aiguë qu’elles ont d’elles-mêmes et de leur identité personnelle (Pretty, arrêt précité, § 65). En conclusion, la Cour a déclaré ne pouvoir « exclure que le fait d’empêcher par la loi la requérante d’exercer son choix d’éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible représente une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention » (Pretty, arrêt précité, § 67).

52.  Dans l’affaire Haas c. Suisse, la Cour a encore précisé cette ligne de jurisprudence en reconnaissant que le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, était l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (Haas, arrêt précité, § 51). Elle a conclu que, même à supposer que les Etats eussent une obligation positive d’adopter des mesures permettant de faciliter la commission d’un suicide dans la dignité, les autorités suisses n’avaient pas méconnu cette obligation en l’espèce (Haas, arrêt précité, § 61).

53.  La Cour a en outre estimé que l’article 8 de la Convention pouvait impliquer un droit à un contrôle juridictionnel même dans une affaire où le droit matériel en question restait à établir (Schneider c. Allemagne, no 17080/07, § 100, 15 septembre 2011)

54.  Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour estime que la décision de l’Institut fédéral de rejeter la demande de B.K. et le refus des juridictions administratives d’examiner le fond de la demande du requérant ont constitué une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée que lui garantit l’article 8 de la Convention.

LE REFUS DES TRIBUNAUX D'EXAMINER LA DEMANDE D'ACHAT DE DOSE LETALE EST UNE VIOLATION

65.  La Cour se propose de commencer son examen par le volet procédural de l’article 8. Elle observe tout d’abord que le tribunal administratif et la cour d’appel administrative ont refusé d’examiner au fond la demande du requérant, au motif qu’il ne pouvait pas revendiquer de droits propres au regard du droit interne ou au titre de l’article 8 de la Convention, ni n’avait qualité pour reprendre l’action engagée par son épouse après le décès de celle-ci. Si le tribunal administratif de Cologne, dans un obiter dictum, a exprimé l’opinion que le refus de l’Institut fédéral avait été légitime et conforme à l’article 8 de la Convention (paragraphe 18 ci-dessus), ni la cour administrative d’appel ni le Tribunal constitutionnel fédéral n’ont examiné au fond la demande initiale.

66.  La Cour conclut que les juridictions administratives – nonobstant l’obiter dictum du tribunal de première instance – ont refusé d’examiner le fond de la demande présentée initialement par B.K. devant les autorités nationales.

67.  La Cour observe de plus que le Gouvernement n’a pas soutenu que le refus d’examiner le fond de la cause poursuivait un quelconque but légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 8. La Cour ne voit pas davantage en quoi l’ingérence dans le droit du requérant pouvait servir l’un ou l’autre des buts légitimes énumérés dans ledit paragraphe.

68.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation du droit du requérant au titre de l’article 8 de voir sa demande examinée au fond par les juridictions internes.

69.  Quant au volet matériel du grief tiré de l’article 8, la Cour rappelle que, conformément à l’objet et au but sous-jacents à la Convention, tels qu’ils se dégagent de l’article 1 de celle-ci, chaque Etat contractant doit assurer dans son ordre juridique interne la jouissance des droits et libertés garantis. Il est fondamental pour le mécanisme de protection établi par la Convention que les systèmes nationaux eux-mêmes permettent de redresser les violations commises, la Cour exerçant son contrôle dans le respect du principe de subsidiarité (voir, parmi d’autres, Z et autres c. Royaume-Uni, no 29392/95, § 103, CEDH 2001-V, et A et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 147, CEDH 2009-...).

70.  La Cour estime que ce principe est d’autant plus pertinent que le grief concerne une question pour laquelle les Etats jouissent d’une importante marge d’appréciation. Les recherches en droit comparé montrent que la majorité des Etats membres n’autorisent aucune forme d’assistance au suicide (paragraphe 26 ci-dessus et Haas, arrêt précité, § 55). Seuls quatre des Etats étudiés autorisent les médecins à prescrire une dose létale de médicaments afin de permettre à un patient de mettre fin à ses jours. Partant, les Etats parties à la Convention sont loin d’avoir atteint un consensus à cet égard, ce qui implique de reconnaître à l’Etat défendeur une marge d’appréciation considérable dans ce contexte (Haas, arrêt précité, § 55).

71.  Eu égard au principe de subsidiarité, la Cour estime qu’il appartenait avant tout aux juridictions internes d’examiner le fond de la demande du requérant. Elle a conclu ci-dessus (paragraphe 66) que les autorités nationales avaient l’obligation de se livrer à cet examen. En conséquence, elle décide de se limiter à examiner le volet procédural de l’article 8 de la Convention dans le cadre du présent grief.

72.   Il découle de ce qui précède que le refus des juridictions internes d’examiner au fond la demande du requérant a emporté violation du droit de celui-ci au respect de sa vie privée au regard de l’article 8 de la Convention.

Arrêt Gross C. Suisse du 14 mai 2013 Requête 67810/10

La requérante, Alda Gross, est une ressortissante suisse née en 1931 et résidant à Greifensee (Suisse). Depuis un certain nombre d’années, elle souhaite mettre un terme à sa vie. Bien qu’elle ne souffre d’aucune pathologie clinique, elle plaide qu’elle a plus de 80 ans et ne souhaite pas continuer à subir le déclin de ses facultés physiques et mentales. Elle explique notamment qu’elle devient de plus en plus fragile, a des difficultés de concentration et ne peut plus faire de longues marches. Ayant cherché en vain un médecin disposé à lui établir l’ordonnance nécessaire pour se voir délivrer une dose mortelle de pentobarbital sodique, elle s’est tournée vers la direction de la santé du canton de Zurich, qui a rejeté en avril 2009 sa demande tendant à l’obtention de ce médicament. Cette décision fut finalement confirmée par les tribunaux en avril 2010.

Les médecins consultés par Mme Gross ou son représentant refusèrent de délivrer l’ordonnance demandée alors qu'elle était en parfaite capacité intellectuelle de choisir elle même son destin, notamment parce que l’intéressée ne souffrait d’aucune pathologie clinique. Ils indiquèrent que le code de déontologie professionnelle les empêchait d’établir une telle ordonnance et/ou qu’ils craignaient d’être entraînés dans de longues procédures judiciaires. La Cour suprême fédérale suisse, par une décision du 12 avril 2010, rejeta le recours formé par Mme Gross contre la décision de la direction de la santé, considérant que l’État n’était pas tenu de garantir à un individu l’accès à une dose mortelle de médicament. Elle dit aussi que l’intéressée ne remplissait pas les conditions fixées dans les directives éthiques sur les soins à accorder aux patients en fin de vie adoptées par l’académie suisse de médecine étant donné qu’elle n’était pas atteinte d’une maladie mortelle en phase terminale.

VIOLATION DE L'ARTICLE 8 :

La Cour considère que le souhait de Mme Gross d’obtenir une dose mortelle de médicament afin de mettre fin à ses jours relève du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8. Dans l’affaire Hass contre Suisse précité ci dessus, elle a déjà reconnu que le droit d’un individu de choisir quand et comment mourir, à condition que celui-ci soit en état de prendre sa décision librement et d’agir en conséquence, constituait l’un des aspects du droit au respect de la vie privée.

La Cour observe que le code pénal suisse ne réprime l’incitation et l’assistance au suicide que lorsque l’auteur de tels actes est conduit à les commettre pour des «motifs égoïstes». Conformément à la jurisprudence de la Cour suprême fédérale suisse, un médecin peut prescrire un médicament mortel pour aider un patient à se suicider si certaines conditions spécifiques, indiquées dans les directives éthiques adoptées par l’académie suisse de médecine, sont remplies. Il faut en particulier que les autres possibilités de venir en aide au patient soient discutées, que le patient soit en état de prendre sa décision et qu’il ait bien réfléchi à son souhait sans pression extérieure.

Toutefois, ces directives, émises par une organisation n’appartenant pas à l’Etat, n’ont pas la qualité de loi. En outre, comme elles ne concernent que les patients dont le médecin a conclu que leur maladie les conduirait à la mort en quelques jours ou quelques semaines, elles ne s’appliquent pas au cas de Mme Gross. Le gouvernement suisse n’a soumis aucun autre texte fournissant des directives indiquant si et, si oui, dans quelles circonstances, un médecin était autorisé à délivrer une ordonnance prescrivant une dose mortelle de médicament à un patient non atteint d’une maladie en phase terminale.

La Cour considère que cette absence de directives claires posées par la loi est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les médecins, qui pourraient sinon être enclins à fournir à une personne dans la situation de Mme Gross l’ordonnance demandée. C’est ce que confirme le fait que les médecins consultés par elle ont rejeté sa demande parce qu’ils redoutaient d’être entraînés dans des procédures judiciaires longues ou de s’exposer à des conséquences négatives sur le plan professionnel.

Cette incertitude quant à l’issue de sa demande dans une situation concernant un aspect particulièrement important de sa vie a dû causer à Mme Gross une angoisse considérable.

Cela ne se serait pas produit s’il y avait eu des directives claires et approuvées par l’État définissant les circonstances dans lesquelles les médecins sont autorisés à délivrer une ordonnance lorsqu’une personne a pris librement la décision grave de mettre fin à ses jours sans qu’elle soit proche de la mort à cause d’une maladie donnée.

Ces considérations suffisent à la Cour pour conclure que la législation suisse, tout en offrant la possibilité d’obtenir une dose létale de médicament sur ordonnance médicale, ne fournit pas des directives suffisantes définissant avec clarté l’ampleur de ce droit. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de ce chef.

Parallèlement, la Cour ne se prononce pas sur la question de savoir si Mme Gross aurait dû se voir accorder la possibilité d’obtenir une dose mortelle de médicament pour mettre fin à ses jours. Elle considère que c’est en premier lieu aux autorités nationales qu’il incombe d’émettre des directives complètes et claires sur la question.

L'ARRÊT EST RENDU EN LANGUE ANGLAISE :

"67. The foregoing considerations are sufficient to enable the Court to conclude that Swiss law, while providing the possibility of obtaining a lethal dose of sodium pentobarbital on medical prescription, does not provide sufficient guidelines ensuring clarity as to the extent of this right. There has accordingly been a violation of Article 8 of the Convention in this respect.

68.  As regards the substance of the applicant’s request to be granted authorisation to acquire a lethal dose of sodium pentobarbital, the Court reiterates that the object and purpose underlying the Convention, as set out in Article 1, is that the rights and freedoms contained therein should be secured by the Contracting State within its jurisdiction. It is fundamental to the machinery of protection established by the Convention that the national systems themselves provide redress for breaches of its provisions, with the Court exercising a supervisory role subject to the principle of subsidiarity (compare, among other authorities, Z. and Others v. the United Kingdom, no. 29392/95, § 103, ECHR 2001-V, and A. and Others v. the United Kingdom [GC], no. 3455/05, § 147, ECHR 2009).

69.  Having regard to the above considerations, and, in particular, the principle of subsidiarity, the Court considers that it is primarily up to the domestic authorities to issue comprehensive and clear guidelines on whether and under which circumstances an individual in the applicant’s situation – that is, someone not suffering from a terminal illness – should be granted the ability to acquire a lethal dose of medication allowing them to end their life. Accordingly, the Court decides to limit itself to the conclusion that the absence of clear and comprehensive legal guidelines violated the applicant’s right to respect for her private life under Article 8 of the Convention, without in any way taking up a stance on the substantive content of such guidelines."

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