ARTICLE 8 ET ENQUÊTE PÉNALE

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"Le droit à la vie privée et au respect de son entreprise, s'écarte face aux nécessités de l'enquête pénale"
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 8 DE LA CEDH :

"1/ Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2/ Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits de libertés d'autrui"

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Le Décret n° 2018-1028 du 23 novembre 2018 porte publication du protocole additionnel à la convention du Conseil de l'Europe pour la prévention du terrorisme, signé à Riga le 22 octobre 2015.

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MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH

Versini-Campinchi et Crasnianski c. France du 16 juin 2016 requête 49176/11

Non violation de l'article 8 : Écoute d'un avocat et son client, les propos non pas du client mais de l'avocat sont sanctionnés. Pas de violation car l'avocat est armé pour connaître les limites de la légalité. Le client a été protégé car il n'a pas été poursuivi.

"80. La Cour réitère que ce qui importe avant tout dans ce contexte est que les droits de la défense du client ne soient pas altérés, c’est-à-dire que les propos ainsi transcrits ne soient pas utilisés contre lui dans la procédure dont il est l’objet."

LES MESURES DE L'ONU NE PEUVENT PAS ÊTRE APPLIQUEES SANS DISCERNEMENT

Grande Chambre Nada contre SUISSE du 12 septembre 2009 requête 10593/08

L'application des mesures de L'ONU contre un prétendu taliban était par sa rigueur une violation de la Convention.

L’appréciation de la CEDH

a.  Sur l’existence d’une ingérence

163.  La Cour considère comme opportun d’examiner d’abord l’allégation du requérant selon laquelle il aurait subi une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale au motif de l’interdiction d’entrer en Suisse et de transiter par ce pays.

164.  Elle rappelle que, selon un principe de droit international bien établi, les Etats ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, de contrôler l’entrée des étrangers sur leur sol. En d’autres termes, la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit pour un individu d’entrer sur un territoire dont il n’est pas ressortissant (voir, parmi beaucoup d’autres, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, § 68, CEDH 2008, Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII, Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, et Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94).

165.  En l’espèce, la Cour observe que le Tribunal fédéral a estimé que la mesure litigieuse constituait une restriction importante à la liberté du requérant (paragraphe 52 ci-dessus), celui-ci se trouvant dans une situation très particulière du fait de la position de Campione d’Italia, qui est entièrement enclavée dans le Canton suisse du Tessin. La Cour souscrit à cette opinion. Elle estime que l’interdiction de quitter le territoire très limité de Campione d’Italia imposée au requérant pendant au moins six années était de nature à rendre plus difficile l’exercice par l’intéressé de son droit d’entretenir des contacts avec d’autres personnes – en particulier avec ses proches – résidant en dehors de l’enclave (voir, mutatis mutandis, les arrêts Agraw c. Suisse, no 3295/06, § 51, et Mengesha Kimfe c. Suisse, n24404/05, §§ 69-72, tous les deux du 29 juillet 2010).

166.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant a subi une ingérence dans son droit au respect de la vie privée et familiale au sens de l’article 8 § 1.

b.  Sur la justification de l’ingérence

167.  L’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant constatée ci-dessus enfreint l’article 8 sauf si elle satisfait aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre. La Cour estime opportun de rappeler d’emblée certains principes qui doivent la guider dans son examen subséquent.

i.  Principes généraux

168.  Selon une jurisprudence constante, les Parties contractantes sont responsables en vertu de l’article 1 de la Convention de toutes les actions et omissions de leurs organes, que celles-ci découlent du droit interne ou d’obligations juridiques internationales. L’article 1 ne fait aucune distinction à cet égard entre les différents types de normes ou de mesures et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Parties contractantes à l’empire de la Convention (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi, précité, § 153, et Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Les engagements conventionnels contractés par l’Etat après l’entrée en vigueur de la Convention à son égard peuvent donc engager sa responsabilité au regard de cet instrument (Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 128, CEDH 2010 (extraits), et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi, précité, § 154, avec les références citées).

169.  Par ailleurs, la Cour rappelle que la Convention ne doit pas être interprétée isolément mais de manière à se concilier avec les principes généraux du droit international. En vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (voir, par exemple, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 131, CEDH 2010, Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001-XI, et Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18).

170.  En assumant de nouvelles obligations internationales, les Etats ne sont pas supposés vouloir se soustraire à celles qu’ils ont précédemment souscrites. Quand plusieurs instruments apparemment contradictoires sont simultanément applicables, la jurisprudence et la doctrine internationales s’efforcent de les interpréter de manière à coordonner leurs effets, tout en évitant de les opposer entre eux. Il en découle que deux engagements divergents doivent être autant que possible harmonisés de manière à leur conférer des effets en tous points conformes au droit en vigueur (voir, dans ce sens, les arrêts précités Al‑Saadoon et Mufdhi, § 126, et Al-Adsani, précité, § 55, ainsi que la décision Banković, précitée, §§ 55-57 ; voir également les références citées dans le rapport du groupe d’étude de la CDI intitulé « Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international », paragraphe 81 ci-dessus).

171.  En ce qui concerne plus particulièrement la question du rapport entre la Convention et les résolutions du Conseil de sécurité, dans l’affaire Al-Jedda (précitée), la Cour s’est prononcée comme suit :

« 101.  L’article 103 de la Charte dispose que les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la Charte prévaudront en cas de conflit avec leurs obligations en vertu de tout autre accord international. Avant de rechercher si l’article 103 trouvait une quelconque application en l’espèce, la Cour doit déterminer s’il existait un conflit entre les obligations que la Résolution 1546 du Conseil de sécurité faisait peser sur le Royaume-Uni et les obligations découlant pour lui de l’article 5 § 1. Autrement dit, la question essentielle est de savoir si la Résolution 1546 obligeait le Royaume-Uni à interner le requérant.

102.  La Cour interprétera la Résolution 1546 en se référant aux considérations exposées au paragraphe 76 ci-dessus. Elle tiendra également compte des buts qui ont présidé à la création des Nations Unies. Au-delà du but consistant à maintenir la paix et la sécurité internationales qu’énonce son premier alinéa, l’article 1 de la Charte dispose en son troisième alinéa que les Nations Unies ont été créées pour « [r]éaliser la coopération internationale (...) en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». L’article 24 § 2 de la Charte impose au Conseil de sécurité, dans l’accomplissement de ses devoirs tenant à sa responsabilité principale de maintien de la paix et de la sécurité internationales, d’agir « conformément aux buts et principes des Nations Unies ». La Cour en conclut que, lorsque doit être interprétée une résolution du Conseil de sécurité, il faut présumer que celui-ci n’entend pas imposer aux Etats membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme. En cas d’ambiguïté dans le libellé d’une résolution, la Cour doit dès lors retenir l’interprétation qui cadre le mieux avec les exigences de la Convention et qui permette d’éviter tout conflit d’obligations. Vu l’importance du rôle joué par les Nations Unies dans le développement et la défense du respect des droits de l’homme, le Conseil de sécurité est censé employer un langage clair et explicite s’il veut que les Etats prennent des mesures particulières susceptibles d’entrer en conflit avec leurs obligations découlant des règles internationales de protection des droits de l’homme. »

172.  La Grande Chambre confirme ces principes. Toutefois, en l’espèce, elle observe que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Al-Jedda précitée, où les termes de la résolution en cause ne mentionnaient pas l’internement sans procès, la résolution 1390 (2002) demande expressément aux Etats d’interdire l’entrée et le transit sur leur territoire des personnes figurant sur la liste des Nations Unies. Il en découle que la présomption en question est renversée en l’espèce, eu égard aux termes clairs et explicites, imposant une obligation d’introduire des mesures susceptibles de violer les droits de l’homme, qui ont été employés dans le libellé de cette résolution (voir également le paragraphe 7 de la résolution 1267 (1999), paragraphe 70 ci-dessus, dans lequel le Conseil de sécurité a écarté encore plus clairement toutes les autres obligations internationales incompatibles avec ladite résolution).

ii.  Base légale

173.  La Cour note que la question de l’existence d’une base légale ne fait pas controverse entre les parties. Elle observe que les mesures litigieuses ont été prises en vertu de l’ordonnance sur les Taliban adoptée pour donner suite aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. Plus particulièrement, l’interdiction d’entrer en Suisse et de transiter par ce pays reposait sur l’article 4a de cette ordonnance (paragraphe 66 ci-dessus). Ces mesures reposent donc sur une base légale suffisante.

iii.  But légitime

174.  Le requérant ne semble pas contester que les restrictions litigieuses aient visé des buts légitimes. La Cour estime établi que ces restrictions poursuivaient un ou plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 8 § 2 : d’une part, elles visaient la prévention des infractions pénales, d’autre part, les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité s’inscrivant dans la lutte contre le terrorisme international et ayant été adoptées en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies (« Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression »), elles étaient également susceptibles de contribuer à la sécurité nationale et à la sûreté publique de la Suisse.

iv.  Nécessité dans une société démocratique

α)  La mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité

175.  Le gouvernement défendeur ainsi que les gouvernements français et britannique, tiers intervenants, affirment que les autorités suisses n’avaient aucune latitude dans la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité pertinentes en l’espèce. La Cour doit donc examiner au préalable ces résolutions pour déterminer si elles laissent aux Etats une certaine liberté dans leur mise en œuvre et, en particulier, si elles permettaient en l’espèce aux autorités de prendre en compte le caractère très spécial de la situation du requérant et, dès lors, de se conformer aux exigences de l’article 8 de la Convention. Pour ce faire, elle tiendra compte notamment du libellé de ces résolutions et du contexte dans lequel elles ont été adoptées (Al-Jedda, précité, § 76, avec la référence citée à la jurisprudence pertinente de la Cour internationale de Justice). Il s’agira par ailleurs d’avoir égard aux objectifs poursuivis par ces résolutions (voir, dans ce sens, l’arrêt Kadi de la CJCE, précité, § 296, paragraphe 86 ci-dessus), lesquels ressortent notamment de leurs préambules, lus à la lumière des buts et principes des Nations Unies.

176.  La Cour rappelle que la Suisse n’est devenue membre de l’ONU que le 10 septembre 2002 : elle a donc adopté l’ordonnance sur les Taliban du 2 octobre 2000 avant même d’être membre de cette organisation, alors qu’elle était déjà liée par la Convention. De même, elle a transposé au niveau interne l’interdiction d’entrée et de transit concernant le requérant, telle que prévue par la Résolution 1390 (2002) du 16 janvier 2002 (paragraphe 74 ci-dessus), le 1er mai de la même année, par la modification de l’article 4a de l’ordonnance sur les Taliban. La Cour n’ignore pas que cette résolution, notamment en son paragraphe 2, vise « tous les Etats » et non pas seulement les membres de l’Organisation. Toutefois, elle estime que la Charte des Nations Unies n’impose pas aux Etats un modèle déterminé pour la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de cette Charte. Sans préjudice de la nature contraignante de ces résolutions, la Charte laisse en principe aux membres de l’ONU le libre choix entre différents modèles possibles de réception dans leur ordre juridique interne de telles résolutions. Ainsi, elle impose aux Etats une obligation de résultat, leur laissant le libre choix des moyens pour se conformer aux résolutions (voir dans ce sens, mutatis mutandis, l’arrêt Kadi de la CJCE, précité, § 298, paragraphe 86 ci-dessus).

177.  En l’espèce, le requérant conteste avant tout l’interdiction d’entrée en Suisse et de transit par ce pays qui lui a été imposée notamment en application de la Résolution 1390 (2002). Or le paragraphe 2 b) de cette résolution impose certes aux Etats de prendre pareilles mesures, mais il « ne s’applique pas lorsque l’entrée ou le transit est nécessaire pour l’aboutissement d’une procédure judiciaire (...) » (paragraphe 74 ci-dessus). De l’avis de la Cour, le terme « nécessaire » se prête à une interprétation au cas par cas.

178.  De plus, au paragraphe 8 de la Résolution 1390 (2002), le Conseil de sécurité « exhorte tous les Etats à prendre des mesures immédiates pour appliquer ou renforcer, par des mesures législatives ou administratives, selon qu’il conviendra, les dispositions applicables en vertu de leur législation ou de leur réglementation à l’encontre de leurs nationaux et d’autres personnes ou entités agissant sur leur territoire (...) » (paragraphe 74 ci-dessus). La formulation « selon qu’il conviendra », elle aussi, laisse aux autorités nationales une certaine souplesse en ce qui concerne les modalités de la mise en œuvre de cette résolution.

179.  Enfin, la Cour renvoie à la motion par laquelle la Commission de politique extérieure du Conseil national a chargé le Conseil fédéral d’indiquer au Conseil de sécurité qu’il n’appliquerait plus inconditionnellement les sanctions prononcées à l’encontre de personnes physiques en vertu des résolutions adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (paragraphe 63 ci-dessus). Même si le texte de cette motion est libellé en termes assez généraux, il en ressort néanmoins que la cause du requérant est l’une des principales raisons qui ont motivé son adoption. En tout état de cause, de l’avis de la Cour le parlement suisse a exprimé par l’adoption de cette motion sa volonté de réserver un certain pouvoir de discrétion dans l’application des résolutions du Conseil de sécurité relatives à la lutte contre le terrorisme.

180. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la Suisse jouissait d’une latitude, certes restreinte, mais néanmoins réelle, dans la mise en œuvre des résolutions contraignantes pertinentes du Conseil de sécurité.

β)  La proportionnalité de l’ingérence en l’espèce

181.  Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi. A cet égard, il faut que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, par exemple, S. et Marper, précité, § 101, et Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, avec les références citées).

182.  L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme protégeant les individus de manière objective (Neulinger et Shuruk, précité, § 145), appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, l’arrêt Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Ainsi, aux fins du « respect » de la vie privée et familiale au sens de l’article 8, il faut prendre en compte les particularités de chaque cas pour éviter une application mécanique des dispositions du droit interne à une situation particulière (voir, mutatis mutandis, Emonet et autres c. Suisse, n39051/03, § 86, 13 décembre 2007).

183.  La Cour a déjà jugé que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, la possibilité de recourir à une autre mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue (Glor, précité, § 94).

184.  En tout état de cause, il appartient à la Cour de trancher en dernier lieu la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention (voir, par exemple, S. et Marper, précité, § 101, et Coster, précité, § 104). Il faut à cet égard reconnaître une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature et l’importance du droit en cause pour la personne concernée ainsi que le caractère et la finalité de l’ingérence (S. et Marper, précité, § 102).

185.  Afin de répondre à la question de savoir si les mesures prises à l’encontre du requérant étaient proportionnées au but légitime qu’elles étaient censées viser et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour les justifier apparaissent « pertinents et suffisants », la Cour doit examiner si les autorités suisses ont suffisamment tenu compte de la nature particulière de son cas et si elles ont pris, dans le cadre de leur marge d’appréciation, les mesures qui s’imposaient pour adapter le régime des sanctions à la situation individuelle du requérant.

186.  Ce faisant, la Cour est prête à tenir compte du fait que la menace constituée par le terrorisme était particulièrement sérieuse au moment de l’adoption, entre 1999 et 2002, des résolutions prévoyant ces sanctions. Ce constat découle sans équivoque tant du libellé des résolutions que du contexte dans lequel elles ont été adoptées. En revanche, le maintien, voire le renforcement de ces mesures au fil des années doit être expliqué et justifié de manière convaincante.

187.  La Cour relève à cet égard que les investigations menées par les autorités suisses et italiennes ont démontré que les soupçons de participation à des activités liées au terrorisme international qui pesaient sur le requérant se sont révélés clairement infondés. Le 31 mai 2005, le Ministère public de la Confédération a mis fin à l’enquête ouverte en octobre 2001 contre l’intéressé et, le 5 juillet 2008, le gouvernement italien a soumis au comité des sanctions une demande de radiation de son nom motivée par le classement sans suite de la procédure dirigée contre lui en Italie (paragraphe 56 ci-dessus). Le Tribunal fédéral, pour sa part, a estimé qu’un Etat qui avait mené les investigations et la procédure pénale ne pouvait pas procéder lui-même à la radiation, mais qu’il pouvait au moins communiquer le résultat de ses investigations au Comité des sanctions et demander ou soutenir la radiation de l’intéressé de la liste (paragraphe 51 ci-dessus).

188.  A cet égard, la Cour juge surprenante l’allégation selon laquelle les autorités suisses n’auraient communiqué au comité des sanctions que le 2 septembre 2009 les conclusions des investigations closes le 31 mai 2005, (paragraphe 61 ci-dessus). Constatant cependant que la véracité de cette allégation n’a pas été contestée par le Gouvernement et en l’absence d’une explication pour ce retard de la part de celui-ci, la Cour observe qu’une communication plus prompte des conclusions des autorités d’enquête aurait pu permettre d’obtenir plus tôt la radiation du nom du requérant des listes des Nations Unies et de la Suisse et, dès lors, de raccourcir considérablement la durée pendant laquelle l’intéressé a subi des restrictions de ses droits protégés par l’article 8 (voir, à cet égard, Sayadi et Vinck (Comité des droits de l’homme), précité, § 12, paragraphes 88-92 ci-dessus).

189.  S’agissant de l’ampleur de l’interdiction en question, la Cour souligne qu’elle n’empêchait pas seulement le requérant de se rendre en Suisse mais qu’elle lui interdisait également, du fait de la situation enclavée de Campione, de quitter celle-ci pour toute autre destination, même pour se rendre dans d’autres parties de l’Italie, pays dont il était ressortissant, sans violer le régime des sanctions.

190.  De plus, la Cour estime que l’on ne pouvait pas raisonnablement exiger du requérant qu’il déménageât de Campione d’Italia, où il réside depuis 1970, vers une autre région d’Italie, et cela d’autant moins qu’il n’est pas exclu que, du fait du gel prévu au paragraphe 1 c) de la résolution 1373 (2001) (paragraphe 73 ci-dessus), une partie de ses biens et de ses avoirs lui aient été inaccessibles. Indépendamment de la question des chances de succès d’une demande d’autorisation de déménager, il y a lieu de rappeler que le droit au respect du domicile est protégé par l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Prokopovitch c. Russie, n58255/00, § 37, CEDH 2004‑XI (extraits), et Gillow, précité, § 46).

191.  La Cour estime également que la présente affaire comporte un aspect médical qui n’est pas à sous-estimer. En effet, il convient de rappeler que le requérant est né en 1931 et souffre de problèmes de santé (paragraphe 14 ci‑dessus). Le Tribunal fédéral lui-même a jugé que, malgré son libellé apparemment peu contraignant, l’article 4a, alinéa 2, de l’ordonnance sur les Taliban obligeait les autorités à octroyer des dérogations chaque fois que le régime des sanctions le permettait, car une restriction plus importante de la liberté de circulation individuelle n’aurait été justifiée ni par les résolutions du Conseil de sécurité ni par l’intérêt public, et aurait été disproportionnée au regard de la situation particulière de l’intéressé (paragraphe 52 ci-dessus).

192.  En l’espèce, l’IMES et l’ODM ont refusé plusieurs demandes de dérogations à l’interdiction d’entrée et de transit, qui avaient été soumises par le requérant pour des raisons médicales ou judiciaires. Celui-ci n’a pas intenté de recours contre ces refus. Par ailleurs, dans les deux cas où ses demandes ont été admises, il a renoncé à utiliser les dérogations obtenues (d’un et de deux jours, respectivement), estimant que leur durée n’était pas suffisante pour effectuer les voyages prévus, compte tenu de son âge et de la distance considérable qu’il avait à parcourir. La Cour peut comprendre qu’il ait effectivement pu trouver insuffisantes la durée de ces dérogations, compte tenu des éléments énoncés ci-dessus (en particulier au paragraphe 191).

193.  Il convient de rappeler à cet égard que, en vertu du paragraphe 2 b) de la Résolution 1390 (2002), le comité des sanctions pouvait accorder des dérogations dans des cas précis, notamment pour des raisons médicales, humanitaires ou religieuses. Lors de l’entrevue du 22 février 2008 (paragraphe 54 ci-dessus), une représentante du Département fédéral des affaires étrangères a indiqué que le requérant pouvait demander au comité des sanctions une dérogation plus étendue en raison de sa situation particulière. Le requérant n’a pas formé de demande en ce sens, mais il n’apparaît pas, et il ne ressort notamment pas du procès-verbal de cette entrevue, que les autorités suisses lui aient offert leur assistance aux fins d’une telle démarche.

194.  Il est établi que le nom du requérant a été inscrit sur la liste des Nations Unies à l’initiative non de la Suisse, mais des Etats-Unis. Il n’est pas contesté non plus que, au moins jusqu’à l’adoption de la Résolution 1730 (2006), il appartenait à l’Etat de nationalité ou de résidence de la personne concernée d’engager une éventuelle procédure de radiation devant le comité des sanctions. Il est vrai que la Suisse n’était ni l’Etat de nationalité ni l’Etat de résidence du requérant et que les autorités suisses n’étaient donc pas compétentes pour entreprendre une telle démarche. Cependant, il n’apparaît pas non plus que la Suisse ait tenté d’inciter l’Italie à entreprendre une telle démarche ni ne lui ait offert son assistance à cette fin (voir, mutatis mutandis, l’affaire Sayadi et Vinck (Comité des droits de l’homme), précitée, § 12, paragraphes 88-92 ci-dessus). En effet, il ressort du procès-verbal de l’entrevue du 22 février 2008 (paragraphe 54 ci-dessus) que les autorités se sont contentées de suggérer au requérant de contacter la Mission de l’Italie auprès des Nations Unies, indiquant que cet Etat siégeait alors au Conseil de sécurité.

195.   La Cour reconnaît que, avec d’autres Etats, la Suisse a déployé des efforts considérables qui ont abouti, après quelques années, à une amélioration du régime des sanctions (paragraphes 64 et 78 ci-dessus). Elle estime cependant, compte tenu du principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs (Artico, précité, § 33), que ce qui importe dans le cas présent, ce sont les mesures que les autorités nationales ont prises concrètement, ou ont tenté de prendre, face à la situation très particulière du requérant. A cet égard, la Cour considère en particulier que les autorités suisses n’ont pas suffisamment pris en compte les spécificités de l’affaire, notamment la situation géographiquement unique de Campione d’Italia, la durée considérable des mesures infligées ainsi que la nationalité, l’âge et l’état de santé du requérant. Elle estime par ailleurs que la possibilité de décider de la manière dont les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité sont mises en œuvre dans l’ordre juridique interne aurait permis d’assouplir le régime des sanctions applicable au requérant, eu égard à ces spécificités, de façon à ne pas empiéter sur sa vie privée et familiale, sans pour autant porter atteinte au caractère obligatoire des résolutions pertinentes ni au respect des sanctions qu’elles prévoient.

196.  A la lumière de la nature spécifique de la Convention en tant que traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales (voir, par exemple, Soering, précité, § 87 et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A no 25), la Cour estime que l’Etat défendeur ne pouvait pas valablement se contenter d’avancer la nature contraignante des résolutions du Conseil de sécurité, mais aurait dû la convaincre qu’il avait pris – ou au moins tenté de prendre – toutes les mesures envisageables en vue d’adapter le régime des sanctions à la situation individuelle du requérant.

197.  Cette conclusion dispense la Cour de trancher la question, soulevée par l’Etat défendeur et les gouvernements tiers intervenants, de la hiérarchie entre les obligations des Etats parties à la Convention en vertu de cet instrument, d’une part, et celles découlant de la Charte des Nations Unies, d’autre part. Ce qui importe, selon la Cour, est de constater que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer qu’il avait tenté d’harmoniser autant que possible les obligations qu’il a jugées divergentes (voir, à cet égard, paragraphes 81 et 170 ci-dessus).

198.  Eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour juge que les restrictions imposées à la liberté de circulation du requérant pendant une durée considérable n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit de l’intéressé à la protection de sa vie privée et familiale et, d’autre part, les buts légitimes que constituent la prévention des infractions pénales, la protection de la sécurité nationale et de la sécurité publique de la Suisse. Il s’ensuit que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale de ce dernier n’était pas proportionnée et, dès lors, pas nécessaire dans une société démocratique.

γ)  Conclusion

199.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour incompatibilité ratione materiae de la requête avec la Convention et, statuant au fond, estime qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, et nonobstant le fait que le grief selon lequel l’inscription du nom du requérant sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban aurait également porté atteinte à son honneur et à sa réputation constitue un grief distinct, elle estime qu’il n’y a pas lieu de l’examiner séparément.

LES FOUILLES CORPORELLES POUR ACCÉDER DANS UN QUARTIER

SYRIANOS c. GRÈCE le 7 octobre 2021 Requête no 49529/12

Art 8 • Vie privée • Transfert dans un autre établissement pénitentiaire pour avoir refusé de subir des fouilles corporelles pendant la détention provisoire • Absence de motifs pertinents et suffisants • Peine disproportionnée

74.  La Cour note d’emblée que la présente affaire ne concerne pas les fouilles corporelles en tant que telles, mais plutôt la peine disciplinaire imposée au requérant pour avoir refusé de se soumettre à une telle fouille. En effet, il ne ressort pas du dossier que le requérant a été obligé de s’y soumettre.

a) Sur l’existence d’une ingérence

75.  Il ne prête pas à controverse entre les parties que la peine disciplinaire imposée au requérant dans le cadre de la quatrième procédure disciplinaire engagée contre lui, à savoir le transfert dans un autre établissement pénitentiaire, s’analyse en une ingérence dans l’exercice par lui de son droit à sa vie privée, tel que garanti par l’article 8 § 1 de la Convention.

b)     Sur la justification de l’ingérence

76.  La Cour rappelle qu’une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 8. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence en cause était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (voir, mutatis mutandis, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).

  1. Prévue par la loi

77.  Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que tant les fouilles corporelles que la peine disciplinaire imposée étaient prévues par la loi, à savoir à l’article 23 du code pénitentiaire et à l’article 10 § 5 du règlement intérieur des prisons et aux articles 68 et 69 du code pénitentiaire respectivement.

  1. But légitime

78.  La Cour considère que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la prévention des infractions pénales. Il reste à vérifier si l’ingérence en question était « nécessaire dans une société démocratique ».

  1. Nécessaire dans une société démocratique

α)  Principes généraux

79.  La Cour rappelle que, s’agissant de la fouille corporelle des détenus, elle n’a aucune difficulté à concevoir qu’un individu qui se trouve obligé de se soumettre à un traitement de cette nature se sente de ce seul fait atteint dans son intimité et sa dignité, tout particulièrement lorsque cela implique qu’il se dévêtisse devant autrui, et plus encore lorsqu’il lui faut adopter des postures embarrassantes. Un tel traitement n’est pourtant pas en soi illégitime : des fouilles corporelles, même intégrales, peuvent parfois se révéler nécessaires pour assurer la sécurité dans une prison – y compris celle du détenu lui-même –, défendre l’ordre ou prévenir les infractions pénales (Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, § 117, CEDH 2001‑VIII, Iwańczuk c. Pologne, no 25196/94, § 59, 15 novembre 2001, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 60, CEDH 2003‑II, Lorsé et autres c. Pays-Bas, no 52750/99, § 72, 4 février 2003, et Roth c. Allemagne, nos 6780/18 et 30776/18, § 65, 22 octobre 2020).

80.  Il n’en reste pas moins que les fouilles corporelles doivent, en plus d’être « nécessaires » pour parvenir à l’un de ces buts (Ramirez Sanchez France [GC], no 59450/00, § 119, CEDH 2006‑IX), être menées selon des « modalités adéquates » (Valašinas, Iwańczuk, Van der Ven et Lorsé, arrêts précités), de manière à ce que le degré de souffrance ou d’humiliation subi par les détenus ne dépasse pas celui que comporte inévitablement cette forme de traitement légitime. À défaut, elles enfreignent l’article 3 de la Convention.

81.  En outre, il va de soi que plus importante est l’intrusion dans l’intimité du détenu fouillé à corps (notamment lorsque ces modalités incluent l’obligation de se dévêtir devant autrui et que l’intéressé doit en plus prendre des postures embarrassantes), plus grande est la vigilance qui s’impose.

82.  Dans l’affaire Frérot c. France (no 70204/01, 12 juin 2007), la Cour a considéré que les fouilles intégrales auxquelles le requérant s’était soumis alors qu’il était détenu à la maison d’arrêt de Fresnes, entre septembre 1994 et décembre 1996, s’analysaient en un traitement dégradant au sens de l’article 3 et qu’il y avait eu une violation au regard de cette disposition. Dans cette affaire, la Cour a pris en compte la fréquence des fouilles subies par l’intéressé (le Gouvernement français avait reconnu au moins onze événements de ce type), le fait que, d’un lieu de détention à un autre, les modalités les plus intrusives dans l’intimité corporelle du requérant avaient été appliquées de manière variable et que l’intéressé avait été confronté à des inspections anales dans un seul des nombreux établissements qu’il avait fréquentés. Qui plus est, il ne ressortait pas que, dans les circonstances particulières dans lesquelles l’affaire s’inscrivait, chacune de ces mesures reposait sur des soupçons concrets et sérieux que le requérant dissimulait dans son anus des « objets ou substances prohibés ». En effet, il y avait dans cet établissement une présomption que tout détenu revenant du parloir dissimulait de tels objets ou substances dans les parties les plus intimes de son corps. Or la Cour a noté que des inspections anales pratiquées dans de telles conditions reposaient comme il se devait sur un « impératif convaincant de sécurité » (Van der Ven, précité, § 62), de défense de l’ordre ou de prévention des infractions pénales.

83.  Selon la Cour, le sentiment d’arbitraire, celui d’infériorité et d’angoisse qui y sont souvent associés, et celui d’une profonde atteinte à la dignité, qui résulte indubitablement de l’obligation de se déshabiller devant autrui et de se soumettre à une inspection anale visuelle, en plus des autres mesures intrusives dans l’intimité que comportent les fouilles intégrales, caractérisent un degré d’humiliation dépassant celui – tolérable parce qu’inéluctable – que comporte inévitablement la fouille corporelle des détenus. De surcroît, l’humiliation ressentie par le requérant avait été accentuée par le fait que ses refus de se plier à ces mesures lui avaient valu, à plusieurs reprises, d’être sanctionné par des placements en cellule disciplinaire.

84.  Dans l’affaire Milka c. Pologne (no 14322/12, 15 septembre 2015), la Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention. Elle a considéré qu’il n’avait pas été démontré que la peine disciplinaire imposée au requérant pour avoir refusé de se soumettre à une fouille corporelle était justifiée par une demande sociale pressante ou qu’elle était proportionnée aux circonstances de l’affaire. La Cour avait relevé, entre autres, qu’il n’existait pas d’indices permettant de soupçonner que l’intéressé avait dissimulé sur lui des objets interdits, qu’il n’avait pas été considéré comme étant un détenu dangereux et qu’il n’avait pas donné aux autorités pénitentiaires l’impression qu’il allait se comporter de la sorte. La Cour avait également noté la sévérité des peines disciplinaires imposées au requérant et le fait que les juridictions internes n’avaient pas examiné s’il existait des raisons valables justifiant le refus du requérant de se soumettre à une fouille corporelle.

β) Application de ces principes à la présente espèce

85.  Dans la présente affaire, la Cour se penchera sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissaient pertinents et suffisants. Elle note d’emblée qu’elle appréciera la proportionnalité de la peine disciplinaire imposée à la lumière de sa jurisprudence concernant la nécessité de la fouille corporelle avec inspection anale. En effet, le refus du requérant de se conformer à l’ordre des agents pénitentiaires visant à se déshabiller et à se soumettre à une telle fouille doit être vue dans le contexte de la nécessité de cette fouille.

86.  La Cour note, à cet égard, que la fouille corporelle en cause a été ordonnée par les agents pénitentiaires le 26 mars 2012. À cette date, le requérant a été transféré de la prison de Nigrita au tribunal correctionnel de Thessalonique, afin d’assister à l’audience de l’affaire pénale le concernant. Après l’ajournement de l’affaire, l’intéressé a été transféré à la prison de Nigrita. En effet, selon les allégations du requérant, qui ne sont pas contestées par le Gouvernement, son transfert a eu lieu sans autres détenus dans le véhicule et a duré cinq heures environ, laps de temps pendant lequel il n’a été en contact qu’avec ses gardiens et des agents pénitentiaires. La Cour note à cet égard que les autorités compétentes n’ont mentionné aucune raison justifiant la nécessité de procéder à une fouille dans ces conditions, d’autant plus que, comme il ressort du dossier, le requérant n’avait eu de contact avec personne pendant les heures de son absence.

87.  La Cour observe en outre que le requérant n’avait pas été condamné pour des raisons liées au trafic de stupéfiants (voir, mutatis mutandis, Iwańczuk c. Pologne, no 25196/94, § 53, 15 novembre 2001). Qui plus est, il n’avait pas été considéré comme étant dangereux par les autorités pénitentiaires pour une autre raison. En effet, les autorités compétentes n’avaient à leur disposition aucun indice spécifique, ou même vague, permettant de soupçonner que le requérant pouvait transporter des drogues dissimulées dans son anus.

88.  La Cour note ensuite que les allégations du requérant, présentées devant les juridictions internes, selon lesquelles pareilles fouilles avaient conduit la Cour à conclure à une violation des articles 3 et 8 de la Convention n’ont pas été examinées par la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres. En effet, ladite chambre d’accusation ne s’est pas du tout penchée sur cette question.

89.  Quant à la sévérité de la sanction disciplinaire imposée, la Cour observe que le transfert du requérant dans un autre établissement pénitentiaire était une sanction sévère pouvant avoir des conséquences graves pour un détenu résidant déjà depuis longtemps dans un établissement pénitentiaire. En même temps, soit le 26 mars 2012, le même jour où l’intéressé a refusé de se soumettre à la fouille corporelle, il a été placé dans une « chambre d’accueil ». Si cette dernière mesure n’a pas été imposée dans le contexte d’une procédure disciplinaire engagée contre le requérant, il n’en demeure pas moins qu’elle a été imposée à la suite de son refus de se soumettre à une fouille corporelle et qu’elle est étroitement liée à celle-ci.

  1. Conclusion

90.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier l’imposition de la peine disciplinaire au requérant, que la peine n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et que cette condamnation ne répondait pas à un « besoin social impérieux » et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.

91.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

DECISION D'IRRECEVABILITE

COLON II C. PAYS BAS du 5 juin 2012 requête 49458/06

Irrecevabilité du grief tiré des fouilles corporelles préventives dans les zones à haut risque à Amsterdam.

Pour ce qui est de savoir si l'ingérence prévue par la loi est nécessaire dans une société démocratique, la Cour reconnaît que le classement en zones à risque, sur le territoire desquelles des fouilles préventives peuvent être pratiquées vient compléter d'autres mesures visant à prévenir les délits violents, notamment une amnistie générale pour les personnes remettant leurs armes illégales, le recours à des caméras de surveillance et une politique de lutte contre l'incivilité des jeunes. En vertu des dispositions en cause, ces zones ne doivent pas être étendues plus que nécessaire et l'arrêté de classement doit être abrogé s’il n’y a plus nécessité. De plus, aucune autorité ne peut à elle seule ordonner une opération de fouille préventive, le bourgmestre étant tenu de consulter le procureur avant de prendre un arrêté de classement et ce dernier définissant la zone au sein de laquelle ces fouilles doivent être conduites. De surcroît, la durée de validité de l’instruction du procureur se limite à 12 heures.

Enfin, la Cour relève qu'il ressort clairement des chiffres donnés par le bourgmestre et par les rapports d'évaluation que les fouilles préventives ont permis de faire baisser efficacement la délinquance violente à Amsterdam.

La Cour conclut que les autorités néerlandaises étaient fondées à estimer que l'intérêt général primait le détriment subjectif causé à M. Colon par l’atteinte à sa vie privée. Le grief soulevé sur le terrain de l'article 8 est donc déclaré manifestement mal fondé.

LES INJONCTIONS D'OBTENIR LES RELEVÉS BANCAIRES

BRITO FERRINHO BEXIGA VILLA-NOVA c. PORTUGAL du 1er décembre 2015 requête n° 69436/10

Violation de l'article 8 : exiger les comptes bancaires d'un avocat sans qu'il n'y est de contrôle notamment de la chambre suprême est une violation de la Convention

a) Sur l’existence d’une ingérence

42. Les parties conviennent que les données bancaires de la requérante constituent des informations personnelles relevant de sa vie privée, entrant bien dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Elles s’accordent également à reconnaître qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée. La Cour note aussi que les juridictions internes n’ont pas contesté que les informations bancaires étaient couvertes par le secret professionnel étant donné notamment que la requérante avait reçu des versements effectués par des clients sur son compte bancaire personnel (voir ci-dessus paragraphes 9, 10 et 12).

43. La Cour ne voit pas de raison de conclure autrement. Elle rappelle que la notion de « vie privée » peut inclure les activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). En outre, elle « accorde un poids singulier au risque d’atteinte au secret professionnel des avocats car il est la base de la relation de confiance entre l’avocat et son client (André et autre c. France, no 18603/03, § 41, 24 juillet 2008 et Xavier da Silveira c. France, no 43757/05, § 36, 21 janvier 2010) et il peut avoir des répercussions sur la bonne administration de la justice » (Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. Autriche, no 74336/01, §§ 65-66, CEDH 2007‑IV; Niemietz, précité, § 37, et André et autre, précité § 41).

44. La Cour en conclut que la consultation des extraits de comptes bancaires de la requérante a bien constitué une ingérence dans son droit au respect du secret professionnel, lequel rentre dans la vie privée (M.N. et autres c. Saint-Marin, no 28005/12, § 51, 7 juillet 2015).

b) Sur la justification de l’ingérence

45. Une ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre.

i. Prévue par la loi

46. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004‑I, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 113, CEDH 2011, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).

47. Dans le cadre de l’article 8 § 2 de la Convention, le terme « loi » doit être entendu dans son acception « matérielle » et non « formelle ». En outre, dans un domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (Société Colas Est et autres c. France, no 37971/97, § 43, CEDH 2002-III et Sallinen et autres c. Finlande, no 50882/99, § 77, 27 septembre 2005).

48. En l’espèce, la requérante ne conteste pas le fait que l’ingérence avait une base légale, à savoir l’article 135 du CPP. Le Gouvernement soutient également cet argument.

49. La Cour constate également que, pour pouvoir obtenir les informations recherchées dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre la requérante, la cour d’appel d’Évora a ordonné la levée du secret professionnel en se fondant sur le paragraphe 3 de l’article 135 du CPP. Or, elle relève que, dans deux affaires similaires, la cour d’appel de Porto et la cour d’appel de Lisbonne ont considéré que l’article 135 ne pouvait pas être opposé à un avocat intervenant comme accusé dans le cadre d’une procédure pénale, eu égard notamment au droit de garder le silence et au mécanisme prévu par l’article 87 § 4 du statut de l’Ordre des avocats (voir ci-dessus paragraphes 29 et 30).

50. Par ailleurs, la Cour note que les juridictions internes ne sont pas unanimes en ce qui concerne la possibilité de former un pourvoi en cassation devant la Cour suprême contre un arrêt d’une cour d’appel ordonnant la levée du secret professionnel. En l’espèce, le pourvoi de la requérante été déclaré irrecevable par la Cour suprême par un arrêt du 2 juin 2010. Or, dans une affaire similaire, un tel recours a été admis, ce qui a amené la Cour suprême à statuer sur la nécessité de lever le secret professionnel (voir arrêt du 21 avril 2005 cité ci-dessus paragraphe 25). Dans un arrêt du 9 février 2011 (voir ci-dessus paragraphe 28), la haute juridiction a également considéré que la décision de la cour d’appel pouvait faire l’objet d’un recours. Enfin, à titre subsidiaire, la Cour relève que, dans un arrêt du 2 novembre 2005 (voir ci-dessus paragraphe 23), le Tribunal constitutionnel a jugé que la décision d’une cour d’appel statuant sur la levée du secret professionnel relevait de la première instance judiciaire.

51. Indépendamment de la prévisibilité de l’ingérence litigieuse et de l’existence ou non d’une divergence de jurisprudence au niveau interne quant à la possibilité de former un appel contre un arrêt d’une cour d’appel ordonnant la levée du secret professionnel, ayant pu porter atteinte au principe de la sécurité juridique, la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher ces deux questions compte tenu de la conclusion à laquelle elle parviendra en ce qui concerne la nécessité de l’ingérence.

ii. Légitime

52. La Cour note que l’ingérence dans la vie privée de la requérante tendait à la recherche d’indices et de preuves dans le cadre d’une enquête ouverte contre la requérante pour fraude fiscale. Elle poursuivait donc un but légitime, à savoir la « prévention des infractions pénales » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

53. Il reste à examiner si pareille ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but légitime poursuivi dans les circonstances particulières de l’affaire.

iii. Nécessaire dans une société démocratique

54. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché. Pour déterminer si une ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour tient compte du fait qu’une certaine marge d’appréciation doit être laissée aux États contractants (voir, parmi d’autres arrêts, Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII, § 44). Toutefois, les exceptions que ménage le paragraphe 2 de l’article 8 appellent une interprétation étroite, et leur nécessité dans un cas donné doit se trouver établie de manière convaincante (voir Buck c. Allemagne, no 41604/98, § 44, CEDH 2005‑IV).

55. La Cour rappelle également qu’elle doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (Xavier da Silveira, précité, § 34) y compris d’un « contrôle efficace » pour contester la mesure litigieuse (voir, parmi beaucoup d’autres, Miailhe c. France (no 1), 25 février 1993, § 37, série A no 256‑C, Funke c. France, 25 février 1993, § 56, série A no 256‑A, Crémieux c. France, 25 février 1993, § 39, série A no 256‑B, ainsi que, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 50, 54 et 55, série A no 28, Lambert c. France, 24 août 1998, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V et Matheron c. France, no 57752/00, § 35, 29 mars 2005). La Cour rappelle aussi que la protection du secret professionnel attaché aux correspondances échangées entre un avocat et son client est, notamment, le corollaire du droit qu’à ce dernier de ne pas contribuer à sa propre incrimination (André et autre, précité, § 41) et que, dès lors, ces échanges bénéficient d’une protection renforcée (Michaud c. France, no 12323/11, §§ 117-118, CEDH 2012, avec les références citées).

56. En l’espèce, la Cour note que l’incident de procédure visant la levée du secret professionnel auquel la requérante était lié en sa qualité d’avocate a été soulevé par le ministère public suite au refus de la requérante de produire les extraits de ses comptes bancaires dans le cadre d’une procédure pénale qui avait été ouverte contre elle du chef de fraude fiscale. Elle constate que cette procédure s’est déroulée, certes devant un organe judiciaire, mais sans que la requérante n’y participe. En effet, elle n’a pris connaissance de la levée du secret professionnel et du secret bancaire concernant ses extraits de comptes bancaires qu’au moment où elle a reçu notification de l’arrêt de la cour d’appel d’Évora du 12 janvier 2010. La requérante n’est donc intervenue à aucun moment au cours de cette procédure. Par conséquent, elle n’a pu présenter ses arguments. De surcroît, elle n’a pu répondre, ni à la requête du ministère public du 30 octobre 2009 adressée au juge d’instruction criminelle (voir ci-dessus paragraphe 9), ni à l’avis du 30 novembre 2009 de la procureure adjointe près la cour d’appel d’Évora (voir ci-dessus paragraphe 11).

57. La Cour observe ensuite que l’article 135 § 4 du CPP et l’article 87 § 4 du Statut de l’Ordre des avocats (voir ci-dessus paragraphes 18 et 21) prévoyaient la consultation de l’Ordre des avocats dans le cadre de la procédure visant la levée du secret professionnel. Or, en l’espèce, force est de constater que l’Ordre des avocats n’a pas été sollicité. La Cour estime que le rejet de la demande formulée par la requérante au Conseil du district de Faro de l’Ordre des avocats est sans importance (voir-ci-dessus paragraphe 14), la loi interne prévoyant que la consultation soit demandée d’office par le juge en charge de la procédure. Même si, eu égard à la jurisprudence interne, un avis de l’Ordre des avocats n’aurait pas eu d’effet contraignant (à titre d’exemple, voir les arrêts de la Cour suprême du 21 avril 2005 et de la cour d’appel de Lisbonne du 29 septembre 2008, cités ci-dessus aux paragraphes 25 et 31), la Cour estime que l’intervention d’un organisme indépendant était en l’espèce nécessaire étant donné que les informations réclamées étaient couvertes par le secret professionnel. À cet égard, elle renvoie à sa jurisprudence relative aux perquisitions dans les cabinets d’avocats (voir entre autres, mutatis mutandis, Niemietz, précité, § 37, Tamosius c. Royaume-Uni (déc.), no 62002/00, CEDH 2002-VIII et Xavier da Silveira, précité, § 40).

58. En ce qui concerne le « contrôle efficace » pour contester la mesure litigieuse, la Cour note que le pourvoi que la requérante a formé devant la Cour suprême pour contester la décision de la cour d’appel n’a pas fait l’objet d’un examen quant au fond, la haute juridiction ayant considéré que la requérante ne disposait pas de la possibilité de faire appel de l’arrêt de la cour d’appel d’Évora du 12 juin 2010 en application des articles 432 et 400 § 1 c) du CPP. Le Gouvernement soutient cette interprétation et se réfère à un autre arrêt de la Cour suprême la confirmant. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes car c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I). Ceci n’empêche pas la Cour de considérer que le simple fait que le recours de la requérante ait été déclaré irrecevable par la Cour suprême ne satisfait pas l’exigence d’un « contrôle efficace » posée par l’article 8 de la Convention, la requérante n’a donc disposé d’aucun recours pour contester la mesure litigieuse.

59. Eu égard à l’absence de garanties procédurales et d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse, la Cour estime que les autorités portugaises n’ont pas ménagé, dans la présente espèce, un juste équilibre entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de protection du droit de la requérante au respect de sa vie privée. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

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LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH

Bostan c. République de Moldova du 8 novembre 2020 requête n° 52507/09

Art 8 : L’inspection d’une chambre froide et de la cour d’une maison n’était pas conforme à la loi : violation du droit au respect du domicile

L’affaire concerne l’inspection par les autorités d’investigation de la cour de la maison des requérants et d’une chambre froide qui s’y trouvait, en l’absence des requérants mais avec l’accord d’un membre de leur famille. Elle porte en particulier sur la question de savoir si les lieux inspectés par la police pouvaient être qualifiés de « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention. La Cour juge en particulier que les lieux inspectés peuvent être considérés comme faisant partie du « domicile » des requérants, au sens de l’article 8 de la Convention, dans la mesure où ils n’étaient pas ouverts au public, n’étaient pas affectés à une utilisation purement professionnelle, et n’étaient pas clairement séparés ou distincts de la maison. Ensuite, elle considère qu’en l’absence d’une autorisation préalable d’un juge et d’un contrôle judiciaire effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, tels que prévus par la loi moldave, les requérants n’ont pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités d’investigation. Ainsi, l’ingérence dans le droit au respect du domicile des requérants n’était pas « prévue par la loi ».

Art 8 • Domicile • Inspection par la police de la cour d’une maison et de la chambre froide s’y trouvant • Notion de « domicile » • Lieux inspectés non incompatibles avec un usage résidentiel ou à des fins personnelles et maison non clairement distincte et séparée • Fouille et saisie sans l’accord des requérants et sans autorisation préalable d’un juge • Loi permettant de procéder à ces mesures avec le seul accord d’un des résidents du domicile • Autorités d’investigation seules compétentes à apprécier la nécessité et l’ampleur des perquisitions • Absence de contrôle judiciaire effectif a posteriori de la mesure contestée • Absence de garanties procédurales suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir des autorités • Ingérence « non prévue » par la loi.

FAITS

Les requérants, Silvia Bostan et Veaceslav Bostan, sont des ressortissants moldaves. Ils sont nés en 1962 et 1960, respectivement. Ils résident à Chișinău. En novembre 2008, la police interpella M.C., le gendre des requérants, au volant d’une fourgonnette à proximité de la maison de ces derniers. Le véhicule était chargé de viande de volaille. Interrogé sur l’origine de la viande, M.C. aurait déclaré qu’il l’avait achetée en Transnistrie et qu’il ne disposait pas de certificats d’origine. Selon la police, M.C. leur indiqua que davantage de viande se trouvait dans la chambre froide installée dans la cour de la maison. Il précisa aussi par écrit qu’il résidait à l’adresse en question et qu’il donnait son accord pour que les policiers procèdent à l’inspection de la chambre froide située dans la cour. À la suite de l’inspection, la police saisit 4 924 kg de viande surgelée. Deux semaines plus tard, la police infligea à M.C. une amende d’environ 38 euros (EUR) et confisqua la viande surgelée, estimant que M.C. avait commis la contravention de pratique illégale de l’activité commerciale.

Entre-temps, les requérants déposèrent une plainte pénale contre les policiers, alléguant que ceux-ci avaient commis une infraction de violation de domicile. Ils soutinrent que M.C. habitait à une adresse différente et qu’ils étaient les seuls résidents de l’immeuble ayant été fouillé. Ils se plaignirent que l’inspection effectuée en leur absence, sans leur accord et sans mandat judiciaire, était contraire à l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que du domicile et de la correspondance) de la Convention ainsi qu’à des dispositions du code de procédure pénale. En décembre 2008, le parquet rejeta la plainte des requérants. Ces derniers contestèrent cette décision devant un juge d’instruction du tribunal de Rîşcani qui rejeta leur recours, estimant qu’il était mal fondé.

Article 8 (droit au respect de la vie, familiale, du domicile et de la correspondance)

La Cour relève que les agents de police ne sont pas entrés dans la maison des requérants, mais ont pénétré dans la cour de cette maison et fouillé la chambre froide qui s’y trouvait. Elle précise que les lieux inspectés n’étaient pas ouverts au public. Il ne en outre ressort pas des pièces du dossier que la cour de la maison et la chambre froide étaient affectées à une utilisation purement professionnelle, rendant incompatible tout usage résidentiel ou à des fins personnelles de la part des requérants. Rien ne permet non plus d’affirmer que la maison était clairement distincte et séparée des lieux inspectés par la police. Par conséquent, la Cour estime que ces lieux peuvent être considérés comme faisant partie du « domicile » des requérants, au sens de l’article 8 de la Convention. Ensuite, elle précise que l’inspection desdits lieux a constitué une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur domicile. Pareille ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes et est « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts. À cet égard, la Cour note que la perquisition et la saisie au domicile des requérants ont été effectuées sans l’autorisation préalable d’un juge, les dispositions pertinentes du code de procédure pénale permettant aux autorités d’investigation de procéder à de telles mesures avec l’accord de la personne résidant à l’adresse concernée. Cela étant, la Cour observe que, dans les hypothèses comme celle du cas d’espèce où seulement une personne parmi les autres résidants avait donné son accord à la fouille, ces dispositions ne limitaient nullement la marge de manœuvre des autorités d’investigation, qui étaient les seules compétentes à apprécier la nécessité et l’ampleur des perquisitions. Elle rappelle que, dans de telles situations, l’absence d’un mandat de perquisition et saisie peut être contrebalancée par un contrôle judiciaire a posteriori sur la légalité et la nécessité de ces mesures d’instruction. Encore faut-il que ce contrôle soit efficace dans les circonstances particulières de l’affaire en cause. En l’espèce, la Cour relève que le Gouvernement ne cite aucune base légale ou jurisprudence interne pour étayer son argument selon lequel l’accord donné par M.C. rendait inutile le contrôle a posteriori de la part d’un juge d’instruction. Sur ce point, elle relève que la rédaction de l’article 12 § 2 du code de procédure pénale, qui exige des autorités d’enquête la saisie d’un juge dans les 24 heures qui suivent les mesures d’investigation effectuées dans un domicile sans mandat judiciaire, laisse à penser le contraire. Ainsi, en l’absence d’un contrôle judiciaire sur la base de l’article 12 § 2 du code de procédure pénale, il appartient à la Cour de se prononcer sur l’étendue du contrôle effectué à la suite de la plainte pénale des requérants. Enfin, la Cour observe que la procédure déclenchée par cette plainte avait pour but principal d’établir s’il y avait eu faute pénale ou non de la part des policiers et que celle-ci ne visait pas directement la régularité de l’inspection en elle-même. Par ailleurs, il apparaît que les requérants ne disposaient d’aucun recours en contestation du déroulement de l’inspection. La Cour note que, dans sa décision relative à la plainte pénale, le juge d’instruction s’est penché sur la question de la légalité des actions des policiers, en mettant surtout l’accent sur l’accord donné par M.C. et sur le fait que celui-ci résidait dans la maison des requérants. Cependant, le juge en question n’a pas examiné l’exercice par les autorités d’investigation de leur pouvoir d’apprécier l’opportunité, la durée et l’ampleur de l’inspection. La Cour conclut dès lors qu’il n’y a pas eu en l’espèce un examen efficace de la nécessité de la mesure contestée. Par conséquent, la Cour considère qu’en l’absence d’une autorisation préalable d’un juge et d’un contrôle judiciaire effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, tels que prévus par la loi moldave, les requérants n’ont pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités d’investigation. Ainsi, l’ingérence dans le droit au respect du domicile des requérants n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 de la Convention et il y a eu violation de cette disposition.

CEDH

17.  Les requérants soutiennent que l’inspection effectuée par la police dans la cour de leur maison constitue une ingérence évidente dans leur droit au respect de leur domicile. Ils arguent que la base légale qui a fondé cette ingérence avait des failles, en l’occurrence son manque de clarté, et qu’elle ne protégeait pas de manière suffisante contre les abus. Ils affirment également que, contrairement à ce qu’auraient exigé les dispositions internes pertinentes en l’espèce, aucun contrôle judiciaire de la régularité des actions de la police n’a été effectué dans la présente affaire.

18.  Le Gouvernement admet qu’il y a eu ingérence dans les droits des requérants garantis par l’article 8 de la Convention. Il fait remarquer que l’inspection de la cour de la maison des requérants a été effectuée avec l’accord de M.C. qui résidait à cette adresse et que la loi ne prévoyait pas expressément qu’un tel accord soit donné par tous les propriétaires ou par tous les occupants d’un immeuble. Il soutient que l’accord de M.C. rendait inutile l’examen ultérieur par un juge d’instruction de la légalité de la mesure litigieuse. Le Gouvernement argue dès lors que l’ingérence était prévue par la loi et que cette loi était prévisible. Il affirme enfin que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique pour prévenir et combattre les activités criminelles.

19.  La Cour relève d’emblée que les agents de police ne sont pas entrés dans la maison des requérants, mais ont pénétré dans la cour de cette maison et fouillé la chambre froide qui s’y trouvait. Elle précise que les lieux inspectés n’étaient pas ouverts au public. Elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de juger que l’interprétation extensive de la notion de « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention devait trouver des limites et que cette qualification ne pouvait pas être attribuée, par exemple, à des bâtiments abritant du bétail (Leveau et Fillon c. France (déc.), nos 63512/00 et 63513/00, 6 septembre 2005) ou des bâtiments et équipements industriels, tels que moulin, boulangerie ou entrepôts utilisés à des fins exclusivement professionnelles (Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 131, 15 novembre 2007). Ce faisant, elle estime que les circonstances de la présente affaire se distinguent de celles des deux affaires précitées. Or, il ne ressort pas avec certitude des pièces dont elle dispose dans le cas d’espèce que la cour de la maison et la chambre froide étaient affectées à une utilisation purement professionnelle, rendant incompatible tout usage résidentiel ou à des fins personnelles de la part des requérants. Rien ne permet non plus d’affirmer que la maison de ces derniers était clairement distincte et séparée des lieux inspectés par la police. Par conséquent, la Cour estime qu’elle ne saurait exclure ces lieux de la protection offerte par l’article 8 de la Convention et qu’ils peuvent être considérés comme faisant partie du « domicile » des requérants, au sens de cette disposition (comparer avec Işıldak c. Turquie, no 12863/02, § 48, 30 septembre 2008, et voir, a contrario, Faruggia c. Malte (déc.), no 67557/10, § 29, 6 mars 2012).

20.  En même temps, elle souligne qu’il n’est pas contesté entre les parties que l’inspection de la cour de la maison et de la chambre froide, le 6 novembre 2008, a constitué une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur domicile. Elle ne voit aucune raison de déroger à cette conclusion (comparer avec Varga c. Roumanie, no 73957/01, § 67, 1er avril 2008, et Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 217, CEDH 2013 (extraits)). Pareille ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle satisfait aux conditions du paragraphe 2, c’est-à-dire si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes et est « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.

21.  La Cour rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence constante les mots « prévue par la loi » impliquent qu’une ingérence aux droits garantis par l’article 8 de la Convention doit reposer sur une base légale interne, que la législation en question doit être suffisamment accessible et prévisible, et que celle-ci doit être compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Heino, précité, § 36, Gutsanovi, précité, § 218, et Halabi c. France, no 66554/14, § 57, 16 mai 2019).

22.  Se tournant vers les faits de l’espèce, elle observe que les parties s’opposent sur la question de savoir si, en l’espèce, la loi était suffisamment prévisible. Cependant, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur ce point, car, de toute manière et pour les motifs exposés ci-dessous, la condition qualitative à laquelle devait répondre la législation interne, à savoir la compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, n’avait pas été remplie en l’espèce. Pour des raisons similaires, elle considère qu’il n’est pas non plus nécessaire de trancher une autre question qui prête à controverse entre les parties, qui est celle de savoir si M.C. résidait effectivement ou non dans la maison des requérants.

23.  La Cour rappelle que, dans le contexte des saisies et perquisitions, elle exige que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire. Nonobstant la marge d’appréciation qu’elle reconnaît en la matière aux États contractants, elle doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à conduire une perquisition sans mandat judiciaire : la protection des individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 de la Convention réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs (Gutsanovi, précité, § 220 et les affaires qui y sont citées, et Stoyanov et autres c. Bulgarie, no 55388/10, § 126, 31 mars 2016).

24.  Dans la présente affaire, la perquisition et la saisie au domicile des requérants ont été effectuées sans l’autorisation préalable d’un juge. En effet, les articles 12 § 1, 118 § 2 et 279 § 3 du code de procédure pénale (paragraphe 14 ci-dessus) permettaient aux autorités d’investigation de procéder à de telles mesures avec l’accord de la personne résidant à l’adresse concernée. Cela étant, la Cour observe que, dans les hypothèses comme celle du cas d’espèce où seulement une personne parmi les autres résidants avait donné son accord à la fouille, ces dispositions ne limitaient nullement la marge de manœuvre des autorités d’investigation, qui étaient les seules compétentes à apprécier la nécessité et l’ampleur des perquisitions.

25.  Elle redit que, dans de telles situations, l’absence d’un mandat de perquisition et saisie peut être contrebalancée par un contrôle judiciaire a posteriori sur la légalité et la nécessité de ces mesures d’instruction. Encore faut-il que ce contrôle soit efficace dans les circonstances particulières de l’affaire en cause (Gutsanovi, précité, § 222, DELTA PEKÁRNY a.s., précité, § 87, et Modestou c. Grèce, no 51693/13, § 49, 16 mars 2017).

26.  En l’espèce, la Cour note d’abord que le Gouvernement ne cite aucune base légale ou jurisprudence interne pour étayer son argument selon lequel l’accord donné par M.C. rendait inutile le contrôle a posteriori de la part d’un juge d’instruction. Sur ce point, elle relève que la rédaction de l’article 12 § 2 du code de procédure pénale (paragraphe 14 ci-dessus), qui exige des autorités d’enquête la saisie d’un juge dans les vingt-quatre heures qui suivent les mesures d’investigation effectuées dans un domicile sans mandat judiciaire, laisse à penser le contraire.

27.  Quoi qu’il en soit, elle fait remarquer que, en l’absence d’un contrôle judiciaire sur la base de l’article 12 § 2 du code de procédure pénale, il lui appartient de se prononcer en l’espèce sur l’étendue du contrôle effectué à la suite de la plainte pénale des requérants.

28.  La Cour observe que la procédure déclenchée par cette plainte avait pour but principal d’établir s’il y avait eu faute pénale ou non de la part des policiers et que celle-ci ne visait pas directement la régularité de l’inspection en elle-même. Par ailleurs, il apparaît que les requérants ne disposaient d’aucun recours en contestation du déroulement de l’inspection. La Cour note que, dans sa décision relative à la plainte pénale (paragraphe 13 ci-dessus), le juge d’instruction s’est penché sur la question de la légalité des actions des policiers, en mettant surtout l’accent sur l’accord donné par M.C. et sur le fait que celui-ci résidait dans la maison des requérants. Cependant, le juge en question n’a pas examiné l’exercice par les autorités d’investigation de leur pouvoir d’apprécier l’opportunité, la durée et l’ampleur de l’inspection. La Cour conclut dès lors qu’il n’y a pas eu en l’espèce un examen efficace de la nécessité de la mesure contestée (comparer avec Gutsanovi, précité, § 223, DELTA PEKÁRNY a.s., précité, § 91, et Stoyanov et autres, précité, § 130).

29.  À la lumière de ce qui précède, elle considère qu’en l’absence d’une autorisation préalable d’un juge et d’un contrôle judiciaire effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, tels que prévus par la loi moldave, les requérants n’ont pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités d’investigation.

30.  Dans les circonstances particulières de la présente affaire, elle considère que l’ingérence dans le droit au respect du domicile des requérants n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Ce constat rend superflu l’examen du respect des autres exigences exposées dans cette disposition.

31.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

GRUIA STOICA c. ROUMANIE du 24 septembre 2019 requête n° 53179/14

Non violation de l'article 8 : Le requérant, après sa détention était sous contrôle judiciaire. Il subit une visite de la police deux fois par jour pour constater sa présence sans toutefois, entrer dans le domicile.

36. Le Gouvernement plaide le non épuisement des voies de recours internes et soutient que le requérant avait la possibilité de solliciter la révocation ou le remplacement de l’assignation à domicile, de dénoncer devant le juge délégué ce qu’il estimait être une atteinte à son droit au respect de sa vie privée, de saisir la Cour constitutionnelle à cet égard, ou encore de déposer une plainte disciplinaire contre les agents de police.

37.  Le Gouvernement explique que si les tribunaux internes avaient prononcé la mesure en cause et l’avaient assortie de l’obligation pour le requérant de ne pas contacter son coïnculpé et les témoins, c’était afin d’assurer un bon déroulement du procès pénal. Cela justifiait selon lui que les agents de police intervinssent pour en vérifier le respect par le requérant. Quant à la manière dont lesdites visites se déroulaient, le Gouvernement affirme que toutes étaient précédées d’appels téléphoniques avertissant le requérant du passage des agents de police et que ceux-ci se bornaient à effectuer un contrôle visuel de sa présence devant la porte d’entrée de la maison. Il estime par conséquent que l’ingérence dans la vie privée de l’intéressé était minimale. Il concède qu’il est arrivé une fois, lors de ces visites, que les agents de police soient obligés de pénétrer dans le domicile du requérant pour s’assurer qu’il y était bien présent, faute pour l’intéressé d’être apparu à la porte d’entrée de son domicile à la suite de leur appel.

38. Le requérant n’a formulé aucune observation sur ce point.

39.  La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de statuer sur l’exception de non épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 36 ci-dessus), le grief tiré de l’article 8 de la Convention étant en tout état de cause manifestement mal fondé pour les raisons exposées ci-dessous.

40.  Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour estime que l’article 8 précité trouve à s’y appliquer. Elle relève au demeurant que ce point ne fait l’objet d’aucune controverse entre les parties.

41.  Elle note que celles-ci sont d’accord pour considérer que les contrôles effectués par les agents de police en l’espèce s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée (voir également, mutatis mutandis, Shalyavski et autres c. Bulgarie, no 67608/11, § 77, 15 juin 2016). Dès lors, par ailleurs, que l’intéressé ne conteste pas que la mesure litigieuse était prévue par la loi, plus précisément par l’article 221 du CPP (paragraphes 10 et 15 ci-dessus), qu’elle visait à assurer le bon déroulement de la procédure pénale dirigée contre lui et qu’elle poursuivait ainsi un but légitime, la Cour n’aperçoit aucune raison d’en juger autrement.

42.  La question litigieuse est donc celle de savoir si la mesure était nécessaire dans une société démocratique. À cet égard, la Cour rappelle qu’une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un besoin social impérieux et si elle demeure proportionnée au but légitime poursuivi (voir, entre autres, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 181, CEDH 2012).

43.  La Cour constate d’abord que le requérant a fait l’objet de toute une série de visites par des agents de police et que la majorité de ces visites ont eu lieu avant 20 heures (paragraphe 10 ci-dessus).

44.  Elle note ensuite qu’il ressort des éléments de preuve versés au dossier par le Gouvernement que les visites en cause ont revêtu la forme de contrôles visuels effectués devant la porte d’entrée du domicile du requérant (paragraphe 11 ci-dessus). Elle constate par ailleurs que, contrairement aux allégations de l’intéressé, les agents de police, alors même que la loi ne le leur interdisait pas de pénétrer dans son domicile (paragraphe 15 ci-dessus), s’abstinrent toujours d’y faire intrusion, sauf une fois où, l’intéressé ne s’étant pas manifesté, ils avaient conçu le soupçon qu’il était absent (paragraphe 11 ci-dessus). Ces éléments n’ont d’ailleurs pas été contestés par le requérant (paragraphe 38 ci-dessus).

45.  La Cour relève en outre que le requérant était tenu de respecter d’autres mesures tendant au bon déroulement du procès pénal, notamment celle de ne pas contacter son coïnculpé et les témoins (paragraphe 9
ci-dessus). Cet aspect justifie la fréquence des visites effectuées en l’espèce, qui n’apparaissent ni arbitraires ni superflues. En effet, le requérant a subi 480 visites (paragraphe 10 ci-dessus) dans une période s’étalant sur 244 jours (du 9 mai 2014 au 8 janvier 2015 – paragraphes 9 et 11 ci-dessus), soit, en moyenne, environ deux visites par jour. À cet égard, il convient de rappeler que l’assignation à domicile du requérant était une mesure alternative à sa détention provisoire, et que dès lors sa situation ne saurait être comparée à celle d’un particulier non soumis à des mesures privatives de liberté.

46.  Enfin, la Cour rappelle avoir conclu à l’irrecevabilité d’un grief similaire soulevé sur le terrain du droit au respect du domicile dans une affaire qui portait sur l’intrusion d’agents de police dans le domicile d’un inculpé aux fins de contrôle du respect par lui des obligations qui s’attachaient à son assignation à résidence (Shalyavski et autres, précité, §§ 74-85).

47.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant ne décèle aucune apparence de violation de l’article 8 de la Convention

48.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

49.  En l’absence de grief défendable sous l’angle de l’article 8 de la Convention, le grief tiré de l’article 13 est inapte à prospérer (voir, mutatis mutandis, N.A. c. Belgique, no 28509/12, § 52, 28 janvier 2014). Il s’ensuit que ce grief est également manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Brazzi c. Italie du 27 septembre 2018 requête n° 57278/11

Violation de l'article 8 quant à une perquisition du domicile pour cause fiscale : Aucun juge n’a examiné la légalité et la nécessité du mandat de perquisition du domicile du requérant émis par le parquet. Dès lors, en l’absence d’un tel examen et, le cas échéant, d’un constat d’irrégularité, l’intéressé n’a pas pu prétendre à un redressement approprié du préjudice subi allégué. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, même si la mesure contestée avait une base légale en droit interne, la législation nationale n’a pas offert au requérant suffisamment de garanties contre l’abus ou l’arbitraire avant ou après la perquisition

CEDH

38. La Cour estime qu’il ne fait aucun doute que la perquisition litigieuse constitue une « ingérence des autorités publiques » dans le droit à la vie privée de l’intéressé. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 8. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique ».

39. La Cour rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence constante les mots « prévue par la loi » impliquent qu’une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 doit reposer sur une base légale interne, que la législation en question doit être suffisamment accessible et prévisible et que celle-ci doit être compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir parmi beaucoup d’autres Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011).

40. En l’espèce, la Cour relève que la perquisition litigieuse reposait sur les articles 247 et suivants du code de procédure pénale (paragraphes 17-19 ci-dessus). Lesdites dispositions législatives ne présentent aucun problème à ses yeux, s’agissant tant de leur accessibilité que de leur prévisibilité, au sens de sa jurisprudence précitée.

41. Concernant la dernière condition qualitative à laquelle doit répondre la législation interne, à savoir la compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, la Cour rappelle que dans le contexte des perquisitions elle exige que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre les abus et l’arbitraire (Heino, précité, § 40, et Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 220, CEDH 2013 (extraits)). La Cour rappelle également que parmi ces garanties figure l’existence d’un « contrôle efficace » des mesures attentatoires à l’article 8 de la Convention (Lambert c. France, 24 août 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V), tout en observant que le fait qu’une demande de mandat a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel ne sera pas forcément considéré comme constituant en soi une garantie suffisante contre les abus. La Cour doit examiner les circonstances particulières de l’espèce et évaluer si le cadre juridique et les limites appliquées aux compétences exercées constituaient une protection adéquate contre le risque d’ingérences arbitraires des autorités (K.S. et M.S. c. Allemagne, no 33696/11, § 45, 6 octobre 2016). Ainsi, nonobstant la marge d’appréciation qu’elle reconnaît en la matière aux États contractants, la Cour doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à conduire une perquisition sans mandat judiciaire préalable : la protection des individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs (Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45, Recueil 1997‑VIII).

42. En l’espèce, la Cour relève d’abord que la perquisition en question a été ordonnée par le parquet le jour même de l’ouverture d’une enquête pénale à l’encontre du requérant, celle-ci ayant été décidée à la suite d’une tentative des autorités d’enquête d’effectuer des recherches, toujours le même jour, dans le cadre d’une vérification fiscale administrative. Elle constate donc que la perquisition est intervenue à un stade particulièrement précoce de la procédure pénale. Or la Cour a déjà considéré qu’une perquisition effectuée à un tel stade doit s’entourer des garanties adéquates et suffisantes afin d’éviter qu’elle ne serve à fournir aux autorités d’enquête des éléments compromettants sur des personnes qui n’ont pas encore été identifiées comme étant soupçonnées d’avoir commis une infraction (Modestou c. Grèce, no 51693/13, § 44, 16 mars 2017).

43. Dès lors, lorsque la législation nationale ne prévoit pas de contrôle judiciaire ex ante factum sur la légalité et la nécessité de cette mesure d’instruction, il devrait exister d’autres garanties, notamment sur le plan de l’exécution du mandat, de nature à contrebalancer les imperfections liées à l’émission et, le cas échéant, au contenu du mandat de perquisition (idem, § 48). En l’espèce, la Cour note que la législation interne italienne ne prévoit pas un tel contrôle ex ante dans le cadre des perquisitions ordonnées pendant les investigations préliminaires. En effet, il n’est pas prévu que le représentant du parquet, en sa qualité de magistrat en charge de l’enquête, sollicite l’autorisation d’un juge ou l’informe de sa décision d’ordonner une perquisition.

44. Cela étant, la Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer que l’absence d’un contrôle judiciaire ex ante peut être contrecarrée par la réalisation d’un contrôle judiciaire ex post facto sur la légalité et la nécessité de la mesure (voir, mutatis mutandis, Heino, précité, § 45, et Gutsanovi, précité, § 222). Encore faut-il que ce contrôle soit efficace dans les circonstances particulières de l’affaire en cause (Smirnov c. Russie, no 71362/01, § 45, 7 juin 2007). En pratique, cela implique que les personnes concernées puissent obtenir un contrôle juridictionnel effectif, en fait comme en droit, de la mesure litigieuse et de son déroulement ; lorsqu’une opération jugée irrégulière a déjà eu lieu, le ou les recours disponibles doivent permettre de fournir à l’intéressé un redressement approprié (DELTA PEKÁRNY a.s. c. République tchèque, no 97/11, § 87, 2 octobre 2014).

45. À ce dernier égard, la Cour rappelle avoir admis que, dans certaines circonstances, le contrôle de la mesure attentatoire à l’article 8 effectué par les juridictions pénales fournit un redressement approprié pour l’intéressé, dès lors que le juge procède à un contrôle efficace de la légalité et de la nécessité de la mesure contestée et, le cas échéant, exclut du procès pénal les éléments de preuve recueillis (Panarisi c. Italie, no 46794/99, §§ 76 et 77, 10 avril 2007, Uzun c. Allemagne, no 35623/05, §§ 71 et 72, CEDH 2010 (extraits), et Trabajo Rueda c. Espagne, no 32600/12, § 37, 30 mai 2017).

46. Or tel n’est pas le cas en l’espèce, la perquisition n’ayant pas permis de recueillir des preuves à charge et la procédure ayant été classée sans suite par le juge des investigations préliminaires. En outre, la Cour observe que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, le juge des investigations préliminaires n’a nullement examiné ni la légalité ni la nécessité du mandat de perquisition, ce magistrat s’étant borné à faire droit à la demande du parquet de clôturer l’affaire sur le fond.

47. Par ailleurs, la Cour relève que le requérant n’a pas non plus pu obtenir le réexamen de la mesure en cause puisque le remède spécifique prévu à l’article 257 du code de procédure pénale est envisageable seulement dans le cas où la perquisition a été suivie d’une saisie de biens.

48. Il s’ensuit qu’aucun juge n’a examiné la légalité et la nécessité du mandat de perquisition du domicile du requérant émis par le parquet. Dès lors, en l’absence d’un tel examen et, le cas échéant, d’un constat d’irrégularité, l’intéressé n’a pas pu prétendre à un redressement approprié du préjudice subi allégué.

49. Concernant l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait pu introduire un recours en dédommagement pour responsabilité de l’État en vertu de la loi no 117, la Cour observe que cette action présuppose l’existence d’un comportement à tout le moins coupable de la part des magistrats et que, par conséquent, le requérant aurait dû prouver le dol ou la faute lourde des autorités ayant statué dans son affaire (voir l’article 2 § 3 d) de la loi no 117, paragraphe 20 ci-dessus). De plus, la Cour note que le Gouvernement n’a produit aucun exemple démontrant qu’une telle action a été intentée avec succès dans des circonstances similaires à celles de l’affaire du requérant (voir, mutatis mutandis, Richmond Yaw et autres c. Italie, nos 3342/11 et 3 autres, § 44, 6 octobre 2016).

50. Aussi la Cour considère-t-elle que, en l’absence d’un contrôle judiciaire préalable ou d’un contrôle effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, les garanties procédurales apportées par la législation italienne n’étaient pas suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités chargées de l’enquête pénale.

51. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, même si la mesure contestée avait une base légale en droit interne, la législation nationale n’a pas offert au requérant suffisamment de garanties contre l’abus ou l’arbitraire avant ou après la perquisition. De ce fait, l’intéressé n’a pas bénéficié d’un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’ingérence dans le droit au respect du domicile du requérant n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

52. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

Gohe c. France et trois autres requêtes du 26 juillet 2018

requête n° 65883/14, 21434/15, 48044/15 et 51477/15

IRRECEVABILITÉ : La CEDH rejette des requêtes contestant des visites domiciliaires effectuées chez des tiers.

L’affaire concerne des visites domiciliaires et les saisies subséquentes effectuées chez des tiers, qui ont permis d’effectuer une vérification de la comptabilité de chaque requérant, aboutissant soit à des redressements fiscaux soit à une condamnation pour fraude fiscale. La Cour rappelle en particulier que lorsqu’aucune opération de visite domiciliaire ou de saisie n’a eu lieu dans le domicile ou les locaux d’un requérant, celui-ci ne peut se prétendre victime d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée ou de son domicile (article 8 de la Convention), tout en jugeant que les différentes procédures internes ont été équitables dans leur ensemble (article 6). En outre, la Cour rappelle également que la Convention n’oblige pas à accorder l’aide judiciaire dans toutes les contestations en matière civile. Enfin, elle note que le droit à un recours effectif (article 13) implique l’existence d’un « grief défendable » sous l’angle d’une autre disposition de la Convention ou de ses protocoles.

Article 6 § 1 (droit à un procès équitable) et 8 (droit à la vie privée et familiale)

Lorsqu’aucune opération de visite domiciliaire ou de saisie n’a eu lieu dans le domicile ou les locaux d’un requérant, celui-ci ne peut se prétendre victime d’une violation de l’article 8.

Néanmoins, au regard de l’article 6, les éléments obtenus au cours des visites domiciliaires effectuées ont été utilisés dans le cadre des procédures impliquant les requérants. Les erreurs prétendument commises par les juridictions internes ne sont contrôlées que si et dans la mesure où elles portent atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Or, les requérants étaient représentés par des avocats tout au long de la procédure. Ils ont ainsi pu en contester la régularité et faire valoir leurs arguments en défense. Les juridictions internes ont expressément examiné la question du respect du principe du contradictoire et ont exclu toute violation. Les procédures internes ont donc été équitables dans leur ensemble. Cette partie des requêtes, manifestement mal fondée, est dès lors rejetée.

Article 6 § 1 et aide juridictionnelle La Convention n’oblige pas à accorder l’aide judiciaire dans toutes les contestations en matière civile. Un système d’assistance judiciaire ne peut, en effet, fonctionner sans la mise en place d’un dispositif permettant de trier les affaires susceptibles d’en bénéficier. Le système français offre, à cet égard, des garanties substantielles aux individus. M. Gohe a, d’ailleurs, pu faire entendre sa cause en première instance et en appel. Sa demande d’aide a été rejetée par une décision motivée concluant que le pourvoi n’avait pas de chance raisonnable de succès. Le refus n’a donc pas atteint dans sa substance même son droit d’accès à un tribunal. Le grief, manifestement mal fondé, est rejeté.

Article 13 L’article 13 de la Convention n’entre en ligne de compte que lorsqu’un requérant a un « grief défendable » sous l’angle d’une autre disposition de la Convention ou de ses Protocoles. Or, les griefs tirés des articles 6 § 1 et 8 ayant été déclarés irrecevables, les requérants n’en avaient pas. Le grief est donc manifestement mal fondé et est rejeté.

CEDH

ARTICLE 6-1 ET 8

34. La Cour constate que les requérants se plaignent, sur le fondement des articles 6 § 1 et 8 de la Convention, de n’avoir pu valablement faire contrôler la régularité des visites domiciliaires et des saisies effectuées au domicile d’un tiers, B., ainsi que dans certains autres lieux, sur autorisation du juge des libertés et de la détention de Nanterre.

35. Elle rappelle cependant que lorsque aucune opération de visite domiciliaire et de saisie n’a eu lieu dans le domicile ou les locaux d’un requérant, celui-ci ne peut se prétendre victime d’une violation de l’article 8 de la Convention (Société Canal Plus et autres c. France, no 29408/08, § 50, 21 décembre 2008).

36. Or, en l’espèce, les visites domiciliaires et les saisies ayant été réalisées uniquement chez des tiers, les requérants ne peuvent pas se prétendre victimes de la violation alléguée au sens de l’article 34 de la Convention.

37. Il s’ensuit que cette partie des requêtes est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

38. Il reste que les éléments obtenus au cours des visites domiciliaires effectuées chez B. et d’autres tiers ont été utilisés par la suite dans le cadre des procédures relatives à chacun des requérants.

39. La Cour rappelle néanmoins qu’en vertu de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45-46, série A no 140, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil 1998-IV, et Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 84, 1er mars 2007). La Cour n’a donc pas pour tâche de se prononcer par principe sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve – par exemple des preuves prétendument obtenues de manière illégale au regard du droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, §§ 94-98, 10 mars 2009, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 165, CEDH 2010).

40. En l’espèce, la Cour renvoie tout d’abord à son constat concernant le défaut de qualité de victime des requérants concernant leur grief tiré de la violation de l’article 8 de la Convention, ce qui permet, en l’absence de tout autre élément en ce sens, d’écarter le moyen selon lequel les éléments obtenus à l’encontre des requérants l’auraient été de manière illégale.

41. Par ailleurs, elle constate que les requérants étaient représentés par des avocats tout au long de la procédure, et qu’ils ont pu contester la régularité de la procédure et faire valoir leurs arguments en défense. La Cour note à ce titre qu’il ressort des décisions produites par les requérants que les juridictions internes ont expressément examiné la question du respect du principe du contradictoire, pour conclure notamment que les requérants avaient reçu communication des pièces sur lesquelles l’administration fiscale s’était fondée pour effectuer les redressements. En outre, ces juridictions, statuant en matière administrative, voire au pénal (requête no 21434/15), ont examiné chacun des arguments soulevés par les requérants au regard de la régularité des procédures les concernant, avant d’y répondre de manière particulièrement motivée.

42. Enfin, à titre surabondant, la Cour note, qu’une possibilité de recours supplémentaire apparaissait, le cas échéant, ouverte aux requérants, dès lors que l’un d’eux (requête no 21434/15) a exercé avec succès un recours devant le conseiller délégué par le premier président de la cour d’appel de Versailles (paragraphe 12 ci-dessus), ce qui a conduit la cour administrative d’appel de Versailles à le décharger des sommes et pénalités auxquelles il avait été assujetti dans le cadre du redressement fiscal (paragraphe 13 ci-dessus).

43. En tout état de cause, la Cour constate que les procédures internes ont été équitables dans leur ensemble, les requérants, assistés de leurs avocats, ayant notamment pu faire valoir leurs moyens de défense dans le cadre d’une procédure contradictoire.

44. Il s’ensuit que cette partie des requêtes est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ARTICLE 6-1

45. Dans le cadre de la requête no 65883/14, le requérant se plaint en outre du refus d’octroi de l’aide juridictionnelle, ce qui l’aurait privé de la possibilité de faire valoir devant le Conseil d’État ses arguments précédemment évoqués dans le cadre des griefs tirés des articles 6 § 1 et 8 de la Convention.

46. La Cour rappelle sur ce point que la Convention n’oblige pas à accorder l’aide judiciaire dans toutes les contestations en matière civile et qu’elle ne donne à un plaideur, dans une procédure concernant ses droits de caractère civil, aucun droit automatique de bénéficier d’une aide juridictionnelle ou d’être représenté par un avocat (voir, par exemple, Del Sol c. France, no 46800/99, § 20, CEDH 2002‑II, Essaadi c. France, no 49384/99, § 30, 26 février 2002, et C.M.V.M.C. O LIMO c. Espagne (déc.), no 33732/05, § 22, 24 novembre 2009).

47. Tout en rappelant également qu’un système d’assistance judiciaire ne peut fonctionner sans la mise en place d’un dispositif permettant de sélectionner les affaires susceptibles d’en bénéficier (Del Sol, précité, § 23, Essaadi, précité, § 33, et C.M.V.M.C. O LIMO, précitée, § 25), que le système mis en place par le législateur français offre des garanties substantielles aux individus, de nature à les préserver de l’arbitraire et, enfin, que le requérant avait pu faire entendre sa cause en première instance, puis en appel (Del Sol, précité, § 26, et Essaadi, précité, § 36), la Cour constate qu’en l’espèce la demande du requérant a été rejetée par une décision motivée concluant que le pourvoi n’avait pas de chance raisonnable de succès.

48. Au vu de ce qui précède, la Cour, qui renvoie par ailleurs à ses constats d’irrecevabilité qui précèdent concernant les autres griefs du requérant, estime que le refus de lui accorder l’aide juridictionnelle pour saisir le Conseil d’État n’a pas atteint dans sa substance même son droit d’accès à un tribunal.

49. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ARTICLE 13

50. Enfin, s’agissant du grief des requérants tiré de l’article 13 de la Convention (requêtes no 65883/14, 21434/15 et 51477/15), la Cour rappelle que l’article 13 de la Convention n’entre en ligne de compte que lorsqu’un requérant a un « grief défendable » sous l’angle d’une autre disposition de la Convention ou de ses Protocoles (voir, parmi beaucoup d’autres, Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 53, CEDH 2007‑II).

51. Ayant déclaré les griefs tirés des articles 6 § 1 et 8 irrecevables, respectivement comme étant manifestement mal fondés et pour défaut de qualité de victime, la Cour estime que les requérants n’avaient pas de « grief défendable » pour lequel ils pouvaient faire valoir leur droit à un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention. Dès lors, elle ne relève aucune apparence de violation de cette disposition.

52. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

JANSSEN CILAG S.A.S contre France irrecevabilité du 13 avril 2017 requête n° 33931/12

Article 6-1 et article 8 : Les visites domiciliaires et les saisies effectuées dans les locaux d’une société commerciale n’ont pas porté atteinte à la Convention. Il faut mettre vos archives d'entreprise, ailleurs qu'en France !

17. La Cour rappelle que, dans l’arrêt Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services (précité), elle a déjà été appelée à se prononcer sur une situation similaire de visites et de saisies effectuées sur le fondement de l’article L. 450-4 du code de commerce, les saisies ayant alors également porté sur des données électroniques, constituées de fichiers informatiques et des messageries électroniques comprenant notamment des messages relevant de la confidentialité des relations entre un avocat et son client. Elle a estimé qu’il s’agissait bien d’une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention, que pareille ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un but légitime (ibidem, respectivement §§ 70, 71 et 72).

18. La Cour ne voit pas de raison d’aboutir à une conclusion différente dans les circonstances de l’espèce.

19. Quant à la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, elle rappelle avoir jugé qu’à défaut de pouvoir prévenir la saisie de documents étrangers à l’objet de l’enquête et a fortiori de ceux relevant de la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, les personnes concernées devaient pouvoir faire apprécier a posteriori, de manière concrète et effective, leur régularité (Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité, § 78). Elle a précisé qu’il appartient dès lors au juge, saisi d’allégations motivées selon lesquelles des documents précisément identifiés ont été appréhendés alors qu’ils étaient sans lien avec l’enquête ou qu’ils relevaient de la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, de statuer sur leur sort au terme d’un contrôle concret de proportionnalité et d’ordonner, le cas échéant, leur restitution (ibidem, § 79).

20. En l’espèce, à l’instar de ce qu’elle avait fait dans les arrêts Société Canal Plus et autres (précité, § 55) et Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services (précité, § 74), la Cour relève d’emblée que les visites domiciliaires effectuées dans les locaux de la requérante avaient pour objectif la recherche de preuves d’abus de position dominante, ainsi que de pratiques anticoncurrentielles, et qu’elles n’apparaissent dès lors pas, en elles‑mêmes, disproportionnées au regard des exigences de l’article 8 de la Convention. La Cour réitère également son constat selon lequel la procédure interne en cause prévoyait un certain nombre de garanties (Société Canal Plus et autres, précité, §§ 56-57, et Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité, § 74) : tel était bien le cas dans la présente affaire, et ce d’autant plus que les faits étaient en l’espèce postérieurs à l’entrée en vigueur de l’ordonnance no 2008-1161 du 13 novembre 2008, laquelle a modifié l’article L. 450-4 du code de commerce pour renforcer les garanties en matière de recours contre l’autorisation des visites et saisies (Société Canal Plus et autres, précité, §§ 22-23).

21. La Cour constate également que la société requérante était assistée de trois avocats pendant le déroulement des opérations. Bien qu’elle se plaigne de restrictions à cet égard, il ne saurait être contesté que tant leur nombre – initialement de deux et porté à trois suite à son intervention – que leur qualité ont permis à ces conseils de prendre connaissance d’au moins une partie des documents saisis et de discuter de l’opportunité de leur saisie (voir, a contrario, Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité, § 78). De plus, la Cour note qu’en tout état de cause chacune des six équipes de l’Autorité de la concurrence était accompagnée d’un représentant de la société requérante (paragraphe 4 ci-dessus).

22. Surtout, la Cour constate qu’il ressort de l’ordonnance motivée du 19 février 2010 que le juge délégué par le premier président de la cour d’appel s’est non seulement livré à un examen effectif des allégations de la requérante, mais qu’il a en outre expressément relevé l’absence de toute identification précise, par la société requérante, d’un document protégé ou même d’indication sur le nombre de documents protégés, cette fois sur support papier, et ce alors même que cela aurait pu constituer un indice d’une carence de l’administration dans son obligation de loyauté et dans la disproportion alléguée entre les moyens mis en œuvre et la nécessaire protection des droits fondamentaux (paragraphe 7 ci-dessus).

23. Ainsi, la Cour relève qu’en l’espèce, à la différence de l’affaire Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services (précitée), le juge interne, après avoir prononcé l’annulation de la saisie de trois fichiers (paragraphe 6 ci-dessus), s’est effectivement livré à un contrôle de proportionnalité tel qu’exigé par les dispositions de l’article 8 de la Convention, d’une part, tandis que la requérante ne l’a pas saisi d’allégations selon lesquelles des documents, précisément identifiés par elle, auraient été appréhendés à tort, d’autre part. En outre, elle constate que la requérante conservait la possibilité d’identifier les documents litigieux pour ensuite en réclamer la restitution à l’administration, le juge ayant même donné acte à cette dernière de son accord à cette fin. La Cour rappelle à ce titre qu’un recours tel que celui ouvert par l’article L. 450-4 du code de commerce permet d’obtenir, le cas échéant, la restitution des documents concernés ou l’assurance de leur parfait effacement, s’agissant de copies de fichiers informatiques (Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité, § 78). Il résulte de ces éléments qu’en l’espèce les garanties ont été appliquées de manière concrète et effective, et non pas théorique et illusoire (ibidem, § 75).

24. Compte tenu de ce qui précède, ainsi que de la marge d’appréciation de l’État en la matière, la Cour estime que l’ingérence n’était pas disproportionnée et qu’un juste équilibre a été réalisé en l’espèce.

25. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

MODESTOU c. GRÈCE du 16 mars 2007 requête n° 51693/13

Article 8 : La perquisition au domicile et sur le lieu de travail du requérant , alors qu'il n'était pas présent est disproportionnée par rapport à son droit fondamental de protection du domicile en l’absence d’un contrôle judiciaire ex ante, à l’imprécision du mandat et à l’absence physique du requérant, se rajoute l’absence d’un contrôle judiciaire ex post factum immédiat.

a) Existence d’une ingérence

29. La Cour note que, en l’espèce, lors d’une vaste opération, des enquêteurs ont perquisitionné les locaux privé et professionnel du requérant et ont procédé à la saisie de plusieurs documents et ordinateurs lui appartenant. Il est donc incontestable qu’il y a eu ingérence dans le droit au respect du domicile du requérant. Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si elle satisfait aux conditions du paragraphe 2 de cette disposition : elle doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique. La Cour considère alors que les arguments du Gouvernement relatifs à l’absence d’ingérence relèvent plutôt du respect de la condition « prévue par la loi » et elle les examinera sous cet angle.

b) Justification de l’ingérence

i. Prévue par la loi

30. Le requérant indique que la chambre d’accusation a admis qu’une perquisition pouvait être effectuée au cours d’une enquête préliminaire, mais qu’elle ne se fondait à cet égard sur aucune disposition législative et sur aucune décision judiciaire. Il indique encore qu’elle s’est référée seulement à l’avis juridique de trois professeurs d’université, mais qu’elle en a déformé le contenu, car, selon lui, cet avis concluait expressément que la perquisition et la saisie n’étaient pas permises dans le cadre de l’enquête préliminaire. Il ajoute que la chambre d’accusation a entièrement ignoré les arrêts nos 1328/2003 (paragraphe 18 ci-dessus) et 1904/2010 (non publié) de la Cour de cassation qui, à ses dires, aboutissaient à la même conclusion que l’avis précité. Enfin, il joint à ses observations trois articles de doctrine de juristes réputés confirmant la thèse selon laquelle la perquisition et la saisie ne sont pas permises au cours de l’enquête préliminaire.

31. Le Gouvernement soutient que, depuis la réforme opérée par les lois nos 3160/2003 et 3346/2005, l’enquête préliminaire fait partie de la procédure pénale et revêt un caractère judiciaire et non administratif. Il se prévaut aussi de la décision no 1575/2012 de la Cour de cassation (paragraphes 19-22 ci-dessus). Plus particulièrement, il argue que le but d’une telle enquête ne consiste plus à repérer certains éléments qui feraient paraître comme possible la commission d’une infraction, mais à découvrir des indices suffisants pour que des poursuites puissent être engagées. Il ajoute que, depuis cette réforme, le suspect bénéficie de tous les droits d’un accusé et ses dépositions constituent des éléments de preuve pris en compte par les tribunaux. Le suspect serait autorisé à prendre connaissance de tous les éléments du dossier à un stade précoce et à réfuter les accusations avant même que celles-ci fussent formellement exprimées. Les actes d’instruction comme la perquisition et la saisie feraient partie de ceux permettant de vérifier si des actes criminels ont été commis par des personnes déterminées. Le Gouvernement argue que, s’il y avait un obstacle à effectuer de tels actes d’instruction, l’investigation d’un crime resterait inefficace. Enfin, il estime que les actes de perquisition et de saisie ont un caractère urgent. En effet, à ses yeux, si, lors d’une enquête préliminaire, il s’avère que des éléments de preuve risquent de disparaître, les enquêteurs, dont le procureur, ont le droit d’effectuer une perquisition pour saisir à temps ces éléments.

32. La Cour rappelle que dans un domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 88, CEDH 2005-XI).

33. La Cour note d’abord que, en droit interne, à la suite des amendements successifs de l’article 31 §§ 1 et 2 du CPP, le procureur près le tribunal correctionnel peut ordonner une enquête préliminaire, laquelle est menée selon les articles 240 et 241 du CPP relatifs à l’instruction. Le paragraphe 2 de l’article 31 prévoit notamment : que la personne visée par l’enquête est convoquée pour s’expliquer dans un délai de quarante-huit heures et qu’elle est entendue sans avoir prêté serment ; qu’elle a le droit d’être accompagnée d’un avocat, de refuser totalement ou partiellement de s’expliquer et de bénéficier d’un délai de quarante-huit heures pour le faire, délai qui peut être prolongé ; qu’elle a le droit de demander copie du dossier, de proposer des témoins et de déposer des preuves pour réfuter les accusations émises contre elle. En outre, selon l’article 243 § 2 du CPP, relatif à l’instruction préparatoire, lorsqu’un retard risque de créer un danger immédiat, tous les enquêteurs sont tenus d’accomplir les actes nécessaires pour vérifier la commission de l’infraction et en découvrir l’auteur, et ce même en l’absence de décision préalable du procureur.

34. La Cour note ensuite que l’article de doctrine mentionné par le requérant, et auquel la chambre d’accusation s’est aussi référée, concluait que la perquisition à domicile dans le cadre de l’enquête préliminaire n’était pas prévue et que, si par hasard elle était effectuée, elle devait être vue comme un acte d’instruction illégal et nul sur le plan de la procédure. L’arrêt no 1328/2003, cité par le requérant à l’appui de ses thèses, contenait une conclusion similaire à celle précitée. Toutefois, la Cour observe que tant l’article de doctrine, paru en 2003, que l’arrêt no 1328/2003 sont antérieurs aux réformes législatives de 2003 et 2005, lesquelles, comme le Gouvernement le souligne, ont modifié à la fois l’objet de l’enquête préliminaire et la procédure la régissant. Par ailleurs, le 5 février 2009, donc avant les faits de la présente affaire, le procureur près la Cour de cassation a envoyé aux parquets près toutes les cours d’appel et tous les tribunaux de première instance une circulaire précisant la procédure à suivre lors des perquisitions menées dans le cadre d’une enquête préliminaire. En effet, le procureur analysait la nouvelle législation en vigueur et donnait des indications précises sur la façon de mener les perquisitions à ce stade de la procédure (paragraphe 19 ci-dessus).

35. En outre, la Cour constate que la décision no 1575/2012 du 12 décembre 2012 de la Cour de cassation, statuant en chambre du conseil, reprend pour l’essentiel l’analyse du procureur susmentionnée et que la décision de la chambre d’accusation statuant dans le cas du requérant en l’espèce reprend pratiquement la motivation de la décision no 1575/2012.

36. Ainsi, la Cour relève que, dans la décision en question, la Cour de cassation affirmait que, à la suite des réformes législatives de 2003, 2005 et 2010 et après l’entrée en vigueur de la loi no 4055/2012, l’enquête préliminaire avait été rendue obligatoire en matière de crime et aux fins de la mise en œuvre de l’action publique, qu’elle avait été revalorisée et qu’elle était effectuée, tout comme l’instruction, avant l’engagement des poursuites, conformément aux articles 240 et 241 du CPP. Selon la Cour de cassation, cette enquête constituait une étape fondamentale de l’instruction, pendant laquelle étaient utilisés tous les moyens de preuve prévus à l’article 178 du CPP, et elle tendait à vérifier si les conditions pour engager ou non des poursuites se trouvaient réunies. Toujours selon la Cour de cassation, compte tenu des modalités d’exécution et du but poursuivi, il n’y avait plus désormais de distinctions importantes entre l’enquête préliminaire et l’instruction préparatoire. Cette interprétation était donc claire au moment où la chambre d’accusation s’est prononcée sur la demande du requérant.

37. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence était « prévue par la loi ».

38. Cela dit, la manière dont ces dispositions ont été appliquées en l’espèce peut jouer dans l’appréciation par la Cour du caractère nécessaire de la mesure.

ii. But légitime

39. La Cour observe que la perquisition a été effectuée dans le cadre d’une enquête préliminaire, en amont de l’ouverture des poursuites pénales contre le requérant. Elle tendait à la recherche d’indices et de preuves de participation à une organisation criminelle opérant dans le domaine du blanchiment d’argent. De toute évidence, elle poursuivait à la fois la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, buts énumérés au paragraphe 2 de l’article 8 et légitimes au regard de cet article.

iii. Nécessaire dans une société démocratique

α) Les arguments des parties

40. Le requérant se réfère aux neuf violations distinctes de l’article 8 qu’il estime avoir subies (paragraphe 27 ci-dessus). Il se prévaut des arrêts de la Cour rendus en matière de perquisition et soutient qu’aucun des critères de conformité d’une perquisition aux exigences de l’article 8 posés par la Cour dans sa jurisprudence n’a été rempli dans son cas. Il ajoute que le Gouvernement n’a présenté aucun argument pour contrer huit des neuf violations en question.

41. Estimant que les objets trouvés et saisis avaient un lien direct avec les crimes sous investigation, le Gouvernement indique que la perquisition litigieuse était ainsi directement liée aux besoins de l’enquête préliminaire et qu’elle a abouti aux poursuites pénales ouvertes contre le requérant pour participation à une organisation criminelle. Il soutient que la perquisition a eu lieu de manière légale, en présence d’un témoin – la voisine du requérant –, sans qu’il fût nécessaire pour les autorités, eu égard à l’urgence de la situation, d’attendre le retour de l’intéressé. Il ajoute que l’ordre de perquisition préparé par le procureur était suffisamment spécifique et individualisé. Il précise à cet égard que, en ce qui concernait les infractions, référence était faite à l’article 187 (organisation criminelle) du code pénal ainsi qu’aux dispositions relatives aux perquisitions (articles 253 et suiv. du CPP) et que les autorités étaient invitées à saisir tout objet ayant, selon elles, une relation avec l’affaire.

β) Appréciation de la Cour

Principes applicables

42. La Cour rappelle avoir toujours jugé que les États contractants pouvaient estimer nécessaire de recourir à des mesures telles que des perquisitions et des saisies pour établir la preuve matérielle de certaines infractions. Il lui revient alors de contrôler le caractère pertinent et suffisant des motifs invoqués pour justifier pareilles mesures, ainsi que le respect du principe de proportionnalité. En ce qui concerne ce dernier point, la Cour doit d’abord veiller à ce que la législation et la pratique pertinentes apportent aux individus des garanties adéquates et effectives contre les abus. Elle doit ensuite examiner les circonstances particulières de l’espèce afin de déterminer si, in concreto, l’ingérence litigieuse était proportionnée au but recherché. Les critères que la Cour prend en compte pour trancher cette dernière question sont notamment les circonstances dans lesquelles le mandat a été émis, en particulier les autres éléments de preuve disponibles à l’époque, le contenu et l’étendue du mandat, la façon dont la perquisition a été menée, y compris la présence ou non d’observateurs indépendants, et l’étendue des répercussions possibles sur le travail et la réputation de la personne visée par la perquisition (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Rossem c. Belgique, no 41872/98, §§ 42-43, 9 décembre 2004, Smirnov c. Russie, no71362/01, § 44, 7 juin 2007, Mancevschi c. Moldova, no 33066/04, § 45, 7 octobre 2008, Misan c. Russie, no 4261/04, § 55, 2 octobre 2014 et K.S. et M.S. c. Allemagne, no 33696/11, § 44, 6 octobre 2016).

43. Dans le contexte des saisies et perquisitions, la Cour exige également que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire (Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 220, CEDH 2013 (extraits) ; Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c. France, nos 63629/10 et 60567/10, § 66, 2 avril 2015). La Cour rappelle également que figure parmi ces garanties l’existence d’un « contrôle efficace » des mesures attentatoires à l’article 8 de la Convention (Lambert c. France, 24 août 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).

Application des principes au cas d’espèce

44. La Cour relève d’abord que la perquisition en question a eu lieu au stade de l’enquête préliminaire, un stade antérieur à l’instruction préparatoire et donc particulièrement précoce de la procédure pénale. La Cour considère qu’une perquisition effectuée à un tel stade doit s’entourer des garanties adéquates et suffisantes afin d’éviter qu’elle ne serve à fournir aux autorités de police des éléments compromettants sur des personnes qui n’ont pas encore été identifiées comme étant suspectes d’avoir commis une infraction. La Cour estime aussi opportun de distinguer la présente affaire de certains arrêts de la Cour cités par le requérant et qui concernent des cas de perquisition dans des cabinets d’avocats ; les garanties devant entourer les perquisitions dans ce type de lieu pouvant être plus strictes que celles dans un appartement privé ou un local professionnel, compte tenu de la confidentialité des communications entre les avocats et leurs clients.

45. En application de sa jurisprudence, la Cour se doit d’examiner les modalités d’émission et les termes mêmes du mandat de perquisition pour vérifier si des précautions suffisantes ont été prises pour garantir que celle-ci ne dépassât pas le but de prévention et de répression des infractions envisagées par la mesure. Un mandat de perquisition doit être assorti de certaines limites pour que l’ingérence qu’il autorise dans les droits garantis par l’article 8, et en particulier le droit au respect du domicile, ne soit pas potentiellement illimitée et, partant, disproportionnée. Par conséquent, un mandat de perquisition doit comporter des mentions minimales permettant qu’un contrôle s’exerce sur le respect, par les agents qui l’ont exécuté, du champ d’investigation qu’il détermine. En outre, la personne visée doit disposer d’informations suffisantes sur les poursuites se trouvant à l’origine de l’acte en cause pour lui permettre d’en déceler, prévenir et dénoncer les abus (Van Rossem c. Belgique, précité, §§ 45 et 47).

46. La Cour constate que le mandat litigieux était rédigé dans des termes généraux. En effet, le 23 septembre 2010, le procureur près la cour d’appel ordonnait la perquisition litigieuse afin de « vérifier si des infractions criminelles [avaient] été commises, notamment celle de la constitution d’une organisation criminelle (article 187 du code pénal) par S.G. et I.G. ainsi que par d’autres personnes liées à eux et agissant de pair avec eux ». Il invitait aussi les enquêteurs à saisir « tout objet ou document qui s’y trouv[ait] et qui, à [leur] avis, a[vait] un lien avec l’affaire sous examen ». Il en ressort que le procureur ne donnait aucune information sur l’instruction en cause et sur les objets à saisir, octroyant ainsi de larges pouvoirs à l’enquêteur. Le mandat ne comportait aucune liste des pièces et des documents ayant un rapport avec la nature de l’infraction et les locaux désignés concernaient des domiciles privés et professionnels sans indication des noms de leurs propriétaires ou occupants. En outre, le procureur ne désignait pas nommément le requérant, ni ne décrivait quel pouvait être son lien avec l’affaire à élucider.

47. La Cour admet qu’il puisse y avoir des situations où il est impossible de rédiger des mandats de perquisition avec un degré avancé de précision. En particulier, dans de cas comme celui de l’espèce, où la perquisition a été ordonnée dans le but de recueillir des éléments de preuve concernant des soupçons sur des activités criminelles s’étalant sur de longues périodes et impliquant plusieurs personnes, il serait illusoire d’exiger que le mandat contienne des informations précises, telles une liste des objets ou des documents à saisir.

48. Toutefois, dans de tels cas, et en particulier lorsque la législation nationale ne prévoit pas de contrôle judiciaire ex ante factum sur la légalité et la nécessité de cette mesure d’instruction, il devrait exister d’autres garanties, notamment sur le plan de l’exécution du mandat, de nature à contrebalancer les imperfections liées à l’émission et au contenu du mandat de perquisition. En l’espèce, la Cour note que la législation interne grecque ne prévoit pas un tel contrôle ex ante : l’obligation faite par l’article 253A du CPP au procureur d’informer la chambre d’accusation dans un délai de trois jours à compter de la décision d’effectuer en cas d’urgence certains actes d’instruction au stade de l’enquête préliminaire, ne s’applique pas aux perquisitions.

49. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’affirmer que, par exemple, l’absence d’un mandat de perquisition peut être contrebalancée par un contrôle judiciaire ex post factum (Heino c. Finlande, no 56720/09, § 45, 15 février 2011). Encore faut-il que ce contrôle soit efficace dans les circonstances particulières de l’affaire en cause (Smirnov c. Russie, précité, § 45 in fine).

50. En premier lieu, la Cour note que la perquisition opérée en l’espèce s’est accompagnée de certaines garanties de procédure. D’une part, elle a été ordonnée par le procureur près la cour d’appel, qui a émis un mandat de perquisition (voir, a contrario, l’arrêt Gutsanovi précité) et a délégué cette tâche à la Direction de la police de l’Attique. D’autre part, la perquisition litigieuse a été menée par un officier de police accompagné d’un procureur adjoint.

51. La Cour constate que le requérant n’était présent à aucun moment de la perquisition, laquelle a duré douze heures et demie, et que le dossier ne permet pas de savoir si les enquêteurs ont tenté de l’informer de leur présence ou de leur action, alors que l’article 256 du CPP fait obligation à celui qui mène la perquisition d’inviter l’occupant des lieux à être présent. À supposer même que les autorités aient voulu obtenir un effet de surprise en évitant de prévenir à l’avance le requérant, rien ne les empêchaient, afin de se conformer à la lettre de l’article précité, de chercher à prendre contact avec lui pendant le déroulement de la perquisition en question qui s’est prolongée sur quelques heures. Quant à la voisine néerlandaise que les enquêteurs ont appelée pour qu’elle agît comme témoin, le Gouvernement n’a pas démontré qu’elle avait une maîtrise de la langue grecque lui permettant de recevoir des informations suffisantes sur les poursuites à l’origine de l’opération ou sur la nature des objets et documents recherchés.

52. À l’absence d’un contrôle judiciaire ex ante, à l’imprécision du mandat et à l’absence physique du requérant, se rajoute l’absence d’un contrôle judiciaire ex post factum immédiat. En effet, la perquisition a abouti à la saisie de deux ordinateurs et de centaines des documents dont il n’a jamais été élucidé si tous avaient un rapport direct avec l’infraction sous examen. Au vu du texte du mandat, l’on peut aussi se demander si le requérant avait été informé du cadre dans lequel la perquisition s’inscrivait, ce qui lui aurait permis de vérifier que la perquisition se limitait à la recherche de l’infraction mentionnée dans le mandat et d’en dénoncer d’éventuels abus (voir, mutatis mutandis, Van Rossem, précité, § 48). La chambre d’accusation de la cour d’appel d’Athènes, saisie par le requérant, a rendu sa décision plus de deux ans après la perquisition en question et a consacré la plus grande partie de sa décision à la question de savoir s’il était possible de procéder à une perquisition et à une saisie dans le cadre d’une enquête préliminaire. Les autorités internes ont donc manqué à l’obligation qu’elles avaient de justifier par des motifs « pertinents et suffisants » l’émission du mandat de perquisition (voir aussi Smirnov, précité, § 47).

53. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à l’absence de proportionnalité de l’ingérence avec le but poursuivi. Cela la dispense par ailleurs d’examiner les autres allégations du requérant, notamment celles relatives à l’absence, lors de la perquisition, de témoins ayant des connaissances juridiques et aux conséquences de la perquisition sur la confidentialité des données professionnelles du requérant.

54. La Cour estime dès lors que le Gouvernement n’a pas démontré qu’une balance équitable des intérêts en présence a été préservée en l’espèce. Elle en conclut que les mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnés à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer le respect du domicile. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

KALNĖNIENĖ c. BELGIQUE du 31 janvier 2017, requête 40233/17

Violation de l'article 8 dans la lutte contre le terrorisme à Molenbeck Saint Jean : perquisition décidée par la police sans obtenir un mandat du juge, manque de base légale interne pour porter atteinte au domicile de la requérante. En revanche pas de violation des articles 6-1,  6-2 et 13 de  la Convention, en ce qui concerne l'utilisation des preuves obtenues contre la requérante dans la perquisition illégale puisqu'elle a tout avoué sans "pression". Cet arrêt un peu confus mérite un appel. La Belgique doit adapter sa législation à la lutte contre le terrorisme.

32. Il est établi que le domicile de la requérante a été perquisitionné par des officiers de police judiciaire le 17 juin 2005 dans le cadre d’une large opération de perquisitions. Il n’est pas contesté qu’une telle perquisition s’analyse en une ingérence dans les droits de la requérante tels que garantis au titre du paragraphe 1 de l’article 8 de la Convention, et plus particulièrement à son droit au respect de son domicile. Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si elle satisfait aux conditions du paragraphe 2, c’est-à-dire qu’elle est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 72, 10 mars 2009). En particulier, l’expression « prévue par la loi » impose entre autres le respect du droit interne (Bykov, précité, § 76 ; voir également, par exemple, Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 26, CEDH 2000‑V).

33. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 127, CEDH 2015). Elle ne dispose que d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué. Il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007‑I).

34. En l’espèce, la Cour constate d’emblée que les juridictions nationales ont estimé que la perquisition effectuée au domicile de la requérante l’a été sans mandat du juge d’instruction (paragraphe 14, ci‑dessus).

35. Le Gouvernement fait néanmoins valoir que le mandat de perquisition délivré par le juge d’instruction le 13 juin 2005 était tout à fait régulier, qu’il respectait les formes prescrites par l’article 89bis CIC et qu’il permettait aux officiers de police judiciaire de perquisitionner le domicile de la requérante.

36. La Cour ne peut souscrire entièrement à une telle analyse. Il ne s’agit pas, en l’espèce, de déterminer si le mandat de perquisition du 13 juin 2005 était régulier, mais de vérifier si celui-ci autorisait légalement les officiers de police judiciaire à procéder à une perquisition au domicile de la requérante, non spécifiquement mentionné dans le mandat litigieux.

37. La Cour rappelle que les exceptions prévues au paragraphe 2 de l’article 8 doivent être interprétées de manière restrictive (Funke c. France, 25 février 1993, § 55, série A no 256‑A, et Keegan c. Royaume-Uni, no 28867/03, § 31, CEDH 2006‑X). Aussi, vu l’importance des droits garantis par l’article 8 de la Convention et de l’ingérence que constitue une perquisition dans ce droit, la Cour ne saurait accepter qu’un mandat de perquisition soit interprété de manière aussi extensive comme s’il avait été délivré pour un immeuble entier constitué de plusieurs logements et occupé par de multiples personnes y ayant leur domicile, sauf motivation particulière du juge d’instruction.

38. Au contraire, la Cour est convaincue par l’analyse effectuée par les juridictions internes quant à l’absence de mandat pour procéder à la perquisition dans le logement de la requérante. Or l’article 89bis CIC prévoit qu’une perquisition ne peut être effectuée par un officier de police judiciaire que si celui-ci dispose d’un mandat exprès du juge d’instruction (paragraphe 19, ci-dessus). Tel n’était pas le cas en l’espèce.

39. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y avait pas de base légale à la perquisition litigieuse, et que celle-ci n’était dès lors pas « prévue par la loi ». Eu égard à cette conclusion, elle n’est pas tenue de rechercher si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de l’un des buts énumérés au paragraphe 2 de cette disposition (Bykov, précité, § 82).

40. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

ARTICLE 6-1 ET 6-2

a) Principes généraux

47. La Cour a rappelé les principes généraux applicables en la matière dans son arrêt Bykov c. Russie (précité, §§ 88-93) en ces termes :

« 88. La Cour rappelle qu’elle a pour seule tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, d’assurer le respect des engagements résultant pour les États contractants de la Convention. Il ne lui appartient pas, en particulier, de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si l’article 6 garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telles, matière qui relève au premier chef du droit interne (Schenk, précité, § 45, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil 1998-IV, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, §§ 94‑96, CEDH 2006-IX).

89. La Cour n’a donc pas à se prononcer, par principe, sur l’admissibilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilité du requérant. Elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’« illégalité » en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (voir, notamment, Khan, précité, § 34, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 76, CEDH 2001-IX, Heglas c. République tchèque, no 5935/02, §§ 89-92, 1er mars 2007, et Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 42, CEDH 2002‑IX).

90. Pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut aussi se demander si les droits de la défense ont été respectés. Il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité de l’élément de preuve et de s’opposer à son utilisation. Il faut prendre également en compte la qualité de l’élément de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles il a été recueilli font douter de sa fiabilité ou de son exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre (voir, notamment, les arrêts Khan et Allan précités, respectivement §§ 35 et 37, et § 43).

91. En ce qui concerne en particulier l’examen de la nature de la violation de la Convention constatée, la Cour observe qu’elle a relevé notamment dans les affaires Khan (précité, §§ 25-28) et P.G. et J.H. c. Royaume-Uni (précité, §§ 37-38) que l’emploi d’appareils d’écoute secrète était contraire à l’article 8, puisque le recours à de tels dispositifs était dépourvu de base en droit interne et que l’ingérence dans l’exercice par les requérants concernés du droit au respect de leur vie privée n’était pas « prévue par la loi ». Néanmoins, l’admission comme preuves des informations ainsi obtenues ne se heurtait pas, dans les circonstances de ces affaires, aux exigences d’équité posées par l’article 6 § 1.

92. Quant au droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et au droit de garder le silence, la Cour rappelle que ces droits sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable. Ils ont notamment pour but de protéger l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et, ainsi, d’éviter les erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6 (John Murray c. Royaume‑Uni, 8 février 1996, § 45, Recueil 1996-I). Le droit de ne pas s’incriminer soi-même concerne en premier lieu le respect de la détermination d’un accusé à garder le silence et présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou des pressions, au mépris de la volonté de l’accusé (voir, notamment, Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, §§ 68-69, Recueil 1996-VI, Allan, précité, § 44, Jalloh, précité, §§ 94-117, et O’Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC] nos 15809/02 et 25624/02, §§ 53-63, CEDH 2007-III). Pour rechercher si une procédure a anéanti la substance même du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, la Cour doit examiner la nature et le degré de la coercition, l’existence de garanties appropriées dans la procédure et l’utilisation qui est faite des éléments ainsi obtenus (voir, par exemple, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, §§ 54-55, CEDH 2000-XII, et J.B. c. Suisse, no 31827/96, CEDH 2001‑III).

93. Les exigences générales d’équité posées à l’article 6 s’appliquent à toutes les procédures pénales, quel que soit le type d’infraction concerné. Les préoccupations d’intérêt général ne sauraient justifier des mesures vidant de leur substance même les droits de la défense d’un requérant, y compris celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination garanti par l’article 6 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Heaney et McGuinness, précité, §§ 57-58). »

b) Application au cas d’espèce

48. S’agissant en premier lieu de l’argument de la requérante tiré de l’absence de législation accessible et prévisible déterminant l’admissibilité de preuves obtenues de manière irrégulière, la Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que la jurisprudence belge en la matière était suffisamment bien établie au moment des faits et laissait au juge un large pouvoir d’appréciation pour atténuer voire, le cas échéant, effacer les conséquences des irrégularités affectant l’obtention d’une preuve (Lee Davies, précité, § 47). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette constatation en l’espèce, et ce d’autant plus que la jurisprudence constante de la Cour de cassation depuis l’arrêt dit « Antigone » a été consacrée en 2013 par l’article 32 du titre préliminaire du code de procédure pénale (paragraphes 22 à 25, ci-dessus).

49. Quant à l’équité de la procédure du fait de l’utilisation des preuves obtenues de manière irrégulière pour fonder la culpabilité de la requérante, la Cour constate que la chambre des mises en accusation dans son arrêt du 10 mai 2006 puis les juridictions du fond ont examiné de manière minutieuse si elles devaient, eu égard à la jurisprudence de la Cour de cassation, écarter des débats les éléments de preuve obtenus lors de la perquisition litigieuse (paragraphes 14 à 17, ci-dessus). Les juridictions prirent en compte le fait que l’irrégularité constatée n’était pas légalement sanctionnée par une nullité, qu’elle n’entachait pas la fiabilité des preuves ainsi recueillies, qu’elle n’avait pas été commise intentionnellement, que la requérante était poursuivie pour des faits très graves, que les éléments recueillis ne concernaient que des preuves matérielles et qu’il y avait d’autres éléments à charge pouvant mener à la déclaration de culpabilité de la requérante. Elles estimèrent qu’il n’y avait donc pas lieu d’écarter les preuves litigieuses des débats.

50. À cet égard, contrairement à ce qu’affirme la requérante, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé à plusieurs reprises que l’admission de preuves obtenues en violation de l’article 8 de la Convention ne se heurte pas en soi aux exigences du droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (parmi d’autres, Schenk, précité, § 76, P.G. et J.H., précité, §§ 37-38, Khan, précité, § 35, et Bykov, précité, § 91).

51. En l’espèce, la Cour relève que les circonstances dans lesquelles les éléments de preuve litigieux ont été recueillis ne font aucunement douter de leur fiabilité ou de leur exactitude. La requérante s’est vu offrir la possibilité de contester devant trois degrés de juridiction les éléments recueillis et les constatations faites et de s’opposer à leur utilisation. De plus, sa condamnation se fonde également sur d’autres éléments de preuve que ceux obtenus lors de la perquisition litigieuse (paragraphe 16, ci-dessus). Par ailleurs, rien ne permet de conclure que l’appréciation par les tribunaux internes ait été arbitraire ou manifestement déraisonnable, ou que les droits de la défense de la requérante n’aient pas été suffisamment respectés.

52. Enfin, s’agissant du droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination, il n’apparaît pas que la requérante ait, à la différence de l’affaire Allan c. Royaume-Uni (précité, §§ 50-53), fait l’objet de contrainte ou de pression, ni même d’un subterfuge pour lui soutirer des aveux ou d’autres déclarations l’incriminant. Au contraire, les preuves recueillies au cours de la perquisition litigieuse sont des éléments matériels qui existaient indépendamment de la volonté de la requérante (voir, mutatis mutandis, Saunders, précité, § 69, et Jalloh, précité, § 102).

53. Ainsi, la Cour estime que la procédure conduite dans l’affaire de la requérante, considérée dans son ensemble, n’a pas méconnu les exigences d’un procès équitable.

54. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

ARTICLE 13

60. La Cour relève que la requérante ne précise pas quel type de redressement elle estime être approprié pour la perquisition illégale à son domicile ; elle s’est bornée à demander que les éléments de preuve obtenus au cours de la perquisition soient écartés des débats.

61. La Cour relève qu’en vertu de la législation belge, la requérante a pu faire contrôler la régularité de la procédure. Au regard des exigences du droit à un procès équitable, les juridictions d’instruction et de jugement pouvaient déclarer les poursuites irrecevables ou écarter les éléments de preuve litigieux des débats. Or, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, la Cour a estimé que les exigences du droit à un procès équitable ne commandaient pas, en l’espèce, l’écartement des débats des éléments de preuve obtenus lors de la perquisition ni l’irrecevabilité des poursuites entamées contre la requérante (voir paragraphes 50 et 51, ci-dessus). L’article 13 de la Convention ne l’exigeait pas davantage.

62. De plus, la Cour constate, tel que l’a relevé le tribunal correctionnel (paragraphe 16, ci-dessus), que la requérante aurait également pu introduire une action en réparation contre l’État sur pied de l’article 1382 du code civil afin d’obtenir un redressement pour les dommages causés par la perquisition litigieuse (paragraphe 26, ci-dessus). La requérante n’a pas fait valoir qu’une telle procédure ne permettait pas un redressement adéquat.

63. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention.

KS et M.S c. Allemagne du 6 octobre 2016 requête no 33696/11

Non violation de l'article 8 : couple soupçonné d’évasion fiscale : la perquisition de leur domicile sur la base d’informations achetées par les services secrets allemands a constitué une mesure légale et proportionnée

La Cour constate que la perquisition du domicile des requérants s’analyse en une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de leur domicile et que cette ingérence avait une base en droit interne, à savoir les dispositions pertinentes du code de procédure pénale. De plus, eu égard à la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale (selon laquelle aucune règle absolue n’interdit l’utilisation dans un procès pénal de preuves recueillies en violation des règles procédurales), les requérants étaient à même de prévoir – au besoin après avoir pris conseil auprès d’un juriste – que les autorités nationales songeraient à fonder le mandat de perquisition sur les données provenant du Liechtenstein même si ces informations avaient pu être obtenues en violation de la loi. Dès lors, la perquisition était « prévue par la loi ». De plus, la perquisition du domicile des requérants était proportionnée au but légitime poursuivi, à savoir la prévention des infractions pénales. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour se penche sur les circonstances propres à l’affaire, en recourant à certains critères.

Premièrement, en ce qui concerne le point de savoir si la législation et la pratique allemandes offrent des garanties adéquates et effectives contre les abus, la Cour relève que les perquisitions telles que celle effectuée au domicile des requérants ne sont généralement ordonnées que par un juge, dans les conditions limitées énoncées par le code de procédure pénale. En outre, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la légalité de la perquisition a été contrôlée en première et en seconde instance. La juridiction de deuxième instance a même recherché si la base du mandat de perquisition, à savoir les données provenant du Liechtenstein, cadrait avec la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale sur l’utilisation d’éléments de preuve dans le cadre d’une procédure pénale. Est également pertinent le fait que les données en cause aient été utilisées dans le cadre de la procédure préliminaire et non de la procédure au principal contre les requérants.

Deuxièmement, pour ce qui est de la nature de l’infraction, la Cour observe qu’il s’agissait d’une infraction grave – l’évasion fiscale – qui a des répercussions sur les ressources de l’État et la capacité de celui-ci à agir dans l’intérêt collectif.

Troisièmement, concernant les modalités et circonstances de l’émission du mandat de perquisition, cette mesure a été ordonnée aux fins de l’obtention d’autres preuves et semble avoir été le seul moyen d’établir si les requérants avaient à répondre d’une évasion fiscale. De plus, rien n’indique qu’à l’époque les autorités allemandes aient délibérément et systématiquement violé le droit interne et le droit international pour recueillir des informations en vue de poursuivre des infractions fiscales.

Quatrièmement, s’agissant de la teneur et de la portée du mandat, la Cour considère qu’elles étaient précises dès lors que le mandat contenait une référence expresse et détaillée à l’infraction visée par l’enquête et indiquait les pièces recherchées comme éléments de preuve.

Concernant pour finir les éventuelles répercussions de la perquisition, les requérants n’ont fait état d’aucune retombée négative sur leur réputation personnelle.

En conséquence, dans cette affaire les juridictions allemandes n’ont pas outrepassé leur marge de manœuvre (« marge d’appréciation ») pour établir les conditions dans lesquelles des locaux d’habitation peuvent être perquisitionnés ; dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

POPOVI c. BULGARIE du 9 juin 2016 requête 39651/11

Violation de l'article 8 pour médiatisation de l'arrestation et perquisition policière, sans mandat du juge, dans l'étude notariale de la requérante.

1. Grief relatif à la médiatisation de l’arrestation du requérant

96. Le requérant se plaint que son arrestation ait été filmée et que l’enregistrement ait été livré aux médias par le service de presse du ministère de l’Intérieur. Il précise que certaines images tirées de cet enregistrement, le montrant couché au sol, les mains menottées dans le dos, ont été largement diffusées par la presse écrite et par les autres médias. Il soutient que cette situation s’analyse en une atteinte injustifiée à son droit au respect de sa vie privée. De plus, selon lui, cette ingérence n’était pas prévue par la loi et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

97. Le Gouvernement rétorque que l’intéressé ne s’est pas expressément opposé à ce que son arrestation fût filmée et médiatisée. Il expose que, en tout état de cause, il s’agissait d’une mesure qui était prévue par la loi, et qui avait pour but d’assurer le rassemblement de preuves dans le cadre d’une enquête pénale et la transparence du travail des services du ministère de l’Intérieur.

98. La Cour observe que les parties s’accordent à dire que l’enregistrement de l’arrestation du requérant tout comme la divulgation des images de celui-ci ont été faits par le service de communication du ministère de l’Intérieur. À la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, elle considère que l’enregistrement et la divulgation de ces images ont été réalisés sans l’accord du requérant. Cela étant, elle estime que l’absence d’une opposition expresse de la part de ce dernier ne saurait affecter sa conclusion. Aux yeux de la Cour, il s’agissait en l’occurrence d’une ingérence dans le droit à l’image du requérant, droit qui fait partie intégrante de la notion de vie privée (voir, par exemple, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI).

99. En vertu du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, pour qu’une telle ingérence soit justifiée, elle doit d’abord être « prévue par la loi ». Sur la base des informations dont elle dispose, la Cour estime que la question n’était pas régie par une « loi » répondant aux critères fixés par sa jurisprudence, mais qu’il s’agissait plutôt d’une pratique des organes du ministère de l’Intérieur accompagnant les opérations qui suscitaient un grand intérêt de la part du public et des médias. L’arrêt Slavov et autres c. Bulgarie (no 58500/10, § 37, 10 novembre 2015) donne un autre exemple de cette pratique. La Cour note également que le CPP bulgare prévoit la possibilité de procéder à des enregistrements vidéo dans le cadre de la procédure pénale quand il s’agit de rassembler des preuves, par exemple lors de l’inspection de la scène d’un crime, d’une perquisition ou d’un interrogatoire (paragraphe 54 ci-dessus). Or, en l’occurrence, ce ne sont pas les mesures d’instruction effectuées dans les locaux où le requérant a été arrêté qui ont été filmées et divulguées, mais l’arrestation même de l’intéressé. Il n’a donc pas été démontré devant la Cour que l’ingérence en cause était prévue par la loi.

100. Ce constat suffit à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention pour ce qui est de la médiatisation de l’arrestation du requérant.

2. Grief relatif à la perquisition et à la saisie effectuées dans les locaux de l’étude notariale

101. Les requérants se plaignent que l’étude notariale de la requérante ait été perquisitionnée sans l’autorisation d’un juge et que les policiers y aient saisi des téléphones portables appartenant au requérant. Ils allèguent que ces faits s’analysent en une ingérence dans leur droit au respect de leur domicile et de leur vie privée, ingérence qui, selon eux, n’était pas prévue par la législation interne, ne poursuivait aucun but légitime et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

102. Le Gouvernement ne conteste pas les faits ayant entouré la perquisition et la saisie en cause tels qu’ils ont été exposés par les requérants. Il est d’avis que les mesures dénoncées étaient prévues par la loi, qu’elles poursuivaient un but légitime et qu’elles étaient proportionnées à celui-ci.

103. La Cour estime tout d’abord qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect du domicile et dans l’exercice par le requérant de son droit à la vie privée : les locaux professionnels de la requérante ont été perquisitionnés et les responsables de l’enquête pénale y ont saisi des objets appartenant au requérant. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, c’est‑à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.

104. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, les mots « prévue par la loi » impliquent qu’une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention repose sur une base légale interne, que la législation en question soit suffisamment accessible et prévisible et qu’elle soit compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011).

105. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la perquisition et la saisie litigieuses reposaient sur les articles 160 et 161 du CPP (paragraphe 49 ci-dessus) qui exigeaient soit l’accord préalable soit l’approbation subséquente de ces mesures par un juge. Force est de constater que le Gouvernement n’a présenté ni autorisation d’un juge ni décision judiciaire motivée approuvant a posteriori les mesures d’instruction en cause. La Cour estime donc qu’il n’a pas été prouvé devant elle que l’ingérence en cause était prévue par la loi au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

106. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention concernant la perquisition et la saisie effectuées dans les locaux de l’étude notariale.

STOYANOV ET AUTRES c. BULGARIE du 31 mars 2016 requête du 31 mars 2016

Violation de l'article 8 : OPÉRATION PIEUVRE EN BULGARIE contre la Mafia, les requérant sont subi des perquisitions alors que la loi bulgare n'est pas assez précise pour protéger leurs droits tirés de la Convention.

123. La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur domicile : les logements des intéressés ont été perquisitionnés et les responsables de l’enquête pénale ont saisi plusieurs objets et documents qui s’y trouvaient. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, c’est‑à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.

124. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante les mots « prévue par la loi » impliquent qu’une ingérence aux droits garantis par l’article 8 de la Convention doit reposer sur une base légale interne et que la législation en question doit être suffisamment accessible et prévisible et être compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011.

125. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que les perquisitions litigieuses reposaient sur les articles 160 et 161 du CPP (paragraphe 45 ci-dessus). Elle estime que ces dispositions législatives ne posent aucun problème, s’agissant tant de leur accessibilité que de leur prévisibilité, au sens de sa jurisprudence précitée.

126. Concernant la dernière condition qualitative à laquelle la législation interne doit répondre, à savoir la compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, la Cour rappelle que, dans le contexte des saisies et perquisitions, elle exige que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire (Heino, précité, § 40). Nonobstant la marge d’appréciation qu’elle reconnaît en la matière aux États contractants, la Cour doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à conduire une perquisition sans mandat judiciaire : la protection des individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 de la Convention réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs (Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45, Recueil 1997‑VIII).

127. Dans la présente affaire, la Cour constate que les perquisitions et les saisies aux domiciles respectifs des requérants ont été effectuées sans l’autorisation préalable d’un juge. En effet, l’article 161, alinéa 2 du CPP permet aux organes d’enquête de procéder à de telles mesures d’instruction dans des cas urgents quand il existe un danger d’altération de preuves. La rédaction de cette disposition laisse en pratique une large marge de manœuvre aux autorités quant à l’appréciation de la nécessité et de l’ampleur des perquisitions et saisies (Gutsanovi, précité, § 221).

128. La Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer que, dans de telles situations, l’absence d’un mandat de perquisition et saisie peut être contrebalancée par un contrôle judiciaire a posteriori sur la légalité et la nécessité de ces mesures d’instruction (Heino, précité, § 45). En l’espèce, la Cour note que les procès-verbaux de perquisition et saisie ont étés présentés le même jour à deux juges du tribunal de la ville de Sofia, qui les ont approuvés. Elle observe qu’à la différence de l’affaire Gutsanovi (précitée, § 223), dans laquelle les seules traces écrites de l’approbation du juge étaient sa signature, le sceau du tribunal, la date et la mention « j’approuve » apposés sur la première page du procès-verbal, en l’occurrence, les juges chargés du contrôle de la légalité et de la nécessité des perquisitions et des saisies effectuées dans les logements des requérants ont rendu des décisions (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).

129. Cependant, à l’instar de l’affaire Gutsanovi, précitée, la Cour estime que lesdites décisions n’ont pas eu comme effet de remédier à l’absence de mandats judiciaires pour les raisons suivantes.

130. En vertu de la législation et la jurisprudence interne, la perquisition sans mandat judiciaire ne peut être effectuée qu’en cas d’urgence et l’existence d’une telle situation se trouve au cœur du contrôle a posteriori exercé par le juge en vertu de l’article 161, alinéa 2, du CPP (Gutsanovi, précité, § 60). Force est de constater que dans leurs décisions d’approbation des mesures en question les juges se sont simplement bornés à déclarer que la situation en cause était urgente (voir paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Or, la Cour estime qu’en l’absence de tout argument à l’appui de ces déclarations des juges, il n’a pas été démontré que les magistrats du siège ont exercé un contrôle effectif sur la légalité et la nécessité des mesures contestées.

131. Le contrôle effectif de la légalité et de la nécessité de ces mesures d’instruction était d’autant plus nécessaire qu’à aucun moment avant celles‑ci les requérants n’ont été informés concrètement du type d’objets liés à l’enquête pénale que les enquêteurs cherchaient à découvrir et à saisir à leurs domiciles. À cet égard, la Cour observe que le procès-verbal dressé le 10 février 2010 mentionnait uniquement que Plamen Stoyanov avait été invité à livrer tout objet, document ou support informatique contenant des éléments relatifs à l’enquête pénale menée par le service national de l’instruction (paragraphe 17 ci-dessus).

132. Il est vrai que la perquisition de l’appartement de Plamen Stoyanov a été opérée en présence de celui-ci, de son avocat et de deux témoins (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour considère néanmoins que, en l’absence d’une autorisation préalable délivrée par un juge et d’un contrôle effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, ces garanties procédurales n’étaient pas suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités de l’enquête.

133. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que même si les mesure d’instruction contestées avaient une base légale en droit interne, la législation nationale n’a pas offert aux requérants suffisamment de garanties contre l’arbitraire avant ou après les perquisitions. De ce fait, les requérants ont été privés de la protection contre l’arbitraire que leur conférait le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur domicile n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

134. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

MASLÁK ET MICHÁLKOVÁ c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE du 12 janvier 2016 requête 52028/13

Non violation de l'article 8 : les perquisitions de l'appartement et du véhicule effectuées avant l'ouverture d'une enquête pénale contre lui sont conformes car contrôlées par un juge qui a motivé son mandat. Les perquisitions ont étaient effectuées devant lui et des témoins voire devant lui et son avocat. Ils ont pu constater que les perquisitions ont eu lieu uniquement pour les nécessités de l'enquête et dans le cadre de celle-ci. Grâce aux PV de police, il a pu faire contrôler la légalité de ses perquisitions à posteriori, par la Cour Constitutionnelle.

73. La Cour observe que la perquisition a été effectuée dans le cadre d’une enquête préliminaire portant sur plusieurs actes d’extorsion, en amont de l’ouverture des poursuites pénales contre le requérant. Elle tendait à la recherche de preuves de l’existence de ces infractions et poursuivait donc les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales.

74. La Cour souligne que, pour que l’ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention, et en particulier le droit au respect du domicile, ne soit pas potentiellement illimitée et, partant, disproportionnée, le mandat de perquisition doit être assorti de certaines limites. Il doit dès lors comporter des mentions minimales permettant qu’un contrôle s’exerce sur le respect, par les agents qui l’ont exécuté, du champ d’investigation qu’il détermine. À cette fin, la personne visée doit disposer d’informations suffisantes sur les poursuites se trouvant à l’origine de l’acte en cause pour lui permettre d’en déceler, prévenir et dénoncer les abus (voir, mutatis mutandis, Van Rossem, précité, §§ 45 et 47). Dans le contexte des saisies et perquisitions, la Cour exige également que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire (Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 220, CEDH 2013 (extraits)).

75. Il convient de noter d’emblée, en l’espèce, que les perquisitions au domicile, dans le garage et les véhicules du requérant ont été effectuées avec l’autorisation préalable d’un juge. Eu égard au pouvoir d’appréciation que le droit national lui accorde, le juge ayant délivré les mandats litigieux était fondé à considérer, sur la base des éléments étayant la demande du parquet, que ces perquisitions s’imposaient pour recueillir les éléments de preuve concernant les infractions sur lesquelles la police était en train d’enquêter.

76. Étant donné que les perquisitions ont eu lieu avant l’ouverture d’une procédure pénale contre le requérant, c’est-à-dire avant qu’il eût été informé des indices et des charges retenus pour autoriser de telles ingérences, il y a lieu d’examiner si les termes des mandats en question et les circonstances entourant les perquisitions permettaient au requérant de s’assurer que ces ingérences se limitaient à la recherche des infractions dont il était soupçonné et d’en dénoncer d’éventuels abus (voir, mutatis mutandis, Van Rossem, précité, § 48).

77. La Cour note à cet égard que, selon les mandats de perquisition litigieux (paragraphe 12 ci-dessus), ces actes d’enquête avaient lieu pour les besoins de l’affaire pénale menée contre un groupe de personnes pour une activité d’extorsion grave et violente. Les mandats précisent les lieux à perquisitionner et indiquent les faits sur lesquels la police était en train d’enquêter, les premiers résultats de cette enquête et l’implication du requérant. Ils concluent que, dès lors, il existait des soupçons plausibles que ces lieux utilisés par le requérant puissent abriter les objets importants pour la procédure pénale qu’il faudrait saisir, tels des armes utilisées pour attaquer les victimes et leurs biens, les vêtements et chaussures portés lors des attaques contre les victimes et leurs biens, des équipements de télécommunication et d’informatique, des pièces écrites et d’autres.

78. Il y a également lieu de relever que ces mandats ont été notifiés au requérant. Sur ce point, la Cour ne perd pas de vue que, selon les parties, le requérant n’a été que brièvement informé du contenu du mandat concerné avant la perquisition de son appartement et que ce mandat lui a été notifié cinq minutes après le début de la perquisition (paragraphes 14 et 54 in fine ci-dessus). Elle estime cependant que, malgré ce retard mineur dans la notification du mandat, le requérant peut être considéré comme ayant été informé du « contexte » dans lequel la perquisition s’inscrivait, de sorte qu’il était à même de s’assurer, durant la perquisition, que cette mesure n’allait pas au-delà de ce qui était rendu nécessaire par les éléments que le juge avait pris en compte pour l’autoriser.

79. De plus, les perquisitions ont eu lieu en présence du requérant et d’une tierce personne (paragraphe 13 ci-dessus) ainsi que, pour ce qui est du véhicule Land Rover, de son avocat (paragraphe 15 ci-dessus) (voir, à l’inverse, Van Rossem, précité, §§ 48-50).

80. La Cour est d’avis que les éléments susmentionnés suffisent pour conclure que le requérant a été à même d’exercer de manière effective le contrôle qui devait pouvoir s’opérer sur l’étendue des perquisitions effectuées. Elle estime pouvoir parvenir à ce constat en dépit de la controverse entre les parties sur la question de savoir si le requérant a subi un interrogatoire préalable en bonne et due forme, question sur laquelle elle-même ne saurait se prononcer dès lors qu’elle n’a pas été examinée par la Cour constitutionnelle (paragraphes 43-47).

81. Quant aux garanties de procédure dont bénéficiait le requérant, la Cour rappelle que les perquisitions litigieuses ont été autorisées par le juge. À leur issue, la police a dressé des procès-verbaux qui, comme il ressort de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, contribuent à ce que la légalité d’un acte présumé non susceptible de report puisse être réexaminée lors d’un contrôle judiciaire a posteriori (voir, mutatis mutandis, Mastepan c. Russie, no 3708/03, § 43 in fine, 14 janvier 2010). En droit tchèque, ce contrôle peut être effectué soit par un tribunal statuant sur le bien-fondé de l’accusation, soit par la Cour constitutionnelle.

82. En l’occurrence, saisie du recours constitutionnel du requérant, la Cour constitutionnelle a effectué un contrôle de la conventionalité et, de l’avis de la Cour, ses considérations ne sauraient être qualifiées d’arbitraires ou de déraisonnables (paragraphes 70-71 ci-dessus). La Cour observe en outre que rien n’indique que le requérant aurait été empêché de contester l’irrégularité des mandats et des perquisitions elles-mêmes au cours de la procédure pénale menée à son encontre.

83. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le requérant bénéficiait de suffisamment de garanties contre l’arbitraire et que les manquements allégués par lui n’ont pas enfreint les exigences prévues par le second paragraphe de l’article 8.

Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE du 10 novembre 2015 requête 58500/10

Violation de l'article 8 : la perquisition au domicile non contrôlée par un juge d'instruction est contraire à la convention car il n'y a aucune protection contre l'arbitraire.

141. La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur domicile : leur maison familiale a été perquisitionnée et les responsables de l’enquête pénale y ont saisi plusieurs objets et documents qui s’y trouvaient. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.

142. La Cour rappelle que, en vertu de sa jurisprudence constante, les mots « prévue par la loi » imposent qu’une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 8 repose sur une base légale interne, que la législation en question soit suffisamment accessible et prévisible et soit compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011).

143. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la perquisition litigieuse reposait sur les articles 160 et 161 du CPP (Gutsanovi, précité, § 59). Elle estime que ces dispositions législatives ne soulèvent aucun problème, s’agissant tant de leur accessibilité que de leur prévisibilité, au sens de sa jurisprudence précitée.

144. Concernant la dernière condition qualitative à laquelle doit répondre la législation interne, à savoir la compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, la Cour rappelle que, dans le contexte des saisies et perquisitions, elle exige que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire (Heino, précité, § 40). Nonobstant la marge d’appréciation qu’elle reconnaît en la matière aux États contractants, elle doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à conduire une perquisition sans mandat judiciaire : la protection des individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs (Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45, Recueil 1997‑VIII).

145. Dans la présente affaire, la Cour relève que la perquisition au domicile des quatre requérants a été effectuée sans l’autorisation préalable d’un juge. Elle note que l’article 161, alinéa 2, du CPP permet aux organes d’enquête de procéder à de telles perquisitions dans des situations d’urgence où il existe un risque d’altération des preuves et que la rédaction de cette disposition laisse en pratique une large marge de manœuvre aux autorités quant à l’appréciation de la nécessité et de l’ampleur des perquisitions.

146. La Cour a déjà affirmé que, dans de telles situations, l’absence d’un mandat de perquisition pouvait être contrecarrée par un contrôle judiciaire ex post factum sur la légalité et la nécessité de cette mesure d’instruction (Heino, précité, § 45). Encore faut-il que ce contrôle soit efficace dans les circonstances particulières de l’affaire en cause (Smirnov c. Russie, no 71362/01, § 45 in fine, 7 juin 2007).

147. En l’espèce, conformément à l’article 161, alinéa 2, du CPP, le procès-verbal dressé à l’issue de la perquisition du domicile des requérants a été présenté à un juge du tribunal régional de Varna qui l’a formellement approuvé le même jour (paragraphe 23 ci‑dessus). Selon la jurisprudence des tribunaux bulgares, le juge statuant en vertu de l’article 161, alinéa 2, du CPP doit s’assurer que la perquisition a été effectuée dans le respect des conditions matérielles et procédurales prévues par le droit interne (Gutsanovi, précité, § 60). Force est de constater que le Gouvernement n’a produit aucune ordonnance par laquelle le juge aurait approuvé la perquisition effectuée au domicile des requérants et exposé les motifs de cette approbation. La seule trace écrite de l’approbation du juge se trouve sur la première page du procès-verbal : le juge y a apposé sa signature, le sceau du tribunal régional, la date et l’heure de sa décision et la mention « J’approuve » (paragraphe 23 ci-dessus). Or la Cour estime que ces éléments ne suffisent pas à démontrer que le juge a efficacement contrôlé la légalité et la nécessité de la mesure contestée. Elle rappelle par ailleurs que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’un autre recours qui aurait permis aux requérants de faire examiner la légalité et la nécessité de la perquisition à leur domicile.

148. Le contrôle effectif de la légalité et de la nécessité de la mesure d’instruction en cause était d’autant plus nécessaire qu’à aucun moment avant celle-ci il n’avait été précisé quels étaient concrètement les objets liés à l’enquête pénale que les enquêteurs s’attendaient à découvrir et à saisir au domicile des requérants. Le procès-verbal dressé le 31 mars 2010 mentionnait uniquement que M. Slavov avait été invité à livrer tout objet, document ou support informatique contenant des éléments relatifs à l’enquête pénale no 128/10 menée par la direction de la police à Varna (paragraphe 21 ci-dessus). Par ailleurs, la portée très générale de la perquisition en cause est confirmée par le nombre important et la diversité des objets saisis et par l’absence de tout lien apparent entre certains de ces objets et les infractions pénales sur lesquelles portait l’enquête en cause. La Cour observe par exemple que les enquêteurs ont saisi, entre autres, deux pistolets et deux permis de port d’arme de M. Slavov (paragraphe 22 ci‑dessus), alors que les poursuites pénales en cause concernaient un détournement de fonds publics par le biais de l’achat d’autobus à des prix fictifs pour le compte de la compagnie municipale des transports en commun et qu’il ne s’agissait pas d’une infraction pénale impliquant l’utilisation d’une arme à feu (paragraphe 28 ci-dessus). Par ailleurs, l’enquête pénale en cause avait été ouverte cinq mois auparavant (paragraphe 9 ci-dessus), ce qui pose la question de savoir si les organes de l’enquête n’auraient pas pu demander la délivrance d’un mandat judiciaire avant de procéder à la perquisition du domicile des requérants.

149. Il est vrai que la perquisition litigieuse a été opérée en présence de M. Slavov, de deux autres témoins et d’un expert (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour considère néanmoins que, en l’absence d’une autorisation préalable délivrée par un juge et d’un contrôle effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, ces garanties procédurales n’étaient pas suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités d’enquête.

150. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que même si la mesure d’instruction contestée avait une base légale en droit interne, la législation nationale n’a pas offert aux requérants suffisamment de garanties contre l’arbitraire avant ou après la perquisition. De ce fait, les requérants ont été privés de la protection contre l’arbitraire que leur conférait le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur domicile n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

151. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

Camenzind contre Suisse du 16 décembre 1997 requête 21353/93 Hudoc 739

"Les Etats contractants peuvent estimer de recourir à des mesures telles les visites domiciliaires et les saisies pour établir la preuve matérielle de certaines infractions.

La Cour contrôle alors la pertinence et la suffisance de motif invoqués pour justifier celles-ci ainsi que le respect du principe de proportionnalité sus mentionné ()

Quant à ce dernier point, elle est amenée, d'une part à s'assurer que la législation et la pratique en la matière offrent aux individus des "garanties adéquates et suffisantes contre les abus nonobstant une marge d'appréciation qu'elle reconnaît  en la matière aux Etats contractants, elle doit redoubler de vigilance lorsque, comme en l'espèce, le droit national habilite l'administration à prescrire et conduire une perquisition domiciliaire sans mandat judiciaire ()

La protection des individus contre les atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l'article 8 réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs. La Cour examine, d'autre part, les circonstances particulières à chaque affaire afin de déterminer si, in concreto, l'ingérence était proportionnée au but recherché ()

Eu égard aux garanties offertes par la législation fédérale suisse et surtout à la très faible ampleur de la perquisition dont il est question, la Cour admet que l'ingérence dans le droit du requérant au respect de son domicile peut passer pour proportionnée au but poursuivi et donc " nécessaire dans une société démocratique" au sens de l'article 8" 

Crémieux contre France du 25/02/1993 Hudoc 389 requête 11471/85

La C.E.D.H constate si les perquisitions douanières à domicile sont prévues par la loi et ont un but légitime

"Or il n'en allait pas ainsi en l'occurrence à l'époque des faits. La Cour n'ayant pas à se prononcer sur les réformes législatives de 1986 et 1989, qui visaient à mieux protéger les individus ()

L'administration des douanes disposait de pouvoir fort larges, elle avait notamment compétence pour apprécier seule l'opportunité, le nombre, la durée et l'ampleur des opérations de contrôle ()

En l'absence surtout d'un mandat judiciaire, les restrictions et conditions prévues par la loi et soulignées par le Gouvernement apparaissaient trop lâches et lacunaires pour que les ingérences dans les droits du requérant fussent étroitement proportionnées au but légitime recherché"

Funke contre France du 25/02/1993 Hudoc 393 requête 10828/94

"A ces considérations générales s'ajoute une observation particulière, l'administration des douanes ne porta jamais plainte contre Monsieur Funke pour infraction à la réglementation sur les relations financières avec l'étranger"

Miailhe contre France du 25/02/1993 Hudoc 395 requête 12661/87

"A ces considérations générales, s'ajoute une observation particulière, les saisies  subies par Monsieur et Madame Miailhe revêtissent un caractère massif et surtout indifférencié à tel enseigne que les douanes jugèrent sans intérêt pour l'enquête plusieurs milliers de document et les restituèrent aux intéressés"

Ernst contre Belgique et autres du 15/07/2003 Hudoc 4488 requête 33400/96

"§109: elle (la Cour) a jugé qu'il était temps de reconnaître, dans certaines circonstances, que les droits garantis sous l'angle de l'article 8 de la Convention pouvaient être interprétés comme incluant, pour une société, le droit au respect de son siège, de son agence, ou de ses locaux professionnels.

Les mandats de perquisition qui ne donnaient  aucune information sur l'instruction en cause sur les lieux précis à visiter et sur les objets à saisir octroyaient ainsi de larges pouvoirs aux enquêteurs. Un grand nombre d'objets, dont les disquettes informatiques et les disques durs des ordinateurs des requérants, furent effectivement saisis; le contenu de certains documents et supports magnétiques, fut copié. En outre, le gouvernement admet que les requérants ne reçurent pas d'information sur les poursuites qui ont rendu l'opération nécessaire. Ils ont ainsi été laissés dans l'ignorance quant aux motifs concrets des perquisitions effectuées chez eux"

Partant, la violation de l'article 8 de la Convention est constatée. 

Arrêt Van Rossem C. Belgique et autres du 09/12/2004 requête 41872/98

 La C.E.D.H constate qu'une perquisition a un but légitime prévu par la loi

avant de chercher si elle est nécessaire dans les circonstances de la cause

"c)  Nécessaire dans une société démocratique

41.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité d’une ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen. Les exceptions que ménage le paragraphe 2 de l’article 8 appellent une interprétation étroite et leur nécessité dans un cas donné doit se trouver établie de manière convaincante (Ernst et autres, précité, § 113 et Miailhe c. France, arrêt du 25 février 1993, série A no 256-C, p. 89, § 36).

  42.  La Cour reconnaît que les Etats peuvent estimer nécessaire de recourir à certaines mesures, telles les visites domiciliaires et les saisies, pour établir la preuve matérielle de certaines infractions. Encore faut-il que leur législation et leur pratique offrent des garanties adéquates et suffisantes contre les abus (mutatis mutandis, Ernst et autres, précité, § 114 et Camenzind c. Suisse, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, § 45).

  43.  La Cour note que les perquisitions opérées en l’espèce se sont accompagnées de certaines garanties de procédure. Elles ont été ordonnées par le conseiller instructeur qui, certes, n’a pas procédé lui-même aux perquisitions mais a délégué cette tâche à un officier de police judiciaire, habilité selon la loi à agir à sa place. On ne saurait attacher une importance particulière à cette délégation, même si l’article 89 bis du code d’instruction criminelle dispose qu’elle peut seulement intervenir « dans les cas de nécessité ». Des impératifs d’efficacité notamment peuvent la justifier, entre autres en cas de perquisitions multiples, comme en l’espèce. Des précautions particulières s’imposent dans cette hypothèse pour garantir que l’ingérence ne dépasse pas le but de prévention et de répression des infractions pénales envisagées par la mesure.

  44.  Parmi ces garanties figure dans la présente affaire le fait que les perquisitions ont été opérées sous les ordres du commissaire Kerstens, qui avait procédé au premier interrogatoire du requérant et qui a assisté personnellement à deux d’entre elles, accompagné de huit personnes. La Cour se doit cependant de constater que les différents mandats de perquisition étaient rédigés en termes larges (Niemietz, précité, § 37 ; Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003, § 70 ; a contrario, Keslassy c. France (déc.), no 51578/99, CEDH 2002-I, et Tamosius c. Royaume-Uni (déc.), no 62002/00, CEDH 2002-VIII, Ernst et autres, précité, § 116). En effet, le conseiller instructeur ordonna, le 27 juin 1990, la série des perquisitions « aux fins d’y rechercher et d’y saisir toutes les pièces et documents utiles à l’instruction (...) », sans aucune limitation de quelque ordre. Ces mandats de perquisition, qui ne donnaient aucune information sur l’instruction en cause et sur les objets à saisir, octroyaient ainsi de larges pouvoirs aux enquêteurs (voir Funke, Crémieux et Miailhe, précités).

  45.  D’après la Cour, un mandat de perquisition doit être assorti de certaines limites pour que l’ingérence qu’il autorise dans les droits garantis par l’article 8, et en particulier le droit au respect du domicile, ne soit pas potentiellement illimitée et, partant, disproportionnée. Par conséquent, un mandat de perquisition doit comporter des mentions minimales permettant qu’un contrôle s’exerce sur le respect, par les agents qui l’ont exécuté, du champ d’investigation qu’il détermine.

  46.  Il en découle, aux yeux de la Cour, que les mandats de perquisition auraient dû, en l’espèce, à tout le moins contenir les mêmes mentions que celles figurant dans le réquisitoire aux fins d’instruire du procureur du Roi. A cet égard, la Cour ne peut se contenter de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les enquêteurs « connaissaient l’instruction » et par laquelle il relaie une considération de la Cour de cassation faisant état de ce que la cour d’appel d’Anvers avait relevé que les enquêteurs « savaient effectivement ce qu’ils devaient rechercher ». En effet, il ressort de l’exposé des faits que la cour d’appel d’Anvers n’a pu que « supposer » que le magistrat instructeur avait fourni aux enquêteurs les explications utiles à ce sujet. Il est aussi symptomatique qu’aucune liste des pièces et documents emportés ne fut dressée pour les perquisitions menées dans les locaux des sociétés commerciales dirigées par le requérant. La Cour ne peut que remarquer le caractère massif de l’opération, qui comportait cinq perquisitions au cours desquelles nombre de documents et de pièces furent effectivement saisis.

47.  La circonstance que les enquêteurs auraient su « effectivement ce qu’ils devaient rechercher » ne saurait par ailleurs suffire. Aux yeux de la Cour, l’élément déterminant est que la ou les personne(s) visée(s) par la mesure, ou une tierce personne, dispose d’informations suffisantes sur les poursuites se trouvant à l’origine de l’opération pour lui permettre d’en déceler, prévenir et dénoncer les abus (voir Funke, Crémieux et Miailhe, précités, respectivement § 56, § 39 et § 37).

  48.  La Cour estime qu’au vu du texte des mandats en cause, rédigés en termes larges, seul le requérant, qui avait été interrogé préalablement par le commissaire sous la direction duquel les perquisitions litigieuses ont été effectuées, pouvait, en l’espèce, être considéré ayant été informé du « contexte » dans lequel celles-ci s’inscrivaient, à savoir l’ouverture d’une instruction du chef de faux en écritures et usage, abus de confiance et émission de chèques sans provision. Ceci lui aurait permis de s’assurer que la perquisition se limitait à la recherche de ces infractions et d’en dénoncer d’éventuels abus, permettant par là l’exercice d’un contrôle sur l’étendue des perquisitions et saisies effectuées.

  49.  Or, la Cour constate que le requérant n’était présent lors d’aucune des perquisitions. Il en va particulièrement ainsi pour celle menée à son domicile privé, la seule pour laquelle des précisions ont été données à la Cour. Le requérant était absent et il n’apparaît pas que les enquêteurs ont tenté de l’informer de leur présence, de leur action et de leurs intentions après que son fils les ait informés de ce que celui-ci était absent pour la journée. Quant au concierge qu’ils ont appelé pour qu’il agisse comme témoin, au vu de l’absence totale de précision du mandat de perquisition, celui-ci ne peut raisonnement passer comme ayant reçu des informations suffisantes sur les poursuites se trouvant à l’origine de l’opération.

  50.  De plus, la Cour relève qu’aucun inventaire n’a été dressé quant aux objet saisis dans les locaux des sociétés commerciales dirigées par le requérant. Si le Gouvernement explique que cette situation se justifie par le fait qu’un grand nombre de pièces et documents ont été saisis, la Cour ne peut que le regretter en l’espèce : alors que ni les mentions portées sur le mandat de perquisition ni la présence du requérant sur les lieux n’avait pu assurer de manière effective et complète le contrôle qui devait pouvoir s’opérer sur l’étendue de la perquisition, l’intéressé n’a de la sorte pas pu raisonnablement identifier chaque objet saisi. Or, un tel inventaire aurait pour le moins permis au requérant de demander a posteriori la levée des objets saisis (sur la base de l’article 61 quater du CIC) et cette absence partielle d’inventaire a rendu ce contrôle curatif particulièrement difficile, voire impossible à exercer. La circonstance que cette formalité n’est pas prescrite à peine de nullité est, à cet égard, sans incidence.

  51.  La Cour en arrive à la conclusion que le Gouvernement n’a pas démontré qu’une balance équitable des intérêts en présence a été préservée en l’espèce. Elle en conclut que les mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnés à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer le respect du domicile. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention."

GUTSANOVI c. BULGARIE du 15 Octobre 2013 requête 34529/10

La perquisition a eu lieu en présence d'avocat mais il n'y a pas eu de contrôle de la légalité par le juge d'instruction avant ou après la perquisition.

217.  La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur domicile : leur maison familiale a été perquisitionnée et les responsables de l’enquête pénale ont saisi plusieurs objets et documents qui s’y trouvaient. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8, c’est‑à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.

218.  La Cour rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence constante les mots « prévue par la loi » impliquent qu’une ingérence aux droits garantis par l’article 8 doit reposer sur une base légale interne, que la législation en question doit être suffisamment accessible et prévisible et que celle-ci doit être compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir parmi beaucoup d’autres Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V ; Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008 ; Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011.

219.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la perquisition litigieuse reposait sur les articles 160 et 161 du code de procédure pénale bulgare (voir paragraphe 59 ci-dessus). Elle estime que ces dispositions législatives ne posent pas de problèmes ni en ce qui concerne leur accessibilité ni pour ce qui est de leur prévisibilité, au sens de sa jurisprudence précitée.

220.  Concernant la dernière condition qualitative à laquelle doit répondre la législation interne, à savoir la compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, la Cour rappelle que dans le contexte des saisies et perquisitions elle exige que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire (voir l’arrêt Heino, précité, § 40). Nonobstant la marge d’appréciation qu’elle reconnaît en la matière aux Etats contractants, la Cour doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à conduire une perquisition sans mandat judiciaire : la protection des individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs (voir Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII).

221.  Dans la présente affaire la perquisition au domicile des quatre requérants a été effectuée sans l’autorisation préalable d’un juge. En effet l’article 161, alinéa 2 du CPP permet aux organes de l’enquête de procéder à de telles perquisitions dans des cas urgents où il existe un danger d’altération de preuves. Or, la rédaction de cette disposition laisse en pratique une large marge de manœuvre aux autorités quant à l’appréciation de la nécessité et de l’ampleur des perquisitions.

222.  La Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer que, dans de telles situations, l’absence d’un mandat de perquisition peut être contrecarrée par un contrôle judiciaire ex post factum sur la légalité et la nécessité de cette mesure d’instruction (voir l’arrêt Heino, précité, § 45). Encore faut-il que ce contrôle soit efficace dans les circonstances particulières de l’affaire en cause (Smirnov c. Russie, no 71362/01, § 45 in fine, 7 juin 2007).

223.  Dans le cas d’espèce, conformément à l’article 161, alinéa 2 du CPP, le procès-verbal dressé à l’issue de la perquisition de la maison des requérants a été présenté à un juge du tribunal régional de Varna qui l’a formellement approuvé le lendemain matin (voir paragraphe 35 in fine ci‑dessus). Selon la jurisprudence des tribunaux bulgares, le juge statuant en vertu de l’article 161, alinéa 2, du CPP doit s’assurer que la perquisition a été effectuée dans le respect des conditions matérielles et procédurales prévues par le droit interne (voir paragraphe 60 ci-dessus). Force est de constater que le Gouvernement n’a produit aucune ordonnance émanant du juge qui a approuvé la perquisition effectuée au domicile des requérants et exposant les motifs de cette approbation. La seule trace écrite de l’approbation du juge se trouve sur la page de tête du procès-verbal : le juge y a apposé sa signature, le sceau du tribunal régional, la date et l’heure de sa décision et la mention « J’approuve » (voir paragraphe 35 in fine ci-dessus). Or, la Cour n’estime pas que ces éléments soient suffisants pour démontrer que le juge a efficacement contrôlé la légalité et la nécessité de la mesure contestée. Elle rappelle par ailleurs que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait un autre recours qui aurait permis aux requérants de faire examiner la légalité et la nécessité de la perquisition à leur domicile (voir paragraphe 211 ci-dessus).

224.  Le contrôle effectif sur la légalité et la nécessité de la mesure d’instruction en cause était d’autant plus nécessaire qu’à aucun moment avant celle-ci il n’a été précisé quels étaient concrètement les documents et les objets liés à l’enquête pénale que les enquêteurs s’attendaient à découvrir et saisir au domicile des requérants. Le procès-verbal dressé le 31 mars 2010 mentionnait uniquement que M. Gutsanov avait été invité à livrer tout objet, document ou système informatique contenant des éléments relatifs à l’enquête pénale no 128/10 menée par la direction de la police à Varna (paragraphe 32 ci-dessus). Il contient également une objection écrite de l’avocat de M. Gutsanov sur ce même point (paragraphe 35 ci-dessus). Par ailleurs, la portée générale de la perquisition en cause est confirmée par le nombre important et la diversité des objets et documents saisis et par l’absence de tout lien apparent entre certains de ces objets et les infractions pénales sur lesquelles portait l’enquête en cause. A titre d’exemple, la Cour observe que les enquêteurs ont saisi, entre autres, le pistolet et le permis de port d’armes de M. Gutsanov (voir paragraphe 34 ci-dessus), alors que les poursuites pénales en cause concernaient un détournement de fonds publics par le biais d’achat d’autobus à des prix fictifs pour le compte de la compagnie municipale des transports en communs et qu’il ne s’agissait pas d’une infraction pénale impliquant l’utilisation d’une arme à feu (voir paragraphe 42 ci-dessus). Par ailleurs, l’enquête pénale en cause avait été ouverte cinq mois auparavant (voir paragraphe 9 ci-dessus), ce qui posait la question de savoir si les organes de l’enquête n’auraient pas pu demander la délivrance d’un mandat judiciaire avant de procéder à la perquisition du domicile des requérants.

225.  Il est vrai que la perquisition litigieuse a été opérée en la présence de M. Gutsanov, de son avocat, de deux autres témoins et d’un expert (voir paragraphe 32 ci-dessus). Or, la Cour considère qu’en l’absence d’une autorisation préalable d’un juge et d’un contrôle effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, ces garanties procédurales n’étaient pas suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités de l’enquête pénale.

226.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que même si la mesure d’instruction contestée avait une base légale dans le droit interne, la législation nationale n’a pas offert aux requérants suffisamment de garanties contre l’arbitraire avant ou après la perquisition. De ce fait, les requérants ont été privé de la protection nécessaires contre l’arbitraire que leur conférait le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’ingérence dans le droit au respect du domicile des requérants n’a pas été « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

227.  Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

Société MÉTALLURGIQUE LIOTARD FRÈRES c. FRANCE

du 5 mai 2011 Requête n°29598/08

Les visites domiciliaires au sens des articles L 450-4 du Code de Commerce et L 16 B du livre des procédures fiscales ne permettent pas aux administrés de faire appel de l'ordonnance qui l'autorise.

Le pourvoi en cassation est inutile puisque à postériori de la visite domiciliaire et ne concerne que le droit et pas les faits.

4.  La requérante est une personne morale de droit français, dont le siège social se trouve à Saint-Pierre-des-Corps. Elle a pour activité la mise en bouteilles de gaz à usage domestique et leur commercialisation.

5.  Par une note du 29 mars 2006, à la suite d’une enquête menée dans le secteur des bouteilles de gaz à usage domestique et des renseignements obtenus dans le cadre d’une demande de clémence formulée par une société mère et sa filiale distributrice de gaz, le rapporteur général du Conseil de la concurrence demanda l’ouverture d’une enquête sur les pratiques relevées dans le secteur d’activité de la requérante.

6.  Le 10 mai 2006, soupçonnant la requérante de pratiques anticoncurrentielles, l’Administration de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes saisit le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris d’une requête tendant à la mise en œuvre de son droit de visite et de saisie prévu à l’article L. 450-4 du code de commerce.

7.  Par une ordonnance du 22 mai 2006, le juge autorisa l’administration à procéder ou à faire procéder, dans les locaux des entreprises incluant la requérante, sise à Saint-Pierre-des-Corps, « aux visites et aux saisies prévues par les dispositions de l’article L. 450-4 afin de rechercher la preuve des agissements qui entrent dans le champ des pratiques prohibées par [...] l’article L. 420-1 du code de commerce et l’article 81-1 du traité de Rome relevés dans le secteur des bouteilles de gaz de pétrole liquéfié (GPL) à usage domestique ainsi que toute manifestation de cette concertation prohibée ». Certaines de ces opérations devant avoir lieu en dehors du ressort territorial du tribunal de grande instance de Paris, le juge délivra une commission rogatoire au juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Tours. Par une ordonnance du 30 mai 2006, celui-ci désigna un officier de police judiciaire pour assister aux opérations de visite et de saisie dans les locaux de la requérante.

8.  La requérante se pourvut en cassation contre les deux ordonnances, dénonçant notamment la violation des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention.

9.  Le 7 juin 2006, l’administration procéda à la visite des locaux de la requérante sur le fondement de ces ordonnances ; des pièces furent saisies.

10.  Par deux arrêts du 28 novembre 2007, la Cour de cassation rejeta les pourvois de la requérante. Dans l’un de ses arrêts, après avoir relevé que l’ordonnance mentionne que les pièces produites à l’appui de la requête ont une origine apparemment licite, elle jugea que toute contestation au fond sur ce point relève du contentieux dont peuvent être saisies les juridictions éventuellement appelées à statuer sur les résultats de la mesure autorisée, que le juge n’a pas à contrôler l’origine des renseignements qui ont permis à l’administration d’obtenir les documents qu’elle présente et enfin, que le juge peut faire usage de déclarations anonymes, dès lors qu’elles lui sont soumises au moyen des documents établis et signés par les agents de l’administration, permettant d’en apprécier la teneur, et corroborées par d’autres éléments d’information.

11.  L’Autorité de la concurrence abandonna la procédure concernant la requérante.

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

13.  S’appuyant sur l’arrêt Ravon et autres c. France (no 18497/03, 21 février 2008), la requérante se plaint de n’avoir pas eu accès à un « tribunal » pour obtenir une décision sur sa « contestation » relative à la régularité et au bien-fondé des autorisations d’opérations de visite et de saisie dans ses locaux. Elle se plaint également de n’avoir pas disposé d’un recours effectif pour faire constater le caractère injustifié de l’ingérence dans son droit au respect de son domicile. Elle dénonce une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 13 combiné avec l’article 8, dont les dispositions pertinentes sont libellées comme suit :

1.  Thèses des parties

15.  S’appuyant sur l’arrêt Ravon et autres, la requérante fait valoir que les mêmes griefs peuvent être dirigés contre les autorisations de visite et de saisie délivrées à son encontre. Selon elle, la seule voie de contestation ouverte à l’encontre des ordonnances d’autorisation était celle d’un pourvoi en cassation dépourvu de caractère suspensif, ce qui ne lui permettait pas d’obtenir un examen des éléments de fait fondant ces autorisations. Concernant l’ordonnance du 13 novembre 2008, la requérante fait valoir qu’elle n’est pas concernée par les mesures transitoires et que sa situation est similaire à celle qui a été critiquée par la Cour dans l’arrêt Ravon et autres. Sur l’argument selon lequel elle avait la possibilité d’exercer le recours pour contester le déroulement des opérations de visite et saisie devant le juge des libertés et de la détention, elle soutient que ce recours ne permettait de faire contrôler que la régularité de ces opérations, et non la régularité et le bien-fondé de l’ordonnance les ayant autorisées. La requérante cite à cet égard un arrêt de la Cour de cassation du 20 mai 2009 (Cass. Crim., 20 mai 2009, pourvoi no 07-86437, Bull. Crim. no 103). Selon elle, l’article L. 450-4 du code de commerce instituait donc un contrôle du suivi d’une mesure de visite et saisie, et non un recours porté devant un juge indépendant de l’autorité ayant ordonné la mesure litigieuse.

16.  Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante. Il estime que la Cour ne se serait pas fondée sur la seule absence d’appel contre les ordonnances d’autorisation pour conclure ipso facto à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention ; elle se serait également appuyée sur l’absence de contrôle a posteriori de la régularité des perquisitions fiscales lorsque ces dernières n’étaient suivies d’aucun redressement ou de poursuite pénale et donc, dans le cas contraire, les personnes concernées devraient être considérées comme ayant pu bénéficier devant les juridictions internes d’une voie de droit leur permettant d’obtenir le redressement de la violation dont elles s’estimaient victimes. Le Gouvernement précise qu’en matière de concurrence, l’article L. 450-4 du code de commerce, dans sa version applicable en 2005, prévoyait non seulement la possibilité de saisir le juge au cours de la visite en vue d’obtenir l’arrêt ou la suspension, mais aussi la possibilité de le saisir a posteriori en vue de faire contrôler la régularité des opérations et d’obtenir leur annulation totale ou partielle. Selon lui, il n’était donc pas nécessaire d’attendre qu’une décision du Conseil de la concurrence soit rendue sur les pratiques anticoncurrentielles reprochées à la requérante. Il ajoute que si l’ordonnance du 13 novembre 2008 a transféré le contrôle du déroulement des opérations au premier président de la cour d’appel – pour assurer la cohérence avec la création d’un appel contre l’ordonnance d’autorisation en confiant l’ensemble du contentieux à un même juge –, la nature du contrôle reste exactement la même. Lorsqu’il juge du bien-fondé d’une requête en annulation et restitution, le juge des libertés et de la détention mérite l’appellation de « tribunal » selon les critères rappelés dans l’arrêt Ravon et autres. S’appuyant sur des décisions internes, le Gouvernement ajoute que plusieurs juridictions internes se sont prononcées sur la compatibilité de la procédure prévue à l’article L. 450-4 du code de commerce avec les dispositions de l’article 6 § 1. Selon lui, la requérante a donc été en mesure de bénéficier d’un contrôle juridictionnel effectif de la régularité des visites et saisies et a choisi de ne pas en faire usage.

2.  Appréciation de la Cour

17.  En ce qui concerne le grief tiré de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle que lorsque, comme en l’espèce, l’article 6 § 1 s’applique, il constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 : ses exigences, qui impliquent toute la panoplie des garanties propres aux procédures judiciaires, sont plus strictes que celles de l’article 13, qui se trouvent absorbées par elles (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000-XI). Il y a lieu en conséquence d’examiner le grief sur le terrain de l’article 6 § 1 uniquement, et donc de vérifier si la requérante avait accès à un « tribunal » pour obtenir, à l’issue d’une procédure répondant aux exigences de cette disposition, une décision sur sa « contestation » (Ravon et autres, précité, § 27, et Société IFB c. France, no 2058/04, § 25, 20 novembre 2008).

18.  Dans l’arrêt Ravon et autres et les arrêts subséquents (Ravon et autres, précité, §§ 28-35, Société IFB, précité, § 26, Maschino c. France, n10447/03, § 22, 16 octobre 2008, et Kandler et autres c. France, n18659/05, § 26, 18 septembre 2008), la Cour a jugé qu’en matière de visite domiciliaire, les personnes concernées doivent pouvoir obtenir un contrôle juridictionnel effectif, en fait comme en droit, de la régularité de la décision prescrivant la visite ainsi que, le cas échéant, des mesures prises sur son fondement ; le ou les recours disponibles doivent permettre, en cas de constat d’irrégularité, soit de prévenir la survenance de l’opération, soit, dans l’hypothèse où une opération jugée irrégulière a déjà eu lieu, de fournir à l’intéressé un redressement approprié. Or, dans ces affaires, les requérants n’avaient disposé que d’un pourvoi en cassation pour contester la régularité de la décision prescrivant la visite, ce qui ne leur avait pas permis d’obtenir un examen des éléments de fait fondant les autorisations de visite.

19.  La Cour relève que, selon le régime prévu à l’article L. 450-4 du code de commerce – quasiment identique à celui fixé à l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales –, la requérante n’a également disposé que d’un pourvoi en cassation pour contester la régularité et le bien-fondé des ordonnances de mai 2006. En outre, elle constate, à l’instar du Gouvernement, qu’à la suite des opérations de visite et de saisie et de l’enquête menée par l’Autorité de la concurrence, la procédure a été abandonnée. Enfin, il y a lieu de noter que les dispositions transitoires prévues par l’ordonnance du 13 novembre 2008 ne s’appliquent pas à la situation de la requérante dès lors que l’Autorité de la concurrence n’a pas exercé de poursuites après son enquête (paragraphe 11 ci-dessus).

20.  Par ailleurs, la Cour ne peut suivre l’argument du Gouvernement selon lequel la voie de recours prévue à l’alinéa 12 de l’article L. 450-4 du code de commerce dans sa rédaction applicable au moment des faits garantissait déjà à la requérante un contrôle juridictionnel effectif au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Si cette voie de recours permettait à la requérante de faire contrôler la régularité du déroulement des opérations de visite et de saisie par le juge qui les avait lui-même autorisées, elle ne garantissait pas un contrôle juridictionnel effectif de la régularité et du bien-fondé de l’ordonnance d’autorisation répondant aux exigences d’indépendance d’un tribunal posées par l’article 6 § 1 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a jugé qu’un contrôle des opérations effectué par le juge ayant autorisé les visites et saisies ne permettait pas un contrôle indépendant de la régularité de l’autorisation elle-même (Ravon et autres, précité, § 31).

21.  La Cour note au demeurant que l’ordonnance du 13 novembre 2008 a précisément modifié cette disposition, en permettant une action en contestation devant un juge différent de celui qui a autorisé les opérations de visite et de saisie, à savoir le premier président de la cour d’appel (paragraphe 12 ci-dessus).

22.  En conséquence, la Cour estime que n’ayant disposé, comme dans l’affaire Ravon et autres (précitée), que d’un pourvoi en cassation, la société requérante n’a pas bénéficié d’un contrôle juridictionnel effectif pour contester la régularité et le bien-fondé des ordonnances du juge des libertés et de la détention ayant autorisé les visites et saisies.

23.  Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Bern Larsen Holding AS et autres C. Norvège du 14 mars 2013 Requête 24117/08

Les autorités fiscales ont légitimement ordonné à une société de leur remettre une copie d’un serveur informatique qu’elle partageait avec d’autres sociétés

La Cour estime que l’injonction faite aux sociétés requérantes de laisser les inspecteurs des impôts accéder à l’intégralité des données stockées sur le serveur partagé par les intéressées et d’en faire une copie s’analyse en une ingérence dans leur droit au respect de leur « domicile » et de leur « correspondance » au sens de l’article 8. L’injonction en question visait les trois sociétés requérantes. Selon elles, la copie de sauvegarde du serveur contenait aussi les courriels personnels de leurs salariés. Toutefois, aucun d’entre eux ne s’étant plaint en justice d’une ingérence dans son droit au respect de la vie privée, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher s’il y a eu ou non atteinte à la « vie privée ». En revanche, il convient de tenir compte de l’intérêt légitime des sociétés concernées à protéger la vie privée de leurs employés pour apprécier si l’ingérence était ou non justifiée.

La Cour constate que l’ingérence dénoncée avait une base légale en droit interne. Les dispositions pertinentes de la loi fiscale, telles qu’interprétées par la Cour suprême norvégienne, habilitent les inspecteurs des impôts procédant à un contrôle fiscal à accéder aux archives des sociétés, y compris aux documents stockés sur support électronique. Si ces archives avaient été divisées en plusieurs volumes bien délimités attribués à chacune des sociétés concernées, les autorités fiscales auraient pu identifier les zones du serveur contenant les informations pertinentes. Dès lors que tel n’était pas le cas, les autorités fiscales étaient habilitées à accéder à l’intégralité du serveur et à copier les documents qu’il leur paraissait opportun de vérifier. Aucune des règles de droit applicables n’interdisait aux inspecteurs des impôts d’emporter une copie de sauvegarde du serveur dans les locaux de l’administration fiscale en vue d’un contrôle. Par ailleurs, il ne prête pas à controverse entre les parties que la loi applicable était accessible.

En outre, la Cour estime que la loi en question était suffisamment précise et prévisible.

Les sociétés requérantes alléguaient que la copie de sauvegarde emportée par les inspecteurs leur permettait d’accéder à une grande quantité de données sans rapport avec le calcul de l’impôt et ne relevant donc pas du champ d’application des dispositions pertinentes. Toutefois, comme l’a expliqué la Cour suprême norvégienne, le champ d’action de l’administration fiscale doit être relativement étendu au stade préparatoire.

Dans ces conditions, les autorités fiscales ne peuvent être liées par les indications données par les contribuables sur les dossiers considérés par eux comme étant pertinents, même lorsque les dossiers en question contiennent des documents appartenant à d’autres contribuables.

Par ailleurs, les dispositions pertinentes ne confèrent pas aux autorités fiscales un pouvoir discrétionnaire absolu, l’objet d’une injonction faite à un contribuable d’ouvrir l’accès à ses archives étant clairement défini. Pareille injonction n’autorise pas les autorités à exiger l’accès à des dossiers appartenant entièrement à d’autres contribuables. Cela étant, la Cour ne discerne aucun motif de s’écarter de la conclusion de la Cour suprême norvégienne selon laquelle les dossiers des sociétés  requérantes n’étaient pas clairement séparés. Dans ces conditions, les intéressées pouvaient raisonnablement prévoir que les autorités fiscales souhaiteraient accéder à l’intégralité des données stockées sur le serveur pour apprécier par elles-mêmes la pertinence des données en question.

La Cour souscrit à la thèse du gouvernement norvégien selon laquelle les mesures critiquées ont été adoptées par l’administration fiscale dans l’intérêt du bien-être économique du pays et qu’elles poursuivaient dès lors un objectif légitime aux fins de l’article 8.

Par ailleurs, la Cour n’aperçoit aucune raison de remettre en question la position adoptée par le législateur norvégien lors de l’élaboration des dispositions juridiques applicables, selon laquelle le contrôle des archives constitue une mesure nécessaire pour vérifier efficacement les informations fournies à l’administration fiscale et en améliorer la précision. Dans ces conditions, la justification avancée par les autorités fiscales pour accéder au serveur et en réaliser une copie de sauvegarde en vue d’en examiner le contenu dans leurs locaux était pertinente et suffisante.

En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure litigieuse, la Cour relève que la procédure par laquelle les autorités ont obtenu une copie de sauvegarde du serveur comportait un certain nombre de garanties contre les abus. La société B.L.H. avait été avertie de l’intention des autorités fiscales de procéder à un contrôle fiscal un an à l’avance, et ses représentants ainsi que ceux de la société Kver étaient présents lors de l’inspection sur les lieux menée par les inspecteurs des impôts. Les sociétés concernées ont pu se plaindre de la mesure litigieuse, et la copie de sauvegarde a été placée dans une enveloppe scellée conservée dans les locaux de l’administration fiscale dès le dépôt de leur plainte dans l’attente de la décision à intervenir. Les dispositions légales pertinentes prévoyaient d’autres garanties pour les contribuables, leur accordant notamment le droit d’assister à la levée des scellés et de se voir remettre un exemplaire du rapport de contrôle fiscal.

En outre, comme l’a relevé la Cour suprême, la copie du serveur devait être détruite et les informations y figurant intégralement effacées des ordinateurs et des dispositifs de stockage de l’administration fiscale à l’issue du contrôle. Par ailleurs, sauf accord du contribuable concerné, les autorités ne sont pas autorisées à conserver certains des documents détenus par elles. Enfin, l’ingérence ne présentait pas le même degré de gravité que celles qui peuvent se produire lors de perquisitions ou de saisies réalisées dans le cadre d’une enquête pénale. Ainsi que l’a souligné la Cour suprême, le refus de coopérer opposé par un contribuable a des conséquences exclusivement administratives.

En outre, les sociétés requérantes étaient partiellement responsables de la mesure litigieuse, leur choix d’un système d’archivage partagé implanté sur un serveur commun ayant compliqué la tâche des autorités fiscales au moment où elles ont tenté de distinguer les zones réservées à chacun des utilisateurs du serveur et d’identifier les dossiers pertinents.

En résumé, la Cour estime qu’il existait des garanties effectives et adéquates contre les abus et que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit des sociétés au respect de leur « domicile », de leur « correspondance » et leur intérêt à protéger la vie privée de leurs employés, et, d’autre part, l’intérêt public qui s’attache à la réalisation de contrôles efficaces aux fins du calcul de l’impôt. En conséquence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8.

LA SAISIE ET L'EXAMEN D'UN ORDINATEUR PERSONNEL

TRABAJO RUEDA c. ESPAGNE du 30 mai 2017 requête 32600/12

Article 8 : la consultation des archives de l'ordinateur sans autorisation du juge est une violation de l'article 8 alors qu'aucune urgence ne justifie la précipitation d'un examen d'un ordinateur déjà entre les mains de la police.

a) L’existence d’une ingérence

32. La Cour estime qu’il ne fait aucun doute que l’accès aux archives de l’ordinateur personnel du requérant et la condamnation qui s’en est ensuivie constituent une « ingérence des autorités publiques » dans le droit à la vie privée de l’intéressé. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 8. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique ».

b) Une ingérence prévue par la loi

33. La Cour rappelle que, dans le contexte spécial des mesures secrètes de surveillance ou de l’interception de communications par les autorités publiques, l’absence de contrôle public et le risque d’abus de pouvoir impliquent que le droit interne doit offrir à l’individu une certaine protection contre les ingérences arbitraires dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention. C’est ainsi que la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à prendre pareilles mesures secrètes (Halford c. Royaume-Uni, 25 juin 1997, § 49, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III). Selon la jurisprudence constante de la Cour, une norme est « prévisible » lorsqu’elle est rédigée avec assez de précision pour permettre à toute personne, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, de régler sa conduite (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 33, série A no 176‑A). Il convient donc d’examiner la « qualité » des normes juridiques invoquées en l’espèce.

34. La Cour observe que l’accès au contenu d’un ordinateur personnel par la police n’est pas spécifiquement réglementé par les lois internes ordinaires ni par la Constitution, mais qu’il dérive des dispositions légales citées aux paragraphes 18 à 20 ci-dessus, qui permettent à la police judiciaire d’enquêter sur les « délits publics », d’adopter les mesures nécessaires pour démasquer et appréhender leurs auteurs présumés et de recueillir les preuves pertinentes. Ces dispositions ne répondent toutefois pas à toutes les conditions exigées par la jurisprudence de la Cour (voir notamment les arrêts Kruslin, précité, et Huvig c. France, 24 avril 1990, série A no 176‑B) pour éviter les abus. La jurisprudence du Tribunal constitutionnel peut certes pallier les lacunes manifestes de la loi à ce sujet, les décisions de cette juridiction devant être considérées comme faisant partie de la loi interne au sens de l’article 8 de la Convention (Coban c. Espagne, no 17060/02, décision finale sur la recevabilité du 25 septembre 2006). Encore faudrait-il, avant de se prononcer sur la question de savoir si la jurisprudence existante fait partie du terme « loi » dans son acception « matérielle », vérifier si cette dernière peut être tenue pour bien établie au moment où l’ingérence a eu lieu.

35. La Cour constate que, en ce qui concerne l’accès au contenu d’un ordinateur personnel par la police, la jurisprudence du Tribunal constitutionnel a établi la règle de l’autorisation judiciaire préalable, condition exigée en tout état de cause par l’article 8 de la Convention (qui requiert la délivrance d’un mandat par un organe indépendant) lorsqu’une atteinte à la vie privée d’une personne est en jeu (voir, en particulier, Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2), no 71525/01, §§ 70-71, 26 avril 2007, et Iordachi et autres c. Moldova, no 25198/02, § 40, 10 février 2009). La jurisprudence constitutionnelle espagnole permet toutefois, à titre exceptionnel, de passer outre une telle autorisation dans des situations d’urgence (« nécessité urgente ») pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire postérieur.

36. En ce qui concerne la clarté des termes utilisés par la jurisprudence constitutionnelle (paragraphe 21 ci-dessus), la notion d’« urgence» est fréquemment employée dans les législations internes comme faisant référence à ce qui ne peut être retardé ou qui exige une intervention sans délai. Par la force des choses, des situations urgentes peuvent être de différentes natures et peuvent être imprévues et difficiles à définir à l’avance. La Cour estime que l’emploi de l’expression « urgence» donne aux citoyens une indication suffisante quant aux situations et aux conditions dans lesquelles les pouvoirs publics sont habilités à recourir à l’ingérence sans autorisation préalable du juge, à savoir lorsque la police en mission d’enquête ne peut attendre une autorisation judiciaire sans entraver le bon déroulement et le but de ladite enquête.

37. Il est vrai qu’une procédure d’urgence peut laisser aux autorités une latitude illimitée pour déterminer dans quelles situations il se justifie de recourir à cette procédure sans autorisation judiciaire préalable, ce qui engendre des risques de recours abusif à cette procédure (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 266, CEDH 2015). La Cour a déjà eu l’occasion d’examiner des lois permettant aux autorités d’enquête de réaliser des perquisitions sans autorisation préalable en cas d’urgence et a conclu à la violation de la Convention lorsque le contrôle judiciaire postérieur n’était pas effectif (Smirnov c. Russie, no 71362/01, § 45, 7 juin 2007, Heino c. Finlande, no 56720/09, §§ 45-48, 15 février 2011, Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 221-227, CEDH 2013 (extraits), Prezhdarovi c. Bulgarie, no 8429/05, §§ 46-52, 30 septembre 2014, Slavov et autres c. Bulgarie, no 58500/10, §§ 145-151, 10 novembre 2015). En l’espèce, toutefois, nul ne conteste que le requérant a eu la possibilité, au cours de la procédure pénale ultérieure menée contre lui, de contester la légalité de la saisie et de l’examen du contenu de son ordinateur personnel. Aux yeux de la Cour, un contrôle judiciaire postérieur, par les juridictions pénales, de la légalité de la mesure de surveillance en cause – de même que la possibilité d’exclure les éléments de preuve ainsi obtenus en cas de constat d’illégalité de ladite mesure – constitue une garantie importante, en ce que pareil contrôle permet de décourager les autorités d’enquête de recueillir des preuves par des moyens illégaux (Uzun c. Allemagne, no 35623/05, §§ 71 et 72, CEDH 2010 (extraits) et offre une protection suffisante contre l’arbitraire.

38. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les dispositions du droit interne, en particulier les textes de loi combinés avec la jurisprudence interprétative dont ils s’accompagnent, peuvent être considérées comme étant suffisamment claires et détaillées pour que la personne concernée puisse en prévoir les conséquences pour elle. En l’occurrence, la police ayant saisi l’ordinateur du requérant sous la conviction qu’il y avait l’urgence requise par la loi interne, l’ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée était « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

c) Une ingérence poursuivant un ou des buts légitimes

39. En l’espèce, il n’y a pas de doute, aux yeux de la Cour, que l’ingérence poursuivait l’un des buts énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir la « prévention des infractions pénales » ou la « protection (...) des droits d’autrui ». La Cour a déjà établi que « les sévices sexuels constituent incontestablement un type odieux de méfaits qui fragilisent les victimes » et que « les enfants et autres personnes vulnérables ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace les mettant à l’abri de formes aussi graves d’ingérence dans des aspects essentiels de leur vie privée » (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 64, Recueil 1996‑IV). Par ailleurs, la Cour a jugé que les obligations positives inhérentes à l’article 8 de la Convention peuvent contraindre les États à adopter des mesures efficaces pour identifier le détenteur de l’adresse dynamique IP (protocole Internet) à partir de laquelle une annonce sexuelle visant un mineur a été insérée sur Internet (K.U. c. Finlande, no 2872/02, § 49, CEDH 2008).

40. Cependant, l’exercice de pareils pouvoirs engendre le risque d’abus aisés à commettre dans des cas individuels et de nature à entraîner des conséquences préjudicielles pour la société démocratique (Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 81, série A no 82). Même la poursuite des délits graves doit être soumise à certaines limites si on ne veut pas « saper, voire [...] détruire, la démocratie au motif de la défendre » (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 49, série A no 28).

41. Partant, il faut encore examiner si l’ingérence litigieuse peut être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.

d) Une ingérence nécessaire dans une société démocratique

42. La Cour rappelle qu’une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». S’il appartient aux autorités nationales de juger les premières si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, et Bernh Larsen Holding AS et autres, précité, § 158).

43. Dans l’examen de la nécessité de l’ingérence, la Cour a affirmé, dans son arrêt Klass et autres (précité, § 50), que l’appréciation sur l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, à savoir, par exemple, la nature, l’étendue et la durée des mesures éventuelles, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, exécuter et contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne (ibidem).

44. Dans la présente affaire, la Cour prend note de la position du requérant, qui remet en question la nécessité de l’ingérence pour la poursuite du délit en cause : selon l’intéressé, une autorisation judiciaire préalable aurait pu été obtenue dans un délai de vingt-quatre heures et son attente n’aurait aucunement entravé l’enquête. La Cour prend également note de la thèse du Gouvernement : s’appuyant sur l’argumentation du Tribunal constitutionnel, celui-ci soutient que, en accédant au contenu de l’ordinateur personnel du requérant, la police s’est limitée à constater la véracité des faits dénoncés, faisant reposer l’urgence de l’intervention policière sur un éventuel risque de disparition « accidentelle » des fichiers ‑ ce que le requérant conteste au motif que l’ordinateur avait été placé au commissariat et déconnecté du réseau Internet.

45. La Cour observe que, loin de se limiter à vérifier la véracité des faits portés à sa connaissance en accédant au dossier « mes documents », la police a procédé à une inspection de l’intégralité du contenu des archives de l’ordinateur en ouvrant et en examinant également le fichier « Incoming » du programme eMule (paragraphe 6 ci-dessus), le tout sans avoir recueilli au préalable l’autorisation judiciaire requise – ce qui n’aurait été justifié, le cas échéant, que par une « nécessité urgente ».

46. Aux yeux de la Cour, il est difficile d’apprécier, en l’espèce, l’urgence qui aurait contraint la police à saisir les archives de l’ordinateur personnel du requérant et à accéder à leur contenu, sans obtenir au préalable l’autorisation judiciaire normalement requise. En effet, il n’existait aucun risque de disparition de fichiers puisqu’il s’agissait d’un ordinateur saisi et retenu par la police et non connecté au réseau Internet. La Cour ne parvient pas à déceler les raisons pour lesquelles l’attente d’une autorisation judiciaire préalable à l’intervention sur l’ordinateur du requérant, qui pouvait être obtenue relativement rapidement, aurait entravé l’enquête menée par la police sur les faits dénoncés.

47. Dès lors, la Cour estime que la saisie et l’examen des archives de l’ordinateur par la police, tels qu’ils ont été effectués en l’espèce, n’étaient pas proportionnés aux buts légitimes poursuivis et donc « nécessaires dans une société démocratique » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

48. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

JURISPRUDENCE FRANÇAISE ET DE LA COUR DE CASSATION

Les documents, ordinateurs et téléphones qui se trouvent sur un lieu déterminé peuvent être saisis par les enquêteurs de l’AMF si :

- le juge des libertés et de la détention a désigné ce lieu comme pouvant faire l’objet d’une visite domiciliaire et de saisies ;

- les objets saisis ont un lien avec l’enquête. Le fait que ces documents, ordinateurs et téléphones appartiennent aux occupants des lieux ou à des personnes de passage n’entre pas en considération. Cette solution adoptée par la Cour de cassation ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que :

- ces visites et ces saisies ont fait l’objet d’une autorisation par un juge, qui en assure le contrôle ;

- elles sont strictement nécessaires à la recherche de l’infraction objet de l’enquête ;

- les occupants des lieux sont informés de leurs droits ; -

- ces opérations peuvent être contestées devant un premier président de cour d’appel.

L'avis de l'avocat général - Le rapport du conseiller

COUR DE CASSATION Assemblée plénière arrêt du 16 décembre 2022 Pourvoi n° 21-23.719 rejet

5. Selon l'article L. 621-12 du code monétaire et financier, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2017-1107 du 22 juin 2017, le juge des libertés et de la détention peut autoriser les enquêteurs de l'AMF à effectuer des visites en tous lieux et à procéder à la saisie de documents pour la recherche des infractions définies aux articles L. 465-1 à L. 465-3-3 du même code et des faits susceptibles d'être qualifiés de délit contre les biens et d'être sanctionnés par la commission des sanctions de l'AMF en application de l'article L. 621-15 de ce code.

6. Il en résulte que sont saisissables les documents et supports d'information qui sont en lien avec l'objet de l'enquête et se trouvent dans les lieux que le juge a désignés ou sont accessibles depuis ceux-ci, sans qu'il soit nécessaire que ces documents et supports appartiennent ou soient à la disposition de l'occupant des lieux.

7. Ce texte, ainsi interprété, qui poursuit un but légitime, à savoir la protection des investisseurs, la régulation et la transparence des marchés financiers, est nécessaire dans une société démocratique pour atteindre cet objectif. Il ne porte pas une atteinte excessive au droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance dès lors, d'une part, que les opérations de visite et de saisies ont préalablement été autorisées par un juge qui s'est assuré du bien-fondé de la demande, qu'elles s'effectuent sous son autorité et son contrôle, en présence d'un officier de police judiciaire, chargé de le tenir informé de leur déroulement, et de l'occupant des lieux ou de son représentant, qui prennent connaissance des pièces avant leur saisie, qu'elles ne peuvent se dérouler que dans les seuls locaux désignés par ce juge, que l'occupant des lieux et les personnes visées par l'ordonnance sont informés, par la notification qui leur en est faite, de leur droit de faire appel à un avocat de leur choix et que ces opérations peuvent être contestées devant le premier président de la cour d'appel par toutes les personnes entre les mains desquelles il a été procédé à de telles saisies, d'autre part, que seuls les éléments nécessaires à la recherche des infractions précitées peuvent être saisis, ceux n'étant pas utiles à la manifestation de la vérité devant être restitués.

8. Le moyen, qui conteste la qualité d'occupant des lieux de Mme [Z], est dès lors inopérant.

La société [A] a contesté l’ordonnance du juge des libertés ainsi que la régularité des opérations qui ont été menées par l’AMF lors du conseil d’administration de la société [B].

L’ordonnance ainsi que les opérations menées sur place ont été jugées régulières par la cour d’appel.

En 2020, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a censuré cette décision.

Elle a considéré que seuls les documents et supports d'information qui appartiennent ou sont à la disposition de « l' occupant des lieux » peuvent faire l’objet d’une saisie. Les représentants de la société [A] n’étant que de passage au sein de la société [B], leurs ordinateurs et téléphones ne pouvaient être saisis.

En 2021, la cour d'appel chargée de rejuger l’affaire n’a pas suivi la position de la Cour de cassation. Elle a estimé que les représentants de la société [A] devaient être considérés comme « occupants des lieux », en retenant notamment qu’une conception trop restrictive de cette notion pourrait entraver l'action de l'AMF dans sa lutte contre les abus de marché. Cette position de la cour d’appel a conduit la Cour de cassation à réexaminer l’affaire en assemblée plénière, formation de jugement la plus solennelle, au sein de laquelle toutes les chambres de la Cour sont représentées.

Les documents, ordinateurs et téléphones qui se trouvent sur un lieu déterminé peuvent être saisis par les enquêteurs de l’AMF si : - le juge des libertés et de la détention a désigné ce lieu comme pouvant faire l’objet d’une visite domiciliaire et de saisies ;

- les objets saisis ont un lien avec l’enquête. Le fait que ces documents, ordinateurs et téléphones appartiennent aux occupants des lieux ou à des personnes de passage n’entre pas en considération. Cette solution adoptée par la Cour de cassation ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que :

- ces visites et ces saisies ont fait l’objet d’une autorisation par un juge, qui en assure le contrôle ;

- elles sont strictement nécessaires à la recherche de l’infraction objet de l’enquête ;

- les occupants des lieux sont informés de leurs droits ;

- ces opérations peuvent être contestées devant un premier président de cour d’appel. Par conséquent, la Cour de cassation rejette les pourvois.

L'avis assez médiocre de l'avocat général

COUR DE CASSATION Assemblée plénière arrêt du 16 décembre 2022 Pourvoi n° 21-23.685 rejet

4. Selon l'article L. 621-12 du code monétaire et financier, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2017-1107 du 22 juin 2017, le juge des libertés et de la détention peut autoriser les enquêteurs de l'AMF à effectuer des visites en tous lieux et à procéder à la saisie de documents pour la recherche des infractions définies aux articles L. 465-1 à L. 465-3-3 du même code et des faits susceptibles d'être qualifiés de délit contre les biens et d'être sanctionnés par la commission des sanctions de l'AMF en application de l'article L. 621-15 de ce code.

5. Il en résulte que sont saisissables les documents et supports d'information qui sont en lien avec l'objet de l'enquête et se trouvent dans les lieux que le juge a désignés ou sont accessibles depuis ceux-ci, sans qu'il soit nécessaire que ces documents et supports appartiennent ou soient à la disposition de l'occupant des lieux.

6. Ce texte, ainsi interprété, qui poursuit un but légitime, à savoir la protection des investisseurs, la régulation et la transparence des marchés financiers, est nécessaire dans une société démocratique pour atteindre cet objectif. Il ne porte pas une atteinte excessive au droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance dès lors, d'une part, que les opérations de visite et de saisies ont préalablement été autorisées par un juge qui s'est assuré du bien-fondé de la demande, qu'elles s'effectuent sous son autorité et son contrôle, en présence d'un officier de police judiciaire, chargé de le tenir informé de leur déroulement, et de l'occupant des lieux ou de son représentant, qui prennent connaissance des pièces avant leur saisie, qu'elles ne peuvent se dérouler que dans les seuls locaux désignés par ce juge, que l'occupant des lieux et les personnes visées par l'ordonnance sont informés, par la notification qui leur en est faite, de leur droit de faire appel à un avocat de leur choix et que ces opérations peuvent être contestées devant le premier président de la cour d'appel par toutes les personnes entre les mains desquelles il a été procédé à de telles saisies, d'autre part, que seuls les éléments nécessaires à la recherche des infractions précitées peuvent être saisis, ceux n'étant pas utiles à la manifestation de la vérité devant être restitués.

7. Le moyen, qui conteste la qualité d'occupant des lieux de M. [H], est dès lors inopérant.

LES SERVICES DE STOCKAGE A DISTANCE NE PEUVENT PAS ÊTRES FOUILLES

COUR DE CASSATION chambre commerciale arrêt du 1er juin 2023 Pourvoi n° 21-18.558 cassation

Vu l'article 2 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil, du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (le RGPD), et l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales :

5. Selon le paragraphe 1er de l'article 2 du RGPD, ce règlement s'applique au traitement de données à caractère personnel, automatisé en tout ou en partie, ainsi qu'au traitement non automatisé de données à caractère personnel contenues ou appelées à figurer dans un fichier.

6. Selon le paragraphe 2, le RGPD ne s'applique pas au traitement de données à caractère personnel effectué par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d'enquêtes et de poursuites en la matière ou d'exécution de sanctions pénales, y compris la protection contre des menaces pour la sécurité publique et la prévention de telles menaces.

7. La Cour de justice de l'Union européenne juge que les exceptions au champ d'application du RGPD, tel que défini à son article 2, paragraphe 1, doivent recevoir une interprétation stricte (arrêts des 16 juillet 2020, Facebook Ireland et Schrems, C-311/18, point 84, 24 février 2022, Valsts ienemumu dienests, C-175/20, points 40 à 42, 8 décembre 2022, Inspektor v Inspektorata kam Visshia sadeben savet, C-180-2, points 73 et 74).

8. Sous l'empire de la directive 95/46 du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, abrogée par le RGPD, qui prévoyait, en son article 3, paragraphe 2, que les traitements de données à caractère personnel ayant pour objet la sécurité publique, la défense, la sûreté de l'État et les activités de l'État relatives à des domaines du droit pénal étaient exclus du champ d'application de la directive, la Cour de justice a retenu qu'un traitement de données créé par l'administration fiscale pour recenser les dirigeants fictifs de sociétés relevait des règles fixées par cette directive, après avoir souligné que, « même s'il n'apparaît pas exclu que lesdites données puissent être utilisées dans le cadre de poursuites pénales qui pourraient être exercées, en cas d'infraction dans le domaine fiscal, contre certaines personnes dont les noms figurent sur la liste litigieuse, les données en cause au principal n'apparaissent pas avoir été collectées dans l'objectif spécifique de l'exercice de telles poursuites pénales ou dans le cadre des activités de l'État relatives à des domaines du droit pénal » (arrêt du 27 septembre 2017, Pu?kár, C-73/16, points 39 et 40).

9. La Cour de justice a ensuite retenu que, s'agissant de la collecte, par une administration fiscale, auprès d'un opérateur économique, de données à caractère personnel relatives à certains contribuables aux fins de la perception de l'impôt et de la lutte contre la fraude fiscale, « il n'apparaît pas que l'administration fiscale d'un État membre puisse être considérée comme une "autorité compétente", au sens de l'article 3, point 7, de la directive 2016/680, ni, partant, que de telles demandes d'informations puissent relever de l'exception prévue à l'article 2, paragraphe 2, sous d), du règlement 2016/679 », et que « même s'il n'est pas exclu que les données à caractère personnel en cause au principal puissent être utilisées dans le cadre de poursuites pénales qui pourraient être exercées, en cas d'infraction dans le domaine fiscal, contre certaines des personnes concernées, il n'apparaît pas que ces données soient collectées dans l'objectif spécifique d'exercer de telles poursuites pénales ou dans le cadre des activités de l'État relatives à des domaines du droit pénal » (arrêt du 24 février 2022, Valsts ien mumu dienests, C-175/20, points 44 et 45).

10. Il s'en déduit que le traitement de données à caractère personnel mis en oeuvre par l'administration fiscale aux fins d'obtenir l'autorisation de procéder à des opérations de visite et saisies sur le fondement de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales, qui a pour finalité d'obtenir le droit de procéder à une mesure d'enquête pouvant donner lieu à la constatation d'une infraction ou d'un manquement à la législation fiscale, dans le but de percevoir l'impôt et de lutter contre la fraude fiscale, entre dans le champ d'application matériel du RGPD.

11. Dès lors, le juge doit notamment vérifier si, dans le litige qui lui est soumis, le responsable du traitement est tenu de fournir à la personne concernée les informations prévues à son article 14 ou si sont réunies les conditions des exceptions ou limitations à cette obligation d'information qu'il prévoit.

12. En effet, si l'article 14 du RGPD soumet le responsable du traitement à l'obligation de fournir un certain nombre d'informations à la personne concernée lorsque les données à caractère personnel n'ont pas été collectées auprès d'elle, il résulte du paragraphe 5 de ce texte que cette obligation ne s'applique pas dans la mesure où elle est susceptible de rendre impossible ou de compromettre gravement la réalisation des objectifs dudit traitement.

13. En outre, l'article 23 du RGPD prévoit que le droit de l'État membre auquel le responsable du traitement est soumis peut, par la voie de mesures législatives, limiter la portée de l'obligation d'informer la personne concernée par le traitement de données à caractère personnel prévue à l'article 14 du RGPD lorsqu'une telle limitation respecte l'essence des libertés et droits fondamentaux et qu'elle constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique pour garantir la prévention et la détection d'infractions pénales, les enquêtes et les poursuites en la matière et d'autres objectifs importants d'intérêt public général d'un Etat membre, notamment un intérêt économique ou financier important, y compris dans les domaines monétaire, budgétaire et fiscal.

14. En application de l'article 23 précité, l'ordonnance n° 2018-1125 du 12 décembre 2018 a modifié l'article 48 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.

15. Ainsi, l'administration fiscale n'a pas l'obligation de fournir à la personne concernée les informations prévues à l'article 14 de ce règlement si sont réunies les conditions de l'exception prévue au paragraphe 5 de ce texte ou des limitations prévues à l'article 23.

16. Pour rejeter le moyen selon lequel l'administration a collecté des données issues de bases de données ou de sites d'accès public sans en informer les personnes concernées en violation des règles du RGPD, l'ordonnance énonce que ce règlement ne s'applique pas au traitement de données à caractère personnel effectué par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d'enquêtes et de poursuites en la matière ou d'exécution de sanctions pénales, y compris la protection contre des menaces pour la sécurité publique et la prévention de telles menaces, et que le droit de visite de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales vise à lutter contre la fraude fiscale, tout en respectant la liberté individuelle et le droit au recours juridictionnel effectif.

17. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Selon le III bis de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales, au cours de la visite autorisée pour rechercher la preuve des agissements d'un contribuable présumé s'être soustrait à l'établissement ou au paiement de l'impôt, les agents des impôts peuvent recueillir, sur place, des renseignements et justifications concernant ces agissements auprès de l'occupant des lieux ou de son représentant et, s'il est présent, de ce contribuable, à condition toutefois de les avoir informés que leur consentement était nécessaire. S'il résulte du IV bis de ce texte que l'occupant des lieux ou son représentant doivent fournir, sans qu'il y ait lieu de les informer préalablement que leur consentement est nécessaire et sous les sanctions prévues à l'article 1735 quater du code général des impôts, les codes d'accès aux pièces et documents présents sur les supports informatiques qui se trouvent dans les locaux visités, notamment les codes de déverrouillage des ordinateurs et des téléphones mobiles qui se trouvent dans ces locaux, cette obligation ne s'étend pas aux codes d'accès à des données stockées sur des serveurs informatiques distants ou à des services en ligne

COUR DE CASSATION chambre commerciale arrêt du 11 mai 2023 Pourvoi n° 21-16.900 cassation

Vu l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales :

6. Selon le III bis de ce texte, au cours de la visite autorisée pour rechercher la preuve des agissements d'un contribuable présumé s'être soustrait à l'établissement ou au paiement de l'impôt, les agents des impôts peuvent recueillir, sur place, des renseignements et justifications concernant ces agissements auprès de l'occupant des lieux ou de son représentant et, s'il est présent, de ce contribuable, à condition toutefois de les avoir informés que leur consentement était nécessaire.

7. S'il résulte du IV bis de ce texte que l'occupant des lieux ou son représentant doivent fournir, sans qu'il y ait lieu de les informer préalablement que leur consentement est nécessaire et sous les sanctions prévues à l'article 1735 quater du code général des impôts, les codes d'accès aux pièces et documents présents sur les supports informatiques qui se trouvent dans les locaux visités, notamment les codes de déverrouillage des ordinateurs et des téléphones mobiles, cette obligation ne s'étend pas aux codes d'accès à des données stockées sur des serveurs informatiques distants ou à des services en ligne.

8. Pour rejeter le recours formé contre le déroulement des opérations de visite et saisies, l'ordonnance relève que, selon le procès-verbal de visite et saisies, à l'examen de l'un des ordinateurs présents dans les locaux visités, ont été constatées des connexions régulières à des comptes bancaires en ligne, au sujet desquels M. [M] a indiqué que l'un, ouvert dans une banque monténégrine, était à son usage personnel et les deux autres, ouverts dans des banques émiraties, étaient à l'usage des sociétés de droit émirati Blue Parrot FZE et Prince Middle East FZE, dont il ne se rappelait plus les codes d'accès. Elle ajoute qu'après rappel des dispositions de l'article 1735 quater du code général des impôts, qui sanctionne de peines d'amende celui qui fait obstacle à l'accès aux pièces ou documents sur support informatique, à leur lecture ou à leur saisie, M. [M] a communiqué les codes d'accès aux comptes ouverts dans les banques émiraties, que les enquêteurs ont pu avoir accès à ces comptes et qu'aucune autre déclaration n'a été mentionnée au procès-verbal.

9. Elle en déduit qu'il n'a été recueilli aucune déclaration qui eût nécessité un consentement préalable dûment consigné.

10. En statuant ainsi, alors que le recueil des déclarations de M. [M] concernant l'identité des titulaires de comptes bancaires et les codes d'accès à distance à ces comptes imposait de l'informer préalablement que son consentement était nécessaire, le premier président a violé le texte susvisé.

ENQUÊTE PRÉLIMINAIRE SOUS LE CONTRÔLE DU PROCUREUR

UNE PERQUISITION DOIT AVOIR LIEU SOUS LE CONTRÔLE DIRECT DU JUGE DU SIÈGE QUI L'A ORDONNÉE, SINON LA SAISIE EST ANNULÉE

MAIS IL Y PLEIN D'EXCEPTIONS DESTINEES A CORRIGER L'INCOMPETENCE DE CERTAINS MAGISTRATS

COUR DE CASSATION Chambre Criminelle arrêt du 21 février 2023 Pourvoi n° 21-85.572 rejet

Sur le moyen, pris en sa première branche

9. Pour écarter le moyen de nullité selon lequel l'officier de police judiciaire assistant aux opérations de visite et saisie aurait dû transmettre immédiatement au juge les réserves formulées par la société [2], l'ordonnance relève qu'il appartient à cet officier de police judiciaire, lorsqu'il est averti d'une difficulté, d'apprécier l'opportunité d'en saisir immédiatement le juge chargé du contrôle des opérations.

10. Le premier président ajoute que l'officier de police judiciaire n'est pas tenu, au risque d'ailleurs de surcharger le magistrat en cas d'opérations simultanées, de rendre compte à tout moment de leur déroulement et que la transmission de réserves, après la fin des investigations, ne fait pas obstacle au contrôle juridictionnel du premier président.

11. En statuant ainsi, le premier président a fait l'exacte application des textes visés au moyen pour les motifs qui suivent.

12. En premier lieu, les réserves formulées en l'espèce étaient manifestement infondées en ce qu'elles portaient sur la prétendue nécessité de communiquer immédiatement les mots clés utilisés par les agents de l'Autorité de la concurrence.

13. En second lieu, les réserves exprimées concernant le champ des éléments saisis relevaient du recours devant le premier président. Dès lors, aucune atteinte irréversible n'a été causée aux intérêts de la société [2], qui a pu faire valoir ses arguments devant ce dernier.

14. Ainsi, le grief n'est pas fondé.

Sur le moyen, pris en ses deuxième, troisième et quatrième branches

15. La Cour de cassation juge que les saisies opérées par les agents de l'Autorité des marchés financiers en exécution d'une ordonnance délivrée par le juge des libertés et de la détention sur le fondement de l'article L. 621-12 du code monétaire et financier peuvent porter sur tous les documents et supports d'information qui sont en lien avec l'objet de l'enquête et se trouvent dans les lieux que le juge a désignés ou sont accessibles depuis ceux-ci, sans qu'il soit nécessaire que ces documents et supports appartiennent ou soient à la disposition de l'occupant des lieux (Ass. Plén., 16 décembre 2022, pourvois n° 21-23.685 et 21-23.719, publiés au Bulletin).

16. Il y a lieu de faire application de cette solution aux visites diligentées en application de l'article L. 450-4 du code de commerce.

17. Pour écarter les moyens de nullité tenant à la saisie de documents appartenant, d'une part, à des salariés de la société [2] non visée dans l'ordonnance, d'autre part, à un consultant extérieur, M. [K], présent sur les lieux, le premier président énonce que le juge des libertés et de la détention a autorisé des opérations dans les locaux de la société [2] et des sociétés du même groupe sises à la même adresse et que le fait que la société [2] ne soit pas domiciliée à la même adresse que la société [2] ne fait pas obstacle à ce que les données informatiques de ses salariés puissent être examinées et saisies dès lors qu'ils se trouvent dans les locaux, objet des investigations ou que leurs données sont accessibles depuis ces locaux.

18. Il ajoute que les messageries professionnelles de MM. [Y], [O], [U], salariés de la société [2] et celles de M. [K] figuraient sur le serveur informatique de la société [2].

19. En l'état de ces énonciations, d'où il résulte que les documents et supports saisis se trouvaient dans les lieux que le juge a désignés ou étaient accessibles depuis ceux-ci et dès lors qu'il n'est pas allégué qu'ils étaient sans lien avec l'objet de l'enquête, le premier président a justifié sa décision.

20. Il s'ensuit que le moyen, qui, en sa quatrième branche, faute d'avoir été présenté devant le premier président, mélangé de fait, est nouveau et, comme tel, irrecevable, n'est pas fondé.

21. Par ailleurs, l'ordonnance est régulière en la forme.

COUR DE CASSATION Chambre Criminelle arrêt du 10 décembre 2019 Pourvoi n° 18-85.833 irrecevabilité

21. Les moyens sont réunis.

22. C’est à tort que, pour accueillir l’exception d’inconventionnalité de l’article L. 8271-13 du code du travail comme n’étant pas conforme aux exigences de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et annuler les ordonnances des présidents de tribunaux de grande instance autorisant des perquisitions et saisies de pièces à conviction sur le fondement de cette première disposition, l’arrêt énonce que l’article précité du code du travail n’offre aucun recours à la personne dont le domicile est l’objet de l’autorisation de visite ordonnée par le président du tribunal de grande instance, aux motifs que la possibilité pour un justiciable d’obtenir un contrôle juridictionnel effectif de la régularité de l’ordonnance et de ses mesures d’exécution est subordonnée à la mise en oeuvre préalable, à son encontre, de poursuites, essentiellement par le ministère public, un recours intervenu près de trois ans après les opérations contestées perdant son caractère effectif.

23. En effet, en cas de poursuite, la circonstance que la décision du président du tribunal de grande instance autorisant des perquisitions et saisies de pièces à conviction ne soit pas susceptible d’appel immédiat ne prive pas d’un recours effectif la personne poursuivie, qui est en droit, après l’enquête, devant la juridiction de fond saisie directement par le ministère public, d’en invoquer la nullité ainsi que celle des opérations subséquentes conformément à l’article 385 du code de procédure pénale.

24. Toutefois, l’arrêt n’encourt pas pour autant la censure.

25. Pour accueillir cette même exception d’inconventionnalité au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et annuler les ordonnances des présidents de tribunaux de grande instance autorisant des perquisitions et saisies de pièces à conviction sur le fondement de l’article L. 8271-13 du code du travail, l’arrêt énonce que ce texte ne prévoit pas le contrôle des opérations de perquisition et saisie par le juge qui les a ordonnées.

26. Les juges relèvent qu’en l’espèce, il n’est ni prétendu ni établi par les actes de la procédure d’enquête qu’un contrôle concret aurait été exercé par les présidents des tribunaux de grande instance ou leur délégué sur les mesures qu’ils ont prescrites.

27. En l’état de ces seuls motifs, la cour d’appel a justifié sa décision, dès lors que, pour répondre aux exigences de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, les opérations de perquisition et de saisie qui sont ordonnées par le juge doivent aussi être exécutées sous son contrôle effectif, lui permettant d’être informé de toute difficulté d’exécution, de se rendre sur les lieux et, le cas échéant, d’ordonner la suspension ou l’arrêt des mesures qu’il a autorisées et de s’assurer, ainsi, qu’elles sont justifiées et ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de la personne concernée, garanti par la stipulation conventionnelle précitée.

28. Ainsi, les moyens doivent-ils être écartés.

29. Par ailleurs l’arrêt est régulier en la forme.

UNE VISITE ANNULÉE = SAISIE ANNULÉE

COUR DE CASSATION Chambre Commerciale arrêt du 29 mars 2017 N° Pourvoi N° 15-25619 Rejet

Attendu, selon l'ordonnance attaquée, rendue par le premier président d'une cour d'appel (Aix-en-Provence, 10 septembre 2015, RG n° 14/ 23630), que, par ordonnance du 25 novembre 2014, un juge des libertés et de la détention a, sur le fondement de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales, autorisé l'administration fiscale à procéder à des visites et des saisies dans des locaux et dépendances sis à Marseille, susceptibles d'être occupés notamment par les sociétés Bourbon Offshore, Bourbon Offshore Surf, la société de droit portugais Bourbon Offshore Interoil Shipping Navegacao LDA et les sociétés de droit luxembourgeois Bourbon services Luxembourg et Jaccar Holdings, afin de rechercher la preuve de fraudes, commises par ces sociétés, au titre de l'impôt sur les bénéfices et des taxes sur le chiffre d'affaires ; que la société Jaccar Holdings a relevé appel de l'autorisation de visite et demandé l'annulation des saisies effectuées ;

Attendu que le directeur général des finances publiques fait grief à l'ordonnance d'infirmer l'autorisation de visite à l'égard de la société Jaccar Holdings et de déclarer nulles les opérations de visite et de saisies la concernant alors, selon le moyen, que l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales organise deux voies de droit, l'une, prenant la forme d'un appel, permettant à la partie intéressée de faire annuler l'autorisation de visites, l'autre prenant la forme d'un recours et permettant à la partie intéressée de faire annuler les opérations de visites ; que les opérations de visites ne peuvent être annulées que dans le cadre du recours prévu à cet effet ; qu'il est dès lors exclu que le juge puisse annuler les opérations de visites à l'occasion d'une procédure portant exclusivement sur l'appel dirigé contre l'autorisation de visites ; qu'en l'espèce, le juge du second degré n'était saisi que d'un appel dirigé contre l'autorisation de visites ; qu'en annulant néanmoins les opérations de visites, ce qui était exclu, dès lors qu'il n'était pas saisi du recours prévu à l'effet d'anéantir ce type d'opération, le juge du fond a violé l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales ;

Mais attendu que l'infirmation de l'autorisation de visite entraîne l'annulation, par voie de conséquence, des actes de visite et de saisies fondés sur cette autorisation ; qu'ayant annulé l'autorisation de visite en ce qui concernait la société Jaccar Holdings, c'est à bon droit que le premier président a, comme il lui était demandé, annulé les actes de saisies la concernant ; que le moyen n'est pas fondé ;

LES SAISIES DES DOUANES

COUR DE CASSATION Chambre Commerciale arrêt du 8 février 2017 N° Pourvoi N° 15-21740 Rejet

Mais attendu, en premier lieu, qu'aucun texte ne subordonnant la saisine de l'autorité judiciaire par l'administration des douanes, pour l'application des dispositions de l'article 64 du code des douanes, au recours préalable à d'autres procédures, le premier président, en retenant qu'il ne lui appartenait pas de déterminer quels seraient les moyens de preuve les plus appropriés pour que l'administration puisse démontrer l'existence de la fraude présumée, dès lors que sont remplies les conditions requises pour autoriser une visite domiciliaire, a, sans avoir à justifier autrement de la proportionnalité de la mesure qu'il confirmait, légalement justifié sa décision ;

Attendu, en second lieu, que l'article 64 du code des douanes exige de simples présomptions ; que l'ordonnance constate que dans la déclaration d'importation litigieuse, le lot majoritaire, qui détermine notamment l'exigibilité de droits spécifiques additionnels, était constitué de tomates dont le prix au kilogramme était près de deux fois supérieur à celui de quatre autres opérations également visées par cette déclaration ; qu'elle relève que ces autres opérations concernaient toutes un même produit, ayant le même pays d'origine et les mêmes fournisseurs et acquéreurs ; qu'elle en déduit qu'il pouvait être suspecté que ces quatre opérations constituaient en réalité le lot majoritaire, qui avait été scindé artificiellement, ce qui permettait à la société Mayssa d'échapper au paiement des droits spécifiques additionnels ; qu'en l'état de ces constatations et énonciations, le premier président, qui s'est référé, en les analysant, aux éléments fournis par l'administration qu'il a retenus, a souverainement apprécié l'existence de présomptions de fraude de la société Mayssa ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé

LES SAISIES FISCALES SE FONT AU DOMICILE ET NON CHEZ DES TIERS ET LA CORRESPONDANCE D'AVOCAT NE DOIT PAS ÊTRE SAISIE

COUR DE CASSATION Chambre Commerciale arrêt du 6 décembre 2016 N° Pourvoi N° 15-14664 Cassation partielle

Vu les articles 31 du code de procédure civile et L. 16 B du livre des procédures fiscales ;

Attendu que pour déclarer irrecevables les recours de MM. Y... et Eric X..., l'ordonnance retient que ces derniers n'étaient pas visés par l'autorisation de visite comme auteurs présumés des agissements frauduleux et n'étaient pas occupants des locaux situés au Plessis-Robinson dans lesquels ont été réalisées les opérations contestées par eux ;

Qu'en statuant ainsi alors que les intéressés se prévalaient de leur qualité de destinataires des correspondances saisies et que la personne destinataire d'une correspondance saisie en vertu de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales, fût-ce dans les locaux d'un tiers, a qualité et intérêt pour contester la régularité de cette saisie, le premier président a violé les textes susvisés ;

Et sur le second moyen, pris en sa seconde branche :

Vu les articles 66-5 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 et L. 16 B du livre des procédures fiscales ;

Attendu que pour confirmer la saisie des factures d'honoraires d'avocat, le premier président retient qu'il s'agit de pièces comptables devant être émises par tout prestataire de services ;

Qu'en statuant ainsi alors que les demandeurs faisaient valoir que ces factures étaient jointes à une correspondance d'avocat, de sorte qu'elles étaient couvertes par le secret professionnel de ce dernier sans qu'il y ait lieu d'opérer une distinction entre la correspondance elle-même et les pièces qui s'y trouvaient jointes, le premier président a violé les textes susvisés

LES SAISIES FISCALES Article L 47 A et L 16 B du Livre des procédures fiscales

COUR DE CASSATION Chambre Commerciale arrêt du 15 février 2023 N° Pourvoi N° 21-13.288 rejet

4. Une société de droit étranger est tenue, lorsqu'elle exerce une activité en France par l'intermédiaire d'un établissement stable, aux obligations résultant des articles 54, 209 et 286, I, 3°, du code général des impôts, qui exigent la passation d'écritures comptables permettant de justifier des opérations imposables en France, de sorte que lorsqu'elle a méconnu ses obligations déclaratives, elle peut être présumée avoir omis sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou avoir passé ou fait passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le code général des impôts.

5. En premier lieu, l'ordonnance relève, par motifs propres et adoptés, que la société Orefa, qui a pour objet social l'acquisition, l'aliénation, la gestion et la valorisation de participations, d'?uvres d'art et d'avions, ne disposerait pas, au Luxembourg, de moyens matériels et humains suffisants pour mettre en ?uvre cet objet social, qu'elle disposerait, en France, de sa détention capitalistique mais également de sa direction effective, et qu'elle y exercerait une activité professionnelle consistant notamment en la location d'?uvres d'art et d'aéronefs et qu'elle n'est pas répertoriée dans la base nationale des données déclaratives et de paiement des entreprises de la direction générale des finances publiques, intitulée « compte fiscal des professionnels ». Elle retient, par motifs propres et adoptés, qu'il peut être présumé que cette société exerce, sur le territoire français, une activité professionnelle sans avoir comptabilisé les recettes provenant de cette activité au titre des années 2009 à 2014 et sans souscrire les déclarations fiscales correspondantes et, ainsi, qu'elle omet de passer, en France, les écritures comptables y afférentes.

6. De ces constatations et appréciations, et abstraction faite des motifs surabondants, critiqués par la deuxième branche, le premier président, qui n'avait pas à caractériser l'élément intentionnel de l'omission de passation des écritures comptables, a pu déduire l'existence de présomptions d'agissements entrant dans le champ d'application de l'article L. 16 B à l'encontre de la société Orefa.

7. En second lieu, après avoir relevé que l'administration fiscale ne reprochait pas à la société Orefa de tenir sa comptabilité au Luxembourg, mais d'exercer une activité sur le territoire national sans respecter ses obligations comptables en France, le premier président a retenu, à bon droit, que la mise en ?uvre de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales n'entraînait pas la violation des principes de liberté d'établissement et de non-discrimination des sociétés au sein de l'Union, dès lors que ce texte ne constitue pas une mesure fiscale interdisant, gênant ou rendant moins attrayant l'exercice de la liberté d'établissement, en ce qu'il n'impose aucune obligation particulière aux contribuables, et qu'aucune disposition nationale n'exige des sociétés domiciliées dans un autre Etat membre de l'Union qui exercent une activité taxable en France par l'intermédiaire d'un établissement stable qu'elles tiennent une comptabilité complète en France, établie selon la réglementation nationale et conservée sur le territoire national, le code général des impôts prévoyant seulement qu'elles passent certaines écritures comptables permettant de justifier des opérations imposables qu'elles réalisent en France.

8. Par conséquent, le moyen, pour partie inopérant, n'est pas fondé pour le surplus.

9. Et en l'absence de doute raisonnable quant à l'interprétation du droit de l'Union sur les questions soulevées par le moyen, il n'y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle.

COUR DE CASSATION Chambre Commerciale arrêt du 15vévrier 2023 N° Pourvoi N° 20-20.600 cassation

Vu l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales :

8. Il résulte de ce texte que des visites et saisies domiciliaires peuvent être autorisées par l'autorité judiciaire si l'administration fiscale établit qu'il existe des présomptions qu'un contribuable se soustrait à l'établissement ou au paiement des impôts sur le revenu ou sur les bénéfices ou des taxes sur le chiffre d'affaires en se livrant à des achats ou à des ventes sans facture, en utilisant ou en délivrant des factures ou des documents ne se rapportant pas à des opérations réelles ou en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en passant ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le code général des impôts.

9. Pour infirmer l'ordonnance rendue par le juge des libertés et de la détention, l'ordonnance retient que les moyens attribués à LFB depuis 2009, soit six à sept personnes à temps plein ou cinq à six salariés selon les périodes ainsi que la présence d'une administratrice déléguée, apparaissent suffisants pour effectuer son activité de gestion de trésorerie intra-groupe et en déduit que n'est pas démontré le fait que LFB n'aurait pas les ressources nécessaires en Belgique à la gestion de son activité de centrale de trésorerie du groupe LVMH.

10. En statuant ainsi, alors que l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales n'exige que de simples présomptions, en particulier de ce qu'une société étrangère exploite un établissement stable en France ce dont il résulterait qu'elle serait soumise aux obligations fiscales et comptables prévues par le code général des impôts en matière d'impôt sur les bénéfices et/ou de taxes sur le chiffre d'affaires, le premier président, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne comporte pas, a violé le texte susvisé.

COUR DE CASSATION Chambre Commerciale arrêt du 26 avril 2017 N° Pourvoi N° 16-12857 Rejet

Attendu que la société fait grief à l'arrêt de rejeter son recours alors, selon le moyen, qu'en présence d'une comptabilité tenue au moyen de systèmes informatisés et lorsqu'ils envisagent des traitements informatiques, les agents de l'administration fiscale indiquent par écrit au contribuable la nature des investigations souhaitées ; que le contribuable formalise par écrit son choix parmi trois options, à savoir une vérification sur son propre matériel, la réalisation par ses soins des traitements informatiques nécessaires ou la remise des documents, données et traitements à l'administration fiscale en vue d'un contrôle sur un autre matériel que celui de l'entreprise ; que cette obligation s'impose à l'administration fiscale dans le cadre d'une visite domiciliaire, dès lors qu'elle ne se borne pas à saisir des pièces ou des fichiers, mais qu'elle se livre à un traitement informatique, tel notamment que l'extraction de fichiers informatiques ; qu'en se bornant néanmoins à affirmer que la procédure régissant la visite domiciliaire n'a pas pour objet l'établissement et le paiement de l'impôt, sans rechercher, comme elle y était invitée, si dans les circonstances de l'espèce, l'administration fiscale ne s'était pas bornée à saisir des pièces ou des fichiers, mais s'était livrée à des traitements informatiques, en procédant à l'extraction de fichiers informatiques, de sorte qu'elle était tenue de suivre la procédure prévue pour les traitements informatiques, le premier président de la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales, ensemble l'article L. 47 A du même code ;

Mais attendu que l'article L. 47 A du livre des procédures fiscales détaille la procédure de vérification de comptabilité, prévue par l'article L. 47 du même livre, lorsque celle-ci est tenue au moyen de systèmes informatisés ; qu'ayant énoncé que la procédure tendant à la répression des agissements visés par l'article L. 16 B est distincte de celle tendant à l'établissement et au paiement des impôts dus par le contribuable, le premier président en a exactement déduit que l'administration n'est pas tenue par les exigences de l'article L. 47 du livre des procédures fiscales lorsqu'elle procède à une visite domiciliaire prévue par l'article L. 16 B du même livre ; que le moyen n'est pas fondé ;

L'ABSENCE D'UN DÉLAI POUR QUE LA COUR D'APPEL STATUE SUR LES SAISIES EST CONFORME

Conseil Constitutionnel Décision n° 2016-596 QPC du 18 novembre 2016

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 25 août 2016 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt no 4249 du 24 août 2016), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Sihame B. par Me Kaltoum Gachi, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le no 2016-596 QPC. Cette question est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du cinquième alinéa de l'article 99 du code de procédure pénale.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour la requérante par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées les 16 septembre et 3 octobre 2016 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 16 septembre 2016 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Gachi, pour la requérante, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 8 novembre 2016 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. La présente question a été soulevée à l'occasion du recours contre le rejet par le juge d'instruction, le 11 janvier 2016, d'une demande de restitution d'un véhicule. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi du cinquième alinéa de l'article 99 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 15 juin 2000 mentionnée ci-dessus.

2. Selon l'article 99 du code de procédure pénale dans cette rédaction, le juge d'instruction statue par ordonnance sur les demandes de restitution des biens placés sous main de justice. Le cinquième alinéa de l'article 99 du code de procédure pénale dispose : « L'ordonnance du juge d'instruction mentionnée au deuxième alinéa du présent article est notifiée soit au requérant en cas de rejet de la demande, soit au ministère public et à toute autre partie intéressée en cas de décision de restitution. Elle peut être déférée à la chambre de l'instruction, sur simple requête déposée au greffe du tribunal, dans le délai et selon les modalités prévus par le quatrième alinéa de l'article 186. Ce délai est suspensif ».

3. Selon la partie requérante, ces dispositions méconnaissent le droit de propriété ainsi que le droit à un recours effectif dans la mesure où elles n'impartissent aucun délai à la chambre de l'instruction pour statuer en appel sur la restitution des biens saisis, de sorte que la procédure de restitution ne serait pas entourée de garanties suffisantes.

4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur la deuxième phrase du cinquième alinéa de l'article 99 du code de procédure pénale.

5. La propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Selon son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». En l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.

6. Selon l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Sont garantis par cette disposition, le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable, ainsi que le principe du contradictoire.

7. En application de la deuxième phrase du cinquième alinéa de l'article 99 du code procédure pénale, l'ordonnance du juge d'instruction refusant ou accordant la restitution peut être contestée devant la chambre de l'instruction. Ces dispositions ne s'appliquent par conséquent que dans l'hypothèse où un juge a déjà statué sur la demande du requérant. La loi ne fixe cependant aucun délai au juge d'appel pour rendre sa décision.

8. Toutefois, le juge devant toujours statuer dans un délai raisonnable, l'absence d'un délai déterminé imposé à la chambre de l'instruction pour statuer sur l'appel de l'ordonnance prise par un juge refusant la restitution ne saurait constituer une atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif de nature à priver de garanties légales la protection constitutionnelle du droit de propriété.

9. Il en résulte que les dispositions contestées ne portent pas atteinte aux exigences découlant des articles 2, 16 et 17 de la Déclaration de 1789. Les griefs tirés de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif et du droit de propriété doivent donc être écartés.

10. Par conséquent, les dispositions de la deuxième phrase du cinquième alinéa de l'article 99 du code de procédure pénale, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er.- Les dispositions de la deuxième phrase du cinquième alinéa de l'article 99 du code de procédure pénale dans leur rédaction résultant de la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes sont conformes à la Constitution.

Article 2.- Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 17 novembre 2016, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mme Corinne LUQUIENS et M. Michel PINAULT.

LES PERQUISITIONS AU DOMICILE NE PEUVENT JAMAIS AVOIR LIEU LA NUIT

COUR DE CASSATION Chambre Commerciale arrêt du 3 avril 2012 N° Pourvoi N° 11-19.412 Cassation partielle

Attendu, selon l'ordonnance attaquée, rendue par le premier président d'une cour d'appel, que par ordonnance du 6 mai 2010, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance d'Albi a autorisé des agents des douanes à procéder, en application de l'article L. 38 du livre des procédures fiscales, à des visites et saisies salle le Templier, lieu-dit... à Villeneuve-sur-Verre, ainsi qu'au domicile de M. et de Mme X... et ses annexes, dépendances et les locaux à usage professionnel de l'entreprise X... sis à la même adresse, et au siège de l'association comité d'animation du Ségala, situé au domicile de Mme Y..., lieu-dit ... à Vindrac-Alayrac, en vue de procéder à la recherche de la preuve des agissements de MM. X..., Z..., D..., de l'association précitée, des sociétés VV Locasalles, Le Chèque cadeau occitan, de l'entreprise X... et de la SCI VV immobilier, suspectés de se livrer à des activités de loteries commerciales constituant l'infraction fiscale d'ouverture de maisons de jeux et de défaut de paiement de l'impôt sur les spectacles de IVème catégorie ; que cette ordonnance a été étendue, le 10 mai suivant, au domicile de M. Z... à Virac ; que les opérations se sont déroulées du 9 mai 2010 à 18h55 au 10 mai 2010 à 5h30 ; que M. et Mme X..., M. Z... et M. A... ont fait appel de l'ordonnance autorisant les visites et formé un recours à l'encontre du déroulement des opérations de visite et saisie

Attendu que M. et Mme X... font grief à l'ordonnance d'avoir confirmé la décision du juge des libertés et de la détention autorisant les visites

Mais attendu, en premier lieu, que l'article L. 38 du livre des procédures fiscales permet à l'administration des douanes d'obtenir du juge des libertés et de la détention l'autorisation de procéder à des visites et saisies domiciliaires pour la recherche et la constatation des infractions aux dispositions du titre III de la première partie du livre Ier du code général des impôts et aux législations édictant les mêmes règles en matière de procédure et de recouvrement ; que la taxe sur les spectacles, édictée par l'article 1559 du code général des impôts est, en application de l'article 1699 du même code, obligatoirement recouvrée par les services de l'Etat et les infractions réprimées selon les modalités et sous le bénéfice des sûretés prévues pour les impôts visés au titre III de la première partie du livre Ier ; que sans méconnaître aucune disposition conventionnelle, ce texte permettait au juge des libertés et de la détention de faire droit à la requête des douanes ;

Et attendu, en second lieu, que l'article L. 38 du livre des procédures fiscales ne distingue pas les impositions selon leur bénéficiaire

Vu l'article L. 38, 3, du livre des procédures fiscales ;

Attendu, selon ce texte, que la visite autorisée par le juge des libertés et de la détention ne peut être commencée avant six heures ni après vingt et une heure ; que dans les lieux ouverts au public, elle peut également être commencée pendant les heures d'ouverture de l'établissement ;

Attendu que, pour rejeter le recours de M. et Mme X..., l'ordonnance retient que la salle le Templier, le siège social de l'entreprise exploitant la salle, et le domicile privé de M. et Mme X... se situent à la même adresse, les dépendances de la salle donnant accès à un escalier qui conduit à un palier desservant l'appartement de ces derniers, et que s'il s'agit de lieux distincts identifiés comme tels par l'ordonnance, l'opération de visite, qui a commencé avant 21 h pour s'achever le lendemain à 5 h 30, n'était pas divisible ;

Attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations, d'une part, que le juge des libertés et de la détention avait autorisé les visites dans plusieurs lieux distincts situés à la même adresse, d'autre part, que le domicile de M. et Mme X... était distinct de la salle le Templier, ouverte au public, en ce qu'il consistait en un appartement auquel un escalier donnait accès et que la visite y avait commencé après 21 h, le premier président a violé le texte susvisé

LES PERQUISITIONS ADMINISTRATIVES ORDONNÉES SANS CONDITION ET SANS AUCUNE GARANTIE, VIOLENT L'ARTICLE 2 DE LA DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN. ELLES SONT PAR CONSÉQUENT ANTICONSTITUTIONNELLES.

Conseil constitutionnel Décision n° 2016-567/568 QPC du 23 septembre 2016 M. Georges F. et autre [Perquisitions administratives dans le cadre de l'état d'urgence II]

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 24 juin 2016 par la Cour de cassation de deux questions prioritaires de constitutionnalité portant sur les dispositions du 1° de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960.

Par sa décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, le Conseil constitutionnel avait jugé conformes à la Constitution les dispositions issues de la loi du 20 novembre 2015 permettant à l'autorité administrative d'ordonner des perquisitions lorsque l'état d'urgence est déclaré.

Le Conseil constitutionnel était cette fois saisi des dispositions de la loi relative à l'état d'urgence permettant d'ordonner des perquisitions administratives dans leur version antérieure à la loi du 20 novembre 2015.

Sur la période récente, ces dispositions ont trouvé à s'appliquer entre le 14 novembre 2015, date de la déclaration d'état d'urgence, et l'entrée en vigueur de la loi du 20 novembre 2015.

Après avoir jugé que les dispositions contestées ont un caractère législatif, le Conseil constitutionnel a considéré qu'en ne soumettant le recours aux perquisitions à aucune condition et en n'encadrant leur mise en œuvre d'aucune garantie, le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et le droit au respect de la vie privée.

Le Conseil constitutionnel a donc jugé les dispositions contestées contraires à la Constitution.

Le Conseil constitutionnel a toutefois jugé que la remise en cause des actes de procédure pénale consécutifs à une perquisition décidée sur le fondement des dispositions jugées contraires à la Constitution méconnaîtrait l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et aurait des conséquences manifestement excessives. Le Conseil a donc précisé que les mesures prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent, dans le cadre de l'ensemble des procédures pénales qui leur sont consécutives, être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 24 juin 2016 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêts nos 3780 et 3781 du 21 juin 2016), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, de deux questions prioritaires de constitutionnalité. L'une a été posée pour M. Georges F., par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, l'autre pour M. Nordine B., par la SCP Didier et Pinet, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elles ont été enregistrées au secrétariat général du Conseil constitutionnel respectivement sous le n° 2016-567 QPC et le n° 2016-568 QPC. Elles sont relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du 1° de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 modifiant certaines dispositions de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ;
- l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 modifiant certaines dispositions de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence ;
- la loi n° 85-96 du 25 janvier 1985 relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances ;
- la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2016-536 QPC du 19 février 2016 ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour M. Georges F. par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées les 18 juillet et 1er août 2016 ;
- les observations présentées pour M. Nordine B. par la SCP Didier et Pinet, enregistrées les 18 juillet et 2 août 2016 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 18 juillet 2016 ;
- les observations en intervention présentées pour la Ligue des droits de l'Homme par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 18 juillet 2016 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 13 septembre 2016 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. Il y a lieu de joindre les deux questions prioritaires de constitutionnalité pour y statuer par une seule décision.

2. L'article 11 de la loi du 3 avril 1955 mentionnée ci-dessus a été réécrit par le septième alinéa de l'article 1er de l'ordonnance du 15 avril 1960 mentionnée ci-dessus. Il détermine les mesures spécifiques pouvant être prévues par une disposition expresse du décret déclarant l'état d'urgence ou de la loi le prorogeant. Son 1° dispose ainsi que ce décret ou cette loi peut : « Conférer aux autorités administratives visées à l'article 8 le pouvoir d'ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit ».

3. Les requérants et l'association intervenante soutiennent que ces dispositions, en ce qu'elles permettent à des autorités administratives d'ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit sans prévoir de garantie en ce qui concerne leurs motifs et leurs conditions, méconnaissent le droit au respect de la vie privée, l'inviolabilité du domicile ainsi que le droit à un recours juridictionnel effectif. Ils soutiennent également que le législateur aurait méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant les droits et libertés précédemment mentionnés.

- Sur les dispositions soumises à l'examen du Conseil constitutionnel :

4. Selon le premier alinéa de l'article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». Le Conseil constitutionnel ne peut être saisi dans les conditions prévues par cet article que de dispositions de nature législative.

5. Antérieurement à la modification de l'article 38 de la Constitution par l'article 14 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 mentionnée ci-dessus, la ratification de tout ou partie des dispositions d'une ordonnance prise en application de l'article 38 de la Constitution pouvait résulter d'une loi qui, sans avoir cette ratification pour objet direct, l'impliquait nécessairement.

6. La loi du 25 janvier 1985 mentionnée ci-dessus a, après une interruption, rétabli l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie jusqu'au 30 juin 1985. Cette loi a, par une disposition expresse, mis en application le 1° de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 en conférant au haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie le pouvoir d'ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit. Ainsi, la loi du 25 janvier 1985, sans avoir pour objet direct la ratification du septième alinéa de l'article 1er de l'ordonnance du 15 avril 1960, a, en rendant applicables les dispositions contestées, impliqué nécessairement une telle ratification. Par suite, les dispositions du 1° de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 15 avril 1960 revêtent le caractère de dispositions législatives. Il y a lieu, pour le Conseil constitutionnel, de se prononcer sur la constitutionnalité de celles-ci.

- Sur la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit :

7. La Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence. Il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la sauvegarde des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. Parmi ces droits et libertés figure le droit au respect de la vie privée, en particulier de l'inviolabilité du domicile, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

8. Les mesures prévues par les dispositions contestées ne peuvent être ordonnées par le ministre de l'intérieur pour l'ensemble du territoire où est institué l'état d'urgence, ou par le préfet dans le département, que lorsque l'état d'urgence a été déclaré et uniquement pour des lieux situés dans la zone couverte par cet état d'urgence. L'état d'urgence peut être déclaré, en vertu de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, « soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Toutefois, en ne soumettant le recours aux perquisitions à aucune condition et en n'encadrant leur mise en œuvre d'aucune garantie, le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et le droit au respect de la vie privée. Par conséquent et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, les dispositions du 1° de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 15 avril 1960, qui méconnaissent l'article 2 de la Déclaration de 1789, doivent être déclarées contraires à la Constitution.

- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :

9. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.

10. L'article 4 de la loi du 20 novembre 2015 mentionnée ci-dessus a donné une nouvelle rédaction à l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, dont le paragraphe I fonde le nouveau régime des perquisitions réalisées dans le cadre de l'état d'urgence. Dans sa décision n° 2016-536 QPC mentionnée ci-dessus, le Conseil constitutionnel a jugé conformes à la Constitution les dispositions du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 dans cette rédaction à l'exception de celles de la seconde phrase de son troisième alinéa relatives aux saisies de données informatiques. Dès lors, il n'y a pas lieu, en l'espèce, de reporter la prise d'effet de la déclaration d'inconstitutionnalité des dispositions contestées. Celle-ci intervient donc à compter de la date de la publication de la présente décision.

11. En revanche, la remise en cause des actes de procédure pénale consécutifs à une mesure prise sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution méconnaîtrait l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et aurait des conséquences manifestement excessives. Par suite, les mesures prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent, dans le cadre de l'ensemble des procédures pénales qui leur sont consécutives, être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. - Les dispositions du 1° de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 modifiant certaines dispositions de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence sont contraires à la Constitution.

Article 2. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées aux paragraphes 10 et 11.

Article 3.- Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 22 septembre 2016, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mme Corinne LUQUIENS et M. Michel PINAULT

La Cour de cassation interprète curieusement la jurisprudence de la CEDH

COUR DE CASSATION, chambre commerciale arrêt du 4 octobre 2016, pourvoi n° 15-10775 et 15-10778 Rejet

Mais attendu, d'une part, qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (21 février 2008, Ravon c/ France, req. n° 18497/ 03, point 24) que la contestation portant sur la régularité d'une visite opérée sur le fondement de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales s'analyse en une contestation sur un droit de nature civile au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention visée au moyen ; que, dès lors, le paragraphe 3 e) de cette Convention, en ce qu'il réserve à la personne accusée d'une infraction pénale le droit de se faire assister d'un interprète, si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l'audience, n'était pas applicable ;

Et attendu, d'autre part, que le premier président, qui a relevé, par motifs adoptés, que l'administration fiscale justifiait de ce que le nom de M. Roberts Y..., salarié de la société France Classy Travel, figurait sur la boîte aux lettres de la maison en cause, et souverainement apprécié les éléments de fait débattus devant lui, a pu en déduire que la visite avait été régulièrement effectuée, en langue anglaise, dans ces locaux ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé

Les saisies contrôlées par le parquet

COUR DE CASSATION, chambre criminelle arrêt du 30 octobre 2013, pourvoi n° 12-82950 Cassation

Vu les articles 63 ter du code des douanes et 593 du code de procédure pénale ;

Attendu que, d'une part, le premier de ces textes, qui impose aux agents des douanes d'informer préalablement le procureur de la République des opérations de visite de locaux à usage professionnel, ne soumet pas cette obligation à un formalisme particulier ;

Attendu que, d'autre part, selon l'article 593 du même code, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu qu'à la suite d'une visite des locaux professionnels dont Mme X... est la propriétaire, révélant la présence de marchandises présentées sous une marque contrefaisante, les agents des douanes ont dressé un procès-verbal de constatation, en date du 28 janvier 2009, mentionnant que le procureur de la République avait été préalablement informé de cette opération et ne s'y était pas opposé ;

Attendu que, pour accueillir l'exception de nullité soulevée par la prévenue, tirée de la méconnaissance des dispositions de l'article 63 ter précité et annuler l'ensemble de la procédure, l'arrêt prononce par les motifs repris au moyen;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que la preuve de l'information préalable du procureur de la République résultait des mentions du procès-verbal de visite et de l'attestation de l'agent ayant procédé à cette information, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision

COUR DE CASSATION, chambre criminelle arrêt du 14 novembre 2013, pourvoi n° 12-87346 Rejet

Attendu que, pour dire régulières les saisies de fichiers informatiques effectuées dans les locaux des sociétés Eurauchan et Auchan France, l'ordonnance attaquée prononce par les motifs repris aux moyens ;

Attendu qu'en statuant ainsi, par des motifs exempts d'insuffisance comme de contradiction et qui répondent aux chefs péremptoires des conclusions dont il était saisi, le premier président, qui n'a pas méconnu les dispositions conventionnelles invoquées, a justifié sa décision ;

Que, d'une part, il résulte des énonciations de l'ordonnance que les fichiers saisis ont été identifiés, puis inventoriés, et que les sociétés demanderesses, qui en ont reçu copie et ont ainsi été mises en mesure d'en connaître le contenu, n'ont formulé aucune observation au moment où les opérations ont été effectuées et n'ont invoqué, devant le premier président, aucun élément de nature à établir que certains des documents ne pouvaient, en raison de leur objet, être saisis ;

Que, d'autre part, le premier président a souverainement constaté que les pièces appréhendées n'étaient pas étrangères au but de l'autorisation accordée ;

Qu'enfin, la confection de scellés provisoires est une faculté laissée à l'appréciation des enquêteurs, agissant sous le contrôle du juge ;

D'où il suit que les moyens doivent être écartés

Le procureur et l'OPJ peuvent commander des expertises.

COUR DE CASSATION, chambre criminelle arrêt du 19 mars 2014, pourvoi n° 13-88616 Rejet

Attendu que, pour dire n'y avoir lieu à annulation des investigations techniques confiées au docteur Y...et au professeur André-Z..., l'arrêt relève à bon droit que l'article 77-1 du code de procédure pénale confère à l'officier de police judiciaire agissant en enquête préliminaire, avec l'autorisation du procureur de la République, le pouvoir de charger toutes personnes qualifiées de missions techniques ou scientifiques de même nature que celles qui peuvent être confiées aux experts par le juge d'instruction en application de l'article 156 du même code ;

Attendu qu'en se déterminant ainsi, la chambre de l'instruction, qui a répondu aux articulations essentielles du mémoire dont elle était saisie, a justifié sa décision

En cas de flagrance, la police peut décider elle-même de perquisitionner au domicile.

COUR DE CASSATION, chambre criminelle arrêt du 25 juin 2014, pourvoi n° 14-81467 Rejet

Attendu qu'en prononçant ainsi, la chambre de l'instruction, qui, examinant, comme elle y était invitée par le moyen d'annulation, la légalité de l'introduction des policiers dans la propriété de M. X...et des actes subséquents, a déduit, à juste titre, des renseignements non anonymes recueillis par les policiers, corroborés par leurs constatations ultérieures, l'existence d'indices apparents d'infractions en train de se commettre, objet de l'enquête, les autorisant, sur le seul fondement de l'article 53 du code de procédure pénale, à pénétrer dans le domicile de M. X...et à y procéder, notamment, à des contrôles d'identité, a, en l'état de ces seuls motifs, justifié sa décision sans méconnaître les dispositions conventionnelles visées au moyen

LES AVOCATS PEUVENT ASSISTER AUX VISITES DOMICILIAIRES FAITES PAR LES FONCTIONNAIRES DE LA RÉPRESSION ET DES FRAUDES

COUR DE CASSATION, chambre criminelle arrêt du 25 juin 2014, pourvoi n° 13-81471 Cassation sans renvoi

Attendu qu'il résulte de l'ordonnance attaquée que, le 18 mars 2008, les enquêteurs de l'administration de la concurrence, agissant en vertu d'une ordonnance du juge des libertés et de la détention, en date du 12 mars 2008, ont effectué des opérations de visite et de saisie dans les locaux des sociétés demanderesses, dans le but de rechercher la preuve de pratiques contraires, notamment, aux dispositions de l'article 81 du traité de la Communauté européenne, devenu l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
Attendu que, pour rejeter le recours desdites sociétés tendant à obtenir l'annulation de ces opérations, l'ordonnance attaquée, après avoir constaté que les fonctionnaires intervenant avaient fait obstacle à la présence des avocats appelés à assister aux opérations de visite domiciliaire, prononce par les motifs repris au moyen ;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, le premier président a méconnu le sens et la portée du principe susvisé

LES VISITES DOMICILIAIRES FAITES PAR LA RÉPRESSION ET DES FRAUDES SUITE A UNE VISITE CHEZ DES TIERS

COUR DE CASSATION, chambre criminelle arrêt du 13 juin 2019, pourvoi n° 17-87364 Cassation

Vu l’article L. 450-4 du code de commerce ;

Attendu que selon ce texte, le procès-verbal et l’inventaire établis lors d’opérations de visite et de saisie doivent être notifiés aux personnes n’ayant pas fait l’objet de ces opérations mais qui sont mises en cause au moyen de pièces saisies lors de celles-ci et qui disposent d’un recours sur leur déroulement devant le premier président de la cour d’appel dans le ressort de laquelle le juge les a autorisées ;

Attendu que se trouve mise en cause au sens de ce texte la personne visée par une demande d’autorisation de procéder dans ses locaux à des opérations de visite et de saisie sur le fondement de pièces saisies au cours d’une précédente visite domiciliaire effectuée chez un tiers ;

Que le procès-verbal et l’inventaire dressés à l’issu de ces opérations antérieures doivent être annexés tant à la requête qu’à l’ordonnance d’autorisation du juge des libertés et de la détention qui doit être notifiée au moment de la visite, assurant ainsi l’exercice du droit à un recours effectif de la personne mise en cause ;

Attendu qu’il résulte de l’ordonnance attaquée et des pièces de procédure que des opérations de visite et de saisie ont été menées en octobre 2013 dans les locaux des sociétés Fagor Brandt et Samsung ; que, statuant sur une requête du rapporteur général de l’Autorité de la concurrence se fondant sur des éléments issus de ces opérations, dans le cadre d’une enquête relative à un système d’ententes prohibées à dimension nationale, entre les fabricants, les grossistes et les grandes enseignes de détail dans le secteur de la distribution de produits électroménagers, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris a autorisé, par ordonnance du 21 mai 2014, en application des dispositions de l’article L. 450-4 du code de commerce, des opérations de visite et de saisie dans les locaux de plusieurs sociétés, dont la société Whirlpool France, à Suresnes (92) ; que les opérations se sont déroulées dans les locaux de cette société les 27 et 28 mai 2014 ; que le 5 juin 2014, la société Whirlpool France a interjeté appel de l’ordonnance du juge des libertés et de la détention autorisant ces opérations, et demandé son annulation, ainsi que celle de l’ordonnance du juge des libertés et de la détention de Nanterre rendue sur commission rogatoire de celui de Paris, et celle des opérations de visite et de saisie subséquentes effectuées dans ses locaux les 27 et 28 mai 2014 ;

Attendu que pour écarter le grief selon lequel le premier président a violé l’article L. 450-4 du code de commerce et a irrémédiablement porté atteinte au droit au recours effectif de la société Whirlpool France contre les opérations d’octobre 2013, l’ordonnance énonce que selon le dernier alinéa de l’article L. 450-4 du code de commerce, pour les personnes n’ayant pas fait l’objet de visite et de saisie et qui sont mises en cause, le délai de recours de dix jours court à compter de la date à laquelle elles ont reçu notification du procès-verbal et de l’inventaire et, au plus tard à compter de la notification de griefs prévue à l’article L. 463-2 du code de commerce ; que le juge retient que, dès lors, il ne peut être reproché à l’ Autorité de la concurrence de ne pas avoir notifié ces documents à la société Whirlpool dans un délai de dix jours suivant le déroulement des opérations de visite et de saisie dans les locaux des sociétés Samsung et Fagor Brandt ; que le premier président en conclut qu’en conséquence, il n’y a pas eu de violation d’un droit au recours effectif de la société Whirlpool contre les opérations de visite et de saisie d’octobre 2013 ;

Mais attendu qu’en statuant ainsi, alors que la société Whirlpool se trouvant mise en cause par une requête visant à obtenir l’autorisation d’effectuer des opérations de visite et de saisie dans ses locaux sur le fondement des résultats d’une opération antérieure effectuée chez des tiers, le procès-verbal et l’inventaire dressés à l’issu de cette dernière devaient être annexés à ladite requête et lui être notifiés au début de la visite autorisée, le premier président a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ;
D’où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;

LES SAISIES NE DOIVENT ÊTRE LIMITEES QU'AUX NECESSITES DE L'ENQUÊTE

Affaire du juge Gentil contre Monsieur Sarkozy

Cour de cassation chambre criminelle arrêt du 25 juin 2013 N° de pourvoi 12-88021 Cassation partielle

Vu l'article 56-1 du code de procédure pénale ;

Attendu qu'il résulte de ce texte que, d'une part, le magistrat, qui effectue une perquisition dans le cabinet d'un avocat ou à son domicile, doit veiller à ne pas porter atteinte au libre exercice de la profession d'avocat et que, d'autre part, le juge des libertés et de la détention ne peut qu'ordonner la restitution immédiate des documents pour lesquels il estime qu'il n'y a pas lieu à saisie, ou, dans le cas contraire, ordonner le versement du scellé et du procès-verbal au dossier de la procédure ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que lors de la perquisition au cabinet de M. X..., ont été saisis deux ordinateurs et un disque dur ; que le juge des libertés et de la détention, après avoir considéré que la restitution des matériels serait de nature à faire obstacle à la manifestation de la vérité, a décidé que l'ouverture des scellés et la lecture des documents seraient effectuées par le magistrat instructeur, assisté de l'expert qu'il aurait commis préalablement, et en présence du bâtonnier ou de son délégué, en ajoutant que ne pourront être exploités que les documents en relation directe avec les faits objet de l'information en cours et que devront en être exclus les correspondances ou courriels entre M. X... et ses avocats concernant sa défense dans les procédures civiles lancées contre lui relatives aux mêmes faits ;

Attendu que, pour rejeter le moyen de nullité tiré de l'irrégularité de ces saisies, l'arrêt énonce que celles-ci n'ont pas été indifférenciées mais portaient sur des documents ou objets utiles à la manifestation de la vérité et que ces conditions ont été sollicitées par le bâtonnier et acceptées par M. X... devant le juge des libertés et de la détention ; que les juges ajoutent que ces conditions sont sans conséquences judiciaires et ne peuvent limiter les pouvoirs du juge d'instruction pour procéder à l'exploitation de certaines des données recueillies ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'il appartenait au juge des libertés et de la détention, fût-ce en recourant lui-même à la mesure technique envisagée, de prendre personnellement connaissance des documents saisis et de décider s'ils devaient être restitués ou versés dans le dossier de la procédure, la chambre de l'instruction a méconnu le texte sus-visé et le principe ci-dessus rappelé

LA SAISIE D'UN SAC SUR LA VOIE PUBLIQUE OU DANS UN CONTENEUR A ORDURES NE SONT PAS SOUMISES A L'ARTICLE 8

Cour de cassation chambre criminelle arrêt du 6 avril 2022 N° de pourvoi 21-84.092 Rejet

6. Il résulte des pièces de procédure que, lors d'une surveillance, les enquêteurs ont remarqué qu'un homme qui avait été observé sur la terrasse de l'appartement où, selon leur renseignement, le trafic de stupéfiants se déroulait, a déposé un sac poubelle dans un conteneur à ordures à usage collectif. Les enquêteurs ont pris ce sac et découvert, à l'intérieur de celui-ci, un ticket de recharge d'une ligne téléphonique pré-payée. La saisie de ce ticket et l'exploitation des informations qu'il contenait ont permis d'identifier les auteurs du trafic.

7. Pour rejeter l'exception de nullité présentée par M. [H], qui estimait que la fouille de ce sac poubelle et l'exploitation de son contenu, sans autorisation judiciaire, avaient porté à sa vie privée une ingérence excessive au regard des dispositions de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, la cour d'appel retient que l'atteinte ainsi portée à la vie privée du demandeur est restée modérée et proportionnée au but recherché, consistant dans la recherche de preuves susceptibles de démanteler un trafic de stupéfiants.

8. En prononçant ainsi, dès lors que la saisie, par les enquêteurs, dans le but de rechercher les auteurs d'une infraction, d'un objet découvert abandonné sur la voie publique ou dans un conteneur collectif d'ordures ménagères ne constitue pas une atteinte à la vie privée, au sens de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, nécessitant une autorisation judiciaire préalable à l'exploitation de son contenu, la cour d'appel a justifié sa décision.

9. Dès lors, le moyen doit être écarté.

UN AVOCAT MÊME OCCASIONNEL EST PROTÉGÉ AU PROFIT DE SON CLIENT

KIRDÖK ET AUTRES c. TURQUIE du 3 décembre 2019 requête n°14704/12

Violation de l'article 8 : Saisie injustifiée de données électroniques protégées par le secret professionnel avocat-client

La Cour constate que les requérants, de profession avocat, n’étaient pas visés eux-mêmes par une enquête pénale, mais qu’ils partageaient leurs bureaux avec un autre avocat qui faisait l’objet des poursuites pénales dans le cadre desquelles la perquisition litigieuse avait été ordonnée. Les requérants ont fait valoir devant les autorités judiciaires que les données électroniques saisies lors de cette perquisition, à savoir celles sur le disque dur de l’ordinateur de bureau (indiqué au début comme ayant l’usage collectif, ensuite indiqué comme ayant l’usage exclusif des requérants) et sur la clé USB, leur appartenaient et relevaient de leur secret professionnel entre avocats et clients. La CEDH constate que l'ordonnance d'autorisation de perquisition avait pour but de rechercher des preuves et non pas confirmer des faits.

Violation de l'article 8 :

LES FAITS : AVOCATS DU PKK KURDE SUBISSENT DES PERQUISITIONS ET SONT POURSUIVIS

6.  Les requérants sont des avocats de profession, membres du barreau d’Istanbul. Ils partageaient un bureau avec un autre avocat, Ü.S.

7.  Le 7 avril 2010, Ü.S. effectua une visite à son client condamné, H.A., détenu à la prison d’İmralı, dans laquelle purgeaient leur peine quatre autres condamnés, y inclus Abdullah Öcalan (ex-chef du PKK, mouvement armé séparatiste illégal).

8.  En 2011, le parquet d’Istanbul engagea une enquête afin de détecter et de révéler les voies de communication secrètes établies entre Abdullah Öcalan et son ex-organisation, le PKK ou le KCK. Dans le cadre de l’enquête, les membres de la police judiciaire menèrent des perquisitions dans des lieux simultanés, seize villes en Turquie.

9.  Le 21 novembre 2011, un juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul (11ème Chambre) rendit l’ordonnance suivante à l’égard de Ü.S. :

« (...) Compte tenu du fait que l’intéressé mène des activités au sein de l’organisation terroriste KCK/PKK et dans le but de recueillir des éléments de preuve et de saisir les objets éventuels du délit, ... »,

« (...) Comme tout retard serait préjudiciable, il est décidé d’appréhender la personne susmentionnée, membre de l’organisation illégale, conformément aux articles 20 et 21 de la Constitution et des articles 117, 119, 127 et 128 du code de procédure pénale, dans le but de procéder à une fouille corporelle sur elle et sur les personnes l’accompagnant au moment de l’interpellation, de procéder à une perquisition pendant le jour (et pendant la nuit si nécessaire conformément à l’article 118 du code de procédure pénale) aux adresses mentionnées ci-dessus et à leurs annexes, et de procéder à une fouille corporelle des personnes présentes aux adresses et, le cas échéant, dans les véhicules qu’elle conduit, de saisir les éléments ou les objets de délit, de faire examiner, par les unités compétentes, tous documents et matériel de communications et d’informatiques. »

10.  Le 22 novembre 2011, les membres de la police judiciaire arrêtèrent Ü.S. à son domicile. Le même jour, ils effectuèrent une perquisition au bureau d’Ü.S., qu’il partageait à cette époque avec les requérants.

11.  La perquisition se déroula en présence d’un substitut du procureur général, d’un représentant du Barreau d’Istanbul et de la requérante Mme Mihriban Kırdök, l’une des avocats partageant le bureau en question.

12.  À la fin de la perquisition, les agents de police firent une copie de l’ensemble des données stockées sur le disque dur de l’ordinateur utilisé conjointement par tous les avocats partageant le bureau et l’emportèrent avec eux. Ils prirent également une copie de la clé USB qui appartenait à la requérante Mme Meral Hanbayat. Le disque dur sur lequel étaient copiées les données saisies lors de la perquisition a été mis dans un sac spécial de la police, dont l’ouverture fut scellée en présence de toutes les parties.

13.  Les personnes présentes lors de ladite perquisition, y compris la requérante Mme Kırdök, signèrent le rapport. Cependant, la requérante Mme Kırdök ajouta ses réserves dans le rapport et s’opposa notamment à la saisie de la copie du disque dur de l’ordinateur et d’une clé USB en indiquant que les fichiers saisis sur le disque dur de l’ordinateur du bureau, utilisé conjointement par tous les avocats, appartenaient très majoritairement aux avocats autres qu’à Ü.S. Ce dernier n’avait que très peu de fichiers dans cet ordinateur, et les fichiers sur la clé USB n’étaient que les documents de travail de Mme Hanbayat. La requérante Mme Kırdök ajouta également que le mandat de perquisition en cause, puisqu’il portait sur les locaux professionnels des avocats, aurait dû être délivré par la formation de trois juges de la cour d’assises et non pas par un seul juge assesseur.

14.  Les requérants soutiennent que le 23 novembre 2011, les conseils d’Ü.S. dont les requérantes Mihriban Kırdök et Meral Hanbayat, portèrent opposition devant la cour d’assises contre l’ordonnance du 21 novembre 2011. Ils alléguèrent de la nullité de l’ordonnance délivrée par un seul juge, en s’appuyant sur le fait que la loi exigeait que cette mesure soit décidée par la cour elle-même (composée de trois juges en l’espèce). Ils contestèrent également l’ordonnance en question en formulant l’objet de la recherche d’une façon très vague, cela concédait à la police un pouvoir de discrétion extrêmement large, aboutissant à l’arbitraire. Le Gouvernement fait observer qu’une telle opposition ne se trouve pas dans le dossier de l’enquête engagée contre Ü.S.

15.  Dans sa déposition faite le 25 novembre 2011 devant le procureur de la République, Ü.S. indiqua que les données numériques saisies lors de la perquisition en cause ne lui appartenaient point.

16.  Le 7 décembre 2011, les requérants firent une opposition en leur nom propre devant la cour d’assises, en demandant en particulier le retour ou la destruction immédiats des données numériques saisies lors de la perquisition en cause et n’appartenant pas à l’avocat Ü.S., suspect dans la procédure pénale. Ils firent valoir devant la cour d’assises qu’il n’y avait aucune ordonnance permettant la saisie des données numériques leur appartenant, que ces données concernaient les actions qu’ils ont intentées au nom de leurs clients devant les juridictions nationales ou devant la Cour, que ces données étaient protégées par le secret professionnel des avocats basé sur la confidentialité entre avocats et clients.

17.  Le 12 décembre 2011, le procureur de la république d’Istanbul présenta ses observations à la cour d’assises sur l’opposition du 7 décembre 2011, en l’invitant à rejeter la demande de retour ou de destruction des données saisies, à ce stade de l’enquête pénale engagée contre Ü.S. Il y indiqua que les données saisies n’avaient fait pour le moment l’objet d’aucun examen quant à leur appartenance, qu’un retour aux requérants pourraient empêcher le recueil des éléments de preuve à charge comme à décharge d’Ü.S. et que ces données numériques seraient rendues de toute façon aux requérants immédiatement après leur examen.

18.  Le 19 décembre 2011, la cour d’assises, considérant que l’opposition formulée par les requérants en date du 7 décembre 2011 était dirigée contre l’ordonnance délivrée le 21 novembre 2011 par le juge assesseur et que ladite ordonnance avait été rendue conformément à la loi et à la procédure, rejeta les demandes des requérants visant le retour ou la destruction immédiats des données numériques saisies lors de la perquisition en cause.

19.  Le 3 avril 2012, le parquet d’Istanbul présenta un acte d’accusation devant la cour d’assises contre plusieurs avocats, dont Ü.S., en leur reprochant d’avoir assuré la communication d’informations entre Abdullah Öcalan et ses ex-organisations illégales, le PKK et le KCK. Selon le parquet, Ü.S. aurait contribué à ce réseau de communication au sein des organisations illégales lors de sa visite du 7 avril 2010 à la prison d’İmralı. À la date de l’introduction de la requête, l’action pénale était pendante devant la cour d’assises d’Istanbul.

RECEVABILITE

26.  Le Gouvernement soutient en premier lieu qu’en l’absence d’une identification définitive de l’appartenance des fichiers informatiques saisis lors de la perquisition en cause, l’article 8 de la Convention ne puisse trouver application dans le cas des requérants.

27.  Le Gouvernement excipe aussi du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que les requérants auraient dû introduire un recours en indemnisation sur le fondement de l’article 141 du code de procédure pénale en vue d’obtenir une réparation pécuniaire pour préjudice subi en raison d’une perquisition menée d’une façon disproportionnée.

28.  Toujours quant à l’épuisement des voies de recours internes, le Gouvernement soutient que les requérants auraient dû faire une opposition contre l’ordonnance de perquisition sur la base de l’article 130 du code de procédure pénale.

29.  Les requérants contestent ces exceptions.

30.  La Cour estime que les exceptions présentées par le Gouvernement soulèvent des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans les droits et libertés des requérants protégés par l’article 8 de la Convention et éventuellement de la légalité de cette ingérence. Elle décide donc de les joindre au fond.

31.  Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

FOND

i.  L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

43.  La Cour rappelle qu’une ingérence ne saurait passer pour « prévue par la loi » que si, d’abord, elle a une base en droit interne. Dans un domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (par exemple, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. Autriche, no 74336/01, § 53, CEDH 2007‑IV). Elle rappelle aussi que les mots « prévue par la loi » ont trait à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user des termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).

44.  La Cour note que la loi turque prévoit que les perquisitions ne peuvent porter que sur des faits faisant l’objet d’une enquête pénale et que le juge restitue rapidement aux avocats les données informatiques saisies dans les bureaux des avocats, au cas où les avocats l’informeraient que ces données relèvent du secret professionnel.

45.  En l’espèce, la Cour note, à l’instar du Gouvernement, que l’ordonnance de perquisition, qui faisait suite à des poursuites pénales déclenchées contre Ü.S., indiquait les locaux et les personnes visées par cette mesure et que la perquisition, menée dans la journée, en présence d’un procureur et d’un avocat représentant le barreau d’Istanbul, a abouti à la saisie de données informatiques placées dans un sac scellé et à la rédaction d’un procès-verbal signé par toutes les personnes présentes, conformément à la législation en vigueur.

46.  Quant au refus des autorités judiciaires de restituer aux requérantes ou de détruire les données informatiques saisies lors de la perquisition en cause, la Cour observe que la requérante Mme Kırdök, présente lors de la perquisition, a clairement indiqué que les documents sur l’ordinateur de bureau et la clé USB dont les copies ont été saisies contenaient principalement les documents de travail des trois avocats, elle-même et les autres requérants, mais pas ceux d’Ü.S. faisant l’objet d’une enquête pénale, sans préciser explicitement, semble-t-il, que ces documents relevait du secret professionnel d’avocats. Les requérants ont invoqué clairement le secret professionnel dans leur recours du 7 décembre 2011. Cependant, leurs documents ne leur ont pas été restitués, ni ont été détruits, et leur recours a été rejeté par la cour d’assises au motif que la procédure suivie était conforme à la loi.

47.  La Cour considère que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants du refus des autorités nationales de rendre ou de détruire leurs données informatiques saisies dans le cadre d’une instruction ouverte contre un tiers alors que les requérants étaient avocats de profession et ils invoquaient le secret professionnel. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 59 ci-dessous), la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question.

ii.  « But légitime » de l’ingérence

48.  La Cour peut accepter que les dispositions de procédures pénales nationales mises en application en l’espèce et régissant les perquisitions dans les bureaux d’avocats, tout en préservant le secret professionnel de ces derniers, poursuivaient les buts légitimes que sont la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits et libertés d’autrui. Cependant, la question de savoir si cela était le cas en l’espèce sera examinée ci-dessous dans la partie concernant la nécessité d’une telle mesure dans une société démocratique.

iii.  ingérence nécessaire dans une société démocratique

49.  La Cour rappelle que les mesures imposant aux avocats un certain nombre d’obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients, par exemple dans le cadre de la lutte contre les infractions pénales, doivent être impérativement encadrées d’une façon stricte, les avocats occupant une situation centrale dans l’administration de la justice (voir, inter alia, Heino c. Finlande, no 56720/09, § 43, 15 février 2011, et Kolesnichenko c. Russie, no 19856/04, § 31, 9 avril 2009).

50.  Quant au cas particulier des saisies opérées dans le cabinet d’un avocat, la Cour rappelle qu’elles doivent impérativement être assorties des garanties spéciales de procédure, puisque ces saisies portent incontestablement atteinte au secret professionnel, qui est la base de la relation de confiance qui existe entre l’avocat et son client. D’ailleurs, la protection du secret professionnel fait partie des droits de la défense au sens de l’article 6 de la Convention : elle est notamment le corollaire du droit qu’a le client d’un avocat de ne pas contribuer à sa propre incrimination, ce qui présuppose que les autorités cherchent à fonder leur argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l’« accusé » (voir, inter alia, Niemietz, précité, § 37, et André et autre c. France, no 18603/03, §§ 41-42, 24 juillet 2008).

51.  En ce qui concernent les garanties spéciales de procédure devant être assorties à ces mesures de saisie chez un avocat, la Cour rappelle en premier lieu qu’elles doivent être encadrées par des règles prévisibles particulièrement claires et précises quant à leur adoption et leur mise en application (Petri Sallinen et autres, précité, § 90, et Wolland c. Norvège, n39731/12, § 62, 17 mai 2018). La Cour rappelle en deuxième lieu que ces mesures doivent faire l’objet d’un contrôle particulièrement rigoureux (par exemple, Heino, précité, § 43). Surtout, la législation et la pratique doivent offrir des garanties adéquates et suffisantes contre les abus et l’arbitraire (Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, § 38, 22 mai 2008). Saisi d’allégations motivées selon lesquelles des documents précisément identifiés avaient été saisis alors qu’ils relevaient de la confidentialité avocat-client, le juge doit effectuer un « contrôle concret de proportionnalité » et ordonner, le cas échéant, leur restitution (Vinci Construction and GTM Génie Civil et Services c. France, nos 63629/10 et 60567/10, § 79, 2 avril 2015).

52.  En l’espèce, la Cour constate que les requérants, de profession avocat, n’étaient pas visés eux-mêmes par une enquête pénale, mais qu’ils partageaient leurs bureaux avec un autre avocat qui faisait l’objet des poursuites pénales dans le cadre desquelles la perquisition litigieuse avait été ordonnée. Les requérants ont fait valoir devant les autorités judiciaires que les données électroniques saisies lors de cette perquisition, à savoir celles sur le disque dur de l’ordinateur de bureau (indiqué au début comme ayant l’usage collectif, ensuite indiqué comme ayant l’usage exclusif des requérants) et sur la clé USB, leur appartenaient et relevaient de leur secret professionnel entre avocats et clients.

53.  La Cour note d’emblée que le juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul, dans son ordonnance de perquisition en question délivrée le 21 novembre 2011 (voir paragraphe 9 ci-dessus), a indiqué d’une façon large l’étendue des perquisitions, en énonçant le but de cette opération comme « recueillir les éléments de preuve et saisir les objets » qui pourraient montrer que le suspect (Ü.S.) menait des activités au sein de l’organisation terroriste KCK/PKK. En effet, l’ordonnance ne précisait pas quels objets ou documents concrets ou spécifiques devraient être trouvés aux adresses mentionnées, y compris au cabinet d’avocats des requérants, ni comment ces éléments seraient pertinents pour l’enquête pénale concernée. L’ordonnance en question a permis ainsi aux autorités chargées de l’enquête d’examiner, en termes généraux, toutes les données électroniques se trouvant dans les bureaux des requérants, sans tenir spécialement compte qu’il s’agissait d’un cabinet d’avocats et qu’il pourrait y avoir des documents déposés par les clients à leur conseils (voir Kolesnichenko c. Russie, précité, § 33).

54.  La Cour observe en outre que l’ampleur large de l’ordonnance s’est reflétée dans la manière dont elle a été exécutée. Bien qu’un représentant du barreau d’Istanbul et l’une des requérants, Mme Kırdök, aient assisté à la perquisition et que les données saisies aient été placées dans un sac scellé, aucune autre mesure de protection spéciale n’était en place contre l’ingérence dans le secret professionnel. En effet, aucune procédure de filtrage des documents ou des données électroniques protégés par le secret professionnel ne semble pas être suivie et/ou aucune interdiction explicite de saisir des données protégées par ce secret n’avaient été imposées pendant la perquisition en cause (voir Kolesnichenko c. Russie, précité, § 34, et Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH, précité, § 63). Au contraire, l’ensemble des données se trouvant sur le disque dur de l’ordinateur utilisé conjointement par les avocats qui partageaient les locaux ainsi que sur une clé USB ont été saisies (voir paragraphe 12 ci-dessus).

55.  La Cour observe ensuite qu’une fois le secret professionnel des relations avocats-clients invoqué et le retour des données électroniques saisies demandé, la loi imposait aux autorités judiciaires une obligation de procéder rapidement à un examen des données saisies, et, le cas échéant, de restituer aux intéressés ou de détruire les données protégées par ce secret. Cependant, la législation et la pratique du droit national n’étaient pas claires sur les conséquences attribuées à un éventuel manquement par les autorités judiciaires à cette obligation.

56.  En effet, la cour d’assises a définitivement refusé la restitution ou la destruction des copies saisies des données en cause, avec une motivation mentionnant seulement la régularité des actes de perquisition effectués dans les bureaux, en laissant sans réponse l’allégation spécifique d’une atteinte à la confidentialité des relations avocats-clients. Il ressort du dossier que la cour d’assises aurait implicitement accepté les raisons soulevées par le parquet pour justifier le refus du retour des données saisies, à savoir ces données n’étant pas encore transcrites, on ne pouvait savoir à qui elles appartenaient exactement. La Cour considère qu’un tel motif de rejet n’est non seulement pas clairement prévu par la loi, mais s’avère également contraire à l’essence du secret professionnel protégeant les relations avocats-clients. En tout état de cause, on ne saurait conclure que l’examen de la demande des requérants par les autorités judiciaires ait été en conformité avec l’obligation d’assurer un contrôle particulièrement rigoureux des mesures concernant les données relevant du secret professionnel des avocats.

57.  Pour ce qui est en particulier du recours en vertu de l’article 141 du code de procédure pénale, spécialement mentionné par le Gouvernement, la Cour estime qu’un tel recours pour une mise en cause de la responsabilité de l’État, de nature indemnitaire, se distingue clairement d’un recours en nullité d’une saisie litigieuse et, partant, il n’aurait pas été de nature à permettre le retour ou la destruction des copies relevant du secret professionnel, tels que recherchés par les requérants, de sorte que l’on ne peut y voir un « contrôle efficace » au sens de l’article 8 (mutatis mutandis, Xavier Da Silveira c. France, no 43757/05, § 48, 21 janvier 2010).

58.  A la lumière de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention, les mesures imposées aux requérants quant à la saisie de leurs données électroniques et au refus de les restituer ou de les détruire n’ayant répondu à aucun besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaire dans une société démocratique.

59.  En l’absence de garanties procédurales suffisantes dans la loi telle qu’interprétée et appliquée par les autorités judiciaires en l’espèce, la Cour considère que nulle question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 de la Convention, les griefs y afférents se confondant avec le grief tiré de l’article 8 de la Convention.

60.  Partant, la Cour, à la lumière de ses considérations exposées aux paragraphes 55‑58 ci-dessus, conclut aussi au rejet des exceptions tirées du défaut d’épuisement des voies de recours internes et à la violation de l’article 8 de la Convention.

Sommer c. Allemagne du 27 avril 2017 requête no 73607/13

Article 8 : L’inspection du compte bancaire d’un avocat a violé son droit au secret professionnel et à la vie privée

LES FAITS

Le requérant, Me Ulrich Sommer, est un ressortissant allemand né en 1952 et résidant à Cologne (Allemagne). Il est avocat pénaliste de profession. En mars et avril 2011, le parquet prit contact avec la banque de Me Sommer, demandant à celle-ci des renseignements sur toutes les transactions passées par son compte bancaire professionnel au cours des deux précédentes années, ainsi que sur d’autres comptes bancaires privés éventuels. La demande, fondée en particulier sur l’article 161 du code de procédure pénale (« le CPP »), avait été formulée dans le cadre d’une enquête pénale sur des faits d’escroquerie organisée, l’un des suspects étant un client de Me Sommer. Le parquet soupçonnait notamment que de l’argent viré par la fiancée de l’accusé à Me Sommer ayant servi à régler ses honoraires provenait d’activités illégales. Il avait également prié la banque de ne pas prévenir Me Sommer de cette demande. La banque obtempéra et une liste de 53 transactions fut ultérieurement versée au dossier. Me Sommer prit connaissance de ces mesures d’instruction visant son compte bancaire lorsqu’il eut accès au dossier, en tant qu’avocat de l’accusé, en janvier 2012. Il demanda au parquet puis aux tribunaux – saisis du dossier parce qu’une procédure pénale dirigée contre son client avait été ouverte – de lui rendre les pièces recueillies, mais en vain. Les tribunaux internes jugèrent notamment que l’instruction était régulière et que la banque avait livré les renseignements de son plein gré. Cette décision fut confirmée en appel. La cour d’appel estima que les garanties existantes – en particulier le secret des relations entre l’avocat et son client en vertu de l’article 160a, en combinaison avec les articles 53 et 53a du CPP – en matière de saisie de documents confiés à des avocats n’étaient pas applicables en l’espèce. En septembre 2013, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’examiner le recours formé par Me Sommer.

LE DROIT

La Cour estime tout d’abord que la collecte, la conservation et la diffusion des relevés des transactions bancaires professionnelles de Me Sommer s’analysaient en une atteinte à son droit au respect du secret professionnel et de sa vie privée. La justification de cette ingérence, à savoir la prévention des infractions pénales ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui et de la prospérité économique du pays, était légitime. Cependant, la Cour juge que les demandes de renseignements formulés par le parquet étaient extrêmement amples. Seulement limitées dans le temps, elles englobaient toutes les informations concernant le compte et les transactions bancaires de Me Sommer. En effet, les informations fournies par la banque donnaient au parquet et à la police un tableau complet de l’activité professionnelle de Me Sommer ainsi que des informations sur ses clients. De plus, les carences que présentaient ces demandes d’informations quant à leur limitation n’ont pas été compensées par des garanties procédurales adéquates. Premièrement, l’article 161 du CPP, fondement juridique des demandes puis de la collecte ainsi que de la conservation des informations, n’offrait aucune garantie particulière. En effet, les conditions posées par cette disposition pour inspecter le compte de Me Sommer n’étaient guère strictes car elles permettaient des ingérences de gravité relativement peu élevée dès l’existence de soupçons de perpétration d’infractions pénales. Deuxièmement, si la garantie particulière offerte aux avocats par l’article 60a du CPP, à savoir le secret des communications entre eux et leurs clients, pouvait être suspendue si certains faits permettaient de fonder des soupçons de participation à une infraction, la Cour estime que les soupçons visant Me Sommer étaient plutôt vagues. Enfin, l’inspection n’avait pas été ordonnée par une instance judiciaire et aucune garantie procédurale spécifique n’avait été appliquée pour protéger le secret professionnel. Il existait certes une possibilité de contrôle judiciaire des mesures d’instruction visant Me Sommer, mais elle ne valait qu’a posteriori, ce dernier n’ayant pris connaissance des mesures que par coïncidence puisque ni la banque ni le parquet ne l’en avaient informé. Au vu de ces éléments, la Cour conclut que l’inspection du compte bancaire de Me Sommer n’était pas proportionnée ni nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 8.

Versini-Campinchi et Crasnianski c. France du 16 juin 2016 requête 49176/11

Non violation de l'article 8 : Écoute d'un avocat et son client, les propos non pas du client mais de l'avocat sont sanctionnés. Pas de violation car l'avocat est armé pour connaître les limites de la légalité. Le client a été protégé car il n'a pas été poursuivi.

"80. La Cour réitère que ce qui importe avant tout dans ce contexte est que les droits de la défense du client ne soient pas altérés, c’est-à-dire que les propos ainsi transcrits ne soient pas utilisés contre lui dans la procédure dont il est l’objet."

1. Sur la recevabilité

45. La Cour constate que, dans sa lettre au bâtonnier du 27 février 2003, le procureur général près la cour d’appel de Paris dénonçait les requérants à raison de propos distincts tenus par chacun d’eux lors d’échanges téléphoniques qu’ils avaient eues avec M. Picart, le 17 décembre 2002 quant à la requérante, et le 14 janvier 2003 quant au requérant. Le bâtonnier a toutefois décidé de ne pas donner suite s’agissant de la conversation du requérant avec M. Picart du 14 janvier 2003. La procédure disciplinaire qui a suivi n’a ainsi porté que sur la communication téléphonique du 17 décembre 2002, entre la requérante et M. Picart, à laquelle le requérant n’avait pas pris part. Elle ne concernait donc pas les droits que ce dernier tire de l’article 8 de la Convention.

46. La Cour relève que le requérant indique dans sa requête qu’il ne disposait pas d’une autre voie de recours pour faire valoir ces droits dans le contexte de l’interception de sa communication du 14 janvier 2003, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Le requérant aurait donc dû saisir la Cour dans les six mois suivant la date à laquelle il a eu connaissance de cette mesure (voir, par exemple, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 157, CEDH 2009). Or il ressort manifestement du dossier (paragraphes 14-17 ci-dessus) qu’il en a eu connaissance plus de six mois avant le 1er août 2011, date d’introduction de la présente requête.

47. En conséquence, pour autant qu’elle a été introduite par le requérant, la requête est tardive au regard du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention ; elle est donc irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

48. Cela étant, la Cour constate qu’ainsi délimitée, la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour la déclare donc recevable pour autant qu’elle est présentée par la requérante.

2. Sur le fond

49. La Cour souligne tout d’abord que l’interception, l’enregistrement et la transcription de la conversation téléphonique du 17 décembre 2002 entre M. Picart et la requérante constituent une ingérence non seulement dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et de la correspondance du premier (ce que la Cour a constaté dans la décision Picart précitée, qui s’inscrit dans le même contexte que la présente affaire), mais aussi dans celui de la seconde. Cette ingérence s’est poursuivie dans le cas de la requérante par l’utilisation de la transcription de cette conversation dans le cadre de la procédure disciplinaire conduite contre elle.

50. Pareille ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire » « dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) « Prévue par la loi »

51. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle‑ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, notamment, précités, Lambert, § 23, et Matheron, § 29 ; voir aussi Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, §§ 228-230, CEDH 2015). Lorsqu’il s’agit de l’interception d’une communication, la condition de prévisibilité exige que le droit interne précise notamment la définition des catégories de personnes susceptibles d’être mises sur écoute judiciaire, la nature des infractions pouvant y donner lieu, la fixation d’une limite à la durée de l’exécution de la mesure, les conditions d’établissement des procès-verbaux de synthèse consignant les conversations interceptées, et l’utilisation et l’effacement des enregistrements réalisés (Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V ; voir aussi R.E. c. Royaume‑Uni, no 62498/11, § 123, 27 octobre 2015, ainsi que Roman Zakharov, précité, § 231).

52. S’agissant de la base légale de l’ingérence litigieuse, la Cour ne voit pas de raison de conclure différemment que dans les arrêts Lambert (précité, §§ 24-25) et Matheron (précité, § 30) : la base légale se trouve dans les articles 100 et suivants du code de procédure pénale, dès lors que l’interception, l’enregistrement et la transcription de la conversation entre la requérante et M. Picart ont été réalisés en exécution d’écoutes téléphoniques décidées par un juge d’instruction sur le fondement de ces dispositions. Le fait que la requérante n’était pas la titulaire de la ligne téléphonique ainsi mise sous écoute est à cet égard indifférent. Par définition, une telle opération a pour conséquence que des conversations avec des tiers soient écoutées et implique donc l’interception de propos émanant de personnes qui ne sont pas visées par la mesure ordonnée par le juge d’instruction.

53. L’accessibilité de ces dispositions n’ayant pas prêté à controverse, il reste à déterminer si elles remplissent la condition de prévisibilité s’agissant comme en l’espèce, de l’interception, l’enregistrement et la transcription d’une conversation entre le titulaire de la ligne téléphonique mise sous écoute et un avocat, et de l’utilisation subséquente de la transcription dans une procédure dirigée contre ce dernier.

54. La Cour rappelle à cet égard qu’elle a admis que les articles 100 et suivants du code de procédure pénale répondaient à l’exigence de « qualité de la loi » dès lors qu’ils « pos[ai]ent des règles claires et détaillées et précis[ai]ent, a priori, avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré (Lambert, précité, § 28 ; voir aussi Matheron, précité, § 41). Elle observe cependant que ces dispositions ne couvrent pas la situation des personnes dont les propos ont été interceptés à l’occasion de la mise sous écoute de la ligne téléphonique d’une autre personne. En particulier, elles ne prévoient pas la possibilité d’utiliser les propos interceptés contre leur auteur dans le cadre d’une autre procédure que celle dans le contexte de laquelle la mise sous écoute a été ordonnée. Ainsi, dans l’affaire Matheron (précitée, §§ 31-32 ; voir aussi Pruteanu c. Roumanie, no 30181/05, §§ 44-45, 3 février 2015), renvoyant à l’arrêt Amann c. Suisse [GC] (no 27798/95, CEDH 2000-II) et constatant qu’« il n’appara[issait] pas que la situation des personnes écoutées dans le cadre d’une procédure à laquelle elles sont étrangères soit couverte par ces dispositions », la Cour a souligné qu’elle « pourrait être amenée à se poser la question de savoir si l’ingérence litigieuse était ou non « prévue par la loi » (relevant que la violation de l’article 8 était encourue pour un autre motif, elle ne s’est toutefois pas prononcée sur ce point).

55. La Cour constate cependant que, s’agissant spécifiquement de propos tenus dans un tel contexte par un avocat au titulaire de la ligne mise sous écoute, la Cour de cassation avait déjà, à l’époque des faits de la cause, précisé que, par exception, une conversation entre un avocat et son client surprise à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière pouvait être transcrite et versée au dossier de la procédure lorsqu’il apparaissait que son contenu était de nature à faire présumer la participation de cet avocat à des faits constitutifs d’une infraction (Cass. crim., 8 novembre 2000, no 00‑83570, Bulletin criminel 2000, no 335). Certes, la Cour de cassation n’a expressément indiqué que dans un arrêt rendu le 1er octobre 2003 dans le contexte de la présente espèce que cela vaut également lorsque ces faits sont étrangers à la saisine du juge d’instruction (Cass. Crim., 1er octobre 2003, no 03-82909). La Cour estime toutefois qu’au vu des articles 100 et suivants du code de procédure pénale et de l’arrêt de la Cour de cassation du 8 novembre 2000, la requérante, professionnelle du droit, pouvait, dans le contexte de l’espèce, prévoir que la ligne téléphonique de M. Picart était susceptible d’être placée sous écoute sur le fondement de ces articles, que ceux des propos qu’elle lui tiendrait sur cette ligne qui seraient de nature à faire présumer sa participation à une infraction pourraient être enregistrés et transcrits malgré sa qualité d’avocate, et qu’elle risquait des poursuites à raison de tels propos. En particulier, elle pouvait prévoir que révéler à cette occasion une information couverte par le secret professionnel l’exposerait à des poursuites sur le fondement de l’article 226-13 du code pénal (paragraphe 30 ci-dessus). Au vu de l’article 22 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques et des articles 160 et 183 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat (paragraphes 31-33 ci-dessus), elle pouvait également prévoir qu’un manquement de cette nature l’exposerait à des poursuites disciplinaires devant le conseil de l’ordre des avocats, qui pouvait notamment agir sur demande du procureur général.

56. La Cour admet en conséquence que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

b) But légitime

57. La Cour a déjà eu l’occasion de préciser qu’ayant eu lieu dans le cadre d’une procédure criminelle, l’interception, l’enregistrement et la transcription des communications téléphoniques de M. Picart en exécution de la commission rogatoire du 2 décembre 2002 – dont celle qu’il a eue avec la requérante le 17 décembre 2002 – poursuivaient l’un des buts légitimes énumérés par le second paragraphe de l’article 8 de la Convention : « la défense de l’ordre » (voir la décision Picart précitée). Elle estime qu’il en va de même de l’utilisation de la transcription de la conversation téléphonique du 17 décembre 2002 dans le cadre de la procédure disciplinaire conduite contre la requérante pour manquement au secret professionnel.

c) « Nécessaire » « dans une société démocratique »

58. La Cour rappelle que la notion de nécessité, au sens de l’article 8 de la Convention, implique l’existence d’un besoin social impérieux et, en particulier, la proportionnalité de l’ingérence au but légitime poursuivi (voir, parmi d’autres, Michaud, précité, § 120).

59. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence au regard du but légitime poursuivi. Cette marge va cependant de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante (voir, notamment, précités, Lambert, § 30 Matheron, précité, § 34, et Pruteanu, § 47).

60. Quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu’un caractère relatif, elle dépend, entre autres, du type de recours fourni par le droit interne. Par conséquent, il y a lieu de rechercher si les procédures destinées au contrôle de l’adoption et de l’application des mesures restrictives sont aptes à limiter à ce qui est nécessaire dans une société démocratique l’ingérence résultant de la législation incriminée (voir, notamment, précités, Lambert, § 31, Matheron, § 35, et Pruteanu, § 48).

61. La Cour va donc s’attacher à vérifier en l’espèce si la requérante a disposé d’un « contrôle efficace » (Matheron, précité, §§ 36-44) de l’interception, l’enregistrement et la transcription de la communication téléphonique qu’elle a eue avec M. Picart le 17 décembre 2002. Se pose aussi la question du poids à accorder dans l’évaluation de la nécessité de la transcription de cette conversation au fait qu’elle communiquait ainsi en sa qualité d’avocate (Pruteanu, précité, §§ 49-58).

i.Sur la question de savoir si la requérante a disposé d’une contrôle efficace

62. La Cour estime qu’il faut rapprocher la présente affaire de l’affaire Matheron précitée.

63. Dans cette affaire, le requérant se plaignait du versement au dossier de poursuites pénales dont il était l’objet, de la transcription de conversations téléphoniques qu’il avait eues avec le titulaire d’une ligne téléphonique mise sous écoute dans le cadre d’une information judiciaire à laquelle il était étranger. Il n’avait pu obtenir un contrôle juridictionnel de cette mesure dans le cadre de la procédure pénale dans le contexte de laquelle elle avait été ordonnée parce qu’il n’était pas partie à celle-ci. Il avait tenté d’obtenir un tel contrôle dans le cadre de la procédure pénale dirigée ensuite contre lui. La chambre d’accusation avait toutefois jugé, d’une part, qu’en sollicitant régulièrement la communication des écoutes litigieuses et en ordonnant leur transcription, le juge d’instruction n’avait fait qu’user des prérogatives que lui conférait l’article 81 du code de procédure pénale et, d’autre part, qu’il n’appartenait pas à la chambre d’accusation d’apprécier la régularité de décisions prises dans une procédure autre que celle dont elle était saisie, extérieure à son ressort, décisions par ailleurs insusceptibles de recours en application de l’article 100 du code précité. La Cour de cassation avait ensuite conclu qu’en se prononçant ainsi la chambre d’accusation avait justifié sa décision. La Cour avait observé qu’en conséquence, pour la Cour de cassation, la chambre d’accusation devait se contenter de contrôler la régularité de la demande de versement au dossier du requérant des pièces relatives aux écoutes, à l’exclusion de tout contrôle sur les écoutes elles-mêmes.

64. La Cour a estimé qu’un tel raisonnement pourrait conduire à des décisions privant de la protection de la loi les personnes qui se verraient opposer le résultat d’écoutes téléphoniques réalisées dans des procédures étrangères à la leur, ce qui reviendrait, en pratique, à vider le mécanisme protecteur mis en œuvre par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale d’une large partie de sa substance. Elle a ensuite constaté que tel avait été le cas pour le requérant qui n’avait pas joui de la protection effective de la loi nationale, laquelle n’opère pas de distinction selon la procédure dans le cadre de laquelle les écoutes ont été ordonnées. Elle en a déduit qu’il n’avait pas bénéficié d’un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique » l’ingérence litigieuse. Elle a donc conclu à la violation de l’article 8 de la Convention (§§ 36-44).

65. Certes, la Cour de cassation a par la suite admis que la chambre de l’instruction puisse examiner la régularité des écoutes téléphoniques accomplies dans le cadre d’une procédure distincte et annexées à la procédure dont elle est saisie. Le Gouvernement a par ailleurs précisé dans le cadre de la procédure d’exécution de l’arrêt Matheron, que la chambre de l’instruction vérifie ainsi, en particulier, la finalité de l’interception téléphonique ordonnée, la régularité des écoutes, leur nécessité et la proportionnalité de l’atteinte portée à la vie privée du requérant au regard de la gravité des infractions commises (paragraphe 29 ci-dessus). Cependant, en l’espèce, faute d’avoir été poursuivie pénalement à raison des propos tenus le 17 décembre 2002, la requérante n’a pas eu la possibilité de saisir la chambre de l’instruction.

66. La requérante se trouve donc à cet égard dans une situation comparable à celle du requérant Matheron.

67. La Cour doit cependant prendre en compte les circonstances particulières de l’espèce.

68. Ce faisant, elle observe tout d’abord que l’écoute litigieuse a été ordonnée par un magistrat et réalisée sous son contrôle. Si cette circonstance n’est pas déterminante (voir, précités, Pruteanu, § 50, et Matheron, § 40) et ne distingue pas la présente affaire de l’affaire Matheron, la Cour lui accorde néanmoins une certaine importance.

69. Elle relève ensuite qu’un contrôle juridictionnel a eu lieu a posteriori dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre M. Picart. Celui-ci, ainsi que le juge d’instruction, avaient en effet saisi la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris afin qu’elle statue sur la régularité des procès-verbaux de transcription des écoutes en cause, y compris celle du 17 décembre 2002. La chambre de l’instruction avait annulé la transcription d’une conversation intervenue le 24 janvier 2003 entre M. Picart et le requérant, au motif qu’elle se rapportait à l’exercice des droits de la défense du mis en examen et que son contenu comme sa nature n’étaient pas propres à faire présumer la participation de l’avocat à une infraction. Elle avait en revanche refusé d’annuler les autres transcriptions, estimant que les propos tenus par les requérants étaient de nature à révéler de leur part une violation du secret professionnel et un outrage à magistrat. La Cour de cassation avait ensuite rejeté le pourvoi formé par M. Picart (paragraphes 11-12 ci-dessus), lequel avait alors saisi la Cour d’un grief tiré de l’article 8 de la Convention. Examinant la nécessité de l’ingérence et constatant que la chambre de l’instruction de la cour d’appel avait annulé la transcription de la conversation du 24 janvier 2003 au motif qu’elle concernait les droits de la défense de ce dernier, la Cour a jugé qu’il avait bénéficié « d’un contrôle efficace tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter l’ingérence litigieuse à ce qui était nécessaire dans une société démocratique », et a conclu au défaut manifeste de fondement du grief (voir la décision Picart précitée).

70. Cela ne suffit pas en l’espèce pour répondre à l’exigence rappelée ci‑dessus dès lors que la requérante ne pouvait être partie à cette procédure. Il en résulte néanmoins que la conformité des interceptions téléphoniques réalisées avec les exigences des articles 100 et suivants du code de procédure pénale a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel, ce que la Cour ne peut ignorer dans le cadre de l’examen de la présente cause.

71. La Cour constate par ailleurs que la requérante a fait l’objet de poursuites disciplinaires à raison de ces mêmes propos et sur le fondement de leur transcription. Or, dans le cadre de cette procédure, elle a pu demander que cette transcription soit écartée des débats en raison de son illégalité, en arguant de son caractère déloyal et illicite et en invoquant la liberté de communication entre l’avocat et son client.

72. En première instance, le conseil de l’ordre des avocats, siégeant comme conseil de discipline (paragraphes 16-17 ci-dessus), a dûment examiné ce moyen. Procédant à un examen approfondi des circonstances de la cause, il a relevé que les transcriptions de conversations intéressant les droits de la défense de M. Picart avaient été annulées par la chambre de l’instruction, ce qui privait de pertinence le moyen tiré de la violation prétendue des droits de ce dernier. Il a ensuite constaté que les propos tenus par la requérante le 17 décembre 2002 étaient de nature à faire présumer la commission par elle du délit de violation du secret professionnel, si bien qu’elle ne pouvait utilement arguer du secret attaché aux conversations entre l’avocat et son client pour contester la légalité de la transcription de ceux-ci, et souligné que le secret professionnel et la protection qui s’y attachent, trouvaient leur limite dans la violation de la loi par l’avocat. Il a conclu que la validité de l’écoute ne pouvait être contestée dès lors qu’il résultait des mentions figurant au procès-verbal de transcription que la ligne placée sur écoute l’avait été en exécution d’une commission rogatoire ordonnant la surveillance de l’abonné Picart et non celle de la requérante, avocate, et que les règles légales relatives à l’interception des correspondances émises par la voie des télécommunications avaient été respectées dès lors que la commission rogatoire précisait encore la durée de l’interception et les infractions la motivant.

73. La cour d’appel de Paris a conclu dans le même sens (paragraphes 20-22). Elle a notamment rappelé que les poursuites étaient intentées sur la seule base de la transcription d’une conversation téléphonique entre M. Picart et la requérante, intervenue à l’initiative de cette dernière, alors que la ligne téléphonique du premier était placée sous surveillance dans des conditions conformes aux articles 100 et suivants du code de procédure pénale. Elle a également rappelé que le pouvoir conféré au juge d’instruction par l’article 100 du code de procédure pénale de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, l’interception et la transmission de correspondances émises par voie de télécommunication, trouvait sa limite dans le respect des droits de la défense, qui commande notamment la confidentialité des correspondances entre la personne mise en examen et l’avocat qu’elle a désigné. Elle a toutefois retenu, en particulier, qu’une conversation téléphonique entre une personne mise en examen et son avocat pouvait être transcrite et versée au dossier dès lors que son contenu et sa nature étaient propres à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction, même si ces faits étaient étrangers à la saisine du juge d’instruction, et qu’il en allait a fortiori ainsi d’une conversation entre une personne non mise en examen et un avocat qui avait été son conseil habituel dans des matières non pénales.

74. Selon la Cour, il y a lieu de prendre en compte l’ensemble de ces éléments : l’écoute et la transcription litigieuses ont été ordonnées par un magistrat et réalisées sous son contrôle, un contrôle juridictionnel a eu lieu dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre M. Picart et la requérante a obtenu un examen de la légalité de la transcription de cette écoute dans le cadre de la procédure disciplinaire dont elle a été l’objet. Ce faisant, la Cour estime que, même si elle n’a pas eu la possibilité de saisir un juge d’une demande d’annulation de la transcription de la communication téléphonique du 17 décembre 2002, il y a eu dans les circonstances particulières de l’espèce un contrôle efficace, apte à limiter l’ingérence litigieuse à ce qui était nécessaire dans une société démocratique.

ii. Sur le poids à accorder au fait que, le 17 décembre 2002, la requérante communiquait avec M. Picart en sa qualité d’avocate

75. La requérante invite la Cour à juger qu’une ingérence dans une conversation entre un avocat et son client est en toutes circonstances contraire à l’article 8 de la Convention dès lors que cela porte atteinte au principe de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client et au principe de la protection spécifique du secret professionnel des avocats.

76. Il est vrai que la Cour accorde une importance particulière à ces principes. Elle rappelle à cet égard que, si l’article 8 protège la confidentialité de toute « correspondance » entre individus, il accorde une protection renforcée aux échanges entre les avocats et leurs clients. Cela se justifie par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique : la défense des justiciables. Or un avocat ne peut mener à bien cette mission fondamentale s’il n’est pas à même de garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront confidentiels. C’est la relation de confiance entre eux, indispensable à l’accomplissement de cette mission, qui est en jeu. En dépend en outre, indirectement mais nécessairement, le respect du droit du justiciable à un procès équitable, notamment en ce qu’il comprend le droit de tout « accusé » de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Michaud, précité, § 118). Cette « protection renforcée » que l’article 8 confère à la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients et les raisons qui la fondent, ont conduit la Cour à constater que, pris sous cet angle, le secret professionnel des avocats est spécifiquement protégé par cette disposition (ibidem, § 119).

77. La Cour a cependant également souligné que, si le secret professionnel des avocats a une grande importance tant pour l’avocat et son client que pour le bon fonctionnement de la justice, et s’il s’agit de l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique, il n’est pas pour autant intangible (ibidem, § 123). Elle a ajouté qu’il se décline avant tout en obligations à la charge des avocats (ibidem, § 119) et que c’est dans la mission de défense dont ils sont chargés qu’il trouve son fondement (ibidem, §§ 118 et 128). Elle a ainsi jugé dans l’affaire Michaud précitée que l’obligation pour les avocats de déclarer les soupçons qu’ils peuvent avoir à l’égard de clients en matière de blanchiment d’argent est compatible avec l’article 8 de la Convention dès lors qu’elle ne s’impose à eux que lorsqu’ils exercent pour le compte de ceux-ci un certain type d’activités éloignées de leur mission de défense et qu’elle est assortie d’un filtre protecteur du secret professionnel (les avocats ne communiquent pas les déclarations directement à Tracffin, l’organisme chargé du traitement du renseignement et de l’action contre les circuits financiers clandestins, mais, selon le cas, au président de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation ou au bâtonnier de l’ordre auprès duquel ils sont inscrits).

78. Cela étant rappelé, la Cour observe que le droit français énonce très clairement que le respect des droits de la défense commande la confidentialité des conversations téléphoniques entre un avocat et son client, et fait en conséquence obstacle à la transcription de telles conversations, même lorsqu’elles ont été surprises à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière. Il n’admet à cette règle qu’une seule exception : la transcription est possible lorsqu’il est établi que le contenu d’une conversation ainsi surprise est de nature à faire présumer la participation de l’avocat lui-même à des faits constitutifs d’une infraction (paragraphe 27 ci-dessus). Par ailleurs, l’article 100-5 du code de procédure pénale établit désormais expressément qu’à peine de nullité, les correspondances avec un avocat relevant de l’exercice des droits de la défense ne peuvent être transcrites (paragraphe 28 ci-dessus).

79. Selon la Cour, cette approche est compatible avec la jurisprudence rappelée ci-dessus en ce qu’elle revient à retenir que, par exception, le secret professionnel des avocats, qui trouve son fondement dans le respect des droits de la défense du client, ne fait pas obstacle à la transcription d’un échange entre un avocat et son client dans le cadre de l’interception régulière de la ligne du second lorsque le contenu de cet échange est de nature à faire présumer la participation de l’avocat lui-même à une infraction, et dans la mesure où cette transcription n’affecte pas les droits de la défense du client. Autrement dit, la Cour admet qu’ainsi restrictivement énoncée, cette exception au principe de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client contient une garantie adéquate et suffisante contre les abus.

80. La Cour réitère que ce qui importe avant tout dans ce contexte est que les droits de la défense du client ne soient pas altérés, c’est-à-dire que les propos ainsi transcrits ne soient pas utilisés contre lui dans la procédure dont il est l’objet.

81. Or, en l’espèce, précisément, la chambre de l’instruction a annulé certaines autres transcriptions au motif que les conversations qu’elles retraçaient concernaient l’exercice des droits de la défense de M. Picart. Si elle a refusé d’annuler la transcription du 17 décembre 2002, c’est parce qu’elle a jugé que les propos tenus par la requérante étaient de nature à révéler la commission par elle du délit de violation du secret professionnel, et non parce qu’ils constituaient un élément à charge pour son client. Elle a très clairement souligné que le pouvoir conféré au juge d’instruction de prescrire l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances téléphoniques « trouv[ait] sa limite dans le respect des droits de la défense qui commande notamment la confidentialité des correspondances entre la personne mise en examen et l’avocat qu’elle a désigné » et « qu’une conversation téléphonique intervenant entre eux ne peut être transcrite et versée au dossier que si son contenu et sa nature sont propres à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction ». Autrement dit, selon la chambre de l’instruction, la transcription d’une conversation entre un avocat et son client ne peut être retenue à charge du client mis en examen ; elle peut cependant être retenue à charge de l’avocat si elle révèle une infraction de sa part.

82. Ainsi, dès lors que la transcription de la conversation du 17 décembre 2002 entre la requérante et M. Picart était fondée sur le fait que son contenu était de nature à faire présumer que la requérante avait elle‑même commis une infraction, et que le juge interne s’est assuré que cette transcription ne portait pas atteinte aux droits de la défense de M. Picart, la Cour estime que la circonstance que la première était l’avocate du second ne suffit pas pour caractériser une violation de l’article 8 de la Convention à l’égard de celle-ci.

83. La Cour observe que la requérante estime néanmoins que la possibilité de poursuites de l’avocat sur le fondement d’une telle transcription pourrait avoir un effet dissuasif sur la liberté des échanges entre l’avocat et son client et donc sur la défense de ce dernier. La Cour considère toutefois que cette thèse n’est pas défendable dès lors qu’il s’agit de propos tenus par l’avocat lui-même, susceptibles de caractériser un comportement illégal de celui-ci. Elle souligne à cet égard qu’un professionnel du droit tel qu’un avocat est particulièrement bien armé pour savoir où se trouvent les limites de la légalité et, notamment, pour réaliser le cas échéant que les propos qu’il tient à un client sont de nature à faire présumer qu’il a lui-même commis une infraction. Il en va d’autant plus ainsi lorsque ce sont ses propos eux-mêmes qui sont susceptibles de constituer une infraction, comme lorsqu’ils tendent à caractériser le délit de violation du secret professionnel prévu par l’article 226-13 du code pénal (paragraphe 30 ci-dessus).

84. Il résulte de ce qui précède que l’ingérence litigieuse n’est pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi – la « défense de l’ordre » – et qu’elle peut passer pour « nécessaire » « dans une société démocratique », au sens de l’article 8 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

CEVAT ÖZEL c. TURQUIE du 7 mai 2016 requête 19602/06

Violation de l'article 8 : La loi qui permet les écoutes téléphoniques d'un avocat n'est pas assez précise pour être conforme à la convention.

29. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse que l’écoute téléphonique à l’égard du requérant constitue une ingérence à son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance garanti par l’article 8 § 1 de la Convention. La principale question est donc de savoir si l’ingérence était justifiée au regard de l’article 8 § 2, notamment si elle était « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique », à la poursuite de l’un des buts énoncés dans ce paragraphe.

30. La Cour observe que la mesure de surveillance en l’espèce a été mise en œuvre dans le cadre d’une information judiciaire en application de l’article 2 de la loi no 4422 sur la lutte contre les associations de malfaiteurs ; une législation était donc mise en place.

31. Cependant, la Cour rappelle que la notion de « loi » couvre aussi « la qualité » de celle-ci : la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation quant à l’application d’une mesure de surveillance avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 78, 10 mars 2009, et Roman Zakharov, précité, § 230).

32. Dans ce contexte, la Cour note que les observations des parties sont divergentes tant sur l’interprétation du fondement juridique de la mesure en question que sur la nécessité ou l’applicabilité de celle-ci à l’égard du requérant. Néanmoins, notant surtout, dans un souci d’économie de la procédure et une bonne administration de la justice, que la législation appliquée à l’époque a été abolie à la suite des reformes judiciaires (voir paragraphe 22 ci-dessus), la Cour estime qu’elle n’est pas appelé à examiner ces arguments, pour le motif suivant.

33. Pour le cas d’espèce, la Cour rappelle que lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est indissolublement liée à celle de l’effectivité des recours judiciaires et donc à l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 57, série A no 28, et Roman Zakharov, précité, § 234)

34. La Cour a déjà dit qu’il peut ne pas être possible en pratique d’exiger une notification a posteriori dans tous les cas. L’activité ou le danger qu’un ensemble de mesures de surveillance vise à combattre peut subsister pendant des années, voire des décennies, après la levée de ces mesures. Une notification a posteriori à chaque individu touché par une mesure désormais levée risquerait de compromettre le but à long terme qui motivait à l’origine la surveillance. En outre, pareille notification risquerait de contribuer à révéler les méthodes de travail des services de renseignement, leurs champs d’activité et même, le cas échéant, l’identité de leurs agents. Dès lors, l’absence de notification ultérieure aux personnes touchées par des mesures de surveillance secrète, dès la levée de celles-ci, ne saurait en soi justifier la conclusion que l’ingérence n’était pas « nécessaire, dans une société démocratique », car c’est précisément cette absence d’information qui assure l’efficacité de la mesure constitutive de l’ingérence. Cependant, il est souhaitable d’aviser la personne concernée après la levée des mesures de surveillance dès que la notification peut être donnée sans compromettre le but de la restriction (voir Roman Zakharov, précité, § 287).

35. En l’espèce, si la loi mise en cause prévoyait la destruction des données, elle ne contenait aucune indication sur la notification de la mesure à l’intéressé. Il s’ensuit que, selon la législation en vigueur à l’époque des faits, à moins qu’une procédure pénale ait été déclenchée contre le sujet de l’interception et que les données interceptées aient servi d’éléments de preuve, ou à moins d’une indiscrétion, il est peu probable que la personne concernée ait pu apprendre un jour qu’il y avait eu interception de ses communications. Le Gouvernement n’a pas non plus démontré l’existence d’un règlement ou d’une pratique, ni n’a indiqué des motifs raisonnables pour expliquer l’absence de notification de la mesure au requérant, laquelle faisait obstruction de manière essentielle à la possibilité d’introduire un recours (pour des explications sur la nécessité ou non de la notification, voir Roman Zakharov, précité, § 288 et les références qui y figurent).

36. Ainsi, il n’existait pas de garanties adéquates et effectives contre les abus éventuels des pouvoirs de surveillance de l’État quant aux écoutes autorisées par un tribunal dans le cadre de l’information judiciaire concernant le requérant.

37. Cet élément suffit à la Cour pour conclure que la loi en vigueur à l’époque des faits et appliqué au cas du requérant ne possédait pas la qualité requise (voir Roman Zakharov, précité, §§ 236, et 302 à 305). L’écoute téléphonique à l’égard du requérant n’était donc pas « prévue par la loi » ; par conséquent, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

38. Cette conclusion dispense aussi la Cour de rechercher s’il s’agissait d’une mesure « nécessaire », « dans une société démocratique », à la poursuite de l’un des buts énumérés au paragraphe 2 de l’article 8.

Yuditskaya et autres c. Russie arrêt du 12 février 2015, requête no 5678/06

VIOLATION DE L'ARTICLE 8 POUR SAISIE DES ORDINATEURS D'UN AVOCAT AVEC DES INFORMATIONS CONFIDENTIELLES

Les requérants, Dina Yuditskaya, Natalya Yuditskaya, Aleksandr Kichev, Yelena Lavrentyeva et Valeriy Frolovich, sont des ressortissants russes résidant à Perm (Russie). L’affaire concernait une perquisition effectuée dans le cabinet d’avocats pour lequel ils travaillent.

En mai 2005, des enquêteurs procédèrent à une perquisition dans les locaux du cabinet d’avocats où travaillent les requérants. Cette mesure avait été autorisée par un tribunal dans le cadre d’une enquête pénale sur des pots-de-vin qu’auraient touchés des huissiers de justice. Un avocat du cabinet des requérants fut soupçonné d’avoir signé des contrats fictifs d’assistance juridique avec une entreprise d’État qui était impliquée dans l’infraction alléguée. Les requérants affirment avoir spontanément remis l’ensemble des documents demandés par les enquêteurs ; cependant, tous les bureaux, y compris ceux des requérants qui n’avaient aucun lien avec l’entreprise d’État concernée, furent perquisitionnés et l’ensemble des ordinateurs furent emportés pendant une semaine. La plainte que les requérants déposèrent pour contester le mandat de perquisition fut rejetée par les tribunaux en juin 2005.

Les requérants se plaignaient que la perquisition conduite dans leurs bureaux et la saisie de leurs ordinateurs contenant des informations protégées par le secret professionnel avaient emporté violation de leurs droits, en particulier de ceux découlant de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance) de la Convention européenne des droits de l’homme.

PRUTEANU c. ROUMANIE du 3 février 2015, requête 30181/05

Violation de l'article 8 : Les écoutes téléphoniques n'étaient pas conformes à la Convention puisqu'il s'agissait d'écoutes téléphonique entre un client et son avocat

a)  L’existence d’une ingérence

41.  La Cour souligne que les communications téléphoniques se trouvent comprises dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention et que leur interception s’analyse par conséquent en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice du droit garanti par l’article 8 de la Convention (Matheron c. France, no 57752/00, § 27, 29 mars 2005). Peu importe, à cet égard, que les écoutes litigieuses aient été opérées sur la ligne d’une tierce personne (Lambert c. France, 24 août 1998, § 21, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V, Valentino Acatrinei c. Roumanie, no 18540/04, § 53, 25 juin 2013, et Ulariu c. Roumanie, no 19267/05, § 46, 19 novembre 2013).

b)  La justification de l’ingérence

42.  La Cour rappelle que l’ingérence susmentionnée méconnaît l’article 8 précité sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 dudit article et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Lambert, précité, § 22).

i.  L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

43.  Les mots « prévue par la loi » de l’article 8 § 2 de la Convention veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne. Ils impliquent aussi une certaine qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée – laquelle doit de surcroît pouvoir en prévoir les conséquences pour elle – et sa compatibilité avec la prééminence du droit (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 50, CEDH 2000-II).

44.  Dans la présente affaire, la Cour relève que le tribunal départemental a ordonné la mise sur écoute litigieuse sur le fondement des articles 911 et suivants du CPP (paragraphe 22 ci-dessus). Sans se pencher sur la « qualité » de cette loi (voir, mutatis mutandis, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 27, série A no 176‑A), la Cour note que les articles susmentionnés réglementaient l’utilisation d’écoutes téléphoniques, sous certaines conditions, sans pour autant indiquer quelle était la situation des personnes écoutées mais non visées par l’autorisation d’interception.

Par ailleurs, la Cour note que la question de la prévisibilité des dispositions applicables aux enregistrements des conversations entre un avocat et son client est sujette à débat entre les parties.

45.  La Cour pourrait dès lors être amenée à se demander si l’ingérence litigieuse était ou non « prévue par la loi » en l’espèce (voir, en particulier, Amann, précité). Toutefois, elle estime ne pas devoir se prononcer sur ce point dès lors que la violation est encourue pour un autre motif, exposé ci‑après.

ii.  La finalité et la nécessité de l’ingérence

46.  La Cour considère que l’ingérence visait en l’espèce à permettre la manifestation de la vérité dans le cadre d’une procédure pénale et tendait donc à la défense de l’ordre.

47.  Il reste à examiner si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces objectifs. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de pareille nécessité, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante (Lambert, précité, § 30).

48.  De même, quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu’un caractère relatif, elle dépend, entre autres, du type de recours fourni par le droit interne. Par conséquent, il y a lieu de rechercher si les procédures destinées au contrôle de l’adoption et de l’application des mesures restrictives sont aptes à limiter à ce qui est nécessaire dans une société démocratique l’ingérence résultant de la législation incriminée (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 50 et suiv., série A no 28).

49.  En l’occurrence, la Cour note que le requérant se plaint devant elle d’une interception de ses conversations téléphoniques et qu’il met en avant sa qualité d’avocat et sa relation professionnelle avec C.I. À cet égard, la Cour rappelle que l’interception des conversations d’un avocat avec son client porte incontestablement atteinte au secret professionnel, qui est la base de la relation de confiance qui existe entre ces deux personnes. De ce fait, dans le contexte de l’affaire dont il s’agit, C.I. pourrait dénoncer le cas échéant une atteinte à ses droits en raison de l’interception de ses conversations avec son avocat. Cela étant, le requérant peut également se plaindre d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance en raison de l’interception de ses conversations, indépendamment de la qualité pour ester en justice de sa cliente. Certes, le requérant n’a pas fait lui-même l’objet d’une autorisation de mise sur écoute en raison de sa qualité d’avocat ou de sa relation avec C.I. (voir, mutatis mutandis, André et autre c. France, no 18603/03, § 41, 24 juillet 2008). Il n’en reste pas moins que, lorsque les conversations d’une personne sont enregistrées et lorsqu’elles sont utilisées dans le cadre d’une affaire pénale, l’intéressé doit bénéficier d’un « contrôle efficace » pour pouvoir contester les écoutes téléphoniques en cause (voir, mutatis mutandis, Matheron, précité, § 36, et Xavier Da Silveira c. France, no 43757/05, § 44, 21 janvier 2010).

50.  À ce sujet, la Cour note que l’autorisation d’enregistrer les conversations de C.I. a été délivrée par un tribunal. Toutefois, cette autorisation visait C.I. et aucunement le requérant, de sorte qu’il ne peut pas être conclu que le tribunal a examiné a priori la nécessité de la mesure à l’égard de l’intéressé. Par ailleurs, la Cour rappelle avoir déjà rejeté le raisonnement conduisant à considérer que la qualité de magistrat de celui qui ordonne et supervise les écoutes impliquerait, ipso facto, la régularité et la conformité de celles-ci avec l’article 8 de la Convention, pareil raisonnement rendant inopérant tout recours pour les intéressés (voir, mutatis mutandis, Matheron, précité, § 40).

51.  Il convient donc d’examiner si le requérant avait à sa disposition un recours a posteriori pour faire contrôler les enregistrements litigieux.

52.  La Cour note à cet égard que, selon le droit interne en vigueur à l’époque des faits, les enregistrements réalisés devaient être certifiés par le tribunal dans le cadre d’une procédure au cours de laquelle la personne mise sur écoute était présente. Dans ce cadre, le tribunal était appelé à vérifier la pertinence desdits enregistrements et à décider soit leur versement au dossier pénal soit leur destruction. La Cour note également que, d’après le Gouvernement, l’article 913 alinéa 7 du CPP n’était pas applicable en l’espèce dans la procédure de certification au motif que C.I. n’avait pas la qualité d’inculpé. Or, il apparaît que ce texte ne faisait pas expressément référence à la qualité d’« inculpé » de la personne mise sur écoute et qu’il mentionnait le mot « justiciable ». En tout état de cause et quelle que soit l’interprétation à donner au terme « justiciable », la Cour note que le requérant, dont les conversations – jugées utiles – avaient été versées dans une affaire pénale, n’avait pas, selon la loi interne, la qualité pour intervenir en son nom propre dans la procédure de certification : l’intéressé ne pouvait donc ni faire contrôler, sur la base de ses propres arguments, la légalité et la nécessité des enregistrements, ni demander la mise en balance des intérêts de la justice avec son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance.

53.  La Cour note ensuite que, selon le Gouvernement, le requérant aurait pu contester la légalité des enregistrements dans le cadre de la procédure pénale au fond engagée contre M.T.O. et M.G.T. au motif que les enregistrements litigieux avaient été versés dans ce dossier. Or, la Cour remarque que les articles 301 et 302 du CPP mentionnés par le Gouvernement se réfèrent aux droits et obligations des parties dans le procès pénal et, à cet égard, elle observe que le requérant n’était pas partie à la procédure, n’étant ni inculpé ni procureur. Même s’il est vrai que l’intéressé avait représenté l’un des inculpés dans le cadre de cette procédure pénale, sa qualité de représentant ne lui donnait pas le pouvoir d’intervenir dans la procédure en son nom propre. De plus, les articles 362 et 385 du CPP restreignaient aux questions liées aux frais de procédure les situations dans lesquelles l’avocat pouvait faire des appels et des pourvois en recours en son nom propre. Par ailleurs, le requérant n’était pas non plus un tiers dont les droits auraient été méconnus par un acte réalisé par le tribunal pendant le jugement de l’affaire en première instance.

54.  Aussi la Cour ne conteste-t-elle pas que les inculpés auraient pu soulever des arguments liés à la légalité des enregistrements en cause dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre eux. Il n’en reste pas moins que le requérant ne disposait pas directement de ce droit, celui-ci étant conditionné par le renvoi en jugement de ses clients et par les intérêts de ces derniers dans la procédure. Dès lors, compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’accessibilité de ce recours au requérant était nécessairement rendue incertaine (voir, mutatis mutandis, Société Canal Plus et autres c. France, no 29408/08, § 40, 21 décembre 2010).

55.  En ce qui concerne la voie de l’action civile en dédommagement indiquée par le Gouvernement, la Cour relève qu’en effet la Convention est directement applicable en Roumanie et qu’elle l’emporte sur les dispositions du droit national qui seraient en contradiction avec elle (paragraphe 26 ci‑dessus ; voir, mutatis mutandis, Abramiuc c. Roumanie, no 37411/02, § 125, 24 février 2009). Cependant, en l’espèce, le Gouvernement n’a fourni aucun exemple de jurisprudence qui démontrerait l’effectivité de cette voie de recours (Rachevi c. Bulgarie, no 47877/99, § 64, 23 septembre 2004). De plus, un recours devant le juge civil pour une mise en cause de la responsabilité de l’État, de nature indemnitaire, ne serait pas de nature à permettre la réalisation d’un contrôle de la légalité des enregistrements litigieux et à aboutir, le cas échéant, à une décision ordonnant la destruction de ceux-ci – résultat recherché par le requérant –, de sorte que l’on ne peut y voir un « contrôle efficace » aux fins de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Xavier Da Silveira, précité, § 48)

56.  Dès lors, compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était, dans les circonstances de l’espèce, disproportionnée par rapport au but visé et que, par conséquent, l’intéressé n’a pas bénéficié du « contrôle efficace » requis par la prééminence du droit et apte à limiter l’ingérence à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique ».

57.  À la lumière de ces considérations, la Cour estime enfin que nulle question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 de la Convention invoqué par le requérant, le grief y afférent se confondant avec le grief tiré de l’article 8 de la Convention.

58.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Arrêt Xavier da Silveira contre France du 21 Janvier 2010 requête 43757/05

32.  La Cour constate d’emblée que le Gouvernement ne conteste pas que la perquisition litigieuse entre bien dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention et qu’elle constitue une ingérence de l’Etat dans le droit au respect de la vie privée et du domicile du requérant.

33.  La Cour observe par ailleurs que l’ingérence avait une base légale et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la prévention des infractions pénales.

34.  Quant à la question de la « nécessité » de cette ingérence, la Cour rappelle que « les exceptions que ménage le paragraphe 2 de l’article 8 appellent une interprétation étroite et [que] leur nécessité dans un cas donné doit se trouver établie de manière convaincante » (Crémieux c. France, arrêt du 25 février 1993, série A no 256-B, p. 62, § 38, et Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 68, CEDH 2003-IV). La Cour rappelle également qu’elle doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (voir, parmi beaucoup d’autres, Funke, Crémieux et Miailhe c. France, 25 février 1993, respectivement §§ 56, 39 et 37, série A no 256-A, B et C, ainsi que, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 50, 54 et 55, série A no 28, Lambert c. France du 24 août 1998, § 31, Recueil des arrêts et décision 1998-V, et Matheron c. France, no 57752/00, § 35, 29 mars 2005).

35.  En l’espèce, les parties s’opposent sur la question de savoir si la perquisition litigieuse est intervenue au domicile du requérant en sa qualité d’avocat ou de simple particulier. Il appartient donc à la Cour de trancher préalablement cette question.

36.  En effet, la Cour rappelle que des perquisitions et des saisies chez un avocat sont susceptibles de porter atteinte au secret professionnel, qui est la base de la relation de confiance qui existe entre son client et lui (André et autre c. France, no 18603/03, § 41, 2008-...).

37.  Partant, si le droit interne peut prévoir la possibilité de perquisitions ou de visites domiciliaires dans le cabinet d’un avocat, celles-ci doivent impérativement être assorties de « garanties spéciales de procédure » (voir, notamment, Niemietz, précité, § 37, Roemen et Schmit, précité, § 69, et André, précité, § 42). De même, la Convention n’interdit pas d’imposer aux avocats un certain nombre d’obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients. Il en va ainsi notamment en cas de constat de l’existence d’indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction, ou encore dans le cadre de la lutte contre certaines pratiques, mais il est alors impératif d’encadrer strictement de telles mesures, les avocats occupant une situation centrale dans l’administration de la justice et leur qualité d’intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux permettant de les qualifier d’auxiliaires de justice (André, précité).

38.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour n’est pas convaincue par les arguments du Gouvernement. Elle relève en effet que les dispositions du décret no 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat, modifié par le décret no 2004-1123 du 14 octobre 2004 (paragraphe 20 ci-dessus) permettent aux avocats ressortissants de l’un des Etats membres de la Communauté européenne de venir accomplir à titre permanent ou occasionnel, sous leur titre professionnel d’origine, leur activité professionnelle en France (article 200). Ceux qui décident de l’exercer à titre occasionnel relèvent de « la libre prestation de services ». L’article 202 du décret leur impose uniquement de faire usage de l’un des titres mentionnés à l’article 201, exprimé dans la ou l’une des langues de l’Etat où ils sont établis, accompagné du nom de l’organisme professionnel dont ils relèvent ou de celui de la juridiction auprès de laquelle ils sont habilités à exercer en application de la législation de cet Etat, à charge pour l’avocat de justifier de sa qualité vis-à-vis de l’autorité devant laquelle il se présente lorsqu’il assure une prestation de service.

39.  Ainsi, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, l’avocat exerçant à titre occasionnel n’est donc pas tenu de s’inscrire auprès d’un barreau national, à la différence d’un avocat exerçant à titre permanent.

40.  La Cour constate par ailleurs que, dès le début de la perquisition, le requérant a été requis comme témoin et sa qualité d’avocat était connue, ce qui ressort expressément du procès-verbal rédigé par l’officier de police judiciaire pendant la perquisition. Il ressort également de ce procès-verbal qu’une fois dans l’appartement du requérant, ce dernier a expressément décliné sa qualité d’avocat au barreau de Porto, a présenté une carte de visite rédigée en langue portugaise, ainsi que d’autres documents attestant de sa qualité et du fait qu’il louait les lieux - ce que le Gouvernement ne conteste pas - et s’est opposé à la perquisition. Il apparaît également qu’il a été interrogé sur son inscription à un barreau français et que, ne l’étant pas, la perquisition s’est poursuivie malgré son opposition. La Cour constate en outre que, dans une lettre officielle, le bâtonnier de l’Ordre des avocats au barreau de Chartres a confirmé qu’il avait été contacté par l’avocat du requérant à deux reprises le 15 juin 2005 au sujet de la perquisition, tout en se plaignant de n’avoir pas été officiellement avisé de cette perquisition, et ce « contrairement à l’article 56-1 du code de procédure pénale ». La Cour note que le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas non plus les allégations du requérant selon lesquelles il a vainement alerté les juges de ce que le bâtonnier se tenait à leur disposition.

41.  En conséquence, la Cour relève que le requérant, alors qu’il remplissait les conditions prévues par le droit interne pour exercer librement la profession d’avocat en France à titre occasionnel et faire usage de son titre, n’a pas été mis en mesure de bénéficier des dispositions de l’article 56-1 du code de procédure pénale auxquelles il pouvait pourtant prétendre. La Cour constate en effet que les dispositions de l’article 56-1 du code de procédure pénale ne distinguent pas entre les avocats selon qu’ils exercent leur activité à titre principal ou occasionnel. Par ailleurs, aux yeux de la Cour, une telle distinction ne se justifie pas davantage au regard de l’article 8 de la Convention : dès lors que les perquisitions ou les visites domiciliaires visent le domicile ou le cabinet d’un avocat exerçant régulièrement sa profession, à titre principal en qualité d’avocat inscrit à un barreau ou à titre occasionnel dans un autre Etat membre de l’Union européenne, elles doivent impérativement être assorties de « garanties spéciales de procédure » (paragraphe 37 ci-dessus), ce qui est notamment le cas lorsqu’elles sont exécutées en présence du bâtonnier de l’Ordre des avocats (Roemen et Schmit, précité, § 69, et André, précité, § 43).

42.  De l’avis de la Cour, à supposer même que les juges aient pu avoir un doute sur sa qualité d’avocat, l’ensemble des circonstances de la cause devait, à tout le moins, les conduire à une certaine prudence et les inciter à contrôler sans délai ses allégations, et ce avant de procéder à la perquisition et aux saisies dans son domicile. Tel n’a cependant pas été le cas en l’espèce.

43.  Outre le fait que le requérant n’a donc pas bénéficié d’une « garantie spéciale de procédure » dont doivent bénéficier les avocats, la Cour constate que la perquisition litigieuse concernait des faits totalement étrangers au requérant, ce dernier n’ayant à aucun moment été accusé ou soupçonné d’avoir commis une infraction ou participé à une fraude quelconque en lien avec l’instruction.

44.  En outre, la Cour doit rechercher si M. Xavier Da Silveira a disposé d’un « contrôle efficace » pour contester la perquisition et les saisies dont il a fait l’objet (voir notamment, mutatis mutandis, Klass et autres, précité, §§ 50, 54 et 55, et Matheron c. France, précité, § 35 et 43).

45.  La Cour relève tout d’abord que si le requérant n’a pas expressément soulevé la violation de la Convention devant les juridictions internes, il n’a eu de cesse d’invoquer le bénéfice des dispositions de l’article 56-1 du code de procédure pénale, qui vise précisément à assurer une protection particulière au cabinet et au domicile d’un avocat ainsi qu’à ses biens, protection dont la Cour a rappelé l’importance à plusieurs reprises dans ses arrêts (Niemietz, précité, § 37, Roemen et Schmit, précité, § 69-72, et André et autre, précité, § 42). Dans ces conditions, et compte tenu de ce que les avocats occupent une situation centrale dans l’administration de la justice et leur qualité d’intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux permettant de les qualifier d’auxiliaires de justice (André, précité), la Cour estime que le droit au respect du domicile du requérant était en cause, fût-ce de façon sous-jacente et que les arguments juridiques avancés par le requérant devant les juridictions internes contenaient bien une doléance liée à larticle 8 de la Convention (cf., mutatis mutandis, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 39, CEDH 1999-I)

46.  S’agissant du recours exercé devant le JLD, en vue de faire constater l’illégalité de la perquisition et obtenir restitution des objets saisis et destruction des procès-verbaux de perquisition, la Cour relève que cette procédure a pour but de trancher les contestations élevées uniquement par le bâtonnier ou son représentant à l’occasion de la saisie de documents dans le cadre de la perquisition du cabinet ou du domicile d’un avocat. Or le litige en cause porte précisément sur l’absence du bâtonnier ou de son représentant lors de la perquisition au domicile du requérant : partant, un pourvoi en cassation était voué à l’échec. Quant au recours devant le président de la chambre de l’instruction, la Cour note que le requérant n’avait pas davantage la qualité requise par la loi, n’étant, comme l’a relevé le magistrat, ni partie à la procédure ni témoin assisté. En conséquence, cet autre recours ne saurait être qualifié d’efficace, outre le fait que le pourvoi en cassation n’était légalement pas ouvert au requérant, compte tenu des dispositions expresses de l’article 567-1 du code de procédure pénale, aux termes desquelles le président de la chambre criminelle déclare non admis un pourvoi formé contre une décision non susceptible de recours. Le principe jurisprudentiel invoqué par le Gouvernement, à supposer qu’il soit de nature à remettre en cause une disposition légale expresse, concerne en tout état de cause des situations étrangères à la présente espèce, dès lors qu’il apparaît que les magistrats se sont ici strictement conformés aux dispositions de droit interne pour écarter les recours du requérant qui ne remplissait pas les conditions légales.

47.  Certes, le Gouvernement considère que le requérant aurait pu introduire une action en responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.

48.  La Cour constate cependant que le requérant s’est vu refuser non seulement la qualité d’avocat susceptible de lui faire bénéficier des dispositions de l’article 56-1 du code de procédure pénale, mais aussi, de par l’effet des dispositions de droit interne applicables, toute autre qualité que celle de tiers à l’information judiciaire. Dans ces conditions, il apparaît que le requérant n’avait pas qualité en droit français pour invoquer utilement ses griefs dans le cadre des procédures internes, ce qui rendait nécessairement par trop aléatoire une action fondée sur l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire. De plus, un recours devant le juge judiciaire pour une mise en cause de la responsabilité de l’Etat, de nature indemnitaire, se distingue clairement d’une action en nullité avec laquelle elle ne saurait se confondre et, partant, il n’aurait pas été de nature à permettre l’annulation de la perquisition litigieuse recherchée par le requérant, de sorte que l’on ne peut y voir un « contrôle efficace » au sens de l’article 8.

49.  Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était, dans les circonstances de l’espèce, disproportionnée par rapport au but visé, et que l’intéressé n’a pas bénéficié d’un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter l’ingérence à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique ».

50.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère enfin que nulle question distincte ne se pose sur le terrain des autres dispositions soulevées par le requérant, les griefs y afférents se confondant avec le grief tiré de l’article 8 de la Convention.

51.  Partant, la Cour conclut au rejet de l’exception tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes et à la violation de l’article 8 de la Convention.

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANÇAISE

LE BÂTONNIER DOIT SAVOIR PRECISEMENT CE QUI EST RECHERCHE DANS UNE PERQUISITION D4UN CABINET D'AVOCAT

Cour de Cassation, chambre criminelle, arrêt du 8 juillet 2020 pourvoi n° 19-85.491 annulation sans renvoi

Sur le moyen, pris en sa première branche

10. Il ne peut être reproché au juge des libertés et de la détention d’avoir commis un excès de pouvoir en ordonnant le versement, au dossier de l’information, de documents saisis par le juge d’instruction au cabinet de la demanderesse au pourvoi, avocat au barreau de Paris, malgré un conflit qui opposerait ce juge d’instruction à un associé de cet avocat, exerçant dans le même cabinet, qui aurait mis en cause l’inaction de ce juge d’instruction dans la conduite d’une information, dans une affaire distincte.

11. En effet, chargé de statuer sur les contestations élevées à l’occasion de la saisie de documents, effectuée lors d’une perquisition pratiquée par le juge d’instruction dans un cabinet d’avocat, le juge des libertés et de la détention n’est pas juge de la récusation du juge d’instruction.

12. Le grief ne peut donc être admis.

Mais sur le moyen, pris en sa troisième branche

Vu les articles 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et 56-1 du code de procédure pénale :

13. Il résulte de ces textes que les perquisitions dans le cabinet d’un avocat ou à son domicile ne peuvent être effectuées que par un magistrat et en présence du bâtonnier ou de son délégué, à la suite d’une décision écrite et motivée prise par ce magistrat, qui indique la nature de l’infraction ou des infractions sur lesquelles portent les investigations, les raisons justifiant la perquisition et l’objet de celle-ci. Le contenu de cette décision est porté dès le début de la perquisition à la connaissance du bâtonnier ou de son délégué. L’absence, dans la décision prise par le magistrat, des motifs justifiant la perquisition et décrivant l’objet de celle-ci, qui prive le bâtonnier, chargé de la protection des droits de la défense, de l’information qui lui est réservée et qui interdit ensuite le contrôle réel et effectif de cette mesure par le juge des libertés et de la détention éventuellement saisi, porte nécessairement atteinte aux intérêts de l’avocat concerné (Crim. 9 février 2016, n°15-85.063, Bull. n°34).

14. L’ordonnance de perquisition, prise par le juge d’instruction, n’identifie pas les différents marchés publics visés par le réquisitoire introductif, ne contient pas les noms des personnes susceptibles d’avoir été victimes de harcèlement, visées au réquisitoire introductif, ne précise pas le document informatique qui aurait été supprimé de manière illégale, cette précision se trouvant dans le réquisitoire introductif, et n’indique pas la nature des documents qui auraient été falsifiés, ni des faux documents dont il aurait été fait usage. Cette ordonnance ne mentionne pas tous les marchés publics visés par le réquisitoire supplétif, et n’indique pas, en particulier, que la saisine du juge d’instruction s’étendait au projet de SEMOP, alors que des documents relatifs à ce projet ont été saisis par le juge d’instruction au cours de la perquisition.

15. Il suit de là que le bâtonnier, chargé de la protection des droits de la défense, n’a pas reçu, au début de la perquisition, les informations lui permettant de connaître les motifs de celle-ci, ainsi que son objet, qui comprenait la recherche de documents portant sur le marché public du projet de SEMOP, afin de déterminer le degré de participation à celui-ci de l’avocat concerné. Il en résulte que cette imprécision de l’ordonnance de perquisition a porté atteinte aux droits de la défense.

16. En ordonnant le versement, au dossier de l’information, de documents saisis au cours d’une perquisition irrégulière, le juge des libertés et de la détention a excédé ses pouvoirs.

17. Il suit de là que l’annulation de l’ordonnance est encourue.

Portée et conséquences de l’annulation prononcée

18. La Cour de cassation est en mesure de faire application de la règle de droit appropriée et d’ordonner la restitution des documents saisis lors de la perquisition irrégulière.

L'AVOCAT EST PROTEGE DANS L'INTERÊT DE SON CLIENT MÊME SI LES FONCTIONS PEUVENT ETRE EXERCEES PAR D'AUTRE PROFESSION

Cour de Cassation chambre commerciale arrêt du 3 mai 2012 N° de pourvoi 11-14008 cassation partielle

Vu l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 ;

Attendu, selon ce texte, qu'en toutes matières, que ce soit dans le domaine du conseil ou dans celui de la défense, les consultations adressées par un avocat à son client ou destinées à celui-ci, les correspondances échangées entre le client et son avocat, entre l'avocat et ses confrères à l'exception pour ces dernières de celles portant la mention " officielle ", les notes d'entretien et, plus généralement, toutes les pièces du dossier sont couvertes par le secret professionnel ;

Attendu que, pour rejeter le recours de la société contre le déroulement des opérations de visite et de saisies, l'ordonnance retient que les courriels à l'en-tête de l'avocat luxembourgeois de la société, pourvus d'un avis de confidentialité, se rapportaient non à des activités de défense mais de gestion relatives à la domiciliation des installations de la société au Luxembourg, à son raccordement téléphonique, à l'établissement de son bilan, aux retards de paiement de l'impôt au Luxembourg et au paiement des honoraires du commissaire aux comptes, qui auraient pu être exercées par un autre mandataire non protégé ;

Attendu qu'en statuant ainsi, le premier président a violé le texte susvisé.

POUR ÉCOUTER UN AVOCAT IL FAUT QU'IL SOIT SUSCEPTIBLE D'AVOIR PARTICIPER A L'INFRACTION

Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 15 juin 2016 N° de pourvoi 15-86043 cassation partielle

Vu l'article 593 du code de procédure pénale ;

Attendu que tout arrêt de la chambre de l'instruction doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux articulations essentielles des mémoires des parties ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu que, pour refuser d'annuler certains actes de l'enquête, et notamment le procès verbal relatif à la surveillance mise en place le 3 avril 2014 devant le cabinet de M. X..., la chambre de l'instruction retient notamment que deux conversations des 5 et 6 mars 2014 entre MM. C... et X..., qui faisaient état de l'existence d'un " collaborateur ", ont conduit les enquêteurs à mettre en place la surveillance critiquée du 3 avril 2014 ayant permis l'identification de M. Y... ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'elle a prononcé l'annulation des procès verbaux de transcription des conversations téléphoniques précitées, comme ne révélant pas de contenu de nature à faire présumer la participation de l'avocat, M. X..., à une infraction, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision

LES ÉCOUTES TÉLÉPHONIQUES

ET LA SURVEILLANCE SUR INTERNET

Eminağaoğlu c. Turquie du 9 mars 2021 requête no 76521/12

Article 8 : Sanction disciplinaire infligée à un magistrat ayant exercé sa liberté d’expression : plusieurs violations de la Convention

La Cour relève que des renseignements obtenus par le biais de la mise sur écoute téléphonique de M. Eminağaoğlu dans le cadre d’une enquête pénale, ont également été utilisés dans le cadre de l’enquête disciplinaire engagée à son encontre. Elle rappelle que, dans l’affaire Karabeyoğlu c. Turquie, elle avait jugé que l’utilisation de telles données en dehors du but pour lequel celles-ci avaient été collectées n’était pas conforme à la législation nationale.

Art 8 • Vie privée • Utilisation, non « prévue par la loi », dans une enquête disciplinaire, d’enregistrements de conversations téléphoniques du requérant interceptées dans le cadre de l’enquête pénale dirigées contre lui

FAITS :

Le requérant, Ömer Faruk Eminağaoğlu, est un ressortissant turc né en 1967. Il réside à Ankara. À l’époque des faits, M. Eminağaoğlu était magistrat ; il était également le président de Yarsav, une association de magistrats. M. Eminağaoğlu débuta une carrière de magistrat en 1989. En 1998, il fut nommé procureur de la République près la Cour de cassation. En 2011, il fut nommé juge à Istanbul.

Le 13 juin 2012, alors qu’il était magistrat de première classe, il fut muté à Çankırı par la seconde chambre du Conseil supérieur des juges et des procureurs (CSJP), à la suite de l’infliction d’une sanction disciplinaire en raison de ses déclarations et de ses critiques, notamment dans des affaires judiciaires médiatiques. La seconde chambre du CSJP considéra que, par ses déclarations, M. Eminağaoğlu avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession et qu’il avait perdu la dignité et la considération personnelle. Par la suite, M. Eminağaoğlu fit opposition contre cette décision, mais sa sanction fut confirmée par l’assemblée plénière du CSJP qui décida toutefois de ne pas retenir certaines charges portées à l’encontre de lui. La décision étant ainsi devenue, M. Eminağaoğlu fut muté à son nouveau lieu d’affectation. Le 15 avril 2015, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi n° 6572, le CSJP réexamina la sanction disciplinaire de M. Eminağaoğlu et décida de la remplacer par un blâme, sans modifier les charges retenues contre lui.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

Le requérant se plaint de l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire, d’enregistrements de ses conversations téléphoniques réalisés à l’occasion d’une enquête pénale distincte. La Cour rappelle que dans l’affaire Karabeyoğlu c. Turquie, elle a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, en considérant que les éléments obtenus par l’interception de communications téléphoniques dans le cadre d’une procédure pénale avaient été utilisés aux fins de l’enquête disciplinaire et que cette ingérence n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 de la Convention. En l’espèce, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente. En effet, même si le procureur de la République d’Istanbul chargé de l’enquête a adressé à M. Eminağaoğlu une note d’information sur le non-lieu et sur la destruction des éléments recueillis lors de la surveillance, une copie de ces éléments est sans conteste restée entre les mains des inspecteurs judiciaires qui ont utilisé ces données dans le cadre de l’enquête disciplinaire ouverte contre l’intéressé. Or, comme la Cour l’a observé dans l’affaire Karabeyoğlu2 , l’utilisation de ces données en dehors du but pour lequel celles-ci avaient été collectées n’était pas conforme à la législation nationale. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention quant à l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire menée contre M. Eminağaoğlu, des renseignements obtenus par le biais de sa mise sur écoute téléphonique dans une enquête pénale.

CEDH

157.  La Cour note d’emblée que le requérant ne se plaint pas explicitement de la surveillance de ses communications téléphoniques ni de la législation applicable en la matière. Pour autant que le grief du requérant peut être compris comme visant l’imposition d’une sanction disciplinaire à raison de l’utilisation, selon lui irrégulière, des enregistrements des écoutes téléphoniques et les conséquences de cette mesure, il convient de souligner qu’il ressort de la décision du 6 juin 2012 adoptée par l’assemblée plénière du CSJP que ces enregistrements n’ont pas donné lieu à l’imposition d’une sanction disciplinaire à son égard (paragraphe 18 ci-dessus). Par ailleurs, s’agissant de l’allégation du requérant selon laquelle ces enregistrements ont été divulgués à la presse, la Cour observe que l’intéressé n’a fourni aucun élément de nature à étayer ce grief. Il en va de même pour ce qui est des conséquences alléguées de ladite mesure. La Cour estime toutefois que, dans les circonstances de la présente affaire, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur cette partie du grief pour le motif suivant.

158.  La Cour observe, à la lecture du formulaire de requête, que le requérant a formulé son grief tiré de l’article 8 de la Convention de manière assez générale. En effet, l’intéressé soutient que la non‑destruction des enregistrements des écoutes téléphoniques était illégale. La Cour note que, dans ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la requête, le Gouvernement a précisé que : « l’essence du grief du requérant porte sur une violation alléguée [du droit au respect de la] vie privée du requérant en raison du fait que les enregistrements de ses conversations téléphoniques, [réalisés lors de l’enquête pénale], ont été utilisés dans le cadre de l’enquête administrative ».

159.  À la lumière des critères développés dans sa jurisprudence sur la notion de grief (Radomilja et autres c. Croatie ([GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 110-127, 20 mars 2018), la Cour peut admettre que le grief du requérant concerne également l’utilisation des enregistrements de ses conversations téléphoniques, réalisés lors de l’enquête pénale, en dehors du but pour lequel les données obtenues avaient été collectées. Pour ce faire, elle tient compte non seulement de la manière dont ce grief a été présenté dans le formulaire de la requête et des faits dénoncés (ibidem, § 120), mais également de la qualification donnée par le Gouvernement à ce grief.

160.  Par conséquent, pour autant que le grief du requérant peut se comprendre comme visant l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire, des enregistrements de ses conversations téléphoniques, réalisés pendant l’enquête pénale, et des données obtenues par ce biais, la Cour rappelle que la présente affaire est similaire à l’affaire Karabeyoğlu, précitée. Dans cette affaire, s’agissant de la voie d’indemnisation évoquée par le Gouvernement, elle rappelle avoir rejeté une exception similaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes (ibidem, § 60) et avoir conclu que la mise sur écoute des lignes téléphoniques du requérant avait constitué une « ingérence d’une autorité publique » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (ibidem, § 76). Partant, la Cour rejette, en l’espèce, les exceptions du Gouvernement tirées du non‑épuisement des voies de recours internes et de l’absence de qualité de victime du requérant. Constatant en outre que cette partie du grief n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

161.  Pour ce qui est du fond de ce grief, la Cour rappelle que, toujours dans l’affaire Karabeyoğlu, précitée, elle a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, en considérant que les éléments obtenus par l’interception de communications téléphoniques dans le cadre d’une procédure pénale avaient été utilisés aux fins de l’enquête disciplinaire et que cette ingérence n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (ibidem, § 119). Ayant examiné la présente affaire à la lumière des principes définis dans sa jurisprudence susmentionnée, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente en l’occurrence. En effet, elle observe en l’espèce que, si, selon une lettre du 31 décembre 2009, le procureur de la République d’Istanbul chargé de l’enquête a adressé au requérant une note d’information sur le non-lieu et sur la destruction des éléments recueillis lors de la surveillance (paragraphe 33 ci-dessus), une copie de ces éléments est sans conteste restée entre les mains des inspecteurs judiciaires, qui ont utilisé ces données dans le cadre de l’enquête disciplinaire ouverte contre l’intéressé. Comme la Cour l’a observé dans l’affaire précitée, l’utilisation de ces données en dehors du but pour lequel celles-ci avaient été collectées n’était pas conforme à la législation nationale (ibidem, § 117).

Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention quant à l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire menée contre le requérant, des renseignements obtenus par le biais de sa mise sur écoute téléphonique.

Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni du 13 septembre 2018

requêtes nos 58170/13, 62322/14 et 24960/15

Articles 8 et 10 : Certains aspects des systèmes britanniques de surveillance emportent violation de la Convention.

L'affaire porte sur des plaintes de journalistes et d’organisations de défense des droits au sujet de trois régimes de surveillance : 1) l’interception massive de communications, 2) le partage de renseignements avec des États étrangers, et 3) l’obtention de données de communication auprès de fournisseurs de services de communication.

Le système d’interception massive et le système d’obtention de données de communication auprès de fournisseurs de services de communication ont pour base légale la loi de 2000 portant réglementation des pouvoirs d’enquête.

La loi de 2016 sur les pouvoirs d’enquête, une fois qu’elle sera entrée en vigueur dans son intégralité, apportera des modifications importantes à ces deux régimes. Pour se pencher sur les griefs des requérants, la Cour a pris en considération le droit tel qu’en vigueur à la date de son examen. Dans son appréciation, elle n’a pas tenu compte des dispositions de la loi de 2016 qui modifieront les régimes relatifs à l’interception massive de communications et à l’obtention de données de communication auprès de fournisseurs de services de communication, car elles n’étaient pas en vigueur à l’époque pertinente.

Dans son arrêt de chambre, rendu ce jour, la Cour européenne des droits de l’homme conclut, par cinq voix contre deux, que : le régime d’interception massive emporte violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit au respect de la vie privée et familiale/des communications) à raison de l’insuffisance de la surveillance appliquée au choix de « porteurs » Internet pour l’interception ainsi qu’au filtrage, à la recherche et à la sélection des communications interceptées pour examen, et à raison du caractère inadéquat des garanties liées à la sélection des « données de communication pertinentes » pour examen.

À cet égard, la Cour considère que l’utilisation d’un régime d’interception massive n’emporte pas en lui-même violation de la Convention, mais observe qu’un tel régime doit respecter les critères qui se trouvent énoncés dans sa jurisprudence.

LES FAITS

L’affaire porte sur trois requêtes qui ont été jointes : Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni (no 58170/13), Bureau of Investigative Journalism et Alice Ross c. Royaume-Uni (no 62322/14) et 10 Human Rights Organisations et autres c. Royaume-Uni (no 24960/15).

Les seize requérants sont des organisations ou des personnes qui exercent la profession de journaliste ou militent dans le domaine des libertés civiles. Les requêtes furent introduites après qu’Edward Snowden, ancien agent contractuel de l’Agence nationale de sécurité américaine, eut révélé l’existence de programmes de surveillance et de partage de renseignements utilisés par les services de renseignements des États-Unis et du Royaume-Uni.

Les requérants estiment qu’en raison de la nature de leurs activités, leurs communications électroniques et/ou leurs données de communication ont pu être interceptées ou recueillies par les services de renseignements britanniques.

Griefs, procédure et composition de la Cour Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale et de la correspondance), les requérants se plaignaient des régimes mis en place pour l’interception massive de communications, le partage de renseignements et l’acquisition de données auprès de fournisseurs de services de communication.

Dans les deuxième et troisième requêtes étaient également formulés, sur le terrain de l’article 10 (liberté d’expression), des griefs liés au travail des requérants, respectivement des journalistes et des organisations non gouvernementales.

Les requérants de la troisième requête invoquaient en outre l’article 6 (droit à un procès équitable), relativement à la procédure interne qui permet de contester les mesures de surveillance secrète, et l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec les articles 8 et 10, alléguant que le régime mis en place pour l’interception massive de communications faisait subir une discrimination aux personnes se trouvant hors du territoire britannique, dont les communications, selon eux, étaient davantage susceptibles d’être interceptées et d’être sélectionnées pour examen en cas d’interception.

Les requêtes ont été introduites le 4 septembre 2013, le 11 septembre 2014 et le 20 mai 2015, respectivement. Elles ont été communiquées au Gouvernement le 9 janvier 2014, le 5 janvier 2015 et le 24 novembre 2015, accompagnées de questions posées par la Cour. Plusieurs tierces parties ont été autorisées à intervenir dans la procédure et une audience publique a eu lieu en novembre 2017.

Décision de la CEDH

Recevabilité

En ce qui concerne la recevabilité, la Cour se penche tout d’abord sur la question de savoir si les premier et deuxième groupes de requérants ont épuisé les voies de recours internes, compte tenu du fait qu’ils n’ont pas soumis leurs griefs à la Commission des pouvoirs d’enquête (« la CPE »), organe spécialement chargé de l’examen des plaintes pour ingérence illicite des services de sécurité dans les communications. La Cour constate que la CPE a montré qu’elle offrait un recours effectif dont les requérants devaient se prévaloir mais que, à l’époque où les deux groupes de requérants en question ont introduit leurs requêtes auprès de la Cour, des circonstances particulières les exonéraient de cette obligation, et que l’on ne saurait leur reprocher d’avoir invoqué l’arrêt Kennedy c. Royaume-Uni (2010) pour plaider que la saisine de la CPE ne constituait pas un recours effectif permettant de soulever un grief relatif au respect général de la Convention par un régime de surveillance.

Article 8

Procédure d’interception prévue par l’article 8(4) de la loi de 2000 portant réglementation des pouvoirs d’enquête (« la loi de 2000 ») La Cour observe que l’interception massive de communications est régie par l’article 8(4) de la loi de 2000.

L’utilisation d’un système d’interception massive n’emporte pas en soi violation de la Convention et les gouvernements jouissent d’une grande latitude (« une ample marge d’appréciation ») pour déterminer de quel type de système de surveillance ils ont besoin pour protéger la sécurité nationale.

L’exploitation d’un tel système doit toutefois répondre à six exigences fondamentales, énoncées dans l’arrêt Weber et Saravia c. Allemagne.

La Cour écarte une demande des requérants tendant à l’actualisation desdites exigences, nécessaire selon eux au regard des avancées technologiques. La Cour observe ensuite que le système visé à l’article 8(4) de la loi de 2000 comporte quatre phases : l’interception de communications transmises au moyen de porteurs Internet sélectionnés ; l’utilisation de sélecteurs pour filtrer et écarter – pratiquement en temps réel – les communications interceptées qui n’ont que peu, voire pas du tout, d’intérêt en matière de renseignement ; les recherches sur le reste des communications interceptées ; l’examen par un analyste de tout ou partie des données conservées.

Tout en constatant que les services de renseignements britanniques prennent au sérieux les obligations qui leur incombent en vertu de la Convention et qu’ils n’abusent pas de leurs pouvoirs, la Cour estime que les processus de sélection et de recherche, dans le système en cause, ne sont pas soumis à une surveillance indépendante adéquate, en particulier lorsqu’il s’agit de choisir les porteurs Internet pour l’interception et de définir les sélecteurs et les critères de recherche utilisés pour filtrer et sélectionner les communications interceptées à examiner.

De plus, il n’y a pas de véritables garanties dans la sélection des données de communication pertinentes à examiner, alors que ces données sont susceptibles de révéler beaucoup de choses sur les habitudes et les contacts d’un individu.

Compte tenu de ces lacunes, l’article 8(4) ne répond pas à l’exigence relative à la « qualité de la loi » qui découle de la Convention et il ne permet pas de s’en tenir à des ingérences « nécessaires dans une société démocratique ». En conséquence, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Acquisition de données auprès de fournisseurs de services de communication en vertu du chapitre II de la loi de 2000

La Cour relève que les requérants du second groupe alléguaient que le chapitre II de la loi de 2000 autorisait un large éventail d’organes publics à demander l’accès à des données de communication auprès d’entreprises de communication, dans des conditions mal définies.

La Cour écarte tout d’abord un argument du Gouvernement selon lequel la requête de ces requérants est irrecevable. Elle estime en effet qu’en tant que journalistes d’investigation ils étaient susceptibles de voir leurs communications ciblées par les procédures en question. La Cour porte ensuite son attention sur la notion découlant de la Convention selon laquelle toute ingérence dans l’exercice de droits doit être « prévue par la loi ».

Elle observe que, selon le droit de l’Union européenne, tout système permettant l’accès à des données détenues par des fournisseurs de services de communication doit se limiter au but que constitue la lutte contre le crime, et l’accès doit être soumis au contrôle préalable d’un tribunal ou d’un organe administratif indépendant.

L’ordre juridique de l’UE étant incorporé à celui du Royaume-Uni et ayant la primauté en cas de conflit avec le droit interne, le gouvernement britannique a admis dans une récente affaire interne qu’un système très semblable instauré par la loi de 2016 sur les pouvoirs d’enquête était incompatible avec les droits fondamentaux reconnus par le droit de l’UE en ce qu’il ne comportait pas de telles garanties.

À la suite de cette concession, la High Court a demandé au gouvernement de modifier les dispositions pertinentes de la loi. La Cour constate donc que, étant dépourvu de ces garanties, le régime prévu par le chapitre II ne cadre pas avec le droit interne tel qu’interprété par les autorités nationales à la lumière du droit de l’UE. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8.

Procédures de partage de renseignements

La Cour considère que la procédure permettant de demander l’interception ou la transmission d’éléments interceptés auprès de services de renseignements étrangers est exposée de façon suffisamment claire dans le droit interne et le code de pratique applicable. Plus particulièrement, les éléments provenant de services étrangers ne peuvent faire l’objet de recherches que si sont remplies toutes les exigences relatives aux recherches sur des éléments recueillis par les services de sécurité britanniques. Par ailleurs, la Cour observe que rien n’indique l’existence de défaillances importantes dans la mise en œuvre et le fonctionnement du système, ni d’éléments attestant d’éventuels abus.

En conséquence, le système de partage de renseignements n’emporte pas violation de l’article 8.

Article 10

La Cour déclare irrecevables les griefs formulés par le troisième groupe de requérants sous l’angle de cette disposition mais conclut sur ce terrain à la violation des droits des requérants du deuxième groupe, qui alléguaient que les systèmes de surveillance massive fondés sur l’article 8(4) et le chapitre II de la loi de 2000 ne prévoyaient pas une protection suffisante des sources journalistiques et des informations journalistiques confidentielles.

Concernant le régime d’interception massive, la Cour est particulièrement préoccupée par l’absence de toute garantie publique quant aux conditions dans lesquelles des informations journalistiques confidentielles peuvent être sélectionnées délibérément pour examen, et quant à la protection de la confidentialité lorsque ces informations ont été sélectionnées, délibérément ou non, pour examen. Compte tenu de l’effet dissuasif qu’une ingérence supposée dans la confidentialité des communications de journalistes, en particulier de leurs sources, pourrait avoir sur la liberté de la presse, la Cour considère que le système d’interception massive emporte également violation de l’article 10.

Pour ce qui est des demandes de données auprès de fournisseurs de services de communication visées au chapitre II, la Cour observe que les garanties pertinentes ne s’appliquent que lorsqu’une telle demande tend à la divulgation de l’identité de la source d’un journaliste. Elles ne s’appliquent pas dans tous les cas où il y a une demande portant sur les données de communication d’un journaliste, et où une intrusion collatérale est probable. En outre, il n’y a pas de dispositions particulières restreignant l’accès au cas où le but poursuivi est la lutte contre le crime. En conséquence, la Cour conclut également à la violation de l’article 10 relativement au régime du chapitre II.

Article 6

Le troisième groupe de requérants alléguait que la CPE manquait d’indépendance et d’impartialité. La Cour observe toutefois que cet organe dispose de pouvoirs étendus pour examiner les plaintes relatives à une ingérence illicite dans les communications, et qu’il a utilisé ces pouvoirs étendus pour veiller à l’équité de la procédure dans la cause des requérants. Plus particulièrement, la CPE a eu accès aux éléments confidentiels et non confidentiels et a chargé un « conseil auprès de la CPE » de soumettre des observations au nom des requérants dans le cadre de la procédure confidentielle. En outre, la Cour admet que pour garantir l’efficacité du régime de surveillance secrète, qui constitue un outil important dans la lutte contre le terrorisme et le crime, les restrictions aux droits procéduraux des requérants étaient à la fois nécessaires et proportionnées et qu’elles n’ont pas porté atteinte à l’essence de leurs droits découlant de l’article 6. Considéré globalement, le grief des requérants est dénué de fondement et il convient de le rejeter.

Autres articles

Sous l’angle de l’article 14, combiné avec les articles 8 et 10, les requérants du troisième groupe alléguaient que la loi ne prévoyait des garanties complémentaires que pour les personnes que l’on sait être au Royaume-Uni, et qu’en conséquence les personnes se trouvant hors du territoire britannique couraient un risque disproportionné de voir intercepter leurs communications. La Cour rejette ce grief pour défaut manifeste de fondement, les requérants n’ayant pas étayé leur argument selon lequel les personnes qui se trouvent hors du territoire britannique risquent davantage de voir intercepter leurs communication. De plus, elle estime que toute différence de traitement éventuelle reposerait sur la situation géographique et non sur la nationalité, et qu’elle serait justifiée.

Centrum för rättvisa c. Suède du 19 juin 2018 requête n° 35252/08

non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance) de la Convention européenne des droits de l’homme, l’affaire concerne une requête introduite par une fondation qui allègue que la législation autorisant l’interception massive de signaux électroniques en Suède aux fins du renseignement étranger a porté atteinte à son droit à la vie privée. L’interception massive de communications en Suède ne déroge pas aux normes de la Convention car elle est dans l'appréciation large des États face à la lutte contre le terrorisme.

LES FAITS

La requérante, Centrum för rättvisa, est une fondation à but non lucratif créée en 2002 et représentant ses clients dans les litiges relatifs à leurs droits, en particulier face à l’État. Son siège se trouve à Stockholm. La fondation requérante estime que, compte tenu du caractère sensible de ses activités, il existe un risque que ses communications par téléphonie mobile et réseaux mobiles à large bande aient été ou soient à l’avenir interceptées et examinées dans le cadre des activités de renseignement d’origine électromagnétique.

Ces activités peuvent être définies comme étant l’interception, le traitement, l’analyse et la transmission d’informations obtenues à partir de signaux électroniques. En Suède, la collecte de signaux électroniques constitue un aspect du renseignement étranger et elle est régie par la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique. Cette loi autorise l’Institut national de défense radio (FRA), organe gouvernemental dépendant du ministère de la Défense, à procéder aux activités de renseignement d’origine électromagnétique. Pour toute activité de renseignement d’origine électromagnétique, le FRA doit demander une autorisation auprès du tribunal pour le renseignement étranger. Régi par la loi sur le tribunal pour le renseignement étranger, cet organe est composé d’un juge permanent et d’autres membres désignés pour des mandats de quatre ans.

En pratique, les activités de cette juridiction sont totalement secrètes. Le tribunal pour le renseignement étranger est surveillé par l’inspection du renseignement étranger et l’autorité pour la protection des données.

LE DROIT

La Cour considère que la législation pertinente s’analyse en un dispositif de surveillance secrète susceptible de toucher tout usager de téléphonie mobile et d’Internet, et ce sans notification. Par ailleurs, la Suède ne dispose pas en pratique d’un recours qui permettrait à un demandeur soupçonnant que ses communications ont été interceptées d’obtenir une décision comportant une motivation détaillée. La Cour estime donc justifié d’examiner la législation dans l’abstrait. La fondation peut se prétendre victime d’une violation de la Convention, bien qu’elle n’ait pas entamé de procédure interne ni allégué concrètement que ses communications avaient bien été interceptées.

La simple existence de la législation en cause s’analyse en une atteinte à ses droits découlant de l’article 8.

La CEDH ajoute que, bien que certains aspects appellent des améliorations, de manière générale le dispositif suédois d’interception massive offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire et le risque d’abus. Plus particulièrement : la portée des mesures liées au renseignement d’origine électromagnétique et le traitement des données interceptées sont clairement définis par la loi ; l’autorisation d’interception doit être donnée par un organe judiciaire, après examen attentif ; l’interception est autorisée uniquement pour les communications avec l’étranger et non pour les communications à l’intérieur de la Suède ; une autorisation est valable pour un maximum de six mois et son renouvellement est soumis à contrôle.

En outre, plusieurs organes indépendants, en particulier une inspection, sont chargés de la surveillance et du contrôle du dispositif. Enfin, l’absence de notification des mesures de surveillance est compensée par l’existence d’un certain nombre de mécanismes de plainte, passant en particulier par l’inspection, les médiateurs parlementaires et le chancelier de la Justice. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour prend en compte la latitude de l’État quant à la protection de la sécurité nationale, compte tenu spécifiquement des menaces actuelles liées au terrorisme international et à la criminalité transfrontière.

Bien que la fondation requérante n’ait pas épuisé l’ensemble des recours internes et ne puisse présenter un cas concret d’interception de ses communications, la Cour estime justifié d’examiner la législation suédoise sur le renseignement d’origine électromagnétique.

En effet, la Suède ne dispose pas en pratique d’un recours qui permettrait à un demandeur soupçonnant que ses communications ont été interceptées d’obtenir une décision comportant une motivation détaillée, et la législation s’analyse en un dispositif de surveillance secrète susceptible de toucher tout usager de téléphonie mobile et d’Internet, et ce sans notification. La simple existence de la législation en cause s’analyse en une atteinte aux droits de la fondation découlant de l’article 8.

Pour la CEDH, il est clair que le dispositif de surveillance, tel qu’il existe à l’heure actuelle, a une base en droit interne et est justifié par les intérêts touchant à la sécurité nationale. En effet, eu égard aux menaces actuelles liées au terrorisme international et à la criminalité transfrontière, ainsi qu’à la sophistication croissante des technologies de communication, la CEDH considère que la Suède jouit d’une latitude considérable (« ample marge d’appréciation ») s’agissant de décider de la mise en place d’un tel dispositif d’interception de masse.

La latitude de l’État quant à l’exploitation d’un tel dispositif est en revanche plus étroite, et la Cour doit s’assurer de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus. Après une évaluation attentive des garanties minimales que la loi doit renfermer contre les abus de pouvoir, garanties exposées dans sa jurisprudence (voir l’arrêt de Grande Chambre rendu en 2014 dans l’affaire Roman Zakharov c. Russie), la Cour estime que la structure et le fonctionnement du dispositif ne révèlent pas de défaillances importantes. D’une manière générale, si la Cour relève certains défauts dans le dispositif, notamment les règles sur la communication de données personnelles à d’autres États et à des organisations internationales et la pratique consistant à ne pas rendre de décision motivée publique après l’examen de plaintes individuelles, elle observe que le cadre réglementaire a été réexaminé plusieurs fois, en vue notamment d’un renforcement de la protection de la vie privée, et qu’en fait ce cadre a évolué de telle sorte qu’il a limité autant que possible le risque d’atteinte à la vie privée et compensé le manque de transparence du dispositif.

De manière plus spécifique, la portée de l’interception (mesure autorisée uniquement pour les communications avec l’étranger et non pour les communications à l’intérieur de la Suède) et le traitement des données interceptées sont clairement définis par la loi ; la durée des mesures est clairement réglementée (une autorisation est valable pour un maximum de six mois et son renouvellement est soumis à contrôle) ; la procédure d’autorisation, qui est minutieuse, est confiée à un organe judiciaire, le tribunal pour le renseignement étranger ; il existe plusieurs organes indépendants, en particulier l’inspection du renseignement étranger et l’autorité pour la protection des données, chargées de la surveillance et du contrôle du dispositif ; enfin, sur demande, l’inspection enquête au sujet des plaintes individuelles relatives à l’interception de communications, et les médiateurs parlementaires et le chancelier de la Justice en font de même.

Dès lors, la Cour considère que le dispositif suédois de renseignement d’origine électromagnétique offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire et le risque d’abus. La législation pertinente satisfait à l’exigence de « qualité de la loi » et l’ « atteinte » constatée peut être tenue pour « nécessaire dans une société démocratique ». En outre, la structure et le fonctionnement du dispositif sont proportionnés au but recherché. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Eu égard à ces constats, la Cour estime qu’il ne se pose pas de questions distinctes sur le terrain de l’article 13 et elle dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief de la fondation à cet égard.

Dominique TERRAZZONI c. FRANCE du 29 juin 2017 requête n° 33242/12

Non violation de l'article 8 pour écoute téléphonique d'une magistrate qui négocie avec un trafiquant de drogue, sa peine. Alors que les écoutes téléphoniques montrent qu'elle a accordé une clémence à ce trafiquant de drogue, en renvoyant l'affaire pour un supplément d'information, alors qu'un tribunal correctionnel n'a pas le droit de renvoyer devant le juge d'instruction, il doit juger en l'état ou instruire lui -même, pour éviter de multiples retours au juge d'instruction favorables au prévenu. Elle échappe pourtant aux poursuites pénales pour "absence d'infraction" !

Elle sera mise à la retraite d'office par le Conseil Supérieur de la Magistrature (on ne l'aura plus dans les tribunaux). Elle ose de plaindre devant la CEDH d'une atteinte à sa vie personnelle pour avoir été écoutée sur commission rogatoire du juge d'instruction, dans une enquête pénale qui ne l'a concernait pas. Le juge avait ordonné la mise sous écoute de son correspondant. Ils n'ont intercepté ses propos que de manière fortuite. On a le droit en prime à des propos racistes !

LES FAITS CONTRE LE MAGISTRAT

A. Les éléments à l’origine des poursuites contre la requérante

7. Le 6 septembre 2008, en exécution d’une commission rogatoire délivrée par un juge d’instruction du TGI de Nice, dans le cadre d’une information judiciaire ouverte des chefs d’infractions à la législation sur les stupéfiants, le groupe d’intervention régional de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur intercepta une communication téléphonique entre la requérante et F.L., individu connu des services de police et titulaire de la ligne faisant l’objet des écoutes.

8. Au cours de cette conversation d’une durée de 21 minutes et 26 secondes, F.L. demanda conseil à la requérante en vue de sa comparution prochaine devant le tribunal correctionnel de Toulon. Celle-ci lui répondit qu’elle ne siégeait plus au pénal et lui expliqua les arguments pouvant être développés pour sa défense. Elle lui indiqua qu’elle se renseignerait sur la composition de la formation de jugement et qu’elle l’informerait si elle devait être amenée à siéger de manière exceptionnelle lors de cette audience, précisant qu’elle ne pouvait pas demander à le faire car « ça ferait louche ». Elle expliqua à son interlocuteur qu’elle ne connaissait pas les nouveaux magistrats siégeant au pénal à Toulon, tout en les qualifiant de « mongols ». Elle mentionna néanmoins le nom d’une collègue qu’elle estimait être « très molle » et « de gauche », suggérant qu’être jugée par elle serait une chance pour F.L.

9. Dans la dernière partie de leur échange, la requérante demanda à son interlocuteur s’il connaissait des personnes détenues à la maison d’arrêt de La Farlède, précisant que l’agresseur de sa sœur s’y trouvait également. Sans rien demander explicitement, elle sembla suggérer une intervention sur cette personne par l’emploi de l’expression « tu vois ce que je veux dire ? » et en formulant le souhait de le voir « crever la bouche ouverte ». Elle illustra ce propos en évoquant un dossier dont elle avait eu à connaître dans lequel un « arabe » avait eu l’œil crevé par un autre « arabe », précisant « non, mais je m’en foutais, c’est des arabes moi, putain, ils peuvent tous crever la bouche ouverte ». Elle ajouta qu’à l’inverse, elle avait la « haine » contre l’agresseur de sa sœur.

10. Informé du contenu de cette conversation, le procureur général près la cour d’appel d’Aix-en-Provence alerta le procureur de la République près le TGI de Marseille, ainsi que par une note du 10 octobre 2008, le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Il informa notamment ce dernier du fait que F.L. avait finalement été condamné par le tribunal correctionnel de Toulon, le vendredi 10 octobre 2008, à une peine d’un an d’emprisonnement. Il avait déjà comparu le 1er avril 2004 pour cette même affaire ; le tribunal, dans la composition duquel figurait la requérante, avait alors ordonné un supplément d’information.

C. L’enquête pénale concernant les faits

19. Le 12 novembre 2008, le procureur de la République près le TGI de Marseille ouvrit une enquête préliminaire contre personne non dénommée des chefs de violation du secret professionnel et trafic d’influence. Au cours de celle-ci, la communication téléphonique interceptée fut retranscrite.

20. Le 9 avril 2009, F.L. fut entendu par les enquêteurs. Il indiqua ne pas connaître D.P. et ajouta qu’il avait pensé que la requérante voulait lui demander s’il connaissait « quelqu’un pour le secouer un peu, une ou deux gifles mais pas plus ». Il précisa n’être pas intervenu en ce sens.

21. Le 26 mai 2009, le parquet classa le dossier sans suite en l’absence d’infraction.

D. Les poursuites disciplinaires contre la requérante

22. Par une dépêche du 20 février 2009, la garde des sceaux saisit le Conseil supérieur de la magistrature des faits imputables à la requérante. Il y annexa le document audio et la retranscription de la conversation téléphonique litigieuse. La requérante déposa des conclusions de nullité de la procédure disciplinaire relatives notamment au déroulement de l’enquête administrative et à la recevabilité de l’écoute téléphonique à titre de preuve.

23. Par une décision du 5 mai 2010, le CSM, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, prononça à l’encontre de la requérante la sanction de mise à la retraite d’office. Ses membres estimèrent notamment que l’audition effectuée par le premier président avait présenté les garanties nécessaires des droits de la défense de la magistrate qui avait confirmé lors de l’audience la teneur des éléments y étant relatés.

Décret du 30 août 2010 portant radiation (magistrature) - Mme Terrazzoni (Dominique)

Par décret du Président de la République en date du 30 août 2010, vu la décision du Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège en date du 5 mai 2010, prononçant la sanction de la mise à la retraite d'office, vu la notification de cette décision à l'intéressée en date du 20 mai 2010, Mme Dominique Terrazzoni, juge au tribunal de grande instance de Toulon, est radiée des cadres de la magistrature à compter du 20 mai 2010.

LE DROIT

2. Sur le fond

43. La Cour constate que le Gouvernement ne conteste pas que l’interception et la transcription de la conversation entre la requérante et F.L., alors que la ligne de ce dernier faisait l’objet d’une écoute téléphonique, constitue une ingérence au sens de l’article 8 de la Convention. En l’espèce, cette ingérence s’est poursuivie par l’utilisation de la transcription de cette conversation dans le cadre de la procédure disciplinaire conduite contre la requérante (Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, précité, § 49).

44. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 de la Convention sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 dudit article et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

45. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, notamment, précités, Matheron, § 29 et Versini-Campinchi et Crasnianski, § 51).

46. La Cour note que l’écoute téléphonique litigieuse a été ordonnée par un juge d’instruction sur le fondement des articles 100 et suivants du CPP. La mesure ordonnée par le juge d’instruction ne visait pas la requérante ou sa ligne téléphonique, mais l’un de ses interlocuteurs. La Cour relève, comme elle l’a notamment fait dans l’arrêt Versini-Campinchi et Crasnianski (précité, § 52), que cette circonstance est indifférente et que les dispositions du CPP constituent la base légale de la mesure litigieuse.

47. L’accessibilité de ces dispositions ne prête pas à controverse. Il reste à déterminer si elles remplissent la condition de prévisibilité s’agissant comme en l’espèce, de l’interception, l’enregistrement et la transcription d’une conversation entre le titulaire de la ligne téléphonique mise sous écoute et un magistrat, et de l’utilisation subséquente de la transcription dans une procédure dirigée contre ce dernier.

48. La Cour rappelle qu’elle a jugé que les articles 100 et suivants du CPP répondent aux exigences de qualité de la loi (Lambert, précité, § 28). Elle a toutefois observé que la situation des personnes écoutées dans le cadre d’une procédure à laquelle elles sont étrangères n’apparaît pas couverte par ces dispositions (Matheron, précité, §§ 31-32). La Cour observe cependant que, par plusieurs arrêts, la Cour de cassation a jugé que les conversations interceptées dans le cadre d’une procédure à laquelle elles étaient étrangères pouvaient être transcrites et versées dans une autre procédure dès lors qu’elles révélaient la commission d’autres infractions. Plus particulièrement, la Cour de cassation avait, déjà à l’époque des faits, tranché la question des écoutes téléphoniques incidentes, concernant les interlocuteurs de la personne surveillée bénéficiant de garanties spéciales de procédure, en l’espèce des avocats (paragraphe 29 ci-dessus).

49. La Cour estime que les circonstances de l’espèce présentent des similitudes avec l’affaire Versini-Campinchi et Crasnianski (précitée, § 55). La requérante est également une professionnelle du droit ; sa conversation litigieuse, tenue le 6 septembre 2008, a été interceptée de manière fortuite, depuis la ligne de son interlocuteur, qui faisait l’objet d’une interception judiciaire sur décision d’un juge d’instruction dans le cadre d’une instruction judiciaire ; les propos qu’elle a tenus étaient susceptibles de caractériser à la fois sa participation à des infractions pénales et un manquement professionnel l’exposant à des poursuites disciplinaires.

50. Partant, au regard des dispositions des articles 100 et suivants du CPP et des arrêts de la Cour de cassation précités, elle considère que la requérante pouvait prévoir que ses propos étaient susceptibles d’être interceptés à l’occasion de la surveillance des conversations d’un de ses interlocuteurs, que s’ils laissaient présumer sa participation à une infraction, ils pouvaient faire l’objet d’une transcription et, enfin, que cette transcription pouvait être utilisée dans le cadre d’une procédure pénale ou dans le cadre d’une procédure disciplinaire.

51. La Cour admet en conséquence que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

b) Finalité et nécessité de l’ingérence

52. La Cour estime que l’ingérence visait à permettre la manifestation de la vérité tant dans le cadre de la procédure pénale initiale mettant en cause F.L., que de la procédure pénale incidente concernant la requérante (paragraphe 19 ci-dessus) et tendait donc à la défense de l’ordre. Elle considère que le prolongement de cette ingérence par l’utilisation de la transcription de la conversation litigieuse dans le cadre de la procédure disciplinaire conduite contre la requérante visait le même but légitime.

53. Il reste à examiner si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces objectifs. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de pareille nécessité, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante (Lambert, précité, § 30).

54. Quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu’un caractère relatif, elle dépend, entre autres, du type de recours fourni par le droit interne. Par conséquent, il y a lieu de rechercher si les procédures destinées au contrôle de l’adoption et de l’application des mesures restrictives sont aptes à limiter à ce qui est nécessaire dans une société démocratique l’ingérence résultant de la législation incriminée (voir, notamment, précités, Lambert, § 31, Matheron, § 35, et Pruteanu, § 48).

55. La Cour constate, tout d’abord, s’agissant du statut de la requérante, que lorsqu’il s’agit d’intercepter la ligne d’un magistrat, le droit interne français prévoit, à peine de nullité, que le premier président de la juridiction où il réside en est informé. En l’espèce, l’interception contestée ne résultait pas de la mise sur écoute de la ligne de la requérante mais de celle de F.L. et le statut de la requérante était alors inconnu. La Cour relève, sans avoir à se prononcer sur l’applicabilité de l’article 100-7 du code de procédure pénale, que la garantie spéciale de procédure revendiquée par la requérante a effectivement été appliquée dès que son statut a été découvert. Le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence a ainsi été avisé, d’abord par des entretiens, puis par une note écrite du 10 octobre 2008, par le procureur général près la même cour, de l’interception de la conversation litigieuse. Par la suite, il a avisé le garde des sceaux et a procédé à l’audition de la requérante. Surtout, la Cour ne relève, en l’espèce, ni détournement de procédure, ni abus consistant à mettre sous écoute F.L. dans le but d’écouter indirectement les conversations de la requérante.

56. Par ailleurs, l’autorisation judiciaire n’ayant pas été délivrée pour intercepter les conversations de la requérante mais celles de son interlocuteur, F.L., il convient d’examiner la question de savoir si la requérante avait à sa disposition un recours a posteriori pour faire contrôler les enregistrements litigieux. Ses conversations ayant été transcrites puis utilisées dans une procédure pénale qui la concernait et dans une procédure disciplinaire dirigée à son encontre, l’intéressée devait bénéficier d’un « contrôle efficace » pour pouvoir contester les écoutes téléphoniques en cause (voir, mutatis mutandis, Matheron, précité, § 36, et Versini-Campinchi et Crasnianski, précité § 61). La Cour note qu’à l’instar de l’affaire Versini-Campinchi et Crasnianski (précitée, §§ 62-74), la requérante n’a pas eu la possibilité de saisir la chambre de l’instruction, voire une juridiction de jugement, faute d’avoir été poursuivie pénalement à raison des propos tenus le 6 septembre 2008. Elle s’est donc trouvée dans une situation comparable à celle du requérant dans l’affaire Matheron (précitée), pour lequel la Cour avait conclu qu’il n’avait pas bénéficié d’un contrôle efficace tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter à ce qui était nécessaire dans une société démocratique l’ingérence litigieuse.

57. La Cour, tenant compte des circonstances particulières de l’espèce, observe que l’écoute litigieuse a été ordonnée par un magistrat et réalisée sous son contrôle (paragraphe 7 ci-dessus), que la transcription de la conversation du 6 septembre 2008 a ensuite été réalisée dans le cadre d’une enquête préliminaire à la demande et sous le contrôle d’un magistrat (paragraphe 19 ci-dessus).

58. Aucun élément ne permet à la Cour de constater que l’écoute téléphonique ait fait l’objet d’un contrôle juridictionnel dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre F.L. (cf, a contrario, Versini-Campinchi et Crasnianski, précitée, § 69).

59. En revanche, la Cour relève que la requérante a été mise en mesure de s’expliquer sur la conversation téléphonique litigieuse, à savoir le 29 octobre 2008, devant le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, puis à plusieurs reprises en janvier 2009, devant l’Inspection générale des services judiciaires, dans le cadre de l’enquête administrative, le 9 avril 2009 devant un enquêteur dans le cadre de la procédure pénale et, enfin, devant le rapporteur désigné par le CSM dans le cadre de l’enquête disciplinaire. La requérante n’a pas contesté l’existence de cette conversation litigieuse, ni la teneur de la transcription qui en a été faite. La Cour relève qu’il résulte expressément du rapport de l’Inspection générale des services judiciaires que tant la copie du support d’enregistrement que sa transcription ont été mis à la disposition de la requérante, qui a pu les consulter lors de ses auditions en janvier 2009. Enfin, la Cour observe que la décision du CSM du 5 mai 2010, qui a prononcé la sanction de la mise à la retraite d’office, indique que la requérante a eu droit, dès le 20 février 2009, à la communication de l’intégralité des pièces du dossier disciplinaire, comprenant notamment « le document audio et la retranscription de la conversation téléphonique du 6 septembre 2008 ».

60. En outre, la Cour constate que la requérante, comme dans l’affaire Versini-Campinchi et Crasnianski, précitée, a pu demander, dans le cadre de la procédure disciplinaire, d’écarter des débats la transcription litigieuse. La Cour observe à ce titre que, dans les conclusions de nullité qu’elle a présentées, la requérante n’a, en réalité, soulevé aucun moyen conduisant le CSM à contrôler la régularité de l’écoute téléphonique litigieuse, se contentant de faire valoir qu’aucune pièce de nature à justifier la régularité des investigations conduites sur la ligne téléphonique mise sur écoute ne figurait à son dossier. Toutefois, la Cour constate que les commissions rogatoires ordonnant la mise sur écoute de F.L. avaient été communiquées à la requérante et que ces pièces ont notamment permis au CSM de conclure que l’écoute litigieuse était intervenue à l’occasion d’une procédure pénale dans laquelle la requérante n’était pas en cause et qu’elle avait été régulièrement versée au dossier au cours de l’enquête du rapporteur et contradictoirement débattue. La Cour constate enfin qu’à l’occasion du pourvoi en cassation de la requérante, le Conseil d’État a examiné son moyen relatif à la régularité de l’écoute téléphonique litigieuse selon lequel le CSM avait entaché sa décision d’une erreur de droit en se fondant sur le contenu d’une écoute téléphonique obtenue en méconnaissance des dispositions des dispositions de la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des télécommunications, pour décider que ce moyen n’était pas de nature à permettre l’admission du pourvoi (paragraphe 26 ci-dessus).

61. La Cour conclut qu’il y a eu, dans les circonstances de l’espèce, un contrôle efficace, apte à limiter l’ingérence litigieuse à ce qui était nécessaire dans une société démocratique.

62. Partant, il n’y pas eu violation des dispositions de l’article 8 de la Convention.

İRFAN GÜZEL c. TURQUIE du 7 février 2017 requête n' 35285/08

Violation article 13 et article 8 car le requérant n'a pas d'accès à un tribunal pour se plaindre des écoutes téléphoniques mais il n'y a pas en l'espèce, violation de l'article 8 de la Conv EDH.

75. Le requérant dénonce une violation de l’article 8 de la Convention pour écoutes illégales au motif que la mesure dénoncée ne se fondait sur aucune décision judiciaire. Il allègue aussi que, en tout état de cause, les conditions posées par l’article 135 du CPP, à savoir, de fortes présomptions qu’une infraction pénale a été commise et l’impossibilité de recourir à d’autres moyens pour obtenir des preuves, n’étaient pas réunies, aucun élément ne permettant à son avis de dire objectivement qu’il pouvait être soupçonné d’aide et de soutien à une organisation terroriste.

76. L’article 8 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

77. Le Gouvernement combat les thèses du requérant. Il se réfère aux décisions des tribunaux autorisant l’interception des conversations téléphoniques du requérant suspecté de trafic d’armes. Il ajoute que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait, d’une manière proportionnée selon lui, les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

78. S’agissant des principes généraux en matière d’interception des conversations téléphoniques, la Cour renvoie à son arrêt Roman Zakharov c. Russie ([GC], no 47143/06, §§ 227-235, 4 décembre 2015).

79. La Cour rappelle ensuite avoir déjà constaté ci-dessus que l’interception des conversations téléphoniques du requérant avait été mise en œuvre dans le cadre de deux enquêtes judiciaires consécutives aux décisions du 22 octobre 2007 et du 28 décembre 2007 des tribunaux d’instance pénal de Diyarbakır et de Silopi respectivement (voir les paragraphes 9 et 11 ci-dessus). L’intéressé était suspecté, au vu des éléments de preuve collectés durant une enquête précédente, d’être impliqué dans un trafic d’armes. L’allégation du requérant sur l’absence de décision judiciaire est par conséquent sans fondement.

80. Cette partie de l’allégation écartée, la Cour constate que la mise sur écoutes de la ligne téléphonique du requérant constitue bien une « ingérence d’une autorité publique » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 41, série A no 28, et Dragojević c. Croatie, no 68955/11, § 78, 15 janvier 2015). Ce point ne prête d’ailleurs pas à controverse entre les parties.

81. La question principale est alors de savoir si cette ingérence se justifiait au regard de l’article 8 § 2 de la Convention, notamment si elle était « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite de l’un des buts énumérés au même paragraphe.

82. En ce qui concerne la base légale de l’ingérence, la Cour a déjà dit, s’agissant des dispositions constitutionnelles et législatives en vigueur à l’époque des faits, que le droit national, accessible et prévisible, assortissait de conditions strictes tant l’application des mesures de surveillance et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités que le traitement des données recueillies par le biais de celles-ci (Karabeyoğlu, précité, §§ 82-98).

83. En l’espèce, elle estime que le requérant, à l’égard duquel aucun élément du dossier ne permet de dire que la législation en question a été méconnue, a donc joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique.

84. Quant au but de l’ingérence, la Cour ne relève aucun élément ou argument qui la conduirait à s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans son arrêt Karabeyoğlu (précité, § 99) selon laquelle l’article 135 du CPP a effectivement pour buts la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Elle rappelle que ces buts sont légitimes au regard de l’article 8 § 2 de la Convention (voir aussi Weber et Saravia c. Allemagne (déc.), no 54934/00, § 104, CEDH 2006‑XI).

85. En ce qui concerne la question de savoir si une ingérence est « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, la Cour a reconnu que, lorsqu’elles mettent en balance l’intérêt de l’État défendeur à protéger la sécurité nationale au moyen de mesures de surveillance secrète, d’une part, et la gravité de l’ingérence dans l’exercice par un requérant du droit au respect de la vie privée, d’autre part, les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre le but légitime que constitue la protection de la sécurité nationale. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre. L’appréciation de cette question est fonction de toutes les circonstances de la cause, par exemple la nature, la portée et la durée des mesures éventuelles, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne. La Cour doit rechercher si les procédures de contrôle du déclenchement et de la mise en œuvre de mesures restrictives sont de nature à circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232).

86. Pour ce qui est de la portée de l’examen effectué par le service délivrant l’autorisation, la Cour rappelle que celui-ci doit être à même de vérifier l’existence d’un soupçon raisonnable à l’égard de la personne concernée, en particulier de rechercher s’il existe des indices permettant de la soupçonner de projeter, de commettre ou d’avoir commis des actes délictueux ou d’autres actes susceptibles de donner lieu à des mesures de surveillance secrète, comme par exemple des actes mettant en péril la sécurité nationale. Il doit également s’assurer que l’interception requise satisfait au critère de « nécessité dans une société démocratique » prévu à l’article 8 § 2 de la Convention, notamment qu’elle est proportionnée aux buts légitimes poursuivis, en vérifiant par exemple s’il est possible d’atteindre les buts recherchés par des moyens moins restrictifs (Roman Zakharov, précité, § 260).

87. Dans ce contexte, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de substituer sa propre appréciation à celle des autorités internes, lesquelles sont mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles quant à l’existence de soupçons plausibles indiquant la commission de l’infraction en question (voir, mutatis mutandis, quant au choix des modalités du système de surveillance, Klass et autres, précité, § 49). Elle note aussi que les tribunaux ayant autorisé les écoutes ont pris en considération en particulier les arguments du procureur de la République selon lesquels le caractère frontalier de la région et la commission souvent nocturne des actes litigieux étaient des obstacles à une filature visant à l’obtention de preuves ou à l’arrestation des suspects. Selon le procureur, seule une mesure d’écoutes téléphoniques pouvait permettre d’établir l’identité des personnes avec lesquelles les suspects étaient en contact – tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays –, les modalités de la commission des délits et les moments de la journée auxquels ceux-ci avaient été commis, d’obtenir ainsi des éléments de preuve et de procéder à l’arrestation des suspects (voir les paragraphes 8 et suivants ci-dessus). Somme toute, il suffit à la Cour de constater que, en l’espèce, l’interlocuteur du requérant a été arrêté en possession de six armes à feu et de munitions le jour où tous deux s’étaient donné rendez-vous. Elle observe que, de plus, rien ne démontre qu’en l’espèce l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes aient été arbitraires ou manifestement déraisonnables au point de conférer à la mesure litigieuse un caractère irrégulier.

88. À la lumière de ces considérations, la Cour conclut que l’ingérence dans le droit du requérant consacré par l’article 8 § 1 de la Convention était nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la sécurité nationale, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, comme l’exige l’article 8 § 2 de la Convention.

89. Partant, elle estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant aux écoutes téléphoniques dont le requérant a fait l’objet dans le cadre de l’enquête pénale menée à son encontre.

ARTICLE 8 ET 13

90. Le requérant se plaint de n’avoir à sa disposition aucun recours effectif pour contester le non-respect, quant aux écoutes téléphoniques mises en place à son égard, des critères énoncés par l’article 135 § 1 du CPP. Il invoque l’article 13 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

91. Le Gouvernement combat cette thèse. Il répète que le requérant n’a pas introduit de plainte concernant l’illégalité alléguée des écoutes et qu’il n’a pas non plus contesté cette mesure devant la cour d’assises ou la Cour de cassation.

A. Principes généraux

92. La Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 13 de la Convention garantit le droit à un recours devant une instance nationale permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne de nature à permettre l’examen du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 78-79, 13 décembre 2012, CEDH 2012, et plus récemment, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 268, 15 décembre 2016, CEDH 2016). La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Les États jouissent en effet d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 48, CEDH 2000‑VIII). Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI).

93. L’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’est pas nécessairement une institution judiciaire. Cependant, ses pouvoirs et les garanties procédurales qu’elle présente entrent en ligne de compte pour déterminer si le recours est effectif (Klass et autres, précité, § 67). S’agissant des « instances » non juridictionnelles, la Cour s’attache à en vérifier l’indépendance (voir, par exemple, Leander c. Suède, 26 mars 1987, §§ 77 et 81 à 83, série A no 116, et Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97§§ 44 à 47, CEDH 2000‑V), ainsi que les garanties de procédure offertes à un requérant (voir, mutatis mutandis, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, §§ 152 à 154, Recueil 1996‑V). En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 69, CEDH 2000‑V).

94. En l’espèce, bien que la Cour n’ait constaté aucune violation du droit reconnu au requérant au titre de l’article 8, il est nécessaire de déterminer si la législation turque lui ouvre « un recours effectif devant une instance nationale », au sens de l’article 13 (Klass, précité, §§ 64-65).

95. Pour le cas soumis à examen, l’instance nationale en question doit être habilitée à connaître en substance du grief fondé sur la Convention pour décider si l’ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa vie privée était en conformité avec l’article 8 § 2 (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 86, CEDH 2001‑IX).

96. La Cour rappelle que l’examen et le contrôle des mesures de surveillance secrète peuvent intervenir à trois stades : lorsqu’on ordonne la surveillance, pendant qu’on la mène ou après qu’elle a cessé. Concernant les deux premières phases, la nature et la logique mêmes de la surveillance secrète commandent d’exercer à l’insu de l’intéressé non seulement la surveillance comme telle, mais aussi le contrôle qui l’accompagne. Puisque l’on empêchera donc forcément l’intéressé d’introduire un recours effectif ou de prendre une part directe à un contrôle quelconque, il se révèle indispensable que les procédures existantes procurent en elles-mêmes des garanties appropriées et équivalentes sauvegardant les droits de l’individu. Il faut de surcroît, pour ne pas dépasser les bornes de la nécessité au sens de l’article 8 § 2, respecter aussi fidèlement que possible, dans les procédures de contrôle, les valeurs d’une société démocratique. En un domaine où les abus sont potentiellement si aisés dans des cas individuels et pourraient entraîner des conséquences préjudiciables pour la société démocratique tout entière, il est en principe souhaitable que le contrôle soit confié à un juge, car le pouvoir judiciaire offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière (Roman Zakharov, précité, § 233).

97. Quant au troisième stade, c’est-à-dire lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est indissolublement liée à celle de l’effectivité des recours judiciaires. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Roman Zakharov, précité, § 234).

98. La Cour a déjà dit qu’il peut ne pas être possible en pratique d’exiger une notification a posteriori dans tous les cas. L’activité ou le danger qu’un ensemble de mesures de surveillance vise à combattre peut subsister pendant des années, voire des décennies, après la levée de ces mesures. Une notification a posteriori à chaque individu touché par une mesure désormais levée risquerait de compromettre le but à long terme qui motivait à l’origine la surveillance. En outre, pareille notification risquerait de contribuer à révéler les méthodes de travail des services de renseignement, leurs champs d’activité et même, le cas échéant, l’identité de leurs agents. Cependant, il est souhaitable d’aviser la personne concernée après la levée des mesures de surveillance dès que la notification peut être donnée sans compromettre le but de la restriction (voir Roman Zakharov, précité, §§ 287-301, comparer avec Kennedy c. Royaume-Uni, no 26839/05, §§ 92-95, 185-191 et 196, 18 mai 2010, voir aussi Cevat Özel c. Turquie, no 19602/06, § 34, 7 juin 2016).

99. Ainsi, aux fins du présent litige, un « recours effectif » selon l’article 13 doit s’entendre d’un recours aussi effectif qu’il peut l’être eu égard à sa portée limitée, inhérente à tout système de surveillance (Klass et autres, précité, § 69).

B. Application en l’espèce

100. La Cour observe que le requérant a tenté de contester durant la procédure pénale la légalité des écoutes qui ont eu lieu mais qu’il n’a pas obtenu de réponse à son allégation d’irrégularité. Une question se posait donc quant à la compatibilité des écoutes téléphoniques avec l’article 8 de la Convention ; par conséquent le grief soumis par le requérant sur ce point est « défendable » au sens de l’article 13.

101. En examinant la législation nationale, la Cour relève qu’aux termes de l’article 137 § 4 du CPP, lorsqu’un non-lieu a été rendu, le procureur de la République doit aviser l’intéressé dans les quinze jours suivant la fin des investigations et procéder à la destruction des données ainsi obtenues.

102. Cela étant, cette législation ne semble pas indiquer la procédure à suivre lorsque l’affaire est portée devant un tribunal. Cela semble logique, car, une fois ce stade de la procédure atteint, une copie de l’acte d’accusation et les pièces du dossier, dont les transcriptions des écoutes téléphoniques réalisées, sont communiquées à l’intéressé. Cela a été le cas en l’espèce, et le requérant a eu la possibilité de contester lesdites transcriptions.

103. Toutefois, rien dans le dossier ne permet de dire que le requérant a été informé au moins de l’existence des décisions du 22 octobre 2007 et du 28 décembre 2007 des tribunaux d’instance pénal de Diyarbakır et de Silopi respectivement (voir les paragraphes 9 et 11 ci-dessus), autorisant les écoutes en question. La cour d’assises de Diyarbakır jugeant le requérant n’a jamais fait référence non plus à ces décisions.

104. De fait, la Cour constate, après un examen tant des procès-verbaux d’audience que de l’arrêt sur le fond, que la cour d’assises n’a à aucun moment répondu à l’allégation du requérant concernant l’absence de décision judiciaire quant à cette mesure de surveillance. Le requérant n’a donc même pas pu savoir si les écoutes téléphoniques avaient été réalisés après une autorisation accordée conformément à la procédure prévue en droit interne.

105. Aux yeux de la Cour, pour donner à l’intéressé le moyen de faire contrôler la procédure relative à l’ingérence dans l’exercice de son droit à la vie privée, il est, en principe, nécessaire de lui fournir un minimum d’informations sur la décision qu’il pourrait contester, par exemple sa date d’adoption et la juridiction dont elle émane (voir Roman Zakharov, précité, §§ 286-300 et 307).

106. Certes, le requérant a eu le moyen de contester dans une procédure contradictoire le contenu des écoutes téléphoniques obtenues sur le fondement de ces décisions. Mais cet aspect de l’affaire, qui consistait à examiner la responsabilité pénale du requérant par rapport aux faits reprochés, est totalement différente de celui concernant les décisions qui ont servi à mettre sur écoutes ses conversations téléphoniques.

107. La Cour note aussi que le Gouvernement n’a présenté aucun exemple montrant que, dans des cas similaires, une instance était habilitée à examiner rétrospectivement la compatibilité de la mesure de surveillance avec les critères de l’article 8 de la Convention, afin d’offrir, le cas échéant, le redressement approprié à l’intéressé (voir, mutatis mutandis, P.G. et J.H., précité, § 86, comparer aussi avec la décision Parlamış, précité, paragraphe 71 ci‑dessus ; voir aussi, sur la possibilité de préserver le secret sur la réalisation des interceptions dans le cadre de l’article 6 § 1 et le critère de « sécurité nationale », Kennedy, précité, 92-95, 185-191 et 196, 18 mai 2010).

108. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la pratique exposée ci-dessus a privé le requérant d’avoir accès à une voie de recours interne qui lui aurait permis de faire contrôler sous l’angle de l’article 8 de la Convention les décisions de mise sur écoutes téléphoniques prise à son égard.

109. En conséquence, il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention.

FIGUEIREDO TEIXEIRA c. ANDORRE du 8 novembre 2016 Requête no 72384/14

Non violation de l'article 8 : La demande des relevés téléphoniques d'un prévenu soupçonné de trafic de drogue est conforme à la Convention

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi

38. La Cour souhaite préciser d’emblée que la question relative à la durée maximale de conservation des données par la compagnie téléphonique n’a pas été soulevée par le requérant. Cela étant, elle examinera, en premier lieu, le grief relatif à la conservation et à la communication à l’autorité judiciaire des données personnelles du requérant. En effet, celui-ci considère que ces ingérences n’étaient pas suffisamment prévisibles.

39. Il est vrai que, lorsque le requérant avait acheté ses cartes prépayées, le régime de vente de ces cartes ne nécessitait pas la signature formelle d’un contrat et que les conditions de vente des cartes prépayées n’ont été modifiées que le 14 septembre 2011. Toutefois, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher plus en avant sur la question de savoir si l’ingérence avait une base contractuelle. En effet, outre le fait qu’il n’est pas déraisonnable de considérer que le client pouvait déduire aisément du décret du 19 septembre de 1996 relatif à l’établissement et à la modification des tarifs téléphoniques, publié le 25 septembre 1996, que ses données personnelles étaient stockées, force est de constater que l’ingérence litigieuse était prévue en droit andorran par l’article 87 du code de procédure pénale et par la loi qualifiée no 15/2003.

40. S’agissant du caractère suffisamment prévisible des effets de la réglementation existante, la Cour a jugé à plusieurs reprises que, en matière d’interception de communications, la « prévisibilité » ne pouvait se comprendre de la même façon que dans beaucoup d’autres domaines. Dans le contexte particulier des mesures de surveillance secrète, notamment de l’interception des communications, la prévisibilité ne saurait signifier qu’un individu doit se trouver à même de prévoir quand les autorités sont susceptibles d’intercepter ses communications et d’adapter sa conduite en conséquence. Toutefois, le risque d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret. L’existence de règles claires et détaillées en matière d’interception de conversations téléphoniques apparaît donc indispensable, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner. La loi doit, par conséquent, être rédigée avec suffisamment de clarté pour indiquer, de manière suffisante, en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à prendre pareilles mesures (Malone, précité, § 67, Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 51, série A no 116, Huvig c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑B, Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998-V, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 55, CEDH 2000‑V, Weber et Saravia c. Allemagne (déc.), no 54934/00, § 93, CEDH 2006‑XI, Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev c. Bulgarie, no 62540/00, § 75, 28 juin 2007, et Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, §§ 229-231, CEDH 2015). Par ailleurs, la Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur le « comptage » comme moyen d’obtention de données (Malone, précité). À cet égard, elle a admis que l’exploitation des éléments ainsi collectés pouvait être problématique sous l’angle de l’article 8. Il appartiendra ainsi d’examiner, notamment, quel organe a autorisé la transmission de données à l’insu du requérant.

41. La Cour rappelle en outre que la précision requise de la législation interne – laquelle ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir ainsi que du nombre et de la qualité de ceux à qui il s’adresse (voir Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 84, CEDH 2000-XI, et les affaires qui y sont citées).

42. En l’espèce, la Cour constate que l’article 87 du code de procédure pénale en vigueur au moment des faits énonçait de façon détaillée les conditions dans lesquelles l’ingérence dans le droit à la vie privée était autorisée (voir, a contrario, Rotaru, précité, §§ 57-63). En particulier, l’article 87 § 5 prévoyait que le juge devait rendre une décision motivée, en prenant compte de la nécessité de la mesure ainsi que de sa proportionnalité, eu égard aux indices obtenus et à la gravité du délit objet de l’enquête. La Cour considère que l’ordonnance du 30 août 2012 respectait ces exigences, compte tenu, notamment, des besoins de l’instruction, de la gravité du délit sous-jacent (trafic de drogue) et des modalités pratiques de l’intrusion dans la sphère privée du requérant.

43. En cela, la présente affaire diffère de l’affaire Malone (précitée), invoquée par le requérant, dans laquelle la Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention. La Cour rappelle que, comme le Tribunal constitutionnel andorran l’a indiqué dans son arrêt du 13 mars 2014, elle a estimé dans son arrêt Malone (précité) que la pratique consistant à transmettre les données obtenues au moyen d’un système de « comptage » ne soulevait pas, en tant que telle, de problème à l’égard de la Convention, et que ce qui posait problème était la transmission de ces données directement à la demande d’un service de police, d’une autorité administrative ou d’un ministre. Force est de constater en l’espèce que la procédure andorrane offre des nombreuses garanties contre les comportements arbitraires : a) c’est toujours un juge (Batlle) qui autorise, en amont, la mesure, b) la durée maximale de cette dernière est fixée par la loi et intéresse seulement les délits les plus graves et c) le requérant peut toujours contester la légalité de la preuve obtenue au cours du procès, conformément à l’article 9 § 3 de la Loi qualifiée sur la justice.

44. En l’espèce, la Cour souligne que, dans son article 5, la loi qualifiée no 15/2003 exclut clairement de son champ d’application le traitement des données liées à la prévention des infractions pénales. Dans le même sens, l’article 16 prévoit que la communication de données personnelles à la suite d’une décision de justice ne peut pas faire l’objet d’une opposition de la part de la personne concernée.

45. En ce qui concerne la réglementation portant sur la téléphonie mobile, la Cour note que le décret du 18 mars 2009, relatif aux fichiers de données personnelles « clients », « clients potentiels », « contrôle d’accès », « gestion de ressources humaines », « sélection de personnel » et « tiers et fournisseurs » de Andorra Telecom, qui vient en complément de la loi qualifiée no 15/2003 susmentionnée, précise, dans ses annexes, les modalités de stockage des données des clients ainsi que la procédure à suivre en cas de demande de rectification ou d’opposition.

46. Reste à savoir si le requérant, détenteur d’une carte prépayée, pouvait s’attendre à se voir appliquer toutes ces normes concurrentes. À cet égard, la Cour signale que les règles susmentionnées ne distinguent pas les titulaires d’un contrat de téléphonie mobile des utilisateurs d’une carte prépayée. Il est raisonnable de considérer, à l’instar des arguments formulés par le ministère public dans le recours d’empara et repris par le Tribunal constitutionnel, que ces textes sont applicables aux deux types de services de téléphonie.

47. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’application du droit interne au cas d’espèce était suffisamment prévisible au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (voir, a contrario, Dragojević c. Croatie, no 68955/11, § 101, 15 janvier 2015).

b) Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but

48. La Cour ne doute pas que l’ingérence litigieuse, qui avait pour objectif de lutter contre le trafic de stupéfiants, poursuivait l’un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 8 de la Convention, à savoir la prévention des infractions pénales. Ce point n’a d’ailleurs pas prêté à controverse entre les parties.

49. Quant au caractère proportionné de la mesure, la Cour signale que l’ingérence litigieuse a été autorisée pour une période inférieure à celle que le service de police avait demandée dans son rapport du 5 décembre 2011. De plus, les faits reprochés n’étaient pas antérieurs de plus de six mois à la période visée par la mesure litigieuse.

50. Se référant en outre à la Recommandation Rec (2005) 10 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres, relative aux techniques spéciales d’enquête en relation avec des infractions graves, adoptée le 20 avril 2005, la Cour est d’avis que les autorités andorranes ont respecté la « proportionnalité entre les conséquences de l’utilisation des techniques spéciales d’enquête et le but qui a été identifié », et qu’elles ont usé d’une méthode peu intrusive afin « de découvrir l’infraction, de la prévenir ou d’en poursuivre l’auteur, avec une efficacité adéquate ». En effet, le juge aurait pu prendre des mesures plus intrusives, affectant la vie privée du requérant, par exemple soumettre l’intéressé à une prise de sang afin de vérifier son argument selon lequel les substances trouvées étaient destinées à sa consommation personnelle et non à la vente.

51. Il s’ensuit que, dans la présente espèce, l’équilibre entre le droit à la vie privée du requérant et la prévention des infractions pénales a été respecté.

52. À la lumière des arguments qui précèdent, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 8 de la Convention.

OLEYNIK c. RUSSIE requête 23559/07 du 21 juin 2016

Violation de l'article 8-2, les écoutes téléphoniques n'étaient pas prévues par la loi.

74. La Cour rappelle sa jurisprudence constante d’après laquelle, s’agissant de l’interception de communications aux fins d’une enquête de police, « la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte secrète, et virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la correspondance » (Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82). En outre, puisque l’application des mesures de surveillance secrète des communications échappe au contrôle des intéressés comme du public, la « loi » irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif – ou au juge – ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 230, 4 décembre 2015).

75. Dans l’arrêt Bykov (précité), la Cour a examiné la question de savoir si l’interception des conversations au moyen d’un appareil de radiotransmission était « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Elle a relevé que « le pouvoir discrétionnaire légal dont jouissaient les autorités pour prescrire l’interception n’était subordonné à aucune condition et l’étendue ainsi que les modalités d’exercice de ce pouvoir n’étaient pas définies ; aucune autre garantie spécifique n’était prévue ». La Cour a conclu que, « faute de règles spécifiques et détaillées, le recours à cette technique de surveillance dans le cadre d’une « opération test» n’était pas entouré de garanties adéquates contre les divers abus possibles ; sa mise en œuvre était susceptible d’arbitraire et incompatible avec la condition de légalité » (Bykov, précité, §§ 80-81).

76. En l’espèce, il ne prête pas à controverse que les mesures mises en œuvre par le FSB dans le cadre de l’opération test ont constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 § 1 de la Convention.

77. Vu la conclusion à laquelle elle est arrivée dans l’arrêt Bykov – à savoir, que la mesure contestée n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention – la tâche de la Cour consiste, en l’espèce, à examiner si la loi nationale répondait à l’époque des faits aux exigences susmentionnées.

78. La Cour relève à cet égard que le Gouvernement met l’accent sur l’absence de nécessité, au regard du droit national, d’obtenir une décision judiciaire préalable autorisant les écoutes. En même temps, il n’a fait état d’aucune modification de la loi nationale, depuis l’arrêt Bykov, propre à permettre de conclure que le recours à cette technique de surveillance dans le cadre d’une « opération test » est désormais entouré de garanties adéquates contre les divers abus possibles.

79. La Cour constate ainsi que l’ingérence n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Dès lors, il n’y a pas lieu de rechercher si l’ingérence en question poursuivait un « but légitime » ou était « nécessaire, dans une société démocratique ». La Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 8 de la Convention.

Szabó et Vissy c. Hongrie du 12 janvier 2016 requête no 37138/14

Violation de l'article 8 pour abus de surveillance de masse pour cause de terrorisme. L’affaire concerne la législation hongroise, introduite en 2011, sur les opérations secrètes de surveillance antiterroriste. La Cour admet que les formes prises par le terrorisme de nos jours ont pour conséquence naturelle un recours par les gouvernements à des technologies de pointe, notamment à des techniques de surveillance massive des communications, afin d’éviter des incidents imminents.

Cependant, la Cour estime que la législation en question ne fournit pas les garanties nécessaires contre les abus. Notamment, pratiquement n’importe qui en Hongrie peut être soumis à une surveillance secrète, les nouvelles technologies permettant au gouvernement d’intercepter facilement des masses de données concernant des personnes se trouvant même en dehors de la catégorie initialement visée par l’opération. De plus, pareille mesure peut être ordonnée par le pouvoir exécutif sans aucun contrôle, sans faire l’objet d’une appréciation de la question de savoir si elle est strictement nécessaire et en l’absence de toute mesure de recours effectif, judiciaire ou autre. La durée peut être prolongée en dehors d'un délai raisonnable.

L'INGÉRENCE EST LÉGITIME DANS UNE SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE POUR CAUSE DE NÉCESSITÉ IMPÉRIEUSE DE LUTTE CONTRE LE TERRORISME

La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la vie privée et familiale en ce qui concerne le grief général relatif aux dispositions de l’article 7/E (3) (et non en ce qui concerne toute interception concrète de leurs communications). Il n’est pas contesté entre les parties que cette ingérence avait pour but de garantir la sécurité nationale et/ou la défense de l’ordre ou la prévention du crime, et qu’elle avait une base légale, à savoir la loi de 1994 sur la police et la loi sur la sécurité nationale. De plus, la Cour estime que les deux situations dans lesquelles le droit interne autorise une surveillance secrète à des fins de sécurité nationale, à savoir le risque de terrorisme et les opérations visant à secourir des ressortissants hongrois en détresse à l’étranger, sont suffisamment claires pour donner aux citoyens hongrois une indication adéquate quant aux circonstances et aux conditions dans lesquelles les autorités publiques sont en droit d’avoir recours à de telles mesures.

Toutefois, la Cour estime que la législation hongroise sur « l’article 7/3 en matière de surveillance » ne prévoit pas de garanties suffisamment précises, effectives et complètes en ce qui concerne la prise, l’exécution et la réparation éventuelle de telles mesures.

Notamment, en vertu de « l’article 7/E », pratiquement n’importe qui en Hongrie peut être soumis à une surveillance secrète, étant donné que la législation ne décrit pas les catégories de personnes qui, en pratique, peuvent voir leurs communications interceptées. Les autorités doivent simplement spécifier au ministre du gouvernement responsable le nom du ou des individus ou de la « catégorie de personnes » devant faire l’objet d’interceptions, sans démontrer leur relation réelle ou présumée avec une quelconque menace terroriste.

SUR LA PROPORTIONNALITÉ

LE SIMPLE FAIT DE DIRE QUE LE RENSEIGNEMENT EST NÉCESSAIRE SANS AUCUNE JUSTIFICATION EST SUFFISANT

En outre, en vertu de la législation, lorsqu’elle demande l’autorisation du ministre de la Justice d’intercepter les communications d’une personne, la task force antiterroriste doit simplement affirmer que le rassemblement de renseignements est nécessaire, sans avoir à fournir des preuves à l’appui de la demande. En particulier, pareilles preuves fourniraient une base factuelle suffisante pour appliquer de telles mesures et permettraient une appréciation de la nécessité de ces mesures fondées sur un soupçon individuel concernant un individu donné. La Cour rappelle que toute mesure de surveillance secrète qui ne répond pas aux critères de la stricte nécessité pour la préservation des institutions démocratiques ou pour l’obtention de renseignements vitaux dans le cadre d’une opération donnée serait qualifiée d’abus par les autorités qui ont à leur disposition un formidable arsenal technologique.

LA DURÉE DE LA SURVEILLANCE EST TROP LONGUE

Un autre élément qui pourrait conduire à la qualification d’abus est la durée de la surveillance. Il est difficile de déterminer à partir du libellé de la loi si un mandat de surveillance (à l’expiration de la période initiale de 90 jours prévue par la loi sur la sécurité nationale) peut être renouvelé pour une nouvelle période de 90 jours une fois seulement ou à plusieurs reprises.

LE JUGE JUDICIAIRE EST ECARTE DU CONTRÔLE

En outre, ces étapes de l’autorisation et de l’application de mesures de surveillance secrète ne sont soumises à aucune supervision judiciaire. Bien que les services de sécurité, lorsqu’ils demandent des mandats, soient tenus de justifier la nécessité de la surveillance secrète, cette procédure ne garantit pas une appréciation de la question de savoir si les mesures sont strictement nécessaires, notamment en ce qui concerne la catégorie de personnes et les locaux concernés. Pour la Cour, la supervision par un membre du pouvoir exécutif ayant des responsabilités politiques, tel que le ministre de la Justice, ne fournit pas les garanties nécessaires contre les abus. Un contrôle externe, de préférence judiciaire, des activités de surveillance secrète offrent les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de bon déroulement.

LA RÉPARATION D'UN ABUS N'EST PAS PRÉVUE

En ce qui concerne les procédures de réparation des éventuels torts causés par des mesures de surveillance secrète, la Cour relève que le pouvoir exécutif doit rendre compte des opérations de surveillance à une commission parlementaire. Toutefois, elle ne voit aucune disposition dans la législation hongroise offrant lors de ce processus un recours à ceux qui sont soumis à une surveillance secrète mais qui, par nécessité, n’en sont pas informés pendant l’application de la mesure. Le rapport général semestriel sur le fonctionnement des services secrets présenté à cette commission parlementaire ne prévoit pas davantage de garanties adéquates, puisqu’il semble qu’il ne soit pas accessible au public. De plus, la procédure de recours exposée dans la loi sur la sécurité nationale semble également ne pas présenter beaucoup d’intérêt, puisque les citoyens soumis à des mesures de surveillance secrète ne sont pas informés des mesures appliquées. En réalité, aucune notification (de quelque sorte que ce soit) des mesures de surveillance secrète n’est prévue en droit hongrois. La Cour rappelle que dès lors que la notification peut être effectuée après la fin de la mesure de surveillance sans mettre en danger le but de la restriction, les informations doivent être fournies à la personne concernée.

POUR CONCLURE LE MANQUE DE PROPORTIONNALITÉ VIOLE L'ARTICLE 8

En somme, considérant que les mesures d’interception des communications peuvent toucher potentiellement n’importe qui en Hongrie, que pareille mesure peut être ordonnée par le pouvoir exécutif sans aucun contrôle et ne fait pas l’objet d’une appréciation de la question de savoir si elle est strictement nécessaire, que les nouvelles technologies permettent au gouvernement d’intercepter facilement des masses de données concernant des personnes se trouvant même en dehors de la catégorie initialement visée par l’opération, et vu l’absence de toute mesure de recours effectif, judiciaire ou autre, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

GRANDE CHAMBRE ROMAN ZAKHAROV c. RUSSIE du 4 décembre 2015 requête 47143/06

Violation de l'article 8 : Le requérant est le rédacteur en chef d’une maison d’édition et d’un magazine d’aviation. Par ailleurs, il préside la branche pétersbourgeoise de la Fondation pour la défense de la glasnost, ONG qui surveille la situation en matière de liberté des médias dans les régions russes, défend l’indépendance des médias régionaux, la liberté d’expression et le respect des droits des journalistes, et offre à ceux-ci un soutien juridique, notamment par la voie procédurale. En cette qualité, il a subi plusieurs écoutes téléphoniques des services spéciaux russes sans qu'il n'y ait eu des autorisations systématiques du juge judiciaire et au moyen d'une loi assez flou quand aux conditions de conservation et de destruction des écoutes.

i. Principes généraux

227. La Cour réaffirme qu’une ingérence ne peut se justifier au regard de l’article 8 que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 8 et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts (Kennedy, précité, § 130).

228. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne et être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit donc satisfaire à des exigences de qualité : elle doit être accessible à la personne concernée et prévisible quant à ses effets (voir, parmi bien d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 95, CEDH 2008, et Kennedy, précité, § 151).

229. La Cour a jugé à plusieurs reprises que, en matière d’interception de communications, la « prévisibilité » ne pouvait se comprendre de la même façon que dans beaucoup d’autres domaines. Dans le contexte particulier des mesures de surveillance secrète, telle l’interception de communications, la prévisibilité ne saurait signifier qu’un individu doit se trouver à même de prévoir quand les autorités sont susceptibles d’intercepter ses communications de manière qu’il puisse adapter sa conduite en conséquence. Or le risque d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret. L’existence de règles claires et détaillées en matière d’interception de conversations téléphoniques apparaît donc indispensable, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner. La loi doit être rédigée avec suffisamment de clarté pour indiquer à tous de manière adéquate en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à prendre pareilles mesures secrètes (Malone, précité, § 67, Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 51, série A no 116, Huvig c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑B, Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 46, Recueil 1998‑V, Rotaru, précité, § 55, Weber et Saravia, décision précitée, § 93, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 75).

230. En outre, puisque l’application de mesures de surveillance secrète des communications échappe au contrôle des intéressés comme du public, la « loi » irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ou à un juge ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, entre autres, Malone, précité, § 68, Leander, précité, § 51, Huvig, précité, § 29, et Weber et Saravia, décision précitée, § 94).

231. Dans sa jurisprudence relative aux mesures de surveillance secrète, la Cour énonce les garanties minimales suivantes contre les abus de pouvoir que la loi doit renfermer : la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception, la définition des catégories de personnes susceptibles d’être mises sur écoute, la fixation d’une limite à la durée d’exécution de la mesure, la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies, les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties, et les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction des enregistrements (Huvig, précité, § 34, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, §§ 56-58, CEDH 2000‑II, Valenzuela Contreras, précité, § 46, Prado Bugallo c. Espagne, no 58496/00, § 30, 18 février 2003, Weber et Saravia, décision précitée, § 95, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 76).

232. En ce qui concerne la question de savoir si une ingérence est « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, la Cour a reconnu que, lorsqu’elles mettent en balance l’intérêt de l’État défendeur à protéger la sécurité nationale au moyen de mesures de surveillance secrète, d’une part, et la gravité de l’ingérence dans l’exercice par un requérant du droit au respect de la vie privée, d’autre part, les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre le but légitime que constitue la protection de la sécurité nationale. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre. L’appréciation de cette question est fonction de toutes les circonstances de la cause, par exemple la nature, la portée et la durée des mesures éventuelles, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne. La Cour doit rechercher si les procédures de contrôle du déclenchement et de la mise en œuvre de mesures restrictives sont de nature à circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, Kvasnica c. Slovaquie, no 72094/01, § 80, 9 juin 2009, et Kennedy, précité, §§ 153-154).

233. L’examen et le contrôle des mesures de surveillance secrète peuvent intervenir à trois stades : lorsqu’on ordonne la surveillance, pendant qu’on la mène ou après qu’elle a cessé. Concernant les deux premières phases, la nature et la logique mêmes de la surveillance secrète commandent d’exercer à l’insu de l’intéressé non seulement la surveillance comme telle, mais aussi le contrôle qui l’accompagne. Puisque l’on empêchera donc forcément l’intéressé d’introduire un recours effectif ou de prendre une part directe à un contrôle quelconque, il se révèle indispensable que les procédures existantes procurent en elles-mêmes des garanties appropriées et équivalentes sauvegardant les droits de l’individu. Il faut de surcroît, pour ne pas dépasser les bornes de la nécessité au sens de l’article 8 § 2, respecter aussi fidèlement que possible, dans les procédures de contrôle, les valeurs d’une société démocratique. En un domaine où les abus sont potentiellement si aisés dans des cas individuels et pourraient entraîner des conséquences préjudiciables pour la société démocratique tout entière, il est en principe souhaitable que le contrôle soit confié à un juge, car le pouvoir judiciaire offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière (Klass et autres, précité, §§ 55-56).

234. Quant au troisième stade, c’est-à-dire lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est indissolublement liée à celle de l’effectivité des recours judiciaires et donc à l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Klass et autres, précité, § 57, et Weber et Saravia, décision précitée, § 135) ou si – autre cas de figure –, soupçonnant que ses communications font ou ont fait l’objet d’interceptions, la personne a la faculté de saisir les tribunaux, ceux-ci étant compétents même si le sujet de l’interception n’a pas été informé de cette mesure (Kennedy, précité, § 167).

ii. Application en l’espèce des principes généraux précités

235. La Cour rappelle avoir conclu que la législation russe sur l’interception secrète de communications de téléphonie mobile, dénoncée par le requérant dans un grief général, constitue une ingérence dans l’exercice du droit garanti par l’article 8. Dès lors, pour trancher la question de savoir si cette ingérence se justifie sous l’angle de l’article 8 § 2, elle devra rechercher si en soi la législation litigieuse est conforme à la Convention.

236. Dans les affaires où la législation autorisant la surveillance secrète est contestée devant la Cour, la question de la légalité de l’ingérence est étroitement liée à celle de savoir s’il a été satisfait au critère de la « nécessité », raison pour laquelle la Cour doit examiner conjointement les critères selon lesquels la mesure doit être « prévue par la loi » et « nécessaire » (Kennedy, précité, § 155 ; voir aussi Kvasnica, précité, § 84). La « qualité de la loi » en ce sens implique que le droit interne doit non seulement être accessible et prévisible dans son application, mais aussi garantir que les mesures de surveillance secrète soient appliquées uniquement lorsqu’elles sont « nécessaires dans une société démocratique », notamment en offrant des garanties et des garde-fous suffisants et effectifs contre les abus.

237. Les parties ne contestent pas que les interceptions des communications de téléphonie mobile ont une base en droit interne. Celles‑ci sont régies en particulier par le CPP et la LMOI, ainsi que par la loi sur les communications et les arrêtés du ministère des Communications. Par ailleurs, il est clair pour la Cour que les mesures de surveillance autorisées en droit russe poursuivent les buts légitimes que sont la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la prévention des infractions pénales et la protection du bien-être économique du pays (paragraphe 26 ci-dessus). Il reste donc à vérifier si le droit interne est accessible et s’il contient des garanties et des garde-fous suffisants et effectifs propres à satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique ».

238. La Cour appréciera donc successivement l’accessibilité du droit interne, la portée et la durée des mesures de surveillance secrète, les procédures à suivre pour la conservation, la consultation, l’examen, l’utilisation, la communication et la destruction des données interceptées, les procédures d’autorisation, les modalités du contrôle de l’application de mesures de surveillance secrète, l’existence éventuelle d’un mécanisme de notification et les recours prévus en droit interne.

α) Accessibilité du droit interne

239. Les parties s’accordent à dire que la quasi-totalité des dispositions juridiques régissant la surveillance secrète – notamment le CPP, la LMOI, la loi sur les communications et la plupart des arrêtés pris par le ministère des Communications – ont fait l’objet d’une publication officielle et sont accessibles aux citoyens. En revanche, elles divergent sur le point de savoir si les addendums à l’arrêté no 70 du ministère des Communications satisfont à l’exigence d’accessibilité.

240. La Cour observe que ces addendums n’ont jamais figuré dans une publication officielle accessible à tous, car ils ont été considérés comme présentant un caractère technique (paragraphe 128 ci-dessus).

241. La Cour admet que pour l’essentiel les addendums à l’arrêté no 70 exposent les spécifications techniques relatives au dispositif d’interception que les fournisseurs de services de communication doivent installer. En même temps, en exigeant que le dispositif en question confère aux services d’application des lois un accès direct à toutes les communications de téléphonie mobile de tous les usagers, tout en prohibant la consignation ou l’enregistrement d’informations sur les interceptions effectuées par lesdits services (paragraphes 115 à 122 ci-dessus), les addendums à l’arrêté no 70 sont susceptibles de porter atteinte au droit des usagers au respect de leur vie privée et de leur correspondance. La Cour considère dès lors qu’ils doivent être accessibles aux citoyens.

242. Publié dans le magazine officiel du ministère des Communications SvyazInform, qui est diffusé par abonnement, l’arrêté n’a été rendu accessible qu’aux spécialistes des communications et non au grand public. La Cour note toutefois que le texte de l’arrêté accompagné de ses addendums peut être consulté via une base de données internet juridique privée, qui l’a repris à partir de SvyazInform (paragraphe 115 ci-dessus). Elle juge regrettable l’absence de publication officielle de l’arrêté no 70 le rendant accessible à tous. Cependant, prenant en compte le fait qu’il a été publié dans un magazine ministériel officiel, auquel s’ajoute la possibilité pour le grand public de le consulter par le biais d’une base de données juridique sur internet, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner plus avant la question de l’accessibilité du droit interne. Elle se concentrera plutôt sur les exigences de « prévisibilité » et de « nécessité ».

β) Champ d’application des mesures de surveillance secrète

243. La Cour rappelle que le droit national doit définir le champ d’application des mesures de surveillance secrète en fournissant aux citoyens des indications appropriées sur les circonstances dans lesquelles les pouvoirs publics peuvent recourir à de telles mesures – en particulier en énonçant clairement la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception et en définissant les catégories de personnes susceptibles d’être mises sur écoute (paragraphe 231 ci-dessus).

244. En ce qui concerne la nature des infractions, la Cour souligne que le critère de la prévisibilité n’exige pas des États qu’ils énumèrent exhaustivement en les nommant celles qui peuvent donner lieu à une mesure d’interception. En revanche, ils doivent fournir des précisions suffisantes sur la nature des infractions en question (Kennedy, précité, § 159). Tant la LMOI que le CPP indiquent que les communications, téléphoniques et autres, peuvent être interceptées dans le contexte d’une infraction de gravité moyenne, d’une infraction grave ou d’une infraction pénale particulièrement grave – c’est-à-dire une infraction pour laquelle le code pénal prescrit une peine maximale supérieure à trois ans d’emprisonnement – qui a déjà été commise, est en train d’être commise ou est en préparation (paragraphes 31 à 33 ci-dessus). La Cour est d’avis que la nature des infractions pouvant donner lieu à un mandat d’interception est suffisamment claire. Elle n’en est pas moins préoccupée de constater que le droit russe autorise l’interception secrète des communications pour un très large éventail d’infractions pénales, y compris par exemple, comme le signale le requérant, le vol à la tire (paragraphe 182 ci-dessus ; pour un raisonnement similaire, voir aussi Iordachi et autres, précité, §§ 43 et 44).

245. La Cour note par ailleurs qu’une interception peut être ordonnée non seulement à l’égard d’un suspect ou d’un prévenu, mais aussi d’une personne susceptible de détenir des informations sur une infraction ou d’autres informations pertinentes pour un dossier pénal (paragraphe 32 ci‑dessus). Elle a déjà dit par le passé que les mesures d’interception visant une personne non soupçonnée d’une infraction mais susceptible de détenir des informations sur une telle infraction pouvaient être justifiées au regard de l’article 8 de la Convention (Greuter, décision précitée). Elle relève cependant l’absence de toute précision, dans la législation russe ou la jurisprudence constante des juridictions russes, sur la manière dont il convient d’interpréter en pratique les termes « personne susceptible de détenir des informations sur une infraction pénale » et « personne susceptible de détenir des informations pertinentes pour un dossier pénal » (pour un raisonnement similaire, voir Iordachi et autres, précité, § 44).

246. La Cour observe également que, outre les interceptions visant à la prévention ou à la détection des infractions pénales, la LMOI prévoit aussi la possibilité d’intercepter les communications, téléphoniques ou autres, après réception d’informations sur des faits ou activités qui mettent en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique de la Fédération de Russie (paragraphe 31 ci-dessus). Or la nature des faits ou activités pouvant passer pour mettre en péril ces types d’intérêts en matière de sécurité n’est définie nulle part dans le droit russe.

247. La Cour a déjà eu l’occasion de dire que l’exigence de « prévisibilité » de la loi n’allait pas jusqu’à imposer aux États l’obligation d’édicter des dispositions juridiques énumérant dans le détail tous les comportements pouvant conduire à la décision de soumettre un individu à une surveillance secrète pour des motifs de « sécurité nationale ». Par la force des choses, des menaces dirigées contre la sécurité nationale peuvent être de différentes natures et peuvent être imprévues ou difficiles à définir à l’avance (Kennedy, précité, § 159). La Cour a cependant également souligné que, s’agissant de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, l’un des principes de base d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif en matière de sécurité nationale ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une clarté suffisante – compte tenu du but légitime poursuivi – pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Liou c. Russie, no 42086/05, § 56, 6 décembre 2007, avec d’autres références).

248. Il importe de noter que la LMOI ne donne aucune indication sur les circonstances dans lesquelles les communications d’une personne peuvent être interceptées en raison de faits ou d’activités qui mettent en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique de la Fédération de Russie. Cette absence confère aux autorités une latitude quasi illimitée lorsqu’il s’agit de déterminer quels faits ou actes représentent pareille menace, et si celle-ci est grave au point de justifier une surveillance secrète ; il en résulte des risques d’abus (pour un raisonnement similaire, voir Iordachi et autres, précité, § 46).

249. Cela étant, la Cour ne perd pas de vue le fait qu’en Russie une mesure d’interception requiert au préalable une autorisation judiciaire. Celle-ci peut contribuer à limiter la latitude des services d’application des lois dans la lecture des formules générales que sont « personne susceptible de détenir des informations sur une infraction pénale », « personne susceptible de détenir des informations pertinentes pour un dossier pénal » et « faits ou activités qui mettent en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique de la Fédération de Russie », grâce à une interprétation judiciaire établie de ces termes ou à une pratique consacrée consistant à vérifier au cas par cas s’il existe des raisons suffisantes d’intercepter les communications d’une personne donnée. La Cour admet que la condition de l’autorisation judiciaire préalable constitue une importante garantie contre l’arbitraire. Elle se penchera ci-dessous sur l’effectivité de cette garantie.

γ) La durée des mesures de surveillance secrète

250. La Cour a dit qu’il n’était pas déraisonnable de laisser la question de la durée totale d’une mesure d’interception à l’appréciation des autorités internes compétentes pour délivrer et renouveler un mandat d’interception, pourvu qu’il existe des garanties suffisantes telles que des indications claires dans le droit interne sur le délai d’expiration de l’autorisation d’interception, les conditions dans lesquelles elle peut être renouvelée et les circonstances dans lesquelles elle doit être annulée (Kennedy, précité, § 161 ; voir aussi Klass et autres, précité, § 52, et Weber et Saravia, décision précitée, § 98).

251. Pour ce qui est de la première garantie, tant le CPP que la LMOI disposent qu’un juge peut autoriser une mesure d’interception pour une durée n’excédant pas six mois (paragraphes 38 et 47 ci-dessus). Le droit interne indique donc avec clarté la période maximale au terme de laquelle une autorisation d’interception parvient à expiration. Deuxièmement, les conditions dans lesquelles pareille autorisation peut être renouvelée sont elles aussi précisées clairement dans la loi. En particulier, le CPP comme la LMOI disposent qu’un juge peut proroger la mesure d’interception de six mois en six mois, après réexamen de l’ensemble des éléments pertinents (idem). Concernant la troisième garantie, relative aux circonstances dans lesquelles la mesure d’interception doit être levée, la Cour remarque en revanche que l’obligation de mettre un terme à cette mesure lorsqu’elle n’est plus nécessaire est mentionnée uniquement dans le CPP, mais non, hélas, dans la LMOI (idem). Cela signifie en pratique que les interceptions intervenant dans le contexte de poursuites pénales sont entourées de plus de garanties que celles qui n’entrent pas dans ce cadre, en particulier pour ce qui touche aux « faits ou activités qui mettent en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique » du pays.

252. Partant, la Cour conclut que le droit russe comporte, au sujet de la durée et de la prorogation d’une mesure d’interception, des règles claires qui offrent des garde-fous adéquats contre les abus, mais qu’en revanche les dispositions de la LMOI sur la levée de mesures de surveillance ne fournissent pas des garanties suffisantes contre les ingérences arbitraires.

δ) Procédures à suivre pour la conservation, la consultation, l’examen, l’utilisation, la communication et la destruction des données interceptées

253. Le droit russe dispose que les données recueillies au moyen de mesures de surveillance secrète constituent des secrets d’État et doivent être scellées et conservées dans des conditions permettant d’écarter tout risque d’accès non autorisé ; ces données peuvent être transmises aux agents de l’État qui en ont véritablement besoin pour s’acquitter de leurs tâches et possèdent le niveau approprié d’habilitation de sécurité. Il prévoit que des mesures soient prises pour veiller à ce que seules soient communiquées les informations nécessaires au destinataire pour l’accomplissement de ses fonctions. L’agent chargé de veiller à ce que les données soient conservées de manière sûre et soient rendues inaccessibles aux personnes non titulaires de l’habilitation de sécurité requise est clairement désigné (paragraphes 51 à 57 ci-dessus). Le droit interne expose également les conditions et procédures de transmission aux services de poursuite de données interceptées contenant des informations sur une infraction pénale. Il indique en particulier les règles relatives à la conservation sécurisée de ces données et les conditions de leur utilisation comme éléments de preuve lors de poursuites pénales (paragraphes 58 à 64 ci‑dessus). La Cour constate que le droit russe comporte en matière de conservation, d’utilisation et de communication de données interceptées des règles claires qui permettent de réduire au minimum le risque d’accès ou de divulgation non autorisés (pour un raisonnement similaire, voir Kennedy, précité, §§ 62 et 63).

254. Selon le droit interne, la destruction des éléments interceptés doit intervenir au terme des six mois de conservation si la personne concernée n’a pas été inculpée d’une infraction pénale ; si elle a été inculpée d’une telle infraction, le juge du fond doit décider, à l’issue de la procédure pénale, si les éléments interceptés ayant servi de preuves doivent être conservés ou détruits (paragraphes 65 et 66 ci-dessus).

255. Pour ce qui est du cas où la personne concernée n’a pas été inculpée d’une infraction pénale, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du requérant selon lequel le droit russe permet la conservation des éléments interceptés au-delà du délai légal (paragraphe 188 ci‑dessus). En effet, la disposition visée par le requérant ne s’applique pas au cas spécifique de la conservation de données recueillies au moyen de l’interception de communications. La Cour juge raisonnable la durée maximale de conservation, à savoir six mois, fixée par le droit russe pour de telles données. Elle déplore toutefois l’absence d’obligation de détruire sur‑le‑champ les données qui n’ont pas de rapport avec le but pour lequel elles ont été recueillies (comparer avec Klass et autres, précité, § 52, et Kennedy, précité, § 162). La conservation automatique, six mois durant, de données manifestement dénuées d’intérêt ne saurait passer pour justifiée au regard de l’article 8.

256. Concernant enfin le cas où l’intéressé a été inculpé d’une infraction pénale, la Cour observe avec préoccupation que le droit russe laisse au juge du fond une latitude illimitée pour décider de la conservation ou de la destruction, à l’issue du procès, des données qui ont servi de preuves (paragraphe 66 ci-dessus). Le droit russe ne donne aux citoyens aucune indication sur les circonstances dans lesquelles les éléments interceptés peuvent être conservés au-delà du procès. La Cour estime dès lors qu’il manque de clarté sur ce point.

ε) Autorisation des interceptions

Procédures d’autorisation

257. Pour déterminer si les procédures d’autorisation sont à même de garantir que la surveillance secrète n’est pas ordonnée au hasard, irrégulièrement ou sans examen approprié et convenable, la Cour prendra en compte un certain nombre de facteurs, parmi lesquels, notamment, le service compétent pour autoriser la surveillance, la portée de l’examen qu’il effectue et le contenu de l’autorisation d’interception.

258. En ce qui concerne le service compétent pour autoriser la surveillance, la Cour note que la délivrance d’autorisations d’effectuer des écoutes téléphoniques par un service non judiciaire peut être compatible avec la Convention (voir, par exemple, Klass et autres, précité, § 51, Weber et Saravia, décision précitée, § 115, et Kennedy, précité, § 31), à condition que cet organe soit suffisamment indépendant à l’égard de l’exécutif (Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2), no 71525/01, § 71, 26 avril 2007).

259. Le droit russe contient une importante garantie contre la surveillance secrète arbitraire ou systématique, puisqu’il prévoit que toute interception de communications, téléphoniques ou autres, doit faire l’objet d’une autorisation judiciaire (paragraphes 34 et 44 ci-dessus). L’organe d’application des lois qui souhaite obtenir une autorisation d’interception doit à cet effet présenter une demande motivée au juge, lequel peut le prier de produire des pièces justificatives (paragraphes 37 et 46 ci-dessus). Le juge doit motiver sa décision d’autoriser une mesure d’interception (paragraphes 38 et 44 ci-dessus).

260. Pour ce qui est de la portée de l’examen effectué par le service délivrant l’autorisation, la Cour rappelle que celui-ci doit être à même de vérifier l’existence d’un soupçon raisonnable à l’égard de la personne concernée, en particulier de rechercher s’il existe des indices permettant de la soupçonner de projeter, de commettre ou d’avoir commis des actes délictueux ou d’autres actes susceptibles de donner lieu à des mesures de surveillance secrète, comme par exemple des actes mettant en péril la sécurité nationale. Il doit également s’assurer que l’interception requise satisfait au critère de « nécessité dans une société démocratique » prévu à l’article 8 § 2 de la Convention, notamment qu’elle est proportionnée aux buts légitimes poursuivis, en vérifiant par exemple s’il est possible d’atteindre les buts recherchés par des moyens moins restrictifs (Klass et autres, précité, § 51, Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, §§ 79 et 80, Iordachi et autres, précité, § 51, et Kennedy, précité, §§ 31 et 32).

261. La Cour note qu’en Russie le contrôle juridictionnel a une portée limitée. Ainsi, le matériel contenant des renseignements sur des agents infiltrés ou des informateurs de la police, ou sur l’organisation et la tactique afférentes aux mesures opérationnelles d’investigation, ne peut pas être soumis au juge et est donc exclu de l’examen effectué par le tribunal (paragraphe 37 ci-dessus). La Cour considère que la non‑divulgation aux tribunaux des informations pertinentes ôte à ceux-ci le pouvoir de vérifier s’il existe une base factuelle suffisante pour soupçonner la personne visée par la demande de mesures d’être l’auteur d’une infraction pénale ou d’activités mettant en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique du pays (voir, mutatis mutandis, Liou, précité, §§ 59-63). La Cour a déjà déclaré par le passé qu’il existait des techniques permettant de concilier, d’une part, les soucis légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements et, de l’autre, la nécessité d’accorder en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure (voir, mutatis mutandis, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 131, Recueil 1996‑V).

262. En outre, la Cour observe qu’en Russie ni le CPP ni la LMOI n’imposent aux juges de vérifier l’existence d’un « soupçon raisonnable » à l’égard de la personne concernée ou d’appliquer les critères de « nécessité » et de « proportionnalité ». Elle note cependant que la Cour constitutionnelle a expliqué dans ses décisions que la charge de la preuve incombait à l’organe demandeur, lequel devait établir la nécessité de l’interception, et que le juge qui examinait une demande d’interception devait vérifier les motifs de cette mesure et n’accorder l’autorisation que s’il était convaincu que l’interception était légale, nécessaire et justifiée. La Cour constitutionnelle a également déclaré que la décision judiciaire autorisant l’interception devait être motivée et indiquer des raisons spécifiques de penser qu’une infraction pénale a été commise, est en train d’être commise ou est en préparation ou que des activités mettant en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique du pays sont déployées, et que la personne visée par la demande d’interception est impliquée dans ces activités criminelles ou dangereuses (paragraphes 40 à 42 ci‑dessus). La Cour constitutionnelle a ainsi recommandé, en substance, qu’au moment d’examiner les demandes d’autorisation d’interception les juridictions russes vérifient l’existence d’un « soupçon raisonnable » à l’égard de la personne concernée et n’autorisent la mesure que si elle satisfait aux critères de nécessité et de proportionnalité.

263. Toutefois, la Cour constate que le droit interne n’oblige pas expressément les juridictions de droit commun à se conformer à un avis de la Cour constitutionnelle sur la manière d’interpréter une disposition législative lorsque cet avis a été formulé dans une décision et non dans un arrêt (paragraphe 106 ci-dessus). De fait, les documents soumis par le requérant montrent que les juridictions internes ne suivent pas toujours les recommandations susmentionnées de la Cour constitutionnelle, qui sont toutes contenues dans des décisions et non dans des arrêts. Ainsi, il ressort des notes analytiques produites par des tribunaux de district que souvent les demandes d’interception ne sont pas accompagnées de pièces justificatives, que les juges de ces tribunaux ne demandent jamais à l’organe d’interception de leur soumettre de telles pièces et qu’une simple référence à l’existence d’informations sur une infraction pénale ou sur des activités mettant en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique du pays est considérée comme suffisante pour la délivrance d’une autorisation. Une demande d’interception n’est rejetée que si elle ne porte pas la signature d’une personne compétente, ne contient pas de référence à l’infraction en rapport avec laquelle une interception doit être ordonnée ou concerne une infraction pénale pour laquelle une interception n’est pas autorisée en droit interne (paragraphe 193 ci-dessus). Ainsi, les notes analytiques établies par les tribunaux de district, combinées avec les statistiques fournies par le requérant pour la période 2009-2013 (paragraphe 194 ci-dessus), font apparaître que dans leur pratique quotidienne les juridictions russes ne vérifient pas s’il existe un « soupçon raisonnable » à l’égard de la personne concernée et n’appliquent pas les critères de « nécessité » et de « proportionnalité ».

264. Enfin, le contenu du mandat d’interception doit désigner clairement la personne précise à placer sous surveillance ou l’unique ensemble de locaux (lieux) visé par l’interception autorisée par le mandat. Cette désignation peut être faite au moyen des noms, adresses, numéros de téléphone ou d’autres informations pertinentes (Klass et autres, précité, § 51, Liberty et autres, précité, §§ 64 et 65, Dumitru Popescu (no 2), précité, § 78, Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 80, et Kennedy, précité, § 160).

265. La Cour observe que le CPP exige que la demande d’autorisation d’interception indique de façon claire qui est la personne précise dont les communications doivent être interceptées et quelle est la durée de la mesure en question (paragraphe 46 ci-dessus). La LMOI, en revanche, ne renferme aucune prescription quant au contenu de la demande ou de l’autorisation d’interception. En conséquence, il arrive que les tribunaux délivrent une autorisation qui ne mentionne pas une personne précise ou un numéro de téléphone particulier à placer sur écoute, mais autorise l’interception de toutes les communications téléphoniques dans le secteur où une infraction pénale a été commise. Certaines autorisations n’indiquent pas la période pendant laquelle l’interception est permise (paragraphe 193 ci-dessus). La Cour estime que de telles autorisations, qui ne sont pas clairement prohibées par la LMOI, confèrent une très grande latitude aux services d’application des lois quant au type de communications à intercepter et à la durée de la mesure.

266. La Cour note en outre que, dans les cas d’urgence, il est possible d’intercepter des communications sans autorisation judiciaire préalable, et ce pendant une durée maximale de quarante-huit heures. Le juge doit être informé d’un tel cas dans un délai de vingt-quatre heures à compter du début de l’interception. Si aucune autorisation judiciaire n’est délivrée dans les quarante-huit heures, l’interception doit cesser sur-le-champ (paragraphe 35 ci-dessus). La Cour a eu l’occasion de se pencher sur la procédure « d’urgence » prévue par le droit bulgare et l’a jugée compatible avec la Convention (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, §§ 16 et 82). Cependant, contrairement au système bulgare, la « procédure d’urgence » russe ne comporte pas de garanties suffisantes pour en assurer une utilisation parcimonieuse et limitée aux cas dûment justifiés. En effet, bien qu’en matière pénale la LMOI restreigne le recours à la procédure d’urgence aux cas de danger immédiat de commission d’une infraction grave ou particulièrement grave, elle ne contient pas de limitation similaire pour la surveillance secrète liée à des faits ou activités mettant en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique du pays. Le droit interne ne restreint pas l’utilisation de la procédure d’urgence aux cas impliquant un péril grave et imminent pour la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique du pays ; il laisse aux autorités une latitude illimitée pour déterminer dans quelles situations il se justifie de recourir à la procédure d’urgence non judiciaire, ce qui engendre des risques de recours abusif à cette procédure (voir, a contrario, Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 16). En outre, bien que le droit russe exige qu’un juge soit informé sur-le-champ de chaque cas d’interception d’urgence, le pouvoir du juge se borne à la délivrance d’une autorisation de proroger la mesure d’interception au-delà de quarante-huit heures. Le juge n’a pas le pouvoir d’apprécier si le recours à la procédure d’urgence était justifié ou de décider si le matériel recueilli au cours des quarante-huit heures précédentes doit être conservé ou détruit (voir, a contrario, Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 16). Dès lors, le droit russe ne prévoit pas un contrôle juridictionnel effectif de la procédure d’urgence.

267. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que les procédures d’autorisation existant en droit russe ne sont pas aptes à garantir que les mesures de surveillance secrète ne soient pas ordonnées au hasard, irrégulièrement ou sans examen approprié et convenable.

L’accès des autorités aux communications

268. La Cour prend note de l’argument du requérant selon lequel les services de sécurité et la police ont les moyens techniques d’intercepter des communications de téléphonie mobile sans avoir à obtenir d’autorisation judiciaire dès lors qu’ils jouissent d’un accès direct à toutes les communications et que leur capacité à intercepter les communications d’un ou plusieurs individus précis n’est pas subordonnée à la présentation d’une autorisation d’interception au fournisseur de services de communication.

269. Pour la Cour, l’obligation de présenter une autorisation d’interception au fournisseur de services de communication pour pouvoir accéder aux communications d’une personne constitue l’une des garanties importantes contre les abus de la part des services d’application des lois en ce qu’elle permet d’assurer qu’une autorisation en bonne et due forme soit obtenue avant toute interception. En Russie, les services d’application des lois ne sont pas contraints par le droit interne à présenter une autorisation judiciaire au fournisseur de services de communication pour avoir accès aux communications d’une personne (voir, a contrario, la Résolution du Conseil de l’UE citée au paragraphe 145 ci-dessus), excepté dans le cadre de la surveillance des données relatives aux communications en vertu du CPP (paragraphe 48 ci-dessus). En effet, en application des arrêtés du ministère des Communications, en particulier les addendums à l’arrêté no 70, les fournisseurs de services de communication sont tenus d’installer un dispositif offrant aux services d’application des lois un accès direct à toutes les communications de téléphonie mobile de tous les usagers (paragraphes 115 à 122 ci-dessus). L’arrêté no 538 impose également aux fournisseurs de services de communication l’obligation de créer des bases de données permettant de stocker pendant trois ans des informations sur tous les abonnés et les prestations dont ils bénéficient, bases de données auxquelles les services secrets ont un accès direct à distance (paragraphes 132 et 133 ci-dessus). Les services d’application des lois ont donc un accès direct à toutes les communications de téléphonie mobile et aux données y afférentes.

270. La Cour estime que le mode de fonctionnement du système de surveillance secrète en Russie donne aux services de sécurité et à la police les moyens techniques de contourner la procédure d’autorisation et d’intercepter n’importe quelle communication sans mandat judiciaire préalable. Si l’on ne peut jamais, quel que soit le système, écarter complètement l’éventualité qu’un fonctionnaire malhonnête, négligent ou trop zélé commette des actes irréguliers (Klass et autres, précité, § 59), la Cour considère néanmoins qu’un système tel que le système russe, qui permet aux services secrets et à la police d’intercepter directement les communications de n’importe quel citoyen sans leur imposer l’obligation de présenter une autorisation d’interception au fournisseur de services de communication ou à quiconque, est particulièrement exposé aux abus. La nécessité de disposer de garanties contre l’arbitraire et les abus apparaît donc particulièrement forte.

271. Dès lors, la Cour recherchera avec une attention particulière si le mode de contrôle prévu par le droit russe est à même de garantir que toute interception est effectuée légalement, en vertu d’une autorisation judiciaire en bonne et due forme.

ζ) Contrôle de l’application de mesures de surveillance secrète

272. La Cour note d’emblée que, suivant l’arrêté no 70, le dispositif installé par les fournisseurs de services de communication ne doit ni consigner ni enregistrer des informations sur les interceptions (paragraphe 120 ci-dessus). La Cour a déjà dit par le passé que l’obligation faite aux organes d’interception de tenir des archives sur les interceptions était particulièrement importante pour garantir à l’organe de contrôle un accès effectif aux détails des opérations de surveillance entreprises (Kennedy, précité, § 165). L’interdiction prévue par le droit russe de consigner ou d’enregistrer les interceptions empêche l’autorité de contrôle de repérer les interceptions réalisées sans autorisation judiciaire en bonne et due forme. Combinée à la capacité technique conférée aux services d’application des lois, par ce même arrêté, d’intercepter directement toute communication, cette règle rend tout système de contrôle impropre à détecter les interceptions irrégulières, et donc ineffectif.

273. Concernant le contrôle des interceptions effectuées en vertu d’une autorisation judiciaire en bonne et due forme, la Cour recherchera si le système de contrôle existant en Russie est apte à garantir que les prescriptions légales concernant la mise en œuvre de mesures de surveillance ainsi que la conservation, la consultation, l’utilisation, le traitement, la communication et la destruction des éléments interceptés sont systématiquement respectées.

274. Le tribunal qui a délivré une autorisation d’interception n’est pas compétent pour en contrôler la mise en œuvre. Il n’est pas informé du résultat des interceptions et n’a pas le pouvoir de vérifier si les conditions associées à la décision d’octroyer l’autorisation ont été respectées. Les juridictions russes en général ne sont pas elles non plus compétentes pour exercer un contrôle global sur les interceptions. Le contrôle par les juridictions se limite au stade initial de l’autorisation. Quant au contrôle ultérieur, il est confié au président, au Parlement, au gouvernement, au procureur général et aux procureurs de rang inférieur compétents.

275. Comme la Cour l’a dit par le passé, s’il est en principe souhaitable que la fonction de contrôle soit confiée à un juge, le contrôle par un organe non judiciaire peut passer pour compatible avec la Convention dès lors que cet organe est indépendant des autorités qui procèdent à la surveillance et est investi de pouvoirs et attributions suffisants pour exercer un contrôle efficace et permanent (Klass et autres, précité, § 56).

276. En ce qui concerne le président, le Parlement et le gouvernement, le droit russe ne définit pas la manière dont ils peuvent contrôler les interceptions. Il n’y a pas de règlements ou d’instructions accessibles au public qui décrivent la portée de leur examen, les conditions dans lesquelles il peut avoir lieu, ou les procédures applicables pour le contrôle des mesures de surveillance ou la réparation des infractions décelées (pour un raisonnement similaire, voir Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 88).

277. Pour ce qui est des procureurs, la Cour observe que le droit national définit la portée et les procédures du contrôle exercé par eux sur les mesures opérationnelles d’investigation (paragraphes 69 à 80 ci‑dessus). Le droit russe indique en effet que les procureurs peuvent soumettre à des inspections systématiques et ad hoc les organes mettant en œuvre des mesures opérationnelles d’investigation et qu’ils sont habilités à examiner les documents pertinents, même confidentiels. Ils peuvent prendre des mesures afin de faire cesser ou réparer les infractions à la loi qui ont été décelées et afin qu’une action soit engagée contre leurs auteurs. Ils doivent soumettre au parquet général des rapports semestriels détaillant les résultats des inspections menées. La Cour admet qu’il existe un cadre légal ménageant, en théorie au moins, un certain contrôle des procureurs sur les mesures de surveillance secrète. Il convient ensuite de rechercher si les procureurs sont indépendants des services qui effectuent la surveillance et s’ils sont investis de pouvoirs et attributions suffisants pour exercer un contrôle efficace et permanent.

278. Concernant l’exigence d’indépendance, la Cour a pris en compte dans de précédentes affaires le mode de désignation et le statut juridique des membres de l’organe de contrôle. En particulier, elle a jugé suffisamment indépendants les organes composés de députés – de la majorité comme de l’opposition – ou de personnes possédant les qualifications requises pour accéder à la magistrature et nommées soit par le parlement soit par le Premier ministre (voir, par exemple, Klass et autres, précité, §§ 21 et 56, Weber et Saravia, décision précitée, §§ 24, 25 et 117, Leander, précité, § 65, L. c. Norvège, no 13564/88, décision de la Commission du 8 juin 1990, et Kennedy, précité, §§ 57 et 166). En revanche, elle a jugé insuffisamment indépendant un ministre de l’Intérieur qui non seulement était nommé par le pouvoir politique et membre de l’exécutif, mais de plus était directement impliqué dans la commande de moyens spéciaux de surveillance (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, §§ 85 et 87) ; elle a conclu de même pour un procureur général et des procureurs de rang inférieur compétents (Iordachi et autres, précité, § 47).

279. Contrairement aux organes de contrôle évoqués ci-dessus, les procureurs en Russie sont nommés et révoqués par le procureur général après consultation des autorités exécutives régionales (paragraphe 70 ci‑dessus). Ce simple fait est de nature à susciter des doutes quant à leur indépendance à l’égard de l’exécutif.

280. En outre, il est essentiel que le rôle que jouent les procureurs dans la protection des droits de l’homme ne donne lieu à aucun conflit d’intérêts (Mentchinskaïa c. Russie, no 42454/02, §§ 19 et 38, 15 janvier 2009). La Cour observe que les parquets ne sont pas spécialisés dans le contrôle des interceptions (paragraphe 71 ci-dessus). Ce contrôle ne représente qu’une partie de leurs fonctions, lesquelles, étendues et diversifiées, englobent les poursuites et le contrôle des enquêtes pénales. Dans le cadre de leurs fonctions de poursuite, les procureurs approuvent toutes les demandes d’interception déposées par des enquêteurs lors de procédures pénales (paragraphe 44 ci-dessus). Ce mélange de fonctions au sein d’un parquet, où le même service approuve les demandes d’interception puis contrôle la mise en œuvre de l’opération, est lui aussi de nature à faire naître des doutes quant à l’indépendance des procureurs (voir, a contrario, Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 215, 10 janvier 2012, affaire concernant le contrôle exercé par les procureurs sur les lieux de détention, dans laquelle la Cour a jugé que les procureurs satisfaisaient à l’exigence d’indépendance à l’égard des organes du système pénitentiaire).

281. S’agissant des pouvoirs et attributions des procureurs, il est essentiel selon la Cour que l’organe de contrôle ait accès à tous les documents pertinents, y compris à des informations confidentielles, et que toutes les personnes participant à des opérations d’interception soient tenues de lui communiquer tous les renseignements qu’il demande (Kennedy, précité, § 166). Le droit russe dispose que les procureurs peuvent examiner tout document pertinent, même confidentiel. Il est néanmoins important de noter que les informations sur les agents infiltrés des services de sécurité, de même que sur les tactiques, méthodes et moyens employés par eux, ne relèvent pas du contrôle exercé par les procureurs (paragraphe 74 ci-dessus). La portée de leur contrôle est donc limitée. De plus, les interceptions opérées par le FSB dans le contexte du contre-renseignement ne peuvent faire l’objet d’une inspection que sur plainte individuelle (paragraphe 76 ci‑dessus). Or les particuliers ne se voyant pas notifier les interceptions (paragraphes 81 ci‑dessus et 289 ci‑dessous), il est peu probable que pareil type de plainte soit jamais déposé. En conséquence, les mesures de surveillance liées au contre‑renseignement échappent de facto au contrôle des procureurs.

282. Les pouvoirs de l’organe de contrôle relativement aux infractions qu’il peut déceler constituent aussi un aspect important pour l’appréciation de l’effectivité du contrôle qu’il exerce (voir, par exemple, Klass et autres, précité, § 53, affaire dans laquelle l’organe d’interception devait cesser immédiatement l’interception si la commission G 10 jugeait cette mesure illégale ou inutile, et Kennedy, précité, § 168, affaire où tous les éléments interceptés devaient être détruits dès la découverte du caractère illégal d’une interception par le commissaire chargé des interceptions de communications). La Cour constate que les procureurs disposent de certains pouvoirs en ce qui concerne les infractions à la loi décelées par eux. Ainsi, ils peuvent prendre des mesures afin de faire cesser ou réparer ces infractions et afin qu’une action soit engagée contre leurs auteurs (paragraphe 79 ci-dessus). Toutefois, aucune disposition particulière n’exige la destruction des éléments interceptés de manière illégale (Kennedy, précité, § 168).

283. La Cour doit rechercher par ailleurs si les activités de l’organe de contrôle sont ouvertes à un droit de regard du public (voir, par exemple, L. c. Norvège, décision précitée, affaire dans laquelle la supervision était exercée par la commission de contrôle, qui rendait compte annuellement au gouvernement et dont les rapports étaient publiés et examinés par le Parlement ; Kennedy, précité, § 166, où le contrôle des interceptions était effectué par le commissaire chargé des interceptions de communications, qui chaque année soumettait au Premier ministre un rapport, document public présenté au Parlement ; voir, a contrario, Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 88, affaire dans laquelle la Cour a critiqué un système en vertu duquel ni le ministre de l’Intérieur ni aucun autre responsable n’étaient tenus de rendre compte régulièrement à un organe indépendant ou aux citoyens au sujet du fonctionnement général du système ou des mesures appliquées dans tel ou tel cas). En Russie, les procureurs doivent soumettre au parquet général des rapports semestriels détaillant les résultats des inspections menées. Or ces rapports concernent tous les types de mesures opérationnelles d’investigation sans distinction, les interceptions n’étant pas traitées séparément des autres mesures. De plus, ces rapports ne contiennent que des informations statistiques sur le nombre d’inspections de mesures opérationnelles d’investigation effectuées et le nombre d’infractions découvertes, et ils ne précisent pas la nature des infractions ou des mesures prises pour y remédier. Il convient par ailleurs de noter que ces rapports sont des documents confidentiels qui ne sont ni publiés ni d’une autre manière rendus accessibles au public (paragraphe 80 ci-dessus). Il s’ensuit qu’en Russie le contrôle des procureurs n’est pas exercé de façon à permettre droit de regard et information des citoyens.

284. Enfin, la Cour observe que c’est au Gouvernement d’illustrer à l’aide d’exemples appropriés l’effectivité concrète du système de contrôle (voir, mutatis mutandis, Ananyev et autres, précité, §§ 109 et 110). Or le gouvernement russe n’a soumis aucun rapport d’inspection ni aucune décision du parquet ayant ordonné l’adoption de mesures destinées à faire cesser ou à réparer une infraction à la loi qui a été décelée. Le Gouvernement n’a donc pas démontré que le contrôle exercé par les procureurs sur les mesures de surveillance secrète était effectif en pratique. À cet égard, la Cour prend acte également des documents soumis par le requérant montrant l’impossibilité pour les procureurs d’avoir accès au matériel classifié relatif à des interceptions (paragraphe 14 ci-dessus). Cet exemple suscite également des doutes quant à l’effectivité en pratique du contrôle exercé par les procureurs.

285. Eu égard aux défaillances susmentionnées et à l’importance particulière que revêt le contrôle dans un système où les services d’application des lois jouissent d’un accès direct à l’ensemble des communications, la Cour estime que, tel qu’il est organisé à l’heure actuelle, le contrôle exercé par les procureurs sur les interceptions n’est pas à même d’offrir des garanties adéquates et effectives contre les abus.

η) Notification de l’interception de communications et recours disponibles

286. La Cour va à présent se pencher sur la question de la notification de l’interception de communications, qui est indissolublement liée à celle de l’effectivité des recours judiciaires (voir la jurisprudence citée au paragraphe 234 ci-dessus).

287. Il peut ne pas être possible en pratique d’exiger une notification a posteriori dans tous les cas. L’activité ou le danger qu’un ensemble de mesures de surveillance vise à combattre peut subsister pendant des années, voire des décennies, après la levée de ces mesures. Une notification a posteriori à chaque individu touché par une mesure désormais levée risquerait de compromettre le but à long terme qui motivait à l’origine la surveillance. En outre, pareille notification risquerait de contribuer à révéler les méthodes de travail des services de renseignement, leurs champs d’activité et même, le cas échéant, l’identité de leurs agents. Dès lors, l’absence de notification a posteriori aux personnes touchées par des mesures de surveillance secrète, dès la levée de celles-ci, ne saurait en soi justifier la conclusion que l’ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique », car c’est précisément cette absence d’information qui assure l’efficacité de la mesure constitutive de l’ingérence. Cependant, il est souhaitable d’aviser la personne concernée après la levée des mesures de surveillance dès que la notification peut être donnée sans compromettre le but de la restriction (Klass et autres, précité, § 58, et Weber et Saravia, décision précitée, § 135). Par ailleurs, la Cour prend acte de la recommandation du Comité des Ministres visant à réglementer l’utilisation de données à caractère personnel dans le secteur de la police, laquelle dispose que lorsque des données concernant une personne ont été collectées et enregistrées à son insu, elle doit, si les données ne sont pas détruites, être informée, si cela est possible, que des informations sont détenues sur son compte, et ce dès que l’objet des activités de police ne risque plus d’en pâtir (point 2.2, paragraphe 143 ci-dessus).

288. Dans les affaires Klass et autres et Weber et Saravia, la Cour s’est penchée sur la législation allemande, qui prévoyait que la surveillance soit notifiée dès que possible après sa levée sans que cela en compromette le but. La Cour a tenu compte du fait que c’était une autorité indépendante, la commission G 10, qui avait le pouvoir de décider si une personne faisant l’objet d’une surveillance devait être avisée de cette mesure. Elle a estimé que la disposition pertinente garantissait un système effectif de notification qui contribuait à maintenir l’atteinte au secret des télécommunications dans les limites de ce qui était nécessaire pour atteindre les buts légitimes poursuivis (Klass et autres, précité, § 58, et Weber et Saravia, décision précitée, § 136). Dans les affaires Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev et Dumitru Popescu (no 2), la Cour a jugé incompatible avec la Convention l’absence d’obligation de donner notification à un stade quelconque à la personne visée par l’interception, au motif que cette absence ôtait à l’intéressé toute possibilité de demander réparation d’une atteinte illégale à ses droits tirés de l’article 8, et rendait les recours offerts par le droit interne théoriques et illusoires et non concrets et effectifs. Elle a ainsi conclu que la législation nationale négligeait d’offrir une garantie importante contre l’utilisation indue de mesures spéciales de surveillance (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, §§ 90 et 91, et Dumitru Popescu (no 2), précité, § 77). Dans l’affaire Kennedy, au contraire, elle a dit que l’absence d’obligation de donner notification à un stade quelconque à la personne visée par l’interception était compatible avec la Convention du fait qu’au Royaume-Uni toute personne soupçonnant que ses communications faisaient ou avaient fait l’objet d’interceptions pouvait saisir la commission des pouvoirs d’enquête puisque la compétence de celle-ci n’était pas subordonnée à une notification de l’interception (Kennedy, précité, § 167).

289. Pour en venir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe qu’en Russie les personnes dont les communications ont été interceptées ne reçoivent à aucun moment ni en aucune circonstance notification de cette mesure. Il s’ensuit que, à moins qu’une procédure pénale ait été déclenchée contre le sujet de l’interception et que les données interceptées aient servi d’éléments de preuve, ou à moins d’une indiscrétion, il est peu probable que la personne concernée apprenne un jour qu’il y a eu interception de ses communications.

290. La Cour prend acte du fait qu’une personne ayant appris d’une manière ou d’une autre que ses communications ont été interceptées peut demander des informations sur les données correspondantes (paragraphe 81 ci-dessus). À cet égard, il convient de noter que pour pouvoir former pareille demande la personne concernée doit avoir connaissance de faits touchant aux mesures opérationnelles d’investigation dont elle a été l’objet. L’accès aux informations est donc subordonné à la capacité de l’intéressé à prouver qu’il y a eu interception de ses communications. En outre, le sujet de l’interception n’a pas de droit d’accès aux documents relatifs à l’interception de ses communications ; il peut, au mieux, recevoir « des informations » sur les données recueillies. Ces informations ne sont fournies que dans des cas très limités, à savoir lorsque la culpabilité de l’intéressé n’a pas été établie selon les voies légales, c’est-à-dire qu’il n’a pas été inculpé ou que les accusations ont été abandonnées au motif que l’infraction alléguée n’avait pas été commise ou qu’un ou plusieurs éléments constitutifs d’une infraction pénale faisaient défaut. Il convient également de noter que seules des informations ne contenant pas de secrets d’État peuvent être divulguées à la personne visée par l’interception et qu’en droit russe les informations relatives aux installations utilisées pour la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation, aux méthodes employées, aux agents qui sont intervenus et aux données recueillies constituent un secret d’État (paragraphe 52 ci-dessus). Eu égard à ces particularités du droit russe, la possibilité d’obtenir des informations sur des interceptions apparaît ineffective.

291. Pour apprécier l’effectivité des voies de recours offertes par le droit russe, la Cour gardera à l’esprit les éléments ci-dessus, à savoir l’absence de notification et le défaut de possibilité effective de demander et d’obtenir auprès des autorités des informations sur les interceptions.

292. Selon le droit russe, une personne estimant que ses droits ont été ou sont violés par un agent de l’État à l’occasion de la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation peut adresser une plainte au supérieur hiérarchique de cet agent, à un procureur ou à un tribunal (paragraphe 83 ci-dessus). La Cour rappelle qu’un recours hiérarchique auprès d’un supérieur direct de l’autorité dont les actes sont contestés ne répond pas aux critères d’indépendance requis pour pouvoir constituer une protection suffisante contre l’abus de pouvoir (pour un raisonnement similaire, voir Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, §§ 45-47, CEDH 2000‑V, Dumitru Popescu (no 2), précité, § 72, et Avanesyan, précité, § 32). Par ailleurs, un procureur manque d’indépendance et la portée de son contrôle est limitée, comme cela a été établi précédemment (paragraphes 277 à 285 ci-dessus). Il reste à déterminer si une plainte auprès d’un tribunal peut passer pour un recours effectif.

293. Une personne qui souhaite se plaindre de l’interception de ses communications dispose selon le Gouvernement de quatre types d’actions judiciaires : l’appel, le pourvoi en cassation ou la requête en supervision contre la décision judiciaire ayant autorisé l’interception des communications ; la demande de contrôle juridictionnel fondée sur l’article 125 du CPP ; la demande de contrôle juridictionnel basée sur la loi sur le contrôle juridictionnel et le chapitre 25 du CPC ; l’action en responsabilité fondée sur l’article 1069 du code civil. La Cour examinera ces recours l’un après l’autre.

294. La première voie de droit évoquée par le Gouvernement est celle de l’appel, du pourvoi en cassation ou de la requête en supervision contre la décision judiciaire ayant autorisé l’interception de communications. Or la Cour constitutionnelle a indiqué clairement que la personne objet d’une interception de communications ne pouvait pas interjeter appel de l’autorisation judiciaire en question (paragraphe 40 ci-dessus ; voir aussi Avanesyan, précité, § 30). Par ailleurs, le droit interne ne dit rien de la possibilité de former un pourvoi en cassation. Le Gouvernement n’ayant pas fourni d’exemple de la pratique interne en matière d’examen de pourvois en cassation, la Cour a de sérieux doutes quant à l’existence d’un droit de former un tel pourvoi contre une décision judiciaire autorisant l’interception de communications. En revanche, il est manifestement loisible au sujet de l’interception de déposer une requête en supervision (paragraphe 43 ci‑dessus). Encore faut-il, pour pouvoir attaquer par ce biais l’autorisation judiciaire d’intercepter ses communications, que l’intéressé connaisse l’existence d’une telle décision. Bien que la Cour constitutionnelle ait dit qu’il n’était pas nécessaire de joindre à la requête en supervision une copie de la décision judiciaire contestée (paragraphe 42 ci-dessus), on voit mal comment une personne pourrait former un tel recours sans disposer d’un minimum d’informations sur la décision qu’elle conteste, par exemple sa date d’adoption et la juridiction dont elle émane. Sachant que le droit russe ne prévoit pas la notification des mesures de surveillance, un particulier ne pourra quasiment jamais être en mesure d’obtenir ces informations ; il ne le pourra que si elles sont révélées dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre lui ou si une indiscrétion a abouti à leur divulgation.

295. En outre, seule une personne participant à une procédure pénale alors que l’instruction est en cours peut former une plainte fondée sur l’article 125 du CPP (paragraphes 88 et 89 ci-dessus). Ce recours n’est donc ouvert qu’à une personne ayant découvert dans le cadre de poursuites contre elle qu’il y avait eu interception de ses communications. Il ne peut pas être exercé par une personne contre laquelle aucune procédure pénale n’a été déclenchée après interception de ses communications et qui ignore si ses communications ont fait l’objet d’une telle mesure. Il est à noter également que le Gouvernement n’a présenté aucune décision judiciaire relative à l’examen d’une plainte fondée sur l’article 125 du CPP pour dénoncer l’interception de communications. Il n’a donc pas démontré, à l’aide d’exemples tirés de la jurisprudence interne, l’effectivité concrète du recours évoqué par lui (pour un raisonnement similaire, voir Rotaru, précité, § 70, et Ananyev et autres, précité, §§ 109 et 110).

296. Pour ce qui est de la demande de contrôle juridictionnel fondée sur la loi sur le contrôle juridictionnel, le chapitre 25 du CPC et le nouveau code de procédure administrative, et de l’action en responsabilité basée sur l’article 1069 du code civil, il convient de noter que c’est au demandeur de prouver que l’interception a eu lieu et qu’il y a eu à cette occasion violation de ses droits (paragraphes 85, 95, 96 et 105 ci‑dessus). En l’absence de notification ou d’une forme quelconque d’accès aux documents officiels concernant les interceptions, cette preuve est quasiment impossible à apporter. Du reste, le requérant a en l’espèce été débouté de son action par les juridictions internes pour n’avoir pas démontré que ses communications téléphoniques avaient été interceptées (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). La Cour relève que le Gouvernement a présenté diverses décisions judiciaires rendues sur le fondement du chapitre 25 du CPC ou de l’article 1069 du code civil (paragraphes 220 à 223 ci-dessus). Or toutes ces décisions, sauf une, portent sur des perquisitions ou des saisies de documents ou d’objets, c’est-à-dire des mesures opérationnelles d’investigation effectuées au su de la personne concernée. Seule l’une de ces décisions a trait à l’interception de communications : dans l’affaire en question, la personne visée avait pu apporter la preuve voulue parce qu’elle avait eu connaissance de la mesure d’interception au cours de la procédure pénale dirigée contre elle.

297. La Cour prend note également de l’argument du Gouvernement selon lequel le droit russe comporte des voies de droit pénal permettant de se plaindre d’un abus de pouvoir, de la collecte ou de la diffusion non autorisées d’informations sur la vie privée et familiale d’une personne, ou d’une atteinte au droit du citoyen au respect du caractère privé de ses communications. Pour les raisons exposées dans les paragraphes qui précèdent, ces recours sont également ouverts uniquement aux personnes qui sont à même de soumettre aux services de poursuite au moins quelques informations factuelles sur l’interception de leurs communications (paragraphe 24 ci-dessus).

298. La Cour déduit de ce qui précède que les recours évoqués par le Gouvernement sont ouverts uniquement aux personnes qui disposent d’informations relatives à l’interception de leurs communications. L’effectivité de ces recours est donc compromise par l’absence d’obligation de donner notification à un stade quelconque à la personne visée par l’interception, et par l’inexistence d’une possibilité satisfaisante de demander et d’obtenir auprès des autorités des informations sur les interceptions. La Cour estime en conséquence que le droit russe n’offre pas de recours judiciaire effectif contre les mesures de surveillance secrète dans les cas où une procédure pénale n’a pas été engagée contre le sujet de l’interception. Il ne lui appartient pas en l’espèce de déterminer si les recours en question peuvent être effectifs dans la situation où un particulier apprend lors d’une procédure pénale dirigée contre lui qu’il y a eu interception de ses communications (voir, cependant, Avanesyan, précité, affaire dans laquelle certains de ces recours ont été jugés ineffectifs alors qu’il s’agissait pour le requérant de se plaindre de l’« inspection » de son appartement).

299. Concernant pour finir les recours judiciaires permettant de se plaindre d’une insuffisance des garanties prévues en droit russe contre les abus, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel ces recours sont effectifs (paragraphes 156 et 225 ci-dessus). S’agissant de la possibilité de mettre en cause la LMOI devant la Cour constitutionnelle, la Cour observe que la haute juridiction a maintes fois examiné la constitutionnalité de cette loi, qu’elle a jugée compatible avec la Constitution (paragraphes 40-43, 50, 82 et 85 à 87 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime peu probable qu’une plainte du requérant auprès de la Cour constitutionnelle soulevant des points identiques à ceux déjà examinés par elle aurait des chances d’aboutir. Elle n’est pas convaincue non plus qu’une mise en cause de l’arrêté no 70 devant la Cour suprême ou les juridictions inférieures constituerait un recours effectif. En effet, le requérant a bien attaqué l’arrêté no 70 dans le cadre de la procédure interne ; or, tant le tribunal de district que le tribunal de Saint-Pétersbourg ont conclu que l’intéressé n’avait pas qualité pour contester cet arrêté, au motif que le dispositif installé en application de ce texte ne portait pas en soi atteinte au caractère privé de ses communications (paragraphes 10, 11 et 13 ci-dessus). Il est à noter également que la Cour suprême a estimé que l’arrêté no 70 avait un caractère technique et non juridique (paragraphe 128 ci-dessus).

300. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour conclut que le droit russe n’offre pas de recours effectif à une personne qui pense avoir fait l’objet d’une surveillance secrète. En privant la personne visée par l’interception de la possibilité effective de contester rétrospectivement des mesures d’interception, le droit russe néglige d’offrir une importante garantie contre l’utilisation indue de mesures de surveillance secrète.

301. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour rejette également l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.

θ) Conclusion

302. La Cour conclut que les dispositions du droit russe régissant l’interception de communications ne comportent pas de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et le risque d’abus inhérent à tout système de surveillance secrète, risque qui est particulièrement élevé dans un système où les services secrets et la police jouissent grâce à des moyens techniques d’un accès direct à l’ensemble des communications de téléphonie mobile. Plus particulièrement, les circonstances dans lesquelles les pouvoirs publics sont habilités à recourir à des mesures de surveillance secrète ne sont pas définies de façon suffisamment claire. Les dispositions sur la levée des mesures de surveillance secrète ne fournissent pas de garanties suffisantes contre les ingérences arbitraires. Le droit interne autorise la conservation automatique de données manifestement dénuées de pertinence et manque de clarté quant aux circonstances dans lesquelles les éléments interceptés doivent être conservés ou détruits après le procès. Les procédures d’autorisation ne sont pas à même de garantir que les mesures de surveillance secrète ne soient ordonnées que lorsque cela est « nécessaire dans une société démocratique ». Le contrôle des interceptions tel qu’il est organisé à l’heure actuelle ne satisfait pas aux exigences relatives à l’indépendance, à l’existence de pouvoirs et attributions suffisants pour exercer un contrôle efficace et permanent, au droit de regard du public et à l’effectivité en pratique. L’effectivité des recours est compromise par l’absence de notification des interceptions à un stade quelconque, ou d’un accès approprié aux documents relatifs aux interceptions.

303. Il est important d’observer que les défaillances du cadre juridique relevées ci-dessus paraissent avoir un impact sur la mise en œuvre concrète du système de surveillance secrète en place en Russie. La Cour n’est pas convaincue par l’affirmation du Gouvernement selon laquelle toutes les interceptions qui sont opérées en Russie le sont en toute légalité et en vertu d’une autorisation judiciaire en bonne et due forme. Les exemples présentés par le requérant lors de la procédure interne (paragraphe 12 ci-dessus) et de la procédure menée devant la Cour (paragraphe 197 ci-dessus) indiquent l’existence de pratiques de surveillance arbitraires et abusives, lesquelles paraissent dues à l’insuffisance des garanties offertes par la loi (pour un raisonnement similaire, voir Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 92 ; voir aussi, a contrario, Klass et autres, précité, § 59, et Kennedy, précité, §§ 168 et 169).

304. Eu égard aux défaillances relevées ci-dessus, la Cour juge que le droit russe ne satisfait pas à l’exigence relative à la « qualité de la loi » et n’est pas à même de limiter l’« ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ».

305. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Arrêt Ludi contre Suisse du 15/06/1992 requête 12433/86 Hudoc 367

et Arrêt Kopp contre Suisse du 25/03/1998 requête 23224/94 Hudoc 888

"L'interception des communications  téléphoniques constitue "une ingérence d'une autorité publique" au sens de l'article 8§2 dans l'exercice d'un droit que le paragraphe 1  garantit au requérant () Peu importe, à cet égard, l'utilisation ultérieure des renseignements"

Arrêt Amann contre Suisse du 16/02/2000 Hudoc 1349 requête 27798/95

et arrêt Prado Bugallo contre Espagne du 18/02/2003 Hudoc 4170 requête 58496/00

la Cour constate que les écoutes téléphoniques doivent être strictement limitées et prévues dans le cadre de la loi.

Arrêt Matheron contre France du 29/03/2005 requête 57752/00

1.  Existence d'une ingérence

  27.  La Cour souligne que les communications téléphoniques se trouvant comprises dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » au sens de l'article 8, ladite interception s'analysait en une « ingérence d'une autorité publique » dans l'exercice d'un droit que le paragraphe 1 garantissait au requérant (voir notamment les arrêts Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984, série A no 82, p. 30, § 64, Kruslin c. France et Huvig c. France du 24 avril 1990, série A no 176-A et 176-B, p. 20, § 26, et p. 52, § 25, Halford c. Royaume-Uni du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, pp. 1016-1017, § 48 ; Kopp c. Suisse du 25 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 540, § 53 ; Lambert c. France du 24 août 1998, Recueil 1998-V, pp. 2238-2239, § 21). Le Gouvernement le reconnaît expressément.

2.   Justification de l'ingérence

  28.  Pareille ingérence méconnaît l'article 8, sauf si « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a)  L'ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

  29.  Les mots « prévue par la loi » au sens de l'article 8 § 2 veulent d'abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l'accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit.

  30.  La Cour rappelle que les interceptions des communications téléphoniques ordonnées par un juge d'instruction sur le fondement des articles 100 et suivants du code de procédure pénale ont une base légale en droit français (Lambert, précité, §§ 24-25).

  31.  Reste que si les articles 100 et suivants du code de procédure pénale réglementent l'emploi d'écoutes téléphoniques, sous certaines conditions, afin d'identifier les auteurs et les complices des faits sur lesquels porte l'instruction, il n'apparaît pas que la situation des personnes écoutées dans le cadre d'une procédure à laquelle elles sont étrangères soit couverte par ces dispositions. Or, en l'espèce, force est de constater que les écoutes litigieuses furent diligentées pour les seuls faits dont étaient saisis les juges d'instruction de Nancy et, partant, dans le cadre d'une procédure à laquelle M. Matheron était étranger.

  32.  La Cour pourrait être amenée à se poser la question de savoir si l'ingérence litigieuse était ou non « prévue par la loi » en l'espèce (voir, en particulier, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, CEDH 2000-II). Toutefois, elle n'estime pas devoir se prononcer sur ce point dès lors que la violation est encourue pour un autre motif.

b)  Finalité et nécessité de l'ingérence

  33.  La Cour estime que l'ingérence visait à permettre la manifestation de la vérité dans le cadre d'une procédure criminelle et tendait donc à la défense de l'ordre.

  34.  Il reste à examiner si l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces objectifs. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence et de l'étendue de pareille nécessité, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante (voir, mutatis mutandis, les arrêts Silver et autres c. Royaume-Uni du 25 mars 1983, série A no 61, pp. 37–38, § 97 ; Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A no 149, p. 12, § 28 ; Lambert, précité, § 30).

  35.  Dans le cadre de l'examen de la nécessité de l'ingérence, la Cour avait affirmé, dans son arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978 (série A no 28, pp. 23 et 25, §§ 50, 54 et 55 ; voir également Lambert, précité, § 31) :

 « Quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se convaincre de l'existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu'un caractère relatif : elle dépend (...) [entre autres, du] type de recours fourni par le droit interne. (...)

 Par conséquent, il y a lieu de rechercher si les procédures destinées au contrôle de l'adoption et de l'application des mesures restrictives sont aptes à limiter à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » l'« ingérence » résultant de la législation incriminée.

 (...) Il faut de surcroît, pour ne pas dépasser les bornes de la nécessité au sens de l'article 8 § 2, respecter aussi fidèlement que possible, dans les procédures de contrôle, les valeurs d'une société démocratique. Parmi les principes fondamentaux de pareille société figure la prééminence du droit, à laquelle se réfère expressément le préambule de la Convention (...). Elle implique, entre autres, qu'une ingérence de l'exécutif dans les droits d'un individu soit soumise à un contrôle efficace (...) »

  36.  En l'espèce, la Cour doit donc rechercher si M. Matheron a disposé d'un « contrôle efficace » pour contester les écoutes téléphoniques dont il a fait l'objet.

  37.  Elle relève tout d'abord qu'il n'est pas contesté que le requérant ne pouvait en aucun cas intervenir dans le cadre de la procédure pénale diligentée à Nancy et dans le cadre de laquelle les écoutes téléphoniques avaient été ordonnées et effectuées. Partant, il convient d'examiner la procédure diligentée contre le requérant par un juge d'instruction de Marseille.

  38.  Or, dans son arrêt du 6 octobre 1999, la Cour de cassation a confirmé l'arrêt de la chambre d'accusation selon lequel, d'une part, en sollicitant régulièrement la communication des écoutes litigieuses et en ordonnant leur retranscription, le juge d'instruction n'a fait qu'user des prérogatives que lui confère l'article 81 du code de procédure pénale et, d'autre part, il n'appartient pas à la chambre d'accusation d'apprécier la régularité de décisions prises dans une procédure autre que celle dont elle est saisie, extérieure à son ressort, décisions par ailleurs insusceptibles de recours en application de l'article 100 du code précité.

  39.  En conséquence, pour la Cour de cassation, la chambre d'accusation devait se contenter, comme ce fut le cas, de contrôler la régularité de la demande de versement au dossier du requérant des pièces relatives aux écoutes, à l'exclusion de tout contrôle sur les écoutes elles-mêmes.

  40.  Certes, la Cour note, avec le Gouvernement, que les écoutes litigieuses avaient été ordonnées par un magistrat et réalisées sous son contrôle. Le Gouvernement considère que ce constat suffirait à établir l'existence d'un contrôle efficace et en déduit que l'appel devant la chambre d'accusation est inutile, se référant notamment à l'article 2 du Protocole no 7. La Cour ne partage pas cette analyse. En premier lieu, elle note que l'article 2 du Protocole no 7, qui n'a pas été invoqué par le requérant, est étranger aux faits de la cause. Par ailleurs, elle est d'avis qu'un tel raisonnement conduirait à considérer que la qualité de magistrat de celui qui ordonne et suit les écoutes impliquerait, ipso facto, la régularité des écoutes et leur conformité avec l'article 8, rendant inutile tout recours pour les intéressés.

  41.  Ainsi que la Cour l'a déjà jugé, les dispositions de la loi de 1991 régissant les écoutes téléphoniques répondent aux exigences de l'article 8 de la Convention et à celles des arrêts Kruslin et Huvig (Lambert, précité, § 28). Cependant, force est de constater que le raisonnement de la Cour de cassation pourrait conduire à des décisions privant de la protection de la loi un certain nombre de personnes, à savoir toutes celles qui se verraient opposer le résultat d'écoutes téléphoniques réalisées dans des procédures étrangères à la leur, ce qui reviendrait, en pratique, à vider le mécanisme protecteur d'une large partie de sa substance (ibidem, § 38).

  42.  Tel fut le cas pour le requérant qui n'a pas joui, en l'espèce, de la protection effective de la loi nationale, laquelle n'opère pas de distinction selon la procédure dans le cadre de laquelle les écoutes ont été ordonnées (paragraphe 17 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, ibidem, § 39).

  43.  Dès lors, la Cour estime que l'intéressé n'a pas bénéficié d'un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique » l'ingérence litigieuse.

  44.  Partant, il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.

Arrêt NATSEV c. BULGARIE du 16 octobre 2012 Requête no27079/04

Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), Rosen Natsev se plaignait de l’existence même de la loi de 1997 sur les moyens spéciaux de renseignement dès lors qu’à tout moment il pouvait faire l’objet de mesures de surveillance sans en être averti par les autorités et ne disposait d’aucun moyen de savoir si de telles mesures avaient été prises à son égard. Sous l’angle de l’article 13 (droit à un recours effectif), il alléguait également qu’aucun recours interne n’était susceptible de remédier à cette situation.

La loi bulgare ne prévoit pas de garanties suffisantes contre le risque d’abus inhérent à tout système de surveillance secrète.

LA CEDH

 7.  Le 30 août 2004, il demanda au parquet de cassation si des moyens spéciaux de renseignement, tels que des écoutes téléphoniques ou autres, avaient été utilisés à son égard et, dans l’affirmative, pour quels motifs.

8.  Par une lettre du 27 septembre 2004, un procureur du parquet de cassation répondit que les informations demandées étaient confidentielles et qu’aucun renseignement ne pouvait être fourni à ce sujet.

1.  Sur la portée de l’examen en l’espèce

22.  La Cour observe qu’à l’instar des requérants dans l’affaire Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev précitée, l’intéressé se plaint de manière générale de l’existence de la législation permettant des mesures de surveillance secrète. La requête a été introduite le 20 juillet 2004 et les observations des parties ont été déposées à la Cour entre le mois d’avril et le mois d’octobre 2009. La Cour relève que la loi contestée a été modifiée à plusieurs reprises entre le mois de décembre 2008 et le mois de novembre 2009, à la suite notamment de l’arrêt Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev précité. Elle note à cet égard que compte tenu du fait que les allégations du requérant concernent une période bien antérieure à cette réforme législative, à savoir celle d’avant le dépôt de sa requête, elle ne s’estime pas appelée à analyser dans la présente espèce la conformité des effets de cette réforme avec les exigences des articles 8 et 13 de la Convention. Par conséquent, la portée de l’examen de la Cour est limitée par les circonstances relatives aux griefs du requérant avant le 20 juillet 2004 (voir aussi Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2), no 71525/01, § 84 in limine, 26 avril 2007, et Calmanovici c. Roumanie, no 42250/02, § 125 in fine, 1er juillet 2008).

2.  Sur le grief tiré de l’article 8

23.  La Cour note que le Gouvernement ne conteste pas la qualité de victime du requérant et qu’il admet la possibilité que celui-ci ait fait l’objet d’une mesure de surveillance secrète. La Cour estime dès lors que le requérant a bien la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.

24.  Dans la mesure où la référence du Gouvernement à la création en 2008 du Bureau national pour le contrôle des moyens spéciaux de renseignement peut être vue comme une exception de non-épuisement des voies de recours, la Cour note que la question de savoir si le requérant a épuisé les voies de droit internes pour son grief tiré de l’article 8 est étroitement liée au bien-fondé du grief tiré de l’article 13 concernant l’absence de telles voies (Calogero Diana c. Italie, 15 novembre 1996, § 25, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Kirov c. Bulgarie, no 5182/02, § 34, 22 mai 2008, et Goranova-Karaeneva c. Bulgarie, no 12739/05, § 41, 8 mars 2011). Il convient dès lors de joindre l’examen de cette question à l’analyse au fond du respect de l’article 13.

25.  La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève de plus qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

26.  La Cour rappelle ensuite que dans l’affaire Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev invoquée, elle a appliqué sa jurisprudence constante selon laquelle une législation autorisant la surveillance secrète est, par sa simple existence, constitutive d’une ingérence dans les droits protégés par l’article 8. Après avoir examiné la législation et le droit interne applicables, la Cour a conclu que la loi bulgare ne prévoyait pas de garanties suffisantes contre le risque d’abus inhérent à tout système de surveillance secrète. Par ailleurs, elle a constaté que le droit bulgare interdit explicitement la communication d’informations sur le point de savoir si une personne fait l’objet d’une surveillance secrète ou si des mandats ont été donnés à cette fin, de sorte que les personnes concernées n’apprennent qu’elles ont été surveillées que si elles font, par la suite, l’objet de poursuites sur la base des éléments obtenus dans le cadre de cette surveillance, ou à la faveur d’une fuite d’informations. La Cour a donc conclu que l’ingérence en question n’était pas prévue par la loi au sens de l’article 8 § 2 (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, §§ 9-94).

27.  La législation applicable étant la même en l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu pour elle de s’écarter de ses précédentes conclusions. Elle considère dès lors que le requérant a subi une ingérence qui n’était pas fondée sur une base légale conforme aux exigences de l’article 8 de la Convention, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de rechercher si cette ingérence était justifiée au regard des buts énumérés dans le deuxième paragraphe de cette disposition (ibid., § 93, ainsi que les autres références qui s’y trouvent).

28.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

3.  Sur le grief tiré de l’article 13, combiné avec l’article 8

29.  Le requérant dénonce une violation de l’article 13 combiné avec l’article 8, en prétendant que faute de pouvoir obtenir des informations sur l’éventuelle application de mesures de surveillance, il ne peut ni introduire un recours ni demander une indemnisation pour la période en cause.

30.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

31.  La Cour rappelle que l’article 13 garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Il a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et, de plus, à offrir le redressement approprié. Il ne va pas cependant jusqu’à exiger une forme particulière de recours, les Etats contractants jouissant d’une marge d’appréciation pour honorer les obligations qu’il leur impose. (Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 135, CEDH 1999‑VI, et Goranova-Karaeneva, précité, § 57). Dans le domaine de la surveillance secrète, un « recours effectif » selon l’article 13 doit s’entendre d’un recours aussi effectif qu’il peut l’être eu égard à sa portée limitée, inhérente à tout système de surveillance (Klass et autres, précité, § 69). De plus, un tel recours est exigé seulement pour ce qui est des griefs qui peuvent être considérés comme défendables (voir entre autres, Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, § 56, 22 mai 2008).

32.  La Cour a déjà constaté qu’il n’existait avant 2007 en Bulgarie aucune voie de droit permettant aux personnes faisant l’objet ou soupçonnant de faire l’objet d’une surveillance secrète de faire protéger leurs droits (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 102, et Goranova-Karaeneva, précité, § 60).

33.  Dans la présente affaire, la seule possibilité suggérée par le Gouvernement est celle de s’adresser au Bureau national pour le contrôle des moyens spéciaux de renseignement prévu par les amendements législatifs de fin 2008 (paragraphe 19 ci-dessus). Toutefois, la Cour observe que la mise en place de ce Bureau – lui-même remplacé quelques mois plus tard par une sous-commission parlementaire – n’a eu lieu qu’en juin 2009 (paragraphes 10-11 ci-dessus), soit à une date postérieure d’environ cinq ans à l’introduction de la requête et, partant, à la période pour laquelle le requérant allègue une atteinte à ses droits. Le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des recours effectifs à cet égard à la suite de ce changement. De plus, la Cour observe que la législation ne prévoit pas d’obligation de notification, ni d’enquête à la demande de la personne concernée. Le Gouvernement ne présente aucun exemple de notification individuelle ou de décision judiciaire à l’appui de ses arguments. La Cour note qu’il n’a pas invoqué d’autres voies de recours possibles.

34.  Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut que s’aligner sur ses conclusions dans l’affaire Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev précitée selon lesquelles la loi applicable à l’époque des faits n’offrait pas de recours effectif contre l’utilisation de moyens spéciaux de surveillance. Il convient dès lors de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et de conclure à la violation de l’article 13 de la Convention, combiné avec l’article 8.

BUCUR ET TOMA c. ROUMANIE du 8 janvier 2013 requête 40238/02

160.  Le Gouvernement souligne que, selon la réglementation interne du SRI, les enregistrements des écoutes téléphoniques sont conservés uniquement pendant dix jours si leur transcription n’est pas requise par l’unité qui les a sollicités. Dès lors, les requérants ne sauraient craindre que les données recueillies sur la base de l’autorisation d’interception délivrée pour la période du 11 novembre 1995 au 13 mai 1996 aient été conservées par le SRI.

161.  Les requérants estiment que la loi no 51/1991 ne contient aucune garantie contre l’arbitraire, en ce qu’elle ne prévoit pas, entre autres, les catégories d’informations qui peuvent être enregistrées et conservées. Ils renvoient également à l’affaire Rotaru c. Roumanie, précitée, dans laquelle la Cour a déjà constaté à cet égard les carences de la loi no 14/1992 sur l’organisation et le fonctionnement du SRI.

162.  La Cour rappelle que, les communications téléphoniques se trouvant comprises dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » au sens de l’article 8 § 1 précité, leur interception, leur mémorisation dans un registre secret et la communication de données relatives à la « vie privée » d’un individu s’analysent en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice du droit que lui garantissait l’article 8 (voir, parmi d’autres, Dumitru Popescu (no 2), précité, § 61). Pour ne pas enfreindre l’article 8, pareille ingérence doit avoir été « prévue par la loi », poursuivre un but légitime au regard du paragraphe 2 et, de surcroît, être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce but.

163.  La Cour note que la législation roumaine applicable en matière de mesures de surveillance secrète liée à la sûreté nationale a été examinée pour la première fois dans l’affaire Rotaru précitée. La Cour y a conclu que la loi no 14/1992, visant entre autres la collecte et l’archivage des données, ne contenait pas les garanties nécessaires à la sauvegarde du droit à la vie privée des individus. Elle n’indiquait pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré (Rotaru, précité, § 61). Ultérieurement, dans l’affaire Dumitru Popescu, précitée, l’examen minutieux des exigences de la législation autorisant des mesures de surveillance dans des cas d’atteinte présumée à la sûreté nationale, à savoir la loi no 51/1991, et des obstacles de fait potentiellement rencontrés par toute personne s’estimant lésée par une mesure d’interception de ses communications, a révélé des insuffisances incompatibles avec le degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans cette dernière affaire, la Cour a constaté que la loi précitée ne contenait pas de précisions concernant les circonstances dans lesquelles les informations obtenues par écoutes téléphoniques pouvaient être détruites (voir, mutatis mutandis, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 78, CEDH 2000-II et, a contrario, Klass, précité, § 52).

164.  La Cour considère qu’eu égard à l’absence, dans la législation nationale, de garanties propres à assurer que les renseignements obtenus grâce à une surveillance secrète sont détruits dès qu’ils ne sont plus nécessaires pour atteindre le but recherché (Klass, précité, § 52), le risque que les enregistrements des communications téléphoniques des requérants soient encore en possession du SRI sans que les requérants y aient accès est fort plausible. S’agissant de l’argument du Gouvernement selon lequel les enregistrements des communications des requérants auraient été détruits après dix jours, la Cour observe que, à supposer que la règlementation interne du SRI remplisse les conditions d’une « loi » accessible et prévisible, il demeure que la destruction des données est subordonnée à la condition qu’il n’y ait eu aucune demande de transcription et transmission de la part de l’unité qui avait demandé l’interception. Or, en l’espèce, le Gouvernement n’a fourni à la Cour aucune pièce attestant l’existence ou l’absence d’une telle demande.

165.  Compte tenu de ses conclusions dans les affaires précitées et des circonstances de la présente espèce, la Cour considère que les requérants ne jouissent pas du degré suffisant de protection contre l’arbitraire voulu par l’article 8 de la Convention, en ce qui concerne la conservation par le SRI des données recueillies dans son activité d’interception des communications téléphoniques. Dès lors, la Cour estime qu’en l’espèce il y a eu violation de cet article.

BLAJ C. ROUMANIE, arrêt du 8 avril 2014 requête 36259/04

Le requérant était accusé de corruption dangereuse pour les démocratie. Il a eu accès aux enregistrements et a pu les écouter et avoir à  disposition pour les effacer. Les écoutes étaient nécessaires à la démocratie. Il n'y a pas de violation de la Convention.

b)  Quant au but et à la nécessité de l’ingérence

142.  A l’instar du Gouvernement, la Cour estime que les mesures prises dans le cadre des articles 911 et suivants du CPP avaient effectivement pour but la prévention des infractions pénales, but légitime au regard de l’article 8 § 2 de la Convention. Il reste à rechercher si l’ingérence dénoncée était « nécessaire, dans une société démocratique, » à la réalisation de ce but.

143.  La Cour rappelle que, lorsqu’elle doit mettre en balance l’intérêt de l’État défendeur à protéger la sécurité nationale au moyen de mesures de surveillance secrète et la gravité de l’ingérence dans l’exercice par un requérant de son droit au respect de sa vie privée, elle dit invariablement que les autorités nationales disposent d’une ample marge d’appréciation dans le choix des moyens de sauvegarde de la sécurité nationale (voir, notamment, Weber et Saravia, précité, § 106). Néanmoins, elle doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus, car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale crée un risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre (Klass et autres, précité, §§ 49-50, Leander, précité, § 60, Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45, Recueil 1997-VIII, et Lambert c. France, 24 août 1998, § 31, Recueil 1998‑V). Cette appréciation dépend de toutes les circonstances de la cause, par exemple la nature, l’étendue et la durée des mesures éventuelles, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne (Klass et autres, précité, § 50).

144.  À cet égard, la Cour note d’abord qu’en l’espèce le mécanisme d’interception a été enclenché au motif que le requérant était soupçonné de corruption passive. Les sociétés démocratiques se trouvent menacées de nos jours par des formes très complexes de corruption, de sorte que les États doivent être capables, pour combattre efficacement ces infractions, de surveiller en secret les personnes susceptibles de commettre ce type d’infraction (Klass et autres, précité, § 48). La Cour doit donc admettre que l’existence de dispositions législatives accordant des pouvoirs de surveillance secrète des communications est, devant une telle situation, nécessaire dans une société démocratique à la prévention des infractions pénales.

145.  La Cour observe ensuite que l’autorisation d’intercepter des conversations a été donnée par une ordonnance motivée du procureur et confirmée le jour même par une décision de la Haute Cour. Dans sa décision, la Haute Cour a examiné le bien-fondé de la décision du parquet à la lumière des documents sur lesquels il s’était appuyé lorsqu’il avait autorisé l’interception des communications. Il convient de noter également que l’interception pouvait être ordonnée pour trente jours et qu’en l’espèce elle a été ordonnée pour vingt-quatre heures.

146.  Par ailleurs, pendant la procédure pénale, la Haute Cour et le requérant ont eu accès aux enregistrements, qu’ils ont pu écouter afin de vérifier le contenu des transcriptions. Le requérant a ainsi eu l’occasion de contester le contenu des transcriptions et la Haute Cour a répondu à ses allégations d’inexactitude de leur contenu.

147.  Il convient de noter également que les dispositions légales applicables contiennent des précisions sur les circonstances dans lesquelles les informations obtenues par écoute téléphonique pouvaient être détruites. En outre, l’article 916 du CPP indiquait que les enregistrements pouvaient être soumis à une expertise technique. Quoi qu’il en soit, en l’espèce, le requérant n’a pas remis en cause l’authenticité des enregistrements le concernant.

148.  A la lumière de ces considérations, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

NUSRET KAYA ET AUTRES c. TURQUIE du 22 avril 2014

Requêtes 43750/06, 43752/06, 32054/08, 37753/08 et 60915/08

Violation de l'article 8 : En Turquie, les détenus kurdes ne peuvent parler librement avec leur famille en langue kurde. Leurs conversation sont fortement limitées. Cette mesure nécessaire pour éviter de nouvelles infractions pénales, n'est pas proportionnelle à leurs droits de garder un lien avec leur famille.

1.  Sur l’existence d’une ingérence

35.  La Cour rappelle tout d’abord que toute détention régulière au regard de l’article 5 de la Convention entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de la personne détenue. Elle réaffirme qu’il est toutefois « essentiel au respect de la vie familiale » que l’administration aide le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, § 61, CEDH 2000‑X, et Aliev c. Ukraine, no 41220/98, § 187, 29 avril 2003). Elle reconnaît dans le même temps qu’un certain contrôle des contacts des détenus avec le monde extérieur se recommande et ne se heurte pas en soi à la Convention (Aliev, précité, idem).

36.  Elle rappelle ensuite que, s’agissant de l’accès au téléphone, l’on ne peut interpréter l’article 8 de la Convention comme garantissant aux détenus le droit de passer des appels téléphoniques, en particulier lorsque les facilités offertes pour communiquer par courrier sont disponibles et adéquates (A.B. c. Pays-Bas, no 37328/97, § 92, 29 janvier 2002, et Ciszewski c. Pologne (déc.), no 38668/97, 6 janvier 2004). En l’espèce toutefois, dans la mesure où le droit interne reconnaissait aux détenus la possibilité d’avoir des conversations téléphoniques avec leurs proches à partir des téléphones se trouvant sous le contrôle de l’administration pénitentiaire, la Cour estime que la restriction qui a été imposée aux communications téléphoniques des requérants avec les membres de leur famille, au motif qu’ils souhaitaient tenir ces conversations en kurde, peut être considérée comme une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de la vie familiale et de leur correspondance au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (voir, pour une approche similaire, Baybaşın c. Pays-Bas (déc.), no 13600/02, 6 octobre 2005).

2.  Sur la justification de cette ingérence

37.  Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de surcroît, est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces derniers.

a)  Prévue par la loi

38.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les termes « prévue par la loi » non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V). Elle rappelle en outre que c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A).

39.  En l’espèce, la Cour observe que l’ingérence litigieuse reposait en droit interne sur l’article 88 du règlement relatif à l’exécution des peines et des mesures préventives, tel qu’en vigueur à l’époque des faits (paragraphe 23 ci-dessus). Cet article disposait alors que les conversations téléphoniques devaient en principe être menées en langue turque, sauf autorisation contraire susceptible d’être donnée dans les cas et selon les modalités énoncés dans cette disposition.

40.  De plus, la Cour n’a aucune raison de douter de l’accessibilité de ce règlement, qui était publié au Journal officiel. Elle estime par ailleurs qu’il n’est pas utile qu’elle se prononce sur la prévisibilité des dispositions réglementaires en question eu égard à ses conclusions quant à la nécessité de l’ingérence en cause (paragraphes 49-61 ci-après).

b)  But légitime

41.  Suivant l’analyse du Gouvernement en ce qui concerne les arrêts Kepeneklioğlu c. Turquie (no 73520/01, 23 janvier 2007) et Silver et autres c. Royaume-Uni (25 mars 1983, série A no 61), la Cour a reconnu la légitimité du contrôle de la correspondance des détenus dans certaines circonstances, pour des motifs de préservation de l’ordre dans les prisons. Il est d’avis que, dans la présente affaire, le contrôle des conversations téléphoniques par l’administration pénitentiaire visait à la protection de la sécurité et à la prévention des troubles et du crime.

42.  La Cour rappelle que lorsque, comme en l’espèce, les autorités carcérales autorisent l’accès au téléphone, cet accès peut, eu égard aux conditions ordinaires et raisonnables de la vie en prison, être soumis à des restrictions légitimes, compte tenu par exemple de la nécessité d’en partager l’utilisation avec les autres détenus et des exigences liées à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales (A.B. c. Pays-Bas, précité, § 93, et Coşcodar c. Roumanie (déc.), no 36020/06, § 30, 9 mars 2010). En l’espèce, elle estime que l’ingérence en cause poursuivait un but légitime, à savoir le maintien de l’ordre et la prévention des infractions pénales.

iii.  Appréciation de la Cour

49.  À titre liminaire, la Cour estime utile de souligner que la possibilité pour un détenu de communiquer oralement, dans sa langue maternelle, par le biais de conversations téléphoniques, constitue certes un aspect particulier de son droit au respect de sa correspondance mais surtout de son droit au respect de sa vie familiale, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention.

50.  La Cour rappelle ensuite qu’une mesure constituant une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 8 § 1 de la Convention peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » si elle a été prise pour répondre à un besoin social impérieux et si les moyens employés étaient proportionnés aux buts poursuivis (voir, parmi d’autres, Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 44, série A no 233). Pour déterminer si une ingérence est nécessaire dans une société démocratique, on peut tenir compte de la marge d’appréciation de l’État (ibidem).

51.  À cet égard, s’il appartient aux autorités nationales de juger les premières de la nécessité de l’ingérence, il revient à la Cour de trancher la question de savoir si les motifs de l’ingérence étaient pertinents et suffisants au regard des exigences de la Convention (Szuluk c. Royaume-Uni, no 36936/05, § 45, CEDH 2009).

52.  La Cour souligne par ailleurs qu’en recherchant si une ingérence dans l’exercice du droit d’un condamné détenu au respect de sa correspondance était « nécessaire » à la poursuite de l’un des buts énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention, il y a lieu d’avoir égard aux exigences normales et raisonnables de l’emprisonnement : un certain contrôle de la correspondance des détenus se recommande et ne se heurte pas en soi à la Convention (voir, entre autres, Silver et autres, précité, § 98, Kwiek c. Pologne, no 51895/99, § 39, 30 mai 2006, et Ostrovar c. Moldova, no 35207/03, § 105, 13 septembre 2005).

53.  La Cour rappelle enfin avoir déjà dit, à maints égards, qu’à l’exception des droits spécifiques énoncés dans les articles 5 § 2 (droit d’une personne d’être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation) et 6 § 3 a) et e) (droit d’une personne d’être informée, dans le plus court délai, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre elle, et droit de se faire assister par un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience), la liberté linguistique ne figure pas, en tant que telle, parmi les matières régies par la Convention (Kozlovs c. Lettonie (déc.), no 50835/99, 10 janvier 2002, et Kemal Taşkın et autres c. Turquie, nos 30206/04, 37038/04, 43681/04, 45376/04, 12881/05, 28697/05, 32797/05 et 45609/05, § 56, 2 février 2010).

54.  Dans la présente affaire, elle estime utile de souligner à nouveau, que la question en litige a trait non pas à la liberté linguistique des requérants en tant que telle, mais à leur droit de maintenir un contact réel avec leur famille. Il lui échet donc d’examiner les conditions auxquelles, en vertu de la réglementation en vigueur à l’époque des faits, les conversations téléphoniques des requérants étaient soumises pour être à même d’apprécier leur compatibilité avec les exigences du second paragraphe de l’article 8 de la Convention.

55.  À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà attiré l’attention des autorités nationales sur l’importance des recommandations énoncées dans le cadre des Règles pénitentiaires européennes de 2006 (Recommandation REC(2006)2) (paragraphe 26 ci-dessus), fussent-elles non contraignantes pour les États membres (voir, entre autres, Sławomir Musiał c. Pologne, no 28300/06, § 96, 20 janvier 2009). Elle réaffirme en ce sens qu’il est essentiel que l’administration aide les détenus à maintenir un contact avec leur famille proche.

56.  En l’espèce, elle observe d’emblée que le droit interne reconnaissait aux prisonniers la possibilité de maintenir un contact avec le monde extérieur par le biais de conversations téléphoniques. Ces conversations pouvaient toutefois, pour des raisons de sécurité, être soumises au contrôle de l’administration pénitentiaire et, aux fins d’un contrôle adéquat, les prisonniers étaient en principe tenus de s’exprimer uniquement en turc lors de leurs échanges téléphoniques.

57.  Certes, le droit interne prévoyait un aménagement à ce principe et ne contenait aucune disposition interdisant l’usage d’une langue autre que le turc par les détenus à l’occasion de leurs conversations téléphoniques avec leurs proches. L’article 88/2 p) du règlement subordonnait cependant cette possibilité à certaines exigences formelles. Il prévoyait notamment la possibilité pour l’administration pénitentiaire de vérifier que la personne avec laquelle les détenus souhaitaient s’entretenir dans une autre langue ne comprenait effectivement pas le turc.

58.  En outre, il ressort des dispositions réglementaires alors applicables (paragraphe 23 ci-dessus) et des décisions des instances nationales (paragraphes 13 et 19 ci-dessus) que, lorsque l’administration pénitentiaire décidait de procéder aux vérifications des mentions portées sur les formulaires de demandes de conversation téléphonique, le coût de cette vérification était porté à la charge des détenus concernés.

59.  Certes, la Cour a déjà admis que des considérations de sécurité particulière – telle la prévention des risques d’évasion – pouvaient justifier l’application d’un régime de détention spécifique et l’interdiction pour un détenu, de correspondre avec ses proches dans la langue de son choix, lorsque par ailleurs il n’était pas établi qu’il ne maîtrisait pas une autre des langues dans lesquelles il était autorisé à s’exprimer (Baybaşın, décision précitée). Cela étant, elle observe que, dans les circonstances de l’espèce, la réglementation en cause s’appliquait de manière générale et indifférenciée à tous les détenus, indépendamment de toute appréciation individuelle des exigences, en terme de sécurité, que pouvaient requérir la personnalité de chacun d’eux ou les infractions qui lui étaient reprochées. Elle estime en outre que les instances nationales n’ignoraient pas, lors de l’appréciation des demandes des requérants tendant à pouvoir téléphoner en kurde, que cette langue faisait partie de celles couramment parlées en Turquie – à la différence de la situation en cause dans l’affaire Baybaşın – et était utilisée par certains détenus dans le cadre de leurs relations familiales. Pour autant, elles n’apparaissent pas avoir envisagé d’avoir recours à un système de traduction. Or, la Cour rappelle avoir déjà affirmé qu’il est essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire aide le détenu à maintenir un contact réel avec sa famille (parmi d’autres, Baybaşın, précitée et Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 68, CEDH 2003‑II). À cet égard, elle souligne qu’en l’espèce, rien ne permet de remettre en cause l’assertion des requérants selon laquelle le kurde était la langue utilisée dans leurs relations familiales, ni qu’elle était la seule langue comprise par leurs proches, circonstance que la Cour juge d’importance dans la présente affaire.

60.  Aussi, la Cour estime-t-elle, eu égard aux pièces du dossier et aux informations dont elle dispose, que la pratique consistant à imposer aux requérants qui avaient souhaité s’entretenir en kurde par téléphone avec les membres de leur famille une procédure préalable visant à vérifier si ceux-ci étaient dans l’incapacité effective de s’exprimer en turc, n’était pas fondée sur des motifs pertinents et suffisants au regard de la restriction en résultant pour les requérants quant à leurs contacts avec leurs proches.

61.  La Cour estime donc que l’ingérence dans le droit des requérants à mener des conversations téléphoniques en kurde avec leurs proches ne peut passer pour nécessaire. Le changement apporté à la rédaction de l’article 88/2 p) du règlement (paragraphe 24 ci-dessus) dont se prévaut le Gouvernement (paragraphe 44 ci-dessus) et portant modification des conditions auxquelles sont soumises les demandes d’autorisation de conversations téléphoniques dans une langue autre que le turc vient assurément conforter ce constat. En effet, aux termes de cet article, tel que modifié, une simple déclaration selon laquelle le demandeur ou ses proches ne comprennent pas le turc apparaît désormais suffisante.

62.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.

EN FRANCE :

L'Arrêté du 21 août 2013 est pris en application des articles R. 213-1 et R. 213-2 du code de procédure pénale fixant la tarification applicable aux réquisitions des opérateurs de communications électroniques.

L' Arrêté du 23 août 2013 porte modification de l'arrêté du 26 mars 2012 pris en application de l'article D. 98-7 du code des postes et des communications électroniques fixant la tarification applicable aux demandes ayant pour objet les interceptions de sécurité.

L'Arrêté du 24 septembre 2013 porte modification de l'arrêté du 26 mars 2012 pris pour application de l'article R. 10-21 du code des postes et des communications électroniques fixant la tarification applicable en matière de communications électroniques à la fourniture des données prévue par l'article L. 34-1-1 du même code.

L'Avis n° 2013-0952 du 23 juillet 2013 de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, sur les projets d'arrêtés relatifs à la tarification des réquisitions judiciaires, des interceptions de sécurité et la fourniture des données par les opérateurs de communications électroniques.

Cour de Cassation, Chambre Criminelle, arrêt du 8 juillet 2015 pourvoi n° 15-81731 Cassation Partielle

Vu les articles 706-91 et 706-92 du code de procédure pénale et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

Attendu qu'il résulte de ces textes que l'ordonnance autorisant des perquisitions dans des locaux d'habitation en dehors des heures prévues à l'article 59 du code de procédure pénale doit être spécialement motivée, en droit et en fait, au vu de l'urgence et au regard des conditions prévues aux 1° à 3° de l'article 706-91 de ce code ; que l'absence d'une telle motivation de cette atteinte à la vie privée, qui interdit tout contrôle réel et effectif de la mesure, fait nécessairement grief aux intérêts de la personne concernée ;

Attendu que, pour écarter le moyen de nullité proposé par M. Abdellah X..., pris de ce que l'autorisation du juge d'instruction autorisant la perquisition de son domicile n'était pas motivée en fait, l'arrêt retient notamment que, le 19 novembre 2013, un officier de police judiciaire avait rédigé un rapport dans lequel il avait relaté qu'une livraison de stupéfiants était imminente, ce qui avait conduit le juge d'instruction à rendre l'ordonnance incriminée ;

Mais attendu qu'en justifiant l'autorisation donnée par le juge d'instruction par des considérations extérieures à cet acte, alors que l'ordonnance n'était pas motivée au regard des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé ;

D'où il suit que la cassation est encourue de ce chef

Vu l'article 706-100 du code de procédure pénale ;

Attendu que, selon ce texte, les enregistrements sonores ou audiovisuels résultant de l'exploitation d'un dispositif de sonorisation ou de fixation d'images doivent être placés sous scellés ; qu'il s'en déduit que les officiers de police judiciaire ne peuvent détenir une copie de ces enregistrements que pour les besoins et dans le temps de l'exécution de la mission confiée par le juge d'instruction en application de l'article 706-96 du même code ;

Attendu que, pour rejeter le moyen de nullité pris du recours par les services enquêteurs à une copie, qu'ils avaient conservée après l'achèvement de leur mission, des enregistrements recueillis à l'occasion d'une mesure de sonorisation autorisée par le juge d'instruction, l'arrêt prononce par les motifs repris au moyen ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors qu'il lui appartenait de constater l'irrégularité de ce procédé, la chambre de l'instruction a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ;

D'où il suit que la cassation est à nouveau encourue

LES ÉCOUTES TÉLÉPHONIQUES JUDICIAIRES DOIVENT ÊTRE AUTORISÉES PAR UN JUGE

Le policier désigné peut ne pas être OPJ s'il est expressément désigné par un juge

Cour de Cassation, Chambre Criminelle, arrêt du 23 mai 2023 pourvoi n° 22-83.462 Cassation

11. Il résulte de l'article 230-45 du code de procédure pénale que, sauf impossibilité technique, les réquisitions et demandes adressées en application des articles 60-2, 74-2, 77-1-2, 80-4, 99-4,100 à 100-7, 230-32 à 230-44, 706-95 et 709-1-3 dudit code ou de l'article 67 bis-2 du code des douanes sont transmises par l'intermédiaire de la plate-forme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) qui organise la centralisation de leur exécution.

12. Aux termes de l'article R. 40-47 du code de procédure pénale, dans sa version issue du décret n° 2014-1162 du 9 octobre 2014, applicable au moment des faits, « pour les besoins des procédures dont ils sont saisis, les officiers et agents de police judiciaire de la gendarmerie et la police nationales, respectivement visés aux 2° à 4° de l'article 16 et à l'article 20 dudit code ainsi que les agents des douanes et des services fiscaux habilités à effectuer des enquêtes judiciaires, respectivement visés par les articles 28-1 et 28-2 du code précité, spécialement habilités et individuellement désignés par leur supérieur hiérarchique, accèdent aux données et informations enregistrées dans le traitement » automatisé de données à caractère personnel dénommé PNIJ, « à l'exception de celles qui sont placées sous scellés ».

13. Le moyen pose la question de savoir si les termes de cet article « spécialement habilités et individuellement désignés par leur supérieur hiérarchique » doivent se lire comme se rapportant aux seuls agents des douanes et des services fiscaux, dans la mesure où l'énumération de ces personnes précède immédiatement l'exigence précitée ou si ces termes posent une exigence commune applicable également aux officiers et agents de police judiciaire de la gendarmerie et de la police nationales.
14. L'article R. 40-47 précité est inséré dans le chapitre III bis intitulé « De la plate-forme nationale des interceptions judiciaires » du titre IV du livre premier du code de procédure pénale, partie réglementaire, alors que les dispositions relatives à la consultation des fichiers de police judiciaire, objet des articles R. 40-23 à R. 40-38-1 dudit code, sont insérées dans un chapitre II.

15. Il s'en déduit que les modalités d'accès à la PNIJ sont spécifiques à celle-ci.

16. La consultation de la PNIJ aux fins d'accéder à l'ensemble des données, informations et contenus de communications enregistrés dans le traitement, qui implique l'authentification de l'enquêteur habilité, n'est régulière que si elle est préalablement autorisée, pour les besoins d'une procédure déterminée, par le magistrat en charge de l'enquête ou de l'information.

17. Il s'ensuit que l'article R. 40-47 du code de procédure pénale doit être interprété comme n'exigeant d'habilitation spéciale et de désignation individuelle par le supérieur hiérarchique que pour les agents des douanes et agents des services fiscaux, les officiers et agents de police judiciaire disposant, conformément à l'article 14 du même code, d'une compétence générale les habilitant à accéder, aux fins de rechercher les preuves d'une infraction déterminée à la loi pénale, à la PNIJ.

18. En l'espèce, pour déclarer régulier le procès-verbal d'interceptions téléphoniques de la ligne attribuée à M. [B], l'arrêt attaqué énonce, notamment, que les termes « spécialement habilités » et « individuellement désignés » figurant dans l'article R. 40-47 du code de procédure pénale se rapportent aux agents des douanes et des services fiscaux visés par les articles 28-1 et 28-2 dudit code, et non aux officiers et agents de police judiciaire de la gendarmerie et de la police nationales, lesquels ont une compétence générale et peuvent accéder à la PNIJ sans habilitation spéciale ni désignation individuelle, mais par une authentification forte depuis leur poste de travail grâce à leur carte d'agent de réquisition professionnelle.

19. Les juges concluent qu'aucune habilitation spécifique n'était dès lors nécessaire à M. [C] [O], brigadier de police, pour effectuer les réquisitions auprès de la PNIJ, de sorte que le procès-verbal d'interceptions téléphoniques du 18 novembre 2019 est parfaitement régulier.

20. En se déterminant ainsi, la chambre de l'instruction a justifié sa décision.

21. En effet, il résulte des pièces de la procédure que, d'une part, le juge d'instruction en charge de l'information ouverte le 5 juin 2019 a donné commission rogatoire aux enquêteurs aux fins de procéder à l'interception de la ligne téléphonique de M. [B] à compter du 18 novembre 2019 (D 5234-D 5235), d'autre part, le procès-verbal aux fins d'interception de ladite ligne téléphonique a été établi, le même jour, par un enquêteur agissant sur autorisation d'un magistrat (D 2528).

22. Le moyen ne peut dès lors qu'être écarté.

23. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.

Cour de Cassation, Chambre Criminelle, arrêt du 17 novembre 2015 pourvoi n° 15-84025 Cassation

Vu l'article 230-35, alinéas 1 et dernier, du code de procédure pénale ;

Attendu qu'en application de ce texte, l'officier de police judiciaire qui, en cas d'urgence, procède à l'installation d'un moyen technique destiné à la localisation en temps réel d'une personne, d'un véhicule, ou de tout autre objet, doit en informer immédiatement, par tout moyen, selon les cas, le procureur de la République ou le juge d'instruction ; que le magistrat compétent dispose d'un délai de vingt-quatre heures pour prescrire, le cas échéant, la poursuite des opérations, par une décision écrite, qui comporte l'énoncé des circonstances de fait établissant l'existence d'un risque imminent de dépérissement des preuves ou d'atteinte grave aux personnes ou aux biens ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure qu'à la suite d'une enquête préliminaire menée, au mois de septembre 2014, par la direction interrégionale de police judiciaire (DIPJ) de Marseille, sur plusieurs individus soupçonnés de s'affronter pour contrôler le trafic des stupéfiants dans cette ville, une information a été ouverte, le 3 octobre 2014, du chef notamment d'association de malfaiteurs ; qu'en exécution de la commission rogatoire délivrée par le juge d'instruction, les enquêteurs ayant, lors de surveillances, repéré un véhicule Renault Clio transportant deux individus suspects, ont, dans l'urgence, le 21 novembre 2014, à 2 heures 15, placé sur ce véhicule un dispositif de géolocalisation ; que le même jour, un officier de police judiciaire a adressé au directeur de la DIPJ une note soulignant l'opportunité de mettre en place une surveillance " géotracker " du véhicule Clio, " dans une optique policière opérationnelle " ; qu'à 16 heures 18, le juge d'instruction a transmis à ce service une commission rogatoire technique, au visa des articles 230-32 et suivants du code procédure pénale, prescrivant l'installation d'un tel dispositif sur ce véhicule ; qu'interpellé le 9 décembre 2014, et mis en examen le 12 décembre 2014, M. X... a déposé une requête auprès de la chambre de l'instruction, aux fins d'annulation de la mesure de géolocalisation du véhicule Clio qu'il utilisait, et des actes subséquents, motifs pris de l'absence d'information immédiate du juge d'instruction de la pose du dispositif de géolocalisation, et du défaut d'autorisation, écrite et motivée, de poursuite de l'opération dans le délai de 24 heures ;

Attendu que, pour rejeter cette requête, la chambre de l'instruction retient que le juge d'instruction avait nécessairement été informé de la pose du dispositif en urgence par la transmission de la note qu'avait adressée l'officier de police judiciaire à sa hiérarchie, le 21 novembre 2014, et que la commission rogatoire qu'il a délivrée le même jour, à 16 heures 18, soit dans les 24 heures, devait s'analyser comme une autorisation de poursuite de l'opération, motivée, par référence à ladite note, par le risque de dépérissement des preuves ;

Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que la note adressée par l'officier de police judiciaire à sa hiérarchie le 21 novembre 2014, soulignant l'opportunité d'une surveillance technique, ne pouvait valoir avis au juge d'instruction de la mesure prise en urgence la nuit précédente, et que la commission rogatoire transmise le même jour au directeur de la DIPJ, qui ne comportait ni référence à la géolocalisation déjà mise en place, ni énoncé des circonstances de fait établissant l'existence d'un risque imminent de dépérissement des preuves ou d'atteinte grave aux personnes ou aux biens, ne pouvait s'analyser en une autorisation de poursuite des opérations précédemment engagées, mais seulement comme une prescription valant pour l'avenir, la chambre de l'instruction a méconnu le texte susvisé ;

D'où il suit que la cassation est encourue

LES ECOUTES DANS UNE VOITURE QUAND LES ECOUTES TELEPHONIQUES SONT INSUFFISANTES

Cour de Cassation Chambre Criminelle arrêt du 20 mars 2019 Pourvoi n° 18-82.198 cassation partielle

Attendu que, pour rejeter la demande en nullité de l’ordonnance de renouvellement de la mesure de sonorisation, la chambre de l’instruction retient, notamment, qu’après avis favorable en date du 13 juin 2016 du parquet de Perpignan à ce renouvellement, faisant suite à une nouvelle ordonnance de soit communiqué du juge d’instruction du même jour, ce magistrat a, par ordonnance et commission rogatoire du 13 juin 2016, ordonné le renouvellement du dispositif technique de sonorisation sur le même véhicule pour une durée de deux mois à compter du 14 juin 2016, et que la motivation de l’ordonnance de renouvellement selon laquelle le dispositif de sonorisation mis en place sur le véhicule Renault Scénic avait permis d’apporter des éléments utiles à l’information judiciaire en cours, apparaît suffisante en ce qu’elle complète celle figurant sur la première ordonnance du 25 mars 2016 ;

Attendu qu’en l’état de ces énonciations, et dès lors que la première ordonnance ayant retenu que les investigations déjà menées démontraient que l’un des acteurs en cause, M. Y..., pourrait être impliqué dans les faits objet de l’information et que placé sur écoute, il ressortait des conversations enregistrées par les enquêteurs que ce dernier se montrait très prudent au téléphone et qu’un dispositif de sonorisation du véhicule qu’il utilise fréquemment pourrait apporter des éléments, l’ordonnance litigieuse a été motivée conformément aux exigences posées par l’article 706-96 du code de procédure pénale, devenu les articles 706-96-1 et 706-97 dudit code, la chambre de l’instruction a justifié sa décision ;

LES ECOUTES DANS UN LOGEMENT

Il résulte des articles 706-95-17, alinéa 1, et 230-32, dernier alinéa, du code de procédure pénale que le magistrat compétent peut, pour la mise en place d'une mesure de sonorisation ou de géolocalisation incluant la réalisation des opérations techniques d'installation, d'utilisation et de retrait du dispositif, désigner tout officier de police judiciaire. Cet officier de police judiciaire peut confier l'exécution de sa mission à des officiers ou agents de police judiciaire placés sous son autorité. Le magistrat compétent ou l'officier de police judiciaire commis par lui tiennent encore des articles 706-95-17, alinéa 2, et 230-36 du code de procédure pénale la faculté de requérir tout agent qualifié d'un des services, unités ou organismes limitativement énumérés à l'article D. 15-1-5 du même code pour procéder auxdites opérations techniques

Cour de Cassation Chambre Criminelle arrêt du 23 mai 2023 Pourvoi n° 22-84.474 rejet

5. Il résulte des articles 706-95-17, alinéa 1, et 230-32, dernier alinéa, du code de procédure pénale que le magistrat compétent peut désigner tout officier de police judiciaire aux fins de mettre en place une mesure de sonorisation ou de géolocalisation. La mise en place de la mesure inclut les opérations techniques d'installation, d'utilisation et de retrait du dispositif.

6. Cet officier de police judiciaire peut confier l'exécution de sa mission à des officiers ou agents de police judiciaire placés sous son autorité.

7. Le magistrat compétent ou l'officier de police judiciaire requis ou commis par lui tiennent encore des articles 706-95-17, alinéa 2, et 230-36 du code de procédure pénale la faculté de requérir tout agent qualifié d'un des services, unités ou organismes limitativement énumérés à l'article D. 15-1-5 dudit code, pour procéder aux opérations techniques précitées.

8. En toute hypothèse, il doit apparaître dans les pièces de la procédure la mention du service auquel appartient l'agent ayant procédé auxdites opérations.

9. En l'espèce, c'est à tort que la chambre de l'instruction a estimé que seuls les services, unités et organismes placés sous l'autorité ou la tutelle du ministre de l'intérieur ou du ministre de la défense énumérés à l'article D. 15-1-5 susvisé peuvent procéder à l'installation et au retrait des dispositifs de sonorisation et de géolocalisation en temps réel.

10. C'est également à tort qu'elle a retenu que la brigade des stupéfiants du commissariat de police de [Localité 1] est un service territorial de police judiciaire au sens de la même disposition, alors que cette brigade est un service relevant de la direction centrale de la sécurité publique, non incluse dans la liste.

11. L'arrêt n'encourt cependant pas la censure.

12. En effet, le juge d'instruction pouvait délivrer les commissions rogatoires litigieuses au directeur de la direction départementale de sécurité publique du Var, service ne figurant pas dans la liste susvisée. Cet officier de police judiciaire commis, à défaut d'instructions spécifiques du magistrat mandant, pouvait décider de la réalisation des opérations techniques par des agents de la brigade des stupéfiants relevant de son autorité, et, comme tels, n'appartenant pas davantage à des services inclus dans la liste.

13. Le moyen est en conséquence écarté.

14. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.

LA SURVEILLANCE PAR GPS

BEN FAIZA c. FRANCE du 8 février 2018 requête n° 31446/12

ARTICLE 8 et géolocalisation

Violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme en ce qui concerne la mesure de géolocalisation en temps réel du 3 juin 2010 par apposition d’un récepteur GPS sur le véhicule de M. Ben Faiza. La procédure est antérieure à la loi du 28 mars 2014.

Non-violation de l’article 8 de la Convention européenne concernant la réquisition judiciaire adressée à un opérateur de téléphonie mobile le 24 juillet 2009 pour obtenir la liste des bornes déclenchées par la ligne téléphonique de M. Ben Faiza afin de retracer a posteriori ses déplacements.

CEDH

1. Sur la géolocalisation par l’apposition d’un récepteur GPS sur le véhicule du requérant

i. Sur l’existence d’une ingérence dans la vie privée

53. La Cour observe que la géolocalisation en temps réel constitue une technique spéciale d’enquête qui permet de suivre en direct les déplacements d’une personne ou d’un objet. Il existe deux méthodes pour y procéder : d’une part, le suivi dynamique d’un terminal de télécommunication, avec l’exploitation de la technologie propre d’un téléphone, d’une tablette ou d’un véhicule équipé d’un système GPS ; d’autre part, un dispositif matériel directement installé sur un moyen de transport ou un autre objet, à l’instar d’une balise. La Cour rappelle qu’il y a lieu de distinguer, de par sa nature même, la surveillance par géolocalisation d’autres méthodes de surveillance par des moyens visuels ou acoustiques qui, en règle générale, sont davantage susceptibles de porter atteinte au droit d’une personne au respect de sa vie privée, en ce qu’elles révèlent plus d’informations sur la conduite, les opinions ou les sentiments de la personne qui en fait l’objet (Uzun c. Allemagne, no 35623/05, § 52, CEDH 2010 (extraits)). Il n’en demeure pas moins que la Cour a déjà jugé que la surveillance d’une personne par GPS, ainsi que le traitement et l’utilisation des données ainsi obtenues, s’analysent en une ingérence dans la vie privée de cette personne, telle que protégée par l’article 8 § 1 (Uzun, précité, §§ 49-53).

54. En l’espèce, la Cour observe que la mise en place d’un dispositif de géolocalisation du véhicule utilisé par le requérant et l’exploitation des données issues de cette mesure ont permis aux enquêteurs de connaître, en temps réel, les déplacements du requérant et de savoir qu’il s’était rendu aux Pays-Bas, puis de procéder à son arrestation. De plus, elle note que cette mesure de géolocalisation était associée à la mise en place d’un dispositif technique permettant de capter, fixer, transmettre et enregistrer les conversations des personnes se trouvant dans ce véhicule, soumettant ainsi le requérant à un dispositif de surveillance particulièrement étroite.

55. Ainsi, la Cour considère que la géolocalisation par l’apposition d’un récepteur GPS sur le véhicule du requérant, ainsi que le traitement et l’utilisation des données obtenues s’analysent en une ingérence dans la vie privée de l’intéressé, telle que protégée par l’article 8 § 1 de la Convention.

ii. L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

56. La Cour considère que les mots « prévues par la loi », au sens de l’article 8 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne. Pour juger de l’existence d’une telle « base légale », il y a lieu de prendre en compte non seulement les textes législatifs pertinents, mais aussi la jurisprudence (voir, notamment, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑A, Huvig c. France, 24 avril 1990, § 28, série A no 176‑B, et Wisse c. France, no 71611/01, §§ 32-33, 20 décembre 2005).

57. Elle rappelle en outre que, dans l’arrêt Uzun (précité, § 64), elle a jugé que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant, résultant de sa surveillance par GPS, avait une base dans la législation allemande, à savoir l’article 100 c 1.1 b) du code de procédure pénale qui disposait ce qui suit :

« Il est possible, à l’insu de l’intéressé, (...) de recourir à d’autres moyens techniques spéciaux destinés à la surveillance aux fins d’enquêter sur les faits de la cause ou de localiser l’auteur d’une infraction lorsque l’enquête concerne une infraction extrêmement grave, et lorsque d’autres moyens d’enquête sur les faits de l’affaire ou de localisation de l’auteur de l’infraction ont moins de chance d’aboutir ou sont plus difficiles à mettre en œuvre (...) »

58. Or, à la différence de cette disposition du droit allemand, l’article 81 du CPP, appliqué en l’espèce, fait simplement référence à une notion de portée très générale, à savoir des « actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité ». Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé, dans le cadre d’affaires relatives à des écoutes téléphoniques, que l’article 81 du CPP, même lu en combinaison avec d’autres dispositions du CPP, n’offrait pas la « prévisibilité » exigée par l’article 8 de la Convention (Kruslin, précité, §§ 34-36, et Huvig, précité, §§ 33-34). Le fait que la surveillance de déplacements par GPS constitue une ingérence moins intrusive dans la vie privée que l’interception de conversations téléphoniques (Uzun, précité, § 66), n’est pas, en soi, de nature à remettre en cause ce constat, et ce d’autant plus qu’elle s’est ajoutée à d’autres mesures d’observation (Uzun, précité, § 79). De plus, la Cour relève que l’imprécision de la loi française au moment des faits ne peut être compensée par la jurisprudence des juridictions internes, l’arrêt de la Cour de cassation, rendu en l’espèce le 22 novembre 2011, étant le premier à se prononcer sur la légalité de la géolocalisation au cours d’une information judiciaire (paragraphe 21 ci-dessus).

59. En tout état de cause, la Cour estime, à supposer que l’article 81 du CPP ait pu constituer à lui seul une base légale à la géolocalisation, que celle-ci aurait également dû satisfaire aux critères de prévisibilité et de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre le risque d’abus inhérent à tout système de surveillance secrète (cf. Uzun, précité §§ 60-63 et 67-73). Or, sur ce point, la Cour observe que de telles garanties ne ressortent ni des termes de l’article 81 du CPP ni de la jurisprudence interne.

60. Ces éléments suffisent à la Cour pour considérer que dans le domaine des mesures de géolocalisation, le droit français, écrit et non écrit, n’indiquait pas, au moment des faits d’espèce, avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré. Elle conclut que le requérant n’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique et qu’il y a donc eu violation de l’article 8 de de la Convention, sans qu’il soit besoin de trancher les autres conditions posées par l’article 8, à savoir que l’ingérence doit viser un but légitime et être nécessaire, dans une société démocratique.

61. Enfin, la Cour prend note que, postérieurement à la présente espèce, par une loi du 28 mars 2014, la France s’est dotée d’un dispositif législatif pour encadrer le recours à la géolocalisation et renforcer la protection du droit au respect de la vie privée. Elle relève qu’au cours de la présentation de ce projet de loi, le Gouvernement a reconnu l’absence de base légale de cette pratique par le passé et indiqué que ce projet visait précisément à donner « un fondement législatif strict à des pratiques qui, jusqu’alors, en étaient dépourvu, et reposaient sur des dispositions très générales du code de procédure pénale » (paragraphe 39 ci-dessus).

2. Sur la réquisition judiciaire à un opérateur de téléphonie mobile

i. Sur l’existence d’une ingérence dans la vie privée

66. La Cour rappelle que l’exploitation d’informations concernant la date et la durée des appels téléphoniques, mais aussi les numéros composés, peut poser problème au regard de l’article 8, ces éléments faisant « partie intégrante des communications téléphoniques » (Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 84, série A no 82), même si elle se distingue par nature de l’interception des communications (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 42, CEDH 2001‑IX). En tout état de cause, la collecte et la conservation, à l’insu de l’intéressé, de données à caractère personnel se rapportant à l’usage du téléphone, constituent une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et de sa correspondance, au sens de l’article 8 (Copland c. Royaume-Uni, no 62617/00, § 44, CEDH 2007‑I), à l’instar de l’utilisation dans un procès pénal d’une liste d’appels téléphoniques passés par l’accusé (Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 61, 1er mars 2007, et Previti c. Italie, no 45291/06, § 303, 8 décembre 2009).

67. La Cour observe que la réquisition du 24 juillet 2009 a permis aux enquêteurs de se voir remettre, par la société de téléphonie concernée, les documents comportant la liste des appels reçus et émis par trois lignes de téléphones portables. Elle a également permis de retracer les déplacements ou la localisation du requérant, grâce à la communication par l’opérateur des données relatives aux bornes ou cellules déclenchées par ces lignes téléphoniques. Certes cette localisation n’est intervenue qu’a posteriori. Il n’en demeure pas moins que ces facturations détaillées de lignes téléphoniques et des bornes déclenchées par ces appels téléphoniques contiennent incontestablement des données personnelles relevant de la vie privée du requérant et touchent également au secret de ses correspondances.

68. Partant, la Cour considère que la réquisition judiciaire, en vertu de laquelle ces documents ont été communiqués aux enquêteurs et exploités, a constitué une ingérence d’une autorité publique dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée.

ii. L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

69. La Cour a déjà rappelé ce qu’implique l’expression « prévue par la loi », selon sa jurisprudence constante (paragraphes 56 et 59 ci-dessus). Elle observe que la réquisition du 24 juillet 2009 a été délivrée, dans le cadre de l’enquête préliminaire, par un officier de police judiciaire, sur autorisation du procureur de la République, sur le fondement de l’article 77‑1-1 du code de procédure pénale (paragraphes 31-33 ci-dessus).

70. La question se pose dès lors de savoir si, comme le fait valoir le requérant, cette réquisition allait au-delà de la simple remise de documents. La juridiction interne a répondu par la négative, considérant que l’article 77‑1-1 s’étendait à la mesure litigieuse (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour relève que ce texte, introduit par les lois des 18 mars 2003 et 9 mars 2004, permet au procureur ou aux enquêteurs, sur l’autorisation du premier, d’exiger des établissements, organismes, personnes, institutions et administrations, pour les besoins de l’enquête, la délivrance de documents en leur possession. Ces documents peuvent être issus d’un système informatique ou d’un traitement de données nominatives. Le principe est que les personnes requises sur le fondement de ce texte sont tenues de s’exécuter sous peine d’amende.

71. En l’espèce, la mesure en cause avait pour objet d’obtenir la communication de documents retraçant des données (appels émis et reçus, cellules déclenchées) déjà enregistrées par le système informatique de l’opérateur de téléphonie mobile. Aux yeux de la Cour, cette demande entrait dans le champ d’application de l’article 77-1-1 du CPP et était prévue par la loi.

72. Concernant la qualité de la loi, et plus spécialement sa prévisibilité, il ne saurait être fait reproche à la loi de ne pas dresser une liste exhaustive de l’ensemble des documents susceptibles d’être requis lors d’une enquête, compte tenu du caractère général inhérent à toute règle normative. La Cour relève, par ailleurs, qu’il ressort cette fois de la jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphes 35-37 ci-dessus) que l’article 77-1-1 du CPP est couramment utilisé pour requérir auprès des opérateurs téléphoniques des données personnelles ne touchant pas au contenu des communications.

73. En outre, la Cour constate que cette loi prévoit également des garanties contre l’arbitraire. D’une part, dans le cadre d’une enquête préliminaire, les réquisitions prises par un officier de police judiciaire sur le fondement de l’article 77-1-1 sont soumises à l’autorisation préalable d’un magistrat du parquet. La Cour note d’ailleurs qu’il ne peut être dérogé à cette obligation sous peine de nullité de l’acte (paragraphes 35-36 ci‑dessus). D’autre part, de telles réquisitions judiciaires sont susceptibles d’un contrôle juridictionnel. Dans la procédure pénale ultérieure menée contre la personne concernée, les juridictions pénales peuvent contrôler la légalité d’une telle mesure et, si celle-ci est jugée illégale, elles ont la faculté d’exclure du procès les éléments ainsi obtenus. Un tel contrôle a d’ailleurs été effectué en l’espèce (paragraphes 17 et 20-21 ci-dessus).

74. La Cour observe néanmoins que les garanties prévues par l’article 77‑1-1 du CPP sont moins substantielles que celles désormais prévues par la loi du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation, le législateur français, suivi par la jurisprudence, ayant expressément exclu du champ d’application de la loi du 28 mars 2014 les mesures ne constituant pas des opérations de géolocalisation réalisées en temps réel (paragraphes 37 à 42 ci‑dessus). À cet égard, la Cour considère qu’il est pertinent de distinguer les méthodes d’investigations permettant de géolocaliser une personne a posteriori de celles qui permettent de la géolocaliser en temps réel, ces dernières étant davantage susceptibles de porter atteinte au droit d’une personne au respect de sa vie privée. En effet, la communication de la liste des cellules déclenchées par une ligne téléphonique permet certes de connaître, a posteriori, le positionnement géographique passé de l’utilisateur de cette ligne. Mais il s’agit de la transmission à l’autorité judiciaire de données existantes et conservées par un organisme public ou privé et non de la mise en place d’un dispositif de surveillance, consistant à repérer spécifiquement les déplacements qu’une personne est en train de réaliser, par le biais d’un suivi dynamique d’une ligne téléphonique ou au moyen de la pose d’une balise sur un véhicule.

75. Ainsi, aux yeux de la Cour, le cadre législatif pertinent autorisait et encadrait la réquisition judiciaire du 24 juillet 2009. Le requérant n’a pas manqué d’indications suffisantes pour lui permettre de savoir dans quelles circonstances et sous quelles conditions les autorités publiques étaient habilitées à avoir recours à une telle mesure.

76. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que la mesure en question était prévue par la loi.

iii. L’ingérence poursuivait-elle un but légitime et était-elle nécessaire dans une société démocratique ?

77. La Cour observe que la réquisition adressée à l’opérateur de téléphonie mobile visait à permettre la manifestation de la vérité dans le cadre d’une procédure pénale relative à des faits d’importation de stupéfiants en bande organisée, d’association de malfaiteurs et de blanchiment. Cette mesure tendait donc à la défense de l’ordre, à la prévention des infractions pénales ainsi qu’à la protection de la santé publique et poursuivait ainsi des buts légitimes.

78. Sur le point de savoir si la communication de la liste des appels entrants et sortants de trois lignes téléphoniques et de la liste des cellules qu’elles ont déclenchées était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour rappelle que la notion de nécessité implique que l’ingérence corresponde à un besoin social impérieux et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi (Uzun, précité, §§ 78-79).

79. Or, en l’espèce, ces réquisitions étaient nécessaires pour démanteler un trafic de stupéfiants de grande ampleur, mettant en cause de nombreux individus, agissant de manière cachée et illicite, et en lien avec des réseaux étrangers. Par ailleurs, les informations obtenues par le biais de ces réquisitions ont été obtenues et utilisées dans le cadre d’une enquête et d’un procès pénal au cours duquel, ainsi que la Cour l’a déjà relevé (paragraphe 73 ci-dessus), le requérant a bénéficié d’un « contrôle effectif » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter l’ingérence litigieuse à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique ».

80. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la réquisition judiciaire à un opérateur de téléphonie mobile n’a pas violé l’article 8 de la Convention.

UZUN CONTRE ALLEMAGNE DU 02/09/2010 Requête no 35623/05

LA Surveillance par GPS d’une personne soupçonnée d’infractions graves Etait justifiée

Le requérant, Bernhard Uzun, est un ressortissant allemand né en 1967 et résidant à Mönchengladbach (Allemagne). L’affaire concerne la surveillance de l’intéressé par GPS (système de géolocalisation par satellite) dans le cadre d’une enquête pénale. C’est la première affaire concernant une telle surveillance dont la Cour européenne des droits de l’homme ait été saisie.

En octobre 1995, le procureur général près la Cour fédérale de Justice (Generalbundesanwalt) ouvrit une instruction contre M. Uzun et un complice présumé pour participation à des attentats à la bombe revendiqués par la « cellule anti-impérialiste », une organisation qui poursuivait la lutte armée abandonnée en 1992 par la Fraction armée rouge (RAF), mouvement terroriste d’extrême gauche.

L’Office fédéral de la police judiciaire (Bundeskriminalamt) fut chargé de l’enquête. Il procéda notamment à la surveillance visuelle de M. Uzun pendant les week-ends, à la surveillance au moyen d’une caméra vidéo de l’entrée de l’immeuble où l’intéressé vivait, à des écoutes téléphoniques et à l’installation d’émetteurs dans la voiture du complice présumé, que celui-ci et le requérant utilisaient souvent ensemble. Les intéressés ayant découvert les dispositifs et les ayant détruits et étant donné qu’ils évitèrent de se parler au téléphone, le procureur général ordonna leur surveillance par GPS. L’Office fédéral de la police judiciaire installa un récepteur GPS dans le véhicule du complice présumé de M. Uzun en décembre 1995, ce qui lui permit de localiser la voiture. Cette surveillance dura jusqu’à l’arrestation des deux hommes, en février 1996.

Dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre les deux hommes, la cour d’appel de Düsseldorf rejeta l’objection de M. Uzun à l’utilisation en tant que preuves des informations obtenues grâce à la surveillance par GPS. Elle estima que le recours au GPS était autorisé par le code de procédure pénale et qu’aucune décision judiciaire n’était nécessaire à cette fin. En septembre 1999, la cour d’appel condamna le requérant à une peine de treize ans d’emprisonnement pour tentative de meurtre et pour quatre attentats à la bombe. Elle conclut que les deux hommes avaient posé des bombes devant le domicile de députés et d’anciens députés et devant un consulat. Les éléments de preuve comprenaient les données obtenues grâce à la surveillance par GPS, lesquelles étaient corroborées par les renseignements recueillis au moyen d’autres méthodes de surveillance. M. Uzun se pourvut en cassation, se plaignant en particulier de l’utilisation au procès d’éléments de preuve obtenus grâce à sa surveillance par GPS. En janvier 2001, la Cour fédérale de Justice (Bundesgerichtshof) le débouta.

En avril 2005, la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) écarta le recours de M. Uzun. Elle estima que l’atteinte causée au droit de l’intéressé au respect de sa vie privée par sa surveillance par GPS était proportionnée, eu égard à la gravité des infractions et au fait qu’il s’était dérobé à d’autres mesures de surveillance. Pour la Cour constitutionnelle fédérale, les garanties procédurales en place étaient suffisantes pour éviter une surveillance totale permettant de dresser le profil exhaustif d’une personne. Toutefois, le législateur devait examiner si, eu égard à l’évolution future, ces garanties étaient suffisantes pour fournir une protection effective des droits fondamentaux et éviter la mise en œuvre non coordonnée de mesures d’enquête par différentes autorités.

La Cour observe tout d’abord que le récepteur GPS a été intégré sur une voiture appartenant à un tiers (le complice de M. Uzun). Toutefois, en procédant de la sorte, les autorités d’enquête avaient manifestement l’intention de recueillir des informations sur les déplacements des deux suspects, étant donné que leurs précédentes investigations leur avaient révélé que ceux-ci avaient utilisé la voiture ensemble. On n’a pu faire le lien entre les déplacements de la voiture du complice et M. Uzun qu’en soumettant celui-ci à une surveillance visuelle supplémentaire et aucune des juridictions internes n’a contesté que l’intéressé avait été soumis à une surveillance par GPS.

Les autorités d’enquête ont systématiquement recueilli et conservé des données indiquant l’endroit où se trouvait M. Uzun et les déplacements de celui-ci en public. Elles ont de surcroît utilisé ces données pour suivre tous les déplacements de l’intéressé, pour effectuer des investigations complémentaires et pour recueillir d’autres éléments de preuve dans les endroits où il s’était rendu, éléments qui ont ensuite été utilisés dans le cadre du procès pénal.

La Cour estime que les aspects susmentionnés suffisent pour conclure que la surveillance de M. Uzun par GPS s’analyse en une ingérence dans l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 § 1.

Sur le point de savoir si cette ingérence était « prévue par la loi », la Cour estime qu’elle avait une base dans le code de procédure pénale. Elle souligne qu’il y a lieu de distinguer la surveillance par GPS de déplacements en public d’autres méthodes de surveillance par des moyens visuels ou acoustiques car elle révèle moins d’informations sur la conduite, les opinions ou les sentiments de la personne qui en fait l’objet et porte donc moins atteinte au droit de celle-ci au respect de sa vie privée. La Cour ne voit donc pas la nécessité d’appliquer les mêmes garanties strictes contre les abus que celles qu’elle a développées dans sa jurisprudence sur la surveillance des télécommunications, par exemple l’obligation de définir précisément la durée maximale de l’exécution de la mesure de surveillance ou la procédure à suivre pour l’utilisation et la conservation des données recueillies.

La Cour estime que la conclusion unanime des juridictions internes selon laquelle la surveillance par GPS était couverte par le droit interne était raisonnablement prévisible, étant donné que les dispositions pertinentes prévoyaient le recours à des moyens techniques, en particulier « pour localiser l’auteur d’une infraction ». En outre, le droit interne subordonnait l’autorisation de la mesure de surveillance par GPS à des conditions très strictes ; en effet, une telle surveillance ne pouvait être ordonnée qu’à l’égard d’une personne soupçonnée d’une infraction extrêmement grave.

La Cour se félicite des modifications apportées au droit allemand après l’enquête menée dans l’affaire de M. Uzun car elles ont eu pour effet de renforcer la protection du droit d’un suspect au respect de sa vie privée, la surveillance systématique de celui-ci devant être ordonnée par un juge lorsqu’elle dépasse une durée d’un mois. Elle note toutefois que déjà en vertu des dispositions en vigueur à l’époque des faits la surveillance d’un individu par GPS était susceptible d’un contrôle judiciaire. Elle estime que le contrôle judiciaire ultérieur de la surveillance de M. Uzun par GPS a offert une protection suffisante contre l’arbitraire en l’espèce. Un tel contrôle, qui permet d’exclure les éléments de preuve obtenus au moyen d’une surveillance illégale par GPS, constitue une garantie importante, en ce qu’elle décourage les autorités d’enquête de recueillir des preuves par des moyens illégaux. La Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par M. Uzun de son droit au respect de sa vie privée était « prévue par la loi ».

La Cour note que la surveillance M. Uzun par GPS, ordonnée aux fins d’enquêter sur plusieurs accusations de tentatives de meurtre revendiquées par un mouvement terroriste et de prévenir d’autres attentats à la bombe, était dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de la prévention des infractions pénales et de la protection des droits des victimes. La surveillance par GPS a seulement été ordonnée après que d’autres mesures d’investigation, moins attentatoires à la vie privée, se furent révélées moins efficaces, et cette mesure a été mise en œuvre pendant une période relativement courte (trois mois) et n’a touché l’intéressé que lorsqu’il se déplaçait dans la voiture de son complice. Dès lors, on ne saurait dire que le requérant a été soumis à une surveillance totale et exhaustive. L’enquête ayant porté sur des infractions très graves, la Cour estime que la surveillance de M. Uzun par GPS était proportionnée aux buts poursuivis.

La Cour conclut, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 8 de la Convention. En outre, eu égard à cette conclusion, elle dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 6 § 1.

JURISPRUDENCE COUR DE CASSATION FRANCAISE

CODE PÉNAL LIVRE I TITRE IV Chapitre V : De la géolocalisation (Articles 230-32 à 230-44)

Art. R. 53-40 du Code pénal

La requête du juge d'instruction prévue par le premier alinéa de l'article 230-40 précise les raisons pour lesquelles il estime remplies les conditions prévues par les dispositions de ce même alinéa. Elle comporte la liste des pièces dont le juge d'instruction demande le versement dans le dossier distinct du dossier de la procédure.
Un rapport des enquêteurs justifiant le recours à la procédure prévue par l'article 230-40 peut également être joint à la requête.
Le juge d'instruction adresse sa requête au juge des libertés et de la détention après avoir recueilli l'avis du procureur de la République, qui est joint à la requête.

Art. R. 53-40-1 du Code pénal

Le dossier distinct et le registre prévus à l'article 230-40 sont conservés par le président du tribunal de grande instance ou le juge délégué par lui. Ils ne peuvent être communiqués qu'au juge des libertés et de la détention, au juge d'instruction, à la chambre de l'instruction et, dans le cas prévu par l'article 230-41, au président de la chambre de l'instruction.

Art. R. 53-40-2 du code pénal

Sont versés dans le dossier distinct dont la création a été autorisée par le juge des libertés et de la détention les pièces dont il dresse la liste, la requête du juge d'instruction, l'avis du procureur de la République et, le cas échéant, le rapport des enquêteurs.

Art. R. 53-40-3 du code pénal

Si le juge des libertés et de la détention ne fait pas droit à la requête du juge d'instruction, cette requête, la décision du juge des libertés et de la détention, l'avis du procureur de la République et, le cas échéant, le rapport des enquêteurs sont versés dans un dossier distinct du dossier de la procédure, qui est conservé par le président du tribunal de grande instance ou le juge délégué par lui.
Ce dossier, qui ne peut être communiqué dans le cadre de la procédure en cours, est détruit à la diligence du président du tribunal de grande instance ou du juge délégué par lui à l'expiration du délai de prescription de l'action publique. Il est dressé par ce magistrat un procès-verbal de cette destruction.

Art. R. 53-40-4 du code pénal

Lorsque des informations relatives à une opération de géolocalisation ont été versées dans un dossier distinct en application de l'article 230-40, et sauf lorsqu'elles ont été versées au dossier de la procédure en application de l'article 230-41, le juge d'instruction, avant de délivrer l'avis prévu à l'article 175, verse dans le dossier distinct les éléments recueillis dans les conditions prévues à l'article 230-40 et qui figurent dans le dossier de la procédure, après avoir recueilli l'avis du procureur de la République et les observations des parties. La décision du juge d'instruction est versée au dossier de la procédure

LE PROCUREUR N'EST PAS UN JUGE INDEPENDANT POUR CONTRÔLER LE GPS AU SENS DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

Cour de Cassation, arrêt du 22 octobre 2013 Requête N° 13-81949 cassation partielle

Vu l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

Attendu qu'il se déduit de ce texte que la technique dite de " géolocalisation " constitue une ingérence dans la vie privée dont la gravité nécessite qu'elle soit exécutée sous le contrôle d'un juge;

Attendu que, pour écarter le moyen de nullité pris du défaut de fondement légal de la mise en place, par les opérateurs de téléphonie, d'un dispositif technique, dit de géolocalisation, permettant, à partir du suivi des téléphones utilisés par M. X..., de surveiller ses déplacements en temps réel, au cours de l'enquête préliminaire, l'arrêt retient, notamment, que les articles 12, 14 et 41 du code de procédure pénale confient à la police judiciaire le soin de constater les infractions à la loi pénale, d'en rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs, sous le contrôle du procureur de la République ; que les juges ajoutent que les mesures critiquées trouvent leur fondement dans ces textes, qu'il s'agit de simples investigations techniques ne portant pas atteinte à la vie privée et n'impliquant pas de recourir, pour leur mise en oeuvre, à un élément de contrainte ou de coercition ;

Mais attendu qu'en se déterminant par ces motifs, la chambre de l'instruction a méconnu le texte conventionnel susvisé ;

D'où il suit que la cassation est encourue de ce chef

Cour de Cassation, arrêt du 22 octobre 2013 Requête N° 13-81945 cassation partielle

Attendu que, pour écarter le moyen de nullité pris du défaut de fondement légal de la mise en place, par les opérateurs de téléphonie, d'un dispositif technique, dit de "géolocalisation", permettant, à partir du suivi des téléphones de M. X..., de surveiller ses déplacements en temps réel, l'arrêt retient, notamment, que cette surveillance, fondée sur l'article 81 du code de procédure pénale, répond aux exigences de prévisibilité et d'accessibilité de la loi et qu'elle a été effectuée sous le contrôle d'un juge constituant une garantie suffisante contre l'arbitraire ; que les juges ajoutent que cette ingérence dans la vie privée de la personne concernée était proportionnée au but poursuivi, s'agissant d'une association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme portant gravement atteinte à l'ordre public, et qu'elle était nécessaire au sens de l'article 8 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme;

Attendu qu'en prononçant ainsi, la chambre de l'instruction a fait l'exacte application du texte conventionnel invoqué

Attendu que, pour rejeter le moyen de nullité pris de l'irrégularité, au regard des dispositions de l'article 34-1, VI, du code des postes et télécommunications électroniques, des réquisitions délivrées aux fins d'obtenir des renseignements relatifs à des adresses électroniques en ce qu'il était demandé également aux détenteurs des données de fournir le contenu des messages envoyés et reçus, l'arrêt retient que, selon les mentions des procès-verbaux, et en l'absence de transcription d'un quelconque message en procédure, ce contenu n'a pas été porté à la connaissance des enquêteurs ; que les juges ajoutent qu'ainsi, il n'a pas été porté atteinte ni à la vie privée, ni au secret des correspondances à l'égard de M. X... ;

Attendu qu'en statuant de la sorte et dès lors que l'irrégularité invoquée n'a pas eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de la personne concernée, la chambre de l'instruction a justifié sa décision

Attendu que, pour rejeter le moyen de nullité pris du défaut de motivation des décisions d'autorisation des interceptions de correspondances téléphoniques rendues par le juge des libertés et de la détention, l'arrêt prononce par les motifs repris au moyen;

Attendu qu'en se déterminant ainsi, les juges ont fait une exacte application des textes légaux susvisés, qui ne prévoient pas une telle motivation, lesquels ne sont pas contraires aux dispositions conventionnelles invoquées dès lors que les écoutes téléphoniques constituent une ingérence nécessaire dans une société démocratique, pour lutter contre la délinquance, que ces mesures sont autorisées par un juge qui doit être tenu informé de leur exécution, qu'elles répondent à des exigences précises, énoncées par les articles 100 à 100-5 du code de procédure pénale, dont la méconnaissance peut être sanctionnée par la nullité

Attendu que, pour rejeter le moyen de nullité pris des réponses faites par M. X..., hors la présence de son avocat, aux questions qui lui étaient posées par les officiers de police judiciaire durant la perquisition, l'arrêt retient que l'assistance de l'avocat, au cours de la garde à vue n'est prévue par le code de procédure pénale que pour les auditions et confrontations ; que les juges ajoutent que l'absence de l'avocat lors de la perquisition n'a pas porté pas atteinte au droit de M. X... à un procès équitable, les objets saisis ne lui ayant été représentés qu'en vue d'une reconnaissance et non à l'occasion d'un interrogatoire et qu'il avait été informé de son droit de se taire ;

Attendu qu'en prononçant ainsi, conformément à l'article 54, dernier alinéa, du code de procédure pénale, la chambre de l'instruction a fait l'exacte application des textes visés au moyen, lequel, dès lors, ne saurait être accueilli

Attendu que, pour déclarer régulière la prolongation de la garde à vue de M. X... par le juge d'instruction du tribunal de grande instance de Nantes, dans le ressort duquel se déroulait la mesure, l'arrêt retient qu'aux termes de l'article 154 du code de procédure pénale, les dispositions des articles 62-2 à 64-1 du même code relatives à la garde à vue sont applicables lors de l'exécution des commissions rogatoires et que les attributions conférées au procureur de la République par ces textes sont alors exercées par le juge d'instruction ; que les juges en déduisent que le second alinéa de l'article 63-9, selon lequel le procureur de la République du lieu où est exécutée la garde à vue est compétent, comme celui sous la direction duquel l'enquête est menée, pour la contrôler et en ordonner la prolongation, est applicable lorsque la mesure intervient en exécution d'une commission rogatoire, les magistrats concernés étant alors le juge d'instruction qui a délivré celle-ci et celui du lieu où la personne est gardée à vue ;

Attendu qu'en prononçant ainsi, et dès lors que l'article 154 du code de procédure pénale ne comporte aucune restriction au renvoi qu'il opère à l'article 63-9 de ce code, la chambre de l'instruction a fait une exacte application des textes susvisés

Attendu que, pour rejeter l'exception de nullité de la prolongation de la garde à vue ordonnée par le juge d'instruction du tribunal de grande instance de Nantes, sans présentation préalable de M. X..., l'arrêt, après avoir rappelé que la visioconférence n'est qu'une modalité de cette présentation, relève l'ampleur du dossier et la mobilisation des enquêteurs par de nombreuses investigations simultanées ; que les juges retiennent, notamment, que le magistrat instructeur a suffisamment exposé son manque de disponibilité en raison de la permanence qu'il devait assurer, sans qu'il fût nécessaire pour lui de justifier plus avant les nécessités du service dont il avait la charge ;

Attendu qu'en l'état de ces constatations, résultant de son appréciation souveraine du caractère exceptionnel des circonstances permettant de prolonger la garde à vue sans présentation préalable de la personne concernée, la chambre de l'instruction a justifié sa décision

Attendu que les dispositions de l'article 63 II du code de procédure pénale, qui ne prévoient pas que l'avocat de la personne gardée à vue soit entendu en ses observations préalablement à la décision sur la prolongation de cette mesure, ne sont pas contraires aux articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l'homme qui n'exigent pas la présence de l'avocat à ce stade de la procédure, les droits de la défense de la personne concernée étant assurés par celui qu'elle a de s'entretenir avec un avocat à différents moments de la garde à vue et d'être assistée par ce conseil lors de ses auditions ;

D'où il suit que le moyen doit être écarté

Vu l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

Attendu qu'il se déduit de ce texte que la technique dite de " géolocalisation " constitue une ingérence dans la vie privée dont la gravité nécessite qu'elle soit exécutée sous le contrôle d'un juge;

Attendu que, pour écarter le moyen de nullité pris du défaut de fondement légal de la mise en place, par les opérateurs de téléphonie, d'un dispositif technique, dit de "géolocalisation", permettant, à partir du suivi des téléphones de M. X..., de surveiller ses déplacements en temps réel, au cours de l'enquête préliminaire, l'arrêt retient, notamment, que les articles 12, 14 et 41 du code de procédure pénale confient à la police judiciaire le soin de constater les infractions à la loi pénale, d'en rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs, sous le contrôle du procureur de la République ; que les juges ajoutent que les mesures critiquées trouvent leur fondement dans ces textes, et qu'il s'agit de simples investigations techniques ne portant pas atteinte à la vie privée et n'impliquant pas de recourir, pour leur mise en oeuvre, à un élément de contrainte ou de coercition ;

Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, la chambre de l'instruction a méconnu le texte conventionnel susvisé

Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 19 novembre 2013 pourvoi n° 13-84909 Qpc incidente - Non-lieu à renvoi au cc

Et attendu que les dispositions légales invoquées, relatives aux activités exercées par la police judiciaire sous la direction du procureur de la République, ne confèrent pas le pouvoir de mettre en oeuvre la mesure technique dite de " géolocalisation ", laquelle, en raison de sa gravité, ne peut être réalisée que sous le contrôle d'un juge

LA FILATURE ET L'INFILTRATION DES POLICIERS DANS LES RESEAUX

Arrêt Lüdi contre Suisse précité

"La Cour estime qu'en l'espèce le recours à un agent infiltré ne toucha en soi, ni par sa combinaison avec les écoutes téléphoniques, à la sphère de la vie privée au sens de l'article 8"

Arrêt EL HASKI C. BELGIQUE du 25 septembre 2012 requête 649/08

101. La Cour constate tout d’abord qu’il ressort des motifs de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 janvier 2007 que la Sûreté de l’Etat n’a pas eu recours à l’infiltration d’agents ; elle s’est bornée à collecter des renseignements auprès de sources humaines – tels que le personnel des agences de voyage et des centres sportifs fréquentés par les suspects – et d’agents de service publics. Elle a de plus procédé, sur la voie publique, à des filatures d’individus soupçonnés d’être liés au GICM, ainsi qu’à la surveillance des abords de la résidence de certains d’entre eux et de snack-bars qu’ils fréquentaient, dans le but d’identifier – éventuellement en les photographiant – les personnes qui s’y présentaient.

102. Ensuite, à l’instar de la cour d’appel de Bruxelles et de la Cour de cassation, la Cour considère que le fait pour une autorité publique de collecter des renseignements sur une personne en interrogeant d’autres individus, en la filant, en surveillant les abords de sa résidences et des lieux qu’elle fréquente et en la photographiant, y compris dans des lieux publics, est constitutif d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée (voir l’arrêt Antunes Rocha précité, §§ 62-65).

La cour d’appel de Bruxelles a cependant jugé que les intéressés n’avaient subi qu’une atteinte mesurée à leur vie privée, soulignant à cet égard que l’ingérence engendrée par des filatures et surveillances sur la voie publique était « nettement relative par rapport à celle provoquée par des méthodes d’investigation intrusives telles que les écoutes et le repérage téléphoniques, la perquisition ou l’infiltration ». La Cour adhère à cette analyse. Elle observe de plus que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir que le requérant a lui-même été l’objet de filatures et que les abords de son domicile ont été surveillés. Il apparaît en fait que les mesures de surveillance de ce type visaient avant tout trois autres personnes. Cela relativise un peu plus encore l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée du requérant, sans toutefois la mettre entièrement en doute.

103.  Cela étant, il convient de vérifier si cette ingérence peut se justifier au regard du second paragraphe de l’article 8 de la Convention : elle doit être « prévue par la loi », poursuivre l’un au moins des buts légitimes énumérés par ce paragraphe et être « nécessaire » « dans une société démocratique » pour atteindre ce but.

104.  L’expression « prévue par la loi » veut d’abord que l’ingérence ait une base en droit interne, mais l’observation de celui-ci ne suffit pas : la loi en cause doit être accessible à l’intéressé qui, en outre, doit pouvoir en prévoir les conséquences pour lui (Leander c. Suède, arrêt du 26 mars 1987, série A no 116, § 50 ; voir aussi, parmi de nombreux autres, l’arrêt Antunes Rocha précité, § 67). Dans un système applicable à tous les citoyens, la loi doit user de termes assez clair pour leur indiquer de manière adéquate en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à se livrer à pareille ingérence secrète et virtuellement dangereuse dans leur vie privée (voir notamment les arrêts Leander et Antunes Rocha précités, §§ 51 et 68 respectivement).

105.  La Cour note que les mesures dont il est question en l’espèce trouvent leur base légale dans la loi du 30 novembre 1998 relative aux services de renseignements et de sécurité, dont l’accessibilité ne fait pas de doute. Il reste à déterminer si cette loi fixe avec suffisamment de précisions les conditions dans lesquelles elles pouvaient être prises.

106.  A cet égard, la Cour constate que l’article 7.1 de la loi du 30 novembre 1998 définit les missions de la Sûreté de l’Etat : il s’agit notamment de rechercher, analyser et traiter le renseignement relatif à toute activité qui menace ou pourrait menacer la sûreté intérieure de l’Etat et la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel, la sûreté extérieure de l’Etat et les relations internationales. L’article 13 précise que, dans le cadre de leurs missions, les services de renseignement et de sécurité peuvent rechercher, collecter, recevoir et traiter des informations et des données à caractère personnel qui peuvent être utiles à l’exécution de leurs missions et tenir à jour une documentation relative notamment à des événements, à des groupements et à des personnes présentant un intérêt pour l’exécution de leurs missions. Les articles 16 et 18 ajoutent qu’ils peuvent avoir recours à des sources humaines et solliciter les informations nécessaires à l’exercice de leurs missions, y compris des données à caractère personnel, auprès de toute personne ou organisme relevant du secteur privé.

107.  Elle prend acte du fait que le comité permanent de contrôle des services de renseignement appelle de ses vœux un encadrement légal du recours par ces services à des techniques spéciales de recherches de l’information (écoutes, filatures, observations, informateurs) prévoyant le respect des principes de légalité, de subsidiarité et de proportionnalité (paragraphe 49 ci-dessus). Elle partage cependant l’approche des juridictions internes en l’espèce, selon laquelle il faut prendre en compte le fait que le requérant n’a subi qu’une ingérence mesurée dans l’exercice de son droit au respect de la vie privée. Ainsi, la cour d’appel de Bruxelles, considérant que le degré de précision exigé des textes législatif habilitant les pouvoirs publics à porter atteinte à la vie privée dépendait essentiellement du caractère intrusif et secret de la méthode d’investigation, a conclu que les dispositions de la loi du 30 novembre 1998 étaient suffisamment explicites et prévisibles « compte tenu de l’atteinte relative à la vie privée qu’engendrent la filature et les surveillances sur la voie publique » (paragraphes 30-31 ci-dessus). La Cour de cassation a pareillement estimé, après avoir relevé que la mission de la Sûreté de l’Etat était définie par l’article 7.1 de la loi du 30 novembre 1998, que l’article 13 de cette loi prévoyait avec suffisamment de précision la possibilité pour ce service de recourir à des filatures et observations sur la voie publique ou dans des lieux publics – constitutifs indique-t-elle d’« une méthode de recherche usuelle » – dès lors qu’elle leur permettait de rechercher, collecter, recevoir et traiter des informations et des données à caractère personnel utiles à l’exécution de leurs missions et de tenir à jour la documentation appropriée à cette fin (paragraphe 43 ci-dessus).

Assurément, les dispositions précitées de la loi du 30 novembre 1998 mettent les citoyens en mesure de prévoir que, dans le cadre de leur mission légale de renseignement, les services de la Sûreté de l’Etat procèdent sur le territoire national à des filatures de personnes suspectées de participer à un groupement terroriste, interrogent d’autres personnes à leur propos, surveillent les abords de leur résidence et des lieux qu’elles fréquentent et les photographient dans un but d’indentification. La loi pose en outre des limites à l’action de ces services. Elle précise en effet notamment que les renseignements contenus dans la documentation qu’ils élaborent sur des événements, groupements ou personnes doivent présenter un lien avec la finalité du fichier et se limiter aux exigences qui en découlent (article 13), leur impose le respect du principe d’inviolabilité du domicile (article 17) et les oblige à veiller au respect et à contribuer à la protection des droits et libertés individuelles (article 2). Elle ne leur confère de plus qu’un pouvoir d’investigation réduit puisqu’elle ne les autorise pas à user de moyens particulièrement intrusifs dans la vie privée, tels que des écoutes téléphoniques ou l’interception de courriers. Dans ces conditions, et eu égard au type de mesures effectivement prises en l’espèce, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

108.  Enfin, la Cour constate que le requérant ne conteste pas que l’ingérence litigieuse poursuivait l’un au moins des but légitimes énumérés par cette disposition et qu’elle était « nécessaire » « dans une société démocratique » pour l’atteindre.

109.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

LAGUTIN et autres C. RUSSIE du 24 avril 2014

requêtes nos 6228/09, 19123/09, 19678/07, 52340/08 et 7451/09

LES POLICIERS INFILTRES NE DOIVENT PAS INCITER LES INDIVIDUS SURVEILLES A COMMETTRE DES CRIMES OU DELITS POUR POUVOIR LES ARRÊTER.

Les tribunaux russes n’ont pas vérifié les allégations formulées par des personnes soupçonnées d’infractions à la législation sur les stupéfiants selon lesquelles la police leur avait tendu des pièges.

Article 6 § 1

La Cour souligne que, dans sa jurisprudence, elle a admis que le recours à des agents infiltrés pouvait être une technique d’enquête légitime pour lutter contre la criminalité à condition qu’il existe des garanties adéquates contre les abus. En particulier, dans les affaires où les principaux éléments de preuve proviennent d’une opération d’infiltration, comme une vente simulée de drogue, les autorités doivent être en mesure de prouver qu’elles avaient de bonnes raisons de lancer pareille opération. En outre, toute enquête de ce type doit être menée de manière essentiellement passive.

La Cour fait observer que, dans le cas de chacun des requérants, la police s’est référée à des « informations opérationnelles » préliminaires indiquant que les requérants avaient déjà participé à des trafics de drogue. Toutefois, d’après les comptes rendus soumis à la Cour, les juridictions russes de première instance n’ont pas cherché à éclaircir le contenu des dossiers opérationnels qui incriminaient prétendument les requérants, et le gouvernement russe n’a fourni aucune autre précision concernant ces « informations opérationnelles ». La Cour n’est donc pas en mesure de déterminer si les autorités avaient de bonnes raisons de monter les opérations d’infiltration et si les agents infiltrés avaient ou non exercé des pressions pour pousser les requérants à commettre les infractions en question.

S’agissant de l’obligation procédurale de fournir des garanties contre les abus au cours d’une opération d’infiltration, la Cour note que la condamnation pénale de chacun des requérants s’est fondée entièrement ou principalement sur les éléments de preuve obtenus au cours de l’opération de vente simulée de drogue menée par la police. Dans les affaires précédentes dirigées contre la Russie, la Cour a conclu que les ventes simulées relevaient totalement de la compétence des organes de recherche opérationnelle et a jugé que ce système révélait une absence structurelle de garanties contre les provocations policières.

Dans ces conditions, les tribunaux de première instance, devant une allégation défendable selon laquelle des policiers infiltrés et informateurs n’avaient pas agi de manière passive, devaient établir au cours d’une procédure contradictoire les motifs à l’origine de l’opération, l’ampleur de la participation des policiers à l’infraction et la nature de l’incitation ou des pressions auxquelles les requérants avaient été soumis. Vu l’absence en droit russe de garanties adéquates contre les provocations policières, l’examen par les tribunaux d’une allégation relative à un piège tendu par la police constituait le seul moyen de vérifier qu’il existait des raisons valables de monter une opération d’infiltration et que la police ou les informateurs s’étaient cantonnés à un rôle essentiellement passif.

Or les tribunaux de première instance n’ont rien fait pour vérifier les allégations de la police relatives à la soi-disant préexistence d’« informations opérationnelles » et ont admis les déclarations non confirmées des policiers selon lesquelles ils avaient de bonnes raisons de soupçonner les requérants.

Le fait que ces tribunaux n’aient pas examiné les allégations de piège, qui dans le cas des requérants étaient inséparables de la décision quant à leur culpabilité, a irrémédiablement compromis l’issue de leur procès. Or cette façon de faire est contraire aux garanties fondamentales d’équité de la procédure, et notamment aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes entre l’accusation et la défense. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 dans le chef des cinq requérants.

LES ÉTATS NE PEUVENT IMPOSER DES MESURES RESTRICTIVES

DURANT L'ENQUÊTE PENALE TROP LONGTEMPS

ARRET D.M.T. et D.K.I. c. BULGARIE du 24 JUILLET 2012 REQUETE 29476/06

Suspendre un fonctionnaire de ses fonctions durant six ans est une violation de la Convention.

108.  La Cour rappelle que, pour être justifiée sous l’angle de l’article 8 § 2 de la Convention, une ingérence dans le droit au respect de la vie privée doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire respecter un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble.

109.  En l’espèce, la Cour observe que la mesure de suspension de ses fonctions appliquée au requérant était une mesure prévue par l’article 392, alinéa 1, de l’ancien CPP (paragraphe 60 ci-dessus). Elle note par ailleurs que l’article 213 de la loi sur le ministère de l’Intérieur interdisait aux fonctionnaires du ministère d’exercer toute autre activité rémunérée en dehors de leurs fonctions, règle qui était également applicable en cas de suspension de l’agent (paragraphe 63 ci-dessus). Quant à l’interdiction de démettre de ses fonctions un fonctionnaire dudit ministère, celle-ci était d’abord prévue par l’article 141, alinéa 2, du décret d’application de la loi sur le ministère de l’Intérieur et, par la suite, par l’article 253, alinéa 3, de la loi sur le ministère de l’Intérieur (Karov, précité, § 51). La Cour est d’avis que lesdites dispositions législatives étaient accessibles et suffisamment claires et prévisibles pour le requérant. Il s’ensuit que cette première condition pour la régularité de l’ingérence dénoncée par le requérant est bien remplie.

110.  La Cour admet, comme l’a suggéré le Gouvernement, que la suspension du requérant de ses fonctions au cours des poursuites pénales dirigées contre lui avait pour but de prévenir toute éventuelle tentative d’entrave à la justice. Il convient de rappeler à cet égard que, à l’époque des faits, l’intéressé était à la tête du département de la police de Sofia chargé des enquêtes en matière de criminalité économique et qu’il était poursuivi pour des faits de corruption passive en lien avec ses fonctions (paragraphes 6-31 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour estime que la suspension du requérant de ses fonctions avait pour but légitime de défendre l’ordre et de prévenir les infractions pénales.

111.  En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence en cause dans une société démocratique, la Cour observe que la mesure de suspension du requérant a été appliquée du 11 août 1999 au 9 décembre 2005, soit pendant une période de six ans et quatre mois. Etant donné que l’intéressé a été suspendu en raison des poursuites pénales menées contre lui, il apparaît que la durée d’application de cette mesure était étroitement liée à la durée de la procédure pénale dirigée contre lui. Par conséquent, tout retard injustifié de la procédure pénale avait pour résultat de prolonger l’application de cette mesure coercitive. Dans son arrêt Karov, précité, §§ 88 et 89, la Cour a examiné l’existence d’un but légitime et la proportionnalité de la suspension d’un agent de police du point de vue de la convenance du maintien de celui‑ci à son poste au cours de poursuites pénales pour des accusations similaires. Elle a trouvé à cet égard que la mesure contestée était une conséquence normale et inévitable des poursuites pénales menées contre le requérant, même si la durée de celles-ci était excessive. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion en ce qu’elle concerne la suspension du requérant de son poste en tant que telle. Cependant, la présente affaire pose le problème de la nécessité et de la proportionnalité des effets que la suspension a produits, notamment la restriction imposée au requérant de rechercher un autre emploi au cours de la procédure pénale menée à son encontre.

112.  La Cour a déjà constaté dans le cadre de l’examen du grief du requérant tiré de l’article 6 § 1 que les renvois de l’enquête au stade de l’instruction préliminaire et pour réexamen devant la cour militaire d’appel ont engendré un retard de deux ans et demi dans la procédure pénale (paragraphe 95 ci-dessus). Ce délai, dû à divers manquements des organes d’enquête et des tribunaux, a automatiquement prolongé l’application de la suspension du requérant de son poste et la restriction en découlant quant à la possibilité de postuler pour un emploi dans le secteur privé. Dans ce contexte, la Cour estime que la mesure de suspension aurait pu être appliquée pour une période sensiblement moins longue si les autorités avaient été plus diligentes dans le cadre des poursuites pénales menées contre l’intéressé.

113.  L’aspect le plus contraignant de la situation dont se plaint le requérant était l’impossibilité pour lui d’occuper un autre emploi, y compris dans le secteur privé, au cours de sa suspension temporaire de ses fonctions. La Cour rappelle que cette restriction découlait du statut de fonctionnaire public que l’intéressé continuait d’avoir même s’il n’effectuait pas temporairement ses fonctions (paragraphe 63 ci-dessus). Si en temps normal une telle restriction peut se justifier par le souci de prévenir les situations de conflit d’intérêts dans le cadre de la fonction publique, la Cour considère que l’application de cette interdiction générale dans le cas particulier du requérant – un fonctionnaire suspendu de son poste pour une période de plus de six ans – a constitué une charge excessive pour l’intéressé. Les autorités n’ont donné aucune explication convaincante pour leur refus de démettre le requérant de ses fonctions d’agent au ministère de l’Intérieur, ce qui lui aurait permis de rechercher un autre emploi. La Cour n’est pas convaincue qu’une telle possibilité aurait entravé le cours des poursuites pénales menées contre le requérant. Cet effet néfaste et prolongé de la suspension du requérant a constitué une charge excessive qui a affecté sa vie privée. La Cour estime que cette restriction ne peut pas être considérée comme nécessaire et proportionnée au but légitime poursuivi par l’ouverture de ces poursuites pénales, ni comme leur conséquence normale et inévitable.

114.  La Cour estime donc que les mesures restrictives dénoncées n’ont pas respecté un juste équilibre entre les intérêts du requérant et ceux de la société dans son ensemble et que la vie privée de l’intéressé a été atteinte sans justification suffisante au regard du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention.

115.  Il y a donc eu violation de cet article de la Convention.

LA GARDE DU CORPS POUR AUTOPSIE

Arrêt Pannullo contre France du 30 octobre 2001 Hudoc 3020 requête 37794/97

La Cour "met dans la balance" LES BESOINS DE L'ENQUETE qui s'opposent AU DROIT A UNE INHUMATION pour constater en l'espèce, la violation de l'article 8 de la Convention:

"§30: La Cour estime que les besoins de l'enquête impliquaient que les autorités françaises retiennent le corps d'Erika (une petite fille décédée à Paris dont le corps était réclamé par ses parents italiens ) le temps nécessaire à l'autopsie, à savoir jusqu'au 09/07/1996.

Pour ce qui est, en revanche, de la période postérieure () le corps de l'enfant aurait pu être rendu à ses parents dès après l'autopsie.

§39: que le retard ait été causé, comme le mentionne le Gouvernement, soit par l'inertie des experts, soit par une "mauvaise compréhension de la matière médicale par le juge", la Cour considère, eu égard aux circonstances de l'affaire et au caractère dramatique, pour les requérants, de la perte de leur enfant, que les autorités françaises n'ont pas ménagé un juste équilibre entre le droit des requérants, au respect de leur vie privée et familiale et le but légitime visé"

GIRARD C. FRANCE du 30 JUIN 2011 REQUÊTE 22590/04

Manque de diligence des autorités dans un cas de disparition de personnes majeures

Les requérants, Claude et Andrée Girard, sont des ressortissants français, nés respectivement en 1934 et 1937 et résidant à Pessac (France).

A partir du mois de novembre 1997, leur fille Nathalie (30 ans) et son compagnon, Frédéric Adman, qui venaient de vendre leur fonds de commerce d’auberge-discothèque au profit d’A.S., ne donnèrent plus de nouvelles. Les parents firent alors une demande de recherches

dans l’intérêt des familles auprès du commissariat de Juvisy-sur-Orge le 8 janvier 1998.

Ils menèrent parallèlement par eux-mêmes des investigations, entreprirent de multiples démarches et effectuèrent de nombreuses recherches dans le but de retrouver leur fille.

Plusieurs courriers furent adressés à la police et à la gendarmerie, et restèrent sans réponse.

Le 11 novembre 1998, le premier requérant adressa une lettre au chef de la brigade de gendarmerie de Viry-Châtillon, dans laquelle il donnait la liste de toutes les personnes qu’il avait pu rencontrer et interroger, et mentionna sous le nom d’A.S. "fait l’objet de tous mes soupçons." Il indiqua en outre que le compte bancaire de sa fille, resté totalement inactif pendant 9 mois, avait été débité de 23 chèques dont la signature avait été falsifiée mais qui portaient au dos son numéro de carte d’identité. Il conclut que sa disparition paraissait inquiétante et suspecte.

Le 1er décembre 1998, les parents écrivirent au procureur de la République près le tribunal de grande instance d’Evry, lequel saisit pour enquête la brigade de gendarmerie de Viry-Châtillon. Le 3 mai 1999, le gendarme chargé de l’enquête dressa un procès-verbal faisant état de ce que les renseignements recueillis à l’auberge, auprès des voisins, de l'organisme gérant l'immeuble, du commissariat, de la mairie et du centre des impôts ne lui avaient pas permis de découvrir la nouvelle adresse des deux disparus. Le 31 mai 1999, le procureur classa l’affaire sans suite.

Le 4 janvier 1999, A.S. commit une tentative de meurtre dans le sous-sol de sa discothèque, dont la victime put réchapper.

Le 15 janvier 1999, les requérants signalèrent au chef de brigade de gendarmerie en charge du dossier qu’A.S. avait réglé des travaux dans sa discothèque avec des chèques provenant du chéquier du compagnon de leur fille, et rappelèrent l’emploi frauduleux qui avait été fait du chéquier de leur fille. Au total, ils eurent entre janvier 1998 et mars 1999 plusieurs entretiens avec la police et la gendarmerie pour demander que des recherches soient lancées afin de retrouver leur fille et son compagnon. Ils indiquent n’avoir reçu que des refus, motivés par le fait que leur fille était majeure et qu’aucun délit n’avait été commis.

Le 10 juin 1999, le parquet de Rodez fut contacté par une personne qui s’inquiétait d’être sans nouvelles de sa mère (N.R.) ainsi que de son compagnon (C.M.), anciens exploitants d’une auberge dans l’Aveyron. Le 3 juillet 1999, les gendarmes de Rodez interrogèrent puis interpellèrent le nouvel exploitant de l'auberge, qui se révéla être A.S mais usurpait l'identité de son frère. Le 12 juillet 1999, le parquet de Rodez ouvrit une information judiciaire des chefs d'enlèvement et séquestration.

Le 13 juillet, le premier requérant fut contacté par un journaliste qui rapprochait la première disparition de la seconde signalée au parquet de Rodez. Le 17 juillet suivant, il se rendit dans l'Aveyron où il rencontra la famille du couple disparu et fut entendu par les gendarmes de Rodez.

Le 19 juillet 1999, il contacta la brigade de gendarmerie d’Evry pour l’informer de ces faits et pour relater qu’il avait observé quelques mois auparavant la présence d’une bâche dans le jardin de l’auberge précédemment gérée par le compagnon de sa fille, qui avait ensuite été retirée mais à l’emplacement de laquelle la terre avait été soigneusement ratissée. Sur ces indications, des fouilles furent diligentées et deux corps exhumés. Un jour plus tard, de mêmes fouilles permirent d’exhumer les corps des gérants dont la disparition avait été signalée au parquet de Rodez, dans le jardin de l’auberge dont A.S. était le nouvel exploitant, dans l’Aveyron.

La cour d’assises de l’Essonne reconnut A.S. coupable de l’assassinat de Nathalie et de son compagnon F.A., en novembre 1997, de tentative d’assassinat en janvier 1999 et de l’assassinat de N.R. et C.M. en avril 1999. Il fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par un arrêt du 28 février 2003. L’arrêt de la cour d’assises d’appel du Val-de-Marne du 19 mars 2004 confirma la condamnation et son pourvoi en cassation fut rejeté le 5 janvier 2005.

Le 20 juillet 1999 le corps que l’on pouvait présumer être celui de Nathalie fut transporté et autopsié à l’institut médico-légal de Paris, puis rendu à la famille le 13 août 1999.

Le 11 octobre 1999 le juge demanda aux requérants l’autorisation d’opérer de nouveaux prélèvements sur le corps de leur fille. Il fut procédé à l’exhumation et aux prélèvements le 20 octobre 1999, et le corps fut remis en terre le jour même. Le 30 janvier 2001, un laboratoire de Nantes émit un rapport concluant à l’identification de l’ADN de Nathalie.

Saisi en ce sens par les requérants, le procureur général près la cour d’appel de Paris rejeta en novembre 2003 la demande de restitution des prélèvements opérés sur le corps de Nathalie, au motif qu’A.S. devait être jugé en appel en mars 2004. Un arrêt civil du 19 mars 2004 de la cour d’assises d’appel du Val-de-Marne ordonna la restitution desdits prélèvements avec exécution provisoire. Malgré plusieurs demandes adressées au procureur général et au procureur de la République, ce n’est que le 27 juillet 2004 que les requérants furent informés par l’institut médico-légal de Bordeaux que les prélèvements étaient tenus à leur disposition. L’inhumation définitive eu lieu le 29 juillet 2004.

VIOLATION DE L'ARTICLE 8

La Cour estime que le droit, invoqué par les requérants, de donner aux restes de leur fille une sépulture définitive ressortit à leur droit au respect de leur vie privée et familiale.

La Cour considère que la conservation par les autorités des prélèvements effectués sur le corps de Nathalie jusqu’à l’arrêt de la Cour d’assises du Val-de-Marne en mars 2004 n’a pas constitué une ingérence dans ce droit.

En revanche, le délai de quatre mois qui s’est écoulé entre l’arrêt ordonnant la restitution immédiate prononcé par cette cour et la restitution effective aux requérants constitue une ingérence disproportionnée dans leur droit au respect de leur vie privée et familiale, en violation de l’article 8.

Au titre de la satisfaction équitable, la Cour dit que la France doit verser aux requérants 20 000 euros (EUR) pour dommage moral.

Besoins de l'enquête Contre Droit à une inhumation

LA LOI FRANCAISE ADAPTEE A LA CONVENTION

La LOI n° 2011-525 du 17 mai 2011 complète le titre IV du livre Ier du code de procédure pénale, par un chapitre IV ainsi rédigé :

Chapitre IV Des autopsies judiciaires

Art. 230-28 du code de procédure pénale

Une autopsie judiciaire peut être ordonnée dans le cadre d'une enquête judiciaire en application des articles 60,74 et 77-1 ou d'une information judiciaire en application des articles 156 et suivants.
Elle ne peut être réalisée que par un praticien titulaire d'un diplôme attestant de sa formation en médecine légale ou d'un titre justifiant de son expérience en médecine légale.
Au cours d'une autopsie judiciaire, le praticien désigné à cette fin procède aux prélèvements biologiques qui sont nécessaires aux besoins de l'enquête ou de l'information judiciaire.
Sous réserve des nécessités de l'enquête ou de l'information judiciaire, le conjoint, le concubin, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité, les ascendants ou les descendants en ligne directe du défunt sont informés dans les meilleurs délais de ce qu'une autopsie a été ordonnée et que des prélèvements biologiques ont été effectués.

Art. 230-29 du code de procédure pénale

Lorsqu'une autopsie judiciaire a été réalisée dans le cadre d'une enquête ou d'une information judiciaire et que la conservation du corps du défunt n'est plus nécessaire à la manifestation de la vérité, l'autorité judiciaire compétente délivre dans les meilleurs délais l'autorisation de remise du corps et le permis d'inhumer.
Le praticien ayant procédé à une autopsie judiciaire est tenu de s'assurer de la meilleure restauration possible du corps avant sa remise aux proches du défunt.
Il ne peut être refusé aux proches du défunt qui le souhaitent d'avoir accès au corps avant sa mise en bière, sauf pour des raisons de santé publique. L'accès au corps se déroule dans des conditions qui leur garantissent respect, dignité, décence et humanité. Une charte de bonnes pratiques, dont le contenu est défini par voie réglementaire, informe les familles de leurs droits et devoirs. Elle est obligatoirement affichée en un lieu visible.
A l'issue d'un délai d'un mois à compter de la date de l'autopsie, les proches du défunt ayant qualité pour pourvoir aux funérailles peuvent demander la restitution du corps auprès du procureur de la République ou du juge d'instruction, qui doit y répondre par une décision écrite dans un délai de quinze jours.

Art. 230-30 du code de procédure pénale

-Lorsque les prélèvements biologiques réalisés au cours d'une autopsie judiciaire ne sont plus nécessaires à la manifestation de la vérité, l'autorité judiciaire compétente peut ordonner leur destruction.
La destruction s'effectue selon les modalités prévues par l article R. 1335-11 du code de la santé publique.
Toutefois, sous réserve des contraintes de santé publique et lorsque ces prélèvements constituent les seuls éléments ayant permis l'identification du défunt, l'autorité judiciaire compétente peut autoriser leur restitution en vue d'une inhumation ou d'une crémation.

Art. 230-31 du code de procédure pénale

Les modalités d'application des dispositions du présent chapitre sont précisées par décret en Conseil d'État.

EXHUMATION D'UN CORPS SANS ACCORD DE LA FAMILLE

Solska et Rybicka c. Pologne du 20 septembre 2018 requêtes nos 30491/17 et 31083/17

Article 8 : Enquête dans l’affaire du crash d’un avion présidentiel polonais, le président polonais Lech Kaczyński, son épouse, le gouverneur de la banque centrale, 7 généraux et ministres y ont trouvé la mort. Des exhumations dans l'intérêt de l'enquête ont violé les droits d’épouses de victimes : pas de mécanisme permettant d’examiner les intérêts concurrents en jeu dans l’affaire, à savoir, d’un côté, la nécessité d’une enquête effective sur un événement d’une gravité sans précédent pour l’État et, de l’autre, l’importance de l’intérêt pour les requérantes à voir respecter les dépouilles de leurs maris.

L’affaire concerne l’exhumation des corps des victimes du crash d’un avion de l’armée de l’air polonaise survenu à Smolensk en 2010. Les autorités de poursuite polonaises ordonnèrent l’exhumation des corps en 2016, dans le cadre de l’enquête alors en cours sur le crash, qui avait tué 96 personnes, dont le président de la Pologne. À travers ces autopsies, les autorités entendaient établir la cause du crash, notamment étudier l’hypothèse d’une explosion survenue à bord de l’appareil. Épouses de deux des victimes, les requérantes s’opposèrent, en vain, à l’exhumation des dépouilles de leurs proches. Devant la Cour européenne, elles se plaignaient que les corps de leurs maris aient été exhumés sans leur consentement et qu’elles n’aient eu aucune possibilité d’obtenir un contrôle indépendant ou un recours contre la décision en question. La Cour juge que la nécessité d’une enquête effective sur un événement d’une gravité sans précédent pour l’État devait être mise en balance avec l’importance de l’intérêt pour les requérantes à voir respecter les dépouilles de leurs maris. Or le droit polonais ne comportait pas de mécanisme permettant d’examiner ces intérêts concurrents. En conséquence, les requérantes ont été privées du minimum de protection auquel elles pouvaient prétendre relativement à leur droit au respect de leur vie privée et familiale.

LES FAITS

Les requérantes, Ewa Maria Solska et Małgorzata Ewa Rybicka, sont deux ressortissantes polonaises nées en 1937 et en 1955 respectivement. Mme Solska réside à Sopot et Mme Rybicka à Gdańsk. Leurs époux, Leszek Solski et Arkadiusz Rybicki, trouvèrent la mort lors d’un crash d’avion survenu en 2010 à Smolensk (Russie). Dans ce crash périrent les membres d’une délégation de l’État polonais qui se rendaient à une cérémonie organisée à l’occasion du 70e anniversaire du massacre de Katyń. La délégation comprenait le président de la Pologne et nombre de hauts responsables. M. Solski était un militant de l’Association des familles de Katyń et M. Rybicki était député. Aucun des 96 passagers de l’avion ne survécut. La cause du crash donna lieu à des conclusions divergentes. D’un côté, les autorités polonaise et russe de l’aviation déclarèrent en 2011 que le crash était dû à un accident provoqué par la descente trop rapide de l’avion en deçà de l’altitude minimum, alors que les conditions météorologiques étaient mauvaises ; de l’autre, un groupe parlementaire polonais avança l’hypothèse d’une explosion à bord. En 2016, les autorités de poursuite polonaises, qui avaient également ouvert une enquête en 2010, demandèrent que l’on réalisât des autopsies sur les dépouilles afin de pouvoir déterminer si les blessures des victimes avaient été causées par l’impact au sol ou par une explosion à bord. Les requérantes s’opposèrent aux exhumations en écrivant au procureur général, en formant des recours interlocutoires et en demandant aux juridictions civiles de prendre une mesure provisoire, mais elles n’obtinrent pas gain de cause. Le procureur refusa de connaître des recours interlocutoires, les estimant irrecevables. Les juridictions civiles écartèrent la demande de mesure provisoire, considérant que le procureur était tenu en vertu du droit national pertinent (les articles 209 et 210 du code de procédure pénale) d’ordonner la réalisation d’une autopsie dans toute affaire de décès suspect et, si le corps avait déjà été inhumé, d’en demander l’exhumation. Les dépouilles des maris des requérantes furent exhumées le 14 mai et le 16 mai 2018, respectivement.

LE DROIT

Cette affaire est la première dans laquelle la Cour est appelée à se pencher spécifiquement sur l’applicabilité de l’article 8 § 1 dans le contexte d’une exhumation réalisée contre la volonté de la famille lors d’une procédure pénale. La Cour considère que cette affaire relève du droit au respect de la vie privée et familiale. Elle ajoute que les exhumations en question, effectuées malgré l’objection des requérantes, peuvent être tenues pour une atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale et que cette ingérence avait une base légale en droit polonais, à savoir l’article 210 du code de procédure pénale (CPP). Elle ajoute que le droit polonais ne comportait pas de mécanisme permettant d’examiner les intérêts concurrents en jeu dans l’affaire, à savoir, d’un côté, la nécessité d’une enquête effective sur un événement d’une gravité sans précédent pour l’État et, de l’autre, l’importance de l’intérêt pour les requérantes à voir respecter les dépouilles de leurs maris. Plus particulièrement, s’agissant de la décision d’ordonner les exhumations, la loi polonaise n’obligeait pas le procureur à rechercher s’il était possible d’atteindre les buts de l’enquête par des moyens moins restrictifs ou à évaluer les conséquences de ces mesures pour les requérantes. De plus, la décision du procureur n’était pas susceptible de faire l’objet d’un recours devant une juridiction pénale ou d’une autre forme de contrôle approprié devant une autorité indépendante. De même, les juridictions civiles ne se sont pas penchées sur la nécessité des exhumations et n’ont pas mis en balance les intérêts en jeu. Ainsi, les requérantes ont été privées du minimum de protection auxquelles elles avaient droit. En conséquence, l’atteinte à leur droit au respect de la vie privée et familiale n’était pas « prévue par la loi » dès lors que le droit n’offrait pas de garanties adéquates contre l’arbitraire. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

LE NON RENOUVELLEMENT D'UN PASSEPORT

POUR CONTRAINDRE UN INDIVIDU A RENTRER AU PAYS ET SE SOUMETTRE A UNE ENQUÊTE CRIMINELLE N'EST PAS UNE VIOLATION

M CONTRE SUISSE DU 26/04/2011 Requête no 41199/06

LES FAITS

Le requérant, M. M., est un ressortissant suisse né en 1942 et résidant en Thaïlande depuis plusieurs années. Il vit avec une ressortissante thaïlandaise, déjà mère de trois enfants et avec laquelle il eut également deux enfants, en 2005 et 2009. La Suisse lui verse une rente d’invalidité.

En octobre 2004, il demanda à l’ambassade de Suisse à Bangkok le renouvellement de son passeport, qui lui était nécessaire afin de pouvoir épouser sa compagne. Sa demande fut transmise à l’office fédéral de la police (Fedpol) en Suisse, qui constata que M. M. était recherché pour escroquerie par métier. Conformément à la loi fédérale sur les documents d’identité des ressortissants suisses, Fedpol contacta le ministère public, qui s’opposa à la délivrance d’un passeport. Seul un « laissez-passer » permettant un retour direct en Suisse pouvait lui être délivré. Répondant aux contestations de M. M., le ministère public indiqua qu’il n’excluait pas d’émettre un mandat d’arrêt international contre lui s’il ne rentrait pas en Suisse. Par décision du 1er avril 2005, Fedpol rejeta formellement la demande de passeport, examinant dans le détail les arguments de M. M.. Il justifia le refus de délivrance de passeport par la nécessité d’assurer le bon déroulement de la poursuite pénale et ajouta que les certificats médicaux produits par M. M. afin de démontrer qu’il ne pouvait prendre l’avion ne prouvaient pas qu’il ne pouvait pas voyager autrement.

M. M. entreprit plusieurs démarches pour se plaindre de cette décision. Le 15 avril 2005, il la contesta devant le Département fédéral de justice et de police. Le 26 juillet 2005, celui-ci rejeta son recours. Il détailla notamment pourquoi, au vu de l’infraction pour

laquelle il était poursuivi, le refus de lui délivrer un passeport pour le contraindre à se soumettre à l’enquête pénale constituait une mesure proportionnée (et moins contraignante qu’un mandat d’arrêt international), pourquoi un interrogatoire personnel en Suisse était plus approprié dans ce cas qu’une commission rogatoire à Bangkok, et pourquoi les certificats médicaux – relativement anciens - soumis par M. M. ne permettaient pas de conclure qu’il lui était impossible de voyager de quelque façon que ce soit. Le 11 avril 2006, le Tribunal Fédéral rejeta le recours de droit administratif dont M. M. l’avait saisi, en reprenant largement les arguments de l’instance inférieure.

Souhaitant ultérieurement faire enregistrer ses enfants, M. M. fut informé par l’ambassade de Suisse à Bangkok que cela n’était possible que sur présentation de son passeport. Il déposa sans succès une nouvelle demande de délivrance de passeport.

NON VIOLATION DE L'ARTICLE 8

Une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale, telle que celle induite par le refus de renouveler le passeport de M. M. (qui ne peut, entre autres, ni se marier ni enregistrer ses enfants en Thaïlande) n’est acceptable du point de vue de l’article 8 que si certaines conditions sont réunies. Elle doit tout d’abord avoir été prévue par la loi et poursuivre un but légitime – ce qui ne fait pas de doute ici, la mesure ayant été prise en conformité avec la loi sur les documents d’identité des ressortissants suisses et en vue de garantir le bon déroulement d’une procédure pénale. Elle doit encore pouvoir être considérée comme étant « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire répondre à un besoin social impérieux et être proportionnée au but légitime recherché. Sur ce point, central ici, la Cour fait les constats suivants.

M. M. ne peut pas ignorer qu’il est poursuivi pour escroquerie par métier, qui constitue un crime en droit suisse. En refusant de revenir en Suisse, il s’est soustrait volontairement à ces poursuites. C’est pourquoi les autorités compétentes, appliquant la loi suisse, ont jugé opportun de ne pas renouveler le passeport de M. M., afin d’assurer sa présence en Suisse.

Or, la Cour rappelle que c’est avant tout aux autorités nationales qu’il appartient d’appliquer leur droit, et que les Etats jouissent d’une latitude considérable quant à la décision de poursuivre ou non une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction et sur les mesures d’enquête ou de poursuite qui doivent être prises.

Dans le cas de M. M., les autorités suisses ont dûment motivé leurs décisions, expliquant pourquoi la présence de M. M. en Suisse était nécessaire pour le bon déroulement de la procédure pénale, ou démontrant de façon pertinente que les certificats médicaux produits par M. M. ne prouvaient pas l’existence de raisons impératives l’empêchant de rentrer en Suisse par quelque moyen que ce soit.

En outre, la mesure décidée par les autorités suisses à l’égard de M. M. est moins contraignante que d’autres, également envisageables en vue de l’obliger à se soumettre à l’enquête pénale. En particulier, la délivrance d’un mandat d’arrêt international, liée à une demande d’extradition, aurait pu avoir pour conséquence une détention d’une certaine durée en Thaïlande.

A la lumière des décisions détaillées des autorités nationales et vu l’importance de l’intérêt public que représente le bon déroulement de la poursuite de la criminalité, la Cour estime que dans le cas de M. M., le refus de lui délivrer un nouveau passeport était acceptable du point de vue de l’article 8, qui n’a donc pas été violé.

L'ARRÊT DE LA CEDH SUR NON VIOLATION DE L'ARTICLE 8

a)  Ingérence dans l’exercice du droit

57.  La Cour note que le requérant vit à l’étranger et elle n’exclut pas que le fait de ne pas disposer de papiers d’identité valables le place dans une situation délicate face aux autorités thaïlandaises et l’entrave dans sa vie quotidienne. En effet, il ressort clairement du site internet de l’ambassade de Suisse à Bangkok qu’un citoyen suisse qui souhaite épouser une ressortissante thaïlandaise doit présenter à l’office d’état civil thaïlandais, entre autres documents, son passeport suisse. Par ailleurs, afin d’enregistrer en Suisse un enfant né hors mariage en Thaïlande, le père détenant la nationalité suisse doit présenter son passeport suisse à l’ambassade.

58.  Partant, la Cour est d’avis que le refus de renouveler le passeport du requérant constitue une ingérence dans sa vie privée et familiale. Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si elle satisfait aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Reste donc à savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

b)  Justification de l’ingérence

i.  Base légale

59.  Il n’est pas contesté par les parties que la mesure litigieuse était prévue par la loi, à savoir par l’article 6 alinéa 4 de la loi fédérale du 22 juin 2001 sur les documents d’identité des ressortissants suisses (paragraphe 28 ci-dessus).

ii.  But légitime

60.  Le Gouvernement allègue que la mesure litigieuse visait à assurer le bon déroulement de la procédure pénale dirigée contre le requérant. Ce dernier ne remettant pas véritablement en cause cette thèse, la Cour n’a pas de raison non plus de la contester.

iii.  Nécessaire dans une société démocratique

61.  La question litigieuse est donc celle de savoir si la mesure était nécessaire dans une société démocratique. Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », pour atteindre un but légitime, si elle répond à un besoin social impérieux et demeure proportionnée au but légitime poursuivi (arrêt Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 41, série A no 142). La Cour reconnaît qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de juger de la nécessité de l’ingérence, bien qu’il lui revienne de trancher la question de savoir si les motifs de l’ingérence étaient « pertinents et suffisants ». Les Etats contractants conservent dans le cadre de cette évaluation une marge d’appréciation qui dépend de la nature des activités en jeu et du but des restrictions (Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 68, CEDH 2007-XIV, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, §§ 52 et 59, série A no 45, et Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 88, CEDH 1999-VI).

62.  La Cour constate d’abord que le requérant vit sans passeport valable depuis octobre 2004, soit actuellement depuis plus de six ans, ce qu’elle considère comme un laps de temps important. Or, l’absence de passeport valable est susceptible de causer au requérant des problèmes dans sa vie quotidienne, notamment sur le plan administratif (paragraphe 57 ci-dessus ; voir également, mutatis mutandis, l’arrêt Smirnova, précité, § 96).

63.  En même temps, la Cour rappelle que le requérant ne peut pas ignorer le fait qu’il est poursuivi pour escroquerie par métier, ce qui constitue un crime en vertu du code pénal. Elle partage l’avis du Gouvernement selon lequel, en refusant de revenir en Suisse, il s’est soustrait sciemment à la procédure pénale qui est en cours contre lui. Dans ces circonstances, se basant sur l’article 6 alinéa 4 de la loi fédérale sur les documents d’identité des ressortissants suisses, les autorités compétentes ont considéré opportun de ne pas délivrer au requérant un nouveau passeport, jugeant cette mesure appropriée pour assurer la présence du requérant en Suisse.

64.  Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’établir les faits et d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, par exemple, Kemmache c. France (no 3), 24 novembre 1994, § 37, série A no 296-C, ou Gsell c. Suisse, no 12675/05, 8 octobre 2009, § 51). La Cour rappelle également que les Etats jouissent d’une latitude considérable quant à la décision de poursuivre ou non une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction et sur les mesures d’enquête ou de poursuite qui doivent être prises. S’agissant du cas d’espèce, la Cour prend note des décisions dûment motivées des instances internes. Après un examen approfondi des circonstances concrètes de l’espèce, celles-ci elles ont considéré que la présence du requérant en Suisse était nécessaire pour le bon déroulement de la procédure pénale engagée à son encontre. Elles ont en particulier donné suffisamment de raisons pour étayer leur argument selon lequel un interrogatoire par commission rogatoire n’offrait pas les mêmes possibilités d’administration des preuves qu’un interrogatoire en Suisse.

65.  Les autorités internes compétentes ont également jugé que, en dépit de ses allégations quant à son état de santé, le retour du requérant en Suisse est envisageable. La Cour considère comme pertinentes les remarques du Gouvernement selon lesquelles les certificats médicaux présentés ne suffisent pas à démontrer qu’il existe des raisons impératives liées à la santé du requérant qui l’empêcheraient de se rendre en Suisse, par quelque moyen de transport que se soit. Elle observe également que les arguments soulevés par le Gouvernement à cet égard n’ont pas véritablement été remis en question par le requérant, qui se contente, devant la Cour, d’exprimer son étonnement que le Gouvernement permette de douter de la valeur probante de ses certificats.

66.  En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel le refus de délivrer un nouveau passeport au requérant constitue le moyen le plus approprié pour éviter qu’il ne se soustraie plus longtemps aux autorités de poursuite suisses, la Cour rappelle que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, le recours à une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclu (Glor, précité, § 94). S’agissant du cas d’espèce, elle est convaincue que la mesure décidée par les autorités internes est moins contraignante que d’autres, qui étaient également envisageables en vue d’obliger le requérant à se soumettre à l’enquête pénale. La Cour n’exclut en particulier pas que la délivrance d’un mandat d’arrêt international, liée à une demande d’extradition, aurait pu avoir pour conséquence une détention d’une certaine durée en Thaïlande en vue de l’extradition du requérant.

67.  La Cour conclut qu’à la lumière des décisions détaillées des autorités nationales et eu égard à l’importance de l’intérêt public que représente le bon déroulement de la poursuite de la criminalité, le refus d’établir un nouveau passeport au requérant s’avère, dans les circonstances de l’espèce, comme proportionné au but poursuivi.

68.  Il n’y a dès lors pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

REFUS A UN DÉTENU DE VOIR UN DESCENDANT MOURANT

OU D'ASSISTER A SES OBSÈQUES

G.T. c. GRÈCE du 13 décembre2022 requête n° 37830/16

8 • Refus d’autoriser un détenu à visiter sa mère malade puis assister à ses obsèques du seul fait que son escorte était nécessaire et que la durée maximale de sortie de prison aurait été excédée • Absence d’examen individuel et circonstancié des demandes • Absence de mise en balance des intérêts en jeu

Art 13 (+ Art 8) • Recours effectif • Absence de recours pour contester le refus d’autoriser les sorties de prison d’un détenu pour visiter un proche malade ou assister aux obsèques d’un proche

ART 8

68.  La Cour rappelle que si toute détention entraîne par nature des restrictions à la vie privée et familiale de la personne concernée, elle a néanmoins considéré que le refus d’autoriser un détenu à quitter le milieu carcéral pour rendre visite à un proche malade ou assister aux obsèques d’un proche constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention (voir, parmi d’autres, Sannino c. Italie (déc.) no 72639/01, 3 mai 2005, Schemkamper c. France, no 75833/01, § 31, 18 octobre 2005, et Płoski c. Pologne, no 26761/95, § 32, 12 novembre 2002). Pour respecter cette disposition, pareille ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes prévus à l’article 8 § 2 de la Convention et être « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire proportionnée au but poursuivi.

69.  Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 8 de la Convention ne garantit pas un droit inconditionnel à bénéficier d’une autorisation de sortie pour rendre visite à un proche malade ou assister à des obsèques. Or, les autorités ne peuvent refuser à un détenu le droit d’assister aux obsèques de ses parents que pour des raisons impérieuses et en l’absence de toute autre solution (voir Płoski, précité, §§ 37-38, et Guimon c. France, no 48798/14, §§ 44-51, 11 avril 2019). En effet, l’article 8 ne garantit pas aux personnes détenues un droit de sortie, et la Cour a observé à maintes reprises que la mise en place d’un système d’autorisation n’est pas critiquable en soi (voir Sannino, précité). Il incombe aux autorités nationales saisies d’une demande à cet effet d’en examiner le bien-fondé. La Cour exerce toutefois sur la mesure en cause un contrôle à l’aune des droits garantis par la Convention, en tenant compte de la marge d’appréciation dont bénéficient les États contractants (voir Vetsev c. Bulgarie, no 54558/15, § 22, 2 mai 2019, Kanalas c. Roumanie, no 20323/14, § 66, 6 décembre 2016, Czarnowski c. Pologne, no 28586/03, § 26, 20 janvier 2009, et Płoski, précité, § 38).

70.  En l’espèce, la Cour note que le droit interne ne prévoit la possibilité d’accorder un congé ordinaire qu’aux seuls détenus ayant purgé un cinquième de leur peine et dont la détention a duré au moins trois mois. Si les conditions requises pour le congé ordinaire ne sont pas remplies, le droit interne prévoit la possibilité d’accorder un congé urgent, d’une durée maximale de vingt‑quatre heures, pour répondre à un besoin d’ordre familial ou professionnel ou pour un besoin présentant un caractère urgent, imprévu et exceptionnel. De plus, le droit interne prévoit expressément que, lorsque le congé urgent est sollicité par un détenu pour assister aux obsèques de son conjoint ou d’un parent jusqu’au deuxième degré, ou pour rendre visite à son conjoint ou à un parent jusqu’au deuxième degré se trouvant dans un état de santé critique, il peut également être accordé par décision du directeur de la prison, qui doit informer sans délai l’organe judiciaire compétent (paragraphe 35 ci-dessus).

71.  Le requérant ne remplissait pas les conditions pour pouvoir prétendre à un congé ordinaire, mais il pouvait en revanche bénéficier d’un congé urgent d’une durée de vingt-quatre heures pour rendre visite à sa mère hospitalisée ou pour assister à ses obsèques. Or le procureur a d’abord considéré que la durée totale de son transfert sous escorte entre la prison de Grevena et l’hôpital de Samos aurait excédé la durée maximale de vingt‑quatre heures, en précisant que le requérant n’avait invoqué aucun élément concret susceptible de démontrer qu’il pouvait se rendre à l’hôpital de Samos puis regagner la prison de Grevena dans un laps de temps de vingt‑quatre heures (paragraphe 5 ci-dessus). Concernant ensuite les obsèques de la mère de l’intéressé, le procureur a considéré qu’une escorte était nécessaire, que la durée totale du transfert aller-retour du requérant entre la prison de Grevena et Chios aurait ainsi excédé la durée maximale de vingt‑quatre heures prévue par la loi, et qu’en conséquence les conditions prévues par l’article 57 de la loi no 2677/1999 n’étaient pas réunies (paragraphe 7 ci‑dessus).

72.  Dans ces circonstances, on peut considérer que le refus du procureur d’autoriser le requérant à rendre visite à sa mère à l’hôpital puis à assister à ses obsèques au motif que sa sortie, sous escorte, aurait chaque fois duré plus de vingt-quatre heures était « prévu par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. On peut par ailleurs considérer que l’ingérence, qui avait pour but de prévenir les risques d’évasion et de troubles à l’ordre public inhérents à la sortie temporaire, autorisée à titre exceptionnel, d’un détenu condamné, visait en substance à garantir la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, au sens du paragraphe 2 de l’article 8 (voir, mutatis mutandis, Guimon, précité, §§ 41-42, et Kanalas, précité, § 57).

73.  La Cour est consciente que les sorties sous escorte causent des problèmes de nature financière et logistique (Guimon, précité, § 47, Kubiak c. Pologne, no 2900/11, § 26, 21 avril 2015, et Płoski, précité, § 37). Elle relève que, selon les observations du Gouvernement, non contestées par le requérant, l’hôpital de Samos est situé sur une île de la mer Égée à une distance importante (259 km en ligne directe du port de Pirée et 473 km en ligne directe du port de Thessalonique) de Grevena, où l’intéressé était détenu à l’époque. Par ailleurs, l’enterrement de la mère du requérant a eu lieu sur l’île de Chios, également située en mer Égée, à une distance importante (226 km en ligne directe du port du Pirée et 374 km en ligne directe du port de Thessalonique) du lieu où le requérant se trouvait détenu.

74.  Pour ce qui est de la nécessité de la mesure, toutefois, la Cour constate que le procureur a considéré qu’une escorte était nécessaire pour la sortie du requérant sans motiver sa décision ni fournir de justifications concernant notamment le profil du requérant, le danger qu’il était censé représenter et la nature de sa peine et de l’infraction pour laquelle il avait été condamné. Par ailleurs, les ordonnances litigieuses ne mentionnent nullement les éléments factuels (tels que la distance géographique, le moyen de transport retenu ou encore le coût du transfert) que le procureur a pu prendre en compte pour conclure au rejet des demandes. Il ne ressort pas davantage de ces ordonnances que le procureur ait examiné les différentes possibilités envisageables, telles qu’un transfert par avion, ni qu’il ait précisé qu’un tel transfert sous escorte serait coûteux ou, pour telle ou telle raison, impossible ou difficile à organiser. La Cour note que les contraintes de temps ont constitué en l’espèce un facteur important, mais elle ne perd pas de vue que le requérant a présenté promptement sa demande d’autorisation de sortie pour assister à l’enterrement, laissant aux autorités un délai de cinq jours pour organiser un voyage sous escorte (voir, mutatis mutandis, Guimon, précité, § 47). Concernant ensuite le second refus, le procureur n’a pas pris en compte le fait que le requérant n’avait pas eu la possibilité de rendre visite à sa mère à l’hôpital avant son décès (voir, mutatis mutandis, Razvozzhayev c. Russie et Ukraine et Udaltsov c. Russie, nos 75734/12 et 2 autres, § 268, 19 novembre 2019).

75.  Il résulte de ce qui précède que les autorités internes ont refusé les demandes de congé que le requérant leur avait présentées pour rendre visite à sa mère à l’hôpital de Samos puis pour assister à ses obsèques à Lagkadas, sur l’île de Chios, au motif qu’une escorte était nécessaire et qu’il n’était dès lors pas possible d’accomplir ces voyages dans le délai de vingt-quatre heures prévu par le droit interne. Or elles n’ont pas fondé leurs décisions sur un examen individuel et circonstancié de ces demandes et n’ont pas procédé à une mise en balance des intérêts en jeu, à savoir, d’une part, le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et familiale, et, d’autre part, les impératifs liés à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que l’ingérence litigieuse fût « nécessaire dans une société démocratique ».

76.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

ART 13

83.  Le requérant expose, d’une part, qu’il ne disposait d’aucun recours pour contester le rejet de ses demandes de congé urgent pour raisons familiales, et, d’autre part, que le cadre juridique fixant une durée maximale de vingt-quatre heures pour le congé urgent ne lui offrait aucune chance de succès. Il estime qu’eu égard à la nature urgente de ses deux demandes, le redressement de la situation exigeait une procédure accélérée. Il ajoute que, faute de disposer de moyens propres à permettre une atténuation des effets de l’ingérence, il a commencé une grève de la faim afin d’obtenir le respect des droits qu’il estimait lui être garantis par l’article 8 de la Convention. Il explique que c’est pour les mêmes raisons qu’il a introduit une demande de mesures provisoires sur le fondement de l’article 39 du règlement de la Cour.

84.  Le Gouvernement indique que les demandes du requérant ont été examinées par le procureur près le tribunal de première instance, organe judiciaire présentant toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité. Il reconnaît que le code pénitentiaire ne prévoyait pas de recours contre le refus du procureur mais argue que la Convention n’impose pas l’existence d’un second degré de juridiction. Il déclare que les détenus n’en ont pas moins le droit de s’adresser par écrit à toute autorité publique, de solliciter la protection juridique des juridictions, de saisir par écrit le conseil de la prison en cas d’actes illégaux pour lesquels aucun recours juridique n’est prévu et de s’adresser à la chambre d’accusation du tribunal pénal de première instance du lieu d’exécution de la peine dans les quinze jours de la notification d’une décision rejetant une demande. Il ajoute que les détenus ont également le droit de s’adresser aux organisations internationales, de demander de l’assistance judiciaire et d’être entendus par le procureur-superviseur de la prison.

85.  La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (voir, par exemple, l’arrêt Kudla c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI). La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (voir, par exemple, l’arrêt İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 97, CEDH 2000-VII).

86.  L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors, si tel n’est pas le cas, ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13 même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 113, série A no 61, et Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 145, Recueil des arrêts et décisions 1996-V).

87.  Il reste à la Cour à déterminer si le requérant disposait en droit grec de moyens pour se plaindre des refus litigieux de permission de sortir et si ces moyens étaient « effectifs » en ce sens qu’ils auraient pu empêcher la survenance ou la continuation de la violation alléguée ou fournir à l’intéressé un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite.

88.  La Cour observe que le requérant n’a pu introduire ses demandes de congé urgent qu’au moyen d’un formulaire imposant une description sommaire des raisons de ses demandes. Comme le Gouvernement l’admet dans ses observations, le code pénitentiaire ne prévoyait aucun recours contre le rejet de telles demandes. Dès lors, les permissions de sortir prévues par l’article 57 du code pénitentiaire étaient laissées à la décision du procureur compétent et ne pouvaient faire l’objet d’un réexamen.

89.  La Cour note aussi qu’en ce qui concerne le droit de s’adresser par écrit à toute autorité publique, de solliciter la protection juridique des juridictions, de saisir les organisations internationales et de demander de l’assistance judiciaire, ces possibilités sont décrites d’une façon générale et ne semblent pas pertinentes en l’espèce. Quant au droit de saisir le conseil de la prison, de s’adresser à la chambre d’accusation du tribunal pénal de première instance et d’être entendu par le procureur-superviseur de la prison, le Gouvernement n’a cité aucun exemple et n’a fourni aucune décision pertinente. Il n’a pas démontré que ces voies offrissent au requérant des chances raisonnables de succès.

90.  Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 à raison de l’absence en droit interne d’un recours qui eût permis au requérant de contester les refus de permission de sortir litigieux (voir, mutatis mutandis, Moisejevs c. Lettonie, no 64846/01, 15 juin 2006, §§ 161-162, et Schemkamper, précité, §§ 43-44) et de faire contrôler sous l’angle de l’article 8 de la Convention ces décisions. L’examen des demandes du requérant par le procureur près le tribunal de première instance sans la possibilité d’un réexamen du rejet de ces demandes ne peut pas être considéré comme suffisant en ce sens.

91.  Partant, il y a eu violation de l’article 13 combiné à l'article 8.

MUNTEANU ET AUTRES c. ROUMANIE du 5 mars 2020 requête n° 23758/17

Violation article 8 : Aucune justification du refus d'assister aux obsèques des parents pour des détenus.

10.  La Cour rappelle que, bien que le droit de bénéficier d’autorisations de sortie ne soit pas garanti en tant que tel par la Convention, le refus opposé à un requérant de sortir du monde carcéral pour assister aux funérailles d’un membre proche de la famille doit s’analyser en une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Elle renvoie par ailleurs à sa jurisprudence en la matière (Płoski c. Pologne, no 26761/95, §§ 30-39, 12 novembre 2002, et Lind c. Russie, no 25664/05, §§ 92-99, 6 décembre 2007).

11.  Dans l’arrêt de principe Kanalas c. Roumanie (no 20323/14, 6 décembre 2016), la Cour a conclu à la violation au sujet de questions similaires à celles qui font l’objet de la présente affaire. Elle a notamment reproché aux autorités nationales de ne pas avoir procédé à une mise en balance des intérêts en jeu, à savoir, d’une part, le droit du requérant au respect de sa vie familiale, et, d’autre part, la défense de l’ordre et de la sûreté publics et la prévention des infractions pénales (ibidem, § 65). De plus, la Cour a noté que les autorités pénitentiaires n’avaient nullement examiné la possibilité d’avoir recours à une escorte pour le transfert des requérants sur le lieu des funérailles (ibidem, § 64 et les affaires y citées).

12.  Après examen de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne décèle aucun fait ou argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente quant au bien-fondé des griefs en question dans les présentes requêtes.

13.  Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime que les raisons invoquées par les autorités nationales pour refuser aux requérants l’autorisation de sortie afin d’assister aux funérailles des membres de la famille proche (voir tableau joint en annexe) ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ».

14.  Il s’ensuit que ces griefs révèlent une violation de l’article 8 de la Convention.

Vetsev c. Bulgarie du 2 mai 2015 requête n° 54558/15

Violation article 8 : Impossibilité pour une personne en détention provisoire d’assister à l’enterrement de son frère.

L’affaire concerne le refus des autorités bulgares d’autoriser M. Vetsev, qui était en détention provisoire, à se rendre à l’enterrement de son frère. La Cour constate que les autorités bulgares ont refusé la demande au motif qu’une telle possibilité n’était pas prévue par le droit interne, sans fonder leur décision sur un examen individuel et circonstancié et sans procéder à une mise en balance des intérêts en jeu, à savoir, d’une part, le droit de M. Vetsev au respect de sa vie privée et familiale et, d’autre part, les impératifs liés à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales. La Cour juge donc qu’il n’a pas été démontré que l’ingérence dans le droit à la vie privée et familiale de M. Vetsev était nécessaire dans une société démocratique.

LES FAITS

Le requérant, Valter Stratsimirov Vetsev, est un ressortissant bulgare, né en 1973 et résidant à Sofia. Le 6 février 2015, M. Vetsev fut arrêté et placé en détention provisoire à Pazardzhik – une ville située à environ 120 km de Sofia – pour des faits de vol. En août 2015, il fut renvoyé en jugement. Le 18 septembre 2015, M. Vetsev fut informé du décès de son frère. Il saisit immédiatement le tribunal pour demander l’autorisation d’assister aux obsèques du défunt, le 26 septembre 2015, à Sofia. Le 25 septembre 2015, lors d’une audience, le tribunal autorisa tout d’abord le transfert sous escorte de M. Vetsev. Toutefois, le service régional de sécurité du ministère de la justice ayant indiqué que, selon les textes réglementaires, il ne pouvait assurer le transport sous escorte des personnes détenues que pour leur permettre de se rendre auprès des autorités judiciaires, le tribunal annula son ordonnance et rejeta la demande de M. Vetsev.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La Cour rappelle qu’elle a considéré que le refus d’autoriser un détenu de quitter le milieu carcéral pour assister aux obsèques d’un proche constitue une ingérence dans son droit au respect de la vie privée et familiale. Elle précise aussi que l’article 8 de la Convention ne garantit pas un droit inconditionnel à bénéficier d’une autorisation de sortie pour assister à des obsèques. Ainsi, il incombe aux autorités nationales saisies d’une demande en ce sens d’en examiner le bien-fondé.

La Cour exerce néanmoins un contrôle sur la mesure en cause sous l’angle des droits garantis par la Convention.

Pour apprécier la nécessité de pareille mesure, la Cour a notamment jugé comme étant pertinentes des considérations telles que la dangerosité du détenu et son comportement, la nature du crime commis, les garanties de retour en détention et l’existence de solutions alternatives pour satisfaire la demande de l’intéressé.

En l’espèce, la Cour note que le droit interne prévoit la possibilité d’obtenir une permission de sortie uniquement pour les personnes détenues en exécution d’une peine et que les déplacements sous escorte sont limités aux transferts entre les institutions judiciaires, ce qui implique qu’une personne placée en détention provisoire ne peut bénéficier d’une de ces possibilités pour assister à l’enterrement d’un proche. Ainsi, les autorités bulgares ont refusé la demande de M. Vetsev au motif qu’une telle possibilité n’était pas prévue par le droit interne, sans fonder leur décision sur un examen individuel et circonstancié de cette demande et sans procéder à une mise en balance des intérêts en jeu, à savoir, d’une part, le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et familiale et, d’autre part, les impératifs liés à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales.

Par conséquent, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que l’ingérence dans le droit à la vie privée et familiale de M. Vetsev était nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

Guimon c. France du 11 avril 2019 requête n° 48798/14

Article 8 : Refuser à une détenue condamnée pour terrorisme de se rendre aux obsèques de son père n’a pas violé la Convention

L’affaire concerne le refus opposé à la requérante, détenue à Rennes pour faits de terrorisme, de se rendre au funérarium de Bayonne pour se recueillir sur la dépouille de son père. La Cour relève que les autorités ont rejeté la demande en raison, d’une part, du profil pénal de la requérante – elle purgeait plusieurs peines de prison pour des actes de terrorisme et continuait de revendiquer son appartenance à l’ETA – et, d’autre part, de l’impossibilité de mettre en place une escorte renforcée dans le délai imparti. La Cour considère que l’Etat défendeur n’a pas dépassé la marge d’appréciation dont il jouit dans ce domaine et que le refus opposé la requérante n’était pas disproportionné et poursuivait des buts légitimes.

FAITS

La requérante, Laurence Guimon, est une ressortissante française, née en 1969. Elle était détenue au centre pénitentiaire de Rennes à l’époque des faits. Mme Guimon, membre active de l’ETA jusqu’à son arrestation en 2003, fut condamnée à trois reprises, principalement pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme, recel de biens obtenus par extorsion en bande organisée, détention et transport d’armes, de substance ou engin explosif en relation avec une entreprise terroriste. Le 26 avril 2006, elle fut condamnée à 8 ans d’emprisonnement, ainsi que, le 29 novembre 2006, à 17 ans de réclusion criminelle assortie d’une période de sûreté des 2/3, et, le 17 novembre 2008, à 17 ans de réclusion criminelle, la dernière condamnation se confondant avec la précédente. La confusion partielle, à hauteur de 5 ans, de la peine d’emprisonnement de 8 ans et celle de 17 ans fut ordonnée en 2011. Le 21 janvier 2014, l’avocat de la requérante déposa une demande de sortie sous escorte, pour qu’elle puisse se rendre au chevet de son père décédé le jour-même dans une clinique à Bayonne. Le 22 janvier, la demande fut rejetée par le vice-président chargé de l’application des peines du tribunal de grande instance de Paris, qui considéra que si le décès pouvait constituer un motif de sortie sous escorte, la demande devait s’apprécier au regard de la personnalité de l’intéressée et des risques d’évasion.

Le 23 janvier, Mme Guimon interjeta appel. Le 24 janvier 2014, l’ordonnance du 22 janvier fut confirmée. La Cour d’appel considéra que si l’autorisation sollicitée apparaissait parfaitement justifiée sur le plan humain, le risque de trouble à l’ordre public impliquait une surveillance particulière, accrue du fait de l’éloignement géographique ; et que l’organisation de l’escorte était matériellement impossible dans un délai aussi court. Mme Guimon forma un recours contre cette décision. Par une ordonnance du 29 avril 2014, la Cour de Cassation rejeta le recours, en raison de l’absence de moyen sérieux de cassation.

CEDH

37. La Cour rappelle que la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé. Il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire autorise le détenu et l’aide au besoin à maintenir le contact avec sa famille proche (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, § 61, CEDH 2000‑X, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 106, CEDH 2015).

38. La Cour rappelle en même temps qu’un certain contrôle des contacts des détenus avec le monde extérieur est recommandé et qu’il ne se heurte pas en soi à la Convention (Schemkamper c. France, no 75833/01, § 30, 18 octobre 2005). En outre, le droit de bénéficier d’autorisations de sortie n’est pas garanti en tant que tel par la Convention (Marincola et Sestito c. Italie (déc.), no 42662/98, 25 novembre 1999, Kanalas c. Roumanie, no 20323/14, § 66, 6 décembre 2016, et Vonica c. Roumanie, [comité] no 78344/14, § 68, 28 février 2017). En effet, l’article 8 de la Convention ne garantit pas aux personnes détenues un droit de sortie et la Cour a observé à maintes reprises que la mise en place d’un système d’autorisation n’est pas critiquable en soi (voir, entre autres, Sannino c. Italie (déc.), no 72639/01, 3 mai 2005).

39. Il n’est pas contesté en l’espèce que le refus opposé à la requérante de l’autoriser à sortir de prison sous escorte pour se rendre au funérarium et se recueillir sur la dépouille de son père constitue une ingérence dans son droit au respect de sa vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention (Płoski c. Pologne, no 26761/95, § 32, 12 novembre 2002, et Kanalas, précité, § 54, 6 décembre 2016).

40. Pareille ingérence n’enfreint pas la Convention, si elle est prévue par la loi, vise au moins un but légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention et peut passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique (Płoski, précité, § 30).

41. La Cour relève que le refus d’autorisation de sortie sous escorte en cause était prévue par la loi, à savoir l’article 723-6 du CPP, et que les questions des risques d’évasion et de troubles à l’ordre public sont inhérentes à la sortie temporaire, prévue à titre exceptionnelle, avec ou sans escorte, d’un détenu condamné. Sauf en cas d’urgence, la décision concernant une demande d’autorisation de sortie sous escorte est prise après avis de la commission de l’application des peines. La Cour estime que les motifs possibles de refus qui pouvaient être opposés à un condamné, telle la requérante, étaient suffisamment prévisibles.

42. Elle considère en outre que l’ingérence, qui avait pour but de prévenir les risques d’évasion et de troubles à l’ordre public, visait à garantir la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales (Kanalas, précité, § 57).

43. Il reste à savoir si la décision en question était « nécessaire dans une société démocratique ».

44. La Cour rappelle que pour préciser les obligations que les États contractants assument en vertu de l’article 8 de la Convention en la matière, il faut avoir égard aux exigences normales et raisonnables de l’emprisonnement et à l’étendue de la marge d’appréciation à réserver en conséquence aux autorités nationales lorsqu’elles réglementent les contacts d’un détenu avec sa famille (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 141, 28 novembre 2002). Il appartient à l’État de démontrer que les restrictions inhérentes aux droits et libertés du détenu sont néanmoins nécessaires dans une société démocratique et qu’elles se fondent sur un besoin social impérieux (Płoski, précité, § 35).

45. La Cour relève qu’en l’espèce les autorités judiciaires, tant en première instance qu’en appel, ont examiné avec diligence la demande de la requérante et ont jugé que le décès du père de la requérante constituait un motif exceptionnel pouvant justifier une autorisation de sortie sous escorte. La conseillère à la chambre de l’application des peines a en outre pris en compte le fait que la requérante n’avait pas revu son père depuis 2009 pour considérer que sa demande se justifiait sur le plan humain.

46. Elle note que les autorités ont toutefois rejeté la demande de la requérante en raison, d’une part, de son profil pénal, puisqu’elle purgeait plusieurs peines de prison pour des actes de terrorisme et continuait de revendiquer son appartenance à l’organisation ETA, et, d’autre part, de l’impossibilité de mettre en place une escorte renforcée dans le délai imparti.

47. La Cour est consciente que les sorties sous escorte causent des problèmes de nature financière et logistique (Płoski, précité, § 37, et Kubiak c. Pologne, no 2900/11, § 26, 21 avril 2015). Elle constate que les autorités nationales ont dûment examiné le profil de la requérante, la gravité des crimes commis, punis par une lourde peine privative de liberté, le contexte de la sortie à organiser, les éléments factuels, notamment la distance géographique de près de 650 km, pour considérer que l’escorte devait être particulièrement renforcée. La Cour note que la requérante a présenté promptement sa demande d’autorisation de sortie, laissant un délai de six jours aux autorités pour organiser une escorte. Toutefois, elle ne voit aucun élément permettant de remettre en cause l’analyse du Gouvernement selon lequel le délai imparti, une fois l’autorisation de sortie sous escorte définitivement accordée, était insuffisant pour organiser une escorte composée d’agents spécialisés pour le transfert et la surveillance d’une condamnée pour des faits de terrorisme, avec un repérage des lieux préalable.

48. La Cour constate qu’aucune alternative à une sortie sous escorte ne pouvait être envisagée dans les circonstances de l’espèce pour satisfaire la demande de la requérante (voir, a contrario, Kanalas, précité, § 64, avec d’autres références).

49. Elle note que la requérante n’avait pas revu son père depuis 2009, mais elle avait bénéficié régulièrement de visites de la part des membres de sa famille et d’amis, comme le soutient le Gouvernement (voir paragraphe 36 ci-dessus).

50. Partant, la Cour considère que les autorités judiciaires ont procédé à une mise en balance des intérêts en jeu, à savoir, d’une part, le droit de la requérante au respect de sa vie familiale, et, d’autre part, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales (voir, a contrario, Kanalas, précité, § 65). Elle considère que l’État défendeur n’a pas dépassé la marge d’appréciation dont il jouit dans ce domaine.

51. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le refus opposé à la requérante de sortir de prison sous escorte, pour se rendre au funérarium et se recueillir sur la dépouille de son père, n’était pas disproportionné aux buts légitimes poursuivis.

52. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

KANALAS c. ROUMANIE du 6 décembre 2016 requête 20323/14

Article 8 : Le refus de permission au requérant en détention d'assister aux obsèques de sa mère ne permet pas de prévoir une réinsertion sociale alors que sa conduite en détention est exemplaire.

53. La Cour rappelle que la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne par nature des restrictions à la vie privée et familiale de l’intéressé. Il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire autorise le détenu et l’aide au besoin à maintenir le contact avec sa famille proche (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, § 61, CEDH 2000‑X, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 106, CEDH 2015). La Cour reconnaît en même temps qu’un certain contrôle des contacts des détenus avec le monde extérieur est recommandé et qu’il ne se heurte pas en soi à la Convention (Schemkamper c. France, no 75833/01, § 30, 18 octobre 2005).

54. La Cour estime que le refus opposé au requérant de sortir du monde carcéral pour assister aux obsèques de sa mère doit s’analyser en une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention (Płoski c. Pologne, no 26761/95, § 32, 12 novembre 2002).

55. Pareille ingérence n’enfreint pas la Convention, si elle est « prévue par la loi », vise au moins un but légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention et peut passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique » (idem, § 30).

56. Dans la présente affaire, la Cour relève que l’ingérence en cause était prévue par la loi, à savoir les articles 98 § 1 et 99 § 1 de la loi no 254/2013 et leurs normes d’application.

57. De plus, compte tenu en particulier de la gravité du crime commis en l’espèce, puni par une lourde peine privative de liberté, il apparaît que cette ingérence avait pour but d’empêcher le requérant d’utiliser la sortie afin de commettre des délits ou de troubler l’ordre ou la sécurité́ publics. Cette ingérence poursuivait donc un but légitime, sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, ainsi que la prévention des infractions pénales.

58. Il reste à savoir si la mesure en question était nécessaire dans une société démocratique.

59. La Cour rappelle que, pour préciser les obligations que les États contractants assument en vertu de l’article 8 de la Convention en la matière, il faut avoir égard aux exigences normales et raisonnables de l’emprisonnement et à l’étendue de la marge d’appréciation à réserver en conséquence aux autorités nationales lorsqu’elles réglementent les contacts d’un détenu avec sa famille (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 141, 28 novembre 2002). Il appartient néanmoins à l’État de démontrer que les restrictions inhérentes aux droits et libertés du détenu sont nécessaires dans une société démocratique et qu’elles se fondent sur un besoin social impérieux (Ploski, précité, § 35).

60. En l’espèce, la Cour note que la demande d’autorisation de sortie de la prison a été rejetée pour les motifs suivants : le requérant était en train de purger une peine de douze ans et demi de prison ferme pour tentative de meurtre aggravé sous le régime du « milieu fermé » ; le restant de la peine à exécuter était trop important ; et le requérant avait déjà bénéficié d’une récompense au cours du même mois (paragraphe 20 ci-dessus).

61. S’agissant du crime pour lequel le requérant a été condamné et du terme prétendument lointain de sa peine, la Cour rappelle que, sous l’angle d’une autre disposition, elle a reconnu le but légitime d’une politique de réinsertion sociale progressive des personnes condamnées à des peines d’emprisonnement et a, dans cette optique, considéré que des mesures de sorties temporaires pouvaient contribuer à la réinsertion sociale du détenu, même lorsque celui-ci a été condamné pour des crimes violents (Mastromattéo c. Italie [GC], no 37703/97, § 72, CEDH 2002-VIII). De plus, elle rappelle ne pas avoir attaché une importance primordiale au crime pour lequel les requérants avaient été condamnés dans des affaires portant sur la question de l’autorisation de sortie de la prison pour des raisons familiales (Schemkamper, précité, §§ 33-36 – affaire dans laquelle le requérant, coupable d’homicide, purgeait une peine de vingt ans de réclusion criminelle –, et Giszczak c. Pologne, no 40195/08, §§ 36-39, 29 novembre 2011 – affaire dans laquelle le requérant, coupable d’incitation au meurtre, purgeait une peine de treize ans de prison ferme). Par ailleurs, en l’espèce, la Cour relève qu’il ressortait de la décision de la commission compétente que, au cours de ses trois ans et demi de détention, le requérant avait déjà reçu de nombreuses récompenses en raison de son bon comportement et que le chef de la section de la prison où il était incarcéré avait donné un avis favorable à sa demande (paragraphe 20 in fine
ci-dessus).

62. En outre, la Cour observe que, selon la « procédure relative à l’octroi des récompenses sur la base d’un système de crédits » établie par l’ANP, le principe de la limitation à une seule récompense par mois ne s’appliquait pas en cas d’autorisation de sortie de prison pour assister aux obsèques d’un membre de la famille (paragraphe 24 ci-dessus). Dans ces conditions, d’après la législation nationale, le fait que le requérant venait de se voir octroyer une récompense en mars 2014 n’aurait pas dû jouer en sa défaveur.

63. Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement fondé sur le renvoi en jugement du requérant du chef d’une nouvelle infraction, la Cour constate que celui-ci ne figurait pas parmi les motifs énumérés par la « commission des récompenses » et que, de ce fait, il n’appelle pas davantage de considération de sa part.

64. Enfin, la Cour note que les autorités pénitentiaires n’ont nullement examiné la possibilité d’avoir recours à une escorte pour le transfert du requérant sur le lieu des obsèques (Ploski, précité, § 37, Czarnowski, précité, § 32, et Császy c. Hongrie, no 14447/11, § 19, 21 octobre 2014 ; voir également, a contrario, Sannino c. Italie (déc.), no 72639/01, 3 mai 2005).

65. La Cour ne peut que conclure que les autorités nationales n’ont pas procédé à une mise en balance des intérêts en jeu, à savoir, d’une part, le droit du requérant au respect de sa vie familiale, et, d’autre part, la défense de l’ordre et de la sûreté publics et la prévention des infractions pénales (voir, mutatis mutandis, Császy, précité, § 20).

66. La Cour rappelle que le droit de bénéficier d’autorisations de sortie n’est pas garanti en tant que tel par la Convention (Marinicola c. Italie (déc.) no 42662/98, 25 novembre 1999). Il incombe aux autorités nationales d’examiner le bien-fondé de chaque demande. Le contrôle de la Cour se limite à la vérification des mesures prises sous l’angle des droits garantis par la Convention, tout en tenant compte de la marge d’appréciation dont bénéficient les États contractants (Płoski, précité, § 38).

67. Dans les circonstances de l’espèce et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur, la Cour estime que les raisons invoquées par les autorités nationales pour refuser au requérant l’autorisation de sortie afin d’assister aux obsèques de sa mère ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ».

Dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Giszcrak C. Pologne requête 40195/08 du 29 novembre 2011

Les autorités polonaises ont refusé à un détenu l’autorisation de voir sa fille mourante à l’hôpital et n’ont pas ensuite répondu adéquatement et à temps à sa demande de permission pour assister aux obsèques

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La Cour estime que les raisons pour lesquelles M. Giszczak n’a pas été autorisé à voir sa fille à l’hôpital ne sont pas convaincantes étant donné que les inquiétudes des autorités (gravité de l’infraction et impropriété du comportement de M. Giszczak) auraient pu être levées en encadrant sa sortie par une escorte. Elle en conclut que ce refus n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » en ce qu’il ne correspondait pas à un besoin social pressant et n’était pas proportionné au but légitime poursuivi, à savoir la protection de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Le refus d’autoriser M. Giszczak à voir sa fille à l’hôpital a donc violé l’article 8.

S’agissant de la permission de sortie pour raisons humanitaires afin d’assister aux obsèques, la Cour constate que la décision écrite n’a été signifiée à M. Giszczak que quatre jours après la tenue des obsèques elles-mêmes. De plus, cette décision n’était pas particulièrement précise. Quand il a été verbalement informé de cette décision, M. Giszczak n’avait pas non plus été clairement informé des conditions pour pouvoir assister aux obsèques de sa fille. D’ailleurs, parce qu’il n’avait pas été avisé à temps et de manière claire et non équivoque des conditions de sa permission de sortie, il a dû refuser d’assister à la cérémonie de peur de la troubler. Il y a donc eu une autre violation de l’article 8, faute pour les autorités polonaises d’avoir répondu de manière adéquate et à temps à la demande de M. Giszczak tendant à l’autoriser à assister aux obsèques de sa fille.

Article 41 (satisfaction équitable)

La Cour dit que la Pologne doit verser à M. Giszczak 2 000 euros (EUR) pour dommage moral.

JURISPRUDENCE FRANCAISE

Décision n° 2019-791 QPC du 21 juin 2019

Le refus à priori à un détenu en détention avant jugement, de sortir sous escorte n'est pas compatible avec la constitution. 

Section française de l'Observatoire international des prisons [Autorisation de sortie sous escorte d'une personne détenue]

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 8 avril 2019 par le Conseil d'État (décision n° 427252 du 5 avril 2019), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la section française de l'Observatoire international des prisons par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2019-791 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 148-5, 712-5 et 723-6 du code de procédure pénale.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;

  • l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

  • le code de procédure pénale ;

  • la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale ;

  • la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ;

  • la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénales ;

  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour l'association requérante par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 30 avril 2019 ;

  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;

  • les secondes observations présentées pour l'association requérante par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 14 mai 2019 ;

  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour l'association requérante, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 11 juin 2019 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l'article 148-5 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 4 janvier 1993 mentionnée ci-dessus, de l'article 712-5 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 15 août 2014 mentionnée ci-dessus et de l'article 723-6 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 9 mars 2004 mentionnée ci-dessus.

2. L'article 148-5 du code de procédure pénale, dans cette rédaction, prévoit :« En toute matière et en tout état de la procédure d'instruction, la juridiction d'instruction ou de jugement peut, à titre exceptionnel, accorder une autorisation de sortie sous escorte à la personne mise en examen, au prévenu ou à l'accusé».

3. L'article 712-5 du code de procédure pénale, dans la rédaction mentionnée ci-dessus, prévoit :« Sauf en cas d'urgence, les ordonnances concernant les réductions de peine, les autorisations de sorties sous escortes et les permissions de sortir sont prises après avis de la commission de l'application des peines.
« Cette commission est réputée avoir rendu son avis si celui-ci n'est pas intervenu dans le délai d'un mois à compter du jour de sa saisine.
« La commission de l'application des peines est présidée par le juge de l'application des peines ; le procureur de la République et le chef d'établissement en sont membres de droit. Le service pénitentiaire d'insertion et de probation y est représenté ».

4. L'article 723-6 du code de procédure pénale, dans la rédaction mentionnée ci-dessus, prévoit :« Tout condamné peut, dans les conditions de l'article 712-5, obtenir, à titre exceptionnel, une autorisation de sortie sous escorte ».

5. L'association requérante soutient que ces dispositions méconnaîtraient le droit à un recours juridictionnel effectif. D'une part, elle critique le fait que ne peut être contestée la décision par laquelle l'autorité judiciaire refuse une autorisation de sortie sous escorte à une personne placée en détention provisoire. D'autre part, la requérante relève que si la personne détenue condamnée peut faire appel d'un refus d'autorisation de sortie sous escorte, aucun délai n'est prescrit au premier juge saisi pour statuer sur la demande d'autorisation de sortie. En outre, compte tenu de la nature particulière de la mesure en cause, le législateur aurait dû imposer au juge de se prononcer avec célérité. Enfin, la requérante fait valoir que les dispositions contestées ne précisent pas les motifs pour lesquels une autorisation de sortie sous escorte peut être refusée. Il résulterait également de tout ce qui précède une méconnaissance du droit de mener une vie familiale normale. Pour les mêmes raisons, ces dispositions seraient aussi entachées d'une incompétence négative de nature à porter atteinte aux droits mentionnés ci-dessus.

6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les articles 148-5 et 723-6 du code de procédure pénale.

- Sur le fond :

. En ce qui concerne la contestation du refus opposé à une demande d'autorisation de sortie sous escorte formée par une personne placée en détention provisoire :

7. Selon l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Il résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction.

8. L'article 148-5 du code de procédure pénale prévoit que les personnes placées en détention provisoire peuvent, en toute matière et en tout état de la procédure d'instruction, bénéficier à titre exceptionnel d'une autorisation de sortie sous escorte octroyée par la juridiction d'instruction ou de jugement. Toutefois, ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne permettent de contester devant une juridiction le refus d'une telle autorisation.

9. Au regard des conséquences qu'entraîne ce refus pour une personne placée en détention provisoire, l'absence de voie de droit permettant la remise en cause de la décision de la juridiction d'instruction ou de jugement méconnaît les exigences découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789. Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, l'article 148-5 du code de procédure pénale doit donc être déclaré contraire à la Constitution.

. En ce qui concerne la contestation du refus opposé à une demande d'autorisation de sortie sous escorte formée par une personne condamnée :

10. L'article 723-6 du code de procédure pénale prévoit que les personnes condamnées détenues peuvent bénéficier, à titre exceptionnel, d'une autorisation de sortie sous escorte. La décision d'octroi ou de refus d'une telle mesure est prise par le juge de l'application des peines, qui statue par ordonnance. En application des articles 712-1 et 712-12 du même code, cette décision est susceptible de faire l'objet d'un recours devant le président de la chambre de l'application des peines.

11. En premier lieu, selon l'article 802-1 du code de procédure pénale, lorsque, en application de ce code, une juridiction est saisie d'une demande à laquelle il doit être répondu par une décision motivée susceptible de recours, il est possible d'exercer un recours contre la décision implicite de rejet de la demande, qui naît à l'issue d'un délai de deux mois. Il en résulte que, en l'absence de réponse du juge de l'application des peines durant un délai de deux mois, le condamné ayant sollicité une autorisation de sortie sous escorte peut contester devant le président de la chambre de l'application des peines le refus implicite qui lui est opposé.

12. En deuxième lieu, il appartient au juge de tenir compte de l'éventuelle urgence de la demande pour rendre une décision avant l'expiration du délai de deux mois mentionné ci-dessus.

13. En dernier lieu, le droit à un recours juridictionnel effectif n'impose pas au législateur de déterminer les motifs d'octroi ou de refus d'une autorisation de sortie sous escorte.

14. Il résulte de tout ce qui précède que le grief tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif doit être écarté. L'article 723-6 du code de procédure pénale, qui n'est pas non plus entaché d'incompétence négative et ne méconnaît ni le droit de mener une vie familiale normale ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doit être déclaré conforme à la Constitution.

- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :

15. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.

16. En l'espèce, les dispositions de l'article 148-5 du code de procédure pénale déclarées contraires à la Constitution, dans sa rédaction contestée, ne sont plus en vigueur. La déclaration d'inconstitutionnalité est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de la publication de la présente décision.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. - L'article 148-5 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale, est contraire à la Constitution.

Article 2. - L'article 723-6 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, est conforme à la Constitution.

Article 3. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet dans les conditions fixées au paragraphe 16 de cette décision.

Article 4. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 20 juin 2019, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.

REFUS DE PARLOIR A UN DÉTENU POUR VOIR SA FAMILLE ET SES AMIS

PSHIBIYEV ET BEROV c. RUSSIE du 9 juin 2020 requête n° 63748/13

Art 8 • Vie privée et familiale • Visites courtes pour des détenus en détention provisoire excluant tout contact physique en la présence d’un gardien • Absence d’éléments démontrant la dangerosité du détenu ou l’existence d’un risque de sécurité ou de collusion pour justifier ces modalités • Impossibilité pour ces détenus non condamnés de bénéficier de visites longues pendant plus de dix ans • Restriction appliquées de manière générale • Défaillances internes quant à la durée raisonnable de la détention provisoire et de la procédure pénale se répercutant négativement sur le droit au respect de la vie privée et familiale • Période de détention provisoire exceptionnellement longue sans contact physique, empêchant le maintien d’un contact acceptable ou raisonnablement bon avec les familles

a) Sur les modalités des visites courtes

36.  La Cour rappelle que les restrictions apportées à la fréquence, à la durée et aux diverses modalités des visites familiales constituent une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, §§ 61‑62, CEDH 2000‑X, Moïsseïev c. Russie, no 62936/00, § 247, 9 octobre 2008, Bogusław Krawczak c. Pologne, no 24205/06, § 112, 31 mai 2011, et Andrey Smirnov c. Russie, no 43149/10, § 38, 13 février 2018). Pareille ingérence n’enfreint pas la Convention si elle est « prévue par la loi », vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et peut passer pour une mesure « nécessaire, dans une société démocratique » (Messina (no 2), précité, § 63).

37.  S’agissant des maisons d’arrêt russes, la Cour a jugé que la séparation d’avec les visiteurs par une paroi empêchant tout contact physique était injustifiée en l’absence d’éléments concrets démontrant la dangerosité du détenu ou l’existence d’un risque de sécurité ou de collusion (Moïsseïev, précité, §§ 257‑259, Andrey Smirnov, précité, § 55, et Chaldayev, précité, § 60).

38.  Eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

39.  Elle note, en effet, que le Gouvernement a confirmé que, lors des visites familiales accordées aux requérants, les intéressés étaient séparés de leurs proches par une paroi vitrée et communiquaient avec eux sous la surveillance d’un gardien par le biais d’un dispositif téléphonique permettant une mise sur écoute des conversations échangées (paragraphe 30 ci‑dessus).

40.  La Cour relève que les restrictions apportées aux visites obtenues par les requérants étaient fondées sur le paragraphe 143 du règlement intérieur des maisons d’arrêt et appliquées automatiquement à tout détenu (paragraphe 17 ci‑dessus). À cet égard, elle rappelle que, en matière de droits de visite, l’État ne peut avoir toute latitude pour introduire des restrictions générales sans prévoir une dose de flexibilité permettant de déterminer si les limitations apportées dans chaque cas particulier sont opportunes ou réellement nécessaires (Khoroshenko, précité, § 126, Andrey Smirnov, précité, § 54, et Chaldayev, précité, § 64).

41.  La Cour constate qu’il n’y a eu, en l’espèce, aucun examen préalable de la question de savoir si la nature de l’infraction en cause ou les éléments caractérisant la situation des requérants ou bien les impératifs de sécurité en vigueur au sein de l’établissement concerné justifiaient d’assurer, tout au long de la détention des intéressés, la séparation physique de ces derniers d’avec leurs proches respectifs et la présence d’un gardien lors des visites de ceux‑ci.

42.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

b) Sur l’impossibilité d’obtenir une visite longue

43.  La Cour constate qu’il n’est pas contesté entre les parties que l’impossibilité pour les requérants de bénéficier d’une visite longue a constitué une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale. Elle ne voit aucune raison de conclure autrement (voir, dans le même sens, Estrikh, précité, § 169, et Resin c. Russie, n9348/14, § 24, 18 décembre 2018). Elle note ensuite que cette ingérence était bien prévue par la loi, en l’occurrence la loi no 103‑FZ. Selon le Gouvernement, l’interdiction en question poursuivait les buts de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales (paragraphe 31 ci‑dessus). À supposer que la restriction litigieuse ait poursuivi un but légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

44.  La Cour rappelle que, bien que toute détention régulière entraîne, de par sa nature, une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé, il est essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire et les autres autorités compétentes aident le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche (Messina (no 2), précité, § 61). Ce principe s’applique a fortiori aux détenus non encore condamnés, qui doivent être considérés comme innocents en vertu de l’article 6 § 2 de la Convention, sauf si et dans la mesure où les exigences de l’instruction requièrent une approche différente (Nazarenko c. Lettonie, no 76843/01, § 73, 1er février 2007, et Andrey Smirnov, précité, § 36, et les affaires auxquelles il renvoie).

45.  En l’occurrence, la Cour note que la loi no 103‑FZ exclut toute possibilité de bénéficier d’une visite longue pour les personnes détenues dans des maisons d’arrêt, ce que le Gouvernement confirme d’ailleurs (paragraphe 27 ci‑dessus). Elle constate que cette restriction aux droits des prévenus en matière de visites est applicable de manière générale, indépendamment des raisons du placement des intéressés en détention provisoire, du stade de la procédure pénale dirigée contre eux et des considérations liées à la sécurité.

46.  La Cour prend note de la position du Gouvernement, selon laquelle les limitations imposées au nombre de visites dont peuvent bénéficier les suspects ou les accusés ainsi qu’à leurs durée et conditions constituent des conséquences inévitables du placement en détention provisoire (paragraphe 26 ci‑dessus). Elle n’est cependant pas convaincue par cet argument. Elle rappelle que, conformément à sa jurisprudence bien établie en la matière, les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté (Khoroshenko, précité, § 116). En conséquence, les personnes en détention ne perdent pas leurs droits garantis par la Convention, y compris le droit au respect de leur vie familiale, de sorte que toute restriction à ces droits doit être justifiée dans chaque cas (idem, § 117). Dès lors, les restrictions mises en cause par les requérants ne peuvent pas être considérées comme inévitables à leur détention, et il appartient au Gouvernement d’en démontrer la nécessité.

47.  La Cour relève que le Gouvernement renvoie à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle russe selon laquelle l’absence dans la loi no 103‑FZ de dispositions permettant aux détenus de bénéficier de visites longues est compensée par les garanties offertes par le code de procédure pénale quant à la durée de la détention provisoire et à celle de la procédure pénale, qui ne peuvent dépasser des limites raisonnables (paragraphes 11 et 18 ci‑dessus).

48.  La Cour estime que le droit des détenus au respect de leur vie privée et familiale peut en effet être assuré de plusieurs façons, y compris par la réduction du temps pendant lequel ceux-ci sont maintenus en détention provisoire. Même si le droit interne prévoit de tels mécanismes, il est important que ceux-ci soient effectifs non seulement en théorie mais également en pratique. La Cour rappelle dans ce contexte qu’elle a conclu que la durée excessive de la détention provisoire de personnes suspectées ou accusées d’infractions pénales constitue un problème structurel dans l’ordre juridique russe résultant d’une pratique incompatible avec la Convention (Zherebin c. Russie, no 51445/09, §§ 74‑80, 24 mars 2016). D’après les indications du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur l’exécution d’affaires portant sur la durée excessive de la détention provisoire, ce problème n’a jusqu’ici pas été résolu sur le plan interne (paragraphe 23 ci‑dessus). Eu égard à ces éléments, la Cour estime que les défaillances des mécanismes internes censés protéger le droit à la liberté, notamment quant au droit à être jugé dans un délai raisonnable, se répercutent également d’une façon négative sur le droit des personnes placées en détention provisoire au respect de leur vie privée et familiale.

49.  La Cour considère que le cas d’espèce constitue un exemple d’une telle répercussion négative, les requérants ayant été maintenus en détention provisoire pendant plus de dix ans. Bien qu’elle n’ait pas à se prononcer sur la durée de la détention provisoire en cause en tant que telle, elle constate que, examinée sous l’angle de l’impact sur la vie privée et familiale des intéressés, la période en question est exceptionnellement longue et est susceptible d’avoir eu de graves conséquences sur la capacité des requérants de maintenir et de développer des relations familiales (comparer, a contrario, avec l’affaire Nazarenko, précitée, § 75, dans laquelle la Cour a conclu que le grief relatif à l’impossibilité pour le requérant de se voir accorder une visite longue de sa femme était dénué de fondement eu égard à la durée relativement brève de la situation litigieuse, à savoir environ quatre mois).

50.  La Cour note que les requérants déplorent l’impossibilité qui leur a été faite de bénéficier de l’octroi de visites longues, qui aurait été le seul moyen pour eux d’avoir un contact physique avec leurs proches. En effet, le droit interne russe ne permet aucune flexibilité quant aux modalités des visites au sein d’une maison d’arrêt (paragraphes 16‑17 ci‑dessus). Or la Cour rappelle que toutes les restrictions au droit de visite des détenus doivent être justifiées dans chaque cas particulier par des motifs liés notamment au maintien de l’ordre, de la sécurité et de la sûreté ou par la nécessité de protéger les intérêts légitimes d’une enquête (Moïsseïev, précité, § 258, et les références qui y sont citées).

51.  Bien que des visites aient été accordées en l’espèce aux requérants pendant la période litigieuse, la Cour estime que leurs modalités, caractérisées par l’impossibilité pour ceux-ci d’avoir un contact physique avec leurs proches, et ce pendant plus de dix ans, n’ont pas permis aux intéressés de maintenir un contact « acceptable » ou raisonnablement « bon » avec leurs familles respectives (Khoroshenko, précité, § 143 ; voir, également, Moïsseïev, précité, § 258, en ce qui concerne les effets néfastes de l’absence prolongée de contact physique). À cet égard, elle note que, selon la règle 24.4 des Règles pénitentiaires européennes, les modalités des visites doivent permettre aux détenus de maintenir et de développer des relations familiales de façon aussi normale que possible (paragraphe 21 ci‑dessus). Le commentaire à la règle 24.4 susmentionnée souligne l’importance particulière des visites non seulement pour les détenus, mais aussi pour leurs familles, et préconise, lorsque cela est possible, des visites familiales de longue durée (paragraphe 22 ci‑dessus).

52.  La Cour constate que, d’après le CESP, les détenus condamnés ont le droit de recevoir au moins une visite longue par an (paragraphes 19‑20 ci‑dessus), alors que, d’après la loi no 103‑FZ, les personnes qui, à l’instar des requérants, ont été placées dans une maison d’arrêt ne peuvent pas en bénéficier (Resin, précité, § 40, et Chaldayev, précité, § 77). À cet égard, la Cour tient compte de la règle no 99 des Règles pénitentiaires européennes, qui dispose que, à moins qu’une autorité judiciaire n’ait, dans un cas individuel, prononcé une interdiction spécifique pour une période donnée, les prévenus doivent pouvoir recevoir des visites et être autorisés à communiquer avec leur famille et d’autres personnes dans les mêmes conditions que les détenus condamnés. En outre, les prévenus doivent pouvoir recevoir des visites supplémentaires et aussi accéder plus facilement aux autres formes de communication (paragraphe 21 ci-dessus).

53.  Eu égard à l’importance du développement de relations avec ses semblables et du maintien de relations familiales dans la vie de toute personne, y compris de celle privée de sa liberté, la Cour estime qu’en l’espèce les garanties offertes par le droit interne pour assurer le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale n’ont pas été suffisantes. L’impossibilité pour les requérants de bénéficier de visites longues pendant plus de dix ans, couplée à la rigidité du cadre juridique interne quant aux modalités des visites courtes, excluant tout contact physique, a constitué une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

54.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fraile Iturralde c. Espagne du 28 mai 2019 requête n° 66498/17

Article 8 : La CEDH valide la décision des autorités espagnoles de refuser le transfert, vers un centre de détention plus proche de son domicile, d’un détenu complice d’activités terroristes, pour que sa famille puisse le voir.

Dans cette affaire, le requérant, un détenu condamné pour complicité d’acte de terrorisme, se plaignait du rejet de sa demande de transfert vers un établissement pénitentiaire plus proche de sa famille.

La Cour juge légitimes les motifs avancés par les autorités pour justifier leur décision. Elle conclut que l’atteinte aux droits du requérant découlant de l’article 8 (droit au respect de la vie familiale) a été limitée, régulière et proportionnée. Elle dit en particulier que les autorités ont fondé leur décision à la fois sur un examen individuel de la situation spécifique du requérant, lequel a montré que l’intéressé entretenait des contacts réguliers avec sa famille, et sur un examen de la politique carcérale générale, en vertu de laquelle les détenus condamnés pour infraction terroriste devaient être répartis dans plusieurs établissements pénitentiaires, d’une part pour des raisons de sécurité et, d’autre part pour que leurs liens avec l’organisation criminelle soient rompus.

LES FAITS

Le requérant, Jorge Fraile Iturralde, est un ressortissant espagnol né en 1970. Depuis 1998, il purge une peine d’emprisonnement de 25 ans pour collaboration avec une organisation terroriste, l’organisation séparatiste basque ETA. Il est incarcéré à la prison de Badajoz depuis juin 2010. En 2016, le requérant saisit les juridictions internes afin de contester son maintien en détention dans la prison de Badajoz sous le régime de sécurité renforcée. Il allégua en particulier que les autorités pénitentiaires avaient refusé de l’autoriser à purger sa peine dans un établissement plus proche du lieu de résidence de sa famille, Durango. D’après lui, le voyage de 700 kilomètres entre Durango et Badajoz était éprouvant pour son épouse et sa fille de cinq ans, et ses parents, qui étaient âgés, se trouvaient dans l’incapacité de lui rendre visite. La même année, le requérant fut débouté en première instance par le tribunal de surveillance pénitentiaire, puis en appel par l’Audiencia Nacional. Les juridictions internes considérèrent essentiellement que la décision de déroger à la règle générale selon laquelle les prisonniers devaient être détenus dans des établissements proches de leur famille et de leurs amis était justifiée par la politique carcérale générale applicable aux personnes condamnées pour terrorisme, en vertu de laquelle les détenus membres de l’ETA devaient être répartis dans plusieurs centres pénitentiaires, d’une part pour des raisons de sécurité et, d’autre part pour que leurs liens avec l’organisation criminelle soient rompus. Par le passé, en effet, la concentration dans certains établissements pénitentiaires de détenus membres de l’ETA avait permis à l’organisation d’exercer un contrôle sur ses membres détenus et de s’attaquer au personnel pénitentiaire.

Les juridictions internes tinrent également compte du comportement perturbateur du requérant, qui avait été sanctionné à plusieurs reprises par les autorités pénitentiaires, et du fait que même en prison il continuait à suivre les instructions que lui donnait l’organisation. Se fondant sur des rapports des autorités pénitentiaires, elles estimèrent qu’en tout état de cause, le requérant avait pu entretenir avec ses proches et ses amis des contacts réguliers par téléphone et par courrier, et qu’il avait fréquemment reçu des visites de sa famille. En 2017, le Tribunal constitutionnel déclara irrecevable un recours d’amparo dont le requérant l’avait saisi. Faisant siennes les conclusions des juridictions de degré inférieur, il dit que les pièces du dossier ne révélaient aucun signe de violation de droits susceptibles faire l’objet de pareil recours.

ARTICLE 8

La Cour rappelle que la Convention européenne des droits de l’homme n’accorde pas aux détenus le droit de choisir le lieu de détention, et que la séparation et l’éloignement du détenu de sa famille constituent des conséquences inévitables de la détention. Il est néanmoins essentiel au respect des droits du détenu que l’administration pénitentiaire autorise ou, le cas échéant, aide le détenu à maintenir le contact avec sa famille proche. Concernant le requérant, la Cour considère que la décision de le maintenir en détention dans la prison de Badajoz, loin de sa famille, s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de la vie familiale. Elle estime en revanche que cette ingérence avait une base légale en droit interne, à savoir la loi relative aux établissements pénitentiaires et le règlement pénitentiaire. Ces instruments étaient accessibles et prévisibles et fournissaient des garanties spécifiques. En particulier, ils disposaient que les demandes de transfert pénitentiaire devaient faire l’objet d’une appréciation individuelle de la situation et que les décisions rendues dans ce cadre devaient être soumises à un contrôle juridictionnel. La Cour conclut donc que l’ingérence en question était « prévue par la loi » au sens de l’article 8 de la Convention.

En outre, la Cour considère que les autorités espagnoles ont avancé des motifs légitimes pour justifier leur décision de refuser le transfert du requérant. En effet, le but de cette décision était de veiller au maintien de l’ordre dans les établissements pénitentiaires et d’assurer le respect de la politique applicable aux détenus membres de l’ETA. Par ailleurs, les autorités espagnoles ont fondé leur décision à la fois sur une appréciation individuelle de la situation et sur la politique carcérale générale. En particulier, les juridictions internes ont cité des rapports, non contestés par le requérant, montrant qu’il avait des contacts réguliers avec sa famille. Par ailleurs, aucun élément ne permettait d’étayer l’allégation selon laquelle le trajet que les amis proches et la famille du requérant devaient faire pour lui rendre visite leur causait des difficultés particulières. Concernant la politique carcérale, celle-ci avait une portée limitée. En effet, elle s’appliquait uniquement aux détenus condamnés pour des infractions terroristes, et tenait compte de la situation à l’époque, l’ETA n’ayant alors pas encore été démantelée. Dans ce contexte, la Cour conclut que les restrictions au droit du requérant au respect de la vie familiale étaient proportionnées par rapport aux buts poursuivis, à savoir la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits et des libertés d’autrui. La Cour rejette donc pour défaut manifeste de fondement le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 8.

ARTICLE 6

La Cour dit que la décision du Tribunal constitutionnel n’a pas constitué une entrave disproportionnée au droit d’accès à un tribunal qui est garanti au requérant. Compte tenu du rôle de cette juridiction et des spécificités de la procédure devant elle, les conditions de recevabilité des pourvois dont elle est saisie sont plus strictes que pour un recours en appel. En outre, deux juridictions de différents degrés avaient déjà connu de l’affaire et n’avaient relevé aucune apparence d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste. Par ailleurs, il est suffisant, dès lors que les questions soulevées ne revêtent pas une importance fondamentale ou que le pourvoi n’est fondé sur aucun moyen sérieux, que le Tribunal constitutionnel, dans sa décision de rejet, renvoie uniquement aux dispositions juridiques régissant sa procédure. Partant, la Cour rejette également pour défaut manifeste de fondement le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 1.

ERIOMENCO c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA ET RUSSIE du 9 mai 2017 requête 4224/11

Article 3, 8 et article 1 du protocole 1 dans la région transnistrienne de la République de Moldavie.

La Moldavie n'est pas concernée car elle ne dispose de contrôle sur son territoire. Seule la Fédération de Russie a un contrôle sur les autorités du RMT.

Le requérant a subi une détention sans être soigné alors qu'il était malade. Il a subi une violation de l'article 8 car il n'a pas pu avoir de parloir avec ses parents durant neuf mois. Tous ses biens ont été confisqués en dehors des conditions prévues par la loi.

ARTICLE 3

53. La Cour rappelle que l’État doit s’assurer que toute personne détenue le soit dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, il est pourvu à la santé et au bien-être de la personne détenue de manière adéquate (Mozer, précité, § 178, Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 99, 20 octobre 2016, CEDH 2016, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 160 in fine, 15 décembre 2016, CEDH 2016). Dans la plupart des affaires ayant trait à la détention de personnes malades, la Cour a recherché si le détenu concerné avait ou non bénéficié de soins médicaux adéquats en prison. Elle rappelle à cet égard que, même si l’article 3 de la Convention n’autorise pas la libération d’un prisonnier « pour des motifs humanitaires », elle a toujours interprété l’exigence consistant à garantir la santé et le bien-être des détenus, notamment, comme une obligation pour l’État de fournir à ces derniers les soins médicaux requis par leur état de santé (Mozer, précité, § 178).

54. En l’espèce, la Cour relève que le requérant présentait plusieurs pathologies et que les médecins avaient estimé qu’il devait être hospitalisé à l’hôpital pénitentiaire, car, selon eux, un traitement complet et efficace ne pouvait être fourni en dehors de cet établissement (paragraphe 16 ci‑dessus). Pour elle, il est indiscutable que, en l’absence d’un traitement efficace, les soucis de santé du requérant, en particulier ses problèmes cardiaques, pouvaient lui causer de nombreuses souffrances. Elle remarque cependant que les autorités de la « RMT » n’ont permis l’hospitalisation du requérant qu’au bout d’environ deux mois et demi de détention (paragraphe 17 ci‑dessus), que, après un séjour d’un mois et vingt jours à l’hôpital pénitentiaire, le traitement de l’intéressé a été interrompu en raison du transfert de ce dernier dans les locaux de détention provisoire du commissariat de Tiraspol (paragraphe 18 ci‑dessus), et que, alors que les effets thérapeutiques des soins ambulatoires s’étaient révélés insignifiants par la suite (paragraphe 21 ci-dessus), les autorités transnistriennes ont refusé une nouvelle hospitalisation du requérant. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que celui-ci n’a pas bénéficié de soins médicaux adéquats.

55. Quant aux conditions de détention du requérant dans les locaux de détention provisoire du commissariat de Tiraspol et de l’établissement pénitentiaire no 3 de la même ville, la Cour note que l’intéressé dénonce une grande promiscuité dans les cellules et une absence de lumière naturelle et de ventilation. Concernant les locaux de détention provisoire du commissariat de Tiraspol, elle relève aussi que le requérant affirme que sa cellule était humide, qu’il devait y laver et y sécher ses vêtements, que les toilettes se trouvaient dans la cellule même et étaient dans un état déplorable, qu’il ne pouvait pas dormir à cause d’une surpopulation et d’une présence d’insectes, qu’il n’avait pas accès à l’eau potable, qu’il ne prenait qu’une douche par semaine et qu’il n’avait droit qu’à une heure de promenade par jour. Pendant sa détention, le requérant aurait par ailleurs dû faire appel à sa famille pour obtenir les médicaments requis par son état de santé.

56. La Cour rappelle avoir déjà jugé que les conditions de détention, entre autres, dans le commissariat de Tiraspol et dans l’établissement pénitentiaire no 3 de la même ville étaient contraires à l’article 3 de la Convention en ce qui concerne la période antérieure à 2010 (Mozer, précité, §§ 179-182). Pour parvenir à cette conclusion, elle s’est notamment fondée sur les rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants et sur ceux du Rapporteur spécial des Nations unies relatifs à leurs visites respectives dans divers lieux de détention en « RMT » (ibidem, §§ 61-64). Dans la présente affaire, elle note que le requérant a été détenu à partir de mars 2011 et que rien ne lui permet de conclure à l’amélioration après 2010 des conditions de détention dans les lieux de détention susmentionnés. Dès lors, elle estime que la description donnée par le requérant est plus que plausible, d’autant plus qu’elle est largement confortée par les rapports internationaux. Elle souligne de surcroît que les autorités de la « RMT » admettent elles-mêmes que, pour ce qui est de l’établissement pénitentiaire no 3 de Tiraspol, les règles en matière d’hygiène, de conditions matérielles de détention et de soins médicaux n’étaient pas respectées au moment des faits (paragraphe 23 ci‑dessus).

57. La Cour juge donc établi que l’absence de soins adéquats, ainsi que les conditions de détention subies par le requérant dans les locaux de détention provisoire du commissariat de Tiraspol et de l’établissement pénitentiaire no 3 de la même ville s’analysent en un traitement inhumain et dégradant, contraire aux exigences de l’article 3 de la Convention.

58. La Cour doit ensuite déterminer si la République de Moldova s’est acquittée en l’espèce de son obligation positive de prendre des mesures appropriées et suffisantes pour garantir au requérant les droits découlant de l’article 3 de la Convention (paragraphes 43-44 ci-dessus). Dans l’arrêt Mozer, elle a dit que les obligations positives incombant à la République de Moldova concernaient tant les mesures nécessaires au rétablissement de son contrôle sur le territoire transnistrien, en tant qu’expression de sa juridiction, que les mesures destinées à assurer le respect des droits des requérants individuels (Mozer, précité, § 151).

59. Concernant le premier aspect des obligations de la République de Moldova, à savoir le rétablissement de son contrôle sur le territoire national, la Cour a jugé dans l’affaire Mozer que, du début des hostilités en 1991‑1992 au mois de juillet 2010, l’État avait pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir (Mozer, précité, § 152). En l’espèce, les parties n’ont présenté aucun argument indiquant que le gouvernement moldave ait modifié sa position sur la Transnistrie dans les années qui se sont écoulées jusqu’à la mise en liberté du requérant en septembre 2016. Dès lors, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce (ibidem).

60. Quant au second aspect des obligations positives de la République de Moldova, à savoir le fait d’assurer le respect des droits du requérant, la Cour estime que les autorités étatiques ont déployé en l’espèce des efforts pour protéger les intérêts de celui-ci. En particulier, le parquet moldave a engagé, à la suite des plaintes déposées par les parents de l’intéressé, des poursuites pénales sur les allégations de privation illégale de liberté, de kidnapping, de chantage et de violation de domicile (paragraphes 32-33 ci‑dessus). Dans le cadre du processus de négociations menées avec la partie transnistrienne, les autorités moldaves se sont également adressées aux autorités de la « RMT » pour leur demander de déployer des mesures promptes pour élucider l’affaire, d’assurer le respect des droits du requérant, ainsi que de remettre celui-ci en liberté au plus vite (paragraphe 34 ci‑dessus).

61. La Cour estime de surcroît que le fait pour les autorités moldaves d’avoir fourni aux autorités de la « RMT » des données personnelles sur le requérant et sa famille ne saurait être perçu comme un manquement aux obligations positives incombant à la République de Moldova. À cet égard, elle observe que rien ne permet d’affirmer que ce comportement était destiné à priver le requérant de ses droits garantis par la Convention.

62. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la République de Moldova a satisfait à ses obligations positives à l’égard du requérant et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention par cet État.

63. Quant à la Fédération de Russie, la Cour observe qu’il n’y a aucune preuve d’une participation directe de personnes agissant au nom de cet État aux mesures prises contre le requérant.

64. Cela étant, elle a établi que la Russie exerçait un contrôle effectif sur la « RMT » pendant la période en question (paragraphes 45-46 ci-dessus). Eu égard à cette conclusion, et conformément à sa jurisprudence, il n’y a pas lieu de déterminer si la Russie exerçait un contrôle précis sur les politiques et les actes de l’administration locale subordonnée (Mozer, précité, § 157). Du fait de son soutien militaire, économique et politique continu à la « RMT », sans lequel celle-ci n’aurait pu survivre, la responsabilité de la Russie se trouve engagée au regard de la Convention à raison de l’atteinte aux droits du requérant (ibidem).

65. En somme, au vu de sa conclusion selon laquelle le requérant a subi un traitement contraire aux exigences de l’article 3 de la Convention (paragraphe 57 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a eu violation de cette disposition par la Fédération de Russie.

ARTICLE 8 ET ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

78. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant argue que l’interdiction des visites familiales pendant sa privation de liberté était une mesure inadmissible dans une société démocratique. De plus, il soutient que la perquisition et la mise sous scellés de sa maison n’étaient pas légales.

Sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, il se plaint d’avoir été privé illégalement de sa maison et des parts sociales qu’il détenait dans les sociétés cofondées par lui.

79. Les gouvernements défendeurs n’ont formulé aucune observation sur le fond de ces griefs.

80. La Cour observe que le requérant n’a manifestement pas pu rencontrer ses parents pendant une très longue période, soit, à tout le moins, du 29 mars 2011 – jour de son arrestation – au mois de décembre 2011 (paragraphes 24-25 ci-dessus). Elle conclut qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie familiale, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention.

81. La Cour estime en outre que, en raison de la perquisition de la maison du requérant et de la mise sous scellés de ce bien (paragraphe 12 ci‑dessus), il y a eu également ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de son domicile, tel que garanti par l’article 8 § 1 de la Convention.

82. Elle juge enfin que, du fait de la confiscation des biens du requérant à la suite de sa condamnation (paragraphe 28 ci-dessus), il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressé du droit au respect de ses biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Elle rappelle avoir affirmé à plusieurs reprises qu’une confiscation de biens relevait du second alinéa de cet article (voir, parmi beaucoup d’autres, AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 51, série A no 108, Phillips c. Royaume-Uni, no 41087/98, § 51, CEDH 2001‑VII, Varvara c. Italie, no 17475/09, § 83, 29 octobre 2013, et Vasilevski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 22653/08, § 52, 28 avril 2016).

83. La Cour relève, à titre surabondant, que les gouvernements défendeurs ne contestent pas le fait que les mesures décrites ci-dessus constituaient des ingérences dans l’exercice des droits du requérant garantis par l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

84. Il reste à examiner si ces ingérences se justifiaient au regard du § 2 de l’article 8 de la Convention et du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention respectivement. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, il appartient à celle-ci de rechercher si les ingérences en question étaient prévues par la loi, correspondaient à un ou plusieurs buts légitimes (dans le cas de l’article 8 de la Convention) ou à l’intérêt général (dans le cas de l’article 1 du Protocole no 1) et étaient proportionnées à la réalisation du ou des but recherchés.

85. La Cour note qu’aucun élément dans la présente affaire ne lui permet de conclure que les ingérences litigieuses avaient une base légale (comparer avec Mozer, précité, § 193). Ce constat rend superflu l’examen du respect des autres exigences évoquées au paragraphe précédent.

86. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans le chef de l’intéressé.

87. Pour les mêmes raisons que celles qu’elle a formulées dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 3 de la Convention (paragraphes 58-62 ci-dessus), la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ou de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention par la République de Moldova.

88. Pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le même cadre (paragraphes 63-65 ci-dessus), la Cour conclut à la violation de ces dispositions par la Fédération de Russie.

irrecevabilité du 2 mars 2017 Urko LABACA LARREA et autres contre la France n° 56710/13, n° 56710/13, 5672713, 57412/13

Article 8 : irrecevabilité pas d’ « ingérence » dans leur droit au respect de la vie familiale. Pour le droit de visites, les détenus de l'ETA pouvaient demander à se rapprocher de leur famille.

41. La Cour rappelle que toute détention régulière au regard de l’article 5 de la Convention entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 98, série A no 61, et Khodorkovskiy et Lebedev, précité, § 835). Elle a précisé qu’il serait fondamentalement erroné d’analyser chaque cas de détention résultant d’une condamnation du point de vue de l’article 8 et de considérer la « régularité » et la « proportionnalité » de la peine de prison en tant que telles (Khodorkovskiy et Lebedev, précité, § 835). Elle estime que pareil raisonnement peut s’appliquer de manière équivalente à une détention provisoire.

42. La Cour rappelle que la Convention n’accorde pas aux détenus le droit de choisir leur lieu de détention et que la séparation et l’éloignement du détenu de sa famille constituent des conséquences inévitables de la détention. Néanmoins, le fait de détenir une personne dans une prison éloignée de sa famille au point que toute visite se révèle en réalité très difficile, voire impossible, peut, dans certaines circonstances spécifiques, constituer une ingérence dans la vie familiale du détenu, la possibilité pour les membres de sa famille de lui rendre visite étant un facteur essentiel pour le maintien de la vie familiale (Vintman c. Ukraine, no 28403/05, § 78, 23 octobre 2014).

43. Or, la Cour ne décèle pas de telles circonstances en l’espèce. En effet, il ressort du dossier que les requérants ont vécu dans la clandestinité – des mois, voire des années, selon le juge interne – avant d’être interpellés dans le nord et le centre de la France. Ils ont ensuite été incarcérés dans un établissement de la région parisienne, proche du lieu où siégeait la juridiction d’instruction chargée de l’affaire, avant d’être transférés à Lyon-Corbas. La conformité de cette incarcération à l’article 5 § 1 c) de la Convention n’a pas été mise en question. D’ailleurs, la Cour se doit de faire remarquer que les maisons d’arrêt parisiennes – auxquelles les requérants étaient initialement affectés, selon le principe prévu par l’article D. 53 du CPP – se trouvaient à la même distance du domicile de leurs proches que celle de Lyon-Corbas dans laquelle ils ont été incarcérés à la suite du transfert litigieux.

44. Il n’est pas allégué que, outre la distance, les requérants auraient été soumis à un régime spécial de détention entraînant des limitations du nombre de visites familiales ou imposant des mesures de surveillance de ces rencontres (voir, a contrario, Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, § 62, CEDH 2000‑X). Ils n’ont pas fait l’objet, à quelque autre titre que ce soit, de mesures de restriction ou de limitations des droits de visite ou des autorisations de téléphoner (voir, a contrario, Labita c. Italie, no26772, décision de la Commission du 20 octobre 1997, Marincola et Sestito, décision précitée, Ospina Vargas c. Italie (déc.), no 40750/98, 6 avril 2000, Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, §§ 107-109, CEDH 2015, Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 193-196, CEDH 2016). Bien au contraire, les documents produits par le Gouvernement – non contestés par les requérants – montrent que ceux-ci ont bénéficié de très nombreuses visites (respectivement 402, 453 et 343) et conversations téléphoniques (respectivement 426, 911 et 1 283) avec leurs proches (voir paragraphes 9, 13 et 18 ci-dessus).

45. La Cour considère donc que le transfert des intéressés au pénitencier de Lyon-Corbas n’était pas de nature à entraver de manière significative leurs droits de visite. Rien ne prouve en effet que les déplacements effectués par leurs proches aient posé des problèmes insurmontables ou très difficiles à résoudre (voir, mutatis mutandis, Pesce, décision précitée). La présente affaire n’est donc pas comparable aux affaires Khodorkovskiy et Lebedev, Vintman et Rodzevillo c. Ukraine (no 38771/05, 14 janvier 2016), dans lesquelles la Cour a pris en compte la grande distance géographique et les réalités des réseaux de transport (à titre de comparaison, dans Khodorkovskiy et Lebedev, les pénitenciers étaient situés à plusieurs milliers de kilomètres du domicile des requérants ; dans Vintman, le requérant n’avait pas revu sa mère depuis près de dix ans ; dans Rodzevillo, le requérant n’avait reçu, entre 2007 et 2015, que sept visites de sa mère et aucune visite d’un autre membre de sa famille). La Cour note par ailleurs que les requérants – qui, dans leur lettre du 3 juillet 2012 adressée au juge d’instruction, n’avaient pas clairement demandé à se rapprocher de leur famille – auraient pu solliciter une mesure de rapprochement dans l’attente de leur comparution devant la juridiction, sur le fondement de l’article R. 57-8-7 du CPP (paragraphe 27 ci-dessus). La deuxième requérante, condamnée deux mois après l’introduction de sa requête, aurait pu solliciter un « changement d’affectation » en vertu de l’article D. 82 du CPP (paragraphe 28 ci-dessus). Quant au troisième requérant, il aurait pu faire cette dernière demande à compter de sa condamnation – prononcée le 3 décembre 2015 – et il peut d’ailleurs toujours la faire. Or rien dans le dossier n’indique que l’une de ces démarches ait été faite.

46. Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, la Cour estime que les inconvénients dénoncés par les requérants ne sont pas suffisants pour constituer une « ingérence » dans leur droit au respect de la vie familiale sous l’angle de l’article 8 § 1 de la Convention.

47. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Polyakova et autres c. Russie du 7 mars 2017 requêtes nos 35090/09, 35845/11, 45694/13 et 59747/14

Violation de l'article 8 : L’incarcération de détenus à des milliers de kilomètres du foyer de leurs proches a porté atteinte à leur droit à la vie familiale

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

L’assistance qu’apportent les autorités aux détenus pour les aider à garder le contact avec leur famille proche occupe une place essentielle dans le droit au respect de la vie familiale des intéressés. Pour chaque requérant, la distance entre l’établissement pénitentiaire et le foyer familial, comprise entre 2 000 et 8 000 kilomètres selon les cas, était si importante qu’elle a infligé une épreuve aux personnes concernées. Les parties sont convenues qu’il en était résulté une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie familiale. La Cour a donc été appelée à rechercher si ladite ingérence était justifiée au regard de l’article 8 § 2, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un but légitime et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour la poursuite de ce but. Pour que des mesures internes soient « prévue[s] par la loi », le droit national doit comporter des garanties afin que l’exécutif exerce le pouvoir discrétionnaire qui lui est accordé dans le respect de la loi et sans en abuser. L’ampleur des conséquences négatives qu’aura au cas par cas le lieu d’incarcération d’un détenu sur sa famille dépendra de divers facteurs, dont la distance et les moyens financiers de la famille. Pour que le droit national offre des garanties adéquates, le pouvoir exécutif devra être tenu d’effectuer une appréciation de la situation individuelle qui tiendra compte des différents facteurs ayant une incidence sur les aspects pratiques des visites au détenu concerné ainsi que des considérations pertinentes découlant de l’article 8. De plus, la décision rendue par le pouvoir exécutif devra être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de la décision en question et les preuves pertinentes. Dans l’ordre juridique russe, ces garanties faisaient défaut, à trois niveaux. Premièrement, au niveau de l’affectation initiale des détenus à un établissement pénitentiaire. Cette affectation était régie par les paragraphes 2 et 4 de l’article 73 du code russe de l’exécution des peines de 1997, et les affectations constituaient des exceptions à la règle générale de répartition des détenus (selon laquelle ceux-ci étaient normalement incarcérés dans la région dans laquelle ils résidaient ou dans laquelle leur condamnation avait été prononcée). Cependant, le droit russe ne contenait aucune disposition contraignant le FSIN à tenir compte, avant de s’écarter de sa règle générale, des implications possibles qu’aurait pu avoir le lieu d’incarcération sur la vie familiale des détenus et de leurs proches ou à mettre en balance les intérêts individuels et collectifs concurrents à la lumière des éventuelles observations que le détenu aurait pu formuler à cet égard. Deuxièmement, au niveau des demandes de transfert des détenus dans un autre établissement pénitentiaire. Ces demandes étaient régies par l’article 81 du code russe de l’exécution des peines. Cet article disposait qu’un détenu devait purger l’intégralité de sa peine dans un même établissement pénitentiaire, mais prévoyait des exceptions. Cependant, les considérations relatives à la possibilité ou non pour un détenu de préserver des liens familiaux et sociaux pendant sa détention ne figuraient pas expressément parmi lesdites exceptions. La loi n’offrait donc pas de possibilité réaliste de transférer un détenu vers un autre établissement pénitentiaire pour des motifs relevant du droit au respect de la vie familiale. Troisièmement, au niveau du contrôle juridictionnel des décisions rendues par le FSIN. Dans leur application de l’article 81 du code russe de l’exécution des peines, les juridictions nationales ont dit que cet article excluait la possibilité pour un détenu d’obtenir d’être transféré dans un autre établissement pénitentiaire au motif qu’il se trouvait dans l’incapacité de recevoir des visites dans celui où il était déjà incarcéré. De plus, le droit russe ne contraignait pas les juridictions nationales à tenir compte des arguments formulés sur la base de l’article 8 de la Convention par les détenus se plaignant des décisions rendues par le FSIN, ni à mettre en balance les intérêts individuels et collectifs concurrents. L’ordre juridique russe ne permettait donc pas à un individu d’obtenir un contrôle juridictionnel de la proportionnalité de la décision rendue par le FSIN au regard de l’intérêt dudit individu à entretenir des liens familiaux et sociaux. À la lumière de ce qui précède, les articles 73 §§ 2 et 4 et 81 du code russe de l’exécution des peines ne satisfaisaient pas à l’exigence relative à la « qualité de la loi ». Il s’ensuit que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie familiale n’était pas « prévue par la loi ». Par conséquent, la Cour constate une violation de l’article 8 de la Convention dans le chef de chacun des requérants

Article 6 (droit à un procès équitable) Les juridictions nationales n’ont pas correctement apprécié la nature des actions civiles engagées par M. Palilov au moment de décider si sa présence était indispensable ou non ; elles n’ont pas non plus recherché les modalités procédurales adéquates qui auraient permis à celui-ci d’être entendu. Elles ont donc privé M. Palilov de la possibilité de défendre effectivement sa cause et ont failli à leur obligation de veiller au respect du principe d’un procès équitable consacré par l’article 6. Satisfaction équitable (Article 41) La Cour dit que la Russie doit verser à Mme Polyakova 652 euros (EUR) pour dommage matériel et qu’elle doit aussi verser au total aux requérants 24 800 EUR pour dommage moral et 2 200 EUR pour frais et dépens.

Grande Chambre MOZER c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

et RUSSIE du 23 février 2016 requête 11138/10

Violation des articles 5-1 pour détention prononcée par des tribunaux non conformes à la Convention, 3 pour ne pas avoir soigné ses crises d'asthme, 8 pour ne pas avoir eu le droit de voir sa mère pendant 6 mois et 9 pour ne pas avoir eu le droit de voir le pasteur. La Russie doit répondre des violations des droits d’un accusé détenu illégalement et dans des conditions inhumaines en Transnistrie qui n'est en réalité non contrôlée par la République de Moldava.

Violation de l'article 8 et 9 de la CEDH pas le droit de voir sa mère et un pasteur durant 6 mois.

190. La Cour rappelle que la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne par nature des restrictions à la vie privée et familiale. Il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire autorise le détenu, et l’aide au besoin, à maintenir le contact avec sa famille proche (voir, parmi beaucoup d’autres, Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, §§ 61-62, CEDH 2000-X, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 139, 28 novembre 2002, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 106, CEDH 2015). En même temps, la Cour doit admettre que certaines mesures visant à contrôler les contacts des détenus avec le monde extérieur sont nécessaires et non incompatibles en soi avec la Convention (Khoroshenko, précité, § 123).

191. En l’espèce, le requérant soutient ne pas avoir pu rencontrer du tout ses parents pendant les six premiers mois de sa détention, la première visite de ceux-ci ayant été selon lui autorisée le 4 mai 2009. Il présente des éléments montrant qu’il a demandé à les voir le 5 mars 2009, les 13, 16 et 30 avril 2009, le 9 décembre 2009 et le 15 février 2010. Il ajoute que, lors de la visite qui eut lieu le 16 février 2010, lui-même et sa mère ont dû s’entretenir en présence d’un gardien de prison et ont été contraints de parler russe au lieu de s’exprimer dans leur langue maternelle, l’allemand (paragraphe 44 ci-dessus).

192. Renvoyant à la lettre du CICR (paragraphe 68 ci-dessus), le gouvernement moldave doute de la véracité de cette allégation. La Cour relève que le CICR a rendu visite au requérant en avril 2010, alors que le grief de celui-ci se rapporte à la période allant de 2009 jusqu’à la rencontre du 16 février 2010. De plus, la lettre invoquée par le gouvernement moldave indique simplement que le requérant avait des contacts réguliers avec sa famille, sans en préciser la nature. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne voit aucune raison de douter des dires du requérant et conclut qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie familiale, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention, en ce qu’il s’est vu interdire de voir ses parents pendant une très longue période. Il reste à examiner si cette ingérence se justifiait au regard du second paragraphe de l’article 8.

193. La Cour rappelle que l’article 8 § 2 exige que toute ingérence soit « prévue par la loi ». Elle observe que le requérant ne tire pas argument de ce que l’ingérence dans l’exercice de ses droits garantis par les articles 8 et 9 découlait de décisions de juridictions ou d’autres autorités créées illégalement pour dire que cette ingérence était illégitime. Quoi qu’il en soit, la Cour relève que les gouvernements défendeurs n’ont soumis aucune précision à cet égard, et que les quelques éléments présentés par le requérant ne lui suffisent pas pour se former une image claire des dispositions applicables du droit de la « RMT ». La Cour n’est donc pas en mesure d’apprécier si l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » et si elle se fondait sur des critères clairs, ou si l’enquêteur avait toute discrétion en la matière comme le soutient le requérant. Cela étant, elle n’aperçoit dans les documents versés au dossier aucun motif de refuser les visites familiales, et observe que le requérant n’a manifestement pas pu rencontrer ses parents durant six mois après son arrestation initiale.

194. Les gouvernements défendeurs n’ont soumis aucune explication sur le point de savoir pourquoi il était nécessaire de séparer le requérant de sa famille pendant une période aussi longue. Dès lors, il n’a pas été démontré que l’ingérence poursuivait un but légitime ou était proportionnée à un tel but, comme le requiert l’article 8 § 2.

195. De même, la Cour juge en principe inacceptable la présence d’un gardien de prison pendant les visites familiales (comparer avec Khoroshenko, précité, § 146). Ce gardien était manifestement présent exprès pour écouter la conversation entre le requérant et ses parents étant donné qu’ils s’exposaient à une interruption de la visite s’ils refusaient de s’exprimer dans une langue comprise par lui (paragraphe 44 ci-dessus). Là encore, aucune explication n’a été donnée quant à la nécessité de surveiller ces rencontres aussi étroitement.

196. Partant, la Cour estime que, indépendamment de l’existence ou non d’une base légale fondant l’ingérence dans l’exercice de ses droits par le requérant, les restrictions apportées aux visites que ses parents lui ont rendues en prison n’ont pas respecté les autres conditions requises par l’article 8 § 2 de la Convention.

197. Quant au grief du requérant selon lequel il n’a pas été autorisé à voir le pasteur Per Bergene Holm, la Cour rappelle que le refus des autorités de permettre à un détenu de rencontrer un prêtre constitue une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention (voir, par exemple, Poltoratski c. Ukraine, no 38812/97, § 167, CEDH 2003-V).

198. Le requérant allègue que le pasteur, qui a cherché à lui rendre visite, s’est vu interdire de le faire en juin et septembre 2009, ce que la pasteur a confirmé dans une lettre à la Cour (paragraphe 45 ci-dessus). Aucun des deux gouvernements défendeurs n’a formulé d’observation sur ce point. La Cour ne voit aucune raison de douter de la version des faits émanant du requérant et du pasteur, et elle admet qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressé du droit à la liberté de religion.

199. Là encore, il est difficile de déterminer s’il existait une base légale justifiant le refus d’autoriser ces visites, et aucune raison n’a été avancée pour expliquer ce refus. La Cour estime qu’il n’a pas été démontré que l’ingérence dans l’exercice de ses droits par le requérant poursuivait un but légitime ou était proportionnée à un tel but, comme le requiert l’article 9 § 2 de la Convention.

3. Responsabilité des États défendeurs

200. Pour les mêmes raisons que celles qu’elle a formulées dans le cadre du grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 151-155 ci‑dessus), la Cour juge qu’il n’y a pas eu violation des articles 8 et 9 de la Convention par la République de Moldova.

201. Pour les mêmes motifs que ceux exposés aux paragraphes 156-159 ci-dessus, la Cour conclut à la violation des articles 8 et 9 de la Convention par la Fédération de Russie.

JURISPRUDENCE FRANCAISE

CONSEIL CONSTITUTIONNEL Décision n° 2016-543 QPC du 24 mai 2016

Section française de l'observatoire international des prisons [Permis de visite et autorisation de téléphoner durant la détention provisoire]

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 24 février 2016 par le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 35 et 39 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 et des articles 145-4 et 715 du code de procédure pénale.

Les dispositions contestées ne prévoient aucune voie de recours à l'encontre d'une décision refusant un permis de visite à une personne placée en détention provisoire lorsque la demande émane d'une personne qui n'est pas membre de la famille. Il en va de même lorsque le permis de visite est sollicité en l'absence d'instruction ou après sa clôture. Ces dispositions ne prévoient pas davantage de voie de recours à l'encontre des décisions refusant l'accès au téléphone à une personne placée en détention provisoire.

Le Conseil constitutionnel a jugé que l'impossibilité de contester ces décisions de refus méconnaît le droit à un recours juridictionnel effectif.

Le Conseil constitutionnel a en outre jugé que méconnaît ce même droit l'absence de tout délai déterminé imparti au juge d'instruction pour statuer sur une demande de permis de visite d'un membre de la famille de la personne placée en détention provisoire.

Le Conseil constitutionnel a, en conséquence déclaré contraires à la Constitution les mots « et, en ce qui concerne les prévenus, aux nécessités de l'information » figurant au deuxième alinéa de l'article 39 de la loi du 24 novembre 2009 et les troisième et quatrième alinéas de l'article 145-4 du code de procédure pénale.

Cette déclaration d'inconstitutionnalité est reportée jusqu'à l'entrée en vigueur de nouvelles dispositions législatives et au plus tard jusqu'au 31 décembre 2016.

E CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 24 février 2016 par le Conseil d'État (décision n° 395126 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la section française de l'observatoire international des prisons par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-543 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 35 et 39 de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 et des articles 145-4 et 715 du code de procédure pénale.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour l'association requérante par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées les 17 mars et 1er avril 2016 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 17 mars 2016 :
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Patrice Spinosi, pour l'association requérante, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 10 mai 2016 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L'article 35 de la loi du 24 novembre 2009 mentionnée ci-dessus prévoit : « Le droit des personnes détenues au maintien des relations avec les membres de leur famille s'exerce soit par les visites que ceux-ci leur rendent, soit, pour les condamnés et si leur situation pénale l'autorise, par les permissions de sortir des établissements pénitentiaires. Les prévenus peuvent être visités par les membres de leur famille ou d'autres personnes, au moins trois fois par semaine, et les condamnés au moins une fois par semaine.« L'autorité administrative ne peut refuser de délivrer un permis de visite aux membres de la famille d'un condamné, suspendre ou retirer ce permis que pour des motifs liés au maintien du bon ordre et de la sécurité ou à la prévention des infractions.
« L'autorité administrative peut également, pour les mêmes motifs ou s'il apparaît que les visites font obstacle à la réinsertion du condamné, refuser de délivrer un permis de visite à d'autres personnes que les membres de la famille, suspendre ce permis ou le retirer.
« Les permis de visite des prévenus sont délivrés par l'autorité judiciaire.
« Les décisions de refus de délivrer un permis de visite sont motivées ».

2. L'article 39 de la loi du 24 novembre 2009 prévoit : « Les personnes détenues ont le droit de téléphoner aux membres de leur famille. Elles peuvent être autorisées à téléphoner à d'autres personnes pour préparer leur réinsertion. Dans tous les cas, les prévenus doivent obtenir l'autorisation de l'autorité judiciaire.« L'accès au téléphone peut être refusé, suspendu ou retiré, pour des motifs liés au maintien du bon ordre et de la sécurité ou à la prévention des infractions et, en ce qui concerne les prévenus, aux nécessités de l'information.
« Le contrôle des communications téléphoniques est effectué conformément à l'article 727-1 du code de procédure pénale ».

3. L'article 145-4 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 15 juin 2000 mentionnée ci-dessus prévoit : « Lorsque la personne mise en examen est placée en détention provisoire, le juge d'instruction peut prescrire à son encontre l'interdiction de communiquer pour une période de dix jours. Cette mesure peut être renouvelée, mais pour une nouvelle période de dix jours seulement. En aucun cas, l'interdiction de communiquer ne s'applique à l'avocat de la personne mise en examen.« Sous réserve des dispositions qui précèdent, toute personne placée en détention provisoire peut, avec l'autorisation du juge d'instruction, recevoir des visites sur son lieu de détention.
« À l'expiration d'un délai d'un mois à compter du placement en détention provisoire, le juge d'instruction ne peut refuser de délivrer un permis de visite à un membre de la famille de la personne détenue que par une décision écrite et spécialement motivée au regard des nécessités de l'instruction.
« Cette décision est notifiée par tout moyen et sans délai au demandeur. Ce dernier peut la déférer au président de la chambre de l'instruction qui statue dans un délai de cinq jours par une décision écrite et motivée non susceptible de recours. Lorsqu'il infirme la décision du juge d'instruction, le président de la chambre de l'instruction délivre le permis de visite ».

4. L'article 715 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 15 juin 2000 prévoit : « Le juge d'instruction, le président de la chambre de l'instruction et le président de la cour d'assises, ainsi que le procureur de la République et le procureur général, peuvent donner tous les ordres nécessaires soit pour l'instruction, soit pour le jugement, qui devront être exécutés dans les maisons d'arrêt ».

5. L'association requérante soutient que ces dispositions méconnaissent le droit à un recours juridictionnel effectif, le droit de mener une vie familiale normale et le droit au respect de la vie privée. Elle soutient également que, faute de déterminer de façon suffisante des garanties nécessaires à la protection de ces mêmes droits, elles sont entachées d'une incompétence négative de nature à leur porter atteinte. En premier lieu, elle relève que, pendant l'instruction, le droit à un recours effectif est méconnu puisque les décisions relatives au permis de visite de personnes autres que les membres de la famille de la personne placée en détention provisoire ne peuvent être contestées, et qu'il en va de même de celles relatives à l'accès au téléphone et aux translations judiciaires de la personne placée en détention provisoire. Elle fait aussi valoir qu'aucun délai n'est prescrit au juge d'instruction pour statuer sur les demandes de permis de visite. En deuxième lieu, elle indique que les dispositions contestées ne précisent pas les motifs de nature à justifier, pendant l'instruction, le refus d'une demande de permis de visite pour les personnes autres que les membres de la famille. En troisième lieu, elle constate qu'après la clôture de l'instruction, les décisions de l'autorité judiciaire en matière de permis de visite, d'autorisation de téléphoner et de translation judiciaire de la personne placée en détention provisoire ne peuvent être contestées. Enfin, elle fait valoir qu'après la clôture de l'instruction, les dispositions contestées n'énumèrent pas les motifs de nature à fonder une décision défavorable.

6. Au sein des dispositions contestées, seuls les troisième et quatrième alinéas de l'article 145-4 du code de procédure pénale fixent des règles de procédure applicables à la délivrance des permis de visite au profit des personnes placées en détention provisoire. De même, seuls les mots : « et, en ce qui concerne les prévenus, aux nécessités de l'information » figurant au deuxième alinéa de l'article 39 de la loi du 24 novembre 2009 sont relatifs aux règles de procédure applicables à la délivrance des autorisations de téléphoner au profit des personnes placées en détention provisoire. Enfin, aucune des dispositions contestées ne vise les translations judiciaires. La question prioritaire de constitutionnalité porte donc sur les troisième et quatrième alinéas de l'article 145-4 du code de procédure pénale et sur les mots « et, en ce qui concerne les prévenus, aux nécessités de l'information » figurant au deuxième alinéa de l'article 39 de la loi du 24 novembre 2009.

- Sur l'atteinte portée au droit à un recours juridictionnel effectif :

7. Selon l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». La liberté proclamée par l'article 2 de la Déclaration de 1789 implique le droit au respect de la vie privée.

8. Selon le dixième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ».

9. Selon l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Il résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction.

10. L'article 145-4 du code de procédure pénale définit les conditions dans lesquelles la personne placée en détention provisoire peut recevoir des visites. Il prévoit que, durant l'instruction, le permis de visite est délivré par le juge d'instruction. Lorsque la détention provisoire excède un mois, le juge d'instruction ne peut refuser de délivrer ce permis à un membre de la famille du détenu que par une décision écrite et spécialement motivée au regard des nécessités de l'instruction. Cette décision peut être contestée devant le président de la chambre de l'instruction.

11. L'article 39 de la loi du 24 novembre 2009 fixe les conditions dans lesquelles le détenu peut être autorisé à téléphoner. L'accès au téléphone pour les personnes placées en détention provisoire est soumis à autorisation de l'autorité judiciaire. Les motifs pour lesquels l'accès au téléphone peut leur être refusé, retiré ou suspendu tiennent au bon ordre, à la sécurité, à la prévention des infractions et aux nécessités de l'information judiciaire.

En ce qui concerne l'absence de voie de recours à l'encontre des décisions relatives au permis de visite et à l'autorisation de téléphoner d'une personne placée en détention provisoire :

12. Les troisième et quatrième alinéas de l'article 145-4 du code de procédure pénale sont relatifs aux permis de visite demandés au cours de l'instruction. Ils ne prévoient une voie de recours qu'à l'encontre des décisions refusant d'accorder un permis de visite aux membres de la famille de la personne placée en détention provisoire au cours de l'instruction. Ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne permettent de contester devant une juridiction une décision refusant un permis de visite dans les autres hypothèses, qu'il s'agisse d'un permis de visite demandé au cours de l'instruction par une personne qui n'est pas membre de la famille ou d'un permis de visite demandé en l'absence d'instruction ou après la clôture de celle-ci.

13. L'article 39 de la loi du 24 novembre 2009, relatif à l'accès au téléphone des détenus, ne prévoit aucune voie de recours à l'encontre des décisions refusant l'accès au téléphone à une personne placée en détention provisoire.

14. Au regard des conséquences qu'entraînent ces refus pour une personne placée en détention provisoire, l'absence de voie de droit permettant la remise en cause de la décision du magistrat, excepté lorsque cette décision est relative au refus d'accorder, durant l'instruction, un permis de visite au profit d'un membre de la famille du prévenu, conduit à ce que la procédure contestée méconnaisse les exigences découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789. Elle prive également de garanties légales la protection constitutionnelle du droit au respect de la vie privée et du droit de mener une vie familiale normale.

En ce qui concerne l'absence de délai imparti au juge d'instruction pour répondre à une demande de permis de visite d'un membre de la famille de la personne placée en détention provisoire :

15. Les troisième et quatrième alinéas de l'article 145-4 du code de procédure pénale imposent au juge d'instruction une décision écrite et spécialement motivée pour refuser de délivrer un permis de visite à un membre de la famille de la personne détenue, lorsque le placement en détention provisoire excède un mois. Ils prévoient que cette décision peut être déférée par le demandeur au président de la chambre de l'instruction, qui doit statuer dans un délai de cinq jours.

16. Toutefois ces dispositions n'imposent pas au juge d'instruction saisi de telles demandes de statuer dans un délai déterminé sur celles-ci. S'agissant d'une demande portant sur la possibilité pour une personne placée en détention provisoire de recevoir des visites, l'absence de tout délai déterminé imparti au juge d'instruction pour statuer n'ouvre aucune voie de recours en l'absence de réponse du juge. Cette absence de délai déterminé conduit donc à ce que la procédure applicable méconnaisse les exigences découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789. Elle prive également de garanties légales la protection constitutionnelle du droit au respect de la vie privée et du droit de mener une vie familiale normale.

17. Sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres griefs, il résulte donc des motifs énoncés aux paragraphes 12 à 16 que les troisième et quatrième alinéas de l'article 145-4 du code de procédure pénale et les mots « et, en ce qui concerne les prévenus, aux nécessités de l'information » figurant au deuxième alinéa de l'article 39 de la loi du 24 novembre 2009 doivent être déclarés contraires à la Constitution.

- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :

18. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.

19. D'une part, les dispositions du 9° du paragraphe I de l'article 27 quater du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale, prévoient de modifier l'article 145-4 du code de procédure pénale et notamment ses troisième et quatrième alinéas. Il est en particulier prévu d'ajouter des conditions de délivrance de l'autorisation de téléphoner à une personne placée en détention provisoire ainsi que des motifs pouvant être pris en compte pour refuser de délivrer un permis de visite ou une autorisation de téléphoner à une telle personne. Il est également prévu d'imposer aux magistrats compétents pour répondre à ces demandes un délai pour prendre ces décisions et d'aménager une voie de recours à leur encontre. Le 4° du paragraphe I de l'article 27 ter du même projet de loi prévoit enfin qu'en l'absence d'un recours spécifique prévu par les textes, l'absence de réponse du ministère public ou de la juridiction dans un délai de deux mois à compter d'une demande permet d'exercer un recours contre la décision implicite de rejet de la demande. Toutefois, ces dispositions ne sont pas encore définitivement adoptées par le Parlement au jour de la décision du Conseil constitutionnel.

20. D'autre part, l'abrogation immédiate des dispositions contestées aurait pour effet de faire disparaître des dispositions permettant à certaines des personnes placées en détention provisoire d'exercer un recours contre certaines décisions leur refusant un permis de visite.

21. Afin de permettre au législateur de remédier à l'inconstitutionnalité constatée, il y a donc lieu de reporter la déclaration d'inconstitutionnalité ainsi que d'éviter que cette déclaration affecte les modifications législatives en cours d'adoption par le Parlement. Par conséquent, la déclaration d'inconstitutionnalité des mots « et, en ce qui concerne les prévenus, aux nécessités de l'information » figurant au deuxième alinéa de l'article 39 de la loi du 24 novembre 2009 et des troisième et quatrième alinéas de l'article 145-4 du code de procédure pénale est reportée jusqu'à l'entrée en vigueur de nouvelles dispositions législatives ou, au plus tard, jusqu'au 31 décembre 2016. Les décisions prises en vertu de ces dispositions avant cette date ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er.- Les mots « et, en ce qui concerne les prévenus, aux nécessités de l'information » figurant au deuxième alinéa de l'article 39 de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 et les troisième et quatrième alinéas de l'article 145-4 du code de procédure pénale sont contraires à la Constitution.

Article 2.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet dans les conditions fixées au paragraphe 21 de cette décision.

Article 3.- Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 24 mai 2016, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.

DETENTION LOIN DU DOMICILE FAMILIAL

AVŞAR ET TEKİN c. TURQUIE du 17 septembre 2019 Requêtes nos 19302/09 et 49089/12

Violation article 8 : l'éloignement géographique de 1 500 km entre le lieu de détention et le lieu de la résidence familiale des détenus, n'avait pas de justification nécessaire, dans une société démocratique.

RECEVABILITE

40.  Dans ses observations au titre de la satisfaction équitable, le Gouvernement informe la Cour que M. Avşar avait – à sa demande – été transféré le 25 mai 2018 depuis la prison de Tekirdağ vers la prison de type T de Diyarbakır. Il plaide en conséquence la perte de la qualité de victime de ce requérant et invite la Cour à rejeter sa requête comme étant incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention. Sans autre précision, le Gouvernement conteste par ailleurs la version des faits telle que présentée par ce requérant, en ce qu’elle diverge de la sienne.

41.  Le requérant ne se prononce pas sur ce point.

42.  La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. La question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002‑III). Pour répondre à cette question, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête auprès de la Cour, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).

43.  La Cour rappelle également que, eu égard à ces considérations, la question de savoir si un requérant a la qualité de victime doit être tranchée au moment où elle examine l’affaire, lorsque les circonstances justifient cette approche (ibidem, § 106). Elle rappelle en outre qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de victime aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010).

44.  Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).

45.  En ce qui concerne la réparation « adéquate » et « suffisante » pour remédier, au niveau interne, à la violation d’un droit garanti par la Convention, la Cour considère généralement qu’elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation en jeu (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 116).

46.  En l’espèce, la Cour observe que M. Avşar avait saisi les instances nationales de demandes de transfèrement vers une prison située à proximité du lieu de résidence de ses proches en 2008 et qu’il s’était vu opposer deux refus de la part du ministère de la justice (paragraphes 13 et 16 ci-dessus). Au vu des informations transmises par le Gouvernement, la Cour note que le 25 mai 2018 le requérant fut, à sa demande, transféré à la prison de type T de Diyarbakır. Le Gouvernement n’apporte aucune autre précision à cet égard et la Cour ne dispose pas d’informations quant à la date à laquelle le requérant aurait été transféré de la prison de Kırıkkale, dans laquelle il était détenu au moment de l’introduction de la requête, vers la prison de Tekirdağ, avant d’être à nouveau transféré dans une prison de Diyarbakır.

47.  À cet égard, si la Cour reconnaît qu’une réponse positive à une demande de transfèrement du requérant vers une prison en particulier ne peut qu’être constitutive d’une mesure favorable à son endroit, elle ne saurait pour autant ignorer que le requérant a passé de nombreuses années dans des prisons situées loin de sa famille, avant que cette mesure ne soit décidée. Cette mesure ne s’est par ailleurs pas accompagnée d’une reconnaissance expresse par les instances nationales compétentes d’une violation des droits protégés par la Convention – du moins, le Gouvernement ne le soutient-il pas. Elle ne saurait non plus être interprétée comme une reconnaissance, en substance, d’une violation du droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale. La Cour rejette en conséquence l’exception du Gouvernement tirée de la perte, par M. Avşar, de la qualité de victime.

48.  Constatant par ailleurs que ce grief des requérants n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

SUR LE FOND

a.  Sur l’existence d’une ingérence

60.  La Cour rappelle que toute détention régulière au regard de l’article 5 de la Convention entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé. Par ailleurs, la Convention n’accorde pas aux détenus le droit de choisir leur lieu de détention et la séparation et l’éloignement du détenu de sa famille constituent des conséquences inévitables de la détention. Néanmoins, le fait de détenir une personne dans une prison éloignée de sa famille à tel point que toute visite s’avère en fait très difficile, voire impossible, peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence dans sa vie familiale, la possibilité pour les membres de la famille de rendre visite au détenu étant un facteur essentiel pour le maintien de la vie familiale (pour un rappel des principes pertinents en la matière, Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 835, 25 juillet 2013, Vintman c. Ukraine, no 28403/05, § 78, 23 octobre 2014 et Bellomonte c. Italie (déc.), § 70, no 28298/10, 1er avril 2014).

61.  En l’espèce, la Cour observe que pendant de nombreuses années les requérants furent détenus dans des prisons éloignées du lieu de résidence de leur famille. À cet égard, elle relève que M. Avşar était détenu à la prison de Kırıkkale alors que ses proches résidaient à Diyarbakır – plus de 800 km séparent les deux villes. Il ressort en outre des informations transmises par le Gouvernement (paragraphe 21 ci-dessus) qu’il fut d’abord transféré dans une prison de Tekirdağ – située à environ 1400 km de Diyarbakır, avant d’être finalement transféré dans une prison à Diyarbakır. La Cour observe que M. Tekin quant à lui était détenu à la prison de Kırıkkale, soit à environ 1000 km de sa famille qui réside à Siirt. Le 22 août 2016, il informa la Cour de son transfert à la prison de Kesput (paragraphe 30 ci-dessus), située à environ 1500 km de Siirt.

62.  Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour peut admettre que l’éloignement des requérants durant de nombreuses années du lieu de résidence de leur famille, constitue une ingérence dans leurs droits au respect de la vie privée et familiale.

b.  Sur la justification de l’ingérence en cause

63.  Pour déterminer si l’ingérence constatée emporte violation de l’article 8, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du paragraphe 2 de cet article, autrement dit si elle était « prévue par la loi » et « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre l’un ou l’autre des « buts légitimes » énumérés dans ce paragraphe.

i.  Sur la base légale de l’ingérence en cause

64.  Au vu des pièces du dossier et des observations des parties, la Cour observe que l’ingérence en cause dans la présente affaire était prévue par la loi no 5275 (paragraphe 31 ci-dessus) dont les modalités d’application avaient en outre été exposées, à l’époque pertinente, dans la circulaire ministérielle no 45/1 (paragraphe 32 ci-dessus), le système juridique turc attribuant au ministère de la justice le pouvoir d’affecter les prisonniers dans les différents centres pénitentiaires du pays. Par ailleurs, la possibilité pour les prisonniers de demander leur transfèrement et les critères afférents à ces demandes étaient également inscrits dans ces textes.

65.  L’ingérence était donc « prévue par la loi » au sens du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention. Ce point ne prête d’ailleurs pas à controverse entre les parties.

ii.  Sur le but légitime poursuit

66.  La Cour ne voit aucune raison de douter de la pertinence des arguments avancés par le Gouvernement (paragraphes 53-55 et 58-59 ci‑dessus) quant aux exigences de sécurité et de sûreté et aux contraintes liées aux capacités d’accueil des établissements pénitentiaires devant guider les choix à faire en matière de répartition carcérale. Elle rappelle à cet égard avoir déjà considéré que le motif fondé sur l’absence de places disponibles pour justifier le refus des autorités nationales de donner suite aux demandes de transfèrement d’un prisonnier, pouvait tendre à lutter contre la surpopulation carcérale (Vintman, précité, §§ 96 et 99).

67.  La Cour estime que l’ingérence en cause dans la présente affaire peut donc être considérée comme visant certains objectifs légitimes au regard du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui (Rodzevillo c. Ukraine, no 38771/05, § 84, 14 janvier 2016 et Fraile Iturralde c. Espagne, no 66498/17, § 27, 7 mai 2019).

iii.  L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?

68.  La Cour est consciente des difficultés liées à l’organisation du système carcéral et rappelle que les autorités nationales disposent d’une large marge d’appréciation dans ce domaine (Khodorkovskiy et Lebedev, précité, § 850, et Bellomonte, précité, § 76). Pour autant, elle rappelle également avoir déjà souligné que la répartition carcérale ne saurait être laissée à l’entière discrétion des autorités administratives et qu’elle doit tenir compte d’une façon ou d’une autre de l’intérêt des condamnés à maintenir au moins certains liens familiaux et sociaux (Rodzevillo, précité, § 83, et les références y mentionnées).

69.  À cet égard, la Cour souligne en outre avoir déjà attiré l’attention des autorités nationales sur l’importance des recommandations énoncées dans le cadre des Règles pénitentiaires européennes de 2006 (Recommandation Rec (2006) 2) (paragraphe 36 ci-dessus), fussent-elles non contraignantes pour les États membres (voir, entre autres, Nusret Kaya et autres c. Turquie, nos 43750/06 et 4 autres, § 55, CEDH 2014 (extraits)). Elle réaffirme en ce sens qu’il est essentiel que l’administration aide les détenus à maintenir un contact avec leur famille proche.

70.  Elle souligne de plus qu’en matière de répartition carcérale, y compris pour les détenus purgeant une peine de réclusion à perpétuité, la réglementation au niveau européen conforte le principe selon lequel les autorités nationales sont tenues de prévenir la rupture des liens familiaux et de permettre, autant que possible, que les détenus soient répartis dans des prisons situées près de leurs foyers (paragraphes 35-36 ci-dessus).

71.  En l’espèce, la Cour estime qu’une répartition des prisonniers décidée en fonction de critères tels que le profil pénal et pénitentiaire de la personne détenue, sa dangerosité, les risques de poursuites des activités criminelles, les risques pour la sécurité, la surpopulation carcérale – critères dont le Gouvernement se prévaut (paragraphes 53, 55 et 58 ci-dessus) – ne saurait en soi passer pour arbitraire ou déraisonnable. Pour autant, elle souligne que le maintien des liens familiaux doit également être un critère à prendre en compte dans ce contexte.

72.  En effet, pour la Cour, il ne fait aucun doute que l’éloignement géographique est un facteur de nature à contribuer à altérer les visites familiales et par la - même les liens familiaux, cela d’autant plus que la distance géographique à parcourir par les proches est grande et que l’éloignement géographique perdure pendant plusieurs années.

73.  Or, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour rappelle d’abord que M. Avşar avait attiré l’attention des autorités sur un changement dans ses possibilités de contacts avec sa famille en raison de l’âge et de l’état de santé de sa mère (paragraphe 12 ci-dessus) et que M. Tekin avait invoqué la rareté des visites familiales qu’il pouvait recevoir, en particulier de la part de ses enfants (paragraphe 26 ci-dessus). Elle note ensuite que le Gouvernement ne conteste pas que les requérants ont été maintenus, pendant de nombreuses années, dans des prisons éloignées du lieu de résidence de leurs proches. Elle constate également que rien dans le dossier ou dans les observations du Gouvernement ne vient établir que les requérants auraient – malgré la distance géographique – maintenu des contacts réguliers avec les membres de leur famille ou bénéficié de visites fréquentes de la part de ces derniers (comparer a contrario avec Fraile Iturralde précité, § 29). Elle relève enfin, au vu des pièces du dossier et en particulier à la lecture des réponses apportées aux demandes de transfèrement des requérants, que rien ne permet d’apprécier si les autorités internes ont procédé à un examen circonstancié de la demande de transfèrement des requérants et à une mise en balance individualisée des intérêts en jeu intégrant, dans la motivation retenue, la situation personnelle des requérants, y compris la longue période de détention passée dans des prisons situées loin de leurs familles ainsi que respectivement les contraintes liées à l’âge, l’état de santé et la situation financière de leurs proches pouvant empêcher ces derniers de faire le voyage pour les voir.

74.  Eu égard aux circonstances spécifiques de la présente affaire et tenant compte en particulier des années de détention que les requérants ont purgé loin de leurs familles ainsi que de l’impact qu’un tel éloignement, inscrit dans la durée, peut avoir sur les liens familiaux, la Cour estime qu’en l’espèce l’ingérence en cause n’était pas proportionnée au regard du but légitime poursuivit et, dès lors, pas nécessaire dans une société démocratique.

75.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à une violation de l’article 8 de la Convention.

LA LECTURE DU COURRIER ENTRE UN DÉTENU ET SON AVOCAT

Laurent c. France du 24 mai 2018 requête n° 28798/13

Article 8 sur l'atteinte à la correspondance : Il faut un besoin social impérieux pour lire la correspondance entre un détenu et son avocat. Sans nécessité dans une société démocratique, la lecture d'un billet remis par un avocat à un détenu est incompatible avec l'article 8 de la Conv EDH.

À l’issue du débat contradictoire devant le juge des libertés et de la détention, dans l’attente du délibéré, H.B. et B.D. durent patienter, sous la surveillance de l’escorte policière, dans la salle des pas perdus du tribunal. Ils purent s’installer autour d’une table et s’entretenir avec le requérant, qui portait toujours sa robe d’avocat. H.B. et B.D. demandèrent une carte de visite professionnelle au requérant. Ce dernier, n’en ayant pas sur lui, nota ses coordonnées professionnelles sur un morceau de papier, qu’il plia ensuite en deux et remit ostensiblement à H.B.

Le sous-brigadier de police J.-L.B., chef de l’escorte, demanda alors à H.B. de lui montrer ce papier. Il le déplia, le lut puis le lui rendit. Le requérant reprocha au policier de ne pas respecter la confidentialité de ses échanges avec son client. La même scène se déroula ensuite avec B.D.

La Cour conclut que l’interception et l’ouverture de la correspondance du requérant, en sa qualité d’avocat, avec ses clients ne répondaient à aucun besoin social impérieux et n’étaient donc pas « nécessaires dans une société démocratique », au sens de l’article 8 § 2. Le requérant ne s'est pas caché et il n'y avait aucune raison objective de penser qu'un acte illégal se passait.

CEDH

A. Sur la recevabilité

22. Se fondant sur l’article 35 § 3 b) de la Convention, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de préjudice important.

23. Le requérant considère que le respect des droits de l’homme exige un examen au fond de la requête en ce qu’elle soulève une question nouvelle d’interprétation de la Convention sur la notion de correspondance. Selon lui, la requête soulève également une difficulté en droit interne, qui ne prévoit pas d’infraction spécifique d’atteinte au secret professionnel de l’avocat. Le requérant estime que, comme l’a relevé la Cour dans son arrêt Frérot c. France (no 70204/01, 12 juin 2007), la notion de correspondance ne fait l’objet d’aucune définition en droit interne et qu’il incombe donc à la Cour de la préciser, particulièrement lorsqu’elle concerne des échanges entre un avocat et son client.

24. Le Gouvernement considère, contrairement au requérant, que la notion de correspondance ne soulève pas de question nouvelle d’interprétation de la Convention. La requête ne poserait pas non plus de problème en droit interne, les dispositions existantes du code pénal étant suffisamment protectrices du secret des correspondances. Enfin, le Gouvernement ajoute que la jurisprudence citée par le requérant (Frérot, précité) ne s’applique pas au cas d’espèce, qui concerne des requérants certes privés de liberté mais non détenus.

25. La Cour est d’avis que les circonstances de la cause justifient un examen au fond de la requête, dans la mesure où celle-ci soulève des questions de principe importantes relatives à la correspondance entre un avocat et son client (Michaud c. France, no 12323/11, §§ 117–119, CEDH 2012). Elle relève également que la requête présente une modalité d’échange d’informations sur laquelle elle n’a pas encore eu à se prononcer. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

26. Elle constate par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

27. Le requérant estime que le Gouvernement ne conteste pas que l’échange de papiers entre le requérant et ses clients constituait une correspondance. Il considère que la lecture ou non des papiers par le policier et le fait que ceux-ci étaient déjà parvenus à leurs destinataires sont sans incidence sur la question de l’existence d’une ingérence. Pour le requérant, cette approche reviendrait à priver de protection toute correspondance une fois celle-ci remise à son destinataire.

28. Le requérant expose ensuite que l’ingérence n’était pas prévue par la loi et qu’elle était, a fortiori, interdite par l’article R. 57-6-7 du code de procédure pénale, qui prévoit la protection de la correspondance entre un détenu et son avocat. Il ajoute que l’ingérence ne poursuivait pas un but légitime dans la mesure où, dans les circonstances de l’espèce, il n’existait aucune raison de soupçonner un acte délictueux. Enfin, le requérant estime que l’ingérence n’était, en tout état de cause, pas nécessaire dans une société démocratique. À cet égard, il fait remarquer qu’aucune raison de sécurité ne justifiait le contrôle des papiers et encore moins la lecture de ceux-ci par le policier.

29. Le Gouvernement considère qu’il n’y pas eu d’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale, le policier n’ayant pas lu les papiers que le requérant avait remis à ses clients et ayant seulement procédé à une vérification de sécurité. Le Gouvernement ajoute que le requérant ne saurait invoquer le droit au respect de la correspondance à l’égard des papiers en cause, dans la mesure où leur interception a eu lieu alors qu’ils étaient déjà parvenus à leurs destinataires, qui en avaient pris connaissance.

30. À supposer qu’il y ait eu ingérence, le Gouvernement considère que celle-ci était prévue par les articles 226-15 et 432-9 du code pénal. Il ajoute qu’elle poursuivait les buts légitimes de prévention des infractions pénales et de défense de l’ordre. Le Gouvernement estime ensuite que l’ingérence était proportionnée au but poursuivi, la Cour n’interdisant pas tout contrôle de la correspondance entre un détenu et son avocat. Le Gouvernement expose que le chef d’escorte a agi sur le fondement de deux notes de service dans le but de prévenir tout acte illégal ou dangereux. Il ajoute que l’ingérence a été entourée de garanties adéquates et suffisantes, celle-ci ayant eu lieu en présence du requérant et de ses clients et les papiers ayant été immédiatement restitués après contrôle.

2. Les observations du tiers intervenant

31. Le Conseil national des barreaux (CNB) expose que le secret de la correspondance est une expression de la protection du secret professionnel caractérisé par le droit de l’avocat et de son client à la confidentialité.

32. Le CNB se réfère à la jurisprudence de la Cour pour exposer que toutes les catégories de correspondance sont protégées par l’article 8 de la Convention, quelle qu’en soit la finalité, y compris entre un avocat et son client détenu. Il considère que les autorités internes disposent d’une marge d’appréciation réduite en la matière.

33. Il souligne que le droit au respect de la correspondance entre l’avocat et son client est également protégé par le droit de l’Union européenne. Il se réfère à l’arrêt AM & S Europe Limited contre Commission des Communautés européennes, 18 mai 1982 (155/79), dans lequel la Cour de justice des Communautés européennes a consacré le principe de confidentialité des communications entre l’avocat et son client. Le CNB rappelle ensuite que, dans l’arrêt Akzo Nobel Chemicals Ltd et Akcros Chemicals Ltd contre Commission européenne, 14 septembre 2010 (C–550/07 P.), la Cour de justice de l’Union européenne a précisé que la confidentialité était un corollaire de l’exercice des droits de la défense et trouvait son fondement dans le principe d’indépendance de l’avocat.

34. Le CNB conclut que la garantie du secret des correspondances participe de la confiance du justiciable en l’avocat. Il soutient que le champ d’application de la protection doit être élargi au maximum, afin d’éviter tout risque d’atteinte à la confidentialité de la correspondance avocat-client, à l’exception des cas révélant la participation de l’avocat à une infraction.

3. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

35. En consacrant le droit de « toute personne » au respect de sa « correspondance », l’article 8 de la Convention protège la confidentialité des communications, quel que soit le contenu de la correspondance dont il est question et quelle que soit la forme qu’elle emprunte (Michaud c. France, précité, § 90, Frérot, précité, § 53). C’est donc la confidentialité de tous les échanges auxquels les individus peuvent se livrer à des fins de communication qui se trouve garantie par l’article 8 y compris lorsque l’envoyeur ou le destinataire est un détenu (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 84, série A no 61, Mehmet Nuri Özen et autres c. Turquie, nos 15672/08 et 10 autres, § 41, 11 janvier 2011, et Yefimenko c. Russie, no 152/04, § 144, 12 février 2013).

36. La Cour considère qu’une feuille de papier pliée en deux, sur laquelle un avocat a écrit un message, remise par cet avocat à ses clients, doit être considérée comme une correspondance protégée au sens de l’article 8 de la Convention. Partant, elle estime que constitue une ingérence dans le droit au respect de la correspondance entre un avocat et ses clients le fait, pour un policier, d’intercepter les notes rédigées par le requérant puis remises à ses clients.

37. Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire dans une société démocratique » pour le ou les atteindre.

b) Sur la justification de l’ingérence

i. Prévue par la loi

38. Le Gouvernement soutient que l’ingérence était suffisamment protégée par l’article 432‑9 du code pénal, qui réprime l’atteinte au secret de la correspondance par une personne dépositaire de l’autorité publique.

39. Le requérant considère, quant à lui, que l’ingérence n’était pas prévue par la loi et qu’elle était proscrite par l’article R. 57-6-7 du code de procédure pénale, relatif au contrôle de la correspondance entre un avocat et son client détenu.

40. La Cour constate que ni la chambre de l’instruction ni la Cour de cassation n’ont estimé que le contrôle des échanges entre le requérant, en sa qualité d’avocat, et ses clients, n’était régi par les dispositions spécifiques invoquées devant elles.

41. La Cour pourrait donc être amenée à se poser la question de savoir si l’ingérence litigieuse était ou non « prévue par la loi » en l’espèce. Toutefois, elle n’estime pas devoir se prononcer sur ce point, dès lors que la violation est encourue pour un autre motif.

ii. But légitime

42. La Cour estime que l’ingérence poursuivait les buts légitimes de prévention des infractions pénales et de défense de l’ordre.

iii. Nécessité de l’ingérence

43. La Cour a rappelé les principes généraux relatifs à la correspondance entre un avocat et son client dans l’arrêt Michaud c. France (précité, §§ 117-119).

44. La Cour a par ailleurs reconnu qu’un certain contrôle de la correspondance des détenus se recommande de la Convention et ne se heurte pas en soi à celle-ci (Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 45, série A no 233). Pour autant, les échanges entre un avocat et son client détenu jouissent d’un statut privilégié en vertu de l’article 8. Il en résulte notamment que les autorités pénitentiaires ne peuvent ouvrir la lettre d’un avocat à un détenu que si elles ont des motifs plausibles de penser qu’il y figure un élément illicite non révélé par les moyens normaux de détection. Il y a lieu de fournir des garanties appropriées pour en empêcher la lecture, par exemple l’ouverture de l’enveloppe en présence du détenu. Quant à la lecture du courrier d’un détenu à destination ou en provenance d’un avocat, elle ne devrait être autorisée que dans des cas exceptionnels, si les autorités ont lieu de croire à un abus du privilège en ce que le contenu de la lettre menace la sécurité de l’établissement ou d’autrui ou revêt un caractère délictueux d’une autre manière. La « plausibilité » des motifs dépendra de l’ensemble des circonstances, mais elle présuppose des faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’on abuse de la voie privilégiée de communication (ibidem, § 48).

45. La notion de nécessité, au sens de l’article 8 de la Convention, implique l’existence d’un besoin social impérieux et, en particulier, la proportionnalité de l’ingérence au but légitime poursuivi (voir parmi d’autres, Campbell, précité, § 44). La question qui se pose à la Cour en l’espèce est celle de savoir si l’interception des papiers échangés entre le requérant et ses clients, à l’aune du but légitime poursuivi, a porté une atteinte disproportionnée à la confidentialité de la correspondance entre un avocat et son client.

46. La Cour relève que les clients du requérant étaient, au moment de l’ingérence, privés de liberté et sous le contrôle d’une escorte policière. Dès lors, tout contrôle de leurs échanges ne saurait être exclu, mais il ne devrait s’opérer qu’en présence de motifs plausibles de penser qu’il y figure un élément illicite.

47. La Cour note que, selon le Gouvernement, le chef d’escorte a agi dans le but de prévenir tout acte dangereux ou illégal. Pour autant, elle constate qu’il n’apporte aucune raison susceptible de justifier le contrôle des papiers en l’espèce et qu’il ne prétend pas que ceux-ci auraient pu susciter des soupçons particuliers. Par ailleurs, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que le requérant, en sa qualité d’avocat, a rédigé et remis les papiers en cause à ses clients à la vue du chef d’escorte, sans tenter de dissimuler son action. Dès lors, en l’absence de tout soupçon d’acte illicite, l’interception des papiers en cause ne saurait se justifier. La Cour souligne également que le contenu des documents interceptés par le policier importe peu dès lors que, quelle qu’en soit la finalité, les correspondances entre un avocat et son client portent sur des sujets de nature confidentielle et privée (ibidem, § 48). La Cour relève d’ailleurs qu’à tous les stades de la procédure, les juridictions internes ont considéré que, si les faits en cause ne justifiaient pas de poursuites pénales, le comportement du chef d’escorte constituait néanmoins une atteinte au principe de la libre communication d’un avocat avec son client (paragraphes 11 et 13-14 ci-dessus).

48. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’interception et l’ouverture de la correspondance du requérant, en sa qualité d’avocat, avec ses clients ne répondaient à aucun besoin social impérieux et n’étaient donc pas « nécessaires dans une société démocratique », au sens de l’article 8 § 2.

EYLEM KAYA c. TURQUIE du 13 décembre 2016 requête 26623/07

Article 8 :  La requérante saisit son avocat pour un recours devant la Cour de Cassation, alors qu'elle est détenue pour cause d'appartenance à une organisation criminelle. Sa lettre porte la mention "vu" de la part de l'administration pénitentiaire. La CEDH considère que le contrôle systématique de toutes les lettres des détenus pour cause d'appartenance à une organisation criminelle, par l'administration pénitentiaire même un pouvoir adressé à son avocat, est incompatible avec le droit à la "vie privée et à la liberté de correspondance".

1. Sur l’existence d’une ingérence

24. La requérante se plaint d’un contrôle par l’administration pénitentiaire de sa correspondance avec son avocat au sujet de la présente requête. Elle soutient que cette pratique a été poursuivie par l’administration pénitentiaire même après la communication de la requête au gouvernement défendeur.

Elle présente, à titre d’exemple, le pouvoir signé par elle et envoyé à son avocat le 26 mai 2011, au dos duquel figure la mention « vu » apposée par la commission de lecture de l’administration pénitentiaire.

25. Le Gouvernement soutient que, au cours de sa détention à l’établissement pénitentiaire d’Edirne entre le 26 décembre 2005 et le 24 mai 2006, la requérante n’a jamais demandé à l’administration pénitentiaire d’Edirne d’envoyer une lettre à son avocat. Il estime que son allégation relative à un contrôle de sa correspondance avec son avocat n’a aucune pertinence.

26. La Cour note que la lettre présentée par la requérante à l’appui de son grief date du 11 juin 2007 (paragraphe 12 ci-dessus) et ne concerne donc pas la période de détention comprise entre le 26 décembre 2005 et le 24 mai 2006 – période pendant laquelle, selon le Gouvernement, l’intéressée n’a jamais demandé à l’administration pénitentiaire d’envoyer une lettre à son avocat.

27. La Cour constate qu’un cachet de la commission de lecture de l’administration pénitentiaire de Çankırı, comportant la mention « vu », figure sur la lettre datée du 11 juin 2007. Ce cachet ainsi apposé démontre clairement que cette lettre a fait l’objet d’un contrôle de l’administration pénitentiaire.

28. La Cour conclut donc que le contrôle effectué par l’administration pénitentiaire sur la lettre de la requérante constituait une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de sa correspondance au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

2. Sur la justification de l’ingérence

29. La Cour rappelle que pareille ingérence méconnaît l’article 8 de la Convention sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, notamment, Calogero Diana c. Italie, 15 novembre 1996, § 28, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).

a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi »

30. La requérante soutient que le contrôle effectué par l’administration pénitentiaire sur sa correspondance avec son avocat était contraire à l’article 154 du CPP ainsi qu’à l’article 59 de la loi no 5275 et ne se fondait sur aucune décision de justice.

31. Le Gouvernement expose que l’alinéa 4 de l’article 59 et l’alinéa 4 de l’article 68 de la loi no 5275 ne permettaient pas le contrôle de la correspondance des détenus avec les instances officielles et leur avocat, à l’exception des cas exhaustifs de contrôle prévus selon lui à l’alinéa 3 de la dernière disposition.

32. La Cour note d’emblée que, étant donné que l’ingérence litigieuse a eu lieu le 11 juin 2007, soit après la condamnation définitive de la requérante à une peine d’emprisonnement, la disposition légale applicable en l’espèce est la loi no 5275, et non pas l’article 154 du CPP qui concerne les personnes soupçonnées ou accusées durant la procédure pénale (paragraphe 14 ci-dessus).

33. Elle constate que, selon les articles 59 et 68 de la loi no 5275, la correspondance d’un détenu avec son avocat ne peut faire l’objet d’un contrôle effectué par l’administration pénitentiaire (paragraphes 15 et 16 ci‑dessus). Cependant, l’article 91 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines apporte une exception à ce principe dans son alinéa 4 (paragraphe 17 ci-dessus). En effet, cette disposition, en renvoyant au sous-paragraphe 2) de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 84 du même règlement (paragraphe 18 ci-dessus), permet à l’administration pénitentiaire d’effectuer une vérification physique sur les lettres, télécopies et télégrammes envoyés par un détenu condamné en application de l’article 220 du CP, en vue de sa défense, à son avocat.

34. La Cour considère donc qu’en l’espèce le contrôle effectué par l’administration pénitentiaire sur la lettre datée du 11 juin 2007, envoyée par la requérante, qui était condamnée en application de l’article 220 du CP, à son avocat, était fondé sur l’alinéa 4 de l’article 91 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines.

35. Tout en ayant des doutes au sujet de la compatibilité des mesures prises à l’égard de la requérante sur le fondement du règlement précité avec les articles 58 et 69 de la loi no 5275, la Cour partira de l’hypothèse que ces mesures étaient prévues par la loi.

b) Sur la légitimité des buts poursuivis

36. La requérante soutient que, en l’espèce, il n’existait aucun motif justifiant le contrôle de sa correspondance avec son avocat.

37. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point.

38. La Cour note qu’il ressort du libellé du sous-paragraphe 2) de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 84 du règlement susmentionné, auquel l’article 91 dudit règlement renvoie, que le but du contrôle de la correspondance des détenus condamnés pour certaines infractions avec leurs avocats est de prévenir la commission des infractions, de préserver la sécurité de l’établissement pénitentiaire et d’empêcher la communication entre les membres d’organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles (paragraphe 18 ci-dessus).

39. Elle rappelle qu’à ses yeux il est acceptable, en théorie, que le contrôle de la correspondance d’un détenu puisse poursuivre les buts, légitimes, visant notamment à la sauvegarde de « la sécurité nationale » et/ou à « la défense de l’ordre » ou la « prévention des infractions pénales » en vertu de l’article 8 § 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Erdem c. Allemagne, no 38321/97, § 60, CEDH 2001-VII (extraits))

40. La Cour admet donc qu’en l’espèce l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales.

c) Sur la nécessité de la mesure litigieuse « dans une société démocratique »

41. La Cour rappelle les principes de sa jurisprudence en matière de contrôle de la correspondance d’un détenu avec son défenseur (voir, entre autres, Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, série A no 233, voir aussi Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, série A no 18). Elle souligne que la correspondance avec un avocat, quelle qu’en soit la finalité, se voit appliquer un régime privilégié en vertu de l’article 8 de la Convention. Il en résulte que les autorités pénitentiaires ne peuvent ouvrir une lettre échangée entre un détenu et son avocat que si elles ont des motifs plausibles de penser qu’il y figure un élément illicite non révélé par les moyens normaux de détection, mais qu’elles ne peuvent toutefois pas la lire. Il y a lieu de fournir des garanties appropriées pour empêcher la lecture de ce type de lettres, qui consistent par exemple en l’ouverture de l’enveloppe en présence du détenu. La lecture d’une lettre d’un détenu à destination ou en provenance d’un avocat ne devrait être autorisée que « dans des cas exceptionnels, si les autorités ont lieu de croire à un abus de privilège en ce que le contenu de la lettre menace la sécurité de l’établissement ou d’autrui ou revêt un caractère délictueux d’une autre manière » (voir, par exemple, Campbell, précité, § 48, Erdem, précité, § 61, et Kepeneklioğlu c. Turquie, no 73520/01, § 31, 23 janvier 2007). En tout état de cause, les dérogations au principe de confidentialité de la correspondance d’un détenu avec son défenseur doivent s’entourer de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (Erdem, précité, § 65).

42. En l’espèce, la Cour constate que la législation turque, tout en interdisant en principe le contrôle de la correspondance des détenus avec leurs avocats, prévoit deux exceptions à cette règle en ce qui concerne les détenus condamnés pour certaines infractions, notamment ceux qui, comme la requérante, le sont pour appartenance à une organisation criminelle en application de l’article 220 du CP. Ces exceptions se manifestent sous deux formes de contrôle : une vérification physique systématique effectuée par l’administration pénitentiaire (paragraphe 18 ci‑dessus), telle qu’elle a été constatée dans le cadre de la présente affaire (paragraphe 27 ci-dessus), et un examen effectué par le juge de l’exécution lorsque les conditions prévues par le droit interne sont réunies (paragraphes 15 et 18 ci-dessus).

43. La Cour est prête à admettre que, dans le cadre des buts précités, le contrôle consistant en la vérification physique de la correspondance des détenus condamnés pour l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle avec leurs défenseurs répond à un besoin social impérieux.

44. Il n’en demeure pas moins que la confidentialité de la correspondance entre un détenu et son défenseur constitue un droit fondamental pour un individu et touche directement les droits de la défense. C’est pourquoi – comme la Cour l’a rappelé plus haut – une dérogation à ce principe ne peut être autorisée que dans des cas exceptionnels et doit s’entourer de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (voir aussi, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 48, série A no 28).

45. Or, en l’espèce, la Cour constate que la vérification physique de la correspondance de la requérante avec son avocat a été effectuée par les autorités pénitentiaires, et non pas par un magistrat indépendant qui était tenu de garder le secret sur les informations dont il aurait ainsi pu prendre connaissance (voir, a contrario, Erdem, précité, § 67). Elle note que l’examen par le juge de l’exécution des lettres des détenus envoyées à leurs défenseurs n’est prévu que lorsqu’il y a des preuves et documents démontrant que cette correspondance sert à commettre des actes répréhensibles, à porter atteinte à la sécurité de l’établissement pénitentiaire, ou à assurer la communication entre les membres d’organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles, alors que la vérification physique de ces lettres par l’administration pénitentiaire est effectuée de manière systématique (paragraphes 15, 18 et 20 ci-dessus).

46. À la lumière de ce qui précède, la Cour relève que la vérification physique de la correspondance des détenus avec leurs avocats, telle que prévue par le droit interne et effectuée par l’administration pénitentiaire, n’est pas entourée des garanties appropriées permettant de préserver la confidentialité du contenu de cette correspondance, d’autant plus que la pratique interne relative aux lettres envoyées par les détenus condamnés en application de l’article 220 du CP à leurs avocats consiste en la remise des lettres à l’administration pénitentiaire dans une enveloppe ouverte (paragraphe 20 ci-dessus).

47. Dans la présente espèce, la Cour constate, à l’examen de la lettre du 11 juin 2007 envoyée par la requérante à son défenseur relativement à l’introduction de la présente requête, que le cachet apposé par la commission de lecture de l’administration pénitentiaire avec la mention « vu » se trouve sur la lettre elle-même, et non pas sur l’enveloppe, et que rien ne pouvait empêcher ladite administration de lire le contenu de cette lettre. Dès lors, la Cour considère qu’en l’espèce la mesure litigieuse n’était pas assortie de garanties adéquates et suffisantes.

48. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne saurait admettre que, en l’absence de garanties appropriées prévues par la législation interne contre les abus, la pratique ayant consisté en la vérification physique systématique de la correspondance de la requérante avec son avocat par l’administration pénitentiaire était proportionnée aux buts légitimes poursuivis (voir, mutatis mutandis, Barmaksız c. Turquie, no 1004/03, § 31, 2 mars 2010).

49. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.

LA LECTURE DU COURRIER DES DÉTENUS JUGÉS

NUH UZUN ET AUTRES c. TURQUIE du 29 mars 2022 Requête no 49341/18 et 13 autres

Art 8 • Enregistrement et scannage de la correspondance privée de détenus dans le système informatique du Réseau Judiciaire National non prévus par la loi • Documents internes non publiés

79.  La Cour renvoie aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, §§ 66-67, CEDH 2008). Elle appréciera la présente affaire à la lumière de ces principes.

a) Sur l’existence d’une ingérence

80.  La Cour rappelle tout d’abord avoir déjà reconnu que l’ouverture d’une lettre suffit à constituer une ingérence dans le droit d’un détenu au respect de sa correspondance (Narinen c. Finlande, no 45027/98, § 32, 1er juin 2004). En l’espèce, elle relève d’emblée que le Gouvernement ne conteste pas que les lettres privées expédiées par les requérants et celles qui leur étaient adressées aient été scannées puis enregistrées sur le système UYAP.

81.  À cet égard, elle estime qu’il ne lui appartient pas de spéculer sur le caractère sensible ou non au regard de la vie privée des éléments ainsi recueillis ni sur les éventuels inconvénients subis par les requérants. En effet, le simple fait de mémoriser des données relatives à la vie privée d’un individu constitue une ingérence au sens de l’article 8. Peu importe que les informations mémorisées soient ou non utilisées par la suite (voir S. et Marper, précité § 67 et les références jurisprudentielles qui y sont mentionnées).

82.  En l’espèce, il ne fait aucun doute que la correspondance privée des requérants pouvait contenir des informations de caractère personnel relevant de la protection de leur vie privée. Par conséquent, la circonstance que cette correspondance privée des requérants ait été scannée et enregistrée sur le système UYAP, pendant un laps de temps considérable tel que prévu par le droit interne pertinent applicable à l’époque des faits, constitue bien une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée et de leur correspondance. La Cour ne voit à cet égard aucune raison de s’éloigner de la qualification retenue sur ce point par la Cour constitutionnelle dans son arrêt Kemal Karanfil (paragraphe 24 ci‑dessus). Il convient donc de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement concernant l’absence de qualité de victimes des requérants.

b) Justification de l’ingérence

83.  La Cour souligne que, pour ne pas enfreindre l’article 8 de la Convention, une telle ingérence doit avoir été « prévue par la loi », poursuivre un but légitime au regard du paragraphe 2 et, de surcroît, être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce but (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 48, CEDH 2000‑V).

84.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne et être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit ainsi être suffisamment accessible et prévisible, c’est-à-dire énoncée avec assez de précision pour permettre à l’individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de régler sa conduite. Pour que l’on puisse la juger conforme à ces exigences, elle doit fournir une protection adéquate contre l’arbitraire et, en conséquence, définir avec une netteté suffisante l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir conféré aux autorités compétentes (S. et Marper, précité, § 95, et Rotaru, précité, § 55).

85.  Le niveau de précision requis de la législation interne – laquelle ne peut du reste parer à toute éventualité – dépend dans une large mesure du contenu du texte considéré, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et de la qualité de ses destinataires (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], n30985/96, § 84, CEDH 2000-XI, et les références jurisprudentielles y mentionnées).

86.  En matière de données personnelles en particulier, il est essentiel de fixer des règles claires et détaillées régissant la portée et l’application des mesures et imposant un minimum d’exigences destinées à préserver l’intégrité et la confidentialité des données et les procédures de destruction de celles-ci, de manière à ce que les justiciables disposent de garanties suffisantes (S. et Marper, précité, § 99, et les références jurisprudentielles qui y sont mentionnées).

87.  La Cour observe qu’en l’espèce le droit interne pertinent relatif à l’enregistrement informatique de la correspondance des détenus a récemment subi une évolution substantielle, telle qu’elle a été exposée par le Gouvernement dans ses observations complémentaires du 27 mai 2021 et du 21 septembre 2021. En effet, suite à la décision de sursis à l’exécution rendue le 14 septembre 2020 par l’Assemblée des chambres administratives du Conseil d’État concernant la lettre du 10 octobre 2016 de la direction générale, cette dernière a émis une nouvelle lettre en date du 19 janvier 2021 afin d’assurer la poursuite de la règlementation de la pratique en question (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Plus encore, le 17 juin 2021, a été ajouté à l’article 68 de la loi no 5275 un nouveau paragraphe portant précisément sur les conditions d’enregistrement de la correspondance des détenus sur le système UYAP (paragraphe 14 ci-dessus), dont les modalités d’application ont été exposées dans une nouvelle lettre de la direction générale du 4 août 2021 (paragraphe 34 ci-dessus). Cependant, ces nouveaux développements sont intervenus après l’introduction des présentes requêtes devant la Cour ainsi que leur communication au gouvernement (paragraphe 14 ci-dessus). Par ailleurs, lorsque les autorités nationales, y compris la Cour constitutionnelle, ont été saisies des recours introduits par les requérants concernant la pratique faisant l’objet de la présente affaire, celles-ci ont statué compte tenu du droit interne applicable avant l’intervention de ces évolutions.

88.  La Cour rappelle à cet égard qu’elle entend jouer un rôle subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de protection des droits de l’homme (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, §§ 65 et 66, Recueil 1996-IV) et qu’il est souhaitable que les tribunaux nationaux aient initialement la possibilité de trancher les questions de compatibilité du droit interne avec la Convention. Si une requête est néanmoins introduite par la suite à Strasbourg, la Cour doit pouvoir tirer profit des avis de ces tribunaux, lesquels sont en contact direct et permanent avec les forces vives de leurs pays (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 42, CEDH 2008).

89.  En l’espèce, la pratique et l’appréciation des autorités nationales relatives à l’évolution récente du droit interne pertinent n’étant pas encore connue par elle, la Cour, consciente de son rôle subsidiaire, estime opportun de ne pas se prononcer sur ces nouveaux développements au droit interne pertinent, intervenus après l’introduction des présentes requêtes, à savoir en particulier la lettre de la direction générale du 19 janvier 2021 et l’amendement législatif de l’article 68 de la loi no 5275 effectué le 17 juin 2021. Dès lors, l’examen de la Cour sur la base légale de l’ingérence litigieuse dans le cadre de la présente espèce se limitera au droit interne pertinent, tel qu’il a été pris en compte et appliqué par les autorités nationales à l’époque des faits.

90.  À cet égard, la Cour note que la question de l’existence d’une base légale à l’ingérence litigieuse prête à controverse entre les parties (voir les arguments des parties, paragraphes 47, 50, 53-54, 56-57, 59, 51 et 65-66 ci‑dessus).

91.  La Cour note qu’à l’époque des faits le contrôle de la correspondance des détenus et condamnés en prison était prévu par les articles 68 de la loi no 5275 et 122 et 123 du règlement du 20 mars 2006. Cela étant, la Cour observe que ni les dispositions en question, telle qu’elles étaient en vigueur à l’époque des faits, ni aucune autre disposition législative ou administrative avancée par les autorités nationales et le Gouvernement comme fondement de la mesure litigieuse, ne contenaient aucune mention d’un quelconque scannage et enregistrement de la correspondance des détenus et des condamnés sur le système informatique UYAP.

92.  Aux vus des pièces du dossier et des informations fournies par les parties, en particulier celles soumises par le Gouvernement sur la question, la Cour constate que l’enregistrement de la correspondance des détenus et des condamnés sur le système UYAP résultait directement et spécifiquement d’une instruction émise par le ministère de la Justice le 10 octobre 2016, réitérée le 1er mars 2017 (paragraphe 21 ci-dessus). En effet, aux termes de ces écrits « à l’exception des télécopies et des lettres remises sous plis fermés par les condamnés et les détenus à leurs avocats à des fins de défense ou pour soumission aux autorités officielles (dans le cadre des procédures et principes énoncés dans les décrets-lois), toutes les lettres, télécopies et pétitions que les condamnés/détenus – en particulier ceux détenus en relation avec le terrorisme ou le crime organisé – souhaitent envoyer ou celles qui leur sont adressées doivent impérativement être scannées et enregistrées sur le système UYAP » (ibidem). Telle était également la conclusion de la Cour constitutionnelle dans son arrêt Kemal Karanfil lorsque la haute juridiction avait examiné la base légale de la pratique litigieuse (paragraphe 24 ci-dessus).

93.  Cette conclusion semble d’ailleurs être reconnue par le Gouvernement dans ses observations supplémentaires soumise le 27 mai 2021 où il indique clairement que la lettre du 10 octobre 2016 était la base légale de l’enregistrement de la correspondance des détenus sur UYAP (paragraphe 21 ci-dessus). C’est d’ailleurs certainement pour cette raison que les autorités nationales ont estimé opportun d’adopter le 19 janvier 2021 une nouvelle lettre règlementant la pratique en question, suite à la décision de l’Assemblée des chambres administratives du Conseil d’État ordonnant le sursis à l’exécution de la lettre du 10 octobre 2016 (paragraphe 23 ci-dessus).

94.  Le Gouvernement soutient que les écrits du 10 octobre 2016 et du 1er mars 2017 doivent s’entendre comme étant des circulaires émises par le ministère de la Justice et donc suffire à établir que l’ingérence en cause dans la présente affaire était prévue par la loi. Les requérants, de leur côté, arguent que les écrits en question ne satisfont pas aux exigences de qualité de la loi (paragraphes 47, 50, 53-54, 56-57, 59 et 51 ci-dessus).

95.  À cet égard, la Cour souligne d’emblée qu’il ne lui appartient aucunement de se prononcer sur les éléments constitutifs et le caractère juridique d’une circulaire au regard du droit national, cette tâche incombant au premier chef aux autorités nationales, ni de remettre en cause les conclusions des juridictions internes et de la Cour constitutionnelle en particulier, quant à la qualification de circulaire de l’écrit du ministère de la Justice du 10 octobre 2016.

96.  Cela étant, elle relève que les écrits du 10 octobre 2016 et du 1er mars 2017 étaient destinés à être diffusés auprès des procureurs de la République et des directions des établissements pénitentiaires. Les requérants allèguent toutefois n’avoir pu prendre connaissance de leur contenu qu’à la lecture des observations soumises par le Gouvernement dans la présente affaire. À cet égard, la Cour observe que rien dans les éléments du dossier et les arguments avancés par le Gouvernement ne laisse supposer que la lettre du 10 octobre 2016, réitérée le 1er mars 2017, aurait été rendue accessible au public en général, ou aux requérants en particulier.

97.  Il convient de relever, dès lors, que les écrits du 10 octobre 2016 et du 1er mars 2017 consistaient ainsi en des documents internes non publiés, qui contenaient les instructions du ministère de la Justice adressées aux centres pénitentiaires. Force est de constater que dans ces conditions ces documents étaient en principe dépourvues de force obligatoire vis-à-vis des administrés (voir, mutatis mutandis, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 53 Recueil 996-III, et Poltoratskiy c. Ukraine, no 38812/97, §§ 158-162, CEDH 2003-V), puisque leur texte n’a pas été communiqué aux détenus et condamnés de quelque manière que ce fût (voir, mutatis mutandis, Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 93, série A no 61). On ne saurait voir dans un texte de cette nature, édicté en dehors de l’exercice d’un pouvoir normatif, une « loi » d’une « qualité » suffisante au sens de la jurisprudence de la Cour, en ce qu’il ne pouvait offrir une protection adéquate et la sécurité juridique nécessaire pour prévenir les atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (Amuur, précité, § 53, et Frérot c. France, no 70204/01, § 59, 12 juin 2007).

98.  Par conséquent, la Cour juge que dans la présente affaire l’ingérence litigieuse ne peut être considérée comme ayant été « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

99.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.

TUR c. TURQUIE requête 13692/03 du 11 juin 2013

LE REFUS DE TRANSMETTRE UNE LETTRE D'UN DETENU DESTINE A AMNESTY INTERNATIONAL

19.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que le refus d’envoyer le courrier du requérant a constitué une ingérence dans son droit au respect de sa correspondance au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

20.  La Cour souscrit à cette appréciation.

21.  Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

22.  Pour le Gouvernement, l’ingérence était « prévue par la loi » à savoir l’article 147 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines, poursuivait un but légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales et était nécessaire dans une société démocratique. Selon le Gouvernement, l’acheminement de cette lettre risquait notamment de légitimer les actes terroristes du PKK et encourager la poursuite de ces actes.

23.  La Cour note que le contrôle de la correspondance des détenus reposait à l’époque des faits sur les articles 144 et 147 du règlement no 647 relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines. Elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater que l’article 147 de ce règlement, sur lequel repose le contrôle de la correspondance du requérant, n’indiquait pas avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré. Elle a de même relevé que son application pratique n’apparaissait pas pallier cette carence (voir Tan, précité, §§ 22-24). En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de l’approche ainsi adoptée.

24.  Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle n’estime pas nécessaire de vérifier en l’espèce le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 8.

25.  Partant, elle conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.

Trosin c. Ukraine du 23 février 2012 requête n°39758/05

Les sévères restrictions apportées aux visites familiales d’un détenu condamné à perpétuité étaient injustifiées

Le requérant, Oleg Trosin, est un ressortissant ukrainien né en 1968. Il purge actuellement une peine d’emprisonnement à perpétuité dans une prison ukrainienne.

A compter de sa condamnation en avril 2005 et jusqu’en février 2010, M. Trosin fut autorisé à voir ses proches uniquement une fois tous les six mois. Par la suite, à la faveur d’une modification du code d’exécution des peines il put bénéficier de visites familiales une fois tous les trois mois. Les visites étaient limitées à quatre heures, et seuls trois visiteurs adultes pouvaient être présents en même temps. Le requérant entretenait des relations avec son épouse, sa mère, son frère adulte et son fils ; ainsi, à partir du moment où son fils atteignit sa majorité en 2010, l’une de ces quatre personnes dut nécessairement être exclue à chaque visite. M. Trosin était autorisé à communiquer avec ses visiteurs exclusivement à travers une paroi vitrée, et un fonctionnaire pénitentiaire écoutait toutes leurs conversations.

L’une des lettres adressées par M. Trosin à la Cour européenne des droits de l’homme en février 2006 portait sur la première page le tampon du centre de détention. Jusqu’en octobre 2006, ses lettres à la Cour s’accompagnaient de lettres de couverture du centre de détention, qui exposaient brièvement la nature des observations qu’elles contenaient.

Article 8

La Cour souligne que le fait que les autorités permettent à un détenu de maintenir des contacts avec sa famille proche constitue une partie essentielle du droit au respect de sa vie familiale. Des restrictions au nombre des visites familiales constituent une ingérence dans les droits du détenu au regard de l’article 8. En l’espèce, cette ingérence était prévue par la loi, puisqu’elle se fondait sur le code d’exécution des peines et le règlement pénitentiaire. Elle poursuivait également un but légitime aux fins de l’article 8, à savoir la défense de l’ordre.

Quant à la question de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique, la Cour relève que les dispositions pertinentes du droit ukrainien imposaient des restrictions automatiques à la fréquence et à la durée des visites pour tous les détenus à perpétuité. Les dispositions n’offraient aucune souplesse pour déterminer si des restrictions sévères étaient appropriées ou nécessaires dans chaque cas individuel. Dans l’affaire de M. Trosin, la Cour ne décèle aucune circonstance particulière qui aurait rendu nécessaire la limitation des rencontres de l’intéressé avec sa famille à une fois tous les six mois pendant une période de plus de quatre ans. A la suite de la modification du droit pertinent, des visites plus fréquentes ont été autorisées mais les restrictions au nombre de visites sont restées automatiquement appliquées à tous les détenus à perpétuité sans apprécier la nécessité de cette mesure à la lumière de la situation particulière de chacun d’entre eux.

Quant au nombre limité d’adultes par visite, le gouvernement ukrainien a évoqué des questions pratiques, telles que l’espace restreint dans les salles de réunion et les parloirs. Ce raisonnement suggère cependant que les autorités, se fondant sur les restrictions très strictes, ne souhaitaient faire aucun effort pour résoudre la question de la limitation de l’espace.

En outre, les modalités des visites familiales n’autorisaient aucune intimité et excluaient tout contact physique entre M. Trosin et ses visiteurs. La présence d’un fonctionnaire pénitentiaire compromettait l’intimité de ses communications avec sa famille. La Cour ne voit aucun élément justifiant la nécessité de restrictions aussi étendues.

Ainsi l’Etat n’a pas pris les mesures nécessaires pour garantir un juste équilibre entre l’intérêt de M. Trosin à rencontrer sa famille et l’intérêt général à restreindre les contacts des détenus avec le monde extérieur. En conséquence, il y a eu violation de l’article 8.

Article 34

Les parties sont en désaccord quant à la question de savoir si les fonctionnaires pénitentiaires exerçaient un contrôle sur les lettres adressées par M. Trosin à la Cour.

Cependant, le fait que la première page de ces lettres était tamponnée par le centre de détention, et que pendant quelque temps ses observations à la Cour s’accompagnaient de lettres de ce centre où était résumée la nature de sa correspondance, suggère qu’au moins une partie de sa communication avec la Cour a été soumise au contrôle de fonctionnaires du centre de détention. Par conséquent le droit du requérant à communiquer librement et sur une base confidentielle avec la Cour n’a pas été garanti.

Dès lors, l’Ukraine a failli à se conformer aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 34.

Demirtepe C. France du 21 décembre 1999 Hudoc 1223 requête 34821/97

Le vaguemestre de la prison de Villeneuve les Madelonne ouvrait et lisait le courrier des détenus condamnés

"§26: La Cour est d'avis que l'ouverture de la correspondance du requérant, dans les circonstances décrites ci-dessus, s'analyse sans conteste en une ingérence dans son droit au respect de sa correspondance, au sens de l'article  8§1  de la Convention.

§27: La question se pose dès lors de savoir si, en l'occurrence, cette ingérence répondait aux conditions posées par le §2 de l'article 8. Or la Cour note à cet égard que le Gouvernement reconnaît que tel n'était pas le cas, précisément parce que l'ingérence en question n'était pas prévue par la réglementation interne.

"§28: Compte tenu de cet état de fait, la Cour estime que l'ingérence des autorités pénitentiaires dans la correspondance du requérant n'était pas justifiée au regard des dispositions de l'article 8§2"

LA LECTURE DU COURRIER DES DETENUS NON JUGES

Arrêt Blondet contre France du 05 octobre 2004 requête 49451/99

 "49.  Le requérant allègue que sa correspondance avec la Cour a été ouverte à deux reprises par les autorités pénitentiaires. Il invoque l'article 8 de la Convention, qui dispose en ses parties pertinentes :

1.  Toute personne a droit au respect (...) de sa correspondance.

 2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à (...) la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales (...) »

50.  Le Gouvernement estime que les allégations du requérant, relatives à l'ouverture de sa correspondance par les autorités pénitentiaires ne sont pas établies avec certitude. Il affirme que rien n'indique sur les enveloppes à fenêtres que ces plis étaient bien adressés au requérant puisque aucun destinataire n'y apparaît. Or pendant la période de détention  du requérant, un autre détenu, Russo Ignacio, aurait correspondu par voie postale avec la Cour. Le Gouvernement soutient par ailleurs qu'une telle ouverture ne peut, en tout état de cause, résulter que d'une erreur du personnel de l'établissement et non d'une ingérence délibérée dans le droit au respect de la correspondance du requérant. Le Gouvernement soutient à cet égard que le requérant n'invoque aucun préjudice.

51.  Le requérant affirme qu'il dispose des courriers correspondant aux tampons postaux des enveloppes. Il ajoute que son numéro de cellule figure sur l'enveloppe. Il relève à cet égard que dans son dossier au greffe de la Cour doit figurer une trace des courriers envoyés dans les enveloppes litigieuses, ce qui permettrait d'établir qu'elles lui étaient destinées. Le requérant affirme que, suite à l'ouverture de ces courriers, il eut une explication avec le surveillant et avec le vaguemestre. Le requérant affirme avoir subi un préjudice moral du fait de cette ouverture de courriers. Il se plaint en particulier de la répétition de l'ouverture de ses lettres et s'étonne qu'une telle erreur puisse se répéter dans la mesure où les enveloppes de la Cour sont identifiables.

  52.  La Cour relève qu'il ressort clairement du dossier que les deux enveloppes litigieuses correspondent à deux lettres envoyées au requérant par le greffe de la Cour, les 9 juillet et 6 août 1999, alors qu'aucune lettre n'a été envoyée par le greffe à M. Russo Ignacio à cette période. Il s'ensuit que les deux courriers étaient bien destinés au requérant et ont été ouverts par les autorités pénitentiaires. De plus, contrairement au Gouvernement qui soutient qu'une telle ouverture résulterait d'une simple erreur, la Cour considère que la répétition de l'ouverture des lettres, deux fois à un mois d'intervalle, alors qu'il n'est pas contesté par les parties que le tampon du greffe de la Cour y était facilement lisible, constitue bien un dysfonctionnement des services pénitentiaires et s'analyse sans conteste en une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa correspondance, au sens de l'article 8 § 1 (voir Demirtepe c. France, no 34821/97, § 25, CEDH 1999-IX (extraits).

  53.  Pareille ingérence méconnaît cette disposition sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (voir parmi d'autres, les arrêts Campbell c. Royaume-Uni du 25 mars 1992, série A no 233, p. 16, § 34, Petra c. Roumanie du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2853, § 36 et Rinzivillo c. Italie, no 31543/96, § 28, 21 décembre 2000).

  54.  La Cour constate qu'aux termes des articles A. 40 et A. 40-1 du code de procédure pénale, le greffe de la Cour fait partie des autorités avec lesquelles les détenus sont autorisés à correspondre sous pli fermé. Il s'ensuit que l'ouverture, par les autorités pénitentiaires, de deux lettres consécutives adressées au requérant par le greffe était contraire à la réglementation française et n'était, en conséquence, pas « prévue par la loi » au sens de l'article 8 § 2 de la Convention.

  55.  Compte tenu de cet état de fait, la Cour estime que l'ingérence des autorités pénitentiaires dans la correspondance du requérant n'était pas justifiée au regard des dispositions de l'article 8 § 2.

  56.  Partant, il y a eu violation de l'article 8 de la Convention"

Grande Chambre Idalov c. Russie Requête n°5826/03 du 22 mai 2012

197.  Selon la jurisprudence de la Cour, l’ouverture d’une lettre suffit à constituer une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa correspondance (Narinen c. Finlande, no 45027/98, § 32, 1er juin 2004).

198.  Les parties ne contestent pas que, à deux reprises, l’administration de l’établissement pénitentiaire en question a décacheté le courrier adressé par la Cour au requérant (lettres du 8 juillet 2005 et du 11 mai 2006).

199.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la censure de ces lettres s’analyse en une « ingérence » d’une autorité publique, au sens de l’article 8 § 2, dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa correspondance.

200.  Pareille ingérence méconnaît l’article 8, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres précédents, Labita, précité, § 179).

201.  La Cour relève que l’article 91 § 2 du code russe de l’exécution des peines, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, interdisait expressément la censure de la correspondance des détenus avec la Cour européenne des droits de l’homme (paragraphe 79 ci-dessus). La censure des lettres en cause n’était donc pas « prévue par la loi ».

202.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

ECOUTES ET LECTURE DU COURRIER DES MINEUR EN FOYER

D.L. c. BULGARIE du 19 mai 2016 requête 7472/16

Violation de l'article 8 pour le contrôle systématique de la correspondance et des conversations téléphoniques, non proportionné au droit de la vie privée d'un mineur placé en foyer.

a) Régime de contrôle de la correspondance

100. Concernant les allégations relatives à la correspondance, la Cour note que la requérante n’a pas produit d’éléments démontrant que des lettres qu’elle aurait envoyées ou reçues pendant son placement au centre de Podem ont été ouvertes ou contrôlées. Elle observe toutefois qu’il ressort clairement de l’article 25, point 10, du règlement intérieur de l’établissement que l’ensemble de la correspondance des pensionnaires est soumis à un contrôle en vue de vérifier tant la présence éventuelle de substances et d’objets interdits que les informations qu’elle contient (paragraphe 50 ci-dessus). Ce contrôle ne résulte donc pas d’une décision prise par les autorités à l’égard de la requérante ou d’une mineure en particulier, mais de l’application directe du droit interne pertinent. Dans ces circonstances, la Cour conclut qu’il y a eu ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa correspondance (Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 33, série A no 233, et Botchev c. Bulgarie, no 73481/01, § 94, 13 novembre 2008).

101. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 § 2 de la Convention sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

102. La Cour a déjà observé que le contrôle allégué de la correspondance est prévu par la réglementation applicable (paragraphes 50 et 100 ci-dessus). Elle note également que la requérante ne conteste pas le caractère accessible et prévisible de la disposition en cause. Elle peut par ailleurs admettre que le contrôle de la correspondance des mineurs placés dans un centre d’éducation fermé soit opéré afin de prévenir, entre autres, l’introduction de substances et d’objets dangereux pour la santé et les droits des autres mineurs, ou encore susceptibles de menacer l’ordre établi dans le centre. Cela ressort de la formulation de l’article 25, point 10, du règlement intérieur du centre de Podem (paragraphes 50 et 100 ci-dessus). Il peut dès lors être considéré que l’ingérence en cause visait la « défense de l’ordre », la « protection de la santé » et la « protection des droits d’autrui », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (voir aussi, mutatis mutandis, Campbell, précité, § 41, et Petrov c. Bulgarie, no 15197/02, § 42, 22 mai 2008).

103. Il reste à déterminer si ce régime de contrôle systématique et automatique de la correspondance des mineures placées au centre de Podem était « nécessaire, dans une société démocratique ». Cette recherche demande d’avoir égard aux exigences normales et raisonnables de la détention. La Cour rappelle en effet qu’un certain contrôle de la correspondance des personnes privées de liberté se recommande et ne se heurte pas en soi à la Convention (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 98, série A no 61, et Campbell, précité, § 45).

104. La Cour note que la présente affaire met en cause la proportionnalité de l’ingérence des autorités dans l’exercice par des mineurs placés en institution fermée de leur droit au respect de la correspondance par rapport aux buts évoqués (paragraphe 102 ci-dessus), mais aussi compte tenu des besoins spécifiques d’une éducation surveillée. Elle estime à cet égard que la marge de manœuvre dont les autorités pourraient se prévaloir dans de telles circonstances est plus réduite que celle observée dans le domaine du contrôle des prisonniers ayant commis des infractions pénales. Ce constat découle de la nature même du placement des mineurs dans un but d’éducation et de préparation à la vie dans la société. En effet, lorsqu’il s’agit d’une prise en charge des mineurs par les autorités, comme c’est le cas dans la présente affaire, tout doit être prévu afin que ceux-ci aient suffisamment de contacts extérieurs, y compris par le biais des échanges écrits, car cela fait partie intégrante de leur droit d’être traité dignement et est indispensable pour les préparer à leur retour dans la société. La Cour se réfère à cet égard aux Règles minima des Nations unies pour la protection des mineurs privés de liberté (paragraphe 57 ci-dessus).

105. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que, à la différence de l’article 8 de la Convention et de ses exigences de « nécessité » et de « proportionnalité », la disposition de l’article 25, point 10, du règlement intérieur du centre de Podem appelle à un contrôle automatique et indifférencié de l’ensemble du courrier des mineures placées (paragraphe 50 ci-dessus). Ce texte n’opère aucune distinction catégorielle entre les personnes avec qui les mineures peuvent correspondre. Or la Cour a dit à maintes reprises que la correspondance des détenus avec leurs avocats jouit en principe d’un statut privilégié (voir, parmi beaucoup d’autres, Campbell, précité, §§ 47-48, Erdem c. Allemagne, no 38321/97, § 61, CEDH 2001-VII (extraits), et Petrov, précité, § 43). Aux yeux de la Cour, des considérations analogues peuvent valoir en l’espèce pour ce qui est de la correspondance que la requérante était susceptible d’avoir avec son avocat ou avec des organisations non gouvernementales de protection des droits de l’enfant. Elle constate que le règlement applicable ne protège pas la confidentialité de ce type de correspondance et qu’il le soumet au régime de contrôle général.

106. Par ailleurs, ni cette disposition ni aucune autre ne détaillent les éventuels motifs particuliers et les conditions pouvant justifier que dans tel ou tel cas le courrier puisse être soumis à un contrôle et n’indique la durée de la mesure, ce dernier étant opéré d’office. Enfin, les autorités ne sont pas tenues de fournir les raisons de cette surveillance (voir, mutatis mutandis, Calogero Diana c. Italie, 15 novembre 1996, § 32, Recueil 1996-V, et Petrov, précité, § 44). Dès lors, la Cour conclut que l’article 25, point 10, du règlement intérieur du centre de Podem accorde toute latitude aux autorités de l’établissement pour exercer un contrôle de la correspondance des mineures sans avoir égard aux catégories de destinataires, à la durée de la mesure et aux raisons pouvant la justifier, et qu’un tel régime ne peut être considéré comme conforme aux fins de l’article 8.

b) Régime de contrôle des appels téléphoniques

107. La Cour note d’emblée que dans la mesure où le droit interne reconnaissait à la requérante la possibilité d’avoir des conversations téléphoniques à partir des postes placés sous le contrôle de l’administration du centre, la Cour estime, à la différence du Gouvernement, que les restrictions et la surveillance imposées à ces communications ont pu constituer une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressée au respect de sa vie familiale et de sa correspondance au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Baybaşın c. Pays-Bas (déc.), no 13600/02, 6 octobre 2005, et Nusret Kaya et autres, précité, § 36).

108. Quant à la base légale de cette ingérence, la Cour note qu’elle reposait en droit interne sur l’article 25, point 10, du règlement intérieur du centre de Podem déjà examiné (paragraphe 51 ci-dessus). Elle admet aussi qu’elle poursuivait un but légitime de « protection de l’ordre », comme l’avance le Gouvernement.

109. La question qui se pose ensuite est celle de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire, dans une société démocratique ». Pour y répondre, on peut tenir compte de la marge d’appréciation de l’État (Campbell, précité, § 44). À cet égard, s’il appartient aux autorités nationales de juger les premières de la nécessité de l’ingérence, il revient à la Cour de trancher la question de savoir si les motifs de l’ingérence étaient pertinents et suffisants au regard des exigences de la Convention (Szuluk c. Royaume‑Uni, no 36936/05, § 45, CEDH 2009). De plus, la Cour tient à souligner combien il importe que les autorités veillent à ce que les mesures restrictives à la vie privée et familiale soient le moins rigoureuses possible lorsque ces restrictions s’exercent dans la mise en œuvre d’une privation de liberté motivée par les seuls buts éducatifs. Dans ce sens, la Cour ne peut qu’accorder une marge d’appréciation étroite à l’État et les considérations quant à la nécessité d’assurer des conditions favorables au maintien des contacts des mineurs avec l’extérieur est également valable dans le domaine des échanges téléphoniques (paragraphe 104 ci-dessus).

110. Se tournant vers la présente espèce, la Cour relève que le Gouvernement se borne à affirmer que le dispositif légal était conforme aux exigences de l’article 8 § 2 de la Convention sans pour autant avancer des arguments concrets pour en étayer la nécessité (paragraphe 97 ci-dessus), et qu’il ne conteste pas que les communications téléphoniques en question se déroulaient sous la surveillance des membres du personnel, ce qui les privait de tout caractère confidentiel. Il convient donc d’examiner les conditions auxquelles les conversations téléphoniques de la requérante étaient soumises, en vertu de la réglementation en vigueur, pour être à même d’apprécier leur compatibilité avec les exigences du second paragraphe de l’article 8 de la Convention.

111. À cet égard, la Cour estime que, compte tenu du développement psychique et social des enfants placés et de la nécessité pour ceux-ci de bénéficier de liens familiaux aussi étroits que possible, il est essentiel que l’administration les aide à maintenir un contact réel avec leur famille proche (voir, mutatis mutandis, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 68, CEDH 2003-II, et Nusret Kaya et autres, précité, § 59).

112. Il est vrai que la requérante avait la possibilité de recevoir des visites et de rentrer dans son foyer pendant les vacances scolaires (paragraphe 28 ci-dessus). Elle avait dès lors des occasions de maintenir les contacts avec ses proches. Cette circonstance n’enlève rien au constat selon lequel le régime de la correspondance, dès lors qu’il privait celle-ci de toute confidentialité, n’était pas adéquat (paragraphe 106 ci-dessus). Les possibilités de communication de la requérante avec l’extérieur pendant les longues périodes de séjour au centre de Podem ont par conséquent été restreintes. La Cour observe ensuite que le dispositif interne applicable permettait aux mineures placées dans ce centre de maintenir les liens externes par le biais des conversations téléphoniques. Ces conversations étaient, toutefois, pour des raisons de sécurité, soumises à un régime d’autorisation, en particulier s’agissant des appels sortants qui sont l’exception, et de surveillance par le personnel de l’établissement, de sorte que tous les échanges téléphoniques étaient entendus (paragraphe 51 ci‑dessus).

113. Cette réglementation s’appliquait de manière générale et indifférenciée à toutes les mineures, indépendamment de toute appréciation individuelle des exigences, en termes de sécurité, que pouvait requérir la personnalité de chacune d’elles. La Cour ne perd pas de vue qu’il s’agit de jeunes personnes qui n’ont pas fait objet d’une procédure pénale. Même s’il était reproché à la requérante d’avoir manifesté un comportement qualifié d’« antisocial » et nécessitant une certaine intervention de l’État, les risques allégués par le Gouvernement relativement à ses échanges téléphoniques devaient être scrupuleusement analysés et justifiés par les autorités compétentes. Il ne semble pas que cela ait été le cas en espèce. Par ailleurs, la Cour déduit des termes de ce dispositif que les rencontres avec les représentants d’organisations non gouvernementales, y compris humanitaires, ne pouvaient, elles aussi, avoir lieu que sous la surveillance des membres du personnel de l’établissement, et ce en l’absence de toute étude des situations individuelles mettant en lumière les risques potentiels.

114. Eu égard aux pièces du dossier et aux informations dont elle dispose, la Cour estime que le régime de surveillance qui était imposé à la requérante lorsqu’elle souhaitait s’entretenir par téléphone avec des personnes de l’extérieur, et qui ne faisait aucune distinction entre, par exemple, les membres de la famille, les représentants des organisations de protection des droits de l’enfant ou d’autres catégories de personnes, et ne s’appuyait sur aucune analyse personnalisée des risques, n’était pas fondé sur des motifs pertinents et suffisants au regard de la restriction en résultant quant aux contacts en question.

c) Conclusion

115. En conclusion, la Cour estime que le régime de contrôle automatique de la correspondance, opéré sans aucune distinction quant au type d’échanges, et la surveillance des communications téléphoniques, excluant toute confidentialité de celles-ci, auxquels la requérante s’est trouvée soumise au centre de Podem ne peuvent passer pour nécessaires dans une société démocratique.

116. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

LA VIDEO DANS LES CELLULES DES DETENUS

Izmestyev c. Russie du 27 août 2019 requête no 74141/10

Articles 8, 6 § 1 et 5 § 3 : Un condamné à perpétuité a subi plusieurs violations de la Convention, notamment en raison de la vidéosurveillance de sa cellule.

Violation de l’article 5 § 3 (droit à la liberté et à la sûreté).

La Cour juge que les décisions prorogeant la détention provisoire de M. Izmestyev étaient rédigées en des termes stéréotypés et n’étaient basées sur aucun élément factuel concret. Les autorités ont donc maintenu M. Izmestyev en détention provisoire pendant plus de trois ans pour des motifs qui ne sauraient être considérés comme « suffisants » pour justifier la durée de la détention.

Violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable).

La Cour juge que l’exclusion du public du procès de M. Izmestyev devant le tribunal de première instance ne pouvait pas passer pour justifiée car le tribunal de première instance a décidé de tenir l’intégralité du procès pénal à huis clos du fait de la simple production au dossier de documents classifiés, sans toutefois motiver sa décision afin de démontrer que ces documents étaient liés à l’objet de la procédure et que leur présence était indispensable. Le tribunal n’a en outre pas examiné ces documents en audience judiciaire et ne s’est pas fondé sur ceux-ci dans son jugement.

Violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).

D’une part, la Cour juge que des restrictions ont été apportées aux visites familiales de M. Izmestyev lors de sa détention au sein de la colonie pénitentiaire à régime spécial no IK-1. D’autre part, la Cour juge que le droit russe manque de clarté en matière de vidéosurveillance des détenus purgeant une peine privative de liberté et que M. Izmestyev n’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique.

LES FAITS

Le requérant, Igor Izmestyev, est un ressortissant russe né en 1966. Il est détenu à Solikamsk (région de Perm, Russie).

En 2007, M. Izmestyev fut soupçonné d’être impliqué en tant que membre d’une bande organisée dans un meurtre commis en 2001. Il fut arrêté et placé en détention provisoire. Ultérieurement, les charges portées à son encontre furent complétées. Il fut accusé de plusieurs infractions commises entre 1994 et 2006, notamment de constitution et de direction d’une bande organisée, de sept meurtres et d’actes de terrorisme, ainsi que d’une tentative de transmission d’un pot-de-vin. À de nombreuses reprises au cours de la procédure, les juridictions internes prolongèrent sa détention provisoire, justifiant leurs décisions, entre autres, par la gravité des charges portées à son encontre et le risque qu’il puisse, en tant qu’ancien sénateur, entraver le cours de la justice en exerçant des pressions sur les témoins ou sur les autres participants à la procédure pénale. En 2009, à l’issue de l’audience préliminaire, le tribunal décida de tenir le procès à huis clos, estimant que la publicité des débats pourrait dévoiler un secret d’État ou d’autres informations classifiées protégées par la loi fédérale (article 241 § 2 du code de procédure pénale). En 2010, le tribunal reconnut M. Izmestyev coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à la réclusion à perpétuité. En 2011, la Cour suprême russe réforma ce jugement tout en maintenant la condamnation à la réclusion à perpétuité. Elle rejeta le grief du requérant tiré de l’absence de publicité des débats.

Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants)

La Cour considère que les conditions de détention de M. Izmestyev dans la maison d’arrêt SIZO-2 pendant la période du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 ainsi que les conditions de son transport vers et depuis le tribunal pendant le procès pénal dirigé à son encontre ont constitué un traitement inhumain et dégradant, le Gouvernement ne s’étant pas acquitté de la charge de la preuve lui incombant et n’ayant pas réfuté les allégations de M. Izmestyev selon lesquelles celui-ci a été détenu et transporté dans des conditions contraires à l’article 3. Il y a donc eu violation.

Article 5 § 3 (droit à la liberté et à la sûreté)

La détention provisoire de M. Izmestyev a duré trois ans, onze mois et douze jours. Eu égard à la durée considérable de cette période, la Cour estime que les juridictions internes devaient invoquer des motifs convaincants pour prolonger la détention de M. Izmestyev. Elle note toutefois que les décisions prorogeant la détention provisoire étaient rédigées en des termes stéréotypés et n’étaient basées sur aucun élément factuel concret. Les tribunaux internes ont maintenu l’intéressé en détention provisoire en se référant principalement à la gravité des charges dirigées à son encontre ainsi qu’à la complexité de l’affaire pénale. Or, la gravité des charges ne peut, à elle seule, être le motif de la prolongation de la détention d’une personne à un stade avancé de la procédure. Quant à la complexité de l’affaire pénale, cet élément peut être pertinent, notamment dans des affaires concernant la criminalité organisée. Toutefois, en l’espèce, après la fixation des preuves et le renvoi de l’affaire pénale en jugement, cet élément n’était plus suffisant pour maintenir M. Izmestyev en détention en l’absence d’autres éléments concrets démontrant le risque d’entrave au cours de la justice lié au crime organisé. Après la fin de l’enquête préliminaire, les juridictions nationales ont donc maintenu M. Izmestyev en détention provisoire pendant au moins deux ans et sept mois en se référant toujours aux mêmes motifs et sans s’appuyer sur des éléments factuels concrets. Leurs décisions étaient en outre « collectives » dans le sens où elles ont été adoptées à l’égard de l’intéressé et de plusieurs coaccusés à la fois. La Cour considère donc que, en s’appuyant essentiellement et systématiquement sur la gravité des charges à l’encontre du requérant, les autorités ont maintenu ce dernier en détention provisoire pendant plus de trois ans pour des motifs qui ne sauraient être considérés comme « suffisants » pour justifier la durée de cette détention. Il y a donc eu violation.

Article 6 § 1 (droit à un procès équitable)

La Cour constate que M. Izmestyev allègue qu’il n’y avait que quatre documents portant la mention « très secret » sur les centaines que comptait le dossier pénal, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Or, le tribunal de première instance a décidé de tenir l’intégralité du procès pénal à huis clos du fait de la simple production au dossier de documents classifiés. Le tribunal n’a pas motivé sa décision afin de démontrer que ces documents étaient liés à l’objet de la procédure et que leur présence était indispensable. Il n’a en outre pas examiné ces documents en audience judiciaire et ne s’est pas fondé sur ceux-ci dans le jugement de condamnation. Il n’a pas non plus envisagé de prendre des mesures pour limiter les effets de l’absence de publicité, par exemple en limitant l’accès aux documents litigieux uniquement et en tenant à huis clos seulement certaines audiences, alors que cette possibilité était prévue par le code de procédure pénale. Par conséquent, l’exclusion du public du procès dirigé à l’encontre de M. Izmestyev devant le tribunal de première instance ne pouvait pas passer pour justifiée. La Cour rappelle qu’une juridiction supérieure peut, dans certains cas, effacer le vice dont était entachée la procédure devant le tribunal de première instance, en procédant notamment à un réexamen complet de l’affaire de sorte que l’ensemble des preuves soit produit en présence de l’accusé, dans le cadre d’une audience publique et contradictoire. Toutefois, la Cour suprême de la Fédération de Russie n’a pas procédé à un tel réexamen en l’espèce et n’a donc pas remédié au défaut de publicité du procès pénal devant le tribunal de première instance. Il y a donc eu violation.

ARTICLE 8

Le droit de visite et le contact avec le monde extérieur

La Cour note qu’au sein de la colonie pénitentiaire à régime spécial n o IK-1 de la région de Mordovie, M. Izmestyev, en tant que détenu condamné à perpétuité, a été soumis au régime de détention strict. Du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013, il a pu maintenir des relations avec le monde extérieur par correspondance. Toutes les autres formes de contact étaient soumises à des restrictions. Par ailleurs, il n’a reçu qu’une visite de ses proches tous les six mois, ces visites étant limitées à quatre heures et à deux visiteurs adultes. Il était séparé de ses visiteurs par une paroi empêchant tout contact physique et un gardien se trouvait à tout moment à portée d’ouïe. Par conséquent, la Cour estime qu’il y a eu violation du droit de M. Izmestyev au respect de sa vie privée et familiale à raison des restrictions apportées à la possibilité pour l’intéressé de recevoir des visites familiales au sein de la colonie pénitentiaire du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013.

La vidéosurveillance de la cellule

La Cour constate que la loi nationale invoquée en tant que base légale de l’ingérence au droit au respect de la vie privée de M. Izmestyev (notamment, l’article 83 du CESP2 ) manque de clarté. En particulier, elle ne permet pas de déterminer si la marge d’appréciation des autorités internes quant aux procédures de déclenchement et de contrôle de la mise en œuvre de la vidéosurveillance est circonscrite à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour tient aussi compte de l’interprétation du droit interne faite par les juridictions suprêmes russes. Elle relève que la Cour constitutionnelle a considéré que le placement d’un condamné sous vidéosurveillance était une conséquence de la condamnation d’une personne à une peine d’emprisonnement et que cette mesure faisait partie des restrictions auxquelles une personne devait s’attendre si elle commettait sciemment une infraction pénale. La Cour suprême a indiqué que le placement d’un détenu sous vidéosurveillance n’était pas conditionné par l’adoption préalable d’une décision quelconque et que seule la notification de cette mesure au détenu concerné était nécessaire. La Cour estime que le cas de M. Izmestyev en est l’exemple. En effet, le Gouvernement n’a pas démontré que les dispositions du droit interne exigeaient que le placement de M. Izmestyev sous vidéosurveillance soit effectué sur la base d’une décision accompagnée d’une motivation explicite, c’est-à-dire analysant les raisons de fait justifiant cette décision eu égard au but poursuivi, que la mesure soit limitée dans le temps ou que les autorités pénitentiaires aient l’obligation d’en réexaminer régulièrement le bien-fondé. Le droit russe n’est donc pas suffisamment accessible et prévisible car il n’indique pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités internes dans le domaine de la vidéosurveillance de détenus condamnés purgeant une peine privative de liberté. M. Izmestyev n’a donc pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique. Il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

CEDH

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A.  Sur les conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO‑2, les conditions de son transport vers et depuis le tribunal ainsi que les conditions de sa détention dans les locaux de celui-ci

a)  Sur la recevabilité

53.  La Cour note que, dans sa requête introduite le 10 décembre 2010, le requérant ne s’est plaint que de ses conditions de détention dans la maison d’arrêt SIZO‑2 sans préciser que, du 18 juillet et 30 novembre 2007, il avait été transféré dans un autre établissement, et sans formuler de griefs quant à ses conditions de détention dans ce dernier établissement (paragraphe 28 ci‑dessus). Elle ne peut donc examiner les allégations du requérant formulées dans ses observations du 23 octobre 2017 (paragraphe 52 ci‑dessus) concernant la période de sa détention du 18 juillet et 30 novembre 2007 puisqu’elles ont été soumises plus de six mois après la fin de cette période. Par conséquent, conformément à sa jurisprudence en matière du calcul du délai de six mois dans les affaires relatives aux conditions de détention (Fetisov et autres c. Russie, no 43710/07 et 3 autres, §§ 72‑78, 17 janvier 2012), elle ne peut établir si les conditions de détention du requérant du 18 juillet et 30 novembre 2007 étaient en substance similaires à celles qu’il avait connues pendant la période du 18 janvier au 18 juillet 2007 dans la maison d’arrêt SIZO‑2.

54.  La Cour estime donc que le grief du requérant tiré de l’article 3 de la Convention relatif à ses conditions de sa détention dans la maison d’arrêt SIZO‑2 pendant la période du 18 janvier au 18 juillet 2007 d’une part et dans une autre maison d’arrêt du 18 juillet au 30 novembre 2007 d’autre part, décrites dans ses observations du 23 octobre 2017, est tardif, car introduit plus six mois après la fin des périodes susmentionnées. Partant, il convient de rejeter cette partie du grief en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

55.  Constatant que le restant du grief tiré de l’article 3 de la Convention concernant les conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO-2 pendant la période du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b)  Sur le fond

56. La Cour rappelle avoir déjà conclu dans de nombreuses affaires à la violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention dans des maisons d’arrêt (voir, par exemple, Mayzit c. Russie, n63378/00, §§ 34‑43, 20 janvier 2005, Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 160‑166, 10 janvier 2012, Kolunov c. Russie, n26436/05, §§ 30-38, 9 octobre 2012, Zentsov et autres c. Russie, n35297/05, §§ 38‑45, 23 octobre 2012, Vyatkin c. Russie, no 18813/06, §§ 36‑44, 11 avril 2013, et Dudchenko c. Russie, no 37717/05, §§ 116‑123, 7 novembre 2017) ainsi qu’à raison des conditions de transport de détenus (voir, par exemple, Svetlana Kazmina c. Russie, no 8609/04, §§ 76‑79, 2 décembre 2010, M.S. c. Russie, no 8589/08, §§ 71‑77, 10 juillet 2014, Yaroslav Belousov c. Russie, nos 2653/13 et 60980/14, §§ 103‑111, 4 octobre 2016, et Radzhab Magomedov c. Russie, no 20933/08, §§ 59‑62, 20 décembre 2016).

57.  En l’occurrence, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

58.  Elle relève notamment que le Gouvernement n’a pas soumis d’originaux des registres de détenus en ce qui concerne la description des conditions de détention du requérant à la maison d’arrêt SIZO-2 pendant la période du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 (voir, a contrario, Radzhab Magomedov, précité, §§ 48‑49). Elle note que, en ce qui concerne les conditions de transport de ce dernier, le Gouvernement n’a pas fourni d’extraits des feuilles de route contenant les données relatives au nombre de personnes placées dans les fourgons utilisés pour le transport de l’intéressé (voir, dans le même sens, Yaroslav Belousov, précité, § 109, et Svetlana Kazmina, précité, § 77) et qu’il n’a pas non plus soumis de données relatives à la superficie des compartiments dans lesdits fourgons (voir, dans le même sens, Dudchenko, précité, § 129).

59.  La Cour estime donc que le Gouvernement ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve lui incombant et qu’il n’a pas réfuté les allégations du requérant selon lesquelles celui-ci a été détenu et transporté dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention (paragraphes 28 et 29 ci‑dessus).

60.  Eu égard à sa large jurisprudence en la matière (paragraphe 56 ci‑dessus) et à ses conclusions quant au bien-fondé des allégations du requérant (paragraphe 59 ci-dessus), la Cour considère que les conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO-2 pendant la période du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 ainsi que les conditions de son transport vers et depuis le tribunal pendant le procès pénal dirigé à son encontre ont constitué un traitement inhumain et dégradant. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

61.  Ayant conclu à la violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention du requérant dans la maison d’arrêt SIZO-2 du 30 novembre 2007 au 6 novembre 2011 ainsi qu’à raison des conditions de transport de l’intéressé vers et depuis le tribunal pendant le procès pénal dirigé à son encontre, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément la partie du grief concernant les conditions de détention de l’intéressé dans les locaux dudit tribunal (paragraphe 30 ci‑dessus).

B.  Sur les conditions de détention du requérant dans la colonie pénitentiaire

67.  La Cour observe que les parties sont en désaccord sur plusieurs aspects des conditions de détention du requérant et notamment sur le nombre de cellules dans lesquelles le requérant a été détenu, les périodes durant lesquelles il y a été détenu et le nombre de ses codétenus. Cependant, elle considère qu’il n’est pas nécessaire d’établir la véracité de chaque élément litigieux car elle estime que le grief est manifestement mal fondé pour les motifs suivants.

68.  La Cour rappelle qu’elle tient particulièrement compte des difficultés objectives auxquelles se heurtent les requérants lorsqu’il leur faut recueillir des preuves à l’appui de leurs allégations relatives à leurs conditions de détention, mais que les intéressés doivent toutefois fournir un récit détaillé et cohérent des circonstances dont ils se plaignent (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 127, 20 octobre 2016). Lorsque la description faite des conditions de détention supposément dégradantes est crédible et raisonnablement détaillée, de sorte qu’elle constitue un commencement de preuve d’un mauvais traitement, la charge de la preuve est transférée au gouvernement défendeur, qui est le seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les allégations du requérant. Le gouvernement défendeur doit alors, notamment, recueillir et produire les documents pertinents et fournir une description détaillée des conditions de détention du requérant (ibidem).

69.  En l’espèce, la Cour relève que, dans ses observations du 23 octobre 2017, le requérant n’a pas contesté l’allégation du Gouvernement selon laquelle il avait été détenu dans la cellule no 66 du bâtiment no 1 de la colonie pénitentiaire et qu’il n’a pas non plus remis en cause l’authenticité des photos de cette cellule soumises par le Gouvernement (paragraphes 62 et 64 ci‑dessus). Elle note que la seule contestation du requérant quant à ces photos concernait le fait que, lors de son séjour dans la cellule en question, il n’y aurait pas eu de récipient d’eau potable ni d’interphone (paragraphes 65 ci‑dessus). Elle constate que le requérant n’a pas non plus contesté l’authenticité des plans techniques soumis par le Gouvernement et l’assertion de celui‑ci selon laquelle la cellule no 66 mesurait 11,5 m² et que l’intéressé y disposait de 10,7 m² d’espace personnel (paragraphes 63‑64 ci‑dessus). Cependant, elle note que, tout en reconnaissant avoir été détenu dans la cellule no 66 dans le bâtiment no 1, le requérant soutient en même temps que, à partir du mois de mai 2012, il a été détenu dans une cellule qui aurait mesuré 8,2 m² dans le bâtiment n2, et ce jusqu’au 25 novembre 2013 (paragraphe 64 ci‑dessus). Or la Cour estime que le requérant se contredit sans pour autant donner une explication suffisante quant à ces incohérences dans le descriptif des conditions de sa détention.

70.  La Cour note ensuite que le requérant ne précise ni dans son formulaire de requête du 12 avril 2012 ni dans ses observations du 23 octobre 2017, le numéro des cellules dans lesquelles il aurait été placé pendant les six premiers mois de sa détention dans la colonie pénitentiaire. Qui plus est, s’agissant de cette même période de sa détention, dans son formulaire de requête du 12 avril 2012, le requérant soutient que la cellule mesurait 12 m² et disposait de trois lits alors que, dans ses observations du 23 octobre 2017, il indique que la cellule mesurait 14 m² et comptait quatre lits (paragraphes 32 et 64 ci‑dessus). Quant aux lettres soumises par le requérant à l’appui de ses allégations (paragraphe 66 ci‑dessus), la Cour relève qu’elles ne contiennent pas de données quant aux numéros des cellules dans lesquelles l’intéressé aurait été détenu, quant à leur emplacement au sein de la colonie pénitentiaire ni au nombre de personnes qui y auraient été détenues avec lui.

71.  La Cour estime par conséquent que le requérant a failli à présenter une description concordante et cohérente de ses conditions de détention au sein de la colonie pénitentiaire et que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu de transférer la charge de la preuve au Gouvernement. Il s’ensuit que cette partie du grief tiré de l’article 3 de la Convention est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

76.  La Cour note que la détention provisoire du requérant a duré du 16 janvier 2007 au 28 décembre 2010, date à laquelle ce dernier a été condamné par le tribunal de première instance. La durée globale de la détention au sens de l’article 5 § 3 de la Convention a donc été de trois ans, onze mois et douze jours. Eu égard à la durée considérable de cette période et à la présomption en faveur d’une libération, la Cour estime que les juridictions internes devaient invoquer des motifs convaincants pour prolonger la détention de l’intéressé (Stepan Zimin c. Russie, nos 63686/13, 60894/14, § 55, 30 janvier 2018).

77.  En l’espèce, la Cour constate que les décisions prorogeant la détention provisoire du requérant étaient rédigées en des termes stéréotypés et n’étaient basées sur aucun élément factuel concret. Les tribunaux internes ont maintenu le requérant en détention provisoire en se référant principalement à la gravité des charges dirigées à son encontre ainsi qu’à la complexité de l’affaire pénale (paragraphes 9‑10, 12‑13 et 16 ci‑dessus).

78.  La Cour rappelle que la gravité des charges ne peut, à elle seule, être le motif de la prolongation de la détention d’une personne à un stade avancé de la procédure (Kučera c. Slovaquie, no 48666/99, § 94, 17 juillet 2007). Quant à la complexité de l’affaire pénale, elle note que cet élément peut être pertinent, notamment dans des affaires concernant la criminalité organisée (voir, par exemple, Mkhitaryan c. Russie, no 46108/11, §§ 98‑99, 5 février 2013, et Podeschi c. Saint-Marin, no 66357/14, §§ 147‑148, 13 avril 2017). Toutefois, elle estime que, en l’espèce, après la fixation des preuves et le renvoi de l’affaire pénale en jugement, cet élément n’était plus suffisant pour maintenir le requérant en détention en l’absence d’autres éléments concrets démontrant le risque d’entrave au cours de la justice lié au crime organisé (voir, dans le même sens, Qing c. Portugal, no 69861/11, §§ 65‑66, 5 novembre 2015, et, a contrario, Podeschi, précité, §§ 151‑152). Or elle constate que, après la fin de l’enquête préliminaire, c’est-à-dire après le 14 mai 2008, les juridictions nationales ont maintenu le requérant en détention provisoire pendant au moins deux ans et sept mois en se référant toujours aux mêmes motifs et sans s’appuyer sur des éléments factuels concrets. Elle note que, de plus, leurs décisions étaient « collectives » dans le sens où elles ont été adoptées à l’égard de l’intéressé et de plusieurs coaccusés à la fois.

79.  La Cour a souvent conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention dans les affaires où les tribunaux internes avaient maintenu le requérant en détention en invoquant essentiellement la gravité des charges et en recourant à des formules stéréotypées sans évoquer de faits précis ou sans envisager d’autres mesures préventives (Lamazhyk c. Russie, no 20571/04, §§ 88‑98, 30 juillet 2009, Romanova c. Russie, no 23215/02, §§ 121‑133, 11 octobre 2011, Dirdizov c. Russie, no 41461/10, §§ 108‑111, 27 novembre 2012, Korkin c. Russie, no 48416/09, §§ 88‑96, 12 novembre 2015, et G. c. Russie, no 42526/07, §§ 114‑119, 21 juin 2016). Dans la présente affaire, rien ne lui permet de parvenir à une conclusion différente.

80.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que, en s’appuyant essentiellement et systématiquement sur la gravité des charges à l’encontre du requérant, les autorités ont maintenu ce dernier en détention provisoire pendant plus de trois ans pour des motifs qui ne sauraient être considérés comme « suffisants » pour justifier la durée de cette détention.

81.  Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Dolgova c. Russie, no 11886/05, § 50, 2 mars 2006). Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

1.  Sur la recevabilité

86.  La Cour rappelle que la règle relative à l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits)).

87.  En l’espèce, elle note d’emblée que le procès pénal dirigé à l’encontre du requérant a repris dès le début à partir du 19 mai 2010, date à laquelle le tribunal de première instance a tenu une nouvelle audience préliminaire (paragraphe 22 ci‑dessus). La référence du Gouvernement à la décision du tribunal du 24 juin 2009 n’est donc pas pertinente puisque celle‑ci concernait la première partie du procès dont les effets juridiques avaient cessé d’exister à partir du 19 mai 2010.

88.  En tout état de cause, le Gouvernement n’a cité aucune disposition du droit interne qui aurait permis à l’intéressé de contester tant la décision du tribunal de première instance du 24 juin 2009 que celle du 19 mai 2010 dans leurs parties portant sur la tenue du procès à huis clos. À l’instar du requérant, la Cour estime que, par le jeu combiné des articles 227, 231 et 236 § 7 du CPP en vigueur au moment des faits (paragraphes 35‑37 ci‑dessus), les décisions susmentionnées n’étaient pas susceptibles d’appel interlocutoire dans leurs parties portant sur la tenue du procès à huis clos.

89.  Elle relève en outre que, lors de l’audience du 19 mai 2010, le requérant s’est opposé à l’exclusion du public du prétoire pour toute la durée du procès (paragraphe 21 ci‑dessus) et qu’il a soulevé le grief tiré de l’absence de publicité des débats dans son appel formé contre le jugement du 28 décembre 2010 (paragraphe 25 ci‑dessus). Elle observe enfin que la Cour suprême de la Fédération de Russie a examiné le grief en question sur le fond (paragraphe 26 ci‑dessus). Le requérant a donc donné aux juridictions nationales l’occasion d’examiner le grief tiré de l’absence de publicité du procès pénal dirigé à son encontre et de réparer la violation alléguée. Dès lors, la Cour rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

90.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2.  Sur le fond

91.  La Cour rappelle avoir déjà conclu dans de nombreuses affaires à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention après avoir constaté que les juridictions internes avaient ordonné l’exclusion du public des débats en raison d’une simple présence de documents classifiés dans un dossier judiciaire sans aucune évaluation de la nécessité d’une telle exclusion par la mise en balance du principe de publicité des débats et des impératifs de protection de l’ordre public et de la sécurité nationale (Belashev, précité, §§ 84 et 88, Romanova, précité, §§ 156 et 160, Raks c. Russie, no 20702/04, §§ 47 et 51, 11 octobre 2011, Pichugin, précité, §§ 188 et 192, et Sheynoyev c. Russie [comité], no 65783/09, §§ 14‑16, 25 septembre 2018).

92.  En l’occurrence, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

93.  En effet, le Gouvernement n’a pas contesté l’allégation du requérant selon laquelle il n’y avait que quatre documents portant la mention « très secret » sur les centaines que comptait le dossier pénal (paragraphe 85 ci‑dessus). La Cour considère que, si les autorités pouvaient en principe avoir un intérêt légitime à préserver la confidentialité des documents classifiés, qui concernaient apparemment les méthodes utilisées par les autorités d’enquête dans la lutte contre la criminalité, le tribunal de première instance devait considérer de manière spécifique si une exclusion du public des débats était nécessaire à la protection d’un intérêt public et la limiter à ce qui était strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi. Or, en adoptant sa décision du 19 mai 2010, le tribunal de première instance a décidé de tenir l’intégralité du procès pénal à huis clos du fait de la simple production au dossier de documents classifiés (paragraphe 22 ci‑dessus). Le tribunal n’a pas motivé sa décision afin de démontrer que les documents en question étaient liés à l’objet de la procédure et que leur présence était par conséquent indispensable. La Cour prend note à cet égard de l’allégation du requérant, non contestée par le Gouvernement, que le tribunal n’a finalement pas examiné ces documents en audience judiciaire et ne s’est pas fondé sur ceux-ci dans le jugement de condamnation de l’intéressé (paragraphe 85 ci‑dessus). Enfin, la Cour note que le tribunal de première instance n’a pas non plus envisagé de prendre des mesures pour limiter les effets de l’absence de publicité, par exemple en limitant l’accès aux documents litigieux uniquement et en tenant à huis clos seulement certaines audiences, alors que cette dernière possibilité était expressément prévue par l’article 241 § 3 du CPP (paragraphe 35 ci‑dessus). Par conséquent, la Cour estime que l’exclusion du public du procès dirigé à l’encontre du requérant devant le tribunal de première instance ne pouvait pas passer pour justifiée au regard des circonstances de l’espèce.

94.  Enfin, la Cour rappelle qu’une juridiction supérieure peut, dans certains cas, effacer le vice dont était entachée la procédure devant le tribunal de première instance (Riepan c. Autriche, n35115/97, § 40, CEDH 2000‑XII). Elle a notamment admis qu’il pouvait être remédié à un défaut de publicité du tribunal de première instance par l’instance d’appel si cette dernière procédait à un réexamen complet de l’affaire de sorte que l’ensemble de preuves soit produit en présence de l’accusé, dans le cadre d’une audience publique et contradictoire (Riepan, précité, § 41, Krestovskiy c. Russie, no 14040/03, §§ 34‑35, 28 octobre 2010, et Sheynoyev, précité, § 15). Or la Cour suprême de la Fédération de Russie n’a pas procédé à un tel réexamen et n’a donc pas remédié au défaut de publicité du procès pénal devant le tribunal de première instance.

95.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

A.  Sur l’aspect du grief relatif à l’exercice par le requérant du droit de recevoir des visites au sein de la colonie pénitentiaire

a)  Sur la recevabilité

103.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b)  Sur le fond

104.  La Cour note d’emblée que, dans son formulaire de requête soumis le 12 avril 2012 ainsi que dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire soumises le 23 octobre 2017, le requérant n’a dénoncé que les restrictions imposées à son droit de visite et à ses contacts avec le monde extérieur lors de sa détention au sein de la colonie pénitentiaire no IK‑1 de la région de Mordovie (paragraphes 34 et 100‑102 ci‑dessus). Il n’a pas développé son grief quant à la période postérieure au 25 novembre 2013, date à laquelle il a été transféré dans une autre colonie pénitentiaire (paragraphe 99 ci‑dessus). Compte tenu des allégations factuelles ainsi formulées par le requérant et eu égard aux principes en matière de délimitation de l’objet d’une affaire qui lui est « soumise » (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 101‑127, 20 mars 2018), la Cour estime que la portée de cette partie du grief tiré de l’article 8 de la Convention ne concerne que la détention du requérant au sein de la colonie pénitentiaire à régime spécial no IK‑1 de la région de Mordovie du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013.

105.  La Cour note ensuite que le requérant, en tant que détenu condamné à perpétuité, a été placé au sein de la colonie pénitentiaire précitée, où il a été soumis au régime de détention strict. Elle constate que, du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013, l’intéressé a pu maintenir des relations avec le monde extérieur par correspondance, mais que toutes les autres formes de contact étaient soumises à des restrictions.

106.  La Cour rappelle que, dans son arrêt Khoroshenko précité, après avoir examiné la même combinaison de diverses restrictions sévères et durables apportées à la possibilité pour le requérant de recevoir des visites en prison et de maintenir le contact avec le monde extérieur (Khoroshenko, précité, §§ 127‑130), elle a conclu à la violation du droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention à raison de l’application à l’intéressé des restrictions en question (idem, §§ 131‑149).

107.  En l’occurrence, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

108.  En effet, il ressort des documents soumis par le Gouvernement que l’intéressé n’a reçu qu’une visite de ses proches tous les six mois, ces visites étant limitées à quatre heures et à deux visiteurs adultes (paragraphe 99 ci‑dessus). Le Gouvernement n’a par ailleurs pas contesté l’allégation du requérant selon laquelle, pendant lesdites visites, celui-ci était séparé de ses visiteurs par une paroi empêchant tout contact physique et un gardien se trouvait à tout moment à portée d’ouïe (paragraphes 34 et 101 ci‑dessus). En ce qui concerne la possibilité pour le requérant de recevoir plusieurs visites de ses avocats et défenseurs, la Cour estime qu’elles ne peuvent combler le manque de contacts de l’intéressé avec ses proches.

109.  Partant, il y a eu violation du droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention à raison des restrictions apportées à la possibilité pour l’intéressé de recevoir des visites familiales au sein de la colonie pénitentiaire du 6 novembre 2011 au 25 novembre 2013.

B.  Sur l’aspect du grief relatif à la vidéosurveillance de la cellule du requérant au sein de la colonie pénitentiaire no IK-1 de la région de Mordovie

a)  Sur la recevabilité

119.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b)  Sur le fond

120.  La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante les détenus en général continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 69, CEDH 2005‑IX).  Alors que la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne par nature des restrictions à la vie privée et familiale, les personnes privées de leur liberté ne perdent pas leurs droits garantis par la Convention, y compris le droit au respect de leur vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention, de sorte que toute restriction à ce droit doit être justifiée dans chaque cas (Khoroshenko, précité, §§ 106 et 116-117).

121.  La Cour a par ailleurs tenu que le placement d’un détenu sous vidéosurveillance permanente constituait une grave ingérence dans sa vie privée et entrait de ce fait dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention (Van der Graaf, décision précitée, et Vasilică Mocanu c. Roumanie, no 43545/13, § 36, 6 décembre 2016).

122.  En l’espèce, la Cour note que le Gouvernement a confirmé que la cellule dans laquelle le requérant a été placé au sein de la colonie pénitentiaire était équipée d’un dispositif de vidéosurveillance permanente (paragraphe 110 ci‑dessus). Compte tenu de cette confirmation et eu égard à sa jurisprudence citée au paragraphe 120 ci‑dessus, elle estime que l’article 8 de la Convention trouve donc à s’appliquer aux faits de la cause.

123.  La Cour observe ensuite qu’il n’est pas non plus contesté par le Gouvernement que le placement du requérant sous vidéosurveillance a constitué une ingérence dans la vie privée de l’intéressé (paragraphe 110 ci‑dessus). Elle rappelle que pareille ingérence méconnaît l’article 8 § 2 de la Convention sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (Vasilică Mocanu, précité, § 37).

124.  La Cour constate que la base légale invoquée par le Gouvernement est constituée principalement de l’article 83 du CESP puisque le requérant était un détenu condamné et qu’il purgeait une peine de réclusion à vie. Elle note que les dispositions de la loi no103-FZ du 15 juillet 1995 n’étaient pas applicables au cas du requérant car elles ne concernaient que les personnes suspectées ou accusées d’infractions pénales et placées en détention provisoire. Dans ce contexte, elle rappelle avoir récemment trouvé que l’ordre juridique russe, et notamment l’article 83 du CESP, manque de clarté quant aux pouvoirs dont il investit les autorités pénitentiaires en matière de vidéosurveillance de détenus (Gorlov et autres c. Russie, nos 27057/06 et 2 autres, §§ 81‑100, 2 juillet 2019, non définitif).

125.  En l’espèce, le Gouvernement n’a pas développé davantage sa thèse relative à la base légale de l’ingérence dans la vie privée du requérant, notamment quant au cadre législatif ou réglementaire prévu au paragraphe 3 de l’article 83 du CESP qui doit concrétiser la portée de celui-ci (paragraphe 39 ci‑dessus).

126.  La Cour note que, si l’article 83 du CESP prévoit expressément le droit de l’administration d’un établissement pénitentiaire d’utiliser des moyens audiovisuels, électroniques et d’autres moyens techniques aux fins de la surveillance de détenus, il ne contient pas de liste desdits moyens et ne précise pas non plus les modalités de leur utilisation (paragraphe 39 ci‑dessus). La seule modalité de l’exercice du droit précité dont le paragraphe 2 dudit article investit l’administration pénitentiaire concerne l’obligation de celle‑ci d’informer la personne concernée de sa mise sous surveillance. Or, en l’espèce, le Gouvernement n’a pas allégué que le requérant s’était vu notifier une instruction quelconque relative à la vidéosurveillance des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité.

127.  Eu égard aux arguments des parties et aux éléments du dossier dont elle dispose, la Cour estime que la loi nationale invoquée par le Gouvernement en tant que base légale de l’ingérence, et notamment l’article 83 du CESP, manque de clarté quant aux pouvoirs dont elle investit les autorités pénitentiaires en matière de vidéosurveillance de détenus. Elle note que le Gouvernement n’a pas démontré que d’autres dispositions du droit interne, par exemple, les arrêtés nos 166 (dsp), 204 (dsp) ou 252 (dsp) adoptés par le ministère de la Justice, comblent ce manque de clarté. Par ailleurs, la Cour relève que, d’après la jurisprudence de la Cour suprême, l’arrêté no 166 (dsp), modifiant l’arrêté no 204 (dsp), consacrait des règles générales qui visaient le contrôle du régime carcéral dans les maisons d’arrêt et dans les prisons mais « ne régissait pas les modalités de l’utilisation de caméras vidéo dans la zone soumise au régime pénitentiaire, y compris en ce qui concerne la vidéosurveillance du comportement des détenus dans les cellules » (paragraphes 45‑46 ci‑dessus).

128.   À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le droit interne ne définit pas l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir discrétionnaire des autorités internes avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire. En effet, il ne permet pas de déterminer si la marge d’appréciation des autorités internes quant aux procédures de déclenchement et de contrôle de la mise en œuvre de la vidéosurveillance est circonscrite à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». À cet égard, la Cour tient compte de l’interprétation du droit interne faite par les juridictions suprêmes russes. Elle relève notamment que la Cour constitutionnelle a considéré que le placement d’un condamné sous vidéosurveillance était une conséquence de la condamnation d’une personne à une peine d’emprisonnement et que cette mesure faisait partie des restrictions auxquelles une personne devait s’attendre si elle commettait sciemment une infraction pénale (paragraphe 43 ci‑dessus). La Cour suprême, quant à elle, a indiqué que le placement d’un détenu sous vidéosurveillance n’était pas conditionné par l’adoption préalable d’une décision quelconque et que seule la notification de cette mesure au détenu concerné était nécessaire (paragraphe 45 ci‑dessus).

129.  La Cour estime que le cas du requérant en est l’exemple. Elle relève en effet que le Gouvernement n’a pas démontré à l’aide de documents pertinents que les dispositions du droit interne exigeaient que le placement de l’intéressé sous vidéosurveillance soit effectué sur la base d’une décision accompagnée d’une motivation explicite, c’est-à-dire analysant les raisons de fait justifiant cette décision eu égard au but poursuivi, que la mesure soit limitée dans le temps ou que les autorités pénitentiaires aient l’obligation d’en réexaminer régulièrement le bien‑fondé. Elle note dans ce contexte que l’affaire Van der Graaf citée par le Gouvernement se distingue du cas d’espèce puisque, dans la mesure où il s’agissait dans l’affaire précitée du placement d’un détenu sous vidéosurveillance aux fins de la prévention de suicide, les dispositions législatives et réglementaires internes régissant cette procédure était publiquement disponibles et suffisamment détaillées, le placement en question était effectué sur la base d’une décision motivée, accompagnée le cas échéant d’un avis médical, pour une durée limitée dans le temps et reconduit sur la base d’une réévaluation du bien‑fondé de la mesure.

130.  Elle considère dès lors que le droit russe n’est pas suffisamment accessible et prévisible car il n’indique pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités internes dans le domaine de la vidéosurveillance de détenus condamnés purgeant une peine privative de liberté. Elle conclut que le requérant n’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique et qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur les autres conditions posées par cette disposition, à savoir que l’ingérence doit viser un but légitime et être nécessaire, dans une société démocratique.

VASILICĂ MOCANU c. ROUMANIE du 6 décembre 2016 requête 43545/13

Article 8 : la vidéo dans la cellule durant la garde à vue n'était pas prévue par la loi et par conséquent, ne respecte pas le droit à la vie privée

36. La Cour rappelle que la « vie privée » est une notion large, qui ne se prête pas à une définition exhaustive. L’article 8 protège notamment le droit à l’identité et au développement personnel ainsi que le droit pour tout individu de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur. Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Perry c. Royaume-Uni, no 63737/00, § 36, CEDH 2003‑IX (extraits), et Uzun c. Allemagne, no 35623/05, § 43, CEDH 2010 (extraits)). Ainsi, elle a constaté à maintes reprises que l’interception secrète de conversations ou d’images par le biais d’appareils d’enregistrement audio et vidéo entrait dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention (Van der Graaf c. Pays‑Bas (déc.), no 8704/03, 1er juin 2004, et Wisse c. France, no 71611/01, § 27, 20 décembre 2005, et les affaires qui y sont citées), qui trouve donc également à s’appliquer en l’espèce.

37. La Cour observe ensuite qu’il n’est pas non plus contesté qu’il y a eu ingérence dans la vie privée du requérant. Elle rappelle que pareille ingérence méconnaît l’article 8 § 2 de la Convention sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.

38. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les mots « prévue par la loi » impliquent qu’une ingérence aux droits garantis par l’article 8 de la Convention repose sur une base légale interne, mais visent aussi la qualité de la législation en cause : celle-ci doit être suffisamment accessible au justiciable, prévisible et compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Perry, précité, § 45, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011).

39. La Cour constate encore que la base légale invoquée par le Gouvernement est principalement constituée de l’instruction du 24 juin 2010 (paragraphe 33 ci-dessus) qui énonce en détail le régime applicable à la surveillance des personnes privées de liberté dans les lieux de détention (paragraphe 14 ci‑dessus). Les articles 97 et 98 de l’instruction précisent que la surveillance est effectuée, essentiellement, par l’observation et l’écoute directes et, de manière exceptionnelle, par le biais de systèmes électroniques de surveillance vidéo. La Cour observe que, selon cette instruction, l’utilisation des systèmes de surveillance vidéo est limitée aux espaces communs des lieux de détention, dont les articles 97 et 98 donnent une liste exhaustive. Or les cellules n’y figurent pas. Par ailleurs, il ressort des articles 97 et 98 qui autorisent la surveillance des cellules par l’observation visuelle et l’écoute et qui précisent les limites dans lesquelles cette surveillance peut être effectuée de manière secrète, que leur finalité est de réglementer la surveillance des cellules en tenant compte du droit des détenus au respect de leur vie privée. L’article 99 va dans le même sens puisqu’il exige que la surveillance des cellules se fasse, en principe, par des personnes du même sexe que les détenus qui y sont placés.

40. La Cour en déduit que la surveillance du requérant par une caméra, qui se trouvait dans la cellule où il avait été placé dans les locaux de détention de la police départementale de Buzău, n’était pas prévue par la loi interne.

41. Ce constat suffit à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention.

LES ÉTATS DOIVENT PROTÉGER LA RÉPUTATION DES INDIVIDUS

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- L'article 8 et le défaut d'enquête contre les actes racistes

- L'article 8 et le respect de la réputation du suspect dans l'enquête pénale

LE DÉFAUT D'ENQUÊTE CONTRE LES ACTES RACISTES

R.B. c. Hongrie du 12 avril 2006 requête no 64602/12

Violation de l'article 8 : Absence d’enquête effective sur des menaces et insultes proférées lors d’une marche contre les Roms en Hongrie.

Pour la Cour, la question centrale concernant l’allégation d’absence d’enquête effective des autorités tient à ce que les injures auraient été proférées à l’égard de Mme R.B. en raison de son appartenance à une minorité ethnique. Ce comportement a nécessairement eu des conséquences sur sa vie privée au sens de l’article 8.

Mme R.B. avait déposé plainte à raison des injures et des menaces moins d’un mois après l’incident, c’est-à-dire en avril 2011. La police avait joint l’instance de l’intéressée à une autre procédure pénale concernant les mêmes événements et avait ouvert une enquête pour harcèlement, qui fut ensuite classée sans suite. Six mois plus tard, une enquête distincte fut ouverte concernant les allégations de Mme R.B. Dans sa plainte initiale, la requérante soutenait déjà avoir été victime d’une agression à caractère raciste et alléguait qu’elle avait été victime de harcèlement et de violence en raison de son appartenance à un groupe. Néanmoins, dans la nouvelle enquête, les forces de police se concentrèrent de nouveau uniquement sur le harcèlement allégué.

Lorsqu’il demanda ultérieurement que les autorités élargissent l’enquête à des violences contre un membre d’un groupe ethnique, l’avocat de Mme R.B. fournit une description détaillée des évènements et soutint que l’enquête aurait dû s’attacher à déterminer si des motivations anti-Roms pouvaient être établies. Cependant, ses arguments restèrent lettre morte, le procureur constatant que l’usage de la force, élément matériel de l’infraction alléguée, ne pouvait être établi.

Dans la mesure où les actes répréhensibles ont eu lieu durant une marche contre les Roms qui a duré plusieurs jours et ont eu pour auteur un membre d’un groupe paramilitaire d’extrême droite, la Cour considère qu’il était indispensable que la police conduise une enquête dans ce contexte spécifique et prenne toutes les mesures raisonnables pour établir le rôle joué dans cette affaire par d’éventuels motifs racistes. De plus, la Cour observe que la loi pénale hongroise, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, notamment ses dispositions relatives aux violences contre un membre d’un groupe et l’incitation à la violence contre un groupe, paraissait fournir un fondement juridique approprié pour déclencher une enquête criminelle sur un possible mobile raciste. Cependant, dans le cas de Mme R.B., les forces de l’ordre ont conclu à l’absence de preuve permettant d’établir l’élément matériel de l’infraction de violence contre un membre d’un groupe et ont estimé ne pas être fondées à poursuivre leur enquête. La Cour fait également observer que les dispositions du code pénal relatives au harcèlement, infraction sur laquelle les autorités se sont concentrées, ne faisaient nullement référence à des motifs racistes.

En conclusion, la loi pénale a été mal appliquée dans cette affaire et l’enquête relative à la plainte déposée par Mme R.B. pour injures racistes a été insuffisante. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 8.

L'ENQUÊTE DOIT RESPECTER LA REPUTATION DU SUSPECT

Vicent Del Campo c. Espagne du 6 novembre 2018 requête n° 25527/13

Article 8 : Violation du droit au respect de la réputation d’un individu par un jugement dans le procès d’une autorité locale pour harcèlement.

L’affaire concernait une décision de justice interne qui désignait nommément M. Vicent Del Campo comme le harceleur d’une collègue de travail, alors que la partie défenderesse dans ce procès était en fait son employeur, une autorité locale.

La CEDH a jugé en particulier qu’il n’y avait aucune bonne raison de désigner nommément M. Vicent Del Campo dans le jugement, ce qui avait conduit à sa stigmatisation dans une procédure à laquelle il n’était pas partie.

C’était seulement dans la presse locale qu’il avait pris connaissance du jugement et il n’avait aucune possibilité de retirer son nom de ce jugement rendu par le tribunal supérieur de justice de Castille-et-León

LES FAITS

Le requérant, Fernando Vicent Del Campo, est un ressortissant espagnol né en 1957. Il réside à Villavente (León) (Espagne). Enseignant et chef de service à l’école des arts et métiers de León, M. Vicent Del Campo fut accusé de harcèlement par l’une de ses collègues.

Déboutée du recours administratif qu’elle avait initialement formé, celle-ci introduisit une demande en réparation devant le ministère régional de l’Éducation.

Faute de réponse des autorités, elle entama une action en justice en janvier 2007.

En novembre 2011, le tribunal supérieur de justice de Castille-et-León se prononça contre l’administration régionale et lui ordonna d’indemniser la collègue concernée. Il jugea l’administration responsable au motif que la collègue avait été victime de harcèlement et que les autorités compétentes n’avaient rien fait pour l’empêcher.

Le jugement citait à plusieurs reprises le nom de M. Vicent Del Campo et estimait établi qu’il avait harcelé et persécuté sa collègue.

En décembre 2011, M. Vicent Del Campo demanda à accéder au dossier et à se constituer partie à la procédure, arguant qu’il avait eu connaissance du jugement par la presse locale. Les juridictions nationales rejetèrent sa demande de se constituer partie à la procédure au motif qu’en pareil cas, seule l’administration pouvait être partie défenderesse, même si un agent public pouvait être identifié à titre individuel et voir son comportement jugé.

La Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours en amparo formé par le requérant au motif que celui-ci n’avait pas dûment justifié la portée constitutionnelle de son grief.

Article 8

La CEDH relève que la notion de vie privée englobe la réputation et l’honneur de chacun.

Le jugement rendu en novembre 2011 par le tribunal supérieur contre l’administration désignait nommément M. Vicent Del Campo et a conclu que, par ses agissements, ce dernier avait harcelé et persécuté une collègue.

Or l’intéressé n’avait pas connaissance de cette procédure, postérieure au rejet plusieurs années auparavant de la plainte initiale déposée par la collègue, et il n’y était pas partie. La Cour en conclut que la désignation de M. Vicent Del Campo dans le jugement s’analyse en une ingérence dans son droit à la protection de sa vie privée.

Pour ce qui est de savoir si cette ingérence était justifiée, la Cour observe qu’il existe un intérêt pour le public à garantir la transparence des procédures judiciaires et que la publication du raisonnement de la décision du juge interne aurait pu permettre de protéger les droits de la collègue en reconnaissant les faits de harcèlement sur le lieu de travail.

Cependant, le juge interne ne s’est pas contenté de statuer sur la responsabilité sans faute de l’administration : il a également désigné nommément M. Vicent Del Campo et qualifié le comportement de ce dernier de harcèlement psychologique répété. Ce jugement a donc jeté l’opprobre sur lui et a probablement eu de lourdes conséquences sur sa situation professionnelle, son honneur et sa réputation.

Or, avoir ainsi désigné M. Vicent Del Campo ne se justifiait pas par des raisons impérieuses.

Le juge pouvait ne pas indiquer son nom ou ne mentionner que ses initiales – une pratique d’ailleurs suivie par le tribunal constitutionnel espagnol et par la Cour de Strasbourg – et on voit mal pourquoi il a agi ainsi. M. Vicent Del Campo n’a pris connaissance du jugement que dans la presse locale, plus de cinq années après le rejet de la plainte administrative initiale formée par les autorités de l’enseignement.

Il n’a été ni cité à comparaître, ni interrogé ni prévenu d’une quelconque autre manière des prétentions en justice de sa collègue, ce qui veut dire qu’il n’avait eu aucune possibilité de demander l’anonymat dans le jugement.

L’ingérence dans son droit au respect de sa vie privée n’était donc pas entourée de garanties suffisantes. De tels jugements étant en principe publics et l’anonymat étant du ressort des greffiers et non des tribunaux eux-mêmes, le tribunal supérieur aurait dû dès le départ prendre davantage de mesures pour protéger le droit de M. Vicent Del Campo au respect de sa vie privée.

Globalement, la Cour conclut que l’ingérence dans le droit au respect à la vie privée de M. Vicent Del Campo n’était pas adéquatement justifiée et qu’il y a eu violation de l’article 8.

Satisfaction équitable (article 41)

La Cour dit que l’Espagne doit verser au requérant 12 000 euros (EUR) pour dommage moral et 9 268,60 EUR pour frais et dépens.

POLANCO TORRES ET MOVILLA POLANCO c. ESPAGNE du 21 SEPTEMBRE 2010 REQUETE 34147/06

Les requérantes, Mmes Elisa Polanco Torres et Emma Movilla Polanco, sont deux ressortissantes espagnoles résidant à Santander. Elles sont respectivement la femme et la fille de C.M., ancien président de la chambre civile et pénale du Tribunal supérieur de justice de Cantabrie, décédé en 1998. Elisa Polanco Torres agit en son nom propre et Emma Movilla Polanco agit au nom de son père.

Le Président de la Communauté autonome de Cantabrie faisait à l’époque l’objet d’une procédure pénale devant la chambre du Tribunal supérieur de justice de Cantabrie présidée par C.M. Dans son édition du 19 mai 2004, le quotidien national « El Mundo » publia un article accusant nominativement Elisa Polanco Torres (identifiée comme l’épouse de C.M.) d’être impliquée dans une affaire d’opérations irrégulières avec la société Intra. « El Mundo » se basait sur des disquettes informatiques reçues de façon anonyme, contenant la comptabilité présumée de la société Intra. Cette comptabilité avait disparu de la société, qui avait entamé une procédure pénale contre son comptable et l’avait licencié. « El Mundo » avait vérifié la véracité des comptes auprès de ce comptable et citait, entre guillemets, ses déclarations. Il avait confirmé le caractère irrégulier des opérations financières en cause et que la société cachait des mouvements financiers au fisc. L’article incorporait par ailleurs un démenti de Mme Polanco Torres, qui niait catégoriquement tout lien avec la société Intra. Elle exposait que le fait de figurer dans la comptabilité de la société en cause était probablement dû à une « manœuvre » du Président de la Communauté autonome de Cantabrie, visant à discréditer son mari, C.M. L’intégralité de l’article fut reprise le même jour par le journal « Alerta ».

C.M. et son épouse Mme Polanco Torres présentèrent une demande en protection de leur droit à l’honneur contre la société éditrice du quotidien « El Mundo », son directeur, son président et le journaliste auteur de l’article litigieux. Par un jugement du 6 mai 1996, le juge de première instance no 17 de Madrid accueillit partiellement leur demande, déclarant qu’il y avait eu une ingérence illégitime dans le droit de C.M. et Mme Polanco Torres au respect de leur honneur. Le juge estima que le journaliste n’avait pas vérifié la véracité de sa source, car il s’était basé uniquement sur les affirmations du comptable, sans entreprendre de mesure de vérification supplémentaire. La société éditrice d’ « El Mundo », son directeur et le journaliste furent condamnés au paiement de 4 000 000 pesetas (24 040,50 euros) de dommages et intérêts, et à publier le jugement dans le journal. En appel, par un arrêt du 5 février 1998, l’Audiencia Provincial confirma intégralement ce jugement. En août 1998, C.M. décéda. Le 11 avril 2000, le Tribunal suprême confirma également l’arrêt attaqué.

La société éditrice d’ « El Mundo », son directeur et le journaliste auteur de l’article saisirent le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo. Le 27 février 2006, le Tribunal constitutionnel fit droit à ce recours et annula les arrêts et le jugement rendus préalablement. Il jugea que le journaliste avait utilisé toutes les possibilités « effectives » de vérifier ses informations, en vérifiant l’authenticité des comptes litigieux auprès de la source d’informations la plus fiable sur ce point : l’ancien comptable de la société Intra. S’écartant des décisions annulées, il précisa que le licenciement du comptable ne remettait pas en cause sa fiabilité, et que la question de savoir si les informations ont été obtenues légitimement ne se posaient pas dans cette procédure. En outre, le Tribunal constitutionnel tint compte du fait que le journaliste avait incorporé le démenti de Mme Polanco Torres.

Le journal « Alerta » fut quant à lui également condamné pour atteinte aux droits fondamentaux de C.M. et Mme Polanco Torres, mais le recours d’amparo exercé par sa société éditrice fut en revanche déclaré irrecevable, par une décision du 16 novembre 2000. Le Tribunal constitutionnel fonda cette décision en particulier sur le fait qu’à l’inverse du journaliste d’ « El Mundo », « Alerta » n’avait fait aucune diligence pour vérifier l’information diffusée, qui avait été simplement reprise d’ «El Mundo».

Grief concernant l’atteinte alléguée à la vie privée des requérantes (article 8)

Vu la gravité des allégations contenues dans l’article d’ « El Mundo », concernant des opérations irrégulières avec de l’ « argent noir », la Cour doit vérifier si l’Espagne a respecté son « obligation positive » de protéger la réputation et l’honneur de Mme  Polanco Torres et de son mari. Pour ce faire, elle doit tenir compte non seulement du droit au respect de la vie privée des intéressés, mais aussi de la liberté d’expression des journalistes.

La Cour relève tout d’abord qu’assurément, l’article d’ « El Mundo » concernait un sujet d’intérêt général pour le public espagnol : Mme Polanco Torres était visée en sa qualité d’épouse d’un haut magistrat, précisément identifié dans l’article.

Compte tenu du fait que des personnes déterminées étaient directement mises en causes dans l’article, le journaliste auteur de l’article en question devait fournir une base factuelle suffisante à son article.

A cet égard, la Cour note d’abord - comme l’avait fait le Tribunal constitutionnel - que l’article présentait des éléments caractéristiques d’un reportage neutre (vu notamment que les données comptables ont été vérifiées auprès du comptable, et qu’un démenti de la personne visée a été publié, présentant au public les deux versions opposées des faits). La Cour examine ensuite la question, essentielle, de savoir si le journaliste était de bonne foi et s’il s’est conformé à l’obligation incombant à tout journaliste de vérifier une déclaration factuelle. Elle relève que le journaliste, en vérifiant l’authenticité des données comptables auprès de l’ancien comptable de la société Intra, a utilisé toutes les possibilités « effectives » pour vérifier ses informations. De plus, avant de publier l’article, il a contacté Mme Polanco Torres et lui a donné la possibilité de commenter l’information litigieuse. Comme l’a relevé à juste titre le Tribunal constitutionnel, cela montre que le journaliste a respecté son obligation de diligence. La Cour admet également, comme le Tribunal constitutionnel, que le licenciement et la procédure pénale contre le comptable ne remettaient pas en cause la fiabilité de ses déclarations, et que la question de la légalité des moyens par lesquels l’information fut obtenue n’entrait pas en ligne de compte pour déterminer si une atteinte au droit au respect de la vie privée avait été commise (aucune infraction pénale n’était imputée au journaliste).

Au final, la Cour estime que le journaliste d’ « El Mundo » a suffisamment vérifié la véracité des allégations factuelles contenues dans son article. Les motifs avancés par le Tribunal constitutionnel étaient suffisants pour conclure que le droit du journaliste à communiquer des informations d’intérêt général devait, dans cette affaire, peser plus lourd que le droit des requérants à la protection de leur réputation et de leur honneur.

Par six voix contre une, la Cour en conclut qu’il n’y a donc pas eu de violation de l’article 8.

Grief concernant la discrimination prétendument subie par les requérantes (article 14 combiné avec l’article 8)

La Cour considère que les deux affaires portées devant le Tribunal constitutionnel, à savoir celle concernant « El Mundo » et celle concernant « Alerta », même si elles concernent les mêmes allégations et les mêmes personnes prétendument diffamées, ne sont pas comparables. En effet, à la différence d’ « El Mundo », « Alerta » n’a pas vérifié ses sources mais s’est contenté de reprendre l’article d’ « El Mundo » sans en révéler l’origine au lecteur. Ce point a été capital dans la décision du Tribunal constitutionnel concernant « Alerta ». C’est également pour cette raison que la Cour admet que la différence de traitement entre les deux affaires n’était pas discriminatoire, et déclare ce grief irrecevable, car manifestement mal fondé.

Hoon C. Royaume Uni du 4 décembre 2014 requête 14832/11

La publicité donnée à une enquête parlementaire sur un homme politique qui aurait cherché à monnayer son influence était justifiée

Article 6 § 1 (droit à un procès équitable)

Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, le droit de se présenter aux élections et de conserver son siège parlementaire est un droit politique et non un droit civil au sens de l’article 6 § 1. Dès lors, la procédure parlementaire en question, qui portait sur des violations du code de conduite des parlementaires, ne relève pas de l’application de l’article 6 § 1 puisqu’elle ne donne pas lieu à un litige concernant les droits civils du requérant. En conséquence, la Cour juge le grief tiré de l’article 6 incompatible avec la Convention et le déclare donc irrecevable.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La commission a reconnu que tant l’enquête que le rapport ont porté préjudice à la réputation de M. Hoon, et que les décisions largement médiatisées rendues contre lui pouvaient donc être considérées comme une ingérence dans les droits de l’intéressé au titre de l’article 8 de la Convention. Cette ingérence, et le fait que le requérant n’était pas en mesure de contester la procédure dirigée contre lui en raison de l’immunité parlementaire, était prévue par la loi, puisqu’elle suivait la procédure prévue par les règles internes de la Chambre des communes. De plus, l’ingérence poursuivait les buts légitimes de la protection du droit à la liberté d’expression au sein du Parlement et du maintien de la séparation des pouvoirs entre le législatif et judiciaire.

En outre, le public avait un intérêt légitime à être informé de la procédure parlementaire et de son issue, ce qui aurait été compromis si cette procédure n’avait pas été de nature publique. La procédure a donné à M. Hoon une possibilité équitable de défendre ses intérêts en tant que titulaire de fonctions publiques et en tant que particulier. S’il l’avait voulu, il aurait pu contester l’allégation factuelle en engageant une procédure contre la société de télévision ou contre le journal.

Dès lors, la Cour estime que l’ingérence dans la vie privée de M. Hoon, c’est-à-dire le fait de rendre publiques les constatations ressortant de l’enquête parlementaire sur sa conduite en sa qualité de parlementaire, était proportionnée aux intérêts du public à être informé de l’existence d’une telle procédure et de son issue. En conséquence, la Cour déclare le grief du requérant au titre de l’article 8 manifestement mal fondé et le rejette.

Article 13 (droit à un recours effectif)

La Cour ayant rejeté les griefs de M. Hoon au titre de l’article 6 et de l’article 8, elle estime que l’article 13 de la Convention n’est pas mis en jeu. Il s’ensuit que ce grief est également incompatible avec la Convention et doit être rejeté.

ÉTABLISSEMENT DES FICHES ET DES EMPREINTES GENETIQUES DES INDIVIDUS

Dragan Petrović c. Serbie du 14 avril 2020 requête n° 75229/10

Article 8 : Prélèvement d’un échantillon d’ADN dans le cadre d’une enquête pour meurtre : violation de la Convention en raison d’un manque de clarté.

L’affaire concerne la réalisation d’une perquisition par la police au domicile du requérant et le prélèvement d’un échantillon d’ADN dans le cadre d’une enquête pour meurtre. La Cour juge en particulier que le mandat de perquisition était suffisamment précis et était assorti de garanties adéquates et effectives propres à prévenir tout abus au cours de la perquisition. Elle relève notamment que le requérant, son avocat et le propriétaire de l’appartement étaient présents lors de la perquisition. Elle estime néanmoins que le prélèvement d’un échantillon de salive aux fins d’un test ADN n’était pas « prévu par la loi » au sens de l’article 8. En effet, la version du code de procédure pénale qui était en vigueur à l’époque des faits disposait uniquement que des prélèvements sanguins ou « d’autres procédures médicales » pouvaient être réalisés. La Cour note en outre que de nouvelles garanties concernant les prélèvements d’échantillons de salive ont été insérées dans le code de procédure pénale en 2011, ce qui constitue selon elle une reconnaissance implicite de leur absence dans la version antérieure du texte.

FAITS

En juillet 2008, la police reçut des informations qui laissaient penser que le requérant pouvait être impliqué dans le passage à tabac et le décès d’un homme âgé. Sur la foi de ces informations, un juge d’instruction rendit deux décisions par lesquelles il ordonna d’une part une perquisition du domicile du requérant et d’autre part le prélèvement d’un échantillon de salive sur sa personne aux fins d’une analyse ADN. Dans le cadre de la perquisition, la police devait en priorité rechercher des objets que le requérant était soupçonné avoir pris après le meurtre, notamment une « veste en cuir noir » ainsi que « des chaussures et d’autres objets » pouvant être liés au meurtre. Elle trouva finalement deux armes de poing, dont le requérant déclara ignorer l’existence.

Le prélèvement d’un échantillon d’ADN du requérant devait permettre une comparaison avec l’ADN retrouvé sur la scène de crime. Le juge autorisa la police à procéder soit à un prélèvement de salive soit à un prélèvement sanguin, par la force si nécessaire, avec l’aide de professionnels de santé. Le requérant consentit, en présence de son avocat, à un prélèvement de salive. Il apparaît cependant que la police n’a produit aucun procès-verbal de la procédure. En août 2008, la police indiqua au juge d’instruction qu’elle avait décidé de poursuivre le requérant pour possession illégale d’armes à feu. Les autorités ne trouvèrent aucune correspondance entre l’échantillon d’ADN prélevé sur la personne du requérant et les traces biologiques retrouvées sur la scène du crime. En août 2008, le requérant saisit la Cour constitutionnelle pour se plaindre, sur le terrain de l’article 8 de la Convention et des articles 25 et 40 de la Constitution, d’une violation de son droit au respect de son domicile et de sa vie privée. La Cour constitutionnelle rejeta son recours sur le fond en octobre 2010

CEDH

Article 8

La Cour rejette d’emblée les exceptions de tardiveté et de non-épuisement des voies de recours soulevées par le Gouvernement. Elle juge en particulier que le recours constitutionnel formé par le requérant était un recours effectif. Sur le fond de l’affaire, la Cour examine tout d’abord la question de la perquisition du domicile du requérant. Elle dit que cette mesure s’analyse en une atteinte au droit du requérant au respect de son domicile, qu’elle était prévue par la loi et qu’elle visait un but légitime. La question qui se pose donc est celle de savoir si elle était proportionnée, c’est-à-dire si elle était « nécessaire dans une société démocratique ». Elle note que le mandat de perquisition a été délivré dans le cadre d’une enquête pour meurtre et qu’il précisait ce que la police devait chercher, à savoir une veste en cuir noir, des chaussures et d’autres objets liés au meurtre. Elle ne souscrit donc pas à l’argument du requérant selon lequel le mandat de perquisition manquait de précision.

La Cour considère par ailleurs que le requérant jouissait de garanties adéquates et effectives propres à le prémunir contre tout abus au cours de la perquisition. Elle note en particulier que le requérant, son avocat et le propriétaire de l’appartement étaient présents lors de la perquisition. Elle observe en outre que l’avocat de l’intéressé a signé le certificat de saisie et le procès-verbal de l’opération de perquisition et de saisie, et qu’il s’est borné à cette occasion à contester la motivation de la décision de perquisition, sans soulever d’objections quant à la procédure de perquisition elle-même. La Cour conclut que l’atteinte en question était « nécessaire dans une société démocratique » et qu’il y a donc eu non-violation de l’article 8 à raison de la perquisition menée par la police au domicile du requérant. Se penchant ensuite sur la question du prélèvement d’un échantillon d’ADN, la Cour constate que cette mesure s’analyse en une atteinte au droit du requérant au respect de sa vie privée. Le fait que l’intéressé ait consenti à la procédure est dénué de pertinence étant donné que ce consentement a été donné sous la menace d’un prélèvement de sang ou de salive par la force. La Cour note que la décision ordonnant le prélèvement d’un échantillon d’ADN ne faisait mention d’aucune disposition légale, et que l’article pertinent du code procédure pénale, à savoir l’article 131 §§ 2 et 3, disposait uniquement qu’un tribunal pouvait ordonner le prélèvement d’un échantillon de sang ou toute « autre procédure médicale » jugée nécessaire, d’un point de vue médical, à l’établissement de faits « importants » dans le cadre d’une enquête pénale. Par ailleurs, il ressort du dossier de l’affaire que les autorités, méconnaissant l’article 239 du code de procédure pénale, ont omis de rédiger un procès-verbal de la procédure. La Cour note également que l’article 131 §§ 2 et 3 était dépourvu de certaines garanties concernant les prélèvements d’ADN, et que ces garanties furent introduites dans une nouvelle version du code de procédure pénale, entrée en vigueur en 2011. Le nouveau texte faisait spécifiquement référence aux prélèvements d’échantillons de salive : il disposait que ceux-ci devaient être réalisés par des experts, et il précisait dans quels cas une personne pouvait être soumise à pareille procédure sans son consentement. La Cour considère par conséquent qu’en insérant des dispositions plus détaillées dans la version du code de procédure pénale entrée en vigueur en 2011, l’État défendeur a lui-même reconnu implicitement que des règles plus strictes étaient nécessaires dans ce domaine. La Cour conclut que l’atteinte au droit du requérant au respect de sa vie privée que constituait le prélèvement litigieux d’ADN n’était pas prévue par la loi, et qu’elle a donc emporté violation de l’article 8

AYCAGUER c. FRANCE du 22 juin 2017 requête 8806/12

Article 8 : La condamnation pénale du requérant pour son refus de se soumettre au prélèvement biologique, a dépassé la marge d'appréciation de la France et n'est pas conforme avec l'article 8 de la Conv EDH.

LES FAITS

UNE CONDAMNATION POUR UN RASSEMBLEMENT POLITIQUE

Le 17 janvier 2008, il participa à un rassemblement organisé par un syndicat agricole basque et par le GFAM (Groupement foncier agricole mutualiste) « Lurra » à l’occasion d’une réunion du Comité technique de la société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) dans le département des Pyrénées-Atlantiques. Cette réunion avait pour objet de donner un avis sur l’attribution de terres d’une ferme que Monsieur F.L. exploitait depuis plusieurs années. Ce rassemblement se déroulait dans un contexte politique et syndical difficile car le syndicat agricole majoritaire dans le département soutenait d’autres candidatures que celle de F.L. À l’issue de la réunion, une bousculade éclata entre les manifestants et la gendarmerie.

7. Le requérant fut placé en garde à vue et cité devant le tribunal correctionnel de Bayonne, selon la procédure de comparution immédiate, pour avoir volontairement commis des violences n’ayant entraîné aucune incapacité totale de travail sur des militaires de gendarmerie dont l’identité n’a pu être déterminée, sur personne dépositaire de l’autorité publique avec usage ou menace d’une arme, en l’espèce un parapluie.

8. Par un jugement du 13 mars 2008, le requérant fut condamné à deux mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir donné des coups de parapluie aux gendarmes, dont il ne résulta aucune incapacité pour ces derniers. Dans son jugement, le tribunal constata que le requérant avait refusé de répondre aux questions lors de l’enquête et qu’il indiquait ne rien reconnaître et n’avoir pas été porteur d’un parapluie. Les juges relevèrent qu’il résultait néanmoins de témoignages qu’il avait tenté de franchir le barrage en se hissant sur les manifestants et en donnant des coups de parapluie en direction des gendarmes. Le requérant indique ne pas avoir fait appel dans un souci d’apaisement et dans le cadre d’un règlement amiable du dossier à l’origine du rassemblement.

LES PRÉLÈVEMENTS BIOLOGIQUES

9. Le 24 décembre 2008, à la suite d’une demande du parquet de Bayonne, le requérant fut convoqué par les services de police pour que soit effectué un prélèvement biologique sur sa personne, sur le fondement des articles 706-55 et 706-56 du code de procédure pénale (CPP). Il fut convoqué devant le tribunal correctionnel le 19 mai 2009 pour avoir refusé de se soumettre à ce prélèvement.

10. Par un jugement du 27 octobre 2009, le tribunal de grande instance de Bayonne condamna le requérant à une peine d’amende de cinq cents euros.

11. Le 3 février 2011, la cour d’appel de Pau confirma ce jugement. Concernant l’élément légal de l’infraction, elle indiqua notamment qu’à la différence des intéressés dans l’affaire S. et Marper c. Royaume-Uni ([GC], nos 30562/04 et 30566/04, CEDH 2008), le requérant n’était pas soupçonné mais condamné pour une infraction, ce qui excluait qu’il puisse invoquer cet arrêt pour faire valoir une atteinte disproportionnée à sa vie privée. S’appuyant notamment sur la décision du Conseil Constitutionnel du 16 septembre 2010 (paragraphe 16 ci-dessous), elle estima que « les dispositions de la loi nationale appliquées [au requérant] étaient de nature à assurer entre le respect de la vie privée et la sauvegarde de l’ordre public une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée et qui répond aux exigences de l’article 8 de la Convention ». Quant à l’élément matériel de l’infraction, la cour d’appel rejeta l’argument du requérant selon lequel un premier prélèvement avait été effectué sur sa coiffe lors de la garde à vue et qu’il était en droit de refuser un nouveau prélèvement, dès lors qu’aucune trace ADN n’avait été prélevée à ce moment-là.

12. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Dans son premier moyen de cassation, il fit valoir que le prélèvement destiné à l’identification de l’empreinte biologique et à la mémorisation de ces données constituait une atteinte disproportionnée à sa vie privée au regard de la durée de conservation des données et de sa situation personnelle (personne parfaitement identifiée, socialement établie, disposant d’un emploi, d’une vie familiale et d’un domicile fixe). Dans un second moyen, il fit valoir que la cour d’appel n’avait pas justifié sa décision quant à l’élément matériel de l’infraction.

13. Par arrêt du 28 septembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant, en jugeant notamment ce qui suit :

« (...) la cour d’appel a, sans insuffisance ni contradiction, répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie et caractérisé en tous ses éléments, tant matériels qu’intentionnel, le délit de refus de se soumettre à un prélèvement biologique dont elle a déclaré le prévenu coupable, sans méconnaître les dispositions de l’article 8 de la Convention. »

LE DROIT

33. La Cour rappelle que le simple fait de mémoriser des données relatives à la vie privée d’un individu constitue une ingérence au sens de l’article 8 (Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 48, série A no 116). Peu importe que les informations mémorisées soient ou non utilisées par la suite (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 69, CEDH 2000-II). Quant aux profils ADN, ils contiennent une quantité importante de données à caractère personnel uniques (S. et Marper, précité, § 75).

34. Par ailleurs, la Cour précise d’emblée qu’elle a pleinement conscience que, pour protéger leur population comme elles en ont le devoir, les autorités nationales sont amenées à constituer des fichiers contribuant efficacement à la répression et à la prévention de certaines infractions, notamment les plus graves, comme celles de nature sexuelle pour lesquelles le FNAEG a été créé (cf., notamment, Gardel, B.B. et M.B., précités, respectivement §§ 63, 62 et 54). Toutefois, de tels dispositifs ne sauraient être mis en œuvre dans une logique excessive de maximalisation des informations qui y sont placées et de la durée de leur conservation. En effet, sans le respect d’une nécessaire proportionnalité au regard des objectifs légitimes qui leur sont attribués, les avantages qu’ils apportent seraient obérés par les atteintes graves qu’ils causeraient aux droits et libertés que les États doivent assurer en vertu de la Convention aux personnes placées sous leur juridiction (M.K. c France, no 19522/09, § 35, 18 avril 2013).

35. En l’espèce, elle constate que le requérant n’est pas, à ce jour, inscrit sur le FNAEG, puisqu’il a refusé de se soumettre au prélèvement de son ADN imposé par la loi. Il a toutefois fait l’objet d’une condamnation pénale à ce titre. Il n’est pas sujet à controverse que cette condamnation s’analyse en une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 § 1 de la Convention.

36. La Cour observe également que les parties ne contestent pas que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, à savoir les articles 706-54 à 706‑56 et R. 53-9 et s. du CPP, et qu’elle poursuivait le but légitime de détection et, par voie de conséquence, de prévention des infractions pénales.

37. Il incombe donc à la Cour d’examiner la nécessité de cette ingérence au regard des exigences de la Convention. Il appartient aux autorités nationales de dire les premières où se situe le juste équilibre à ménager dans un cas donné avant que la Cour ne procède à une évaluation en dernier ressort, et une certaine marge d’appréciation est donc laissée en principe aux États dans ce cadre. L’ampleur de cette marge varie et dépend d’un certain nombre d’éléments, notamment de la nature des activités en jeu et des buts des restrictions. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est en général restreinte.

38. La protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental dans l’exercice du droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues par cet article. La nécessité de disposer de telles garanties se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique, en particulier lorsque ces données sont utilisées à des fins policières. Le droit interne doit notamment assurer que ces données sont pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, et qu’elles sont conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. Le droit interne doit aussi contenir des garanties aptes à protéger efficacement les données à caractère personnel enregistrées contre les usages impropres et abusifs (B.B., précité, § 61), tout en offrant une possibilité concrète de présenter une requête en effacement des données mémorisées (B.B. c France, précité, § 68, et Brunet, précité, §§ 41-43).

39. En l’espèce, l’inscription sur le fichier, évitée par le requérant au prix d’une condamnation pénale, n’emporte en elle-même aucune autre obligation à la charge de l’intéressé. De plus, elle obéit à des modalités de consultation suffisamment encadrées.

40. La Cour constate également que l’article 706-56 du CPP précise qu’elle peut être réalisée à partir de matériel biologique qui se serait naturellement détaché du corps de l’intéressé (paragraphe 14 ci‑dessus).

41. Par ailleurs, en application de l’article 706-54 du CPP, elle note que seules les infractions limitativement énumérées par l’article 706-55 du CPP peuvent donner lieu à une inscription au FNAEG.

42. À cet égard, il convient cependant de noter qu’en vertu de l’article R. 53-14 du CPP, la durée de conservation des profils ADN ne peut dépasser quarante ans s’agissant des personnes condamnées pour l’une des infractions mentionnées à l’article 706-55, qui présenteraient toutes, selon le Gouvernement, « un certain degré de gravité ». La Cour relève tout d’abord qu’il s’agit en principe d’une période maximum qui aurait dû être aménagée par décret. Or, ce dernier n’ayant pas vu le jour, la durée de quarante ans est en pratique assimilable, sinon à une conservation indéfinie, du moins à une norme plutôt qu’à un maximum (M.K., précité, § 45, et Brunet, précité, § 43), et ce en particulier pour des personnes ayant atteint un certain âge.

43. La Cour observe ensuite que le Conseil constitutionnel a rendu, le 16 septembre 2010, une décision déclarant les dispositions relatives au fichier incriminé conformes à la Constitution, sous réserve entre autres « de proportionner la durée de conservation de ces données personnelles, compte tenu de l’objet du fichier, à la nature ou à la gravité des infractions concernées » (paragraphe 15 ci-dessus). À ce jour, cette réserve n’a pas reçu de suite appropriée (paragraphes 14 et 42 ci-dessus). Ainsi, la Cour relève qu’aucune différenciation n’est actuellement prévue en fonction de la nature et de la gravité de l’infraction commise, et ce nonobstant l’importante disparité des situations susceptibles de se présenter dans le champ d’application de l’article 706-55 du CPP. La situation du requérant en atteste, avec des agissements qui s’inscrivaient dans un contexte politique et syndical, concernant de simples coups de parapluie donnés en direction de gendarmes qui n’ont pas même été identifiés (paragraphes 7 et 8 ci-dessus), par comparaison avec la gravité des faits susceptibles de relever des infractions particulièrement graves visées par l’article 706-55 du CPP, à l’instar notamment des infractions sexuelles, du terrorisme ou encore des crimes contre l’humanité ou de la traite des êtres humains pour ne citer que ces exemples. En cela, la présente affaire se distingue clairement, en particulier, de celles qui concernaient spécifiquement des infractions aussi graves que la criminalité organisée (S. et Marper, précité) ou des agressions sexuelles (Gardel, B.B. et M.B., précités).

44. Par ailleurs, s’agissant de la procédure d’effacement, il n’est pas contesté que celle-ci n’existe que pour les personnes soupçonnées, et non pour celles qui ont été condamnées, à l’instar du requérant. Or, la Cour estime que les personnes condamnées devraient également se voir offrir une possibilité concrète de présenter une requête en effacement des données mémorisées (B.B. c France, précité, § 68, et Brunet, précité, §§ 41-43), et ce, comme elle l’a rappelé précédemment, afin que la durée de conservation soit proportionnée à la nature des infractions et aux buts des restrictions (paragraphe 37 ci-dessus ; cf., mutatis mutandis, Peruzzo et Martens c. Allemagne (déc.), nos 7841/08 et 57900/12, § 44, 6 juin 2013, ainsi que B.B. et M.B., précités, respectivement §§ 62 et 54).

45. Dès lors, la Cour estime que le régime actuel de conservation des profils ADN dans le FNAEG, auquel le requérant s’est opposé en refusant le prélèvement, n’offre pas, en raison tant de sa durée que de l’absence de possibilité d’effacement, une protection suffisante à l’intéressé. Elle ne traduit donc pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu.

46. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation en la matière. Dès lors, la condamnation pénale du requérant pour avoir refusé de se soumettre au prélèvement destiné à l’enregistrement de son profil dans le FNAEG s’analyse en une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.

47. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Dagregorio et Mosconi c. France du 22 juin 2017 requête n° 65714/11

Non épuisement des voies de recours internes : Les deux syndicalistes condamnés pour avoir refusé un prélèvement biologique destiné à leur enregistrement dans un fichier d’empreintes génétiques auraient dû former un pourvoi en cassation

Les requérants sont deux syndicalistes ayant participé à l’occupation et au blocage du navire de ligne « Pascal Paoli » de la SNCM lors de l’opération de reprise de la société par un opérateur financier. L’affaire concerne leur refus de se soumettre à un prélèvement biologique destiné à un enregistrement dans le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Condamnés en première instance et en appel, les requérants ne formèrent pas de pourvoi en cassation. La Cour souligne qu’en l’absence de précédent jurisprudentiel applicable à la situation des requérants, un doute existait quant à l’efficacité d’un pourvoi en cassation en raison d’une décision rendue par le Conseil constitutionnel. Elle considère que c’est donc un point qui devait être soumis à la Cour de cassation. Le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question.

LA CEDH

20. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que les requérants n’ont pas formé de pourvoi en cassation. Il soutient que ce dernier est un recours à épuiser en principe, étant donné le rôle crucial de l’instance en cassation, qui constitue une phase particulière de la procédure pénale dont l’importance peut se révéler capitale pour l’accusé (Omar c. France, 29 juillet 1998, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).

21. Les requérants soulignent qu’en cas de jurisprudence établie défavorable au requérant ou d’absence de jurisprudence favorable, l’absence de pourvoi en cassation ne fait pas obstacle à un recours devant la Cour (Radio France et autres c. France (déc.), no 53984/00, § 34, CEDH 2003‑X (extraits)). Relevant que la Cour de cassation rejette systématiquement les pourvois formés par des syndicalistes contestant leur condamnation pour refus de prélèvements biologiques aux fins d’inscription au FNAEG (Cass. crim, 9 avril 2008, no 07-81.502, et Cass. crim, 15 mars 2011, no 09‑88.083), ils estiment qu’un pourvoi aurait donc été voué à l’échec en l’espèce.

22. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées. Néanmoins, seules les voies de recours effectives et propres à redresser la violation alléguée doivent être épuisées (voir, parmi de nombreux autres, l’arrêt Remli c. France du 23 avril 1996, § 33, Recueil 1996-II). Plus précisément, les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats ; ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], 28 juillet 1999, no 25803/94, § 75, CEDH 1999-V).

23. En outre, l’article 35 prévoit une répartition de la charge de la preuve : il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès ; une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (Selmouni, précité, § 76, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 77, 25 mars 2014).

24. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que, dans l’arrêt du 9 avril 2008 cité par les requérants (paragraphe 21 ci-dessus), ainsi que dans les affaires Barreau et autres c. France ((déc.), no 24697/09, 8 février 2011) et Deceuninck c. France ((déc.), no 47447/08, 13 décembre 2011), dont les circonstances sont proches de celles de la présente requête et dans lesquelles les pourvois furent également examinés en 2008, la Cour de cassation a rejeté le recours des intéressés.

25. Cependant, elle relève ensuite que, le 16 septembre 2010, le Conseil constitutionnel, saisi par la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité, a rendu une décision déclarant les articles 706-54 à 706‑56 du CPP conformes à la Constitution, mais en énonçant une réserve d’interprétation. Il a en effet jugé qu’il appartenait au pouvoir réglementaire de proportionner la durée de conservation de ces données personnelles, compte tenu de l’objet du fichier, à la nature ou à la gravité des infractions concernées.

26. La Cour en déduit que, postérieurement à cette décision du Conseil constitutionnel, les requérants pouvaient saisir la Cour de cassation, afin de lui demander de se prononcer sur l’application des dispositions litigieuses en tenant compte de cet élément nouveau que représentait la réserve d’interprétation formulée par le Conseil constitutionnel. En effet, cette réserve renvoyait à une obligation de contrôle de la proportionnalité dans l’appréciation de la durée de conservations des données personnelles, qui renforçait les griefs présentés par les requérants. Or, tel ne fut pas le cas.

27. Certes, les requérants invoquent un arrêt du 15 mars 2011 (paragraphe 21 ci-dessus), par lequel la Cour de cassation aurait rejeté un moyen de ce type. Néanmoins, la Cour note qu’en réalité, dans cette affaire, la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de se prononcer à ce titre, le moyen pertinent du pourvoi ayant été jugé irrecevable.

28. Dès lors, il est avéré qu’au moment des faits, plus précisément après les arrêts de la cour d’appel de Bastia du 13 avril 2011 (paragraphe 8 ci‑dessus) et alors que courait le délai pour former un pourvoi en cassation, la Cour de cassation ne s’était pas encore prononcée sur la question litigieuse à la lumière de la réserve d’interprétation formulée par le Conseil constitutionnel en 2010. Partant, les requérants ne démontrent pas que le recours invoqué par le Gouvernement pouvait raisonnablement apparaître, à l’époque des faits, ni adéquat ni effectif. Elle relève d’ailleurs que, dans le cadre de la procédure ayant donné lieu à l’arrêt du 15 mars 2011 (paragraphes 21 et 27 ci-dessus), l’intéressé et ses conseils avaient, contrairement aux requérants, jugé nécessaire de former un pourvoi en cassation dans ce contexte.

29. De l’avis de la Cour, en l’absence de précédent jurisprudentiel applicable à la situation des requérants, un doute existait, à tout le moins, quant à l’efficacité d’un pourvoi en cassation dans les circonstances de l’espèce : c’est là un point qui devait donc être soumis à la Cour de cassation (cf., notamment, Roseiro Bento c. Portugal (déc.), no 29288/02, CEDH 2004-XII (extraits)), le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constituant pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009, et Vučković et autres, § 74).

30. Par conséquent, la Cour considère que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Arrêt du 24 mai 2011 ASSOCIATION "21 décembre 1989"

et autres C. Roumanie requêtes N° 33810/07 et 18817/08

Suites de la répression des manifestations de 1989 en Roumanie : défaut d’enquête effective sur la mort d'un individu et surveillance secrète non autorisée par la Convention car la loi roumaine nest trop générale et ne prévoit pas de protection des individus surveillés.

Principaux faits

Les requérants sont l’Association « 21 décembre 1989 », ayant son siège à Bucarest ; son président, Teodor Mărieş, un ressortissant roumain né en 1962 et résidant à Bucarest ; et les époux Elena et Nicolae Vlase, deux ressortissants roumains résidant à Braşov (Roumanie). Ils sont ou représentent des participants, victimes blessées ou parents de victimes décédées lors de la répression des manifestations antigouvernementales qui ont eu lieu en décembre 1989, au moment du renversement du chef de l’Etat en exercice de l’époque, Nicolae Ceauşescu. D’après les indications données par les autorités roumaines en 2008, plus de 1 200 personnes sont décédées, plus de 5 000 ont été blessées et plusieurs milliers ont été illégalement privées de liberté et soumises à des mauvais traitements pendant ces événements.

Au cours des années 1990, diverses enquêtes furent ouvertes par des parquets militaires concernant ces événements. La principale d’entre elles – le dossier n° 97/P/1990 – débuta en juillet 1990. Le 20 septembre 1995, un non-lieu fut prononcé dans ce dossier, au motif notamment que la responsabilité pénale pour les morts et les blessures causées à Bucarest, avant le 22 décembre 1989, par les militaires du ministère de la Défense, du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté de l’Etat (Securitate), incombait exclusivement aux personnes qui avaient ordonné d’ouvrir le feu, à savoir le chef de l’Etat de l’époque et ses ministres de la Défense et de l’Intérieur, et le chef de la Securitate, déjà condamné ou décédés. Le 7 décembre 2004, la section des parquets militaires près la Haute Cour de Cassation et de justice infirma cette décision pour illégalité et défaut de fondement. Le même jour, la section des parquets militaires ordonna la mise en accusation de 102 personnes, essentiellement des officiers de l’armée, de la police et de la Securitate, pour meurtre, génocide, complicité, instigation à la commission de ces infractions et participation à celles-ci, entre le 21 et le 30 décembre 1989. 16 civils, dont un ancien président roumain et un ancien chef du Service roumain de renseignement furent également mis en accusation. Par la suite, plusieurs autres enquêtes pénales furent jointes au dossier no 97/P/1990.

D’une lettre adressée en juin 2008 par le parquet militaire à l’association requérante, il ressort que pendant la période de 2005 à 2007, 6 370 personnes furent entendues dans ce dossier, et 1 100 expertises balistiques, plus de 10 000 mesures d’investigation et 1 000 enquêtes sur place furent été réalisées. Cette lettre fait également état de retards dans l’enquête et en cite certaines causes, parmi lesquelles le fait que les actes d’instruction nécessaires n’avaient pas été accomplis immédiatement après les homicides et mauvais traitements dénoncés, les mesures répétitives visant au transfert du dossier d’un procureur à l’autre, l’absence de communication prompte aux parties lésées des décisions de non-lieu, tout comme le « manque de coopération » des institutions impliquées dans la répression de décembre 1989. La lettre ajoute que des retards proviennent également de la décision de la Cour constitutionnelle du 16 juillet 2007, transférant des procureurs militaires aux procureurs civils la compétence d’enquêter sur le dossier no 97/P/1990 ; le 15 janvier 2008, le dossier fut en effet transféré au parquet (civil) près la Haute Cour de cassation et de justice.

L’enquête sur la mort de Nicuşor Vlase, le fils des requérants Elena et Nicolae Vlase

L’enquête sur ce décès fut dans un premier temps menée par le parquet militaire de Braşov. Après avoir pu observer la dépouille de leur fils et constaté, d’une part, des traces de violence sur son corps et, d’autre part, que la blessure par balle saignait encore, Elena et Nicolae Vlase mirent immédiatement en doute que leur fils avait été tué lors des événements à Braşov le 23 décembre 1989. Selon eux, il serait mort plus tard. Entre 1991 et 2008, ils adressèrent de nombreux mémoires et plaintes au parquet et à d’autres autorités, demandant que ceux qui avaient tué leur fils soit identifiés et sanctionnés. Par une décision du 28 décembre 1994, qui ne fut pas communiquée à Elena et Nicolae Vlase, le parquet militaire de Braşov prononça un non-lieu. Ce n’est que le 9 juillet 1999 que le parquet militaire informa les requérants que l’enquête concernant le décès de leur fils « au cours des événements de décembre 1989 » s’était soldée par un non-lieu en raison d’une « erreur de fait, qui écartait toute responsabilité pénale ». Sur un recours d’Elena Vlase, cette décision fut infirmée en août 1999. A de nombreuses reprises, les requérants réitérèrent leurs plaintes. En janvier 2006, l’enquête fut jointe au dossier no 97/P/1990. Par lettres d’octobre 2008 et janvier 2009 en réponse à une plainte d’Elena Vlase sur la longueur de l’enquête, le Conseil supérieur de la magistrature indiqua avoir constaté que pendant les années 1994 à 2001 et 2002 à 2005, aucun acte d’investigation tendant à établir les responsables de la mort de son fils n’avait été accompli, mais que la responsabilité disciplinaire des procureurs ne pouvait être engagée pour des raisons de délai. Le Conseil précisa toutefois que l’enquête avait été reprise après décembre 2004. Les requérants demandèrent sans succès un dédommagement de la part des institutions qu’ils estimaient responsables du décès de leur fils et d’entraver l’enquête y relative.

Le cas de Teodor Mărieş et de l’association qu’il préside

M. Mărieş prit une part active aux manifestations dès le 21 décembre 1989. Il faisait partie de la foule chargée par les blindés et essuyant les tirs des forces de l’ordre. Les 22 et 23 décembre 1989, il appartenait aux manifestants ayant réussi à entrer dans le siège du Comité central du parti communiste et dans celui de la télévision nationale. Il participa à des manifestations jusqu’en 1990, demandant que lumière soit faite sur les responsabilités des tueries de décembre 1989. M. Mărieş a par la suite refusé d’obtenir un « certificat de révolutionnaire », mais les autorités confirment clairement qu’il a pris part aux événements menant à la chute du régime totalitaire.

Teodor Mărieş estime faire l’objet, en tant que président de l’association requérante, de mesures de surveillance secrète, en particulier d’écoutes téléphoniques. M. Mărieş soumet deux fiches de renseignements de juin et décembre 1990 le concernant, et un rapport du Service roumain de renseignement (SRI) de novembre 1990. Il en a obtenu copie en 2006. Ces documents font état de nombreux détails notamment de la vie privée de M. Mărieş. Dès 1998, l’association requérante demanda au SRI de lui communiquer les mandats sur la base desquels les écoutes téléphoniques alléguées étaient réalisées. Le Service répondit ne pouvoir donner suite à cette demande, les lois sur la sûreté nationale et sur l’activité du SRI l’interdisant. Courant 2009, trois autres organisations ayant des compétences en matière de sécurité nationale répondirent à M. Mărieş qu’il n’avait pas été surveillé par elles ou indiquèrent ne pas disposer de données à ce sujet.

L’accès des requérants aux dossiers d’enquête

En octobre 2009, une copie de tous les documents de l’enquête ainsi que des enregistrements audio et vidéo classés au dossier N° 97/P/1990, hormis ceux qui étaient secrets, fut remise à l’association requérante. Sur décision du Gouvernement en février et mars 2010, certaines informations « secret d’État » détenues par le ministère de la Défense furent déclassifiées et d’autres documents furent donc mis à la disposition des requérants. Ces derniers précisent que désormais, presque tous les documents du dossier ont été mis à leur disposition à l’exception des décisions du Conseil de ministres.

Projet de loi d’amnistie des faits commis par les militaires

En 2008, un projet de loi d’amnistie des actes commis par les militaires en décembre 1989 fut communiqué pour avis aux parquets militaires.

Article 8 (surveillance secrète alléguée de M. Mărieş)

M. Mărieş a produit deux fiches de renseignement et un document de synthèse le concernant établis en 1990. Cela confirme qu’il a bien fait l’objet de mesures de surveillance en 1990. Ces documents étaient toujours gardés par les services de renseignement roumains au moins en 2006, quand il en a obtenu copie.

La Cour rappelle avoir examiné la législation roumaine relative aux mesures de surveillance secrète liée à la sécurité nationale pour la première fois en 20002. Elle avait alors conclu que la législation visant la collecte et l’archivage de données ne contenait pas les garanties nécessaires à la sauvegarde du droit à la vie privée des individus ; elle n’indiquait pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine concerné. Or, malgré notamment une Résolution intérimaire3 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe4, appelant à remédier rapidement et totalement à ces défaillances, l’exécution de cet arrêt est toujours en cours à ce jour. En outre, comme la Cour l’a également déjà constaté en 20075, en dépit d’amendements apportés en 2003 et 2006 au code de procédure pénale, des mesures de surveillance dans des cas d’atteinte présumée à la sûreté nationale semblent aujourd’hui encore pouvoir être ordonnées selon la procédure prévue par la loi n° 51/1991, qui n’a pas été abrogée.

L’absence de garanties suffisantes dans la législation nationale a ainsi permis que les informations recueillies en 1990 par les services de renseignements au sujet de M. Mărieş soient encore conservées par ceux-ci 16 ans plus tard, en 2006. En outre, faute de garanties dans la législation nationale pertinente, M. Mărieş encourt un risque sérieux de voir ses communications téléphoniques mises sur écoute.

Il y a par conséquent eu violation de l’article 8 à l’égard de M. Mărieş.

2 Rotaru c. Roumanie, Grande Chambre, 04.05.2000

3 Document ResDH(2005)57

4 En vertu de l’article 46 de la Convention, le Comité des Ministres est chargé de surveiller l’exécution des arrêts de la Cour.

5 Dumitru Popescu c. Roumanie (n° 2), 26.04.2007

COUR DE CASSATION FRANÇAISE

UNE EXPERTISE POUR EXTRAIRE LES CARACTERISTIQUES PHYSIQUES D'UN VIOLEUR DE L'ADN TROUVE SUR LA VICTIME, EST LEGAL CAR LIMITEE A L'ENQUÊTE PENALE

COUR DE CASSATION Chambre criminelle, arrêt du 25 juin 2014, pourvoi N° 13-87493 Rejet

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 16-10 et 16-11 du code civil, 226-26 du code pénal et 706-54 et suivants du code de procédure pénale
Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure qu’une information a été ouverte contre personne non dénommée du chef de viols aggravés ; que les traces biologiques relevées sur deux des victimes n’ayant pas permis l’identification de l’auteur des faits par ses empreintes génétiques, le juge d’instruction a ordonné une expertise tendant à l’analyse de ces traces afin que soient extraites les données essentielles à partir de l’ADN et fournis tous renseignements utiles relatifs au caractère morphologique apparent du suspect ;
Attendu que le juge d’instruction a saisi la chambre de l’instruction d’une requête en annulation de sa propre décision au regard des articles 16-11 du code civil et 226-25 du code pénal ;

Attendu que, pour rejeter la requête, l’arrêt, après avoir relevé que le juge d’instruction avait confié à l’expert mission de déterminer des caractéristiques génétiques à partir d’un matériel biologique s’étant naturellement détaché du corps humain, retient que les articles 16-10 et 16-11 du code civil n’ont pas vocation à s’appliquer, dès lors qu’ils ont pour seul fondement le respect et la protection du corps humain ; que les juges ajoutent qu’il en est de même de l’article 226-25 du code pénal, inséré dans ledit code par la loi n̊94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain ;
Attendu qu’en cet état, et dès lors que l’expertise ordonnée par le magistrat instructeur sur le fondement de l’article 81 du code de procédure pénale consistait exclusivement à révéler les caractères morphologiques apparents de l’auteur inconnu d’un crime à partir de l’ADN que celui-ci avait laissé sur les lieux, à seule fin de faciliter son identification, l’arrêt n’encourt pas la censure

LE CONCUBINAGE NOTOIRE N'EST PAS RECONNU PAR LA CEDH

SEULS LE MARIAGE ET LE PACS SONT RECONNUS

ARRÊT GRANDE CHAMBRE

VAN DER HEIJDEN c. PAYS-BAS Requête no 42857/05 du 3 avril 2012

LA GRANDE CHAMBRE ADMET qu'une concubine passe 13 jours en prison pour avoir refusé de témoigner contre son compagnon.

LA CEDH admet la prison pression contre une concubine, cet arrêt marque une dérive sur les libertés publiques, grave qui ne sera malheureusement pas sans conséquences. En France le juge d'instruction Michel a été assassiné le 21 octobre 1981 à Marseille pour avoir jeter les femmes des prévenus en prison uniquement pour les faire parler. Les moyens de la justice doivent respecter le caractère démocratique de l'État.

Frédéric Fabre

1. Sur l’ingérence alléguée dans les droits de la requérante au titre de l’article 8

50.  La Cour rappelle que le concept de « vie familiale » visé par l’article 8 ne se borne pas aux seules familles fondées sur le mariage, mais peut englober d’autres relations de facto(voir, parmi beaucoup d’autres, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31 ; Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290 ; Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 30, série A no 297-C ; X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, et Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 34, CEDH 2007-XIV). Pour déterminer si une relation s’analyse en une « vie familiale », il peut se révéler utile de tenir compte d’un certain nombre d’éléments, tels le point de savoir si les partenaires cohabitent, la durée de leur relation, la question de savoir s’ils ont, d’une quelconque manière, par exemple en ayant des enfants ensemble, démontré leur engagement l’un envers l’autre.

51.  La requérante entretenait une relation avec M. A. depuis dix-huit ans au moment des faits à l’origine de l’affaire. Ils ont vécu ensemble la plus grande partie de cette période, à tout le moins jusqu’en 1998, année où M. A. fut incarcéré pour des faits sans rapport avec la présente affaire. Les deux enfants nés de cette union ont été reconnus par M. A. En conséquence, la Cour conclut à l’existence d’une « vie familiale » entre la requérante et M. A. Ce point n’est pas contesté par le gouvernement défendeur.

52.  Il s’ensuit que, même si l’obligation de témoigner imposée à la requérante est une « obligation civique » comme le soutient le Gouvernement, la tentative des autorités de contraindre l’intéressée à témoigner contre M. A. dans le cadre des poursuites pénales dirigées contre lui s’analyse en une « ingérence » dans le droit de celle-ci au respect de sa vie privée et familiale.

2.  « Prévue par la loi »

53.  Les parties s’accordent à dire que l’ingérence était « prévue par la loi », plus précisément par l’article 221 du code de procédure pénale.

3.  « But légitime »

54.  Il ne prête pas à controverse que l’ingérence poursuivait un « but légitime », à savoir, notamment, la protection de la société par la « prévention des infractions pénales », notion qui englobe la recherche de preuves en vue de la découverte et de la poursuite des infractions (affaire Société Colas Est et autres c. France, no 37971/97, § 44, CEDH 2002-III, et K. c. Autriche, no 16002/90, rapport de la Commission du 13 octobre 1992, § 47, série A no 255-B).

4.  « Nécessaire dans une société démocratique »

55.  La Cour rappelle d’emblée que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et reconnaît que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme (Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003-VIII). En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’Etat se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 48, série A no 24 ; Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 35, série A no 133 ; Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V ; Fretté c. France, no 36515/97, § 41, CEDH 2002-I, et A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 223, CEDH 2010).

56.  En conséquence, c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il revient de se prononcer sur le point de savoir où se situe le juste équilibre à ménager lorsqu’elles apprécient la nécessité, au regard d’un intérêt général, d’une ingérence dans les droits des individus protégés par l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que, lorsqu’ils adoptent des lois visant à concilier des intérêts concurrents, les Etats doivent en principe pouvoir choisir les moyens qu’ils estiment les plus adaptés au but de la conciliation ainsi recherchée (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 49, CEDH 2003-III).

57.  S’il appartient au législateur national d’évaluer en premier lieu la nécessité d’une ingérence, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de savoir si, dans telle ou telle affaire, l’ingérence était « nécessaire » au sens que l’article 8 de la Convention attribue à ce terme (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008).

58.  Les autorités nationales jouissent en principe d’une certaine marge d’appréciation à cet égard. L’ampleur de cette marge dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause (voir, entre autres, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 77, CEDH 2007-V, et A, B et C c. Irlande [GC], précité, § 232).

59.  Cette marge est d’autant plus étroite que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre intime qui lui sont reconnus (S. et Marper, précité, § 102). Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’Etat est restreinte (voir, entre autres, Dickson, précité, § 78 ; Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007-I ; S. et Marper, précité, ibidem, et A, B et C c. Irlande, précité, ibidem).

60.  Lorsqu’au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates (voir, entre autres, Evans, précité, § 77 ; Dickson, précité, § 78, et A, B et C c. Irlande, précité, ibidem).

61.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour relève d’emblée que les Etats membres du Conseil de l’Europe suivent des pratiques très diverses en ce qui concerne la possibilité de contraindre des personnes à témoigner (paragraphes 31-36 ci-dessus). Bien que l’absence de communauté de vues ne soit pas en elle-même déterminante, elle milite en faveur de la reconnaissance d’une ample marge d’appréciation en la matière.

62.  La Cour constate que la présente affaire met en cause deux intérêts généraux concurrents, à savoir, d’une part, la poursuite des infractions graves et, d’autre part, la protection de la vie familiale contre des ingérences de l’Etat. Tous deux sont importants au regard du bien commun. Lorsqu’il a procédé à leur mise en balance, le gouvernement défendeur a choisi de faire prévaloir l’intérêt général à la protection de la vie familiale sur l’intérêt général à la poursuite des infractions, mais il a limité l’étendue de « la vie familiale » protégée par la loi en subordonnant le bénéfice du droit de refuser de témoigner à la reconnaissance officielle et préalable d’une relation familiale « protégée ». Cette reconnaissance officielle peut être obtenue par le mariage ou l’enregistrement de la relation. Quant à l’intérêt général à la poursuite des infractions, il impose nécessairement la mise en place d’une législation pénale concrète propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (voir, entre autres, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII, et, plus récemment, Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, § 49, 15 janvier 2009 ; Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 128, CEDH 2009, et Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, § 218, CEDH 2010). Il convient d’ajouter que le devoir pour les Hautes parties contractantes de prévenir et sanctionner les infractions s’étend à divers domaines relevant de dispositions de la Convention qui exigent que les droits des individus soient activement protégés contre les atteintes de tiers ; en fait, il a été énoncé pour la première fois par la Cour à l’occasion d’un constat de violation de l’article 8 de la Convention (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 27, série A no 91).

63.  L’obligation qui pèse sur les Etats à cet égard a pour corollaire que le devoir de témoigner en matière pénale qui incombe aux particuliers s’analyse en une « obligation civique normale ». La Cour en a d’ailleurs jugé ainsi dans l’arrêt Voskuil c. Pays-Bas (no 64752/01, § 86, 22 novembre 2007).

64.  La jurisprudence de la Cour admet des exceptions à cette obligation civique. C’est ainsi que les suspects jouissent du droit de ne pas témoigner contre eux-mêmes. Ce droit, dont le principe avait été reconnu par la Commission sous l’angle de l’article 10 de la Convention (avis de la Commission dans l’affaire K. c. Autriche, précitée, § 45), a été érigé par la Cour en élément central des droits de la défense garantis par l’article 6 (John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 45, Recueil 1996-I ; Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil 1996-VI, et, plus récemment, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 97, CEDH 2006-IX ; et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 168, CEDH 2010). Les journalistes peuvent eux aussi se prévaloir, sur le terrain de l’article 10, du droit de refuser de témoigner dans certaines circonstances, pour autant qu’ils puissent justifier d’un besoin légitime de ne pas révéler l’identité de leurs informateurs (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 45, Recueil 1996-II ; voir aussi l’aperçu de la jurisprudence de la Cour exposé dans l’arrêt Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, §§ 59-63, 14 septembre 2004).

65.  En l’espèce, la question centrale qui se pose à la Cour est celle de savoir si l’Etat défendeur a ou non violé les droits de la requérante au titre de l’article 8 en prévoyant dans sa législation que seule une catégorie restreinte de personnes – dont l’intéressée ne relève pas – seraient dispensées de l’obligation normale de témoigner en matière pénale. A cet égard, la Cour note que les Pays-Bas figurent parmi les nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe qui ont choisi de dispenser dans leur législation certaines catégories de personnes de l’obligation de témoigner. A cette fin, le législateur néerlandais a procédé d’une manière « claire et pragmatique » – pour reprendre les mots de la Cour suprême (paragraphe 21 ci-dessus) – en définissant les catégories de personnes bénéficiaires de cette dispense, dont le conjoint, l’ex-conjoint, le partenaire enregistré et l’ex-partenaire enregistré d’un suspect. Il a évité aux personnes concernées le dilemme moral auquel elles seraient confrontées si elles devaient choisir entre livrer un témoignage sincère de nature à mettre en péril leur relation avec le suspect, et faire un témoignage sujet à caution ou même se parjurer afin de préserver cette relation.

66. La requérante estime que, compte tenu de la vie familiale qu’elle menait avec M. A., elle aurait dû pareillement être dispensée de l’obligation de témoigner dans la cause, soutenant qu’en dehors du fait qu’elle n’avait jamais été officialisée leur relation était à tous égards identique à celle de deux époux ou de deux partenaires enregistrés.

67.  La Cour souligne que le droit de ne pas témoigner s’analyse en une dispense de l’accomplissement d’une obligation civique normale d’intérêt général. En conséquence, il faut admettre que lorsqu’un tel droit est reconnu, il peut être subordonné à des conditions et à des exigences de forme, rien ne s’opposant à ce que les catégories de personnes pouvant en bénéficier soient clairement définies.

68.  Dans la mesure où le droit interne de la partie défenderesse prévoit une dispense de l’obligation de témoigner fondée sur la vie familiale, cette dispense ne vaut que pour les proches parents, le conjoint, l’ex-conjoint, le partenaire enregistré et l’ex-partenaire enregistré d’un suspect (article 217 du code de procédure pénale, paragraphe 24 ci-dessus). Cette limitation a pour effet de restreindre le bénéfice de la dispense aux personnes dont les liens avec un suspect peuvent faire l’objet d’une vérification objective.

69.  La Cour ne peut souscrire à l’argument de la requérante selon lequel sa relation avec M. A., assimilable selon elle à un mariage ou à un partenariat enregistré du point de vue social, doit avoir les mêmes effets juridiques que ceux qui s’attachent à ces unions officiellement reconnues. Tout Etat qui prévoit dans sa législation la possibilité d’une dispense de l’obligation de témoigner peut parfaitement la circonscrire au mariage et au partenariat enregistré. Le législateur est en droit d’accorder un statut spécial au mariage ou au partenariat enregistré et de le refuser à d’autres formes de vie commune de fait. Le mariage confère un statut particulier à ceux qui s’y engagent. L’exercice du droit de se marier est protégé par l’article 12 de la Convention et emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques (voir, mutatis mutandis, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 63, CEDH 2008 ; et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 72, 2 novembre 2010). De la même manière, les conséquences juridiques du partenariat enregistré distinguent ce type de relation des autres formes de vie commune. Plutôt que la durée ou le caractère d’assistance réciproque de la relation, l’élément déterminant est l’existence d’un engagement public, qui va de pair avec un ensemble de droits et d’obligations d’ordre contractuel. L’absence d’un tel accord juridiquement contraignant entre la requérante et M. A. fait que leur relation, de quelque manière qu’on puisse la définir, est fondamentalement différente de celle qui existe entre deux conjoints ou partenaires enregistrés (Burden, précité, § 65). Par ailleurs, si la Cour devait en décider autrement, elle se trouverait confrontée à la nécessité de se pencher sur la nature de relations non matrimoniales dans une multitude de cas particuliers, ou de déterminer dans quelles conditions il est possible d’assimiler à une union officielle une relation qui se caractérise précisément par l’absence d’officialisation.

70.  Rien ne donne à penser que la requérante ignorait que l’article 217 du code de procédure pénale réservait le bénéfice du droit de ne pas témoigner aux personnes liées à un suspect par le mariage ou un partenariat enregistré. Pareille hypothèse ne semble d’ailleurs guère probable, compte tenu de la durée et de la nature de la relation de l’intéressée avec M. A. (voir, mutatis mutandis, Şerife Yiğit c. Turquie [GC], précité, §§ 84-86).

71.  Le législateur néerlandais a choisi de régler la question de l’obligation de témoigner en prévoyant que les personnes dans la situation de la requérante ne pourraient revendiquer une dispense de cette obligation que dans le cas où leur relation aurait été officialisée par un mariage ou un partenariat enregistré.

72.  Rien n’indique que la requérante et M. A. aient, pour une raison ou pour une autre, été empêchés de se marier. A cet égard, la Cour a jugé que l’intérêt général qu’il y a à imposer à la future conjointe d’un suspect l’obligation de témoigner n’est pas à lui seul suffisant pour faire échec au droit au mariage garanti par l’article 12 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Frasik c. Pologne, no 22933/02, §§ 95-96, CEDH 2010).

73.  Il n’apparaît pas non plus qu’un quelconque obstacle ait empêché la requérante et M. A. de conclure un partenariat enregistré. Au regard de l’article 217 du code de procédure pénale, pareille démarche aurait eu les mêmes effets juridiques que le mariage. En outre, les intéressés auraient pu mettre fin à une telle union par un simple acte de volonté, sans devoir encourir les frais et les inconvénients d’une procédure de divorce (paragraphe 28 ci-dessus).

74.  Il est vrai que dans divers domaines plusieurs Etats contractants, dont l’Etat défendeur, traitent certaines dispositions entre particuliers de la même façon qu’elles soient prises dans le cadre du mariage ou dans celui d’une relation analogue au mariage. Il en est ainsi notamment en matière de sécurité sociale (pour un exemple d’affaire concernant les Pays-Bas, voir Goudswaard-van der Lans c. Pays-Bas (déc.), no 75255/01, CEDH 2005-XI) ou de fiscalité (pour un autre exemple d’affaire concernant les Pays-Bas, voir, mutatis mutandis, Feteris-Geerards c. Pays-Bas, no 21663/93, décision de la Commission du 13 octobre 1993). Toutefois, les matières en question obéissent à des considérations différentes et sans rapport avec la présente affaire, étrangères à l’intérêt général important qui s’attache à la poursuite infractions graves.

75.  En ce qui concerne l’argument de la requérante selon lequel son témoignage était de toute façon inutile compte tenu de l’existence d’autres éléments de preuve, suffisants pour fonder la condamnation de M. A., la Cour rappelle qu’il appartient en principe aux juridictions nationales de se prononcer sur l’opportunité de faire déposer tel ou tel témoin. Elle en a maintes fois jugé ainsi sous l’angle de l’article 6 § 3 d) de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 91, série A no 22 ; Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, § 89, série A no 158 ; Asch c. Autriche, 26 avril 1991, § 25, série A no 203 ; Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235-B ; Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 67, Recueil 1996-II ; Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 50, Recueil 1997-III, et Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 29, CEDH 2003-V). Il en va de même lorsque le témoin est cité par le ministère public et non par la défense.

76.  La Cour reconnaît que les intérêts des témoins sont en principe protégés par des dispositions normatives de la Convention, dont l’article 8, qui impliquent que les Etats contractants organisent leur procédure pénale de manière que les intérêts en question ne soient pas indûment mis en péril (voir, entre autres, Doorson, précité, § 70 ; Van Mechelen, précité, § 53 ; et Marcello Viola c. Italie, no 45106/04, § 51, CEDH 2006-XI). Il ressort toutefois des motifs exposés ci-dessus qu’en l’espèce ces intérêts n’ont pas été indûment mis en péril. La requérante a choisi de ne pas faire enregistrer officiellement son union avec M. A., et on ne saurait le lui reprocher. Cela étant, elle doit accepter la conséquence juridique découlant de ce choix, c’est-à-dire son exclusion de la sphère des liens familiaux « protégés » auxquels s’applique la dispense de l’obligation de témoigner. Dans ces conditions, la Cour estime que l’ingérence alléguée dans la vie familiale de l’intéressée n’était pas excessive ou disproportionnée au point de mettre indûment en péril les intérêts de celle-ci.

77.  Enfin, la Cour observe que la requérante a été détenue pendant treize jours. Il convient toutefois de relever que cette mesure a été infligée à l’intéressée en raison de son refus d’obtempérer à un ordre de la justice, qui revêtait la forme d’une ordonnance lui enjoignant de témoigner dans le cadre d’une enquête pénale concernant un homicide. Aux yeux de la Cour, toute mesure impliquant la détention d’une personne présente une gravité certaine. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que les dispositions juridiques internes régissant la délivrance d’une ordonnance de détention comportent des garanties suffisantes en ce qu’elles prévoient i) que le juge d’instruction doit notifier l’ordonnance au tribunal d’arrondissement dans un délai relativement bref (24 heures) à peine de caducité de celle-ci et ii) que le tribunal d’arrondissement doit statuer à bref délai (48 heures) sur la remise en liberté du témoin ou la prolongation de la détention (paragraphe 26 ci-dessus). Si le témoin concerné ne peut former appel contre la décision du tribunal d’arrondissement, il peut le saisir d’une demande de remise en liberté et interjeter appel du rejet de celle-ci. La Cour considère que la privation de liberté infligée à la requérante n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, emporté une atteinte disproportionnée aux droits que l’intéressée tient de l’article 8 de la Convention.

78.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 8

79.  La requérante estime avoir été victime d’un traitement discriminatoire contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. La première de ces dispositions est ainsi libellée :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

A.  Thèses des parties

1.  Le Gouvernement

80.  Soulignant l’absence de tout acte formel officialisant publiquement la pérennité de la relation dont la requérante se prévaut, le Gouvernement soutient que la situation de l’intéressée n’est pas comparable à celle d’un témoin lié à un suspect par les liens du mariage ou d’un partenariat enregistré.

81.  Il plaide que, pour autant qu’une question puisse se poser sur le terrain de l’article 14, la protection de la famille traditionnelle fondée sur le mariage – ou sur le partenariat enregistré – constitue une « justification objective et raisonnable » à la différence de traitement litigieuse. Il ajoute que ces deux formes de communauté de vie bénéficient d’un statut juridique spécial que le législateur n’a pas voulu étendre à d’autres formes de vie commune de fait.

82.  Enfin, si le Gouvernement admet que d’autres formes de vie commune sont reconnues dans certains contextes juridiques particuliers, par exemple en matière de fiscalité et de sécurité sociale, il avance que cette reconnaissance s’explique par des considérations propres aux domaines concernés, qui seraient principalement de nature financière et n’auraient rien à voir avec la question de l’existence ou non de liens familiaux.

2.  La requérante

83.  L’intéressée estime que sa situation est comparable à celle du conjoint ou du partenaire enregistré d’un suspect, la seule différence étant que la relation dont elle se prévaut n’a jamais été officialisée. En conséquence, elle aurait dû bénéficier de la même protection que celle accordée aux couples mariés ou enregistrés. Elle précise que cela n’aurait entraîné aucune charge pour les fonds publics, en quoi sa situation se distinguerait de celles examinées dans des affaires portant sur des questions de sécurité sociale où la Cour aurait jugé non discriminatoires des différences de traitement entre des couples mariés et des couples non mariés. Dans ces conditions, un « rapport raisonnable de proportionnalité » ferait défaut.

B.  Appréciation de la Cour

84.  Sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8, la requérante allègue en substance que, compte tenu de la stabilité et de l’ancienneté de sa vie familiale avec M. A., elle aurait dû bénéficier du droit de refuser de témoigner qui lui aurait été reconnu si leur union avait été officielle. La Cour ayant examiné en substance cet argument sous l’angle de l’article 8 pris isolément, elle estime qu’il n’y a pas lieu de l’examiner sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2.  Dit, par dix voix contre sept, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3.  Dit, par dix voix contre sept, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 3 avril 2012.

Michael O’Boyle Nicolas Bratza 
Greffier adjoint  Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

(a)  opinion concordante du juge Costa, à laquelle se rallient les juges Hajiyev et Malinverni ;

(b)  opinion dissidente commune des juges Tulkens, Vajić, Spielmann, Zupančič et Laffranque ;

(c)  opinion dissidente commune des juges Casadevall et López Guerra.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE COSTA,
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES HAJIYEV et MALINVERNI

1. Comme la majorité, j’ai voté en faveur de la non- violation par les Pays Bas de l’article 8 de la Convention.

2. J’ai cependant fortement hésité, et j’éprouve le besoin de m’en expliquer.

3. La requérante, Mme Van der Heijden, vivait depuis 18 ans avec un homme de qui elle a eu deux enfants, qu’il a reconnus. Pour des raisons qu’on ne connaît pas et qui les regarde, ils ne sont jamais mariés, ni même n’ont choisi le partenariat enregistré, qui est l’équivalent aux Pays-Bas du PACS en France. Or, un jour de 2004, alors que la requérante et son compagnon, M. A., se trouvaient dans un café, un homme y fut tué par arme à feu, M. A. fut suspecté de ce meurtre, et une enquête pénale fut engagée contre lui. Une quinzaine de jours plus tard, Mme Van der Heijden fut convoquée devant un juge d’instruction qui l’appela à témoigner dans le cadre de l’enquête. Elle refusa de témoigner, considérant qu’elle pouvait se prévaloir du privilège accordé par le code de procédure pénale néerlandais aux conjoints et ex-conjoints et aux partenaires enregistrés et ex-partenaires enregistrés de la personne suspectée d’un crime. Or, aux termes du même code, le refus de témoigner constitue un délit pénal. A la suite d’une procédure préliminaire compliquée, qui est relatée aux paragraphes 13 à 22 de l’arrêt, les juridictions internes ont rejeté l’exception tirée de ce privilège, et la requérante subit une peine de treize jours de prison, mais fut finalement libérée au terme de cette période d’incarcération. Il est à noter qu’elle n’a en définitive pas fait de témoignage contre (ni pour) son compagnon.

4.  Le grief principal de Mme Van der Heijden est que la mesure prise contre elle pour la contraindre à témoigner, et qui s’analyse en une injonction judiciaire assortie d’une sanction, a porté une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale, ce qui viole l’article 8 de la Convention. Subsidiairement, elle y voit une discrimination illégale, contraire à l’article 14 de la Convention. L’arrêt rejette sa requête : il considère que l’article 8 n’a pas été violé, et qu’il n’est pas nécessaire dans ces conditions d’examiner le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8.

5.  Le raisonnement de l’arrêt est classique. Il y a bien eu ingérence dans les droits que la requérante tient de l’article 8. Mais la mesure dont se plaint la requérante était prévue par la loi, qui a délibérément différencié les partenaires de fait de ceux de droit et des époux, elle poursuit un but légitime, la prévention du crime, et elle n’a pas été disproportionnée à ce but.

6.  Mes hésitations portent sur ce dernier point. J’admets que le devoir de témoigner en matière criminelle est une obligation civique, et qu’il faut donc entendre restrictivement l’exception à cette obligation qu’est le privilège accordé à certaines personnes, telles que les parents proches (ascendants, descendants ...), ou les conjoints, de ceux qu’on accuse de meurtre. J’admets également sans difficulté que dans le cadre de sa marge d’appréciation, le législateur peut placer le curseur où il l’entend et qu’il n’est pas déraisonnable, même si cela se discute, de réserver le privilège aux partenaires enregistrés et d’en exclure les autres – encore qu’en l’espèce la stabilité de la relation des deux concubins puisse faire douter de la ratio decidendi du législateur néerlandais. Je l’admets, tout en notant qu’il s’agit là d’un raisonnement qui relève davantage de l’article 14 que de l’article 8, mais peu importe.

7.  Ce qui est toutefois plus difficile à admettre, c’est que si Mme Van der Heijden n’est pas fondée à réclamer le privilège de ne pas porter témoignage, quand bien même le suspect est son compagnon de longue date et le père de ses enfants, elle ait pu être emprisonnée pour la forcer à remplir son obligation.

8.  Dans nombre de pays, il existe diverses « obligations civiques normales » (pour paraphraser l’article 4 § 3 d) de la Convention ) : payer ses impôts (voir l’article 1er § 2 du Protocole additionnel ), faire partie d’un jury populaire (voir l’arrêt Zarb Adami c. Malte du 20 juin 2006), faire son service militaire lorsqu’il existe ou servir sous les drapeaux en cas de mobilisation ou de guerre, voter quand le vote est obligatoire, porter assistance à personne en danger...Il n’est certes pas illégitime d’exercer une certaine contrainte, dissuasive ou punitive ou les deux, afin de rendre ces obligations effectives et que force reste à la loi. Par exemple, l’évasion ou la fraude fiscale est souvent sévèrement punie, car quand les contribuables ne paient pas le fisc, les finances publiques peuvent s’effondrer. De même, de nombreux codes pénaux frappent la non-assistance à personne en danger de peines sévères. La Cour a toujours admis qu’en principe le choix de sa politique répressive incombait librement à chaque Etat (sauf arbitraire) – voir par exemple Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 97.

9.  En l’espèce, la requérante est restée emprisonnée treize jours. Est-ce trop ? Techniquement, selon le droit interne, il ne s’agissait pas d’une peine au sens strict, mais d’une mesure assortissant l’injonction de témoigner. Je veux bien, mais la technique et la réalité sont deux choses différentes. Elle a bel et bien été privée de sa liberté, ce qui est une chose grave, même cruciale selon l’économie globale de la Convention. C’est donc à grand peine que je me suis résigné à considérer que l’article 8 n’a pas été violé dans le chef de Mme Van der Heijden. Mais comment aurais-je opiné et voté si la privation de liberté avait été nettement plus longue ? Je ne sais, ou alors je le sais trop bien.

10.  Il me semble en définitive que les Etats comme les Pays-Bas, et d’autres, qui connaissent un tel système, devraient réfléchir « à froid » sur ses avantages et ses inconvénients. Certes, la poursuite du crime, la recherche de la vérité judiciaire, la justice due aux victimes, sont de puissants facteurs à prendre en compte ; le refus de témoigner ne doit pas être facile ou futile, et compromettre des enjeux sociaux d’une telle importance. Mais un témoin qui ne veut pas témoigner dans un cas comme celui-ci a aussi de sérieuses raisons de ne pas le faire, qui n’ont rien de frivole : attachement à son partenaire, crainte de représailles, réactions des enfants du couple. Il faut donc songer à des moyens d’incitation ou même de contrainte adaptés.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES TULKENS, VAJIĆ, SPIELMANN, ZUPANČIČ ET LAFFRANQUE

1.  Nous ne pouvons nous rallier à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ni de l’article 14 combiné avec l’article 8. Sans reprendre les éléments de fait et de droit de cette affaire qui sont déjà développés par ailleurs, nous partageons certaines des observations contenues dans l’opinion dissidente commune aux juges Casadevall et López Guerra, mais nous souhaitons les compléter sur certains points.

2.  Citée à comparaître dans le cadre d’une information judiciaire concernant un homicide, la requérante refusa de témoigner contre son compagnon, avec lequel elle menait une vie familiale stable depuis dix-huit ans mais sans être mariée ni avoir conclu un partenariat civil enregistré et dont elle avait deux enfants reconnus par leur père. Contrairement à la décision du juge d’instruction mais sur demande du parquet, elle fut placée en détention par le tribunal d’arrondissement pour refus d’obtempérer à un ordre de la justice. En raison de son refus persistant de témoigner, ses demandes de mise en liberté furent rejetées et la requérante fut privée de liberté pendant le délai légal de douze jours, un délai qui aurait pu être prorogé chaque fois de douze jours jusqu’à la clôture de l’instruction (articles 221 et 222 du code néerlandais de procédure pénale).

3.  Dans le cas de la requérante, cette situation singulière résulte de l’article 217 du code de procédure pénale entré en vigueur le 1er janvier 1998 qui dispense certaines personnes de l’obligation de témoigner ou de répondre à certaines questions, parmi lesquelles « le conjoint, l’ex-conjoint, le partenaire enregistré ou l’ex-partenaire enregistré » d’un suspect (alinéa 3 de l’article 3). Il n’est pas contesté que la raison d’être de cette dispense réside dans la protection des relations familiales. Le législateur a voulu éviter aux personnes concernées « le dilemme moral auquel elles seraient confrontées si elles devaient choisir entre témoigner au risque de mettre en péril leur relation avec le suspect ou se parjurer afin de préserver cette relation » (paragraphe 25 in fine de l’arrêt).

Article 8 de la Convention

4.  Même si l’obligation de témoigner imposée à la requérante constitue une « obligation civique » comme le soutient le Gouvernement, il n’est pas contesté que la tentative des autorités de contraindre l’intéressée à témoigner contre son compagnon dans le cadre des poursuites pénales dirigées contre lui s’analyse en une « ingérence » dans le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée et familiale (paragraphe 52 de l’arrêt).

5.  Pour apprécier si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique, la majorité évoque tout d’abord l’absence de communauté de vues qui, « sans être déterminante, milite en faveur d’une ample marge d’appréciation » (paragraphe 61 de l’arrêt), ce qui rend superflu toute autre argumentation. Comme l’ont observé aussi les juges Casadevall et López Guerra, une analyse plus précise des éléments de droit comparé présentés par la Cour quant au droit de refuser de témoigner dans les Etats membres du Conseil de l’Europe montre, au contraire, qu’il existe bien une communauté de vues en ce domaine, c’est-à-dire qu’une majorité des Etats auraient de facto dispensé la requérante de témoigner dans une situation pareille (paragraphes 31 et suivants de l’arrêt). Ce constat confirme, une fois de plus, le caractère relatif de l’approche de la Cour quant à l’existence du consensus et, de manière plus générale, soulève la question de l’éventuelle opportunité de le démêler (disentangle) de la marge d’appréciation, dans certains types d’affaires.

6.  La Cour fonde ensuite son raisonnement sur un point de départ qui nous paraît erroné dans la mesure où il néglige la structure du droit en jeu, garanti par la Convention. Au regard de l’article 8, elle estime, en effet, que la présente affaire met en cause deux intérêts concurrents, à savoir, d’une part, l’intérêt de la protection de la vie familiale contre les ingérences de l’Etat et, d’autre part, l’intérêt de la poursuite des infractions graves, tous deux étant importants au regard du bien commun (paragraphe 62 de l’arrêt). Cette présentation est tout simplement contraire à l’esprit et la lettre de l’article 8 de la Convention. Le respect de la vie familiale n’est pas seulement un intérêt mais un droit garanti par l’article 8 § 1. La prévention des infractions pénales est, quant à elle, un intérêt qui figure parmi les exceptions à la jouissance du droit déterminées par l’article 8 § 2. Alors que le droit doit être interprété de manière large, les exceptions doivent être interprétées de manière étroite. Il est donc inexact, en l’espèce, de soutenir qu’il s’agit de deux intérêts concurrents qui doivent être mis en balance. En toute rigueur, l’appréciation de la nécessité de l’ingérence doit conduire à examiner la proportionnalité de celle-ci.

7. L’observation qui précède n’est pas de pure forme mais elle s’attache à la substance du droit garanti par l’article 8. La majorité laisse en effet entendre que les nécessités de l’enquête pourraient désormais s’exercer au détriment de l’obligation de respecter les droits fondamentaux, ce qui constituerait une brèche sérieuse et inquiétante dans la jurisprudence de la Cour (cf., parmi beaucoup d’autres, Saadi c. Italie, arrêt [GC] du 28 février 2008). Comme l’observe un commentateur, « [en choisissant la technique qui consiste à] placer le droit à protéger au même niveau que ses possibles limitations (...) et en la cumulant avec la large marge d’appréciation conférée aux Etats en cas de conflits de ce type, la Cour tend à donner beaucoup plus de champ aux limitations de liberté ».

8.  La seule différence entre la requérante et les autres personnes qui sont dispensées de l’obligation de témoigner réside dans le fait que la première n’a pas contracté de mariage ni conclu un enregistrement civil, ce qui a entraîné un traitement fondé sur une discrimination, comme nous l’analyserons plus loin au regard de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 (infra, §§ 13 et s.). Au regard du seul article 8, si l’on peut comprendre que la dispense soit accordée aux ex-conjoints et aux ex-partenaires en raison notamment de la nécessité de protéger leurs enfants communs, il ne nous paraît pas logique de la refuser à ceux ou celles qui entretiennent toujours une vie familiale stable avec la personne contre laquelle il leur est demandé de témoigner, pour la seule raison que leur relation est une relation de fait. Le Gouvernement reconnaît que la dispense de l’obligation de témoigner accordée aux époux et aux partenaires enregistrés repose sur l’idée selon laquelle leur relation avec le suspect est si étroite qu’il serait injuste de les contraindre à s’acquitter de ce devoir. Quelle que soit la forme de ses liens avec un suspect – mariage, partenariat enregistré ou relation de fait durable du même ordre –, le partenaire appelé à témoigner est confronté au même dilemme moral dès lors qu’il doit choisir entre livrer un témoignage sincère, au risque de mettre en péril sa relation avec le suspect, ou faire un faux témoignage afin de préserver cette relation.

9.  Selon la majorité, l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privé était nécessaire parce que le témoignage est une obligation civique et qu’il serait excessif d’imposer aux pouvoirs publics de justifier les conséquences qui en découlent dans chaque cas d’espèce. Cet argument ne nous paraît pas pertinent. Nous ne prétendons pas que l’obligation de témoigner est en elle-même toujours constitutive d’une ingérence disproportionnée dans la vie familiale ; mais nous estimons que la contrainte exercée sur la requérante pour la faire témoigner contre son partenaire en la privant de sa liberté s’analyse en une ingérence dans son droit au respect de sa vie familiale. Ce qui importe ici n’est pas l’obligation de témoigner dans le cadre d’une procédure pénale en général, mais la pression exercée pour arracher un témoignage à une personne liée à une autre par une relation relevant de la « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention, qui inclut les relations de fait. La cause de la violation est la coercition exercée pour forcer la requérante à témoigner contre son compagnon. A vrai dire, l’intéressée a été « sanctionnée » pour avoir refusé de témoigner.

10.  La thèse selon laquelle il serait nécessairement contraire au principe de sécurité juridique ou difficile en pratique de rechercher s’il existe une relation solide et durable ne nous convainc pas. D’abord parce qu’il incomberait au suspect et/ou à son partenaire d’établir la nature de leur relation. Ensuite parce que cette obligation pèse déjà sur le témoin qui prétend être marié ou lié par un partenariat enregistré avec le suspect. Il convient en outre de relever que les registres publics et les bases de données personnelles municipales permettent d’accéder à des renseignements portant par exemple sur la cohabitation et l’existence d’enfants. Enfin, dans d’autres branches du droit néerlandais, telles que la fiscalité, les contributions alimentaires, les baux et la sécurité sociale, il n’y a pas de distinction entre le mariage, le partenariat enregistré et toutes les autres formes de vie commune. Si dans ces matières, qui certes « obéissent à des considérations différentes et sans rapport avec la présente affaire » (paragraphe 74 de l’arrêt), il n’y a pas de difficulté particulière, a fortiori en va-t-il de même en matière de témoignage en justice, qui concerne une situation moins fréquente.

11.  Eu égard aux raisons qui sous-tendent l’octroi de la dispense de l’obligation de témoigner exposées ci-dessus ainsi qu’aux conséquences d’un refus de témoigner, nous estimons qu’il peut exister des circonstances dans lesquelles on doit conclure que le suspect et la personne avec laquelle il vit, sans être unis par le mariage ou un partenariat enregistré, entretiennent une relation si solide et durable que la protection de la vie familiale prévaut sur l’obligation de témoigner, quelles que soient les raisons pour lesquelles l’un et l’autre ne se sont pas mariés et n’ont pas conclu de partenariat enregistré.

12.  Enfin, la nature et la lourdeur de la mesure de contrainte, prononcée sans tenir compte de la réalité sociale, de manière discrétionnaire et sans possibilité d’appel (paragraphe 77 de l’arrêt), doivent nécessairement entrer en jeu dans l’examen de la proportionnalité. La requérante qui, au moment des faits, était mère de deux enfants, le plus jeune étant âgé de deux ans seulement, a été privée de liberté pendant treize jours. Cette mesure a été infligée en raison de son refus d’obtempérer à un ordre de la justice, qui revêtait la forme d’une ordonnance lui enjoignant de témoigner contre son compagnon dans le cadre d’une enquête pénale concernant un homicide. En d’autres termes, il s’agit d’une mesure de privation de liberté pour forcer la requérante à témoigner (appelée Beugehaft en allemande) puisque si celle-ci avait accepté de le faire, elle aurait été libérée (art. 223 du code de procédure pénale), ce qui renvoie au risque d’abus bien connu des systèmes inquisitoires. Quant aux dispositions de sauvegarde invoquées dans l’arrêt (paragraphe 77), elles nous paraissent tout simplement sans pertinence s’agissant d’une mesure aussi grave portant atteinte au droit à la liberté garanti par la Convention. La mesure de contrainte ainsi infligée nous paraît constituer une atteinte sans commune mesure par rapport au droit au respect à la vie familiale de la requérante.

Article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

13.  En ce qui concerne l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, le Gouvernement soutient que la situation de la requérante n’est pas comparable avec celle des personnes dispensées de l’obligation de témoigner car la dispense dont bénéficient les familles ne vaut qu’en cas de communauté de vie publiquement attestée par une procédure officielle, à savoir le mariage ou le partenariat enregistré.

14.  Comme indiqué ci-dessus, la raison d’être de la dispense de témoigner accordée aux familles est à rechercher dans l’injustice qu’il y aurait à contraindre les membres d’un couple à témoigner l’un contre l’autre en raison du profond dilemme moral qui en résulterait. Cette dispense vise essentiellement à protéger la « vie familiale », à laquelle la société accorde une importante valeur et qui existe même lorsqu’elle n’est pas officiellement reconnue. Cette valeur sociale (qui est aussi un droit de l’homme) revêt une telle importance que presque tous les systèmes judiciaires dispensent les membres d’une famille de témoigner les uns contre les autres, même au détriment de la manifestation de la vérité. Dans ces conditions, la protection de la dispense de l’obligation de témoigner accordée aux familles devrait-elle être tributaire d’une reconnaissance officielle ? Eu égard au principe sous-tendant cette dispense, il n’est pas objectivement ni raisonnablement justifié d’opérer une distinction entre, d’une part, une relation familiale durable et stable et, d’autre part, un mariage ou un partenariat enregistré.

15.  La majorité tire argument du fait que rien n’indique que la requérante ait, pour une raison ou une autre ou pour un quelconque obstacle, été empêchée de se marier ou de conclure un pacte enregistré (paragraphes 72 et 73 de l’arrêt), laissant ainsi entendre implicitement qu’elle aurait pu se « prémunir » en quelque sorte contre le risque d’être appelée un jour à témoigner contre son compagnon dont elle connaissait les antécédents judiciaires. Un tel argument nous semble spéculatif mais surtout circulaire dans la mesure où il présuppose et reconnaît implicitement, mais certainement, une violation de l’article 14 de la Convention en combinaison avec l’article 8. En outre, il contrevient à la philosophie qui domine la Convention, à savoir que les droits garantis ne sont pas conditionnels.

16.  La question qui se trouve au cœur de toute l’affaire est donc celle d’une discrimination injustifiée entre les couples mariés ou liés par un partenariat enregistré et ceux qui ne le sont pas. Nous sommes confrontés à une situation où la reconnaissance du droit de ne pas témoigner – pour reprendre les termes employés par la majorité (paragraphe 67 de l’arrêt) – a pour objectif la protection de la vie familiale. Or il ressort logiquement de la jurisprudence constante de notre Cour que, dès lors qu’un droit est reconnu par un Etat, celui-ci ne peut opérer de discrimination injustifiée entre les différentes catégories de personnes qui en bénéficient (voir, entre autres, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], décision du 6 juillet 2005). La position adoptée par la majorité est problématique en ce qu’elle est formaliste et qu’elle ne tient pas compte de la discrimination opérée entre deux catégories de personnes, à savoir celles qui bénéficient du droit litigieux au motif qu’elles sont mariées ou liées par un partenariat enregistré et celles qui ne peuvent y prétendre parce qu’elles ne le sont pas. Le problème qui se pose ici est celui de l’arbitraire en ce sens que la législation néerlandaise reconnaît à cette communauté de vie de fait qu’est le concubinage un statut égal à celui du mariage ou du partenariat enregistré dans de nombreux domaines mais pas en matière de dispense de l’obligation de témoigner, alors que la majorité a conclu en l’espèce à l’existence d’une vie familiale (paragraphe 51 de l’arrêt).

17.  En conclusion, nous estimons qu’il y a également eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES CASADEVALL ET LÓPEZ GUERRA

1.  Nous ne sommes pas en mesure de suivre la majorité lorsqu’elle conclut à la non-violation de l’article 8 et dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention dans la présente affaire, qui touche de plein fouet le droit au respect de la vie familiale. Subordonner le droit de la requérante au respect de sa vie familiale à une exigence formelle telle qu’un acte d’enregistrement nous paraît incompatible avec cette disposition.

2.  L’existence d’une vie familiale au sens autonome de la Convention est une question de fait et de réalité sociale. La jurisprudence bien établie de la Cour n’a jamais imposé d’exigences formelles pour la constater. Mais nous ne nous étendrons pas sur ce point puisque le gouvernement défendeur reconnaît une telle réalité dans la situation de la requérante et admet l’éventualité d’une ingérence (paragraphes 40 et 41 de l’arrêt), et que la majorité arrive à la même conclusion sur l’applicabilité de l’article 8 (paragraphes 50-52). C’est à partir de là, une fois établi l’élément essentiel de vie familiale dans la présente affaire, qu’il faut en tirer les conséquences et que les questions se posent : la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique et surtout la proportionnalité des moyens employés avec le but légitime poursuivi.

3.  Les autorités exigeaient de la requérante qu’elle témoigne, contre sa volonté et sous peine de détention, dans une affaire pénale où l’inculpé était son compagnon, l’homme avec lequel elle vivait depuis dix-huit ans (au moment des faits) et, au surplus, le père de ses deux enfants. Une telle contrainte nous semble injuste et cruelle. Il faut imaginer le problème moral et de conscience auquel était confrontée l’intéressée : livrer un témoignage sincère au risque de faire condamner son compagnon ; faire un faux témoignage au risque de commettre un parjure ; ou bien encore refuser de témoigner et accepter d’être privée de liberté. Ayant opté pour la troisième possibilité, la requérante fut placée en détention pour une durée de treize jours pour avoir refusé d’obtempérer à un ordre de la justice, sous la menace d’une prorogation de cette mesure de douze jours en douze jours jusqu’à la clôture ou la fin de l’instruction, comme le permet la loi (articles 222 et 223 du CPP).

4.  La majorité se pose la question de savoir si l’Etat défendeur a ou non violé les droits de la requérante au titre de l’article 8 en prévoyant dans sa législation que seule une catégorie restreinte de personnes, dont l’intéressée ne relève pas, pouvait être dispensée de l’obligation normale de témoigner en matière pénale (paragraphe 65). Or à notre avis, dès lors que l’article 217 de CPP se réfère aux ascendants et descendants par le sang ou par alliance, aux collatéraux, frères et sœurs, oncles et tantes, neveux et nièces (et autres) jusqu’au troisième degré de parenté, au conjoint et au partenaire enregistré, le moins que l’on puisse dire est qu’il ne s’agit pas d’une catégorie restreinte de personnes, mais plutôt d’une large catégorie de personnes. Prétendre que « (...) [c]ette limitation a pour effet de restreindre le bénéfice de la dispense aux personnes dont les liens avec un suspect peuvent faire l’objet d’une vérification objective (...) » (paragraphe 68) nous paraît un contresens. Placer les parents (oncles, tantes, neveux et nièces, par le sang ou par alliance) dans une position privilégiée par rapport aux personnes qui cohabitent et qui ont des enfants en commun est tout à fait opposé à la notion même de vie familiale telle que consacrée par la Cour.

5.  A ladite large catégorie de personnes prévue à l’article 217 du CPP, on doit encore ajouter les ex-conjoints et les ex-partenaires enregistrés. Sur ce point, on peut se demander quelle « sorte » de vie familiale peut encore exister entre deux personnes après séparation ou divorce (!). En d’autres termes, la loi néerlandaise octroie la dispense de l’obligation de témoigner à des ex-conjoints ou à des ex-partenaires enregistrés, c’est-à-dire à des personnes qui ne sont plus mariées ni en partenariat enregistré (situation comparable à celle de la requérante) et qui, en toute logique, ne cohabitent plus (contrairement à la requérante) ou peuvent cependant continuer à cohabiter (ce qui les placerait dans une situation analogue à celle de la requérante) et qui peuvent même ne pas avoir eu d’enfants ensemble (la requérante en a deux). Par contre, elle ne l’octroie pas à la requérante, qui se trouve dans une situation tout à fait comparable. Cette différence de traitement, incohérente et injustifiée, pose de toute évidence un problème au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8.

6.  Subordonner la protection du droit de la requérante au respect de sa vie familiale à l’exigence d’une simple formalité d’enregistrement n’est pas conforme aux principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour. Simple formalité en effet, puisque les intéressés auraient pu mettre fin à leur union par un simple acte de volonté (paragraphe 73). Ainsi, après séparation, s’agissant d’ex-partenaires et même sans vie familiale, ils auraient pu continuer à bénéficier de la dispense. La majorité estime que « (...) Rien ne donne à penser que la requérante ignorait que l’article 217 du code de procédure pénale réservait le bénéfice du droit à ne pas témoigner aux personnes liées à un suspect par le mariage ou un partenariat (...) » (paragraphe 70), mais nous estimons plutôt que tout porte à penser le contraire « (...) compte tenu de la durée et de la nature de la relation de l’intéressée avec M. A. » (même paragraphe in fine).

7.  La question du droit de refuser de témoigner n’étant pas réglementée d’une manière uniforme dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, nous ne prétendons pas invoquer l’existence d’un consensus acquis en la matière. Cependant, il faut noter qu’au moins trente-huit Etats membres reconnaissent un droit à être exonéré de l’obligation de témoigner dans le cadre d’une procédure pénale, dont vingt-deux reconnaissent ce droit aux personnes se trouvant dans la même situation que la requérante (paragraphe 36). Il ne s’agit pas de proposer une démarche uniforme ou d’imposer une obligation générale à tous les Etats, la marge d’appréciation jouant son rôle en la matière, mais de bien analyser, dans chaque Etat, chaque situation au cas par cas. Celle de la requérante méritait en tout état de cause, de la part des autorités judiciaires, une appréciation plus conforme avec le respect de son droit à la vie familiale, d’autant plus qu’il ressort de l’exposé des motifs de l’article 217 du code de procédure pénale des Pays Bas, ainsi que d’un avis consultatif de l’avocat général, que

« (...) la dispense de l’obligation de témoigner trouve sa raison d’être dans la protection des relations familiales [les italiques sont de nous]. En reconnaissant à certaines personnes le droit de ne pas témoigner contre un parent, un conjoint ou un partenaire enregistré, le législateur a sanctionné l’importance de ces relations et a voulu éviter aux personnes concernées le dilemme moral auquel elles seraient confrontées si elles devaient choisir entre témoigner au risque de mettre en péril leur relation avec le suspect et se parjurer afin de préserver cette relation » (paragraphe 25).

8.  Dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, le juge d’instruction pouvait placer la requérante en détention (art. 221.1 du CPP), mais pouvait aussi ne pas le faire. Il ne l’a pas fait, jugeant que l’intérêt personnel de celle-ci à rester en liberté l’emportait sur les intérêts du ministère public (paragraphe 13). Mais le tribunal d’arrondissement en décida autrement. Toutefois, après treize jours de détention, il ordonna la libération de la requérante tout en reconnaissant « (...) que l’incarcération de l’intéressée s’analysait en une atteinte à ses droits au titre de l’article 8 de la Convention » (par. 18). Par la suite, après avoir déclaré que le troisième alinéa de l’article 217 du CPP visait à protéger la « vie familiale » – au sens de la Convention – des conjoints et des partenaires mentionnés dans cette disposition, la Cour suprême indiqua que « (...) le législateur a[vait] établi une distinction entre les différentes formes de vie commune dont il [était] ici question » (par. 21).

9.  La nécessité de l’ingérence en cause reste à nos yeux sujette à caution. Par ailleurs, nous tenons à souligner que les moyens employés étaient disproportionnés. Treize jours de privation de liberté sous la menace d’une prolongation de l’ordonnance de douze jours en douze jours constituent une mesure manifestement excessive qui emporte une violation du droit au respect de la vie familiale. En définitive, la requérante n’a jamais témoigné.

1.  C.L. Rozakis, « Through the looking glass : an “insider”’s view of the margin of appreciation », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Paris, Dalloz, 2011, p. 536.

2 N.Hervieu, « Les opérations escargots des chauffeurs-routiers devant la Cour de Strasbourg », in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, commentaire publié le 23 mars 2009 ( http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2009/03/07/les-operations-escargots-des-chauffeurs-routiers-devant-la-cour-de-strasbourg-ced/).

LES POURSUITES PENALES ET LA MENDICITE

Lacatus c. Suisse du 19 janvier 2021 requête no 14065/15

Article 8 : La sanction infligée à la requérante pour mendicité sur la voie publique viole la Convention

L’affaire concerne la condamnation de la requérante à une peine d’amende de 500 francs suisses (CHF), environ 464 euros (EUR), pour avoir mendié sur la voie publique à Genève et sa détention provisoire de cinq jours pour défaut de paiement de l’amende. La Cour observe que la requérante, analphabète et issue d’une famille extrêmement pauvre, n’avait pas de travail et ne touchait pas d’aide sociale. La mendicité constituait pour elle un moyen de survivre. Placée dans une situation de vulnérabilité manifeste, la requérante avait le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et essayer de remédier à ses besoins par la mendicité. La Cour estime que la sanction infligée à la requérante ne constituait une mesure proportionnée ni au but de la lutte contre la criminalité organisée, ni à celui visant la protection des droits des passants, résidents et propriétaires des commerces. La Cour ne souscrit pas à l’argument du Tribunal fédéral selon lequel des mesures moins restrictives n’auraient pas permis d’atteindre le même résultat ou un résultat comparable. La sanction infligée à la requérante a atteint sa dignité humaine et l’essence même des droits protégés par l’article 8 de la Convention et que l’État a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce.

Art 8 • Vie privée • Amende infligée à une personne rom démunie et vulnérable pour avoir mendié inoffensivement puis emprisonnement pendant cinq jours pour son non-paiement • Art 8 applicable au droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide • Interdiction générale prévue par une disposition pénale, exception au sein des États membres du Conseil de l’Europe • Sanction grave, automatique et quasi inévitable, ayant atteint la dignité humaine d’une personne extrêmement vulnérable, sans autres moyens que la mendicité pour survivre • Absence de solides motifs d’intérêt public • Absence d’examen approfondi par les tribunaux de la situation concrète de la requérante • Mesure disproportionnée à la lutte contre la criminalité organisée et à la protection des droits des passants, résidents et propriétaires des commerces • Possibilité de mesures moins restrictives • Marge d’appréciation restreinte outrepassée.

FAITS

La requérante est une ressortissante roumaine, née en 1992 et résidant à Bistrita-Nassaud (Roumanie). La requérante, Madame Violeta-Sibianca Lăcătuş, ressortissante roumaine appartenant à la communauté rom, est née en 1992. A partir de 2011, Mme Lacatus, ne trouvant pas d’emploi, commença à demander l’aumône à Genève. Une première amende de 100 CHF (environ 93 EUR) lui fut infligée le 22 juillet 2011 en application de l’article 11A de la loi pénale genevoise, qui interdit de mendier sur la voie publique. A cette occasion, elle se fit saisir la somme de 16,75 CHF (environ 15,50 EUR), trouvée sur elle à la suite d’une fouille effectuée par la police. Dansles deux ans quisuivirent, Mme Lacatusse vit infliger huit autres amendes du même montant par ordonnances pénales et fut également placée deux fois, pour une durée de trois heures, en garde à vue. Chaque amende fut assortie d’une peine privative de liberté de substitution d’un jour en cas de non-paiement. Mme Lăcătuşforma opposition aux ordonnances pénales. Par jugement du 14 janvier 2014, le tribunal de police du canton de Genève la déclara coupable de mendicité et la condamna au paiement d’une amende de 500 CHF, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non-paiement, et confirma la confiscation des 16,75 CHF. Son appel auprès de la chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice du canton de Genève fut débouté le 4 avril 2014. Mme Lăcătuş saisit le Tribunal fédéral d’un recours contre la décision de la chambre pénale d’appel, qui fut rejeté le 10 septembre 2014. Entre le 24 et le 28 mars 2015, Mme Lăcătuş fut placée en détention à la prison provisoire de Champ Dollon pour non-paiement de l’amende.

Article 8

La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits protégés par l’article 8 de la Convention. Cette ingérence reposait sur une base légale, l’article 11A de la Loi pénale genevoise (LPG). La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 11A § 1 de la LPG, « [c]elui qui aura mendié sera puni de l’amende ». Cette disposition sanctionne donc de manière générale les personnes qui se livrent à la mendicité. La Cour estime qu’une interdiction générale d’un certain comportement est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer la pesée des intérêts en jeu.

Dans le cas d’espèce, la loi applicable ne permet pas une véritable mise en balance des intérêts en jeu et sanctionne la mendicité de manière générale. La Cour observe que la requérante est issue d’une famille extrêmement pauvre, elle est analphabète, elle n’avait pas de travail et ne touchait pas d’aide sociale. La mendicité constituait pour elle un moyen de survivre. La Cour estime que, se trouvant dans une situation de vulnérabilité manifeste, la requérante avait le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et essayer de remédier à ses besoins par la mendicité. En ce qui concerne la nature et la sévérité de la sanction infligée, la Cour rappelle que la requérante a été condamnée à une amende de 500 CHF, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non-paiement. Incapable de payer cette somme, l’intéressée a effectivement purgé une peine privative de liberté en prison. La Cour estime qu’il s’agit d’une sanction grave. Une telle mesure doit être justifiée par de solides motifs d’intérêt public qui, en l’espèce, n’étaient pas réunis. En ce qui concerne la question de savoir si des mesures moins sévères auraient pu aboutir au même résultat ou à un résultat comparable, la Cour relève que, dans son arrêt du 9 mai 2008, le Tribunal fédéral a constaté l’inutilité d’une législation moins restrictive en renvoyant aux considérations en droit de ses arrêts antérieurs. L’analyse de droit comparé des législations en matière de mendicité révèle que la majorité des États membres du Conseil de l’Europe prévoit des restrictions plus nuancées que l’interdiction générale découlant de l’article 11A de la LPG. Même si l’État dispose d’une certaine marge d’appréciation en la matière, le respect de l’article 8 exige que les tribunaux internes se livrent à un examen approfondi de la situation concrète de l’espèce. Dès lors, la Cour n’est pas en mesure de souscrire à l’argument du Tribunal fédéral selon lequel des mesures moins restrictives n’auraient pas permis d’atteindre le même résultat ou un résultat comparable. La Cour estime que la sanction infligée à la requérante ne constituait une mesure proportionnée ni au but de la lutte contre la criminalité organisée, ni à celui visant la protection des droits des passants, résidents et propriétaires des commerces. La requérante est une personne extrêmement vulnérable qui a été punie pour des actes dans une situation où elle n’avait très vraisemblablement pas d’autres choix que la mendicité pour survivre. La Cour considère que la sanction infligée à la requérante a atteint sa dignité humaine et l’essence même des droits protégés par l’article 8 et que l’État a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce. La Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits protégés par l’article 8 n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 8 § 2 et qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Article 10

conclu à une violation de l’article 8, la Cour estime que le grief fondé sur l’article 10 ne soulève aucune question distincte essentielle et qu’il n’y a dès lors pas lieu de statuer séparément sur ce grief.

Article 14 combiné avec 8

Ayant conclu à une violation de l’article 8, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief fondé sur l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

CEDH

a)  Sur la question de savoir s’il y a eu ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 de la Convention

91.   La Cour rappelle que la requérante a été déclarée coupable de mendicité au sens de l’article 11A de la LPG et condamnée à une amende de 500 CHF, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non‑paiement. La requérante, incapable de payer cette somme, a en effet exécuté cette peine dans la prison provisoire de Champ-Dollon à partir du 24 mars 2015.

92.  Partant, la Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits protégés par l’article 8 de la Convention.

b)  Justification de l’ingérence

93.  Une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée ou familiale ne peut se justifier que si les exigences du paragraphe 2 de l’article 8 sont remplies. Reste donc à savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au sens de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre. La Cour est dès lors appelée à vérifier si ces conditions étaient réunies dans le cas d’espèce.

i.  Base légale

94.  Dans le cas présent, il n’est pas contesté que l’ingérence reposait sur une base légale, à savoir l’article 11A de la LPG.

ii.  But légitime

95.  S’agissant des buts légitimes au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, le Gouvernement soutient que l’interdiction de la mendicité poursuivait plusieurs des buts énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, le bien-être économique du pays ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui (paragraphes 76-79 ci-dessus). La requérante ne partage pas cet avis, plaidant, en particulier, que la mendicité n’est pas, en soi, de nature à engendrer des troubles à l’ordre public.

96.  La Cour estime que l’appréciation par les instances internes constitue le point de départ de son examen. Or, selon l’arrêt phare du Tribunal fédéral du 9 mai 2008 (paragraphe 18 ci-dessus), le but de l’ingérence paraît être double. D’une part, il s’agissait, de protéger l’ordre public et d’assurer la sécurité et la tranquillité publiques. En effet, le Tribunal fédéral a relevé que les personnes qui mendient adoptent souvent une attitude insistante, voire harcèlent les passants, et qu’elles s’installent souvent à proximité de stations de paiement, notamment de distributeurs de billets, d’entrées de supermarchés, gares ou d’autres édifices publics. Il a en outre observé que ces comportements provoquent des réactions plus ou moins virulentes susceptibles de dégénérer. D’autre part, il s’agissait, selon ce même arrêt du Tribunal fédéral, de lutter contre les réseaux de mendicité qui exploitent souvent des personnes, notamment des mineurs (§ 5.6).

97.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’exclut pas que certaines formes de mendicité, en particulier ses formes agressives, puissent déranger les passants, les résidents et les propriétaires des commerces. Elle considère également comme valable l’argument tiré de la lutte contre le phénomène de l’exploitation des personnes, en particulier des enfants. L’ingérence visait ainsi a priori des buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui.

98.  Partant, la Cour estime pouvoir laisser ouverte la question de savoir si la mesure poursuivait d’autres buts légitimes. Il reste à déterminer si la mesure litigieuse était, dans le cas concret de la requérante, nécessaire dans une société démocratique.

iii.  Nécessité dans une société démocratique

Pouvoir de contrôle du juge interne

99.  Quant à la nécessité de la mesure dans une société démocratique, la Cour a déjà dit qu’une ingérence doit reposer sur un besoin social impérieux et être proportionnée au but visé (voir, notamment, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 70, CEDH 2002‑III). Elle rappelle également que les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 et sur la proportionnalité de la mesure quant au but légitime poursuivi. Sa tâche consiste à déterminer si les mesures litigieuses ont respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, les droits de l’intéressé protégés par la Convention et, d’autre part, les intérêts de la société (Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 47, CEDH 2001‑IX, et Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003‑X). La Cour rappelle néanmoins que la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales s’accompagne d’un contrôle européen en vertu duquel la Cour examine, sous l’angle de la Convention, les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de ce pouvoir (voir, parmi d’autres, Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A, et Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 141, CEDH 2010).

100.  La Cour rappelle également que dès lors que les conclusions des autorités n’apparaissent ni arbitraires ni manifestement déraisonnables, il ne lui appartient pas de se substituer à l’appréciation faite par elles, y compris par rapport à l’examen de la proportionnalité de la mesure litigieuse (voir, dans ce sens, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 105, CEDH 2012, Hamesevic c. Danemark (déc.), no 25748/15, § 43, 16 mai 2017, Alam c. Danemark (déc.), no 33809/15, § 35, 6 juin 2017, Ndidi c. Royaume-Uni, no 41215/14, § 76, 14 septembre 2017, et Levakovic c. Danemark, no 7841/14, § 45, 23 octobre 2018). Cela implique, en revanche, que les juridictions internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 107, CEDH 2013, et El Ghatet c. Suisse, no 56971/10, § 47, 8 novembre 2016). Un raisonnement insuffisant des juridictions internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention. C’est le cas lorsque les autorités internes ne parviennent pas à démontrer de manière convaincante que l’ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par la Convention est proportionnée aux buts poursuivis et qu’elle correspond dès lors à un « besoin social impérieux » au sens de la jurisprudence de la Cour (El Ghatet, précité, § 47, et I.M. c. Suisse, no 23887/16, §§ 72 et 77, 9 avril 2019).

101.  La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 11A § 1 de la LPG, « [c]elui qui aura mendié sera puni de l’amende ». En d’autres termes, cette disposition sanctionne de manière générale les personnes qui se livrent à la mendicité. La Cour estime qu’une interdiction générale d’un certain comportement, comme celle de l’espèce, est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu (voir, par exemple, Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 82, CEDH 2005‑IX, et Schlumpf c. Suisse, no 29002/06, § 115, 8 janvier 2009).

102.  Dans le cas d’espèce, la loi applicable ne permet pas une véritable mise en balance des intérêts en jeu et sanctionne la mendicité de manière générale, indépendamment de l’auteur de l’activité poursuivie et de sa vulnérabilité éventuelle, de la nature de la mendicité ou de sa forme agressive ou inoffensive, du lieu où elle est pratiquée ou de l’appartenance ou non de l’accusé à un réseau criminel. Or, la Cour estime pouvoir laisser ouverte la question de savoir si, en dépit de la rigidité de la loi applicable, un juste équilibre aurait en l’espèce néanmoins pu être ménagé entre les intérêts publics de l’État, d’une part, et les intérêts de la requérante, d’autre part. Elle estime qu’en tout état de cause, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce, et ce pour les raisons qui suivent.

Marge d’appréciation de la Suisse

103.  Le Gouvernement argue qu’il jouissait d’une marge d’appréciation considérable en l’espèce, en particulier parce que la mendicité fait l’objet d’interdictions ou de restrictions dans d’autres États membres du Conseil de l’Europe. La Cour partage a priori l’avis selon lequel la Suisse peut se prévaloir d’une certaine marge d’appréciation, dont il convient toutefois de définir l’étendue. Elle rappelle que cette marge n’est pas illimitée et, surtout, qu’elle va de pair avec un contrôle européen, d’autant plus qu’il s’agit en l’espèce d’une ingérence très grave qui a eu des répercussions importantes sur l’exercice par la requérante de ses droits garantis par la Convention. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de dire que lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence (ou de l’identité) d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015, avec les références qui s’y trouvent citées).

104.  Quant aux différentes solutions adoptées par les États membres du Conseil de l’Europe, la Cour observe qu’un certain nombre d’entre eux (neuf) n’ont pas jugé nécessaire d’interdire la mendicité, ni au niveau national ni au niveau local. Dans les dix-huit États membres qui ont réglementé la mendicité au niveau national, six n’en ont interdit que les formes agressives ou intrusives et sept ont d’une autre manière limité ou circonscrit le champ d’application de l’interdiction. Dans le reste des États étudiés (cinq), la législation prévoit une interdiction moins nuancée de la mendicité (paragraphe 22 ci-dessus). Par ailleurs, dans les onze États membres où la mendicité est réglementée seulement au niveau local, comme en Suisse, l’interdiction est généralement aussi limitée, notamment à la forme agressive ou intrusive de la mendicité (paragraphe 23 ci-dessus). De surcroît, plusieurs hautes juridictions des États membres ont conclu qu’une interdiction générale de la mendicité était disproportionnée, au regard notamment de la dignité humaine et de la liberté d’expression (paragraphes 27-31 ci-dessus). Enfin, des critiques ont été exprimées par certains experts et organes onusiens ou régionaux quant aux mesures visant la mendicité, en particulier s’agissant des interdictions générales (paragraphes 40-49 ci-dessus).

105.  Au vu de la grande diversité des solutions adoptées par les États membres, la Cour conclut qu’il n’existe pas de consensus au sein du Conseil de l’Europe par rapport à l’interdiction ou à la restriction de la mendicité. Elle observe néanmoins une certaine tendance à la limitation de l’interdiction et une volonté des États de se contenter de protéger efficacement l’ordre public par des mesures administratives. En revanche, une interdiction générale prévue par une disposition pénale, comme celle qui fait l’objet de la présente requête, semble être l’exception. La Cour estime que cet élément constitue un deuxième indice – outre celui tiré de la nature fondamentale de la question en jeu pour l’existence de la requérante – de la marge d’appréciation limitée dont jouissait l’État défendeur en l’espèce.

106.  La Cour est dès lors amenée à examiner si celui-ci a outrepassé cette marge dans le cas d’espèce.

γ) Pesée des intérêts en jeu

107.  S’agissant, d’abord, de l’intérêt (privé) de la requérante à se livrer aux activités incriminées, à savoir la pratique de la mendicité, il est incontesté que l’intéressée est issue d’une famille extrêmement pauvre, qu’elle est analphabète, qu’elle n’avait pas de travail et qu’elle ne touchait pas d’aide sociale. Il ne ressort pas du dossier qu’elle aurait été prise en charge par quelqu’un d’autre. Dès lors, la Cour n’a pas de raison de douter que la mendicité constituait pour elle l’un des moyens de survivre. Elle estime que, se trouvant dans une situation de vulnérabilité manifeste, la requérante avait le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et à essayer de remédier à ses besoins par la mendicité.

108.  Quant à la nature et à la sévérité de la sanction infligée, la Cour rappelle que la requérante a été condamnée à une amende de 500 CHF, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non‑paiement. Incapable de payer cette somme, l’intéressée a effectivement purgé une peine privative de liberté dans la prison provisoire de Champ‑Dollon à partir du 24 mars 2015. Contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, la Cour estime que cette peine privative de liberté peut être prise en compte dans le cas d’espèce, même si elle est intervenue après le dépôt de la présente requête, en ce qu’elle est la conséquence directe de l’impossibilité pour la requérante de s’acquitter de l’amende qui lui avait été infligée, soit la mesure dont l’intéressée se plaint devant la Cour. Par ailleurs, le Gouvernement a amplement eu l’occasion de se prononcer sur la proportionnalité de ladite mesure au cours de la procédure contradictoire devant la Cour.

109.  La Cour estime qu’il s’agit d’une sanction grave. Dans les circonstances de l’espèce, eu égard à la situation précaire et vulnérable de la requérante, l’imposition d’une peine privative de liberté, qui peut alourdir encore davantage la détresse et la vulnérabilité d’un individu, était pour elle presque automatique et quasiment inévitable.

110.  La Cour considère qu’une telle mesure doit être justifiée par de solides motifs d’intérêt public, qui n’étaient en l’espèce pas réunis, comme en témoigne ce qui suit.

111.  S’agissant de l’argument de l’État défendeur selon lequel l’un des buts de l’article 11A de la LGP est de lutter efficacement contre la traite des êtres humains et, notamment, contre l’exploitation des enfants, la Cour reconnaît l’importance de lutter contre de tels agissements et l’obligation des États parties à la Convention de protéger les victimes (voir, notamment, Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, CEDH 2010 (extraits), M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, 31 juillet 2012, L.E. c. Grèce, no 71545/12, 21 janvier 2016, J. et autres c. Autriche, no 58216/12, 17 janvier 2017, Chowdury et autres c. Grèce, no 21884/15, 30 mars 2017, T.I. et autres c. Grèce, no 40311/10, 18 juillet 2019, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 25 juin 2020).

112.  En revanche, la Cour doute que la pénalisation des victimes de ces réseaux soit une mesure efficace contre ce phénomène. À cet égard, dans son rapport concernant la Suisse publié en 2019, le GRETA a estimé que l’incrimination de la mendicité met les victimes de mendicité forcée dans une situation de grande vulnérabilité (rapport, § 235 in fine, paragraphe 39 ci-dessus). Il a en outre « exhort[é] les autorités suisses à se conformer à l’article 26 de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains en adoptant une disposition qui prévoit la possibilité de ne pas sanctionner les victimes de la traite pour avoir pris part à des activités illicites lorsqu’elles y ont été contraintes (...) ». Par ailleurs, le Gouvernement ne fait pas valoir que la requérante appartiendrait à un tel réseau criminel ou qu’elle serait autrement victime des activités criminelles d’autrui, et aucun élément du dossier ne le laisse penser.

113.  S’agissant de l’intérêt public des autorités à imposer la mesure litigieuse pour la protection des droits des passants, résidents ou propriétaires des commerces, la Cour observe qu’il ne semble pas que les autorités aient reproché à la requérante de s’être livrée à des formes de mendicité agressives ou intrusives, ou que des plaintes aient été déposées contre l’intéressée auprès de la police par des tierces personnes. En tout état de cause, la Cour considère pertinent de relever l’avis de la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme (paragraphe 46 ci-dessus), selon lequel la motivation de rendre la pauvreté moins visible dans une ville et d’attirer des investissements n’est pas légitime au regard des droits de l’homme, contrairement à ce que semble alléguer le Gouvernement (paragraphe 79 ci‑dessus).

114.  La Cour doit enfin examiner la question de savoir si des mesures moins sévères auraient pu aboutir au même résultat ou à un résultat comparable. Elle relève que, dans son arrêt du 9 mai 2008, le Tribunal fédéral a constaté l’inutilité d’une législation moins restrictive en renvoyant aux considérations en droit de ses arrêts antérieurs (cons. 5.7.2, paragraphe 18 ci-dessus). L’analyse de droit comparé des législations en matière de mendicité a révélé que la majorité des États membres du Conseil de l’Europe prévoit des restrictions plus nuancées que l’interdiction générale découlant de l’article 11A de la LPG. De plus, même si l’État dispose d’une certaine marge d’appréciation en la matière, le respect de l’article 8 aurait exigé que les tribunaux internes se livrent à un examen approfondi de la situation concrète de l’espèce. Dès lors, la Cour n’est pas en mesure de souscrire à l’argument du Tribunal fédéral selon lequel des mesures moins restrictives n’auraient pas permis d’atteindre le même résultat ou un résultat comparable.

δ)  Conclusions

115.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la sanction infligée à la requérante ne constituait une mesure proportionnée ni au but de la lutte contre la criminalité organisée, ni à celui visant la protection des droits des passants, résidents et propriétaires des commerces. Dans le cas d’espèce, la Cour estime que la mesure par laquelle la requérante, qui est une personne extrêmement vulnérable, a été punie pour ses actes dans une situation où elle n’avait très vraisemblablement pas d’autres moyens de subsistance et, dès lors, pas d’autres choix que la mendicité pour survivre, a atteint sa dignité humaine et l’essence même des droits protégés par l’article 8. Dès lors, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce.

116.  Partant, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits protégés par l’article 8 n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 8 § 2.

117.  Par conséquent, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

DROIT FRANCAIS

CNCDH : Expertise par ADN, Avis relatif à l'expertise génétique aux fins de détermination des traits morphologiques apparents du 17 mars 2016.

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