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"Le Protocole 4 de la Conv EDH protège des
libertés fondamentales"
Rédigé par
Frédéric Fabre docteur en droit.
Cliquez sur un lien bleu pour accéder gratuitement à la JURISPRUDENCE DE LA CEDH sur :
- l'article 1 sur l'interdiction de l'emprisonnement pour dette
- l'article 2 sur la liberté de circulation
- l'article 3 sur l'interdiction d'expulser les nationaux
- l'article 4 sur l'interdiction d'expulsion collective des étrangers.
La SUISSE n'a pas ratifié le Protocole n° 4. Elle ne peut donc pas être condamnée.
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INTERDICTION DE L'EMPRISONNEMENT POUR DETTE
ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 4 :
"Nul ne peut être privé de sa liberté pour la seule raison qu'il n'est pas en mesure d'exécuter une obligation contractuelle"
LIBERTÉ DE CIRCULATION
ARTICLE 2 DU PROTOCOLE 4 :
"1/ Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un État a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence.
2/ Toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien.
3/ L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.
4/ Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l'objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l'intérêt public dans une société démocratique"
JURISPRUDENCE DE LA CEDH
Auray et Autres c. France du 8 février 2024, requête 4312/13
Art 5 § 1 • Ratione materiae • Encerclement des requérants par les forces de l’ordre durant plusieurs heures en marge d’une manifestation et dans le contexte de violences urbaines • Restriction à la liberté des personnes ne constituant pas, eu égard à son genre et à ses modalités d’exécution, une « privation de liberté » en dépit de sa durée et de ses effets sur les requérants
Art 2 P4 • Liberté de circulation • Art 11 lu à la lumière de l’art 10 • Liberté de réunion pacifique • Liberté d’expression • Requérants confinés du fait de l’encerclement et empêchés de participer à la manifestation • Recours à la technique de l’encerclement non « prévu par la loi » à la date des faits litigieux • Absence de texte à destination des forces de l’ordre la mentionnant • Cadre juridique général relatif au maintien de l’ordre, en vigueur à cette date, ne définissant pas un cadre d’emploi suffisamment précis pour constituer une garantie contre le risque d’atteintes arbitraires
ARTICLE 5
56. La première question que pose la présente affaire est celle de savoir si les requérants ont fait l’objet d’une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, de sorte que cette disposition trouve à s’appliquer.
Principes généraux
57. La Cour renvoie à cet égard à l’affaire Austin et autres précitée, à laquelle se réfèrent les parties.
58. Dans son arrêt, la Cour a tout d’abord rappelé les principes généraux applicables (§§ 52-60), dont les suivants :
1o La police doit jouir d’une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles. L’article 5 ne saurait s’interpréter de manière à l’empêcher de remplir ses devoirs de maintien de l’ordre et de protection du public, sous réserve qu’elle respecte le principe qui sous-tend l’article 5, à savoir la protection de l’individu contre l’arbitraire.
2o L’article 5 § 1 ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles obéissent à l’article 2 du Protocole no 4. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence.
3o Le but de la mesure en question n’est pas un élément à prendre en compte pour l’appréciation du point de savoir s’il y a eu privation de liberté, même si le motif de la mesure peut être pertinent pour l’étape ultérieure, qui consiste à examiner si la privation de liberté se justifiait au regard de l’un ou l’autre des alinéas de l’article 5 § 1.
4o A l’inverse, le contexte dans lequel s’insère la mesure représente un facteur important. Le public est souvent appelé à supporter des restrictions temporaires à la liberté de mouvement dans certains contextes, par exemple dans les transports publics, lors de déplacements sur l’autoroute, ou à l’occasion d’un match de football. Sous réserve qu’elles soient le résultat inévitable de circonstances échappant au contrôle des autorités, qu’elles soient nécessaires pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes ou aux biens et qu’elles soient limitées au minimum requis à cette fin, des restrictions à la liberté aussi courantes ne peuvent à bon droit être regardées comme des « privations de liberté » au sens de l’article 5 § 1.
59. L’affaire Austin s’inscrit dans le contexte de l’organisation de manifestations à Londres le 1er mai 2001. Vers 14 heures, alors que plus de mille-cinq-cents personnes étaient réunies à Oxford Circus, la police a décidé de mettre en place un cordon pour contenir la foule. Elle a pris cette décision sur la base des informations dont elle disposait, selon lesquelles entre cinq‑cents et mille individus violents devaient prendre part aux manifestations, ainsi que de l’expérience de manifestations antérieures analogues. La requérante Austin a pu sortir du cordon vers 21 heures 30 et les trois autres requérants, vers 20 heures, à 21 heures 20 et à 21 heures 35.
60. S’agissant des circonstances de cette affaire, la Cour a relevé que le juge interne avait établi que, selon la police, la manifestation devait attirer un « noyau dur » de cinq-cents à mille manifestants violents à Oxford Circus vers 16 heures et qu’il y avait un risque réel de dommages corporels graves, voire de décès, et d’atteintes aux biens si la foule n’était pas efficacement contrôlée. Les policiers ont été pris au dépourvu lorsqu’ils ont constaté que plus de mille cinq cents personnes s’y pressaient déjà deux heures avant ; ils ont alors décidé que, pour prévenir les violences et le risque d’atteintes aux personnes et aux biens, il fallait imposer un cordon intégral. À partir de 14 h 20, lorsque ce cordon intégral a été mis en place, personne à l’intérieur n’a plus eu la possibilité de partir sans autorisation. Il y avait suffisamment d’espace au sein du cordon pour que les personnes puissent se déplacer, et il n’y avait pas eu de bousculades. Néanmoins, les conditions étaient inconfortables car elles ne pouvaient s’abriter nulle part, ne disposaient ni d’eau ni de nourriture et n’avaient pas accès à des toilettes. Tout au long de l’après-midi et de la soirée, la police a tenté à plusieurs reprises d’engager un processus de libération collective, mais le comportement violent et peu coopératif d’une minorité importante aussi bien à l’intérieur du cordon qu’aux alentours de celui-ci l’a amenée à suspendre à chaque fois l’opération. En conséquence, le processus de dispersion n’a été totalement achevé qu’à 21 heures 30. Cependant, environ quatre-cents personnes qui, visiblement, n’avaient rien à voir avec la manifestation ou subissaient de graves conséquences du fait de leur confinement ont été autorisées à partir avant.
61. Sur la base de ces constatations, la Cour a considéré que les éléments suivants militaient en faveur d’un constat de privation de liberté : la nature coercitive de la mesure de confinement au sein du cordon, sa durée et ses effets sur les requérants, notamment l’inconfort physique qu’elle leur avait causé et l’impossibilité dans laquelle elle les avait mis de quitter Oxford Circus.
62. La Cour a toutefois considéré devoir également prendre en compte le « genre » et les « modalités d’exécution » de la mesure en question, le contexte dans lequel celle-ci s’insérait ayant son importance.
63. Elle a ainsi relevé que la mesure avait été prise dans un but d’isolement et de confinement d’une foule nombreuse, dans des conditions instables et dangereuses, et que la police avait décidé d’avoir recours pour contrôler la foule à une mesure de confinement plutôt qu’à des méthodes plus radicales qui auraient pu donner lieu à un risque supérieur d’atteintes aux personnes. La Cour a indiqué n’apercevoir aucun motif de se démarquer de la conclusion du juge interne selon laquelle la mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace de parer à un risque réel de dommages corporels et matériels graves. Elle a relevé qu’au demeurant, les requérants n’avaient pas prétendu que la mise en place initiale du cordon avait eu pour effet immédiat de priver de leur liberté les personnes prises à l’intérieur. Elle a ensuite souligné qu’elle ne pouvait identifier un moment précis où cette mesure se serait muée d’une restriction à la liberté de mouvement qu’elle constituait tout au plus en une privation de liberté, et qu’il était frappant de constater que, cinq minutes environ après la mise en place du cordon intégral, la police envisageait déjà de commencer une opération de dispersion contrôlée. Relevant en outre que la police avait par la suite fait de nombreuses tentatives en ce sens et avait suivi constamment de très près l’évolution de la situation tout en notant les conditions dangereuses qui avaient nécessité la mise en place du cordon à 14 heures avaient persisté tout au long de l’après-midi et jusqu’en début de soirée, la Cour a considéré que les personnes à l’intérieur du cordon ne pouvaient être regardées comme ayant été privées de leur liberté au sens de l’article 5 § 1.
64. La Cour a cependant souligné que cette conclusion était fondée sur les faits spécifiques et exceptionnels de l’espèce. Elle a en outre précisé que, compte tenu de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion dans toute société démocratique, les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation. Elle a ajouté que si la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la mesure aurait été d’un « genre » différent, et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber dans le champ de l’article 5.
Application dans la présente affaire
65. Il ressort des pièces du dossier, en particulier de l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon du 5 mars 2020, que l’encerclement de la place Bellecour le 21 octobre 2010 a duré plus ou moins cinq heures et trente minutes, entre 13 heures 23 et 19 heures environ, lorsque les derniers contrôles d’identité y ont été effectués. Les personnes qui étaient alors sur cette place s’y sont trouvées confinées, dans l’impossibilité de la quitter sans autorisation des forces de l’ordre, et il n’apparaît pas qu’elles aient eu la possibilité de se désaltérer et d’accéder aux commodités. Les forces de l’ordre y ont usé de grenades lacrymogènes à 13 heures 50, 14 heures 45 et 15 heures, et de grenades lacrymogènes et d’un ou plusieurs canons à eau entre 17 heures 08 et 17 heures 23. Quant à la durée du confinement des requérants, il varie entre un peu moins de trois heures dans le cas de Mme Caroline Benkheffa et environ cinq heures et trente minutes dans celui de Mmes Nora Bonal et Leila Millet (paragraphe 21 ci-dessus). Si cette durée n’est pas connue s’agissant des autres requérants (paragraphe 22 ci-dessus), la Cour note que le Gouvernement ne prétend ni qu’ils ne faisaient pas partie des personnes qui étaient confinées sur la place Bellecour, ni qu’ils en seraient sortis avant le début des contrôles d’identité vers 17 heures 10. Il s’ensuit qu’il est vraisemblable qu’ils été confinés durant au moins trois heures et quarante-cinq minutes.
66. En l’espèce, ainsi qu’elle l’avait relevé dans l’affaire Austin et autres précitée, la Cour note qu’un certain nombre d’éléments militent en faveur d’un constat de privation de liberté : la nature coercitive de la mesure de confinement litigieuse, sa durée et ses effets sur les requérants, notamment l’inconfort physique qu’elle leur a causé et l’impossibilité dans laquelle il se sont trouvés de quitter la place Bellecour.
67. Mais, ainsi qu’elle a procédé dans l’affaire Austin et autres précitée, la Cour considère qu’il lui faut également prendre en compte le « genre » et les modalités d’exécution de cette mesure.
68. À ce titre, la Cour souligne que l’encerclement litigieux s’inscrit dans le contexte des violences urbaines qui ont eu lieu à Lyon entre le 14 et le 21 octobre 2010 en marge de contestations contre une réforme du régime des retraites (paragraphes 7 et 9-12 ci-dessus).
69. Statuant au vu de ces circonstances, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon a considéré que, le 21 octobre, les autorités étaient « objectivement et raisonnablement fondées » à craindre que les événements et débordements de la semaine écoulée, qui s’étaient amplifiés de jour en jour, caractérisés par des violences graves et des exactions, puissent se renouveler, dès lors que le contexte général et la composition des regroupements observés dans la matinée – essentiellement des jeunes gens et des mineurs – étaient exactement les mêmes que les jours précédents, et compte tenu des dégradations déjà commises dans la matinée par des groupes de personnes qui se dirigeaient vers la place Bellecour. Elle a constaté que le but de l’isolement de cette place n’était pas de contrarier la manifestation, qui a été retardée mais a bien eu lieu, ou d’empêcher les personnes qui le souhaitaient d’y participer pacifiquement, mais de prévenir un « risque réel », et que des consignes avaient été données de lever complètement le dispositif dès que ce risque avait disparu, une fois la manifestation terminée (voir paragraphe 26 ci-dessus).
70. La Cour ne voit aucune raison de se départir de cette appréciation. Rien dans le dossier en effet ne conduit à douter que le but de l’encerclement de la place Bellecour était d’isoler et confiner des fauteurs de troubles potentiellement violents, afin de prévenir un risque pour la sécurité des personnes et des biens et de permettre le bon déroulement de la manifestation, dont le cortège devait initialement partir de cette place.
71. La Cour note ensuite, ainsi que l’a relevé la chambre d’instruction de la cour d’appel de Lyon, que l’encerclement de la place Bellecour n’était pas totalement hermétique. En outre, il ressort du dossier que les autorités ont suivi de près l’évolution de la situation. Ainsi, au moment de sa mise en place, les agents de police ont reçu pour instruction de « faire discernement entre manifestants et casseurs sur Bellecour » et, dès 14 heures 40, trois‑cent‑cinquante personnes ont été invitées à quitter la place (paragraphe 16 ci-dessus). Une centaine de personnes identifiées comme n’étant pas des casseurs ont été autorisées à sortir vers 15 heures 30 (paragraphe 17 ci-dessus). Il apparait en outre que d’autres ont pu quitter la place Bellecour au cours de l’après-midi, dont la requérante Benkheffa, à 16 heures 15 (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour relève par ailleurs que, comme dans l’affaire précitée Austin et autres, la sortie de ceux qui, à l’instar des requérants, souhaitaient rejoindre pacifiquement la manifestation, a été entravée par le comportement de certains individus, qui à plusieurs reprises au cours de l’après-midi, y compris après qu’il eut été décidé de mettre fin à l’encerclement, ont provoqué des échauffourées en jetant des projectiles sur les forces de l’ordre.
72. Il n’en reste pas moins vrai qu’environ deux heures se sont écoulées entre la décision de lever la mesure d’encerclement et la sortie des dernières personnes de la place Bellecour. Le confinement de la requérante Vincensini n’a ainsi pris fin qu’environ une heure après cette décision, celui du requérant Cottet-Emard, environ une heure et trente minutes après, et celui des requérantes Bonal et Millet, environ deux heures après (paragraphe 21 ci‑dessus). De tels délais s’expliquent néanmoins par le fait que l’évacuation a été ralentie par les échauffourées qui s’étaient produites sur la place après 17 heures, et par les contrôles d’identité effectués par les forces de l’ordre à la sortie de celle-ci. Dans cette mesure, la présente affaire ne se distingue pas davantage de l’affaire Austin et autres, dans laquelle trois des quatre requérants étaient restés confinés sur Oxford Circus jusqu’à plus ou moins 21 heures 30 alors que les conditions qui avaient contraint la police à retenir la foule n’avaient persisté que jusqu’à 20 heures environ.
73. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que la restriction à la liberté des personnes qui, tels les requérants, se trouvaient place Bellecour à Lyon dans l’après-midi du 21 octobre 2010, était le résultat de circonstances échappant au contrôle des autorités, était nécessaire pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes ou aux biens, et était limitée au minimum requis à cette fin. En dépit de sa durée et de ses effets sur les requérants, elle ne constituait donc pas, eu égard à son genre et à ses modalités d’exécution, une « privation de liberté » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
74. Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 a), et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
ARTICLE 2 DU PROTOCOLE 4
84. La Cour considère, à l’instar des parties qui s’accordent sur ce point, que le confinement des requérants sur la place Bellecour à Lyon dans l’après‑midi du 21 octobre 2010 a constitué une restriction de leur droit à la liberté de circulation, au sens de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.
85. Toute mesure restreignant le droit à la liberté de circulation doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés au troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 et être nécessaire, dans une société démocratique, pour l’atteindre.
86. S’agissant de la qualité de la loi, la Cour renvoie aux principes généraux énoncés notamment dans l’arrêt De Tommaso précité (§§ 106-109) :
a) Les mots « prévue par la loi » non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : elle doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets.
b) S’agissant de l’exigence de prévisibilité, on ne peut considérer comme « une loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue, l’expérience révélant qu’une telle certitude est hors d’atteinte. En outre, la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi, beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique.
c) Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle est adressée. D’autre part, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne.
d) Une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle‑même.
87. En ce qui concerne la présente affaire, la Cour relève, en premier lieu, ainsi que le fait valoir le Gouvernement (paragraphe 80 ci-dessus), qu’il ressort des articles 1er de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995 (paragraphe 33 ci-dessus), L. 2214-4 du code général des collectivité territoriales, et 34 de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, départements et régions (paragraphe 36 ci-dessus), que l’État a le devoir d’assurer la sécurité en veillant notamment au maintien de la paix et de l’ordre publics et à la protection des personnes et des biens et qu’à ce titre, il lui appartient, dans les communes où la police est étatisée – comme à Lyon –, de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les « attroupements ». À cet égard le préfet dirige l’action des services de la police nationale en matière d’ordre public et de police administrative.
88. Elle relève, en deuxième lieu, ainsi que le souligne le Gouvernement, que la notion d’attroupement est définie par l’article 431-3 du code pénal, comme « tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public » (paragraphe 34 ci-dessus).
89. La Cour rappelle en outre qu’il résulte d’une jurisprudence bien établie du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État qu’une mesure prise dans un but de préservation de l’ordre public qui porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes, dont la liberté d’aller et venir, doit être adaptée, nécessaire et proportionnée à ce but (paragraphes 37-38 ci-dessus).
90. Il s’ensuit que, de manière générale, le droit interne permet au préfet, s’agissant d’un rassemblement de personnes sur la voie publique susceptible de troubler l’ordre public, de prendre des mesures attentatoires à la liberté d’aller et venir dans le but de préserver l’ordre public, à la condition que ces mesures soient adaptées, nécessaires et proportionnées. La Cour en déduit que le principe de l’intervention des forces de l’ordre, dans une situation pareille à celle en litige dans la présente affaire, doit être regardé comme ayant une base légale, en droit interne.
91. Pour autant, la Cour relève que le grief des requérants repose spécifiquement sur le recours, dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre qui se sont déroulées le jeudi 21 octobre 2010, à la technique de l’encerclement. Or, ainsi que l’a précisé le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 12 mars 2021 précitée, à propos de l’article 1er de la loi du 21 janvier 1995, les dispositions qui ont pour objet de reconnaître à l’État la mission générale de maintien de l’ordre public « ne définissent pas les conditions d’exercice de cette mission et notamment pas les moyens pouvant être utilisés à cette fin » pour en déduire qu’il ne pouvait donc « leur être reproché d’encadrer insuffisamment le recours par l’État, dans le cadre de cette mission, à certains procédés de maintien de l’ordre tel que la technique dite de l’encerclement ». Or, la Cour note qu’à la date des faits litigieux, aucun autre texte ni aucune autre disposition ne prévoyait expressément le recours à la technique de l’encerclement qu’ont utilisée les forces de l’ordre dans la présente affaire, ni, a fortiori, ne l’encadrait. C’est à l’aune de cette circonstance particulière qu’il revient à la Cour de se prononcer, au titre du grief tiré l’article 2 du protocole 4 sur la qualité de la loi, question sur laquelle elle relève que les juridictions internes ne se sont pas penchées.
92. En premier lieu, la Cour rappelle, s’agissant d’une technique à vocation préventive susceptible d’affecter les droits et libertés fondamentaux de manifestants pacifiques, dont la liberté de circulation, la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique, qu’il est essentiel que soit défini un cadre d’emploi déterminant de manière précise les circonstances et les conditions de sa mise en œuvre, les modalités de son déroulement et les limites dans le temps de son utilisation. Il en va non seulement de la nécessité de donner aux individus des garanties contre les risques d’atteintes arbitraires de la puissance publique à leurs droits et libertés, mais aussi de la nécessité de les préserver d’un effet dissuasif sur l’exercice de ces droits et libertés, tout particulièrement sur l’exercice de la liberté de manifestation que comprend la liberté de réunion pacifique.
93. En second lieu, la Cour relève qu’alors même que la technique de l’encerclement était une pratique à laquelle les forces de l’ordre étaient susceptibles d’avoir recours pour assurer le maintien de l’ordre face à des risques sérieux de débordement, elle ne faisait, ainsi qu’il a été relevé ci‑dessus, l’objet d’aucun encadrement juridique spécifique à la date des faits litigieux. Elle souligne à cet égard qu’au plan interne, d’une part, le Défenseur des droits a recommandé au ministre de l’Intérieur le 21 mai 2015 qu’un cadre d’emploi définissant strictement les conditions et les modalités du recours à l’encerclement par les forces de l’ordre soit adopté (paragraphe 43 ci-dessus). D’autre part, le Conseil d’État a jugé, par la décision précitée du 10 juin 2021 que, si la mise en œuvre de cette technique peut s’avérer nécessaire dans certaines circonstances pour répondre à des troubles caractérisés à l’ordre public, elle est susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester, d’en dissuader l’exercice et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir, et en a déduit qu’un encadrement précis des cas dans lesquels elle peut être mise en œuvre était requis, afin de garantir que son usage soit adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances (paragraphe 41 ci-dessus). Il a annulé, pour ce motif, le point relatif à l’encerclement du schéma national du maintien de l’ordre après avoir relevé qu’il se bornait à prévoir qu’il peut être utile d’avoir recours à cette technique « sans encadrer précisément les cas dans lesquels elle peut être mise en œuvre ». Pour sa part, après avoir relevé qu’à la date des faits litigieux, il n’existait a fortiori aucun texte, à destination des forces de l’ordre, mentionnant la technique de l’encerclement, la Cour considère que le cadre juridique général relatif au maintien de l’ordre, en vigueur à cette date, ne saurait être regardé comme définissant un cadre d’emploi de cette technique suffisamment précis pour constituer une garantie contre le risque d’atteintes arbitraires à la liberté de circulation des personnes susceptible d’en être l’objet.
94. La Cour en conclut, après avoir relevé la publication par le ministre de l’Intérieur en décembre 2021, soit postérieurement aux faits de l’espèce, d’un nouveau schéma national du maintien de l’ordre en exécution de la chose jugée par le Conseil d’État (paragraphes 40-42 ci-dessus), que le recours par les forces de l’ordre à la technique de l’encerclement, qui a été constitutif de l’ingérence dans le droit à la liberté de circulation des requérants, n’était pas, à la date des faits litigieux, « prévu par la loi » au sens de l’article 2 du Protocole no 4.
95. Elle conclut en conséquence, sans qu’il soit nécessaire de rechercher si les autres exigences de l’article 2 du Protocole no 4 sont remplies (voir, par exemple, Rotaru, précité, § 34), qu’il y a eu violation de cette disposition.
FANOUNI c. FRANCE du 15 juin 2023 requête n° 31185/18
Art 2 P4 • Liberté de circulation • Assignation à résidence d’un islamiste radicalisé, aux armes et munitions saisies à son domicile, durant trois mois et deux jours, ordonnée dans le cadre de l’état d’urgence à la suite des attentats terroristes, entourée de garanties procédurales suffisantes • Mesure proportionnée
CEDH
44. Dans la mesure où la restriction à la liberté de circulation en cause n’est pas propre à « certaines zones déterminées », il convient de l’examiner au regard du troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 (Garib c. Pays‑Bas [GC], no 43494/09, § 110, 6 novembre 2017). Selon la jurisprudence de la Cour, une telle restriction doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés à ce paragraphe et ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, De Tommaso, précité, § 104).
45. La Cour a conclu, au paragraphe 32, à l’existence d’une restriction à la liberté de circulation du requérant. Dès lors, elle doit rechercher si celle-ci était prévue par la loi, si elle poursuivant un but légitime et si elle était nécessaire dans une société démocratique.
a) Sur la prévisibilité de la loi
46. Sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4, les principes relatifs à la prévisibilité de la loi ont été présentés dans les arrêts De Tommaso (précité, §§ 106‑109) et Rotaru c. République de Moldova (no 26764/12, §§ 24-25, 8 décembre 2020).
47. La Cour rappelle en particulier qu’une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle‑même (Khlyustov c. Russie, no 28975/05, § 70, 11 juillet 2013, et De Tommaso, précité, § 109). Afin d’être compatible avec la prééminence du droit et de protéger contre l’arbitraire, la loi applicable doit en outre offrir des garanties procédurales minimales en rapport avec l’importance du droit en jeu (Rotaru, précité, § 24).
48. En l’espèce, la mesure critiquée résulte de deux arrêtés pris sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 respectivement dans sa rédaction antérieure et postérieure à l’intervention de la loi du 20 novembre 2015 (paragraphes 22 et 23 ci‑dessus).
49. La Cour a jugé dans l’affaire Pagerie c. France que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de la loi du 20 novembre 2015, répondait aux exigences de prévisibilité de la loi précitées (arrêt précité, §§ 178‑191). Aucun élément ne la conduit à retenir une solution différente en l’espèce.
50. En ce qui concerne la prévisibilité de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction antérieure à la loi du 20 novembre 2015, la Cour relève qu’il prévoyait alors des conditions d’application plus strictes : une assignation à résidence ne pouvait alors être prononcée qu’à l’encontre d’une personne « dont l’activité [s’avérait] dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». Dans ces conditions, la Cour considère, a fortiori de la solution retenue dans l’arrêt Pagerie (précité, §§ 178‑191), que ces dispositions fixent avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation conféré au ministre de l’Intérieur. Le fait que l’état d’urgence ait été déclaré pour un motif inédit le 14 novembre 2015 – à savoir, la commission d’attentats terroristes coordonnés sur le territoire métropolitain – ne change rien à cette conclusion (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 115).
51. Il s’ensuit que tant l’arrêté du 16 novembre 2015 que celui du 18 décembre 2015 ont été fondés sur une base légale prévisible.
b) Sur la légitimité des buts poursuivis
52. Aux yeux de la Cour, les objectifs poursuivis par l’ingérence litigieuse, qui tendent à la préservation de la sécurité nationale et de la sûreté publique ainsi qu’au maintien de l’ordre public, étaient légitimes (Pagerie, précité, § 192).
c) Sur la nécessité de la restriction litigieuse
53. S’agissant des principes relatifs à l’appréciation de la nécessité d’une restriction à la liberté de circulation, la Cour renvoie aux paragraphes 193 à 196 de l’arrêt Pagerie (précité).
54. La Cour constate en l’espèce que la liberté de circulation du requérant a été particulièrement restreinte pendant la durée de la mesure. En effet, celui-ci a été assigné à résidence à Champagne‑sur‑Oise, et a été astreint à respecter un couvre‑feu nocturne et à se présenter quatre puis trois fois par jour auprès des forces de l’ordre, à peine de sanction pénale. Elle note toutefois la durée limitée de cette ingérence : trois mois et deux jours (comparer avec Pagerie, précité, § 197, Trijonis c. Lituanie (déc.), no 2333/02, 17 mars 2005, et Timofeyev et Postupkin c. Russie, nos 45431/14 et 22769/15, § 137, 19 janvier 2021).
55. Pour assigner le requérant à résidence, le ministre de l’Intérieur s’est fondé sur la gravité de la menace terroriste et sur différentes informations portées à son attention par les services de renseignement, selon lesquelles le requérant aurait fait preuve de prosélytisme, aurait comparé les jihadistes à des résistants et aurait adopté un discours et un comportement inquiétants sur son stand de tir (paragraphes 8 et 10 ci-dessus). Il résulte ainsi de la note blanche produite par le ministre de l’Intérieur dans le cadre des procédures internes que le requérant aurait réclamé à plusieurs reprises sur son stand de tir de pouvoir disposer d’une tête factice à la place de la cible afin de pouvoir lui « mettre une balle entre les deux yeux », qu’il aurait équipé son arme d’un silencieux et qu’il se serait targué de la porter régulièrement sur lui hors du stand. La Cour note par ailleurs que la cour administrative d’appel et le Conseil d’État ont considéré que la mesure était également justifiée par le fait que des armes et un grand nombre de munitions avaient été découvertes au domicile du requérant le 16 novembre 2015, alors que la détention d’armes lui avait été interdite par un arrêté du 26 janvier 2015 (paragraphes 7, 17 et 19 ci‑dessus).
56. Le requérant soutient qu’aucun des motifs invoqués par les autorités internes pour justifier son assignation à résidence n’est établi. À cet égard, la Cour rappelle qu’en principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent à son contrôle. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, De Tommaso, précité, § 170, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019). Il lui incombe cependant de s’assurer que le requérant a bénéficié de garanties procédurales appropriées. Il importe en particulier qu’il ait eu accès à un contrôle juridictionnel portant sur tous les éléments pertinents (Gochev c. Bulgarie, no 34383/03, § 50, 26 novembre 2009) et notamment sur le bien-fondé de la mesure.
57. À ce titre, la Cour souligne, en premier lieu, que les arrêtés d’assignation à résidence litigieux ont été fondés sur un ensemble d’éléments précis concernant spécifiquement le requérant.
58. En deuxième lieu, la Cour relève que les deux arrêtés pris à l’encontre du requérant ont fait l’objet d’un contrôle juridictionnel à l’occasion duquel celui-ci a été effectivement en mesure de faire valoir ses arguments. Elle note que le Conseil d’État a remédié à l’atteinte portée au caractère contradictoire de la procédure invoqué par le requérant, en annulant l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles du 21 juin 2016 pour ce motif et en réglant l’affaire au fond (paragraphe 19 ci-dessus). Dans le cadre de ce contrôle juridictionnel, les juridictions internes (tribunal administratif, cour administrative d’appel et Conseil d’État) se sont assurées du bien-fondé et de la proportionnalité de son assignation à résidence.
59. À cet égard, la Cour note tout d’abord que le requérant n’a pas contesté devant les juridictions internes que des armes et des munitions avaient été découvertes à son domicile le 16 novembre 2015. Il n’a pas non plus exercé de recours à l’encontre de cette perquisition administrative et s’est borné à soutenir que ces armes et munitions avaient été acquises de façon licite. Toutefois, la détention d’armes et de munitions lui avait été interdite par un arrêté préfectoral du 26 janvier 2015 (paragraphe 4 ci-dessus). Dès lors, la circonstance que certaines de ces armes et munitions aient pu être acquises et détenues régulièrement avant cette date est indifférente.
60. S’agissant ensuite des éléments pris en compte par le ministre de l’Intérieur, la Cour relève que ceux-ci ont été portés à la connaissance du requérant au moyen d’une note blanche versée au débat contradictoire (Pagerie, précité, §§ 206‑207). La Cour note que le requérant n’a jamais invité les juridictions internes à faire usage de leurs pouvoirs d’instruction afin d’obtenir des clarifications à leur sujet. Elle constate ensuite qu’il a été en mesure d’en contester la valeur probante, et qu’il a produit à cette fin de multiples attestations (dont certaines émanaient de policiers et d’élus) selon lesquelles il ne s’était jamais fait remarquer pour des prises de positions radicales et qu’il s’était investi dans une association de quartier par le passé. La Cour relève que les juridictions internes ont examiné la valeur probante des faits relatés dans cette note blanche, en recherchant s’ils étaient suffisamment précis et circonstanciés et s’ils étaient sérieusement contestés.
61. Dans ces conditions, la Cour considère que la production de la note blanche a été accompagnée de garanties procédurales suffisantes et que la conclusion à laquelle sont parvenues les juridictions internes ne saurait passer ni pour arbitraire ni pour manifestement déraisonnable.
62. En ce qui concerne la justification de la mesure, la Cour rappelle qu’une telle restriction à la liberté de circulation ne saurait se fonder exclusivement sur les convictions ou sur la pratique religieuse d’un individu (Pagerie, précité, § 199). Elle souligne ensuite que cette mesure a été ordonnée quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015, à une date à laquelle la protection de la population et la prévention d’un nouvel acte terroriste constituaient, sans nul doute, un besoin impérieux. Elle rappelle à cet égard que l’efficacité d’une mesure de nature préventive dépend souvent de la rapidité de sa mise en œuvre (Gochev, précité, § 53). Dans un tel contexte, la Cour considère que les motifs invoqués par les autorités internes pour justifier la mesure, rappelés au paragraphe 55, sont pertinents et suffisants. En particulier, elle admet que la découverte d’un chargeur de grande capacité et de nombreuses munitions au domicile du requérant le 16 novembre 2015 constituait, au vu des informations reçues par les services de renseignement au sujet de l’intéressé, une raison sérieuse de penser que son comportement constituait une menace pour l’ordre et la sécurité publics (paragraphe 23 ci-dessus) et, partant, caractérisait un indice clair d’une exigence d’intérêt public prévalant, dans les circonstances de l’espèce, sur le droit du requérant à la liberté de circulation (Hajibeyli c. Azerbaïdjan, no 16528/05, § 63, 10 juillet 2008, et Pagerie, précité, § 194). Elle considère en outre que les modalités de la mesure, quoique rigoureuses, étaient adaptées à sa finalité. À cet égard, elle relève que le requérant ne soutient pas que l’autorité administrative aurait insuffisamment pris en considération sa situation particulière. La Cour note également que le requérant n’a pas présenté à l’administration de demande tendant à aménager les modalités de la mesure ou à pouvoir quitter temporairement sa zone d’assignation à résidence pour un motif familial ou professionnel. Enfin, elle souligne que le contrôle juridictionnel de la mesure a porté non seulement sur le principe de l’assignation à résidence mais aussi, compte tenu de sa durée et de ses modalités, sur sa proportionnalité.
63. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et, compte tenu du besoin impérieux que constitue la prévention d’actes terroristes, du comportement du requérant, et des garanties procédurales dont il a effectivement bénéficié, la Cour conclut que son assignation à résidence n’était pas disproportionnée au but poursuivi. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4. Une telle conclusion la dispense en l’espèce de statuer sur la validité de l’exercice, par la France, du droit de dérogation prévu par l’article 15.
Pagerie c. France du 19 janvier 2023 requête no 24203/16
Art 2 du Protocole 4 : La Cour juge que l’assignation à résidence du requérant, prise dans le cadre de l’état d’urgence déclaré en 2015, ne viole pas la liberté de circulation
L’affaire concerne l’assignation à résidence sur le territoire de la commune d’Angers, ordonnée, par le ministre de l’Intérieur, à l’égard du requérant dans le cadre de l’état d’urgence déclaré après la vague d’attentats terroristes commise sur le territoire français en novembre 2015. Celui-ci fut soumis à des obligations strictes, pendant plus de treize mois, comprenant l’obligation de se présenter trois fois par jour dans un commissariat et l’interdiction de quitter son domicile entre 20 h et 6 h. A titre liminaire, la Cour souligne qu’elle est pleinement consciente des difficultés de la lutte contre le terrorisme et qu’en la matière, la Convention impose aux États de concilier la protection de la population avec la garantie effective des droits protégés. Dans le cadre de son contrôle, la Cour accorde une attention particulière à la nature et à la portée concrète des garanties contre les abus et le risque d’arbitraire. En l’espèce, la Cour considère tout d’abord que la loi du 3 avril 1955, qui constitue la base légale des mesures contestées, fixe avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation conféré au ministre de l’Intérieur et prévoit des garanties adaptées contre les risques d’abus et d’arbitraire. S’agissant ensuite de la nécessité de l’assignation à résidence, la Cour relève que le ministre de l’Intérieur s’est fondé sur un ensemble d’éléments permettant de caractériser un « comportement » du requérant de nature à susciter des raisons sérieuses de penser qu’il constituait une menace pour la sécurité et l’ordre publics, dans une perspective de prévention du passage à l’acte terroriste. Elle note que la mesure a fait l’objet de réexamens réguliers, la situation personnelle du requérant ayant effectivement été réétudiée à huit reprises par le ministre de l’Intérieur. Par ailleurs, la Cour relève que l’ensemble des décisions administratives prises à l’encontre du requérant a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel, permettant à celui-ci de faire valoir ses arguments devant les juridictions internes, qui ont réexaminé avec sérieux la justification de son assignation à résidence lors de chacune de ses prolongations. Compte tenu du besoin impérieux que constitue la prévention d’actes terroristes, du comportement du requérant, des garanties procédurales dont il a effectivement bénéficié, et du réexamen périodique de la nécessité de la mesure d’assignation à résidence, la Cour conclut que cette mesure n’était pas disproportionnée. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 2 du Protocole n° 4.
Art 2 P4 • Assignation à résidence préventive d’un islamiste radicalisé durant treize mois lors de l’état d’urgence à la suite des attentats terroristes, entourée de garanties procédurales suffisantes • Intensité de la mesure assortie de couvre-feu nocturne et d’obligation de se présenter trois fois par jour auprès des forces de l’ordre, sous peine d’emprisonnement • Prévisibilité de la loi • Contrôle juridictionnel efficace • Réexamen périodique de la nécessité de la mesure • Mesure proportionnée, n’empêchant pas une vie sociale et des relations avec l’extérieur
Faits
Le requérant, M. David Pagerie, est un ressortissant français né en 1988 et résidant à Verrières-en-Anjou.
À la suite des attentats perpétrés à Saint-Denis et à Paris le 13 novembre 2015, l’état d’urgence fut déclaré et la France notifia au Secrétaire général du Conseil de l’Europe qu’elle entendait exercer le droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention.
M. Pagerie fut assigné à résidence, entre le 22 novembre 2015 et le 11 juin 2017, par cinq arrêtés successifs du ministre de l’Intérieur.
Il fut incarcéré du 5 août 2016 au 18 janvier 2017, puis du 11 juin au 15 novembre 2017.
Il fit ensuite l’objet d’une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (MICAS).
M. Pagerie exerça de multiples recours à l’encontre de ces décisions. Tous furent rejetés par les juridictions administratives. Il présenta ainsi deux référés-suspension.
Sa première requête fit l’objet d’un non-lieu à statuer le 29 février 2016.
La seconde fut rejetée le 11 mars 2016. Le requérant ne se pourvut pas en cassation contre ces ordonnances. Il sollicita par ailleurs la suspension de l’exécution des cinq arrêtés ordonnant son assignation à résidence en référé-liberté. Ses requêtes furent rejetées par les tribunaux administratifs de Nantes et de Rennes par quatre ordonnances en date des 29 janvier et 4 juillet 2016, et des 26 janvier et 10 avril 2017.
Le requérant releva appel des ordonnances du 29 janvier 2016 et du 10 avril 2017. Le juge des référés du Conseil d’État rejeta ces deux appels, par des ordonnances du 10 février 2016 et du 19 mai 2017.
Sur le fond, M. Pagerie demanda l’annulation pour excès de pouvoir des arrêtés ordonnant son assignation à résidence, ainsi que l’annulation d’une décision de refus d’aménagement de son obligation de pointage rendue le 30 mars 2017 par sept requêtes distinctes. Ces requêtes furent jointes et rejetées par un jugement du tribunal administratif de Nantes du 13 février 2018. Le requérant releva appel de ce jugement par sept requêtes distinctes. Par une ordonnance du 27 août 2018, le président de la cour administrative d’appel de Nantes rejeta ces requêtes d’appel comme étant manifestement dépourvues de fondement.
M. Pagerie ne se pourvut pas en cassation contre cette ordonnance. M. Pagerie présenta enfin trois référés-liberté à l’encontre de la MICAS ultérieurement prise à son égard. Ces référés furent rejetés, de même que les appels dirigés contre les ordonnances de rejet.
CEDH
171. Dans la mesure où la restriction à la liberté de circulation en cause n’est pas propre à « certaines zones déterminées », il convient de l’examiner au regard du troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 (Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 110, 6 novembre 2017). Selon la jurisprudence de la Cour, une telle mesure doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés à ce paragraphe et ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, De Tommaso, précité, § 104).
172. En l’espèce, après avoir jugé que l’assignation à résidence litigieuse avait restreint la liberté de circulation du requérant (paragraphe 160 ci‑dessus), la Cour doit rechercher si cette ingérence était prévue par la loi, si elle poursuivait un but légitime et si elle était nécessaire dans une société démocratique.
a) Sur la qualité de la loi
173. La Cour relève tout d’abord que la base légale de l’assignation à résidence du requérant était l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, tel qu’interprété par le Conseil d’État et par le Conseil constitutionnel, et que son accessibilité n’est pas contestée par le requérant.
174. Pour apprécier la prévisibilité de cette base légale, la Cour examinera la précision des notions employées et recherchera si elle était accompagnée de garanties suffisantes contre le risque d’arbitraire.
Principes généraux
175. Sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4, les principes relatifs à la prévisibilité de la loi ont été présentés dans les arrêts De Tommaso (précité, §§ 106‑109) et Rotaru c. République de Moldova (no 26764/12, §§ 24-25, 8 décembre 2020).
176. La Cour rappelle qu’il importe notamment que la base légale fondant l’ingérence soit prévisible. À ce titre, elle doit offrir une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle‑même (Khlyustov c. Russie, no 28975/05, § 70, 11 juillet 2013, et De Tommaso, précité, § 109).
177. Afin d’être compatible avec la prééminence du droit et de protéger contre l’arbitraire, la loi applicable doit en outre offrir des garanties procédurales minimales en rapport avec l’importance du droit en jeu (Rotaru, précité, § 24). Le contrôle des ingérences de l’exécutif dans les droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4 doit normalement être assuré, au moins en dernier ressort, par les tribunaux, en raison des garanties d’indépendance et d’impartialité qu’ils présentent et parce qu’ils sont mieux placés pour s’assurer de la régularité de la procédure (Sissanis c. Roumanie, no 23468/02, § 70, 25 janvier 2007, et Sarkizov et autres c. Bulgarie, nos 37981/06 et 3 autres, § 69, 17 avril 2012). Ce contrôle doit porter tant sur la légalité que sur la proportionnalité de la mesure litigieuse (Riener c. Bulgarie, no 46343/99, § 126, 23 mai 2006, Gochev c. Bulgarie, no 34383/03, § 50, 26 novembre 2009, et Rotaru, précité, § 25). De plus, les autorités internes ne peuvent prolonger longtemps des mesures restreignant la liberté de circulation d’une personne sans réexaminer périodiquement si elles restent justifiées (Rotaru, précité, § 25).
Application en l’espèce
α) Sur la précision des notions employées
178. Le requérant se plaint, à titre principal, de l’imprécision des notions employées par le législateur.
179. L’article 6 de la loi du 3 avril 1955 autorise le ministre de l’Intérieur à ordonner, dans le cadre des pouvoirs de police administrative dont il dispose, l’assignation à résidence de toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » (paragraphe 66 ci-dessus). Bien que la loi du 3 avril 1955 ait été modifiée à plusieurs reprises entre 2015 et 2017, cette condition d’application est restée inchangée.
180. La Cour rappelle que le niveau de précision de la législation interne qu’elle exige dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle est adressée (De Tommaso, précité, § 108, et la jurisprudence qui y est citée).
181. En l’espèce, la Cour relève que les dispositions litigieuses ne peuvent être appliquées que dans le cadre de l’état d’urgence, et dans les zones où celui-ci reçoit application. Or, l’état d’urgence ne peut être déclaré que dans des situations exceptionnelles, qui sont strictement définies par la loi (paragraphe 62 ci-dessus). La législation en cause, qui déroge au droit commun, a donc vocation à ne s’appliquer qu’à titre exceptionnel, dans un espace et un temps limités.
182. La Cour relève ensuite que l’édiction d’une mesure d’assignation à résidence est subordonnée à l’existence de « raisons sérieuses » de penser qu’un comportement donné constitue une menace. La loi requiert ainsi l’existence d’un risque caractérisé, une assignation à résidence ne pouvant être légalement prononcée sur la base de simples soupçons. Un tel degré d’exigence est corroboré par les travaux préparatoires de la loi du 20 novembre 2015 (paragraphe 67 ci-dessus), ainsi que par la jurisprudence administrative qui s’est rapidement développée en la matière (paragraphes 80 et 166 ci-dessus). La Cour note que ce seuil d’exigence est encore réhaussé lorsque la durée de la mesure excède douze mois, la menace requise devant alors avoir « une particulière gravité » (paragraphe 71 ci‑dessus).
183. La Cour note en outre que la préservation de la « sécurité nationale » et de « la sûreté publique » ainsi que le maintien de « l’ordre public » figurent expressément parmi les buts légitimes susceptibles de justifier une ingérence les droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4. Elle souligne que cette dernière notion est largement employée dans les pays continentaux, comme en témoignent les travaux préparatoires au Protocole no 4 (Garib, précité, § 85).
184. À cet égard, il apparaît irréaliste d’exiger du législateur national qu’il dresse une liste exhaustive des comportements susceptibles de justifier la mise en œuvre de pouvoirs de police administrative (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 113), ainsi que le fait valoir le Gouvernement. Selon une jurisprudence bien établie, le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation et ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses, ce pourquoi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III, et De Tommaso, précité, §§ 107-108).
185. Or, cette difficulté est particulièrement élevée lorsqu’il s’agit, pour le législateur national, d’encadrer ex ante les prérogatives confiées à l’autorité administrative pour faire face à des événements d’une gravité exceptionnelle et largement imprévisibles, et prévenir de manière la plus efficace possible la réalisation de risques majeurs pour la sécurité nationale, la sûreté publique et l’ordre public, et ainsi assurer le respect effectif du droit à la vie de la population.
186. Pour autant, une telle législation d’exception ne saurait, en aucun cas, s’avérer contraire au principe de prééminence du droit. Il revient dès lors à la Cour d’exercer un contrôle méticuleux des garanties contre le risque d’arbitraire prévues par le droit interne, afin de déterminer si celles-ci encadrent et limitent efficacement le pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative.
β) Sur l’existence de garanties contre le risque d’arbitraire
187. La Cour relève en premier lieu que la mise en œuvre de l’état d’urgence est strictement encadrée par le droit interne. S’il peut être déclaré par le pouvoir exécutif, sa durée initiale est limitée à douze jours et il ne peut être prorogé que par le législateur, pour une durée déterminée (paragraphe 62 ci-dessus). Tout projet de loi en ce sens doit être soumis au Conseil d’État pour avis, conformément à l’article 39 de la Constitution (paragraphe 9 ci‑dessus). En outre, la loi prévoit que le Parlement est informé sans délai des mesures prises en application de l’état d’urgence, et lui confère des prérogatives d’enquête dont il a effectivement fait usage dans le cadre du contrôle de ce régime d’exception (paragraphes 63‑64 ci-dessus).
188. La Cour constate en deuxième lieu que le régime de la mesure d’assignation à résidence est nettement défini en droit interne. La durée de la mesure, ses modalités et le régime des obligations complémentaires dont elle peut être assortie sont précisément encadrés par la loi du 3 avril 1955, telle qu’interprétée par le Conseil d’État et par le Conseil constitutionnel (voir, a contrario, De Tommaso, précité, §§ 119‑123). En particulier, le Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision du 22 décembre 2015, que l’assignation à résidence et l’ensemble de ses modalités doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé une telle mesure, dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence (paragraphe 69 ci‑dessus). Cette jurisprudence impose par ailleurs le renouvellement de la mesure d’assignation à résidence à chaque prorogation de l’état d’urgence. Compte tenu de la fréquence de ces prorogations entre 2015 et 2017 (paragraphe 9 ci‑dessus), cette exigence a impliqué un réexamen périodique régulier des mesures d’assignation à résidence. En outre, par une décision du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel a subordonné la prolongation de la mesure au-delà de douze mois à la production, par l’administration, d’éléments nouveaux et complémentaires (paragraphe 71 ci‑dessus).
189. La Cour accorde une importance particulière au fait que les juridictions internes aient interprété la législation d’exception en cause avec le souci de fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, mutatis, mutandis, Selahattin Demirtaş, précité, § 275, et Kudrevičius et autres, précité, § 110).
190. La Cour observe en troisième lieu que les mesures d’assignations à résidence peuvent être contestées devant le juge des référés par la voie du référé-liberté, que la Cour a jugé effective (paragraphes 129‑134 ci-dessus). Elle constate que ce contrôle porte à la fois sur la légalité et la proportionnalité de la mesure d’assignation à résidence (paragraphe 78 ci‑dessus) et souligne que celui-ci intervient à très bref délai (paragraphe 75 ci‑dessus), et le cas échéant en cours de mesure. Celle-ci peut ainsi faire l’objet d’un contrôle juridictionnel à double degré peu après sa mise à exécution. Parallèlement, ces mesures peuvent être contestées dans le cadre de recours pour excès de pouvoir. Par ailleurs, si le requérant critique l’attribution de ce contentieux au juge administratif, la Cour note que cette règle de compétence a été jugée conforme à l’article 66 de la Constitution (paragraphe 69 ci‑dessus). Elle n’a pas pour tâche de porter une appréciation sur ces règles d’organisation juridictionnelle, mais uniquement d’en vérifier la compatibilité avec la Convention. Or, aucune de ses allégations n’est de nature à remettre en cause l’indépendance, l’impartialité ou l’attachement à la légalité du juge administratif. La Cour en conclut que les mesures d’assignations à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence sont soumises à un contrôle juridictionnel efficace, offrant des garanties procédurales à la hauteur de l’importance du droit en jeu (Rotaru, précité, §§ 24‑25).
191. Au vu de l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que les dispositions en cause, telles qu’interprétées par les juridictions internes, fixent avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation conféré au ministre de l’Intérieur et prévoient des garanties adaptées contre les risques d’abus et d’arbitraire. Elle en conclut que cette base légale était prévisible.
b) Sur la légitimité des buts poursuivis
192. Aux yeux de la Cour, les objectifs poursuivis par l’ingérence litigieuse, qui tendent à la préservation de la sécurité nationale et de la sûreté publique ainsi qu’au maintien de l’ordre public, étaient légitimes.
c) Sur la nécessité de l’ingérence litigieuse
Principes généraux
193. Selon une jurisprudence constante de la Cour, une ingérence dans la liberté de circulation est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » si elle répond à un « besoin social impérieux » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi. Il faut que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Nada, précité, § 181). Les autorités nationales compétentes disposent à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Nada, précité, § 184, et Olivieira, précité, § 64).
194. Toutefois, une restriction à la liberté de circulation ne peut être justifiée, dans une affaire donnée, que s’il existe des indices clairs d’une véritable exigence d’intérêt public prévalant sur le droit de l’individu à la liberté de circulation (Hajibeyli c. Azerbaïdjan, no 16528/05, § 63, 10 juillet 2008, Nalbantski c. Bulgarie, no 30943/04, § 65, 10 février 2011, et Popoviciu c. Roumanie, no 52942/09, § 91, 1er mars 2016). Les mesures de nature préventive doivent être fondées sur des éléments concrets et réellement révélateurs de l’actualité du risque dont elles visent à éviter la réalisation (voir, mutatis mutandis, Nalbantski, précité, § 65, et Vlasov et Benyash c. Russie, nos 51279/09 et 32098/13, § 34, 20 septembre 2016 ; voir également Labita, précité, § 196).
195. Une mesure restrictive de liberté ne peut être imposée ou maintenue qu’après avoir concrètement pris en considération la situation particulière de la personne concernée (voir, par exemple, Battista c. Italie, no 43978/09, § 44 et 47, CEDH 2014, et Stamose c. Bulgarie, no 29713/05, § 35, CEDH 2012). De plus, les autorités internes ne peuvent prolonger longtemps des mesures restreignant la liberté de circulation d’une personne sans réexaminer périodiquement si celles-ci sont justifiées (voir, parmi d’autres, Villa c. Italie, no 19675/06, § 49, 20 avril 2010, Battista, précité, § 42, et Rotaru, précité, § 25). Lorsqu’elle examine la sévérité d’une restriction, la Cour tient particulièrement compte de sa durée (Nikiforenko c. Ukraine, no 14613/03, § 56, 18 février 2010).
196. Il importe enfin que la personne concernée par une mesure de nature préventive bénéficie d’un contrôle juridictionnel comportant des garanties procédurales appropriées (Bulea c. Roumanie, no 27804/10, § 63, 3 décembre 2013, et Popoviciu, précité, § 92). Celle-ci doit avoir réellement la possibilité de demander tout éclaircissement à l’égard des éléments motivant une telle restriction et avoir accès à une procédure contradictoire (Marturana c. Italie, no 63154/00, §§ 188‑189, 4 mars 2008).
Appréciation de la Cour
197. La Cour constate que l’ingérence portée à la liberté de circulation du requérant a été d’une particulière intensité, dans la mesure où elle comprenait à la fois une interdiction de quitter le territoire de la commune d’Angers, un couvre-feu nocturne, et une obligation de se présenter trois fois par jour auprès des forces de l’ordre, à peine d’emprisonnement. Elle relève en outre que le requérant a été assigné à résidence pendant une durée cumulée de plus de treize mois.
198. L’assignation à résidence du requérant a initialement été fondée sur la « radicalisation religieuse » du requérant, son tempérament violent et ses antécédents pénaux, ainsi que sur le fait qu’il ait tenté d’entrer en contact avec le responsable d’une organisation islamiste favorable au jihad armé, prônant l’instauration du califat et l’application de la charia en France (paragraphe 14 ci‑dessus).
199. À cet égard, la Cour souligne qu’une telle restriction à la liberté de circulation ne saurait se fonder exclusivement sur les convictions ou sur la pratique religieuse d’un individu. Elle rappelle cependant que l’article 9 de la Convention ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 60, CEDH 2000-XI). En l’espèce, elle relève que le ministre de l’Intérieur s’est fondé sur un ensemble d’éléments permettant de caractériser un « comportement » de nature à susciter des raisons sérieuses de penser qu’il constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics, dans une perspective de prévention du passage à l’acte terroriste, comme le Conseil d’État s’en est assuré (paragraphe 53 ci‑dessus). Elle souligne que cette mesure a été ordonnée quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015, à une date à laquelle la protection de la population et la prévention d’un nouvel acte terroriste constituaient, sans nul doute, un besoin impérieux. Elle rappelle à cet égard que l’efficacité d’une mesure de nature préventive dépend souvent de la rapidité de sa mise en œuvre (Gochev, précité, § 53). Elle estime en outre que les modalités de la mesure, quoique rigoureuses, étaient adaptées à sa finalité.
200. Dans ces conditions, la Cour considère que la mesure litigieuse reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans le contexte dans lequel s’inscrit la présente affaire, caractérisé par l’existence d’une menace pour la sécurité nationale, la sûreté publique et l’ordre public d’une gravité et d’une durée exceptionnelles.
201. Par la suite, l’assignation à résidence du requérant et ses modalités ont fait l’objet de réexamens réguliers, sa situation personnelle ayant effectivement été réétudiée à huit reprises par le ministre de l’Intérieur (paragraphes 17, 18, 20, 32, 33, 34, 36 et 37 ci-dessus). Pour décider sa prolongation, celui-ci s’est fondé sur un faisceau d’indices qui s’est progressivement étoffé. Aux yeux de la Cour, ces éléments nouveaux ont pu raisonnablement être regardés par les autorités nationales comme renforçant les raisons sérieuses de penser que le comportement du requérant constituait une menace telle qu’elle justifiait la prolongation de son assignation à résidence. La Cour note en effet que l’autorité administrative s’est fondée sur des renseignements selon lesquels le requérant se serait dit prêt à mener des actions violentes, sur son refus de condamner des attentats récents lors d’un entretien volontairement accordé à un journaliste, sur le fait qu’il fréquente un individu lourdement condamné pour violences aggravées à l’encontre d’un policier, sur le fait que des vidéos de propagande jihadiste particulièrement violentes et incitant au recours à la force meurtrière avaient été retrouvées sur des appareils lui appartenant lors d’une perquisition administrative de son domicile, sur le fait qu’il ait violé l’interdiction de contact ordonnée à son encontre et qu’il ait été condamné de ce chef, sur le fait qu’il se soit rapproché lors de son incarcération d’une figure du mouvement jihadiste condamnée pour association de malfaiteurs en vue de la commission d’actes de terrorisme, et sur le comportement virulent ou provocateur qu’il avait parfois adopté à l’égard des autorités policières et judiciaires lors de son assignation à résidence (paragraphes 17, 18, 20, 32 et 36 ci-dessus). La Cour considère qu’il s’agit là d’éléments concrets desquels les autorités nationales ont pu raisonnablement déduire qu’ils révélaient la persistance du risque que la mesure visait à prévenir (Nalbantski, précité, § 65, et Vlasov et Benyash, précité, § 34), à savoir un éventuel passage à l’acte. Elle souligne en particulier que la prolongation de la mesure au-delà de douze mois a notamment reposé sur le constat d’éléments nouveaux (paragraphes 36 et 71 ci-dessus). Or, elle rappelle que la nature et la gravité du risque décelé constituent toujours un facteur important dans l’appréciation de la proportionnalité des mesures de protection et de prévention à adopter (voir, mutatis mutandis, Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 183, 15 juin 2021).
202. En outre, la Cour constate que le requérant a été assigné à résidence à Angers pendant la quasi-totalité de la durée de la mesure litigieuse. Il s’agit d’une commune de 42,7 km², comptant près de 155 000 habitants. Au cours de la journée, il pouvait s’y déplacer librement, sous réserve de respecter l’obligation de se présenter trois fois par jour à l’hôtel de police d’Angers. Or, celui-ci était facilement accessible en transports en commun, le requérant ayant été domicilié à sa proximité immédiate jusqu’au 5 août 2016. La Cour en déduit que ni l’assignation à résidence du requérant ni ses obligations complémentaires n’ont empêché le requérant de mener une vie sociale et nouer des contacts avec l’extérieur. Elle relève également que l’autorité administrative a pris en compte la situation individuelle du requérant, qui était sans emploi ni charges familiales, et ses allégations relatives à ses difficultés de santé, en procédant à un examen sérieux du certificat médical produit par celui-ci. Elle souligne que le requérant n’a jamais sollicité l’autorisation de quitter sa zone d’assignation à résidence ou un aménagement de la mesure pour un motif familial ou professionnel auprès de l’autorité administrative. Il s’est borné à demander la réduction de la périodicité de son obligation de pointage en invoquant des difficultés de mobilité passagères, qui n’ont pas été considérées comme établies. À l’audience devant la Cour, le requérant a expliqué qu’à ses yeux demander l’aménagement de la mesure serait revenu à en admettre le principe. Dans ces conditions, la Cour considère que la circonstance que le requérant n’ait ni sollicité ni obtenu l’aménagement de son assignation à résidence ne peut être imputée aux autorités internes (voir, mutatis mutandis, Timofeyev et Postupkin, précité, § 135, et Munteanu c. Roumanie (déc.), no 39435/08, § 26, 1er décembre 2015).
203. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que la durée de la mesure et le maintien des restrictions qu’elle prévoyait reposaient sur des motifs pertinents et suffisants.
204. Par ailleurs, la Cour relève que l’ensemble des décisions administratives prises à l’encontre du requérant a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel (paragraphes 47, 51, 53, 54, 58 et 60). Le requérant, auquel l’aide juridictionnelle a systématiquement été accordée, a effectivement été en mesure de faire valoir ses arguments devant les juridictions internes, qui ont réexaminé avec sérieux la justification de son assignation à résidence lors de chacune de ses prolongations.
205. Le requérant soutient enfin que les juridictions internes ont principalement statué sur la foi de notes blanches, qu’il considère difficiles à contester. Il dénonce leur influence prépondérante sur le juge et soutient avoir été privé de garanties procédurales minimales. Sur ce point, le Gouvernement fait valoir que cette pratique permet de porter les éléments sur lesquels l’autorité administrative s’est fondée pour prendre la mesure litigieuse à la connaissance tant de la personne concernée que du juge, sans entraver l’action des services de renseignement et en préservant le nécessaire secret de leurs sources.
206. La Cour rappelle qu’elle a reconnu que l’utilisation d’informations confidentielles peut se révéler inévitable dans les affaires où la sécurité nationale est en jeu. Elle juge cependant que cela n’implique pas que les autorités nationales échappent à tout contrôle des tribunaux internes dès lors qu’elles affirment que l’affaire touche à la sécurité nationale et au terrorisme (voir, mutatis mutandis, Chahal, précité, §§ 130-131, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 210 sous l’angle de l’article 5 § 4). La Cour a déjà examiné plusieurs techniques visant à concilier les impératifs de sécurité liés à l’accès à de telles informations et la nécessité d’accorder en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure (Chahal, précité, §§ 131 et 144, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 214-224). Il lui revient en l’espèce de rechercher si la production des notes blanches a été accompagnée de garanties procédurales suffisantes.
207. À cet égard, la Cour relève que le droit interne exige que la note blanche soit soumise au débat contradictoire. En outre, il appartient au juge administratif d’exercer un contrôle sur l’exactitude et la précision des informations qu’elles comportent, en recherchant si elles reposent sur des faits précis et circonstanciés et si ceux-ci sont ou non sérieusement contestés (paragraphes 92 ci-dessus). À cette fin, le juge administratif peut faire usage de ses pouvoirs d’instruction (paragraphe 93 ci-dessus). En l’espèce, la Cour constate que le versement de notes blanches au débat contradictoire a permis au requérant d’avoir connaissance des éléments fondant son assignation à résidence et lui a donné la possibilité effective de demander des éclaircissements à cet égard (voir, mutatis mutandis, Marturana, précité, § 188‑189). Or, elle relève que ces éléments n’ont, pour une large partie, pas été contestés par le requérant, dont la Cour note qu’il a été absent à plusieurs audiences et qu’il n’a jamais invité les juridictions internes à faire usage de leurs pouvoirs d’instruction. Pour leur part les juridictions internes ont estimé que les faits relatés étaient suffisamment précis et circonstanciés. Ayant pris connaissance des notes blanches qui ont été versées au dossier devant elle, la Cour estime qu’une telle conclusion ne saurait passer pour arbitraire.
208. Dans ces conditions, la Cour déduit que le requérant a, dans les circonstances de l’espèce, bénéficié de garanties procédurales appropriées.
209. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et, compte tenu du besoin impérieux que constitue la prévention d’actes terroristes, du comportement du requérant, des garanties procédurales dont il a effectivement bénéficié, et du réexamen périodique de la nécessité de la mesure d’assignation à résidence, la Cour conclut que celle-ci n’était pas disproportionnée. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4. Une telle conclusion la dispense en l’espèce de statuer sur la validité de l’exercice, par la France, du droit de dérogation prévu par l’article 15 (paragraphe 146 ci-dessus).
STETSOV c. UKRAINE du 11 mai 2021 Requête no 5170/15
Art 2 P4 • Interdiction de quitter le territoire en raison du défaut de remboursement d’une dette constatée par jugement • Mesure qui n’était pas suffisamment justifiée et qui ne pouvait pas être reconsidérée, ni réexaminée jusqu’à l’échéance constituée par le paiement intégral
25. La Cour rappelle que l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention garantit à toute personne le droit de circuler à l’intérieur du territoire dans lequel elle se trouve ainsi que de le quitter, ce qui implique le droit de se rendre dans le pays de son choix, pour autant qu’elle soit autorisée à y entrer. Il en résulte qu’une mesure susceptible de porter atteinte à ce droit ou d’en restreindre l’exercice n’est conforme à l’article 2 du Protocole no 4 que si elle est prévue par la loi, poursuit l’un des buts légitimes visés au troisième paragraphe de la disposition en question et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite dudit objectif (Ignatov c. Bulgarie, no 50/02, § 32, 2 juillet 2009).
26. En l’espèce, le requérant s’est vu imposer une interdiction de quitter le territoire d’une durée de quatre ans au moins. La Cour considère que la restriction ainsi imposée au droit de l’intéressé de circuler librement s’analyse en une ingérence au sens de l’article 2 du Protocole no 4 (Ignatov, précité, § 33).
27. La Cour observe également que les parties ne contestent pas que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, à savoir l’article 6 de la loi sur la procédure d’entrée dans le territoire ukrainien et de sortie de ce territoire pour les ressortissants ukrainiens, et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d’autrui. La Cour est du même avis.
28. En revanche, les avis des parties divergent sur la proportionnalité de cette ingérence. À cet égard, la Cour rappelle qu’une mesure restreignant la liberté de circulation d’une personne, fût-elle justifiée au départ, peut devenir disproportionnée si elle se prolonge automatiquement pendant une longue période (Riener c. Bulgarie, no 46343/99, § 121, 23 mai 2006; Földes et Földesné Hajlik c. Hongrie, no 41463/02, § 35, CEDH 2006‑XII).
29. En ce qui concerne plus particulièrement les restrictions imposées en raison de dettes impayées, la Cour souligne que de telles mesures ne se justifient que tant qu’elles tendent à l’objectif poursuivi de garantir le recouvrement des dettes en question (Napijalo c. Croatie, no 66485/01, §§ 78-82, 13 novembre 2003). Dès lors, les autorités ne peuvent les prolonger longtemps sans réexaminer périodiquement si elles sont justifiées (Riener, précité, §§ 122 et 124).
30. En l’espèce, il n’est pas contesté que le jugement du 5 février 2014 n’a pas été exécuté volontairement. Étant donné cependant que le requérant conteste les conclusions des juridictions nationales selon lesquelles il s’était soustrait à l’exécution dudit jugement, la Cour réaffirme qu’il ne lui incombe pas normalement de se substituer aux juridictions internes. Elle a pour tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, d’assurer le respect par les États contractants des engagements résultant pour eux de la Convention. Eu égard au caractère subsidiaire du système de la Convention, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, et si l’appréciation à laquelle se sont livrées les juridictions nationales est manifestement arbitraire (Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 160, CEDH 2015, et les références citées). Les tribunaux nationaux ont fait droit à la demande de l’huissier et ont prononcé une interdiction de quitter le territoire à l’encontre de requérant, après avoir constaté qu’il avait failli dans le remboursement des sommes d’argent (voir paragraphe 15, ci-dessus). Même si leurs conclusions peuvent faire l’objet de réserves à la lumière des explications de la Cour suprême (voir paragraphe 18, ci-dessus), ils ne sont pas manifestement déraisonnables et sont conformes à la lettre du droit. Ainsi, l’interdiction de quitter le territoire qui a été imposée au requérant a satisfait aux exigences du droit interne.
31. Toutefois, la Cour considère, à la lumière du principe de proportionnalité, que l’intention du débiteur en cas de non-paiement de la dette judiciaire, en plus d’être difficile à établir et de laisser une large place à la subjectivité, ne peut être le seul motif justifiant la restriction contestée lorsqu’elle se prolonge au-delà d’une courte période initiale. Le service compètent doit être en mesure d’expliquer comment l’interdiction de voyager pourrait servir à recouvrer la dette, en tenant compte de la situation individuelle du requérant et d’autres circonstances conjoncturelles de l’affaire. Or, en l’espèce, d’après les autorités nationales qui sont à l’origine de cette mesure et l’ont autorisée, ni le tribunal ni l’huissier n’étaient compétents pour lever l’interdiction ou pour en réexaminer l’opportunité et l’efficacité. Il ressort du droit interne de l’époque et de la position adoptée par les autorités nationales dans le cas du requérant qu’une fois l’interdiction imposée, celle-ci ne pouvait être levée qu’une fois la dette intégralement remboursée par l’intéressé. De l’avis de la Cour, une telle règlementation est contraire à l’article 2 du Protocole no 4 de la Convention.
32. La Cour prend acte de la réforme de la procédure civile qui permet à tout débiteur d’engager une procédure de levée des restrictions de voyage (voir paragraphes 19 et 20, ci-dessus). Toutefois, cette réforme est intervenue après les faits qui ont donné lieu à la présente requête. Eu égard à ces considérations, la Cour estime que le requérant a été soumis à des mesures qui n’étaient pas suffisamment justifiées et qui ne pouvaient pas être reconsidérées, ni réexaminées jusqu’à l’échéance constituée par le paiement intégral (comparer avec Riener, précité, § 127). Elle en conclut que les autorités ukrainiennes ont manqué à l’obligation, née de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention, de veiller à ce que toute atteinte portée au droit d’une personne de quitter son pays soit, dès le départ et tout au long de sa durée, justifiée et proportionnée au regard des circonstances.
Partant, il y a eu violation du droit du requérant à la liberté de circulation garanti par l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à la Convention.
Timofeyev et Postupkin c. Russie du 19 janvier 2021 requêtes nos 45431/14 et 22769/15
Le placement sous surveillance administrative de détenus dangereux, à la fin de leur peine d’emprisonnement, est une mesure préventive et non une peine
- à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable : assistance gratuite d’un avocat) de la Convention européenne des droits de l’homme dans le chef de M. Timofeyev ;
- à la majorité (six voix contre une), qu’il y a eu non-violation de l’article 2 du Protocole n° 4 (liberté de circulation) de la Convention européenne dans le chef de M. Postupkin.
L’affaire concerne le placement sous surveillance administrative de MM. Timofeyev et Postupkin à la fin de leur peine d’emprisonnement. La Cour juge en particulier que l’impossibilité pour M. Timofeyev de bénéficier d’une aide judiciaire gratuite en vue d’obtenir l’assistance d’un avocat a dû le placer dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (le représentant de la colonie pénitentiaire) qui a bénéficié de l’assistance du procureur tout au long de la procédure. Elle note aussi que M. Timofeyev, qui n’était pas une personne expérimentée ou spécialiste dans le domaine du droit, a fait part de ses difficultés et a notamment demandé l’assistance du tribunal, faisant valoir des difficultés financières. La Cour juge aussi que les mesures de surveillance administrative appliquées à M. Postupkin ont été proportionnées aux buts poursuivis, à savoir la prévention des infractions pénales. Elle note à cet égard que, à l’époque pertinente, la loi décrivait en détail les catégories de personnes visées par la surveillance administrative et se basait sur des critères objectifs, et qu’aucun de ces critères ne laissait place à une appréciation discrétionnaire des juridictions nationales quant aux destinataires des mesures de prévention. La Cour rejette le grief de M. Timofeyev portant sur l’article 7 (pas de peine sans loi) de la Convention, estimant que les obligations et restrictions qui lui ont été imposées dans le cadre de la surveillance administrative ne constituaient pas une « peine » et qu’elles doivent être analysées comme des mesures préventives auxquelles le principe de non-rétroactivité énoncé dans cette disposition n’a pas vocation à s’appliquer. Elle estime aussi que l’imposition desdites mesures à M. Postupkin ne revenait pas à le « punir pénalement » au sens de l’article 4 du Protocole n o 7 à la Convention et rejette également ce grief.
Art 7 et Art 4 P7 • Surveillance administrative aux fins préventifs, après l’exécution de la peine par les condamnés, non-constitutive d’une peine et non-soumise au principe de rétroactivité • Mesures ne revenant pas à « punir pénalement » une seconde fois
Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Absence d’octroi d’une aide judiciaire gratuite au requérant sans argent pour obtenir l’assistance d’un avocat lors d’une procédure de placement sous surveillance administrative pour huit ans • Importante gravité de l’enjeu de la procédure • Incapacité à défendre effectivement sa cause • Situation de net désavantage par rapport à son adversaire assisté
Article 2 du Protocole n° 4 • Liberté de circulation • Caractère proportionné des mesures de surveillance administrative, imposées pour six ans et soumises aux contrôles périodiques de leur nécessité • Loi suffisamment prévisible quant à la catégorie des personnes visées et à sa portée temporelle.
LES FAITS
Les requérants, Vasiliy Timofeyev et Arkadiy Postupkin, sont des ressortissants russes nés en 1965. Ils résident à Vladimir et à Rybinsk (Russie).
M. Timofeyev
En octobre 2003, M. Timofeyev fut reconnu coupable de meurtre et condamné à une peine de 11 ans, six mois et 10 jours d’emprisonnement pour meurtre. En septembre 2013, la direction de la colonie pénitentiaire où il purgeaitsa peine demanda au tribunal de le placer sous surveillance administrative, en application de la loi n° 64-FZ relative à la surveillance administrative des personnes libérées des établissements pénitentiaires. L’administration pénitentiaire motiva sa demande par le fait que M. Timofeyev avait été condamné pour une infraction commise en récidive dangereuse, qu’il n’avait pas respecté le régime pénitentiaire et qu’il avait fait l’objet de 27 sanctions disciplinaires dont sept n’avaient pas encore été effacées. En novembre 2013, le tribunal ordonna le placement de M. Timofeyev sous surveillance administrative. Au cours de cette procédure, l’intéressé demanda la désignation d’un avocat pour le représenter, invoquant un manque de moyens financiers. Le juge rejeta sa demande. En janvier 2014, M. Timofeyev interjeta appel. Au cours de cette procédure, il demanda à bénéficier d’une assistance juridique gratuite. Un avocat prit connaissance de son dossier mais, en février 2014, il informa la cour chargée d’examiner l’appel qu’il ne pouvait pas représenter M. Timofeyev en l’absence d’une convention d’assistance juridique. Le 14 mars 2014, la cour suspendit l’audience pour permettre à M. Timofeyev de conclure une convention avec son avocat. À la reprise de l’audience, M. Timofeyev informa la cour que la convention n’avait pas pu être conclue, l’avocat étant indisponible. Le même jour, estimant que M. Timofeyev avait disposé de suffisamment de temps pour se préparer à l’examen de son affaire et de trouver un représentant, la cour rejeta l’appel de M. Timofeyev. En définitive, M. Timofeyev qui fut remis en liberté en mars 2014, fut placé sous surveillance administrative. Par la suite, il bénéficia d’un aménagement des astreintes qui lui étaient imposées pour lui permettre de faire des déplacements professionnels. Toutefois, sa demande de levée anticipée de la mesure de surveillance administrative fut rejetée en août 2015.
M. Postupkin
En avril 2007, M. Postupkin fut condamné à une peine de sept ans et six mois d’emprisonnement pour trafic de stupéfiants. En novembre 2013, la direction de la colonie pénitentiaire où il purgeait sa peine demanda au tribunal de placer l’intéressé soussurveillance administrative, aux motifs notamment qu’il avait été condamné pour une infraction commise en récidive dangereuse, qu’il n’avait pasrespecté le régime pénitentiaire et qu’il avait fait l’objet de 23 sanctions disciplinaires. En décembre 2013, le tribunal ordonna le placement de M. Postupkin soussurveillance administrative. Ce dernier fit appel, alléguant que son placement sous surveillance administrative constituait une double peine et que les obligations qui lui étaient imposées étaient trop sévères. Il se pourvut également en cassation. Ces recours furent infructueux.
Article 7 (pas de peine sans loi) – M. Timofeyev
La Cour estime que la principale question à laquelle elle doit répondre est celle de savoir si les mesures de surveillance administrative appliquées à M. Timofeyev constituaient une « peine » au sens de l’article 7 de la Convention ou si elles sortaient du champ d’application de cette disposition. Elle relève que, conformément à la loi n o 64 FZ, toute personne libérée d’un établissement pénitentiaire qui se trouvait en état de condamné en raison d’une condamnation pour une infraction commise en récidive dangereuse ou particulièrement dangereuse se voyait appliquer automatiquement la surveillance administrative. En l’occurrence, M. Timofeyev, qui avait été condamné pour une infraction commise en récidive dangereuse, relevait de cette catégorie de personnes. S’agissant de la qualification de la surveillance administrative en droit interne, la Cour estime que l’objectif principal des mesures en cause est d’empêcher la récidive. Lesdites mesures ont donc un but préventif et ne peuvent être regardées comme ayant un caractère répressif et comme constituant une sanction. En ce qui concerne la ressemblance desdites mesures à celles constituant une peine restrictive de liberté, la Cour note que, selon l’article 60 § 3 du code pénal (CP), la fixation de la peine s’effectue en tenant compte des circonstances aggravantes et atténuantes de la commission de l’infraction, et donc du degré de culpabilité. Or, la mise en place de la surveillance administrative ne dépend pas du degré de culpabilité de la personne concernée et se fonde sur la « dangerosité » de la personne condamnée en état de récidive. De ce point de vue, cette mesure ne revêt pas un caractère répressif. Quant à la procédure associée à l’adoption et à la mise en œuvre de la surveillance administrative, la Cour note que celle-ci était de nature civile jusqu’au 15 septembre 2015, et qu’elle est maintenant de nature administrative, ne relevant pas de la justice pénale. Enfin,s’agissant de la sévérité des mesureslitigieuses, la Cour observe que l’obligation de se présenter à l’autorité compétente imposée à M. Timofeyev ainsi que l’obligation de déclarer tout changement d’adresse dans un délai de trois jours ouvrés étaient certes contraignantes, et qu’elles étaient accompagnées de restrictions supplémentaires dont l’impact sur la vie de l’intéressé était substantiel. Cependant, la gravité des mesures en cause n’est pas décisive en soi, puisque de nombreuses mesures non pénales de nature préventive peuvent, de même que des mesures devant être qualifiées de peines, avoir un impact substantiel sur la personne concernée. Par conséquent, la Cour estime que les obligations et restrictions imposées à M. Timofeyev dans le cadre de la surveillance administrative ne constituaient pas une « peine » au sens de l’article 7 § 1 de la Convention et qu’elles doivent être analysées comme des mesures préventives auxquelles le principe de non-rétroactivité énoncé dans cette disposition n’a pas vocation à s’appliquer. Dès lors, le grief tiré de l’article 7 de la Convention est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
Article 6 (droit à un procès équitable / assistance gratuite d’un avocat) – M. Timofeyev
La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner le grief relatif à l’impossibilité de bénéficier de l’aide juridique gratuite dans le cadre de la procédure de placement sous surveillance administrative sous l’angle du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention. Ensuite, elle rappelle que la Convention n’oblige pas à accorder l’aide judiciaire dans toutes les contestations en matière civile. En l’espèce, elle note que le droit interne en vigueur au moment desfaits ne prévoyait pasla possibilité d’octroi d’une aide judiciaire gratuite dans le cadre d’une procédure de placement sous surveillance administrative. En outre, la demande de mise en place de la surveillance administrative était en principe introduite par l’établissement pénitentiaire. M. Timofeyev était donc défendeur dans une procédure engagée par les autorités internes. Ensuite, elle relève que la gravité de l’enjeu pour M. Timofeyev dans cette procédure était indéniablement importante : les restrictions qui lui étaient imposées avaient de sérieuses répercussions sur sa vie privée et sur l’exercice de ses droits, notamment de son droit à la liberté de circulation. En outre, l’examen de la demande tendant à la mise en place de la surveillance administrative portait sur des questions juridiques qui demandaient une certaine connaissance du droit et de la jurisprudence. M. Timofeyev, qui n’était pas une personne expérimentée ou spécialiste dans le domaine du droit, a fait part, lors d’une audience, de ses difficultés et a notamment demandé l’assistance du tribunal, notamment dans la collecte de preuves pour démontrer qu’une attestation portant sur son évaluation psychologique aurait été falsifiée. Cependant, le juge ne l’a pas assisté, ayant décidé de rejeter toutes ses demandes procédurales faites en ce sens. Or, si M. Timofeyev avait été représenté par un avocat, il aurait pu préparer sa défense afin de remettre en cause les éléments versés par son adversaire. Aux yeux de la Cour, il était d’autant plus important d’assurer à M. Timofeyev la défense de sa cause puisque, pour imposer les restrictions administratives à l’intéressé, le juge de première instance a pris en compte sa « personnalité » et « l’avis négatif » de l’administration de l’établissement pénitentiaire. En outre, l’adversaire de M. Timofeyev, à savoir le représentant de la colonie pénitentiaire, a bénéficié de l’assistance du procureur tout au long de la procédure. Par ailleurs, les juridictions internes ont prononcé plusieurs ajournements afin de permettre à M. Timofeyev de trouver un représentant. Or, les demandes de ce dernier étaient motivées par l’absence de moyens financiers pour rémunérer un avocat, et non pas par le manque de temps pour en trouver. Les ajournements prononcés n’auraient donc pas pu remédier à sa situation puisqu’il purgeait une peine d’emprisonnement au moment de l’examen de l’affaire par la juridiction de première instance et, de ce fait, avait peu de chances de voir sa situation financière s’améliorer. Enfin, tenant compte de la situation de M. Timofeyev qui, jusqu’à une semaine avant l’audience devant la cour régionale, était un détenu purgeant une peine d’emprisonnement, et des difficultés qu’il a rencontrées pour préparer sa défense, la Cour estime qu’il a dû être bien plus éprouvé du point de vue physique et émotionnel par la procédure qu’un avocat expérimenté ne l’aurait été. Eu égard à ce qui précède, notamment à la gravité de l’enjeu pour M. Timofeyev dans la procédure relative à son placement sous surveillance administrative pour une durée de huit ans ainsi qu’aux difficultés qu’il a rencontrées pour préparer sa défense et dont il a fait part aux tribunaux, la Cour estime que l’impossibilité pour M. Timofeyev de bénéficier d’une aide judiciaire gratuite en vue d’obtenir l’assistance d’un avocat a dû le placer dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. En conséquence, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Article 2 du Protocole n° 4 à la Convention (liberté de circulation) - M. Postupkin
Selon la jurisprudence de la Cour, toute mesure restreignant le droit à la liberté de circulation doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes et être nécessaire dans une société démocratique. La Cour constate que les mesures litigieuses avaient une base légale dans le droit interne russe, notamment la loi n o 64 FZ (en vigueur depuis le 1 er juillet 2011) qui répondait à la condition de l’accessibilité. Eu égard à sa conclusion selon laquelle les mesures litigieuses ne constituaient pas une peine au sens de l’article 7 de la Convention, la Cour estime que l’imposition par la loi n o 64 FZ à l’égard des personnes condamnées à des peines privatives de liberté de mesures de prévention en prenant en compte leur comportement antérieur à l’entrée en vigueur de cette loi n’est pas problématique. Elle relève à cet égard que, à l’époque pertinente, la loi n o 64 FZ décrivait en détail les catégories de personnes visées par la surveillance administrative et se basait sur des critères objectifs tels que l’existence d’un état de condamné non effacé ou retiré, la gravité de l’infraction, le type de récidive, l’attribution de la qualité de « transgresseur avéré » du régime carcéral et la commission d’infractions pénales ou administratives spécifiques. Aucun de ces critères ne laissait place à une appréciation discrétionnaire des juridictions nationales quant aux destinataires des mesures de prévention. Selon la loi n o 64 FZ, la durée de la surveillance administrative ne pouvait dépasser celle de l’existence de l’état de condamné, conformément à l’article 86 du CP. Par conséquent, la Cour estime que la loi n o 64 FZ était suffisamment prévisible quant à la catégorie des personnes susceptibles d’être concernées par son application et à sa portée temporelle. Ainsi, M. Postupkin relevait de la catégorie des personnes qui, au moment de l’entrée en vigueur de la loi, se trouvaient en état de condamné pour une infraction commise en récidive dangereuse et devaient faire l’objet d’une surveillance administrative automatiquement, indépendamment de leur conduite au cours de l’exécution de la peine. S’agissant des buts des mesures litigieuses, la Cour estime que les mesures restrictives à la liberté de circulation de M. Postupkin poursuivaient le but de la « prévention des infractions pénales ». S’agissant de la proportionnalité d’une mesure restreignant la liberté de circulation, la Cour note que, en droit interne, la durée de la surveillance administrative est fixée par la loi et ne dépend pas de l’appréciation du juge, qui n’a pas compétence pour la réduire en fonction des circonstances propres à la personne concernée. En effet, conformément à la loi n o 64 FZ, les personnes condamnées pour une infraction commise en récidive dangereuse sont automatiquement placées sous surveillance administrative pour toute la durée de l’existence de l’état de condamné, qui, selon l’article 86 § 3 d) du CP dans sa version en vigueur depuis le 3 août 2013, est de huit ans. Cependant, la loi n o 64 FZ permet à la personne placée sous surveillance administrative de soumettre une demande de levée partielle des restrictions imposées à son égard, et les juridictions internes peuvent prendre en compte l’ensemble des éléments relatifs au comportement de la personne concernée pour trancher la question de la levée des restrictions en cause. La Cour en déduit que la loi en question prévoit la possibilité de contrôles juridictionnels périodiques de la nécessité du maintien des restrictions dont l’imposition n’est pas obligatoire au sens de son article 4, notamment l’interdiction de sortir du domicile entre 22 heures et 6 heures. M. Postupkin n’a toutefois pas présenté de demande en ce sens. S’agissant des mesures dont l’imposition est obligatoire, notamment l’obligation de se présenter une fois par mois à l’autorité chargée de la surveillance administrative, imposée en l’occurrence à l’égard à M. Postupkin, la Cour constate que la fréquence de contrôles périodiques de la nécessité de leur maintien est régie par l’article 9 §§ 2 et 3 de la loi n o 64 FZ. En effet, cette disposition prévoit que la personne placée sous surveillance administrative peut demander l’arrêt anticipé de ce régime en tant que tel après l’écoulement de la moitié de la durée pour laquelle celui-ci a été appliqué et que, en cas de rejet de la demande, une nouvelle demande d’arrêt anticipé de la surveillance administrative ne peut être introduite que six mois après ledit rejet. La Cour relève que M. Postupkin avait été condamné pour une infraction grave et que les juridictions ont estimé que le délai d’effacement de l’état de condamné était pour lui de six anssuivant l’exécution de sa peine. Il s’ensuit que le contrôle de la nécessité de maintenir celui-ci sous surveillance administrative, et par conséquent de l’obliger à se présenter à l’autorité compétente une fois par mois, ne pouvait être effectué, à l’initiative de l’intéressé, qu’après l’écoulement d’une période initiale de trois ans. Cependant, eu égard à la nature de la restriction en cause et en particulier à la fréquence peu élevée de présentation personnelle imposée à l’intéressé, la Cour estime que cette circonstance ne peut passer pour incompatible avec l’exigence de contrôle périodique. Elle constate en outre que, après cette période initiale, la nécessité de maintenir la mesure litigieuse pouvait faire l’objet d’un contrôle juridictionnel à des intervalles de six mois entre chaque rejet d’une éventuelle demande d’arrêt anticipé de la mesure faite par l’intéressé. Par conséquent, la Cour estime que les mesures de surveillance administrative appliquées à M. Postupkin ont été proportionnées aux buts poursuivis. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 2 du Protocole n o 4 à la Convention.
Article 4 du Protocole n° 7 à la Convention (droit à ne pas être jugé ou puni deux fois) - M. Postupkin
La Cour rappelle qu’elle a conclu que les mesures de surveillance administrative ne constituaient pas une peine au sens de l’article 7 (pas de peine sans loi) de la Convention. Dès lors, elle estime que l’imposition desdites mesures à M. Postupkin ne revenait pas à le « punir pénalement » au sens de l’article 4 du Protocole n o 7 à la Convention. Ce grief est donc incompatible ratione materiae avec cette disposition.
CEDH
70. Eu égard aux observations des parties, la Cour estime que la principale question à laquelle elle doit répondre est celle de savoir si les mesures de surveillance administrative appliquées au premier requérant constituaient une « peine » au sens de l’article 7 de la Convention ou bien si elles sortaient du champ d’application de cette disposition.
71. La Cour rappelle que la notion de « peine » contenue dans l’article 7 de la Convention possède une portée autonome. Pour rendre effective la protection offerte par cette disposition, la Cour doit demeurer libre d’aller au‑delà des apparences et d’apprécier elle-même si une mesure particulière s’analyse au fond en une « peine » au sens de cette clause (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 82, CEDH 2013, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 210, 28 juin 2018, et Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 203, 4 décembre 2018).
72. Le libellé de l’article 7 § 1 de la Convention, seconde phrase, indique que le point de départ de toute appréciation de l’existence d’une « peine » consiste à déterminer si la mesure en question a été imposée à la suite d’une condamnation pour une infraction pénale. Toutefois, d’autres éléments peuvent également être jugés pertinents à cet égard, à savoir la nature et le but de la mesure en cause, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité (Del Río Prada, précité, § 82, et G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 211).
73. La Cour rappelle également que, faisant application des critères susmentionnés, elle a établi une distinction entre, d’une part, des mesures poursuivant un but punitif qui constituaient une peine et qui ne pouvaient être appliquées rétroactivement (M. c. Allemagne, no 19359/04, §§ 122‑137, CEDH 2009) et, d’autre part, des mesures poursuivant un but préventif auxquelles le principe de non‑rétroactivité énoncé dans l’article 7 ne s’appliquait pas (Ibbotson c. Royaume-Uni, no 40146/98, décision de la Commission du 21 octobre 1998, non publiée, Adamson c. Royaume-Uni (déc.), no 42293/98, 26 janvier 1999, Van der Velden c. Pays-Bas (déc.), no 29514/05, CEDH 2006-XV, Gardel c. France, no 16428/05, §§ 34‑47, CEDH 2009, et Berland c. France, no 42875/10, §§ 45‑46, 3 septembre 2015).
74. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour relève d’abord que le premier requérant a été placé sous surveillance administrative sur le fondement de la décision du 26 novembre 2013 (paragraphe 11 ci‑dessus) et que ce placement a eu lieu plusieurs années après sa condamnation pénale, qui avait été prononcée le 24 octobre 2003 (paragraphe 4 ci‑dessus). Elle constate que ledit placement était néanmoins lié à la condamnation de l’intéressé et lui faisait suite. En effet, conformément à l’article 3 §§ 1 et 2 (alinéa 2) de la loi no 64‑FZ, toute personne libérée d’un établissement pénitentiaire qui se trouvait en état de condamné en raison d’une condamnation pour une infraction commise en récidive dangereuse ou particulièrement dangereuse se voyait appliquer automatiquement la surveillance administrative (paragraphe 35 ci‑dessus). En l’occurrence, le premier requérant, qui avait été condamné pour une infraction commise en récidive dangereuse, relevait de cette catégorie de personnes. D’ailleurs, d’après le Gouvernement, l’imposition des mesures litigieuses était une conséquence de la condamnation pénale de l’intéressé (paragraphe 65 ci‑dessus).
75. S’agissant de la qualification de la surveillance administrative en droit interne, la Cour relève que la base légale de ce régime est constituée premièrement de l’article 173.1 du CESP (paragraphe 31 ci‑dessus), qui, pour ce qui est des modalités de son application, renvoie aux dispositions de la loi no 64‑FZ (paragraphes 32‑42 ci‑dessus). Elle observe que, d’un côté, le CESP concerne l’exécution des peines, et ressortit donc clairement au domaine pénal, et, de l’autre, tant cet article que la loi no 64‑FZ qualifient la surveillance en cause d’« administrative ». Toutefois, les indications que fournit le droit interne de l’État défendeur n’ont qu’une valeur relative (Öztürk c. Allemagne du 21 février 1984, § 52, série A no 73). La Cour rappelle avoir noté qu’« un même type de mesure peut être qualifié de peine supplémentaire dans un État et de mesure de sûreté dans un autre » (M. c. Allemagne, précité, § 74). Ainsi, « la supervision de la conduite d’un individu après sa libération, par exemple, est considérée comme une peine supplémentaire dans les articles 131-36-1 et suivants du code pénal français et comme une mesure de sûreté dans les articles 215 et 228 du code pénal italien » (ibidem). La Cour estime donc que la qualification de la mesure litigieuse d’« administrative » dans le droit interne russe ne doit pas automatiquement aboutir à la conclusion de l’inapplicabilité de l’article 7 de la Convention.
76. En l’occurrence, la Cour note que tant la Cour constitutionnelle que la Cour suprême russe ont considéré que la surveillance administrative ne constituait pas une « peine » au sens de la loi pénale russe mais une mesure de prévention de la délinquance et de prévention personnelle (paragraphes 58‑61 ci‑dessus). La Cour, quant à elle, estime également que l’objectif principal des mesures mises en cause par le premier requérant est d’empêcher la récidive. Lesdites mesures ont donc un but préventif et ne peuvent être regardées comme ayant un caractère répressif et comme constituant une sanction.
77. Quant à la ressemblance des mesures imposées dans le cadre de la surveillance administrative à celles constituant une peine restrictive de liberté, la Cour note que, selon l’article 60 § 3 du CP, la fixation de la peine s’effectue en tenant compte des circonstances aggravantes et atténuantes de la commission de l’infraction (paragraphe 47 ci‑dessus), et donc du degré de culpabilité de l’auteur (voir, dans ce sens, Welch c. Royaume-Uni, 9 février 1995, § 33, série A no 307-A). Or la mise en place de la surveillance administrative ne dépend pas du degré de culpabilité de la personne concernée et se fonde sur la « dangerosité » de la personne condamnée en état de récidive (voir la position de la Cour constitutionnelle russe sur la notion d’« état de condamné » dans sa décision no 3‑P du 19 mars 2003, citée au paragraphe 58 ci‑dessus). De ce point de vue, cette mesure ne revêt pas un caractère répressif.
78. S’agissant de la procédure associée à l’adoption et à la mise en œuvre de la surveillance administrative, la Cour note qu’au moment des faits elle était régie par les dispositions du chapitre 26.2 du CPC. Le Gouvernement a précisé que, depuis le 15 septembre 2015, cette procédure est régie par le chapitre 29 du CJA. La procédure était donc de nature civile, et elle est maintenant de nature administrative, ne relevant pas de la justice pénale.
79. La Cour relève que le premier requérant accorde un poids considérable au fait que le non‑respect éventuel desdites mesures l’expose à des sanctions administratives, voire pénales (paragraphes 51‑52 ci‑dessus). Elle note toutefois que les sanctions en cause ne pourront être infligées que dans le cadre d’une procédure judiciaire distincte au cours de laquelle le juge compétent pourra apprécier le caractère fautif ou non du manquement (Gardel, précité, § 44).
80. Enfin, s’agissant de la sévérité des mesures litigieuses, la Cour observe que l’obligation de se présenter à l’autorité compétente imposée au premier requérant (trois fois par mois jusqu’au 5 septembre 2014 et une fois par mois à partir de cette date) ainsi que l’obligation de déclarer tout changement d’adresse dans un délai de trois jours ouvrés après ledit changement (avant pareil changement depuis le 1er octobre 2019) étaient certes contraignantes (comparer avec Ibbotson, décision de la Commission précitée, et Adamson, décision précitée, concernant l’obligation, pour une durée illimitée, de déclarer les changements d’adresse au plus tard dans un délai de quinze jours ; et Gardel, précité, § 38, concernant l’obligation, pour une durée de trente ans, de justifier l’adresse tous les six mois et de déclarer les changements d’adresse au plus tard dans un délai de quinze jours).
Ces obligations étaient accompagnées de restrictions supplémentaires dont l’impact sur la vie de l’intéressé était substantiel. Cependant, la gravité des mesures en cause n’est pas décisive en soi, puisque de nombreuses mesures non pénales de nature préventive peuvent, de même que des mesures devant être qualifiées de peines, avoir un impact substantiel sur la personne concernée (Del Río Prada, précité, § 82, et Ilnseher, précité, § 203).
81. À la lumière de l’ensemble de
ces considérations, la Cour estime que les obligations et restrictions imposées au premier requérant dans le cadre de la surveillance administrative ne constituaient pas une « peine » au sens de l’article 7 § 1 de la Convention et qu’elles doivent être analysées comme des mesures préventives auxquelles le principe de non-rétroactivité énoncé dans cette disposition n’a pas vocation à s’appliquer (voir, dans le même sens, Gardel, précité, § 46).82. Dès lors, il convient de rejeter le grief tiré de l’article 7 de la Convention comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
86. Comme la Cour l’a déjà dit à de nombreuses reprises, la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (A et B c. Norvège, précité, § 133). Conformément au principe de l’interprétation harmonieuse de la Convention, la Cour a conclu que les termes « procédure pénale » employés dans le texte de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention devaient être interprétés à la lumière des principes généraux applicables aux expressions « accusation en matière pénale » (criminal charge) et « peine » (penalty) figurant respectivement à l’article 6 et à l’article 7 de la Convention (Sergueï Zolotoukhine c. Russie [GC], n 14939/03, § 52, CEDH 2009, et les références qui y figurent). Par conséquent, eu égard à ses conclusions aux paragraphes 71‑82 ci‑dessus, selon lesquelles les mesures de surveillance administrative ne constituaient pas une peine au sens de l’article 7 de la Convention, elle estime que l’imposition desdites mesures au second requérant ne revenait pas à le « punir pénalement » au sens de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention.
87. Dès lors, il convient de rejeter le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention comme étant incompatible ratione materiae avec cette disposition, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Victor Rotaru c. République de Moldova du 8 décembre 2020 requête n° 26764/12
Art 2 du Protocole 4 : Refus de délivrer un passeport pour dette non remboursée : violation de la Convention
L’affaire concerne le refus des autorités internes, pendant plusieurs années, de délivrer un passeport au requérant en raison de sa dette non remboursée envers une banque. La Cour observe que l’autorité de l’état civil a refusé de délivrer un passeport au requérant après avoir considéré que la seule condition imposée par la loi était remplie, à savoir le non remboursement d’une dette. La durée de l’interdiction d’obtenir un passeport n’a pas été précisée et il n’apparaît pas qu’un quelconque contrôle sur la proportionnalité de la mesure ait été effectué. La législation interne, telle qu’appliquée en l’espèce, n’a pas offert à l’intéressé la possibilité de bénéficier de garanties procédurales suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités et le requérant a été privé de la protection nécessaire contre l’arbitraire que lui conférait le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique.
Art 2 P4 • Liberté de circulation • Refus des autorités internes de renouveler le passeport du requérant en raison de la non-exécution de la décision de justice l’obligeant à rembourser une dette à un tiers • Impossibilité de quitter le territoire • Base légale rédigée d’une manière très générale et dépourvue de la protection nécessaire contre l’arbitraire • Absence de garanties procédurales suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités • Mesure de caractère automatique, sans limitation de durée et sans contrôle effectif et périodique • Mesure adoptée douze ans environ après la condamnation du requérant et en l’absence de toute procédure d’exécution pendante devant un huissier de justice • Contrôle de la proportionnalité des restrictions au droit à la liberté de circulation expressément exigé par la Cour constitutionnelle • Absence d’analyse de la situation individuelle du requérant et de la question de la proportionnalité de l’ingérence de la part des juridictions internes
FAITS
Le 11 juin 1998, le tribunal de Botanica à Chișinău ordonna à M. Rotaru de payer à la banque E. 77 908,51 lei moldaves (environ 16 450 dollars américains (USD) selon le taux de change en vigueur à l’époque) au titre d’un crédit non remboursé et des pénalités de retard. Le requérant partit s’installer avec sa famille en Roumanie en 2004, sans avoir exécuté le jugement du tribunal de Botanica. Lorsqu’il revint en Moldova en 2010, M. Rotaru demanda le renouvellement de son passeport. Sa demande fut rejetée par l’autorité de l’état civil au motif que sa dette envers la banque E. n’était pas remboursée. Le requérant contesta ce refus devant un tribunal, dénonçant une ingérence illégale dans son droit à la liberté de circulation. Il soutenait notamment que le délai légal de trois ans pour demander l’exécution du jugement du 11 juin 1998 était échu. La banque E. demanda l’exécution dudit jugement à un huissier de justice, qui interdit à l’autorité de l’état civil de délivrer le passeport au requérant. La cour d’appel de Chișinău mit fin à l’action du requérant au motif qu’elle était mal fondée. Le recours du requérant fut rejeté par la Cour suprême de justice.
Article 2 du Protocole n° 4
La Cour note que les autorités ont fondé la mesure litigieuse sur l’article 8 g) de la loi n° 269, qui leur permettait de refuser la délivrance d’un passeport en cas de dette non remboursée. L’autorité de l’état civil a refusé de délivrer un passeport au requérant sur simple demande du créancier et après avoir considéré que la seule condition imposée par la loi était remplie, à savoir le nonremboursement d’une dette. La durée de l’interdiction d’obtenir un passeport n’a pas été précisée et il n’apparaît pas qu’un quelconque contrôle sur la proportionnalité de la mesure ait été effectué. Dans ces conditions, la Cour conclut que le refus opposé par l’autorité administrative s’apparente à une mesure automatique, qui plus est d’une durée indéterminée. À ce sujet, elle rappelle qu’une interdiction automatique de voyager est contraire aux obligations pesant sur les autorités au sens de l’article 2 du Protocole n° 4. La Cour doit donc rechercher s’il y a eu un contrôle judiciaire effectif sur la légalité et la proportionnalité de la mesure litigieuse. Un tel contrôle était d’autant plus nécessaire que la mesure a été adoptée douze ans environ après le prononcé du jugement ayant condamné le requérant à rembourser une dette et en l’absence de toute procédure d’exécution pendante devant un huissier de justice. De plus, un contrôle de proportionnalité pour toute restriction du droit à la liberté de circulation avait été expressément exigé par la Cour constitutionnelle dans sa décision du 15 avril 2011. La Cour relève que les tribunaux internes se sont contentés de valider la mesure litigieuse comme étant conforme à l’article 8 g) de la loi n° 269. Ils ne se sont nullement penchés sur la question de savoir si le refus de délivrer un passeport se conciliait avec les dispositions relatives à l’exécution des décisions de justice, notamment celles fixant à trois ans le délai de forclusion pour présenter le titre exécutoire. En tout état de cause, la Cour constate que les juridictions internes n’ont pas analysé la situation individuelle du requérant et la question de la proportionnalité de l’ingérence. En ce qui concerne l’obligation des autorités de réexaminer régulièrement la mesure restreignant la liberté de circulation du requérant, la Cour constate que, après la confirmation par les tribunaux internes du refus initial des autorités de délivrer le passeport, il n’y a eu aucun réexamen de la justification de l’interdiction de voyager et que cela est dû au fait que le droit interne n’en offrait pas la possibilité.
La Cour juge donc en conséquence que le requérant a été soumis à une mesure de caractère automatique, sans limitation de durée et en l’absence d’un contrôle effectif et périodique. Ces éléments suffisent pour conclure que la législation interne, telle qu’appliquée en l’espèce, n’a pas offert à l’intéressé la possibilité de bénéficier de garanties procédurales suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités et que le requérant a été donc privé de la protection nécessaire contre l’arbitraire que lui conférait le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique. La Cour considère que l’ingérence dans le droit à la liberté de circulation du requérant n’était pas « prévue par la loi ». Il y a donc eu violation de l’article 2 du Protocole n° 4.
CEDH
20. Le requérant met en exergue le fait que le refus des autorités de lui délivrer un passeport, pour dette, est survenu en dehors de toute procédure d’exécution et plus de dix ans après le jugement l’ayant condamné à rembourser cette dette. Il allègue qu’il y a eu ingérence dans son droit à la liberté de circulation qui n’était ni légale ni proportionnée. Il soutient également que, en raison de la mesure litigieuse, il ne pouvait plus regagner sa résidence en Roumanie, qu’il a perdu son travail dans ce pays et qu’il n’a pas la possibilité de rembourser la dette en restant en Moldova.
21. Le Gouvernement signale que le requérant n’a pas été interdit de quitter le territoire moldave. À ce sujet, il avance que, compte tenu du fait que le requérant avait résidé en Roumanie, l’on peut supposer que celui-ci détenait un passeport roumain qui lui aurait permis de circuler librement. D’autre part, le Gouvernement avance que le refus des autorités moldaves de délivrer un passeport au requérant était légal et proportionné au but poursuivi qui était celui de recouvrer la dette.
22. Dans la mesure où le Gouvernement semble contester qu’il y a eu ingérence en l’espèce au sens de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention, la Cour note qu’il n’a pas été prouvé que le requérant détenait une autre nationalité que celle moldave. Il ne ressort pas non plus des éléments dont elle dispose que, après le refus des autorités de lui renouveler le passeport, l’intéressé a pu effectivement quitter le territoire de la République de Moldova. Par conséquent et compte tenu de sa jurisprudence constante en la matière, elle ne peut que conclure que la mesure contestée s’analyse en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit de quitter le pays (Baumann c. France, no 33592/96, § 62, CEDH 2001‑V (extraits), Ignatov c. Bulgarie, no 50/02, § 33, 2 juillet 2009, et Kerimli c. Azerbaïdjan, no 3967/09, § 47, 16 juillet 2015). Pareille ingérence enfreint l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention, sauf si elle satisfait aux conditions du paragraphe 3 de cette disposition, c’est-à-dire si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes et est « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.
23. La Cour rappelle d’emblée que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 94 in fine, 11 décembre 2018).
24. Elle renvoie également à sa jurisprudence constante relative à l’interprétation des mots « prévue par la loi » et aux exigences qualitatives d’accessibilité et de prévisibilité auxquelles doit répondre la législation interne (voir, sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4, Olivieira c. Pays‑Bas, no 33129/96, §§ 47 et 52, CEDH 2002‑IV, et De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, §§ 106-109, 23 février 2017). La Cour redit en particulier qu’une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle-même (Khlyustov c. Russie, no 28975/05, § 70, 11 juillet 2013, et De Tommaso, précité, § 109). Afin d’être compatible avec la prééminence du droit et de protéger contre l’arbitraire, la loi applicable doit offrir des garanties procédurales minimales, en rapport avec l’importance du droit en jeu (voir, par exemple, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, §§ 82 et 88, 14 septembre 2010, et, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 96 et 97 in fine, 25 octobre 2012).
25. La Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer qu’une ingérence de l’exécutif dans les droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4 doit être soumise à un contrôle efficace que doit normalement assurer, au moins en dernier ressort, le pouvoir judiciaire, car il offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière (Sissanis c. Roumanie, no 23468/02, § 70, 25 janvier 2007, et Sarkizov et autres c. Bulgarie, nos 37981/06 et 3 autres, § 69, 17 avril 2012). Ce contrôle doit porter tant sur la légalité (Mursaliyev et autres c. Azerbaïdjan, nos 66650/13 et 10 autres, § 34, 13 décembre 2018) que sur la proportionnalité de la mesure litigieuse (voir, par exemple, Riener c. Bulgarie, no 46343/99, § 126, 23 mai 2006, Gochev c. Bulgarie, no 34383/03, § 50 in fine, 26 novembre 2009, et Popoviciu c. Roumanie, no 52942/09, §§ 92-93, 1er mars 2016 ; et comparer avec, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, Heino c. Finlande, no 56720/09, § 45, 15 février 2011, et DELTA PEKÁRNY a.s. c. République tchèque, no 97/11, § 87, 2 octobre 2014). De plus, les autorités internes ne peuvent prolonger longtemps des mesures restreignant la liberté de circulation d’une personne sans réexaminer périodiquement si celles-ci sont justifiées (voir, par exemple, Riener, précité, § 124, et Kerimli, précité, § 56)
26. En l’espèce, la Cour note que les autorités ont fondé la mesure litigieuse sur l’article 8 g) de la loi no 269 (paragraphe 16 ci-dessus), qui leur permettait de refuser la délivrance d’un passeport en cas de dette non remboursée, établie par une décision de justice. Elle constate qu’il n’y a aucune controverse entre les parties quant à la condition d’accessibilité de cette base légale.
27. Pour ce qui est de la prévisibilité de la loi interne et de sa compatibilité avec la prééminence du droit, la Cour observe que la disposition précitée était rédigée d’une manière concise et très générale. En effet, celle-ci ne précisait ni la procédure à suivre par l’autorité d’état civil, notamment pour ce qui était des sujets qui pouvaient demander ou imposer une interdiction de délivrance de passeport, ni si cette autorité disposait d’une marge de manœuvre quant à l’appréciation de la nécessité et de la durée d’une telle mesure. La disposition en question n’indiquait pas non plus dans quelle situation cette interdiction pouvait être levée.
28. Dans le cas présent, la Cour note que l’autorité d’état civil a refusé de délivrer le passeport au requérant sur simple demande du créancier et après avoir considéré que la seule condition imposée par l’article 8 g) de la loi no 269 était remplie, à savoir le non-remboursement de la dette par le requérant. La durée de l’interdiction d’obtenir un passeport n’a pas été précisée et il n’apparaît pas qu’un quelconque contrôle sur la proportionnalité de la mesure ait été effectué à cette étape-là. Dans ces conditions, la Cour conclut que le refus opposé au requérant par l’autorité administrative s’apparente à une mesure automatique, qui plus est d’une durée indéterminée. À ce sujet, elle rappelle qu’une interdiction automatique de voyager est contraire aux obligations pesant sur les autorités au sens de l’article 2 du Protocole no 4 (Riener, précité, § 128).
29. Cela étant, la Cour doit rechercher si, dans les circonstances particulières de l’affaire en cause, il y a eu un contrôle judiciaire effectif sur la légalité et la proportionnalité de la mesure litigieuse. Un tel contrôle était d’autant plus nécessaire que cette mesure a été adoptée douze ans environ après le prononcé du jugement ayant condamné le requérant à rembourser la dette et en l’absence de toute procédure d’exécution pendante devant un huissier de justice. De plus, un contrôle de proportionnalité pour toute restriction du droit à la liberté de circulation était expressément exigé par la Cour constitutionnelle (paragraphe 17 ci-dessus), dont la décision correspondante a été prononcée au moment où la présente affaire était encore sur le rôle de la Cour suprême de justice.
30. Sur ce point, la Cour relève que les tribunaux internes se sont contentés de valider la mesure litigieuse comme étant conforme à l’article 8 g) de la loi no 269. Cependant, ceux-ci ne se sont nullement penchés sur la question de savoir si le refus de délivrer un passeport se conciliait avec les dispositions relatives à l’exécution des décisions de justice, notamment celles fixant à trois ans le délai de forclusion pour présenter le titre exécutoire (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour ne perd pas de vue qu’une procédure d’exécution avait été déclenchée par un huissier de justice à la demande du créancier (paragraphe 11 ci-dessus). Elle observe toutefois que cela est bel et bien survenu après le refus de l’administration de renouveler le passeport du requérant et que la question de la compatibilité de cette mesure avec les dispositions du code de l’exécution restait entière, au moins pour ce qui était de la période précédant la mise en mouvement de la procédure d’exécution. Elle souligne également que le requérant a soulevé l’argument tiré de la forclusion du créancier à demander l’exécution et que les éléments dont elle dispose n’indiquent pas qu’il y avait un quelconque obstacle juridique empêchant les tribunaux nationaux d’examiner ce moyen (comparer avec Kerimli, précité, § 52).
31. En tout état de cause, la Cour fait remarquer que les juridictions internes n’ont pas analysé la situation individuelle du requérant et la question de la proportionnalité de l’ingérence (voir le rappel des éléments à prendre en compte dans Riener, précité, §§ 122-26, et Khlyustov, précité, § 91).
32. Quant à l’obligation des autorités de réexaminer régulièrement la mesure restreignant la liberté de circulation du requérant, elle note que ce dernier est vraisemblablement resté sous le coup de cette mesure durant plusieurs années. Elle constate que, après la confirmation par les tribunaux internes du refus initial des autorités de délivrer le passeport, il n’y a eu aucun réexamen de la justification de l’interdiction de voyager. Cela est dû au fait que le droit interne n’en offrait pas la possibilité (comparer avec Gochev, précité, § 55 et Kerimli, précité, § 56).
33. Eu égard à ces considérations, la Cour juge que le requérant a été soumis à une mesure de caractère automatique, sans limitation de durée et en l’absence d’un contrôle effectif et périodique (comparer avec Sarkizov et autres, précité, § 67). Ces éléments lui suffisent pour conclure que la législation interne, tel qu’appliquée en l’espèce, n’a pas offert à l’intéressé la possibilité de bénéficier de garanties procédurales suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités et que celui-ci a été donc privé de la protection nécessaire contre l’arbitraire que lui conférait le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique.
34. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’ingérence dans le droit à la liberté de circulation du requérant n’était pas « prévue par la loi ». Ce constat rend superflu l’examen du respect des autres exigences exposées dans l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.
35. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
Torresi c. Italie du 16 janvier 2020 requête n° 68957/16
Irrecevabilité : Le refus de délivrer temporairement un passeport au requérant qui ne s’acquittait pas de sa pension alimentaire a été justifié et proportionné
L’affaire concerne l’impossibilité pour le requérant d’obtenir un passeport pendant plus de six mois en raison du non-paiement de la pension alimentaire qu’il devait verser. La Cour observe que les juridictions internes ont réexaminé à plusieurs reprises la situation personnelle de l’intéressé ainsi que sa capacité à s’acquitter des sommes dues. Elles ont tenu compte de toutes les informations pertinentes afin de s’assurer que la restriction temporaire de la liberté de circulation de M. Torresi était justifiée et proportionnée au regard des circonstances. Enfin, elles ont régulièrement réexaminé la mesure litigieuse, celle-ci n’ayant alors aucun caractère automatique.
LES FAITS
Le requérant, Cristian Torresi, est un ressortissant italien, né en 1985 et résidant à Tsuen Wan (Hong-Kong). Le 14 mars 2011, M. Torresi se maria à M.T. en Italie. Deux filles naquirent de leur union. A une date non précisée, le couple se sépara. Le 11 septembre 2015, le préfet de police d’Ascoli Piceno révoqua le passeport de M. Torresi en raison de l’absence de consentement de son épouse. Par une décision du 5 novembre 2015, le juge des tutelles considéra que le non-consentement de M.T. se justifiait, étant prouvé que M. Torresi se soustrayait à ses obligations envers ses enfants, empêchait son épouse de rejoindre sa propre famille en Russie et qu’il n’avait pas donné son consentement à la délivrance d’un document valable pour l’expatriation de ses filles, afin d’éviter que leur mère ne les amène avec elle. Par ailleurs, le juge des tutelles estima que l’expatriation quasi définitive du père en Chine ne pouvait pas être compatible avec l’intérêt de ses filles mineures, le recouvrement des créances alimentaires en dehors de l’Europe s’avérant en pratique très compliqué. Le 24 mai 2016, M. Torresi demanda à pouvoir obtenir son passeport pour la Chine, non seulement pour y travailler, mais aussi pour rejoindre sa nouvelle compagne chinoise qui allait donner naissance à leur premier enfant, afin de le reconnaître. Compte tenu du droit du nouveau-né à sa reconnaissance, le juge autorisa le 25 mai 2016 la délivrance du passeport. M.T. demanda la révocation de cette décision. Le 17 mai 2017, le juge des tutelles lui donna raison : M. Torresi ne versait qu’une faible part de la pension alimentaire qu’il leur devait et, avec leur mère, avaient dû quitter l’appartement qu’elles occupaient faute de moyen financiers suffisants. Le 30 novembre 2017, les parties parvinrent à un accord sur le plan économique et sur la question du passeport, chacun donnant son consentement nécessaire à la délivrance des documents et renoncèrent en commun à la procédure devant le juge des tutelles. Le tribunal de Fermo prononça la séparation de corps par consentement le 13 décembre 2017.
CEDH
31. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits en cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). Elle estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations du requérant sous l’angle du seul article 2 du Protocole no 4 à la Convention.
32. La Cour renvoie à son arrêt Battista (précité, § 36) pour un aperçu exhaustif des atteintes portées à la liberté de quitter un pays et de la jurisprudence pertinente à cet égard.
33. Elle rappelle que l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à la Convention garantit à toute personne le droit de quitter n’importe quel pays pour se rendre dans n’importe quel autre pays de son choix où elle est susceptible d’être admise. En l’espèce, le refus de délivrer un passeport au requérant s’analyse en une atteinte à ce droit (Baumann c. France, no 33592/96, §§ 62-63 CEDH 2001‑V (extraits), Napijalo c. Croatie, no 66485/01, §§ 69-73, 13 novembre 2003, et Nalbantski c. Bulgarie, no 30943/04, § 61, 10 février 2011). Dès lors, il convient de déterminer si cette atteinte était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs des buts légitimes définis à l’article 2 § 3 du Protocole no 4 à la Convention, et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation de ce ou ces buts.
34. En ce qui concerne la légalité de cette mesure, la Cour rappelle que l’ingérence reposait sur l’article 3 b) de la loi no 1185 du 21 novembre 1967, telle que modifiée par l’article 24 § 1 de loi no 3 du 16 janvier 2003, compte tenu du fait que le requérant ne s’acquittait pas entièrement de la pension alimentaire qu’il était tenu de verser au profit de ses enfants.
35. La Cour estime également que la mesure tendait à garantir les intérêts des enfants du requérant et poursuivait un objectif légitime de protection des droits d’autrui, à savoir le droit des enfants à recevoir une pension alimentaire.
36. Quant à la proportionnalité de la mesure, la Cour observe que l’intéressé n’a pas pu quitter le territoire national pour une durée limitée. De plus, à la différence de l’affaire Battista précitée, en l’espèce, le juge des tutelles a souligné, dans sa décision du 5 novembre 2015, que le recouvrement des créances alimentaires en dehors de l’Europe s’avérait difficile. En outre, cette décision, par laquelle le juge des tutelles avait refusé d’accorder l’autorisation d’expatriation, a été réexaminée par le tribunal pour enfants. Celui-ci, par une décision motivée du 22 mars 2016, se basant sur le fait que le requérant persistait à ne pas verser la totalité de la pension alimentaire, a confirmé la décision du juge des tutelles.
37. Par ailleurs, la Cour note que, le 24 mai 2016, le juge des tutelles a accordé au requérant l’autorisation de se rendre en Chine pour reconnaître son enfant à naître et que, suite au recours de M.T., il a révoqué cette autorisation le 17 mai 2017 compte tenu du fait que le requérant ne s’acquittait presque plus de ses obligations alimentaires envers ses filles.
38. La Cour est d’avis que, dans le cas d’espèce, les juridictions internes ont réexaminé à plusieurs reprises la situation personnelle de l’intéressé ainsi que sa capacité à s’acquitter des sommes dues. Elles ont tenu compte de toutes les informations pertinentes afin de s’assurer que la restriction temporaire de la liberté de circulation du requérant était justifiée et proportionnée au regard des circonstances de l’espèce. Elles se sont acquittées de leur devoir de réexaminer régulièrement la mesure litigieuse ce qui, selon la Cour, prive la mesure de tout caractère automatique.
39. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour considère que la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Balta c. France irrecevabilité du 8 février 2018 requête 19462/12
Article 2 du Protocole 4 et article 14 : Des roms se plaignent de ne pas pouvoir stationner sur la voie publique mais il leur ait opposé le défaut de titre de séjour en France.
CEDH
23. Selon une jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses.
24. Il convient donc d’établir si le grief du requérant, portant sur la restriction alléguée à son droit de circuler librement, tombe dans le champ d’application de l’article 2 du protocole no4.
25. La Cour rappelle que cette disposition n’est applicable qu’à une personne qui se trouve « régulièrement » sur le territoire d’un État, les critères et les exigences de régularité du séjour relevant en premier lieu du droit interne. Elle rappelle également que cette disposition ne saurait s’interpréter comme reconnaissant le droit pour un étranger de résider ou de continuer à résider dans un pays dont il n’est pas ressortissant, et ne régit en aucune manière les conditions dans lesquelles une personne a le droit de résider dans un État (Kemal Yildirim c. Roumanie (déc.), no 21186/02, 20 septembre 2007, Sunday E. Omwenyeke c. Allemagne (déc.), no 44294/04, 20 novembre 2007).
26. En l’espèce, la Cour observe, avec le Gouvernement, que le requérant n’apporte aucun élément permettant de justifier de la régularité de son séjour sur le territoire français au-delà de la période de trois mois prévue par l’article L 121-1 du CESEDA. Dès lors, elle conclut que le requérant ne peut invoquer le droit de circuler librement garanti par l’article 2 du Protocole no 4, ce qui rend l’article 14 inapplicable.
27. Partant, il s’ensuit que la requête est incompatible ratione materiae au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
FÉDÉRATION NATIONALE DES ASSOCIATIONS ET DES SYNDICATS SPORTIFS (FNASS) et autres c. FRANCE
du 18 janvier 2018 requête nos 48151/11 et 77769/13
Article 8 de la Conv EDH et article 2 du Protocole 4 : Dopage : les obligations de localisation des sportifs ne violent pas la Convention. L’affaire concerne l’obligation de localisation imposée à des sportifs ciblés en vue de la réalisation de contrôles antidopage inopinés. Tenant compte de l’impact que les obligations de localisation ont sur la vie privée des requérants, la Cour considère néanmoins que les motifs d’intérêt général qui les rendent nécessaires sont d’une particulière importance et justifient les restrictions apportées aux droits accordés par l’article 8 de la Convention. Elle estime que la réduction ou la suppression de ces obligations conduirait à accroître les dangers du dopage pour la santé des sportifs et celle de toute la communauté sportive et irait à l’encontre de la communauté de vue européenne et internationale sur la nécessité d’opérer des contrôles inopinés pour conduire la lutte antidopage.
CEDH
ARTICLE 8
a) Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention et l’existence d’une ingérence dans la vie privée et familiale
151. La Cour observe que les parties s’accordent à considérer que l’obligation de localisation constitue une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention. Toutefois, il lui incombe de délimiter cette ingérence, le système de localisation litigieux touchant à plusieurs aspects de la vie privée, voire de la vie privée sociale, et se répercutant sur la vie familiale, protégés par l’article 8.
i. Principes généraux
152. La Cour rappelle que les notions de vie privée et familiale sont des notions larges qui ne peuvent faire l’objet d’une définition exhaustive (Hadri-Vionnet c. Suisse, no 55525/00, § 51, 14 février 2008). La notion de « vie familiale » implique que les intéressés puissent mener une vie familiale normale (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31). La notion de « vie privée » est initialement comprise comme le droit à l’intimité, c’est-à-dire le droit de vivre autant qu’on le désire à l’abri des regards étrangers (X. c. Islande, no 6825/74, décision de la Commission du 18 mai 1976, D R 5 p. 88) ou le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003-IX).
153. Cette disposition protège le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important sous-jacent dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017 et les affaires citées). Elle englobe le droit pour tout individu d’aller vers les autres afin de nouer et développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur, soit le droit à une « vie privée sociale », et peut inclure les activités professionnelles ou les activités qui ont lieu dans un contexte public (idem, §§ 70 et 71). Selon la Cour, « il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 57, CEDH 2003-I, Uzun c. Allemagne, no 35623/05, § 43, CEDH 2010 (extraits)).
154. La Cour rappelle également que tout comme la « vie privée », la notion de « domicile » figurant à l’article 8 de la Convention est un concept autonome, qui ne dépend pas des qualifications du droit interne, mais est défini en fonction des circonstances factuelles, notamment par l’existence de liens suffisants et continus avec un lieu déterminé (Prokopovitch c. Russie, no 58255/00, § 36, CEDH 2004‑XI (extraits)). Le domicile est normalement le lieu, l’espace physiquement déterminé où se développe la vie privée et familiale. L’individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme le droit à la jouissance, en toute tranquillité, de cet espace (Giacomelli c. Italie, no 59909/00, § 76, CEDH 2006‑XII). À ce titre, il est notamment protégé des atteintes matérielles ou corporelles, telles que l’entrée dans le domicile d’une personne non autorisée (idem). La notion de « domicile » se prête à une interprétation extensive et peut s’appliquer à une résidence de vacances (Demades c. Turquie, no 16219/90, §§ 31 à 34, 31 juillet 2003 et Fägerskiöld c. Suède, no 37664/04, 26 février 2008). La Cour n’a pas exclu qu’une loge d’artiste ou une chambre d’hotel puissent être assimilées à un «domicile » (Hartung c. France (déc.), no 10231/07, 3 novembre 2009 et O’Rourke c. Royaume-Uni (déc.), no 39022/97, 26 juin 2001). Enfin, la notion de domicile n’est pas limitée aux lieux d’habitation où se déroule la vie privée. Elle comprend le domicile professionnel car interpréter les mots « vie privée » et « domicile » comme incluant certains locaux ou activités professionnels ou commerciaux répond à l’objet et au but essentiels de l’article 8 : prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics » (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 31, série A no 251‑B).
ii. Application en l’espèce
155. En l’espèce, la Cour observe que l’obligation de localisation litigieuse, telle que déterminée à l’époque des faits, impose aux sportifs placés dans le groupe cible de donner pour le trimestre à venir, via le système ADAMS (Anti-doping Administration and Management System) ou le formulaire de l’AFLD, d’une part, leur emploi du temps quotidien détaillé, y compris le week-end, et, d’autre part un créneau d’une heure, entre 6 et 21 heures, dans un lieu où ils seront présents, afin de permettre des contrôles inopinés (paragraphe 69 ci-dessus). Ces contrôles peuvent se dérouler hors des manifestations sportives et des périodes d’entraînement. Ils sont donc susceptibles d’être réalisés au domicile des sportifs si ces derniers l’ont choisi comme lieu de localisation du créneau d’une heure durant lequel ils sont susceptibles de faire l’objet d’un contrôle par l’AFLD.
156. La Cour constate ainsi que les sportifs du groupe cible sont astreints à fournir à une autorité publique des informations précises, détaillées et actualisées sur leurs lieux de résidence et sur leurs déplacements quotidiens sept jours sur sept. Ils sont en outre soumis, chaque jour, pour une heure, à une exigence stricte de localisation et de disponibilité. Le non-respect de chacune de ces obligations est considéré comme un manquement aux obligations de transmission d’informations relatives à la localisation (article 9 de la délibération no 54, paragraphe 69 ci-dessus). Trois manquements pendant une période de dix-huit mois consécutifs entraînent une sanction (article 13 de la délibération no 54, paragraphe 69 ci-dessus). Pour déterminer si de telles obligations constituent une ingérence dans le droit au respect de la vie privée, la Cour doit examiner les répercussions de ces mesures sur la vie quotidienne des requérants et de la requérante et notamment les contraintes et les restrictions qu’elles peuvent engendrer.
157. À cet égard, la Cour observe la diversité et l’exhaustivité des renseignements que les requérants et la requérante doivent livrer sur leurs vies privées. Ces informations couvrent l’ensemble des espaces publics et privés qu’ils fréquentent. Elles portent, en effet, sur les lieux de toutes leurs activités, qu’elles soient professionnelles, comme les sites d’entraînement, ou qu’elles soient sans lien avec le sport. Elles englobent également leurs adresses privées, qu’il s’agisse de leur domicile privé ou d’un logement temporaire qu’ils occuperaient pour des raisons professionnelles ou personnelles. De plus, ces indications devant être communiquées pour chaque trimestre à venir, ils sont contraints de planifier leur vie privée en prévoyant longtemps à l’avance leur emploi du temps En outre, ces prévisions sont contraignantes car toute modification au cours du trimestre doit être signalée. Enfin, les obligations litigieuses limitent les sportifs concernés dans leurs choix de vie car ils doivent impérativement être présents et disponibles chaque jour, pendant une heure, dans un lieu précis tel qu’il permette d’opérer un contrôle. Bien que prévisible pour les sportifs de haut niveau, cette exigence de transparence et de disponibilité suffit à la Cour pour considérer que les obligations critiquées par les requérants portent atteinte à la qualité de leur vie privée, avec des répercussions sur leur vie familiale et leur mode de vie. En particulier, elles réduisent l’autonomie personnelle immédiate des intéressés.
158. C’est également l’intimité des lieux où s’exerce la vie privée, c’est à dire le respect du domicile, qui est concerné par le dispositif de localisation. D’une part, la Cour n’exclut pas que les lieux d’entraînement, et de manifestations sportives ou de compétition, et leurs annexes, telle une chambre d’hôtel en cas de déplacement, puissent être assimilés à un domicile au sens de l’article 8 de la Convention. D’autre part, elle constate en tout état de cause que l’article L. 232-13-1-3o du code du sport organise la possibilité d’opérer des contrôles au domicile des intéressés. Or, la Cour retient que les requérants et la requérante n’ont parfois pas d’autres choix que de se localiser en ce lieu pour le créneau horaire quotidien, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Ils se trouvent alors confrontés au dilemme consistant, soit à se plier à l’obligation litigieuse et à renoncer ainsi à la jouissance paisible de leur domicile, soit refuser de s’y soumettre et s’exposer ainsi à des sanctions, même si ils n’ont pas usé de produits interdits.
159. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’obligation de localisation représente une ingérence dans l’exercice par les requérants et la requérante des droits découlant du paragraphe 1 de l’article 8. Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » « dans une société démocratique » pour le ou les atteindre.
b) Sur la justification de l’ingérence
i. Prévue par la loi
160. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne. Ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention. D’après la jurisprudence constante, la notion de « loi » doit être entendue dans son acception « matérielle » et non « formelle ». En conséquence, elle inclut l’ensemble constitué par le droit écrit, y compris les textes de rang infra législatif, ainsi que la jurisprudence qui l’interprète (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
161. Les requérants et la requérante ne contestent pas que l’ingérence est prévue par les articles 3 et 7 de l’ordonnance du 14 avril 2010 codifiés aux articles L. 232-5 et L. 232-15 du code du sport. Ils considèrent en revanche et de manière générale que les délibérations de l’AFLD ne sont pas des « lois » car elles sont prises par une institution qui n’aurait pas l’autorité pour édicter des règles accessibles et précises.
162. La Cour observe que l’article L. 232-15 précité précise les obligations des sportifs au titre de leur appartenance au groupe cible ainsi que la durée de leur inscription dans ce groupe. Pour la mise en œuvre de cette disposition, l’AFLD, autorité publique indépendante, créée par la loi no 2006-405 du 5 avril 2006, dotée de la personnalité morale, en charge notamment de la planification et de la réalisation des contrôles antidopage, et à ce titre de la désignation des sportifs dans le groupe cible, a défini les obligations qui pèsent sur eux, comme l’y invitait l’article R 232-86 du code du sport (paragraphe 68 ci-dessus), dans la délibération no 54 (paragraphe 69 ci-dessus). Ce texte, publié au Journal officiel, est donc accessible. Il prévoit l’information des sportifs de leur désignation dans le groupe cible, qui est toujours précédée d’une phase contradictoire et peut faire l’objet d’un recours juridictionnel devant le Conseil d’État (paragraphe 60 ci‑dessus). Il énonce par ailleurs le contenu des informations de localisation, les modalités de communication et de modification de ces informations, les manquements à l’obligation de localisation et les sanctions encourues. Eu égard aux indications précises et détaillées de ce texte, qui a été pris par une autorité de l’État en conformité avec les dispositions du CMAD, la Cour estime qu’il permet aux sportifs licenciés et entourés de leur entraîneur, de régler leur conduite et de bénéficier d’une protection adéquate contre l’arbitraire.
163. En conclusion, l’ingérence est « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
ii. But légitime
164. Les parties ne s’accordent pas sur les objectifs de l’obligation litigieuse. Le Gouvernement invoque les buts légitimes que constituent la protection de la santé publique et de la morale. Les requérants et la requérante ne considèrent pas que la lutte contre le dopage poursuive ces buts : selon eux, la réalité des méfaits du dopage n’est pas établie, la santé des sportifs professionnels est déjà protégée et l’éthique invoquée fait office de façade pour protéger les intérêts économiques du sport ou stigmatiser certains athlètes.
165. La Cour estime tout d’abord que les requérants ne démontrent d’aucune manière que ce sont des intérêts économiques qui président à la lutte contre le dopage. Elle considère par ailleurs que les autres arguments des requérants et de la requérante relèvent de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence. S’agissant du premier but invoqué, la protection de la « santé », la Cour observe avec le Gouvernement qu’il est inscrit dans les textes internationaux pertinents et que tous les éléments du dossier vont dans le sens d’un tel objectif. La Convention du Conseil de l’Europe (paragraphe 40 ci-dessus), le CMAD (paragraphe 45 ci-dessus), la Convention de l’UNESCO (paragraphe 53 ci-dessus) et le code du sport (paragraphe 57 ci-dessus) présentent à l’unisson la lutte antidopage comme une préoccupation de santé, que le sport a notamment pour objectif de promouvoir (voir paragraphes 171 à 177 ci-dessous). En conséquence, la Cour admet que l’obligation de localisation entend répondre à des questions de « santé », celle des sportifs professionnels, mais également celle des sportifs amateurs et en particulier les jeunes (paragraphes 77 ci-dessus et 166 ci-dessous), au sens du second paragraphe de l’article 8.
166. À propos du second des objectifs invoqués, la protection de la morale, le Gouvernement renvoie à la loyauté des compétitions sportives. La Cour observe que la nécessité de combattre le dopage est depuis toujours admise dans le domaine sportif et elle renvoie à cet égard aux textes internationaux précités qui font du fair play et de l’égalité des chances l’un des fondements de la lutte antidopage. Or, la Cour estime que ce que le Gouvernement qualifie de morale, s’agissant de la recherche d’un sport égalitaire et authentique, se rattache également au but légitime que constitue la « protection des droits et liberté d’autrui ». En effet, l’usage de substances dopantes pour obtenir des résultats dépassant ceux des autres sportifs, d’abord, écarte injustement les compétiteurs de même niveau qui n’y recourent pas, ensuite, incite dangereusement les pratiquants amateurs, et en particulier les jeunes, à utiliser de tels procédés pour capter des succès valorisants et, enfin, prive les spectateurs d’une compétition loyale à laquelle ils sont légitimement attachés.
iii. Nécessité dans une société démocratique
167. Il reste à déterminer si l’ingérence résultant de l’obligation litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Pour qu’elle puisse être considérée comme telle, il faut qu’il soit démontré qu’elle répond à un « besoin social impérieux », que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants et qu’elle est proportionnée au but légitime visé.
168. La Cour rappelle que dans ses décisions des 24 février 2011 et 18 décembre 2013, le Conseil d’État, après avoir reconnu que l’obligation de localisation était contraignante, a jugé qu’elle ne portait pas une atteinte excessive à l’article 8 de la Convention au regard des objectifs d’intérêt général poursuivis par la lutte contre le dopage, notamment la protection de la santé des sportifs ainsi que la garantie de l’équité et de l’éthique des compétitions sportives. Il a souligné en particulier l’importance des contrôles inopinés, certaines substances dopantes ne pouvant être décelables que peu de temps après leur prise alors même qu’elles ont des effets plus durables.
169. La Cour partage le constat du Conseil d’État selon lequel les obligations de localisation imposées aux requérants et à la requérante sont astreignantes. Il convient de reconnaître qu’elles ont des répercussions importantes sur leur vie quotidienne et peuvent être considérées comme portant des atteintes significatives à leur vie privée en raison de l’ampleur des informations à fournir à l’AFLD et de la limitation au quotidien de leur autonomie personnelle. Le dispositif de localisation a également des conséquences sur la jouissance de leur domicile puisque des contrôles antidopage peuvent y avoir lieu de manière intrusive. Ainsi, la Cour accepte l’affirmation des requérants qui estiment être soumis à des obligations auxquelles la majorité de la population active n’est pas tenue.
170. Cela étant, la Cour doit examiner les arguments tenant à l’intérêt général invoqués par le Gouvernement et par la partie intervenante pour justifier l’atteinte à la vie privée des requérants et de la requérante. À cet égard, elle considère que, pour se prononcer sur l’équilibre des intérêts en présence, il lui faut au préalable s’interroger sur les dangers du dopage ainsi que sur l’existence d’une communauté de vue aux niveaux européen et international sur la question posée par les requêtes.
α) Les dangers du dopage
171. La Cour observe que les requérants et la requérante ne considèrent pas le dopage comme une menace pour la santé. Il ne lui appartient pas de répondre à cette position par des arguments fondés sur des connaissances médicales. En revanche, la Cour constate un vaste consensus des autorités médicales, gouvernementales et internationales pour dénoncer et combattre les dangers que le dopage représente pour l’organisme des sportifs qui s’y livrent.
172. Elle renvoie sur ce point aux fondements des textes internationaux pertinents, qui légitiment tous la lutte antidopage au nom de la protection de la santé.
173. Elle se fie en outre et en particulier aux rapports détaillés de l’Académie de médecine et du Sénat français. Il est vrai que ces rapports préconisent une amélioration des études épidémiologiques en matière d’usage de produits dopants afin d’améliorer l’état des connaissances relatives au dopage et aux risques sanitaires encourus (paragraphes 76, 84 et 88 ci-dessus). Ils font valoir dans le même temps qu’il est extrêmement difficile de procéder à de telles études en raison de la discrétion dont font preuve les intéressés. Cette observation affaiblit, selon la Cour, la critique formulée par les requérants à l’égard des déclarations concernant la dangerosité de certains produits et la part du dopage dans la survenue des pathologies.
174. Cela étant, la Cour constate que les deux rapports affirment avec force et clarté les risques du dopage pour la santé des sportifs. Les conséquences néfastes et potentiellement graves de l’usage détourné de médicaments améliorant les performances sportives y sont abondamment détaillées, que cet usage vise à augmenter la charge de travail supportable à l’entraînement et en compétition, l’apport d’oxygène à l’organisme ou la production de masse musculaire. Ces deux documents alertent également sur le développement continu de protocoles de dopage très sophistiqués, rendus possibles par l’usage de substances utilisées en très faibles dosages et de structures chimiques complexes. Ces méthodes de dopage ne sont détectables que pendant une très brève période, à la différence de leurs effets sur les performances qui subsistent. En outre, ces rapports indiquent que de nouveaux produits sont mis au point par des laboratoires, souvent clandestins, spécifiquement dédiés à cette recherche et que les protocoles de dopage sophistiqués sont établis « grâce à la contribution active de scientifiques, médecins et pharmaciens ». Il en résulte une grande difficulté à adapter les méthodes de détection au rythme d’apparition des nouvelles substances. Enfin, ces rapports alertent sur la menace que constitue la mise au point de procédés de dopage génétique (paragraphes 74 à 76 et 83 à 85 ci-dessus).
175. A la lumière de ces travaux, élaborés par d’éminentes autorités scientifiques et politiques, la Cour estime que les requérants et la requérante minimisent les effets de la prise de produits dopants sur la santé des sportifs. Comme le montrent les éléments du dossier, le dopage représente une menace réelle pour la santé physique et psychique des sportifs. La Cour n’exclut pas, comme les requérants le soutiennent, que l’organisme des sportifs soit mis à mal pour des raisons étrangères à la prise de produits dopants, compte tenu de l’intensité et du niveau élevé des compétitions. Elle note à cet égard la pression continue à laquelle doivent faire face certains d’entre eux et observe qu’un contrôle du calendrier des compétitions est préconisé par les rapports pertinents (paragraphes 74 et 88 ci-dessus). Mais la Cour voit dans les effets éprouvants des compétitions sportives de haut niveau une raison supplémentaire de protéger la santé de ceux qui y sont soumis contre les périls que comportent le dopage et non un motif de réduire la lutte contre cette pratique.
176. Par ailleurs, si la lutte antidopage est une question de santé publique dans le sport professionnel (Ressiot et autres c. France, no 15054/07 et 15066/07, § 114, 28 juin 2012), elle touche également l’ensemble des sportifs. Les rapports précités révèlent que le dopage atteint le monde sportif amateur dans des proportions inquiétantes, en particulier chez les jeunes. Le document adopté par l’Académie de médecine met en lumière des pourcentages significatifs de dopage chez les adolescents et rappelle les nombreuses pathologies susceptibles de survenir auprès de cette catégorie de la population en pleine croissance (paragraphes 83 et 84 ci‑dessus). Celui du Sénat alerte sur un phénomène qu’il qualifie de dopage de masse (paragraphe 77 ci-dessus). Aussi, la Cour considère-elle important d’accorder du poids aux répercussions du dopage professionnel sur le monde sportif amateur. Il est largement admis que les jeunes s’identifient aux sportifs de haut niveau qui constituent des modèles dont ils vont suivre l’exemple. La Convention de l’UNESCO atteste clairement des préoccupations liées à l’impact du dopage sur la communauté sportive en général, et en particulier sur les jeunes. C’est la raison pour laquelle y est énoncée l’importance des programmes d’éducation en la matière (paragraphes 53 et 54 ci-dessus). Selon l’Académie de médecine, la prévention passe obligatoirement par les sportifs de haut niveau (paragraphes 85 à 87 ci-dessus). Pour la Cour, la circonstance que le comportement des sportifs de haut niveau est de nature à exercer une grande influence sur les jeunes constitue une raison supplémentaire de légitimer les exigences qui leur sont imposées pendant la durée de leur inscription dans le groupe cible.
177. Dès lors, la Cour est convaincue que les enjeux sanitaires et de santé publique en cause dans les présentes espèces, et les légitimes préoccupations d’ordre éthique qui leur sont associées (paragraphe 166 ci‑dessus), fournissent un argument déterminant quant à la nécessité de l’ingérence résultant de l’obligation de localisation litigieuse.
β) Sur l’existence d’une communauté de vues aux niveaux européen et international
178. La Cour rappelle qu’en matière de sport, le dopage est historiquement la première préoccupation du Conseil de l’Europe, qui n’a cessé d’accroître son engagement en faveur de la réduction de cette pratique et du renforcement des contrôles sans préavis (paragraphes 39 à 43 ci‑dessus). C’est par ailleurs avec la création de l’AMA et l’introduction du CMAD en 2003 que la stratégie antidopage au niveau mondial s’est construite. À compter de 2009, l’action de l’AMA s’est renforcée en vue d’établir une plus grande harmonisation parmi les organisations antidopage, par l’élaboration de standards internationaux dont l’un est consacré aux contrôles, et en particulier aux « Exigences concernant les informations sur la localisation du sportif » (paragraphe 52 ci-dessus). Entre-temps, la Convention de l’UNESCO a été adoptée pour permettre l’intégration du CMAD dans le droit des États l’ayant ratifiée (paragraphe 54 ci-dessus).
179. La Cour observe ainsi que la construction progressive de la lutte contre le dopage a abouti à un cadre juridique international dont le CMAD est l’instrument principal. Elle note à ce titre que la dernière révision de ce texte, adoptée en 2015, montre une tendance au renforcement et à l’intensification des contrôles antidopage qui ne concernent pas seulement les sportifs du groupe cible (paragraphe 51 ci-dessus).
180. La Cour relève également que la coopération entre le Conseil de l’Europe et l’AMA continue d’aller dans le sens de la recherche d’une plus grande harmonisation de la lutte antidopage à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe (paragraphe 44 ci-dessus). Elle constate que la dimension transfrontalière du sport de haut niveau rend indispensable la coopération internationale en matière de lutte antidopage.
181. Dans ces conditions, elle considère qu’il existe, au regard des normes et de la pratique internationales, une communauté de vue européenne et internationale sur la nécessité d’opérer des contrôles inopinés. À cet égard, elle rappelle que dans l’appréciation d’un cas spécifique, au nom de l’interprétation concrète et effective de l’application de la Convention, elle peut tenir compte des instruments internationaux spécialisés et des dénominateurs communs des normes de droit international, fussent-elles non contraignantes (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 85 et 86, CEDH 2008, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 124, CEDH 2016), comme c’est le cas du CMAD dont les États parties à la Convention de l’Unesco s’engagent à respecter les principes (paragraphe 54 ci-dessus) ou de toute résolution du Conseil de l’Europe.
182. Le consensus européen et international dans lequel s’inscrit la lutte antidopage n’en laisse pas moins subsister des formes d’organisation différentes, notamment, selon les éléments à sa disposition, entre les États membres de l’Union européenne (paragraphes 78 et 82 ci-dessus). Cette variété s’explique par la diversité des cadres nationaux relatifs à l’aménagement des pouvoirs et des relations entre les autorités publiques et sportives. Dans l’État défendeur, la lutte contre le dopage est mise en œuvre conjointement par les autorités publiques, de tout temps impliquées, et les autorités sportives (paragraphes 57, 58 et 82 ci-dessus), ce qui n’est pas le cas de tous les États membres du Conseil de l’Europe. Conformément au principe de subsidiarité, il appartient en effet avant tout aux États contractants de décider des mesures nécessaires pour réaliser les objectifs qu’ils se fixent tout en assurant la protection des droits garantis par la Convention à toute personne relevant de leur juridiction. Pour résoudre dans leurs ordres juridiques les problèmes concrets posés par la lutte antidopage, les États doivent jouir d’une ample marge d’appréciation au regard des questions scientifiques, juridiques et éthiques complexes qu’elle pose (voir, de manière générale, sur la marge d’appréciation de l’État en ce domaine, A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 185, CEDH 2010 et Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 144, CEDH 2015 (extraits)).
183. La France, qui a ratifié la Convention de l’UNESCO, a fait le choix très clair de mettre son droit interne en conformité avec les principes du CMAD en matière de localisation des athlètes. L’adoption de l’ordonnance du 14 avril 2010 et l’adhésion de l’AFLD aux principes du CMAD (paragraphe 68 ci-dessus) la situent parmi les États européens ayant transposé quasi intégralement les règles du CMAD en matière de localisation telles qu’elles étaient issues de la révision de ce texte en 2009. Certains requérants considèrent que cette mise en conformité est sans portée car les États ne sont pas tenus par les règles émanant de l’AMA et qu’il n’existe pas de consensus international qui plaiderait en faveur des contrôles inopinés (paragraphe 126 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que les États parties à la Convention de l’UNESCO se sont engagés à adopter des mesures appropriées pour respecter les principes énoncés dans le CMAD. En l’espèce, l’approche de l’État défendeur en matière de lutte antidopage est conforme au consensus résultant des instruments internationaux spécialisés. La Cour souligne ainsi que la coïncidence, à l’époque des faits, du droit interne et des règles internationales, s’agissant de la localisation des sportifs et des contrôles antidopage inopinés, est le reflet de la marge d’appréciation des États dans la mise en œuvre des règles internationales précitées.
184. Dans ce contexte, la Cour constate que les instruments internationaux pertinents dénotent une évolution continue des normes et des principes appliqués sur la nécessité d’opérer des contrôles inopinés rendus possibles en partie grâce au dispositif de localisation. Elle considère ainsi que les dénominateurs communs des normes de droit international dont relève la question juridique en cause est un élément dont elle doit tenir compte pour décider de la nécessité de l’ingérence litigieuse dans une société démocratique.
γ) Recherche d’un équilibre en l’espèce
185. La Cour a relevé ci-dessus les difficultés particulières auxquelles sont confrontés les requérants et la requérante pour remplir leurs obligations de localisation. Elle a conscience, premièrement, que, pour certains d’entre eux, dont l’inscription dans le groupe cible a été renouvelée plusieurs fois, les contraintes imposées par le dispositif de localisation peuvent atteindre un degré d’ingérence quotidienne préoccupant sur une longue période. Cela étant, elle constate que l’ordonnance du 14 avril 2010 a précisément fixé une durée de validité de l’inscription dans le groupe cible limitée à une année. Cette disposition nouvelle, sans exclure les renouvellements, à la suite d’un entretien contradictoire avec le sportif (paragraphe 60 ci-dessus), constitue une amélioration des garanties procédurales fournies aux sportifs concernés.
186. Elle observe, deuxièmement, que dans certaines circonstances les sportifs peuvent être conduits, pour des raisons pratiques, à se localiser à leur domicile habituel ou dans un lieu de villégiature pendant les week-ends et les vacances, avec l’éventualité d’avoir à y subir des contrôles. Une telle situation porte atteinte à la jouissance paisible de leur domicile et nuit à leur vie privée et familiale. Pour autant, la Cour rappelle que cette localisation est faite « à leur demande et selon une plage horaire déterminée » (paragraphe 73 ci-dessus) et qu’elle est exigée dans un but d’efficacité des contrôles antidopage. Ainsi, ces contrôles s’insèrent dans un contexte très différent de ceux placés sous la supervision de l’autorité judiciaire et destinés à la recherche d’infractions ou susceptibles de donner lieu à des saisies (paragraphe 66 ci-dessus) qui, par définition, touchent le cœur du droit au respect du domicile et auxquels ils ne peuvent pas être assimilés.
187. En tout état de cause, la Cour considère que la réglementation du dispositif de localisation décidée par les autorités françaises offre un cadre légal à la lutte antidopage qui ne saurait être sous-estimé du point de vue des garanties des droits des sportifs concernés. La Cour renvoie à son constat selon lequel la « loi » française satisfait à l’exigence de « qualité de la loi » et considère que la clarté avec laquelle les obligations des requérants sont fixées fournit des garanties procédurales contre les risques d’abus. L’ordonnance du 14 avril 2010, codifiée dans le code du sport, et les délibérations de l’AFLD fixent ainsi un cadre apte à garantir que les sportifs soient à même de contester leur désignation dans le groupe cible, y compris par une voie de recours juridictionnelle (paragraphe 60 ci-dessus). Elle leur permet également de prévoir et d’adopter leur conduite au regard des lieux et des moments fixés pour les contrôles (paragraphes 63 et 64 ci-dessus), un contrôle manqué étant limité à leur absence au lieu et à l’heure indiquée par eux (paragraphe 69 ci-dessus). Elle leur ouvre, enfin, la possibilité de contester les sanctions infligées devant la juridiction administrative (paragraphe 65 ci‑dessus).
188. Pour contester la nécessité des ingérences dont ils se plaignent, les requérants dénoncent l’inefficacité des contrôles auxquels ils sont soumis. Toutefois, s’il est vrai, d’après les chiffres produits au débat, que les résultats positifs sont faibles, la Cour estime, à l’instar du Gouvernement, que ces résultats sont dus, au moins pour partie, à l’effet dissuasif de la lutte antidopage. La Cour n’ignore pas que les contrôles que la localisation des sportifs rend possibles n’est qu’un aspect de la lutte antidopage, qui revêt de nombreux autres aspects. Elle n’estime pas pour autant que les requérants et la requérante puissent se prévaloir de la complexité du problème pour être exonérés de leur obligation de localisation. Directement concernés par un mal particulièrement fréquent dans le milieu de la compétition de haut niveau auquel ils ont accédé, ils doivent prendre leur part des contraintes inhérentes aux mesures nécessaires pour s’y opposer. De même, le caractère prétendument endémique du dopage dans le monde sportif ne saurait remettre en cause la légitimité de la lutte destinée à le juguler mais justifie au contraire la volonté des autorités publiques de la mener à bien.
189. La Cour n’est pas non plus convaincue par la thèse des requérants et de la requérante selon laquelle la faible mobilisation que manifesteraient les pouvoirs publics à l’égard d’autres menaces pour la santé, comme le tabac, ou le moindre contrôle d’autres professions également concernées par des enjeux sanitaires, serait source d’injustice pour eux. À la supposer établie, l’allégation des requérants et de la requérante ne saurait justifier l’inaction des autorités publiques dans la lutte contre le dopage, ce qui reviendrait à légitimer une carence par une autre.
190. La Cour estime enfin que les requérants et la requérante ne démontrent pas que des contrôles limités aux lieux d’entraînement et respectant les moments dédiés à la vie privée suffiraient pour réaliser les objectifs que se sont fixés les autorités nationales, face aux développements des méthodes de dopage toujours plus sophistiquées et aux très brefs espaces de temps pendant lesquels les substances prohibées peuvent être détectées. Au regard des périls établis par les éléments du dossier et des difficultés rencontrées pour les réduire efficacement, la Cour convient, avec le Gouvernement, qu’il y a lieu de regarder comme justifiées les obligations de localisation prises en vertu des normes de droit international précitées.
δ) Conclusion
191. La Cour ne sous-estime pas l’impact que les obligations de localisation ont sur la vie privée des requérants et de la requérante. Toutefois, les motifs d’intérêt général qui les rendent nécessaires sont d’une particulière importance et justifient, selon l’appréciation de la Cour, les restrictions apportées aux droits que leur accorde l’article 8 de la Convention. Réduire ou supprimer les obligations dont ils se plaignent serait de nature à accroître les dangers du dopage pour leur santé et celle de toute la communauté sportive, et irait à l’encontre de la communauté de vue européenne et internationale sur la nécessité d’opérer des contrôles inopinés. La Cour juge donc que l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu, et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
ARTICLE 2 DU PROTOCOLE 4
IRRECEVABILITE
193. Le Gouvernement rappelle que la jurisprudence de la Cour relative aux restrictions à la liberté de circulation concerne des mesures d’assignation à résidence (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, CEDH 2000‑IV) ou d’interdiction de quitter le lieu de résidence (Hajibeyli c. Azerbaïdjan, no 16528/05, 10 juillet 2008; Miażdżyk c. Pologne, no 23592/07, 24 janvier 2012). Quant aux atteintes à la liberté de quitter n’importe quel pays y compris le sien, il indique qu’elles concernent des interdictions administratives ou judiciaires, telles qu’une obligation d’autorisation préalable pour quitter le pays (Diamante et Pelliccioni c. Saint-Marin, no 32250/08, 27 septembre 2011), la confiscation d’un passeport (Baumann, précité ; Nalbantski c. Bulgarie, no 30943/04, 10 février 2011) ou le refus de délivrer un document de voyage (Soltysyak c. Russie, no 4663/05, 10 février 2011 ; Ignatov c. Bulgarie, no 50/02, 2 juillet 2009).
194. Le Gouvernement estime que l’obligation de localisation n’a pas pour objet ni pour conséquence de restreindre la possibilité des sportifs de travailler ou de s’installer où ils le souhaitent. Ils demeurent libres de se déplacer en France et à l’étranger et d’y choisir leur lieu de résidence et de travail. Il ne s’agit en rien de mesure de surveillance policière des intéressés comme celles qui ont pu être décrites dans l’affaire Labita précitée ou encore dans l’affaire Denizci et autres c. Chypre (nos 25316-25321/94 et 27207/95, CEDH 2001‑V). Les déplacements à l’étranger des sportifs concernés ne sont pas plus soumis à autorisation. La seule exigence pesant sur eux est d’informer en temps utile l’AFLD de leur localisation une heure par jour pour la période comprise entre 6 et 21 heures. Le Gouvernement précise que l’AFLD demande parfois à un de ses homologues à l’étranger d’effectuer un contrôle pour son compte, et ce dans le cadre de mesures de coopération entre agences nationales. Enfin, il indique que lorsqu’un sportif appartenant au « groupe cible » entend s’installer durablement dans un autre pays que la France, il est alors exclu du groupe cible de l’AFLD.
195. Le Gouvernement déduit de ce qui précède que l’obligation de localisation ne relève pas du champ d’application de l’article 2 du Protocole no 4.
196. Les requérants estiment qu’ils sont dépendants d’un système de contrôle inconditionné et dépourvu de limites géographiques et temporelles. La transmission de leur emploi du temps journalier et de leur déplacement les prive de la possibilité de se déplacer anonymement alors même qu’ils sont localisables onze mois sur douze dans leurs clubs pour subir des contrôles. Les requérants se plaignent que la divulgation de leur adresse ou de leur destination les oblige à justifier de leur déplacement en permanence. En outre, ils réitèrent que l’obligation d’indiquer un créneau horaire impose de se trouver dans des lieux spécifiques, c’est-à-dire propices au contrôle urinaire et sanguin, entre 6 et 21 heures, soit de facto sinon de jure à leur domicile.
197. Les deux requérants soutiennent que l’obligation de localisation constitue une entrave à la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne. Selon eux, les obligations de localisation rendent les déplacements et la circulation périlleux au sein de l’Union. Les deux requérants réitèrent que des solutions pragmatiques permettraient une poursuite adéquate des objectifs antidopage tout en étant respectueuses de leur droit à la liberté de circulation.
198. La Cour rappelle que le droit de libre circulation tel que reconnu aux paragraphes 1 et 2 de l’article 2 du Protocole no 4, a pour but d’assurer le droit dans l’espace, garanti à toute personne, de circuler à l’intérieur du territoire dans lequel elle se trouve ainsi que de le quitter; ce qui implique le droit de se rendre dans un pays de son choix dans lequel elle pourrait être autorisée à entrer (Baumann c. France, no 33592/96, § 61, CEDH 2001‑V). Elle rappelle également, comme le fait le Gouvernement, que des mesures spéciales de surveillance avec assignation à résidence constituent en principe des restrictions à la liberté de circulation examinées sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 4 (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, §§ 83 et suivants, CEDH 2017 (extraits)). De même, l’obligation faite à des requérants de se présenter à la police chaque fois qu’ils souhaitaient changer de lieu de résidence ou rendre visite à leur famille ou à leurs amis s’analyse en une atteinte à leur liberté de circulation (Denizci et autres c. Chypre, nos 25316-25321/94 et 27207/95, §§ 346-347 et 403-404, CEDH 2001-V, et Bolat c. Russie, no 14139/03, § 65, 5 octobre 2006). La Cour renvoie encore à son arrêt Battista c. Italie (no 43978/09, § 36, CEDH 2014) pour un aperçu exhaustif des atteintes à la liberté de quitter un pays.
199. En l’espèce, la Cour rappelle, pour l’examen de ce grief, que les requérants sont contraints d’indiquer à l’AFLD une période quotidienne de soixante minutes où ils seront disponibles en un lieu indiqué pour un contrôle inopiné. Cela signifie qu’ils sont tenus de demeurer dans un endroit fixe une heure par jour. Cela étant, il convient de rappeler que cet endroit est choisi par eux, qu’il n’implique leur domicile qu’à leur demande et selon une plage horaire limitée. La Cour en déduit que cette obligation empêche les allées et venues discrètes, ce qui relève davantage d’une atteinte à l’intimité de la vie privée que d’une mesure de surveillance (paragraphes 157 et 158 ci-dessus). Elle prend acte à cet égard des décisions des juridictions nationales de ne pas qualifier l’obligation de localisation comme une restriction à la liberté d’aller et de venir et de distinguer les contrôles selon qu’ils relèvent ou pas des autorités judiciaires (paragraphe 73 ci-dessus). Les mesures litigieuses ne sauraient donc être assimilées, comme l’affirment les requérants, à un placement sous surveillance électronique utilisé comme une mesure d’aménagement de peine ou décidé dans le cadre d’une mesure d’assignation à résidence comme alternative à la détention. Enfin, la Cour constate que les requérants ne sont pas empêchés de quitter le pays où ils résident mais simplement contraints d’indiquer où ils seront disponibles dans le pays de destination pour un contrôle inopiné.
200. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’article 2 du Protocole no 4 n’est pas applicable en l’espèce. Il s’ensuit que le grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Grande Chambre Garib c. Pays-Bas du 6 novembre 2017 requête no 43494/09
AFFAIRE D'ATTRIBUTION DES LOGEMENTS SOCIAUX
Article 2 du Protocole 4 : confirmation de la décision de la chambre exposé ci-après l'arrêt de Grande chambre. ON MARCHE SUR LA TÊTE : Non violation de l'article 2 du Protocole 4 : Les restrictions résidentielles dans un quartier défavorisé de Rotterdam n’ont pas emporté violation des droits d’une prestataire de l’aide sociale. Un bailleur veut reprendre son logement avec sa famille. La locataire accepte pour un appartement plus grand au même loyer. Comme elle vit de prestation sociale, en sa qualité de femme seule avec deux enfants, les autorités refusent qu'elle emménage dans le nouvel appartement car elle ne vit pas depuis 6 ans dans le quartier qui a beaucoup de pauvres. Il lui est demandé de vivre dans un autre quartier où il y a moins de pauvres. Elle reste dans l'appartement, le bailleur reste dehors et elle attend la sixième année de vie dans le quartier pour pouvoir déménager. La CEDH considère que cette limitation de résidence est proportionnée à la lutte contre les ghettos.
Évidemment cette décision a fait l'objet de la part de juges raisonnables, d'opinions personnelles dissidentes. Cliquez sur le lien bleu pour lire l'arrêt complet avec les opinions dissidentes en format PDF.
i. Principes généraux
136. La Cour rappelle d’emblée que la Convention ne permet pas l’actio popularis. Selon sa jurisprudence constante, lorsqu’elle se trouve saisie d’une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, la Cour a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont ce droit a été appliqué au requérant ou l’a touché a emporté violation de la Convention (voir, entre autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 39 in fine, série A no 18, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 35, série A no 62, N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 56, CEDH 2002‑X, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche (no 4), no 72331/01, § 26, 9 novembre 2006, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 116, CEDH 2012, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 136, CEDH 2015 (extraits), et Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015).
137. La Cour rappelle ensuite le caractère fondamentalement subsidiaire de son rôle. Conformément au principe de subsidiarité, il incombe en premier lieu aux Parties contractantes de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, entre autres, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003‑VIII, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 70, CEDH 2004‑III, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006‑VI, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 98, 25 octobre 2012). Le législateur doit disposer d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale : la Cour a déclaré à maintes reprises respecter la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique » ou de l’« intérêt général », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (voir, entre autres et mutatis mutandis, Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 166, CEDH 2006‑VIII, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 83, CEDH 2009, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010, Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 120, CEDH 2015, et Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 179, CEDH 2016).
138. La marge d’appréciation du législateur s’applique en principe tant à la décision de légiférer ou non sur un sujet donné que, le cas échéant, aux règles détaillées édictées pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés en conflit. Les choix opérés par le législateur en la matière n’échappent pas pour autant au contrôle de la Cour. Il incombe à celle-ci d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions qu’il a retenues et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (voir, entre autres et mutatis mutandis, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits), S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 97, CEDH 2011, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 170, CEDH 2015).
139. La Cour a dit dans le contexte de l’article 1 du Protocole no 1 que des domaines tels que le logement, qui est considéré dans les sociétés modernes comme un besoin social primordial et qui occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques des États contractants, appellent souvent une certaine forme de régulation de la part de l’État. Dans ce domaine, le point de savoir si oui ou non, et si oui quand, l’on peut laisser entièrement jouer les forces du marché ou s’il faut un contrôle de l’État, ainsi que le choix des mesures propres à répondre aux besoins en logement de la communauté et du moment où les mettre en œuvre, impliquent nécessairement de prendre en compte des questions sociales, économiques et politiques complexes. Plus précisément, la Cour a reconnu que, dans un domaine aussi complexe et délicat que celui du développement des grandes villes, l’État disposait d’une ample marge d’appréciation dans la mise en œuvre de sa politique d’urbanisme (Ayangil et autres c. Turquie, no 33294/03, § 50, 6 décembre 2011).
140. Pour en venir aux questions soulevées par la présente affaire, la Cour relève tout d’abord l’interaction apparente entre le droit de chacun de choisir librement sa résidence et le droit au respect du « domicile » et de la « vie privée », garanti par l’article 8 de la Convention. D’ailleurs, la Cour a déjà en une occasion appliqué directement le raisonnement relatif au droit au respect du domicile à un grief qui avait été formulé sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4 (Noack et autres c. Allemagne (déc.), no 46346/99, CEDH 2000‑VI).
141. Elle ajoute toutefois que, sous l’angle de l’article 2 § 4 du Protocole no 4, il n’est pas possible d’appliquer le même critère que celui utilisé sur le terrain de l’article 8 § 2, nonobstant l’interaction existant entre ces deux dispositions. Elle a déjà dit que l’article 8 ne saurait s’interpréter comme consacrant un droit de vivre à un endroit en particulier (Ward c. Royaume-Uni, (déc.) no 31888/03, 9 novembre 2004, et Codona c. Royaume-Uni (déc.), no 485/05, 7 février 2006). En revanche, le droit de choisir librement sa résidence se trouve au cœur de l’article 2 § 1 du Protocole no 4, et cette disposition serait vidée de son sens si elle n’exigeait pas en principe des États contractants qu’ils prennent en compte les préférences individuelles en la matière. Partant, toute exception à ce principe doit être dictée par l’intérêt public dans une société démocratique.
ii. Application des principes susmentionnés
α) Cadre législatif et politiques publiques
142. Concernant la législation et les politiques publiques pertinentes en l’espèce, la Cour observe tout d’abord que les autorités nationales ont été appelées à remédier à des problèmes sociaux grandissants dans certains quartiers urbains de Rotterdam, problèmes qui s’expliquaient par une paupérisation due au chômage ainsi que par une tendance à la délocalisation des activités économiques prospères (paragraphe 26 ci-dessus). Elles ont cherché à inverser ce mouvement en favorisant l’installation de nouveaux résidents tirant leurs revenus de leur propre activité économique lucrative (paragraphes 28 et 29 ci-dessus). Elles entendaient ainsi favoriser la diversité et contrecarrer la stigmatisation de certaines zones urbaines, lesquelles étaient considérées comme ne pouvant convenir qu’aux plus démunis. C’est à cette fin que la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines a été adoptée.
143. La requérante ne nie pas qu’une intervention des autorités publiques était nécessaire : pour la Cour, c’est ce que la requérante veut dire lorsqu’elle reconnaît que la législation en cause n’était pas « manifestement dépourvue de base raisonnable ». En revanche, la requérante critique les choix qui ont été opérés dans la législation et qui, à son avis, imposent un fardeau injuste aux personnes percevant des prestations de la sécurité sociale pour tout revenu.
144. La Cour observe que le système mis en place par la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ne prive personne de logement et ne contraint personne à quitter son habitation. De plus, la mesure prévue par cette loi n’a d’incidence que sur les personnes qui se sont installées relativement récemment dans la région métropolitaine de Rotterdam : les habitants qui vivent depuis au moins six années dans la région peuvent prétendre à une autorisation de résidence quelles que soient leurs sources de revenus. Dans ces conditions, ce délai n’apparaît pas excessif. La Cour estime que ces considérations sont pertinentes pour son appréciation de la proportionnalité de la mesure en cause.
145. L’idée-force de la thèse défendue par la requérante est que les mesures qui ont été mises en œuvre à Rotterdam en application de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines n’ont pas produit les effets recherchés. Elle cite à l’appui de ses dires le rapport établi par l’université d’Amsterdam en novembre 2015 (paragraphe 74 ci-dessus), selon lequel, d’après l’interprétation que la requérante en donne, la qualité de vie dans les quartiers concernés n’a pas connu d’amélioration vérifiable à la suite des restrictions litigieuses apportées au droit de choisir librement sa résidence.
146. Si les deux parties invoquent les constats exposés dans le rapport de l’université d’Amsterdam, la Cour relève que celui-ci a été établi postérieurement aux décisions qui sont pertinentes pour la requête dont est saisie la Cour et couvre la période comprise entre 2006 et 2013 ; il livre donc une appréciation a posteriori des effets de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines.
147. La Cour considère que, dans la mesure où elle est appelée à apprécier des choix opérés dans le domaine socioéconomique, elle doit en principe s’appuyer sur la situation telle qu’elle se présentait aux autorités à l’époque des faits et non se fonder, avec le bénéfice du recul, sur celle qui prévalait à une date ultérieure (voir, mutatis mutandis, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 132, série A no 102). La Cour ne décèle aucune raison d’opter pour une autre démarche en l’espèce.
148. Par conséquent, le rapport de l’université d’Amsterdam n’est pas pertinent pour l’appréciation de la proportionnalité à laquelle la Cour doit se livrer. En tout état de cause, la Cour note qu’elle ne peut en l’espèce considérer que les faits établis dans ce rapport prouvent qu’à l’époque à laquelle ils ont été opérés, les choix de politique publique en cause étaient clairement mauvais ou ont produit des effets négatifs disproportionnés au niveau individuel pour les personnes concernées. La Cour observe également, en particulier, que ledit rapport constate que la composition socioéconomique des quartiers auxquels la loi s’applique commence à évoluer : une plus grande proportion des nouveaux arrivants qu’auparavant ont un emploi. Elle relève de plus qu’il n’y a pas de données disponibles concernant les effets produits par d’autres mesures sur la sécurité et la qualité de vie.
149. La Cour note en outre que, dans la commune de Rotterdam, les autorités nationales ont prolongé les dispositions inscrites dans la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines en les rattachant à un programme échelonné sur vingt ans qui prévoit des investissements publics importants (paragraphes 75 et 76 ci-dessus). De plus, ces dernières années, d’autres communes, dont deux situées dans la région métropolitaine de Rotterdam, ont adopté des mesures similaires en application de cette loi (paragraphe 84 ci-dessus). Il apparaît donc que, au contraire de la requérante, les autorités nationales estiment que les mesures adoptées sont efficaces.
150. Il ressort de l’historique de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines que le Conseil d’État a examiné de façon approfondie le projet de loi, que le gouvernement a répondu aux préoccupations de ce dernier (paragraphes 23 et 24 ci-dessus), et que le Parlement lui-même était soucieux de limiter les effets négatifs éventuels de ce texte. Au demeurant, l’introduction de trois garanties dans la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, garanties qui ont été identifiées par la chambre (paragraphe 118 ci-dessus), doit beaucoup à l’intervention directe du Parlement (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour va maintenant se pencher sur ces garanties intégrées dans la loi elle-même (paragraphe 21 ci-dessus).
151. Pour commencer, la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines reconnaît des droits aux personnes étant dans l’impossibilité de trouver un logement répondant à leurs besoins : premièrement, l’article 6 § 2 impose au conseil municipal de démontrer de manière convaincante au ministre qu’une offre de logements suffisante demeure à l’échelle locale pour les personnes ne réunissant pas les conditions ouvrant droit à une autorisation de résidence ; et, deuxièmement, l’article 7 § 1 b) prévoit que le classement d’une zone en vertu de cette loi sera annulé si l’offre locale de logements de remplacement pour les personnes concernées n’est pas suffisante.
152. La restriction en cause demeure encadrée par des limitations temporelles et géographiques, le classement des zones concernées n’étant valable que pour une ou plusieurs périodes de quatre ans au maximum à chaque fois (article 5 § 2 de la loi).
153. L’article 17 de cette loi impose au ministre compétent de rendre compte tous les cinq ans au Parlement de l’efficacité de cette loi et de ses effets sur le terrain, ce qui fut fait le 18 juillet 2012 (paragraphe 72 ci‑dessus).
154. La clause dérogatoire individuelle prévue à l’article 8 § 2 de la loi (paragraphe 21 ci-dessus) et inscrite par la municipalité dans l’arrêté sur le logement applicable (paragraphe 38 ci-dessus) autorise le bourgmestre et les échevins à déroger à la règle relative à la durée de résidence dans les cas où sa stricte application se traduirait par des conséquences excessivement dures. Les rapports d’évaluation de 2009 et 2011 indiquent qu’à l’époque des événements dont la requérante tire grief cette clause avait été activée dans quelque 3 % des cas dans lesquels une autorisation de résidence avait été délivrée pour un logement loué par un propriétaire privé (paragraphes 61 et 69 ci-dessus). Étant donné que cette clause dérogatoire a vocation à répondre à des situations d’urgence médicale et sociale, notamment des situations de violences (paragraphes 18, 61 et 69 ci‑dessus), situations dans lesquelles la requérante n’a pas dit se trouver personnellement, la Cour ne saurait conclure que le bourgmestre et les échevins n’en font pas un usage approprié.
155. Enfin, il existe une garantie procédurale résidant dans la possibilité de soulever une réclamation administrative et de demander un contrôle devant des juridictions du premier et du second degré compétentes pour statuer en fait et en droit et satisfaisant aux exigences de l’article 6 de la Convention.
156. Dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que les décisions de politique publique prises par les autorités nationales n’ont pas correctement pris en compte les droits et intérêts des personnes se trouvant dans la situation de la requérante, c’est-à-dire des personnes ne totalisant pas six années de résidence dans la commune et ayant les prestations de la sécurité sociale pour unique source de revenus.
157. La Cour est disposée à admettre que le Parlement aurait pu régler la situation différemment. Cependant, la question essentielle qui se pose sous l’angle de l’article 2 § 4 du Protocole no 4 n’est pas celle de savoir si le législateur aurait pu adopter des règles différentes, mais si, en ménageant comme il l’a fait l’équilibre entre les intérêts en jeu, le Parlement a outrepassé la marge d’appréciation dont il bénéficiait au titre de cet article (voir, mutatis mutandis, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 51, série A no 98, Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 53, série A no 169, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 91, CEDH 2007‑I).
β) Le cas particulier de la requérante
158. Pour en venir à la situation personnelle de la requérante, nul ne conteste que celle-ci se conduisait bien et ne constituait nullement une menace pour l’ordre public. Cependant, toute vertueuse qu’elle fût, la conduite personnelle de la requérante ne peut à elle seule emporter la décision lorsqu’elle est mise en balance avec l’intérêt public que sert l’application constante d’une politique publique légitime.
159. Se contenter d’indiquer que la requérante résidait déjà à Tarwewijk lorsque l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence est entrée en vigueur ne suffit pas non plus. Comme exposé ci-dessus, ce dispositif avait pour but d’inciter des ménages percevant des revenus provenant de sources autres que les prestations de la sécurité sociale à venir s’installer dans les zones urbaines déshéritées. Ce n’est pas la simple absence d’une exception pour les personnes qui résidaient déjà dans une zone classée qui remet en cause en tant que tel le système instauré par la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Si les modalités spécifiques de ce système relèvent de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales dans ce domaine, on peut tout de même supposer que son application aux habitants de Tarwewijk a pu avoir pour effet d’en inciter certains, comme la requérante en l’espèce, à quitter le quartier, libérant ainsi davantage de logements pour des ménages qui satisfaisaient aux critères et contribuant ainsi à renforcer la mixité sociale conformément à l’objectif défini par les autorités.
160. Les parties ne s’accordent toujours pas sur le point de savoir si le logement de la rue A. était dans un état aussi désastreux que la requérante veut bien le dire. Celle-ci n’a pas produit d’éléments spécifiques sur lesquels pourrait se fonder pareille conclusion. De plus, la Cour, partageant en ceci l’opinion du Gouvernement (paragraphe 134 ci-dessus), estime qu’il n’est pas établi que la santé de la requérante ou celle des membres de sa famille ait effectivement pâti des cinq années et quatre mois pendant lesquels ils ont occupé ce logement, et note que, devant la Grande Chambre, la requérante n’a même pas allégué, alors qu’elle l’avait fait devant la chambre, que sa santé ou celle de ses enfants avait été en péril. Quoi qu’il en soit, en l’absence de toute demande de permis de construire pendant la période concernée (paragraphe 83 ci-dessus) ou de tout autre type d’élément de preuve pertinent, la Cour n’est pas en mesure de conclure que le logement de la rue A. était considéré par son propriétaire comme nécessitant des travaux de rénovation de grande ampleur. De plus, la requérante n’a pas mentionné d’autre raison (outre sa préférence personnelle pour l’appartement de la rue B.) expliquant pourquoi résider dans le logement de la rue A. constituait pour elle et ses enfants une réelle épreuve.
161. Il reste à la Cour à mettre en balance les intérêts de la requérante et ceux de la société dans son ensemble. Mutatis mutandis, aux fins de l’article 2 § 4 du Protocole no 4, la Cour adopte relativement au droit de chacun de choisir librement sa résidence une conception de l’« intérêt général » identique à celle qu’elle applique dans le domaine de la protection de l’environnement. Dans ce dernier contexte, la Cour a dit, sous l’angle de l’article 8, que pour apprécier à quel point un hébergement de remplacement était adapté, il fallait prendre en considération, d’une part, les besoins particuliers de l’individu concerné – à savoir les besoins de sa famille et ses ressources financières – et, d’autre part, les intérêts de la population locale. C’est une tâche pour laquelle les autorités nationales doivent jouir d’une grande marge d’appréciation car elles sont à l’évidence les mieux placées pour procéder à l’évaluation nécessaire (voir, mutatis mutandis, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 104, CEDH 2001‑I).
162. À cet égard, il est apparu que la requérante résidait depuis le 27 septembre 2010 à Flardingue dans un logement qui lui avait été donné à bail par un organisme de logement social à financement public (paragraphe 80 ci-dessus). La requérante n’a pas exposé les raisons pour lesquelles elle avait choisi de s’installer à Flardingue au lieu de rester dans son logement de la rue A. pendant les huit mois qui lui manquaient pour totaliser six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam, c’est-à-dire jusqu’au 25 mai 2011 (paragraphe 82 ci-dessus), alors même que son propriétaire lui avait demandé de quitter les lieux dès le début de l’année 2007. Elle n’a pas non plus laissé entendre que son logement actuel ne répondait pas à ses besoins ou était de quelque manière que ce fût moins agréable ou moins pratique que celui dans lequel elle avait espéré emménager à Tarwewijk.
163. De plus, il n’a été ni indiqué ni même suggéré que la requérante ait à un quelconque moment depuis 2011 exprimé le souhait de revenir s’installer à Tarwewijk.
164. Il apparaît de surcroît que la requérante a trouvé du travail (paragraphe 81 ci-dessus), même si celle-ci n’indique pas quand cela s’est produit. Si elle avait pris un emploi avant le 25 mai 2011, elle aurait dès ce moment eu toute latitude pour emménager dans l’habitation de son choix à Rotterdam, y compris dans un autre logement dans le quartier de Tarwewijk.
165. Les informations à sa disposition ne permettent donc pas à la Cour de conclure que le refus d’accorder à la requérante une autorisation de résidence qui lui aurait permis de s’installer dans le logement de la rue B. a produit pour celle-ci des conséquences représentant une épreuve tellement disproportionnée que son intérêt devait primer l’intérêt général, lequel était servi par une application constante de la mesure en cause.
166. Si l’on admet que, comme la requérante le soutient, elle n’est pas tenue de justifier sa préférence pour tel ou tel quartier résidentiel, le corollaire en est que la Cour comme les autorités nationales (législatives, exécutives et judiciaires) seraient privées de la possibilité de mettre en balance l’intérêt individuel, d’une part, et l’intérêt public ainsi que les droits et libertés d’autrui, d’autre part. Or une préférence personnelle non définie pour laquelle aucune justification n’est avancée ne saurait l’emporter sur une décision des autorités publiques, car cela aurait pour effet de réduire à néant la marge d’appréciation de l’État.
167. Pour toutes les raisons qui viennent d’être énumérées, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no4 à la Convention.
Grande Chambre Tommaso c. Italie du 23 février 2017 requête 43395/09
Violation de l'article 2 du Protocole 4 mais pas de l'article 13 de la Conv EDH. Le requérant est placé en résidence surveillée durant 2 ans. Il a eu un recours interne pour contester son placement en résidence surveillée mais la loi interne italienne, est trop imprécise pour offrir une prévisibilité d'une mise en résidence surveillée ou non.
CEDH
a) Sur l’existence d’une ingérence
104. La Cour rappelle que l’article 2 du Protocole no 4 garantit à toute personne le droit de libre circulation à l’intérieur du territoire où elle se trouve ainsi que le droit de le quitter, ce qui implique le droit de se rendre dans un pays de son choix dans lequel elle pourrait être autorisée à entrer (Khlyustov c. Russie, no 28975/05, § 64, 11 juillet 2013, Baumann c. France, no 33592/96, § 61, CEDH 2001‑V). Selon la jurisprudence de la Cour, toute mesure restreignant le droit à la liberté de circulation doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés au troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 et ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu (Battista c. Italie, no 43978/09, § 37, CEDH 2014, Khlyustov, précité, § 64, Raimondo, précité, § 39, et Labita, précité, §§ 194-195).
105. Dans le cas d’espèce, la Cour a jugé que les restrictions imposées au requérant relèvent de l’article 2 du Protocole no 4 (paragraphe 91 ci‑dessus). Elle doit dès lors rechercher si cette ingérence était prévue par la loi, poursuivait un ou plusieurs buts prévus au troisième paragraphe de cet article et était nécessaire dans une société démocratique.
b) Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »
i. Principes généraux
106. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les mots « prévue par la loi » non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (Khlyustov, précité, § 68, X. c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 58, CEDH 2013, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I).
107. L’une des exigences découlant de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. On ne peut donc considérer comme « une loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue : l’expérience révèle qu’une telle certitude est hors d’atteinte. En outre, la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi, beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 40, série A no 260-A, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999‑III, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141).
108. Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle est adressée (RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 104, CEDH 2011, Rekvényi, précité, § 34, Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 142). D’autre part, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Khlyustov, précité, §§ 68-69).
109. La Cour rappelle qu’une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 143 ; Khlyustov, précité, § 70). Une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle‑même (Khlyustov, précité, § 70, et Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 88, série A no 61).
ii. Application de ces principes en l’espèce
110. En l’espèce, la Cour relève que la loi no 1423 de 1956, interprétée à la lumière des arrêts de la Cour constitutionnelle, est la disposition juridique qui a servi de fondement aux mesures de prévention personnelles appliquées au requérant. Elle conclut donc que lesdites mesures de prévention avaient une base légale en droit interne.
111. La Cour doit donc vérifier si cette loi était accessible et prévisible. Cet élément est d’autant plus important dans une affaire comme celle-ci, où la législation en question a eu un impact très important sur le requérant et sur son droit à la liberté de circulation.
112. Tout d’abord, la Cour considère que la loi no 1423 de 1956 répondait à la condition de l’accessibilité, ce que d’ailleurs le requérant ne conteste pas.
113. La Cour doit ensuite vérifier la prévisibilité de cette loi. Pour ce faire, elle examinera d’abord la catégorie des personnes visées par les mesures de prévention, puis le contenu de ces mesures.
114. La Cour note qu’à ce jour elle n’a pas eu à examiner en détail la prévisibilité de la loi no 1423/1956. Elle rappelle toutefois avoir constaté dans l’affaire Labita (précité, § 194) que les mesures de prévention avaient pour base les lois nos 1423/1956, 575/1965, 327/1988 et 55/1990 et qu’elles étaient donc « prévues par la loi » au sens du troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4. Dans l’affaire Monno (décision précitée, § 26), la loi litigieuse a été examinée à la lumière de la décision de la cour d’appel qui avait reconnu l’existence d’un vice de forme entachant la procédure de première instance. Selon la Cour, la seule circonstance que la décision du tribunal avait été ultérieurement annulée ne compromettait pas, en tant que telle, la légalité de l’ingérence pour la période antérieure. En revanche, dans les arrêts Raimondo et Vito Sante Santoro (précités), la Cour a constaté que l’atteinte à la liberté de circulation des requérants n’était ni « prévue par la loi » ni « nécessaire » en raison du retard de la notification de la décision révoquant la surveillance spéciale (Raimondo, précité § 40) et en raison de la prolongation illégale de la surveillance spéciale, pendant deux mois et vingt-deux jours, sans réparation du préjudice subi (Vito Sante Santoro, précité § 45).
115. Dans le cas d’espèce, le requérant se plaint expressément d’un manque de précision et de prévisibilité de la loi no 1423/1956. Par conséquent, la Cour se doit d’analyser la prévisibilité de cette loi quant aux destinataires des mesures de prévention (article 1 de la loi de 1956), à la lumière de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.
116. À cet égard, la Cour souligne que la Cour constitutionnelle italienne a invalidé la loi pour autant qu’elle concernait une catégorie de personnes jugée insuffisamment définie, à savoir celle des personnes « que certains signes extérieurs port[ai]ent à considérer enclines à la délinquance » (voir l’arrêt no 177 de 1980, paragraphe 55 ci-dessus). La disposition en cause n’était plus en vigueur à l’époque où les mesures litigieuses ont été appliquées au requérant. Pour toutes les autres catégories de personnes auxquelles les mesures de prévention étaient applicables, la Cour constitutionnelle a formulé la conclusion que la loi no 1423/1956 contenait une description suffisamment précise des comportements considérés comme socialement dangereux. Elle a jugé que la simple appartenance à l’une des catégories de sujets visées à l’article 1 de ladite loi ne suffisait pas à justifier l’application d’une mesure de prévention et qu’il fallait au contraire établir l’existence d’un comportement spécifique de l’intéressé démontrant la réalité de sa dangerosité, laquelle ne pouvait être seulement théorique. Elle a indiqué que les mesures de prévention ne pouvaient donc pas être adoptées sur la base de simples soupçons, mais devaient reposer sur une appréciation objective des « éléments factuels » qui fasse ressortir la conduite habituelle et le niveau de vie de la personne, ou des manifestations concrètes de sa propension à la délinquance (voir la jurisprudence de la Cour constitutionnelle citée aux paragraphes 45-55 ci-dessus).
117. La Cour constate que, nonobstant le fait que la Cour constitutionnelle soit intervenue à plusieurs reprises afin de préciser les critères à employer pour apprécier la nécessité des mesures de prévention, l’application de celles-ci reste liée à une appréciation prospective par les juridictions internes, étant donné que ni la loi ni la Cour constitutionnelle n’ont identifié clairement les « éléments factuels » ou les comportements spécifiques qui doivent être pris en compte pour évaluer la dangerosité sociale de l’individu et qui peuvent donner lieu à l’application de telles mesures. Dès lors, la Cour estime que la loi en cause ne prévoyait pas de manière suffisamment détaillée quels comportements étaient à considérer comme socialement dangereux.
118. La Cour note qu’en l’espèce le tribunal responsable de l’application de la mesure de prévention au requérant s’est fondé sur l’existence d’une tendance « active » de celui-ci à la délinquance, sans pour autant lui imputer un comportement ou une activité délictueuse spécifique. De plus, le tribunal a mentionné, comme motif d’application de la mesure de prévention, le fait que le requérant n’avait pas « d’emploi stable et légal » et que sa vie se caractérisait par une fréquentation assidue de criminels importants au niveau local (« malavita ») et par la commission de délits (paragraphes 15-16 ci‑dessus).
En d’autres termes, le tribunal a fondé son raisonnement sur le postulat d’une « tendance à la délinquance », critère que la Cour constitutionnelle avait précédemment jugé insuffisant – dans son arrêt no 177 de 1980 – pour définir une catégorie de personnes pouvant faire l’objet de mesures préventives (paragraphe 55 ci-dessus).
En définitive, la Cour considère que, faute d’avoir défini avec la clarté requise l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation considérable ainsi conféré aux juridictions internes, la loi en vigueur à l’époque pertinente (article 1 de la loi de 1956) n’était pas formulée avec une précision suffisante pour offrir une protection contre les ingérences arbitraires et permettre au requérant de régler sa conduite et de prévoir avec un degré suffisant de certitude l’application des mesures de prévention.
119. Concernant les mesures prévues par les articles 3 et 5 de la loi no 1423/1956 qui ont été appliquées au requérant, la Cour observe que certaines d’entre elles sont libellées de façon très générale et que leur contenu est extrêmement vague et imprécis ; cela vaut en particulier pour les dispositions relatives aux obligations de « vivre honnêtement et dans le respect des lois » et de « ne pas prêter à soupçon ».
À cet égard, la Cour note que la Cour constitutionnelle est parvenue à la conclusion que les obligations de « vivre honnêtement » et de « ne pas prêter à soupçon » n’emportaient pas violation du principe de légalité (paragraphe 59 ci-dessus).
120. Elle relève que l’interprétation livrée par la Cour constitutionnelle dans son arrêt no 282 de 2010 est postérieure aux faits de l’espèce et qu’il était dès lors impossible au requérant d’établir, à partir de la position de la Cour constitutionnelle ressortant de cet arrêt, la teneur précise de certaines des obligations auxquelles il était soumis dans le cadre de la surveillance spéciale. Ces obligations peuvent en effet se prêter à diverses interprétations, comme la Cour constitutionnelle l’a elle-même reconnu. La Cour note de plus qu’elles sont formulées de manière générale.
121. En outre, l’interprétation faite par la Cour constitutionnelle en 2010 n’a pas résolu le problème du manque de prévisibilité des mesures de prévention applicables, car en vertu de l’article 5, premier alinéa, de la loi en cause le tribunal pouvait aussi imposer toute mesure qu’il estimait nécessaire – sans préciser sa teneur – eu égard aux exigences liées à la défense sociale.
122. Enfin, la Cour n’est pas convaincue que les obligations de « vivre honnêtement et dans le respect des lois » et de « ne pas prêter à soupçon » aient été suffisamment délimitées par l’interprétation de la Cour constitutionnelle, et ce pour les raisons exposées ci-après. Tout d’abord, le « devoir pour la personne concernée d’adapter sa conduite à un mode de vie respectant l’ensemble des prescriptions susmentionnées » est tout aussi imprécis que l’« obligation de vivre honnêtement et dans le respect des lois », la juridiction constitutionnelle n’ayant fait que renvoyer à l’article 5 lui-même. De l’avis de la Cour, cette interprétation n’offre pas d’indications suffisantes aux personnes concernées. Deuxièmement, le « devoir pour l’intéressé de se conformer à toutes les prescriptions lui imposant d’adopter ou de ne pas adopter telle ou telle conduite, donc non seulement aux normes pénales mais aussi à toute disposition dont le non‑respect serait un indice supplémentaire de la dangerosité sociale déjà établie » constitue un renvoi indéterminé à l’ensemble de l’ordre juridique italien et n’apporte aucun éclaircissement sur les normes spécifiques dont le non-respect serait un indice supplémentaire de la dangerosité sociale de l’intéressé.
Dès lors, la Cour considère que cette partie de la loi n’est pas formulée de façon assez précise et ne définit pas avec une clarté suffisante le contenu des mesures de prévention qui peuvent être appliquées à un individu, pas même à la lumière de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.
123. La Cour trouve également préoccupant que les mesures prévues par la loi et appliquées au requérant aient comporté une interdiction absolue de participer à des réunions publiques. La loi n’indique aucune limite temporelle ou spatiale à cette liberté fondamentale, dont la restriction est entièrement laissée à l’appréciation du juge.
124. La Cour est d’avis que la loi laissait aux juridictions un large pouvoir d’appréciation, sans indiquer avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice de ce pouvoir. Il s’ensuit que l’application des mesures de prévention au requérant n’était pas suffisamment prévisible et n’a pas été entourée de garanties adéquates contre les divers abus possibles.
125. Dès lors, la Cour estime que la loi no 1423/1956 était libellée en des termes vagues et excessivement généraux. Ni les personnes auxquelles les mesures de prévention pouvaient être appliquées (article 1 de la loi de 1956) ni le contenu de certaines de ces mesures (articles 3 et 5 de la loi de 1956) n’étaient définis avec une précision et une clarté suffisantes. Il s’ensuit que cette loi ne remplissait pas les conditions de prévisibilité telles qu’elles se dégagent de la jurisprudence de la Cour.
126. En conséquence, on ne saurait considérer que l’atteinte à la liberté de circulation du requérant se fondait sur des dispositions juridiques respectant les exigences de légalité posées par la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 en raison du manque de prévisibilité de la loi litigieuse.
127. Eu égard à la conclusion qui précède, il n’y a pas lieu pour la Cour de se pencher sur d’autres arguments du requérant ni à rechercher si les mesures appliquées à celui-ci poursuivaient un ou plusieurs buts légitimes et étaient nécessaires dans une société démocratique.
ARTICLE 13 COMBINE A L'ARTICLE 2 DU PROTOCOLE 4
a) Les principes applicables
179. La Cour rappelle que l’article 13 garantit l’existence en droit interne de recours permettant de dénoncer les atteintes aux droits et libertés protégés par la Convention. Ainsi, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition, il faut qu’existe au niveau interne un recours dans le cadre duquel l’instance nationale compétente peut examiner les griefs fondés sur la Convention et ordonner le redressement approprié. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief tiré de la Convention, mais le recours doit en tout cas être « effectif » en pratique comme en droit, c’est-à-dire notamment que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État (Nada, précité, §§ 208-209 ; voir aussi Büyükdağ c. Turquie, no 28340/95, § 64, 21 décembre 2000, avec les renvois notamment à l’arrêt Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 95, Recueil 1996‑VI). Dans certaines conditions, les recours offerts par le droit interne considérés dans leur ensemble peuvent répondre aux exigences de l’article 13 (voir, notamment, Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 77, série A no 116).
180. Cela étant, l’article 13 exige seulement qu’existe un recours en droit interne à l’égard des griefs que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention (voir, par exemple, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 54, série A no 131). Il n’impose pas aux États de permettre aux individus de dénoncer, devant une autorité interne, les lois nationales comme contraires à la Convention (Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 40, série A no 247‑C), mais vise seulement à offrir à ceux qui expriment un grief défendable de violation d’un droit protégé par la Convention un recours effectif dans l’ordre juridique interne (ibidem, § 39).
b) L’application de ces principes au cas d’espèce
181. La Cour note que, compte tenu du constat de violation de l’article 2 du Protocole no 4 énoncé ci-dessus (paragraphe 126 ci-dessus), le grief est défendable. Il reste dès lors à rechercher si le requérant a disposé en droit italien d’un recours effectif lui permettant de dénoncer les atteintes à ses droits protégés par la Convention.
182. La Cour rappelle que, lorsqu’il existe un grief défendable selon lequel une mesure adoptée par les autorités peut violer le droit de circulation d’un requérant, l’article 13 de la Convention exige que les systèmes nationaux offrent aux intéressés la possibilité de bénéficier d’une procédure contradictoire de recours devant les juridictions (voir, mutatis mutandis, Riener, précité, § 138).
183. Toutefois, une procédure de recours interne ne saurait être jugée effective au sens de l’article 13 de la Convention si elle n’offre pas la possibilité de traiter la substance d’un « grief défendable » au sens de la Convention et d’apporter une réparation adéquate. Ainsi, en énonçant de manière explicite l’obligation pour les États de protéger les droits de l’homme en premier lieu au sein de leur propre ordre juridique, l’article 13 établit au profit des justiciables une garantie supplémentaire de jouissance effective des droits en question (Riener, précité, § 142 ; voir aussi Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000‑XI, et T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 107, CEDH 2001‑V).
184. La Cour observe que le requérant a pu former un recours devant la cour d’appel de Bari en plaidant que la mesure de surveillance spéciale assortie de l’assignation à résidence avait été appliquée irrégulièrement. Après avoir réévalué les conditions d’application et la proportionnalité de la mesure de surveillance spéciale, la cour d’appel a annulé la mesure litigieuse.
185. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le requérant a donc disposé en droit italien d’un recours effectif qui lui a permis d’exposer les violations de la Convention qu’il alléguait. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 2 du Protocole no 4.
BATTISTA c. ITALIE du 2 décembre 2014 requête n° 43978/09
Violation de l'article 2 du Protocole 4 de la Convention : retirer le passeport pour empêcher le requérant de partir à l'étranger sous le prétexte qu'il a une pension alimentaire à payer est contraire au droit de circuler.
CEDH
35. La Cour observe tout d’abord que la présente affaire soulève une question nouvelle, puisqu’elle n’a pas eu encore l’occasion de se pencher sur les mesures restreignant la liberté de quitter un pays en raison de l’existence de dettes envers un tiers ayant une importance particulière, comme les obligations alimentaires.
36. Dans de précédentes affaires examinées sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 4, la Cour ou l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme se sont intéressées à de telles interdictions, prononcées par exemple dans le contexte :
– d’une procédure pénale en cours (Schmidt c. Autriche, no 10670/83, décision de la Commission du 9 juillet 1985, Décisions et rapports (DR) 44, p. 195 ; Baumann c. France, no 33592/96, CEDH 2001‑V ; Földes et Földesné Hajlik c. Hongrie, no 41463/02, CEDH 2006‑XII ; Sissanis c. Roumanie, no 23468/02, 25 janvier 2007 ; Bessenyei c. Hongrie, no 37509/06, 21 octobre 2008 ; A.E. c. Pologne, no 14480/04, 31 mars 2009 ; Iordan Iordanov et autres c. Bulgarie, no 23530/02, 2 juillet 2009 ; Makedonski c. Bulgarie, no 36036/04, 20 janvier 2011 ; Pfeifer c. Bulgarie, no 24733/04, 17 février 2011 ; Prescher c. Bulgarie, no 6767/04, 7 juin 2011 ; et Miażdżyk c. Pologne, no 23592/07, 24 janvier 2012) ;
– de l’exécution d’une peine (M. c. Allemagne, no 10307/83, décision de la Commission du 6 mars 1984, DR 37, p. 113) ;
– de la condamnation de l’intéressé pour une infraction pénale, tant qu’il n’aurait pas été réhabilité (Nalbantski c. Bulgarie, no 30943/04, 10 février 2011) ;
– d’une procédure de faillite en cours (Luordo c. Italie, no 32190/96, CEDH 2003‑IX) ;
– du refus de payer une amende douanière (Napijalo c. Croatie, no 66485/01, 13 novembre 2003) ;
– d’un manquement à acquitter un impôt (Riener c. Bulgarie, no 46343/99, 23 mai 2006) ;
– d’un manquement à rembourser à un créancier privé une dette établie par une décision judiciaire (Ignatov c. Bulgarie, no 50/02, 2 juillet 2009, et Gochev c. Bulgarie, no 34383/03, 26 novembre 2009 ; Khlyustov c. Russie, no 28975/05, 11 juillet 2013) ;
– de la connaissance de « secrets d’État » (Bartik c. Russie, no 55565/00, CEDH 2006‑XV) ;
– du défaut d’accomplissement des obligations du service militaire (Peltonen c. Finlande, no 19583/92, décision de la Commission du 20 février 1995, DR 80‑A, p. 38, et Marangos c. Chypre, no 31106/96, décision de la Commission du 20 mai 1997, non publiée) ;
– de la maladie mentale de l’intéressé, associée à l’absence de dispositif permettant sa prise en charge adéquate dans l’État de destination (Nordblad c. Suède, no 19076/91, décision de la Commission du 13 octobre 1993, non publiée) ;
– d’une décision judiciaire interdisant d’emmener un enfant mineur à l’étranger (Roldan Texeira et autres c. Italie (déc.), no 40655/98, 26 octobre 2000, et Diamante et Pelliccioni c. Saint-Marin, no 32250/08, 27 septembre 2011) ;
– de l’interdiction faite à un Bulgare de quitter le territoire national pendant deux ans pour avoir violé les lois des États-Unis en matière d’immigration (Stamose c. Bulgarie, no 29713/05, CEDH 2012).
La Cour considère que malgré les différences entre ces affaires et la présente, les mêmes principes sont ici applicables.
37. L’article 2 § 2 du Protocole no 4 garantit à toute personne le droit de quitter n’importe quel pays pour se rendre dans n’importe quel autre pays de son choix où elle est susceptible d’être admise. Le refus de délivrer un passeport au requérant et l’annulation de sa carte d’identité pour les voyages à l’étranger par les juridictions internes s’analysent en une atteinte à ce droit (voir la décision précitée Peltonen, p. 43, et les arrêts précités Baumann, §§ 62-63, Napijalo, §§ 69-73, et Nalbantski, § 61). Dès lors, il convient de déterminer si cette atteinte était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs des buts légitimes définis à l’article 2 § 3 du Protocole no 4, et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation de ce ou ces buts.
38. En ce qui concerne la légalité de cette mesure, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » non seulement impose que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V). Afin que la loi satisfasse à la condition de prévisibilité, elle doit énoncer avec suffisamment de précision les conditions dans lesquelles une mesure peut être appliquée, et ce pour permettre aux personnes concernées de régler leur conduite en s’entourant au besoin de conseils éclairés.
39. Comme le souligne le Gouvernement, l’ingérence reposait sur l’article 12 de la loi sur les passeports du 21 novembre 1967 (no 1185), telle que modifiée par la loi no 3 de 2003, en relation avec le fait que le requérant ne s’acquittait pas de la pension alimentaire qu’il était tenu de verser à l’égard de ses enfants. L’ingérence possédait ainsi clairement une base légale en droit interne. A cet égard, la Cour note également que la Cour constitutionnelle, dans son arrêt no0464 de 1997, a affirmé que l’essence de l’article en question de la loi no 1185 de 1967 est de « garantir que le parent remplisse ses obligations à l’égard de ses enfants ».
40. La Cour estime également que l’imposition de la mesure en question tend à garantir les intérêts des enfants du requérant et qu’elle poursuit en principe un objectif légitime de protection des droits d’autrui – dans le cas présent, ceux des enfants qui doivent recevoir la pension alimentaire.
41. Pour ce qui est de la proportionnalité d’une restriction imposée au motif de dettes impayées, la Cour rappelle que pareille mesure ne se justifie qu’aussi longtemps qu’elle tend à l’objectif poursuivi de garantir le recouvrement des dettes en question (Napijalo, précité, §§ 78 à 82). Par ailleurs, fût-elle justifiée au départ, une mesure restreignant la liberté de circulation d’une personne peut devenir disproportionnée et violer les droits de cette personne si elle se prolonge automatiquement pendant longtemps (Luordo, précité, § 96, et Földes et Földesné Hajlik, précité, § 35)
42. En tout état de cause, les autorités internes ont l’obligation de veiller à ce que toute atteinte portée au droit d’une personne de quitter son pays soit, dès le départ et tout au long de sa durée, justifiée et proportionnée au regard des circonstances. Elles ne peuvent prolonger longtemps des mesures restreignant la liberté de circulation d’une personne sans réexaminer périodiquement si elles sont justifiées (Riener, précité, § 124, et Földes et Földesné Hajlik, précité, § 35). Ce contrôle doit normalement être assuré, au moins en dernier ressort, par le pouvoir judiciaire, car il offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de régularité des procédures (Sissanis c. Roumanie, no 23468/02, § 70, 25 janvier 2007). L’étendue du contrôle juridictionnel doit permettre au tribunal de tenir compte de tous les éléments, y compris ceux liés à la proportionnalité de la mesure restrictive (voir, mutatis mutandis, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 60, série A no 43).
43. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour remarque que le requérant n’a plus de passeport, ni de carte d’identité valable pour l’étranger depuis 2008. Elle note que le requérant s’est vu refuser la délivrance d’un passeport et d’une carte d’identité valable pour l’étranger à cause du non-paiement de la pension alimentaire. Les juridictions internes (paragraphes 11-12 ci-dessus) ont souligné que le requérant ne s’était pas acquitté de la pension alimentaire qu’il était tenu de verser au titre de ses enfants et qu’il y avait un risque qu’il ne la paye plus en se rendant à l’étranger.
44. Ainsi qu’il ressort du dossier et notamment des décisions nationales pertinentes, les juridictions internes n’ont pas jugé nécessaire d’examiner la situation personnelle de l’intéresse, ni sa capacité à s’acquitter des sommes dues et ont appliqué la mesure litigieuse de manière automatique. Dans l’espèce, aucune pondération des droits en cause ne semble avoir été faite. Seuls les intérêts patrimoniaux des bénéficiaires des aliments ont été pris en considération.
45. Par ailleurs, la Cour constate que la question du recouvrement des créances alimentaires fait l’objet d’une coopération en matière civile au niveau européen et international. Elle rappelle qu’il existe des moyens susceptibles de parvenir au recouvrement du crédit en dehors des frontières nationales, en particulier le Règlement (CE) no 4/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires, la Convention de La Haye du 23 novembre 2007 sur le recouvrement international des aliments destinés aux enfants et à d’autres membres de la famille et la Convention de New York sur le recouvrement des aliments à l’étranger. Ces instruments n’ont pas été pris en compte par les autorités au moment de l’application de la mesure litigieuse. Elles se sont limitées à souligner que le requérant aurait pu se rendre à l’étranger avec son passeport et se soustraire ainsi à son obligation.
46. De plus, la Cour note que dans le cas d’espèce, la restriction imposée au requérant n’a pas garanti le paiement de la pension alimentaire.
47. Elle estime partant que l’intéressé a été soumis à une mesure de caractère automatique, sans aucune limitation quant à sa portée ni quant à sa durée (Riener, précité, § 127). En outre, il n’a été procédé, par les juridictions internes, à aucun réexamen de la justification et de la proportionnalité de la mesure au regard des circonstances de l’espèce depuis 2008.
48. A la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’imposition automatique d’une telle mesure, pour une durée indéterminée, sans prise en compte des circonstances propres à l’intéressé, ne peut être qualifiée de nécessaire dans une société démocratique.
49. Il y a donc eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.
Arrêt Villa contre Italie du 20 avril 2010 requête 19675/06
41. La Cour rappelle tout d'abord qu'en proclamant le « droit à la liberté », le paragraphe 1 de l'article 5 vise la liberté physique de la personne. Dès lors, il ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler ; elles obéissent à l'article 2 du Protocole no 4. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l'article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d'exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n'y a pourtant qu'une différence de degré ou d'intensité, non de nature ou d'essence (Guzzardi précité, §§ 92-93).
42. En l'espèce, la liberté surveillée entraînait, pour le requérant, les obligations suivantes (paragraphe 15 ci-dessus) :
- se présenter une fois par mois à l'autorité de police chargée de la surveillance ;
- garder des contacts avec le centre psychiatrique de l'hôpital de Niguarda ;
- habiter à Milan, au 18 Boulevard Abruzzi ;
- ne pas s'éloigner de la commune où il résidait ;
- rester à la maison entre 22h00 et 7h00.
43. Aux yeux de la Cour, ces mesures n'ont pas entraîné une privation de liberté au sens de l'article 5 § 1 de la Convention, mais de simples restrictions à la liberté de circuler (voir, mutatis mutandis, Raimondo c. Italie, série A no 281-A, § 39, 22 février 1994). Le Gouvernement le souligne à juste tire (paragraphes 37-38 ci-dessus).
44. L'article 5 étant ainsi inapplicable, il y a lieu d'examiner ce grief sous l'angle de l'article 2 du Protocole no 4.
45. Aux termes de la jurisprudence de la Cour, toute mesure restreignant le droit à la liberté de circulation doit être prévue par la loi, poursuivre l'un des buts légitimes visés au troisième paragraphe de l'article 2 du Protocole no 4 et ménager un juste équilibre entre l'intérêt général et les droits de l'individu (Baumann c. France, no 33592/96, § 61, CEDH 2001-V, et Riener c. Bulgarie, no 46343/99, § 109, 23 mai 2006).
46. En l'espèce, nul ne conteste que les mesures litigieuses avaient une base légale en droit italien. Les juridictions internes ont estimé qu'elles s'imposaient pour faire face à la dangerosité sociale du requérant. Cette dernière a été établie sur la base de l'infraction pour laquelle il avait été condamné ainsi que sur plusieurs autres éléments, tels que son dossier médical, les résultats d'une expertise psychiatrique ordonnée par le juge d'instance de Milan, les faits d'agression et de menaces commis après la condamnation, les rapports des médecins traitants (paragraphes 7, 15 et 19 ci-dessus). Dans leur ensemble, ces éléments ont amené les autorités à penser que l'intéressé souffrait de troubles psychiatriques graves entraînant, entre autres, un manque de contrôle de ses pulsions agressives (voir, notamment, les paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Les mesures restrictives de sa liberté de circulation étaient donc nécessaires « au maintien de l'ordre public », ainsi qu'« à la prévention des infractions pénales ».
47. Pour ce qui est de la proportionnalité des mesures incriminées, celles-ci ne se justifient qu'aussi longtemps qu'elles tendent effectivement à la réalisation de l'objectif qu'elles sont censées poursuivre (voir, mutatis mutandis, Napijalo c. Croatie, no 66485/01, §§ 78-82, 13 novembre 2003, et Gochev c. Bulgarie, no 34383/03, § 49, 26 novembre 2009). Par ailleurs, fût-elle justifiée au départ, une mesure restreignant la liberté de circulation d'une personne peut devenir disproportionnée et violer les droits de cette personne si elle se prolonge automatiquement pendant longtemps (Luordo c. Italie, no 32190/96, § 96, CEDH 2003-IX, Riener précité, § 121, et Földes et Földesné Hajlik c. Hongrie, no 41463/02, § 35, 31 octobre 2006).
48. En particulier, la Cour considère que lorsque sont en cause des mesures dont la justification repose sur une condition propre à l'intéressé qui, comme la dangerosité sociale due à des troubles psychiatriques, est susceptible de se modifier dans le temps, il incombe à l'Etat de procéder à des contrôles périodiques quant à la persistance des raisons justifiant toute restriction aux droits garantis par l'article 2 du Protocole no 4. La fréquence de pareils contrôles, d'ailleurs expressément prévus par la loi italienne (voir l'article 208 du CP, cité au paragraphe 26 ci-dessus), dépend de la nature des restrictions en cause et des circonstances particulières de chaque affaire.
49. En l'espèce, après la sortie du requérant de l'hôpital psychiatrique judiciaire le 14 novembre 2002, la liberté surveillée a été prorogée d'abord jusqu'au 9 octobre 2003, et ensuite jusqu'au 9 février, au 9 juin et au 9 octobre 2004. Au moins cinq contrôles effectués par un juge indépendant et impartial ont donc eu lieu dans un laps de temps d'un peu plus d'un an et dix mois, ce qui ne saurait passer pour insuffisant. De plus, la Cour a examiné les raisons avancées par les autorités pour proroger, à chaque fois, la durée de la mesure incriminée (paragraphe 19 ci-dessus), sans n'y trouver aucun signe d'arbitraire.
50. Il s'ensuit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 4 en ce qui concerne l'imposition de la liberté surveillée et ses prorogations successives jusqu'à celle du 9 octobre 2004 (date à laquelle la mesure a été prorogée jusqu'en juillet 2005 – paragraphe 19 ci-dessus).
51. Cependant, il y a lieu de noter que lors de la prorogation prononcée à cette dernière date, il avait été décidé que le contrôle suivant aurait lieu en juillet 2005. Et en effet, le juge d'application des peines de Florence a repris l'examen du dossier à l'audience en chambre du conseil du 1er juillet 2005. Toutefois, il n'a déposé au greffe le texte de sa décision révoquant la liberté surveillée que le 2 novembre 2005, soit quatre mois plus tard. Le 7 novembre 2005, cette décision a été notifiée au requérant (paragraphe 22 ci-dessus), qui a ainsi eu connaissance de la levée des restrictions à sa liberté de circulation.
52. Aux yeux de la Cour, plus de diligence et de rapidité s'imposaient dans le cadre de la prise d'une décision affectant les droits garantis par l'article 2 du Protocole no 4, et ce en particulier au terme d'une prorogation, déjà d'une durée de neuf mois au 1er juillet 2005, des restrictions frappant l'intéressé. Par ailleurs, la décision de révoquer la liberté surveillée a été adoptée sur la base du dossier seul en l'absence de toute mesure d'instruction supplémentaire. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, un intervalle de plus de quatre mois entre l'audience devant le juge d'application des peines et la levée effective de la liberté surveillée n'était pas justifié et a été de nature à rendre disproportionnées les restrictions à la liberté de circulation du requérant.
53. Il s'ensuit qu'il y a eu violation de l'article 2 du Protocole no 4 en raison de l'adoption et de l'exécution tardives de la décision de révoquer la liberté surveillée après l'audience du 1er juillet 2005.
INTERDICTION D'EXPULSER DES NATIONAUX
ARTICLE 3 DU PROTOCOLE 4 :
"1/ Nul ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle ou collective, du territoire de l'État dont il est ressortissant.
2/ Nul ne peut être privé du droit d'entrer sur le territoire de l'État dont il est le ressortissant"
JURISPRUDENCE DE LA CEDH
H.F. et autres c. France du 14 septembre 2022 requêtes no 24384/19 et n° 44234/20
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Examen des demandes de retour des filles et petits-enfants des requérants détenus dans des camps en Syrie : faute de formalisation des décisions de refus et de contrôle juridictionnel sur l’absence d’arbitraire, la Cour conclut à la violation de l’article 3 § 2 du Protocole n° 4 à la Convention.
Art 1 Juridiction des États • Refus de rapatrier des nationaux placés en détention avec leurs enfants dans des camps sous contrôle kurde après la chute de l’ « État islamique » • Absence de « contrôle » effectif de l’État défendeur sur le territoire et les proches des requérants • Une procédure de rapatriement et une enquête pénale pour participation à des activités terroristes à l’étranger ne suffisent pas à déclencher un lien juridictionnel extraterritorial • La nationalité est un facteur pertinent mais ne constitue pas en soi un titre de juridiction autonome • Juridiction non établie quant au grief de mauvais traitements • Juridiction établie quant à l’allégation de violation du droit d’entrer sur le territoire national compte tenu des circonstances particulières liées à la situation des camps
Art 3 § 2 P4 • Entrer dans son pays • Absence d’examen entouré de garanties contre l’arbitraire du refus de rapatrier des nationaux placés en détention avec leurs enfants dans des camps sous contrôle kurde après la chute de l’ « État islamique » • Absence de droit général au rapatriement (notamment pour les personnes dont la situation matérielle les empêche de se présenter à la frontière d’un État) • Obligations procédurales positives découlant, dans un tel contexte, de circonstances exceptionnelles (telles que l’existence d’éléments extraterritoriaux menaçant directement l’intégrité physique et la vie d’enfants placés dans une situation de grande vulnérabilité) • Obligation d’entourer le processus décisionnel de garanties appropriées contre l’arbitraire et de le soumettre à un examen indépendant
Art 46 • Mesures individuelles • Demandes de rapatriement devant être promptement soumises à un examen entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire
L’affaire concerne le refus opposé à la demande des requérants d’obtenir des autorités françaises le rapatriement de leurs filles et de leurs petits-enfants retenus dans les camps du nord-est de la Syrie administrés par les Forces démocratiques syriennes (FDS). Devant la Cour, ils se plaignaient que ce refus expose leurs proches à des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la Convention et viole le droit d’entrer sur le territoire national découlant de l’article 3 § 2 du Protocole n° 4. La Cour considère que les proches des requérants ne relèvent pas de la juridiction de la France à l’égard du grief tiré de l’article 3 de la Convention mais qu’il existe des circonstances exceptionnelles propres à établir un lien juridictionnel entre l’État français et ces derniers au sens de l’article 1 de la Convention à l’égard du grief tiré de l’article 3 § 2 du Protocole n° 4. Sur le fond, la Cour juge tout d’abord que les ressortissantes françaises et leurs enfants ne bénéficient pas d’un droit général au rapatriement au titre du droit d’entrée sur le territoire national garanti par l’article 3 § 2 du Protocole n o 4. Elle précise ensuite que la protection qu’offre cette disposition peut cependant faire naître des obligations positives à la charge de l’État en cas de circonstances exceptionnelles tenant à l’existence d’éléments extraterritoriaux tels que, par exemple, ceux qui mettent en péril l’intégrité physique et la vie des nationaux retenus dans les camps, en particulier celles des enfants. En présence d’une telle situation, le respect par l’État de son obligation positive de permettre l’exercice effectif du droit d’entrer sur son territoire implique l’existence de garanties appropriées contre le risque d’arbitraire dans la manière dont il s’est acquitté de cette obligation. A ce titre, le rejet d’une demande de retour sur le territoire national, soit que les autorités compétentes aient refusé d’y faire droit, soit qu’elles se soient efforcées d’y donner suite sans résultat, doit pouvoir faire l’objet d’un examen individuel approprié par un organe indépendant chargé d’en contrôler la légalité. Un tel contrôle doit permettre de prendre connaissance, même sommairement, des motifs de la décision et de vérifier qu’ils reposent sur une base factuelle suffisante et raisonnable et que les justifications tirées de considérations impérieuses d’intérêt public ou de difficultés d’ordre juridique, diplomatique et matériel que les autorités exécutives pourraient légitimement invoquer sont bien dépourvues d’arbitraire. Lorsque la demande de retour est faite au nom de mineurs, ce contrôle implique une vérification de la prise en compte par les autorités compétentes de l’intérêt supérieur des enfants, de leur particulière vulnérabilité et de leurs besoins spécifiques. Dans la présente affaire, la Cour, après avoir considéré que la situation des proches des requérants révélait l’existence de circonstances exceptionnelles de nature à déclencher l’obligation d’entourer le processus décisionnel de garanties appropriées contre l’arbitraire, relève qu’en l’absence de toute décision formalisée de la part des autorités exécutives, l’immunité juridictionnelle des refus litigieux à laquelle se sont heurtés les requérants devant les juridictions internes les a privés de toute possibilité de contester utilement les motifs qui ont été retenus par ces autorités et de vérifier que ces refus ne reposaient sur aucun arbitraire. La Cour en conclut que l’examen des demandes de retour effectuées par les requérants au nom de leurs proches n’a pas été entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire et qu’il y a eu violation de l’article 3 § 2 du Protocole n° 4. En exécution de son arrêt, la Cour précise qu’il incombe au Gouvernement français de reprendre l’examen des demandes des requérants dans les plus brefs délais en l’entourant de garanties appropriées contre l’arbitraire.
FAITS
Les requérants, H.F. et M.F., et J.D. et A.D. sont des ressortissants français, nés respectivement en 1958 et 1954 et en 1955, parents de leurs filles qui se sont rendues en Syrie avec leurs partenaires, afin de rejoindre le territoire contrôlé par l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), et grandsparents des enfants nés sur place. En 2017, Daech perdit le contrôle de la ville de Raqqa, sa capitale, au profit des Forces démocratiques syriennes (FDS), force locale engagée avec d’autres dans le combat contre Daech, dominée par la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG). Après le mois de mars 2019, les FDS contrôlaient l’ensemble du territoire syrien situé à l’est de l’Euphrate. L’offensive des FDS provoqua la fuite de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, membres pour la plupart des familles des combattants de Daech. Nombre d’entre eux, les filles des requérants compris, auraient été arrêtés par les FDS au cours et à la suite de la bataille finale, et conduits dans le camp d’Al-Hol entre décembre 2018 et mars 2019. Les camps d’Al-Hol et de Roj furent placés sous le contrôle militaire des FDS, leur gestion étant assurée par l’Administration autonome du nord-est syrien (AANES). Selon le Comité international de la Croix Rouge (CICR), 70 000 personnes résidaient dans le camp d’Al-Hol en juillet 2019. À cette date, le directeur régional du CICR qualifia la situation des camps de « vision apocalyptique ». D’après un communiqué du 29 mars 2021, publié à la suite d’une visite de son président, ce chiffre aurait ensuite été ramené à 62 000 personnes dont « deux tiers sont des enfants dont beaucoup sont orphelins ou séparés de leur famille ». Ce même communiqué précise qu’ils grandissent dans des conditions très difficiles, souvent dangereuses. D’après les rapports de l’ONG Rights and Security International (RSI) publiés les 25 novembre 2020 et 13 octobre 2021, les enfants retenus dans les deux camps d’Al-Hol et de Roj souffriraient de malnutrition, de déshydratation, parfois de blessures de guerre et de stress post-traumatique et seraient exposés à un risque de violence et d’exploitation sexuelle ; les conditions météorologiques seraient extrêmes, la détention des femmes serait arbitraire, les conditions de détention seraient inhumaines et dégradantes, les personnes détenues seraient soumises à des traitements pouvant être qualifiés de torture et un climat violent y règnerait entre femmes adhérant encore à l’EIIL et les autres et du fait des gardes du camp. Entre mars 2019 et janvier 2021, la France organisa au « cas par cas » le rapatriement d’enfants se trouvant dans les camps du nord-est de la Syrie. Elle détacha cinq missions en Syrie et rapatria trente-cinq enfants mineurs français « orphelins, isolés ou cas humanitaires ».
Dans un communiqué de presse du 5 juillet 2022, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) annonça que la France avait procédé au retour sur le territoire national de trente-cinq mineurs français et de seize mères. Par un courrier du 13 juillet 2022, l’avocate des requérants informa la Cour que les filles et petits-enfants de ces derniers ne faisaient pas partie des Français rapatriés, ce que le Gouvernement confirma par courrier du 28 juillet 2022.La situation des proches des requérants depuis leur départ en Syrie
Requête n° 24384/19
La fille des requérants, L., née en 1991 à Paris, quitta le territoire français le 1er juillet 2014 avec son compagnon pour rejoindre le territoire contrôlé par l’EIIL. Le 16 décembre 2016, une information judiciaire fut ouverte à son encontre du chef d’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme et un mandat fut délivré. L. et son compagnon, décédé en février 2018, eurent deux enfants en Syrie, respectivement nés les 14 décembre 2014 et 24 février 2016. Selon les requérants, L. et ses deux enfants auraient été arrêtés le 4 février 2019 et auraient été retenus dans un premier temps dans le camp d’Al-Hol. Les requérants indiquent ne plus avoir de nouvelles de L. depuis le mois de juin 2020. Elle serait détenue dans l’un des deux camps ou incarcérée avec ses deux enfants mineurs dans une « prison souterraine ».
Requête n° 44234/20
La fille des requérants, M., née en 1989 à Angers, quitta le territoire français au début du mois de juillet 2015 avec son partenaire pour rejoindre Mossoul en Irak puis, un an plus tard, la Syrie. M. donna naissance à un enfant le 28 janvier 2019. L’enfant et la mère auraient été retenus dans le camp d’Al-Hol à compter du mois de mars 2019 puis transférés en 2020 dans celui de Roj. Le 26 juin 2020, le conseil des requérants envoya un courrier électronique urgent à la conseillère justice du président de la République et au MEAE, resté sans réponse, dans lequel elle fit part de l’inquiétude des familles à la suite d’un transfert de plusieurs ressortissantes françaises et de leurs enfants par les gardes du camp d’Al Hol vers un lieu inconnu. Les procédures engagées pour demander le rapatriement
Requête n° 24384/19
Par un courrier électronique envoyé le 31 octobre 2018 adressé au MEAE, resté sans réponse, les requérants demandèrent le rapatriement de leur fille, « très affaiblie » et de leurs petits-enfants. Par une requête enregistrée le 5 avril 2019, ils demandèrent au juge des référés du tribunal administratif (TA) de Paris, d’enjoindre au MEAE d’organiser le rapatriement en France de leur fille et de leurs petits-enfants. À l’appui de leur recours en référé, ils produisirent leur demande de rapatriement du 31 octobre 2018 ainsi que les demandes présentées quelques mois plus tôt par leur conseil pour le compte de plusieurs femmes et enfants retenus dans les camps du nord-est syrien auprès du président de la République et la réponse de son directeur de cabinet. Cette réponse indiquait que les personnes concernées étaient délibérément parties rejoindre une organisation terroriste en guerre contre la coalition à laquelle participait la France, et qu’il appartenait aux autorités locales de se prononcer sur leur responsabilité dans des crimes ou délits. Par une ordonnance du 10 avril 2019, le juge des référés rejeta la demande. Par deux courriers datés du 11 avril 2019, le conseil des requérants intervint une nouvelle fois auprès du président de la République et du MEAE pour qu’ils organisent le rapatriement de L. et de ses deux enfants. Les requérants interjetèrent appel devant le Conseil d’État de l’ordonnance du 10 avril 2019. Par une ordonnance du 23 avril 2019, le Conseil d’État rejeta la requête des requérants.
Requête n° 44234/20
Par deux courriers du 29 avril 2019, restés sans réponse, adressés au MEAE et au président de la République, le conseil des requérants demanda le rapatriement en urgence de M. et de son enfant en France. Ils adressèrent une requête en ce sens au juge des référés du TA de Paris. Par une ordonnance du 7 mai 2020, le juge des référés rejeta leur demande au motif qu’il n’était pas compétent pour en connaître, la mesure demandée n’étant pas détachable de la conduite des relations internationales de la France. Par une ordonnance du 25 mai 2020, il retint la même solution s’agissant de la demande d’annulation de la décision implicite par laquelle le ministre avait refusé ledit rapatriement. Il en fut de même du juge du fond qui se prononça par une ordonnance du même jour. Par une ordonnance du 15 septembre 2020, le Conseil d’État déclara non admis le pourvoi en cassation des requérants formé contre l’ordonnance du 7 mai 2020. Parallèlement, les requérants saisirent le tribunal judiciaire de Paris en vue de faire constater l’existence d’une voie de fait, du fait de l’abstention volontaire des autorités françaises de mettre fin au caractère arbitraire de la détention de leur fille et petit-fils et du refus d’organiser leur rapatriement. Par un jugement du 18 mai 2020, cette juridiction se déclara incompétente.
INTERDICTION DES EXPULSIONS COLLECTIVES D'ETRANGERS
ARTICLE 4 DU PROTOCOLE 4 :
"Les expulsions collectives d'étrangers sont interdites."
JURISPRUDENCE DE LA CEDH
ND et NT c. Espagne du 3 octobre 2017 requêtes n° 8675/15 et n° 8697/15
Article 4 du Protocole 4 : La CEDH rappelle à l'Espagne de Rajoy que l'expulsion collective des étrangers est interdite par la CEDH que ce soit à Ceuta ou ailleurs !
ARTICLE 4 DU PROTOCOLE 4
a) Bref rappel des principes établis par la jurisprudence de la Cour
98. La Cour rappelle qu’il faut entendre par expulsion collective toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe (voir, en dernier lieu, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, §§ 237 et suivants, CEDH 2016, avec les références qui y figurent, pour le détail in extenso de ces principes). Les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion jouent toutefois un rôle dans l’appréciation du respect de l’article 4 du Protocole no 4 (Géorgie c. Russie (I), précité, § 167).
99. Le but de l’article 4 du Protocole no 4 est d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 177, et Sharifi et autres, précité, § 210). Cela dit, le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne saurait suffire, en soi, pour conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184). De plus, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 lorsque l’absence de décision individuelle d’éloignement était la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184, parmi d’autres).
100. À ce jour, la Cour a conclu à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 dans six affaires seulement. Dans quatre d’entre elles (Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 60-63, CEDH 2002 I, Géorgie c. Russie (I), précité, Shioshvili et autres c. Russie, no 19356/07, 20 décembre 2016, et Berdzenishvili et autres c. Russie, nos 14594/07 et 6 autres, 20 décembre 2016), les expulsions concernaient des individus de même origine (des familles de Roms en provenance de Slovaquie dans la première affaire et des ressortissants géorgiens dans les autres). Dans les deux autres affaires (Hirsi Jamaa et autres et Sharifi et autres, précitées), la violation qui a été constatée portait sur le renvoi de tout un groupe de personnes (des migrants et des demandeurs d’asile) qui avait été effectué en l’absence d’une vérification préalable en bonne et due forme de l’identité de chacun des membres du groupe.
101. La Cour rappelle ses affirmations précédentes concernant la souveraineté des États en matière de politique d’immigration et l’interdiction de recourir à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles dans la gestion des flux migratoires (paragraphe 83 ci‑dessus). Elle prend acte des « nouveaux défis » auxquels doivent faire face les États européens en matière de gestion de l’immigration, dus au contexte de la crise économique et aux récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient (Khlaifia et autres, précité, § 241).
b) Application de ces principes en l’espèce
102. La Cour doit tout d’abord se pencher sur l’argument du Gouvernement (paragraphe 68 ci-dessus) selon lequel l’article 4 du Protocole no 4 ne s’applique pas aux faits de la présente affaire dans la mesure où il ne s’agirait pas d’une « expulsion » d’une personne se trouvant sur le territoire de l’État défendeur en cause et où, à supposer même qu’il soit question d’une expulsion, celle-ci n’aurait pas été « collective », c’est‑à-dire n’aurait pas affecté un groupe de personnes caractérisé par des circonstances communes et spécifiques au groupe en question.
103. La Cour rappelle que, selon la Commission du droit international, « l’« expulsion » s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État » (voir l’article 2 du « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers », cité au paragraphe 37 ci-dessus) (Khlaifia et autres, précité, § 243). Elle renvoie à l’analyse contenue dans son arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité, §§ 166-180, citée dans Sharifi et autres, précité, § 210) et aux références qui y figurent, et elle rappelle que, en application de la Convention de Vienne sur le droit des traités, elle doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que l’article 4 du Protocole no 4 fait partie d’un traité pour la protection effective des droits de l’homme, et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions, tout en prenant en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes ainsi que des moyens complémentaires d’interprétation, notamment les travaux préparatoires de la Convention (article 32 de la Convention de Vienne). À cet égard, la Cour a déjà établi que ni le libellé de l’article 4 du Protocole no 4 en soi ni ses travaux préparatoires ne s’opposent pas à l’application extraterritoriale de cette disposition (Hirsi Jamaa et autres, notamment §§ 173-174).
104. Aussi la Cour ne juge-t-elle pas nécessaire d’établir, dans la présente affaire, si les requérants ont été expulsés après être entrés sur le territoire espagnol ou s’ils ont été refoulés avant d’avoir pu le faire, comme le soutient le Gouvernement. Compte tenu de ce que même les interceptions en haute mer tombent sous l’empire de l’article 4 du Protocole no 4 (Hirsi Jamaa et autres, précité), il ne peut qu’en aller de même pour le refus d’admission sur le territoire national dont seraient légalement l’objet les personnes arrivées clandestinement en Espagne.
105. La Cour observe qu’il ne fait pas de doute que les requérants, qui se trouvaient sous contrôle continu et exclusif des autorités espagnoles (voir aussi les paragraphes 50 et suivants ci-dessus), ont été éloignés et renvoyés vers le Maroc contre leur gré, ce qui constitue clairement une « expulsion » au sens de l’article 4 du Protocole no 4 (Sharifi et autres, précité, § 212).
106. Il reste à établir si ladite expulsion était on non « collective ».
107. La Cour rappelle que, dans son arrêt Čonka (précité, §§ 61-63), afin d’évaluer l’existence d’une expulsion collective, elle avait examiné les circonstances de l’espèce et vérifié si les décisions d’éloignement avaient pris en considération la situation particulière des individus concernés. Les requérants faisaient partie d’un groupe de soixante-quinze à quatre-vingt migrants subsahariens qui ont tenté d’entrer illégalement en Espagne par le poste-frontière de Melilla (paragraphe 13 ci-dessus). Ils se sont vus appliquer une mesure à caractère général consistant à contenir et repousser les tentatives des migrants de franchir illégalement la frontière (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour note qu’en l’espèce, les mesures d’éloignement ont été prises en l’absence de toute décision administrative ou judiciaire préalable. À aucun moment les requérants n’ont fait l’objet d’une quelconque procédure. La question des garanties suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation de chacune des personnes concernées ne se pose même pas en l’espèce, en l’absence de tout examen de la situation individuelle des requérants, ces derniers n’ayant fait l’objet d’aucune procédure d’identification de la part des autorités espagnoles. Dans ces circonstances, la Cour estime que le procédé suivi ne permet en rien de douter du caractère collectif des expulsions critiquées.
108. Au vu de ce qui précède, l’exception ratione materiae soulevée par le gouvernement défendeur est écartée. La Cour conclut que l’éloignement des requérants revêtait un caractère collectif contraire à l’article 4 du Protocole no 4. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
ARTICLE 13 COMBINE A L'ARTICLE 4 DU PROTOCOLE 4
a) Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
114. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 197, et Khlaifia et autres, précité, § 268).
115. Sur la question de l’exigence du caractère suspensif du recours, la Cour est parvenue à des solutions différentes en tenant compte du risque potentiellement irréversible encouru par les requérants dans le pays de destination en cas d’éloignement du territoire de l’État défendeur. Elle a estimé qu’un tel préjudice n’existait pas, par exemple, lorsque l’intéressé soutenait que son expulsion porterait atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, § 83), bien qu’elle ait conclu à la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 pour d’autres raisons. Dans l’arrêt Khlaifia et autres (précité), la Cour a estimé que, lorsqu’un requérant alléguait que la procédure suivie pour ordonner son expulsion avait eu un caractère « collectif » sans alléguer concomitamment qu’elle l’avait exposé à un préjudice irréversible résultant d’une violation des articles 2 ou 3 de la Convention, la Convention n’imposait pas aux États l’obligation absolue de garantir un remède de plein droit suspensif, mais qu’elle se bornait à exiger que la personne concernée ait une possibilité effective de contester la décision d’expulsion en obtenant un examen suffisamment approfondi de ses doléances par une instance interne indépendante et impartiale (Khlaifia et autres, précité, § 279). La Cour a donc conclu dans l’arrêt Khlaifia et autres que l’absence d’effet suspensif d’un recours contre une décision d’éloignement n’était pas en soi constitutive d’une violation de l’article 13 de la Convention lorsque, comme en l’espèce, les requérants n’alléguaient pas un risque réel de violation des droits garantis par les articles 2 et 3 dans le pays de destination.
b) Application des principes précités en l’espèce
116. Les requérants se plaignent de l’absence d’un recours effectif susceptible de leur permettre de contester leur expulsion sous l’angle du caractère « collectif ».
117. La Cour vient de conclure que le renvoi des requérants vers le Maroc s’analysait en une violation de l’article 4 du Protocole no 4 (paragraphe 108 ci-dessus). Le grief soulevé par les requérants sur ce point est dès lors « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 201).
118. La Cour constate que, dans la présente espèce, la question du caractère suspensif de plein droit du recours ne se pose même pas, les requérants n’ayant eu accès, avant leur éloignement vers le Maroc, à aucune procédure tendant à leur identification et à la vérification de leurs situations personnelles. Le Gouvernement ne se prononce pas sur le défaut d’identification des requérants par les agents de la Guardia Civil, se bornant à indiquer qu’il n’a pas connaissance de l’identité des intéressés. Il soutient toutefois que les requérants n’ont pas réussi à prouver leur identité devant la Cour (paragraphe 56 ci-dessus).
119. La Cour attache un poids particulier à la version des requérants, car elle est corroborée par de nombreux témoignages recueillis, entre autres, par le HCR ou par le Commissaire DH.
120. Elle a déjà relevé plus haut, sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4, que les requérants ont été repoussés sur-le-champ par les autorités des frontières et qu’ils n’ont eu accès ni à un interprète ni à des agents pouvant leur fournir les informations minimales nécessaires à propos du droit d’asile et/ou de la procédure pertinente contre leur expulsion. Il y a, en l’espèce, un lien évident entre les expulsions collectives dont les requérants ont fait l’objet à la clôture de Melilla et le fait qu’ils ont été concrètement empêchés d’accéder à une quelconque procédure nationale satisfaisant aux exigences de l’article 13 de la Convention (Sharifi et autres, précité, § 242).
121. Compte tenu des circonstances de la présente espèce et du caractère immédiat de leur expulsion de facto, la Cour estime que les requérants ont été privés de toute voie de recours qui leur eût permis de soumettre à une autorité compétente leur grief tiré de l’article 4 du Protocole no 4 et d’obtenir un contrôle attentif et rigoureux de leur demande avant leur renvoi.
122. Dès lors, la Cour estime qu’il y a eu également violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no4 à la Convention.
Grande Chambre KHLAIFIA et autres c. ITALIE du 15 décembre 2016 requête 16483/12
Violations des articles 5§1, 5§2, 5§4, pour détention arbitraire à Lampedusa puis sur les navires amarrés dans le port de Palerme. Violation de l'article 13 combiné à l'article 3 de la convention pour non accès à un tribunal pour se plaindre des conditions de détention. Non violation de l'article 3 car les conditions de détention n'ont pas dépassé les limites des actes inhumains et dégradants.
Non Violation de l'article 4 du protocole 4 de la Convention sur les expulsions collectives de migrants, car l'Italie et la Tunisie ont signé un accord cadre de réadmission automatique. Non violation de l'article 13 combiné à l'article 4 du Protocole 4.
Devant la chambre, les trois migrants ont touché 30 000 euros, soit 10 000 euros chacun. Dans une Opinion dissidente, le juge Lemmens a trouvé que la somme de 10 000 euros était trop importante car elle permettait aux trois migrants de refaire leur vie en Tunisie. Il a malheureusement été entendu car devant la Grande Chambre, les trois migrants ont touché 7 500 euros soit 2 500 euros chacun !
ARTICLE 5-1
a) Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
88. La Cour rappelle que l’article 5 consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre toute atteinte arbitraire de l’État à son droit à la liberté. Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. De plus, seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (voir, parmi beaucoup d’autres, Giulia Manzoni c. Italie, 1er juillet 1997, § 25, Recueil 1997-IV ; Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV ; Velinov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 16880/08, § 49, 19 septembre 2013 ; et Blokhin, précité, § 166).
89. Énoncée à l’alinéa f) de l’article 5 § 1, l’une des exceptions au droit à la liberté permet aux États de restreindre celle des étrangers dans le cadre du contrôle de l’immigration (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 43, CEDH 2008 ; A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162‑163, CEDH 2009 ; et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 128).
90. L’article 5 § 1 f) n’exige pas que la détention d’une personne soit considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir. Cependant, une privation de liberté fondée sur le second membre de phrase de cette disposition ne peut se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Si celle-ci n’est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d’être justifiée au regard de l’article 5 § 1 f) (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 164).
91. La privation de liberté doit également être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 63, série A no 244 ; Stanev, précité, § 143 ; Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013 ; et L.M. c. Slovénie, no 32863/05, § 121, 12 juin 2014). En exigeant que toute privation de liberté soit effectuée « selon les voies légales », l’article 5 § 1 impose en premier lieu que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne. Ils concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur, précité, § 50 ; et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 130).
92. Sur ce dernier point, la Cour souligne que lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre au citoyen – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III ; Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 54, Recueil 1998-VII ; Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000-IX ; Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, § 74, 10 mars 2009 ; et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 76, 9 juillet 2009).
b) Application des principes précités en l’espèce
i. Sur la règle applicable
93. La Cour doit tout d’abord déterminer si la privation de liberté des requérants se justifiait au regard de l’un des alinéas de l’article 5 § 1 de la Convention. En effet, la liste des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté étant exhaustive, une privation de liberté qui ne relève d’aucun des alinéas de l’article 5 § 1 de la Convention viole inévitablement cette disposition (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 88 ci-dessus).
94. Le Gouvernement, selon lequel les requérants n’auraient pas fait l’objet d’une expulsion ou extradition, soutient que les faits de l’espèce ne tombent pas sous l’empire de la lettre f) du premier paragraphe de l’article 5 de la Convention, qui autorise « l’arrestation ou [...] la détention régulières » d’une personne que l’on entend « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire », ou contre laquelle est en cours une « procédure d’expulsion ou d’extradition » (paragraphe 81 ci-dessus). Le Gouvernement n’indique cependant pas quel autre alinéa du premier paragraphe de l’article 5 pourrait justifier la privation de liberté des requérants.
95. Les requérants considèrent en revanche qu’ils ont été retenus dans le but de les « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire » italien (paragraphe 74 ci-dessus).
96. À l’instar de la chambre, et en dépit des allégations du Gouvernement et de la qualification du renvoi des intéressés en droit interne, la Cour est prête à admettre que la privation de liberté des requérants relevait de l’alinéa f) du premier paragraphe de l’article 5 (voir, mutatis mutandis, Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 38, CEDH 2002-I). À cet égard, elle observe que les intéressés se trouvaient sur le territoire italien, que les décrets de refoulement les concernant (paragraphe 19 ci‑dessus) indiquaient explicitement qu’ils y étaient entrés en se soustrayant aux contrôles de frontière, et donc irrégulièrement, et que la procédure mise en place pour les identifier et les renvoyer visait manifestement à corriger cette irrégularité.
ii. Sur l’existence d’une base légale
97. Il convient ensuite de déterminer si la rétention des requérants avait une base légale en droit italien.
98. Il n’est pas contesté entre les parties que seul l’article 14 du Texte unifié des dispositions concernant la réglementation de l’immigration et les normes sur le statut des étrangers (décret-loi no 286 de 1998, paragraphe 33 ci-dessus) autorise, sur ordre du chef de la police, la rétention d’un migrant « pendant le temps strictement nécessaire ». Cependant, cette disposition ne s’applique qu’aux étrangers dont l’expulsion par reconduite à la frontière ou le refoulement ne peuvent pas être exécutés rapidement car il est nécessaire de secourir la ou les personnes concernées ou d’effectuer des contrôles supplémentaires d’identité, ou encore d’attendre les documents de voyage et la disponibilité d’un transporteur. De ce fait, cette catégorie de migrants est placée dans un CIE. Or, le Gouvernement lui-même admet que les conditions légales pour placer les requérants dans un CIE n’étaient pas remplies et que les intéressés n’ont pas été retenus dans une telle structure (paragraphe 81 ci-dessus).
99. Il s’ensuit que l’article 14 du décret-loi no 286 de 1998 ne pouvait pas constituer la base légale de la privation de liberté des requérants.
100. La Cour s’est ensuite penchée sur la question de savoir si une telle base pouvait être trouvée dans l’article 10 du décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-dessus). Cette disposition prévoit le refoulement avec accompagnement à la frontière, entre autres, des étrangers temporairement admis sur le territoire italien pour des nécessités de secours public. La Cour n’y voit aucune référence à une rétention ou à d’autres mesures privatives de liberté pouvant être adoptées à l’encontre des migrants concernés. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas.
101. Dans ces circonstances, la Cour ne voit pas comment l’article 10 précité aurait pu constituer la base légale de la rétention des requérants.
102. Dans la mesure où le Gouvernement considère que la base légale pour le séjour des requérants sur l’île de Lampedusa était l’accord bilatéral conclu avec la Tunisie en avril 2011 (paragraphe 83 ci-dessus), la Cour note d’emblée que le texte intégral de cet accord n’avait pas été rendu public. Il n’était donc pas accessible aux intéressés, qui ne pouvaient dès lors pas prévoir les conséquences de son application (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 92 ci-dessus). De plus, le communiqué de presse publié sur le site internet du ministère de l’Intérieur italien le 6 avril 2011 se bornait à mentionner un renforcement du contrôle des frontières et la possibilité d’un renvoi immédiat des ressortissants tunisiens par le biais de procédures simplifiées (paragraphes 37-38 ci-dessus). Il ne contenait en revanche aucune référence à la possibilité d’une rétention administrative et aux procédures y relatives.
103. La Cour note en outre qu’en annexe à sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le Gouvernement a pour la première fois produit une note verbale relative à un autre accord bilatéral avec la Tunisie, qui a précédé celui d’avril 2011 et qui avait été conclu en 1998 (paragraphe 40 ci‑dessus). Même si ce texte ne semble pas être celui qui a été appliqué aux requérants, la Cour a examiné la note verbale en question. Elle n’y a cependant trouvé aucune mention des cas où les migrants irréguliers pouvaient faire l’objet de mesures privatives de liberté. En effet, le point 5 du chapitre II de la note verbale se borne à indiquer que des auditions pouvaient se dérouler au bureau judiciaire, ou au centre d’accueil ou dans le lieu de soins où les personnes concernées étaient légalement hébergées, sans ajouter aucune précision. Dans ces circonstances, il est difficile de comprendre comment le peu d’informations disponibles quant aux accords conclus à différents moments entre l’Italie et la Tunisie auraient pu constituer une base légale claire et prévisible pour la rétention des requérants.
104. La Cour relève de surcroît que son constat selon lequel la rétention des requérants était dépourvue de base légale en droit italien est confirmé par le rapport de la commission extraordinaire du Sénat (paragraphe 35 ci‑dessus). Cette dernière a en effet noté que le séjour dans le CSPA de Lampedusa, en principe limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur le territoire italien, se prolongeait parfois pendant plus de vingt jours « sans qu’aient été adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues ». Selon la commission extraordinaire, cette rétention prolongée « sans aucune mesure juridique ou administrative » la prévoyant avait engendré « un climat de tension très vif ». Il convient également de rappeler que la sous-commission ad hoc de l’APCE a explicitement appelé les autorités italiennes à « clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de Lampedusa » et, en ce qui concerne notamment les Tunisiens, à « ne maintenir des migrants en situation irrégulière en rétention administrative que selon une procédure définie par la loi, autorisée par une instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique » (paragraphe 92 points vi. et vii. du rapport publié le 30 septembre 2011, paragraphe 49 ci-dessus).
105. À la lumière de la situation légale en Italie et des considérations qui précèdent, la Cour considère que les personnes placées dans le CSPA, formellement considéré comme un lieu d’accueil et non de rétention, ne pouvaient pas bénéficier des garanties prévues en cas de placement dans un CIE, pour lequel est nécessaire une décision administrative soumise au contrôle du juge de paix. Le Gouvernement n’a pas allégué qu’une telle décision avait été adoptée en ce qui concerne les requérants et, dans son ordonnance du 1er juin 2012, le GIP de Palerme a énoncé que la direction de la police d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention et qu’il en allait de même en ce qui concernait le placement des migrants à bord des navires (paragraphes 25-26 ci-dessus). Il s’ensuit que les requérants n’ont pas seulement été privés de leur liberté en l’absence de base légale claire et accessible, mais qu’ils n’ont également pas pu bénéficier des garanties fondamentales d’habeas corpus, telles qu’énoncées, par exemple, à l’article 13 de la Constitution italienne (paragraphe 32 ci-dessus). Aux termes de cette disposition, toute restriction de la liberté personnelle doit se fonder sur un acte motivé de l’autorité judiciaire, et les mesures provisoires prises, dans des cas exceptionnels de nécessité et urgence, par l’autorité de sûreté publique doivent être validées par l’autorité judiciaire dans un délai de 48 heures. Puisqu’aucune décision, judiciaire ou administrative, ne justifiait leur rétention, les requérants ont été privés de ces importantes garanties.
106. Les éléments énoncés ci-dessus conduisent la Cour à estimer que les dispositions applicables en matière de rétention des étrangers en situation irrégulière manquent de précision. Cette ambiguïté législative a donné lieu à des nombreuses situations de privation de liberté de facto, la rétention dans un CSPA échappant au contrôle de l’autorité judiciaire, ce qui, même dans le cadre d’une crise migratoire, ne saurait se concilier avec le but de l’article 5 de la Convention : assurer que nul ne soit privé de sa liberté de manière arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Saadi, précité, § 66).
107. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que la privation de liberté des requérants ne satisfaisait pas au principe général de la sécurité juridique et ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre l’arbitraire. Elle ne peut dès lors pas considérer cette privation de liberté comme « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
108. En conclusion, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en l’espèce.
ARTICLE 5-2
1. Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
115. Le paragraphe 2 de l’article 5 énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit connaître les raisons de son arrestation. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5, il oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple et accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en contester la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 (Van der Leer c. Pays-Bas, 21 février 1990, § 28, série A no 170-A, et L.M. c. Slovénie, précité, §§ 142-143). Elle doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai », mais les fonctionnaires qui la privent de sa liberté peuvent ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si elle en a reçu assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 40, série A no 182, et Čonka, précité, § 50).
116. De plus, la Cour a déjà jugé que le droit à l’information dans le plus court délai doit recevoir une interprétation autonome, qui dépasse le cadre des mesures à caractère pénal (Van der Leer, précité, §§ 27-28, et L.M. c. Slovénie, précité, § 143).
2. Application des principes précités en l’espèce
117. La Cour rappelle qu’elle vient de conclure, sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention, que la rétention des requérants était dépourvue d’une base légale claire et accessible en droit italien (paragraphes 93‑108 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour voit mal comment les autorités auraient pu signaler aux intéressés les raisons juridiques de leur privation de liberté et leur fournir ainsi des informations suffisantes pour leur permettre de contester les motifs de leur privation de liberté devant un tribunal.
118. Certes, il est fort probable que les requérants savaient que leur entrée sur le territoire italien était irrégulière. Comme la chambre l’a souligné à juste titre, la nature même de leur voyage, effectué sur des embarcations de fortune (paragraphe 11 ci-dessus) sans préalablement demander un visa d’entrée, démontrait leur intention d’échapper à l’application des lois sur l’immigration. En outre, la sous-commission ad hoc de l’APCE a observé que les Tunisiens avec lesquels ses membres s’étaient entretenus « étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien » (§ 56 du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 49 ci-dessus). Enfin, rien ne permet de contredire l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les requérants avaient été informés dans une langue qu’ils comprenaient, par les policiers présents sur l’île assistés par des interprètes et médiateurs culturels, qu’ils étaient des étrangers temporairement admis sur le territoire italien pour des raisons de « secours public », ce qui entraînait la possibilité d’un éloignement imminent (paragraphe 113 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que l’information quant au statut juridique d’une personne ou aux mesures d’éloignement qui pourraient être prises à son encontre ne saurait se confondre avec l’information sur la base légale de sa privation de liberté.
119. Des considérations analogues s’appliquent aux décrets de refoulement. La Cour a examiné ces documents (paragraphe 19 ci-dessus), sans y trouver aucune référence à la rétention des requérants ou à ses raisons juridiques et factuelles. Les décrets en question se bornent en effet à affirmer que les intéressés étaient « entré[s] sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière » et que leur refoulement avait été ordonné.
120. Il convient également de noter que les décrets de refoulement n’auraient été remis aux requérants que très tardivement, à savoir le 27 ou le 29 septembre 2011 selon le cas, alors que les intéressés avaient été placés dans le CSPA les 17 et 18 septembre (paragraphes 19-20 ci-dessus). Dès lors, même s’ils avaient contenu des informations quant à la base légale de la rétention, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, ces décrets n’auraient de toute manière pas satisfait à la condition de la communication « dans le plus court délai » (voir, mutatis mutandis, les arrêts Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 416, CEDH 2005-III, et L.M. c. Slovénie, précité, § 145, dans lesquels la Cour a jugé des intervalles de quatre jours incompatibles avec les contraintes de temps qu’impose la promptitude voulue par l’article 5 § 2 de la Convention).
121. La Cour relève enfin qu’en dehors des décrets de refoulement, le Gouvernement n’a produit aucun autre document susceptible de satisfaire aux exigences de l’article 5 § 2 de la Convention.
122. Les considérations qui précèdent lui suffisent pour conclure qu’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition.
ARTICLE 5-4
1. Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
128. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 reconnaît aux personnes détenues le droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise l’article 5 § 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas un droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal compétent à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la « légalité » de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (E. c. Norvège, 29 août 1990, § 50, série A no 181-A). La « juridiction » chargée de ce contrôle ne doit pas posséder des attributions simplement consultatives, mais doit être dotée de la compétence de « statuer » sur la « légalité » de la détention et d’ordonner la libération en cas de détention illégale (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 200, série A no 25 ; Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 61, série A no 114 ; Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 130, Recueil 1996-V, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 202).
129. Les formes de contrôle juridictionnel qui satisfont aux exigences de l’article 5 § 4 peuvent varier d’un domaine à l’autre et dépendent du type de privation de liberté en question. Il ne revient pas à la Cour de se demander quel pourrait être le système le plus approprié dans le domaine examiné (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 123, CEDH 2008, et Stanev, précité, § 169).
130. Il n’en demeure pas moins que le recours doit exister à un degré suffisant de certitude, en théorie comme en pratique, sans quoi lui manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues (Vachev c. Bulgarie, no 42987/98, § 71, CEDH 2004-VIII, et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 139).
131. L’article 5 § 4 consacre en outre le droit des personnes arrêtées ou détenues à obtenir « à bref délai » une décision judiciaire sur la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (voir, par exemple, Baranowski, précité, § 68). Les procédures relatives à des questions de privation de liberté requièrent une diligence particulière (Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, § 79, CEDH 2003-IV), et les exceptions à l’exigence de contrôle « à bref délai » de la légalité de la détention appellent une interprétation stricte (Lavrentiadis c. Grèce, no 29896/13, § 45, 22 septembre 2015). La question de savoir si le principe de la célérité de la procédure a été respecté s’apprécie non pas dans l’abstrait mais dans le cadre d’une évaluation globale des données, en tenant compte des circonstances de l’espèce (Luberti c. Italie, 23 février 1984, §§ 33-37, série A no 75 ; E. c. Norvège, précité, § 64 ; et Delbec c. France, no 43125/98, § 33, 18 juin 2002), en particulier à la lumière de la complexité de l’affaire, des particularités éventuelles de la procédure interne ainsi que du comportement du requérant au cours de celle-ci (Bubullima c. Grèce, no 41533/08, § 27, 28 octobre 2010). En principe, cependant, puisque la liberté de l’individu est en jeu, l’État doit faire en sorte que la procédure se déroule dans un minimum de temps (Fuchser c. Suisse, no 55894/00, § 43, 13 juillet 2006, et Lavrentiadis, précité, § 45).
2. Application des principes précités en l’espèce
132. Dans des affaires où des détenus n’avaient pas été informés des raisons justifiant leur privations de liberté, la Cour a jugé que le droit des intéressés d’introduire un recours contre la détention litigieuse s’était trouvé vidé de son contenu (voir, notamment, Chamaïev et autres, précité, § 432 ; Abdolkhani et Karimnia, précité, § 141 ; Dbouba c. Turquie, no 15916/09, § 54, 13 juillet 2010 ; et Musaev c. Turquie, no 72754/11, § 40, 21 octobre 2014). Au vu de son constat sous l’angle de l’article 5 § 2 de la Convention, selon lequel les raisons juridiques de la rétention dans le CSPA et à bord des navires n’avaient pas été communiquées aux requérants (paragraphes 117‑122 ci-dessus), la Cour ne peut que parvenir à des conclusions analogues en l’espèce.
133. Cette considération lui suffit pour conclure que le système juridique italien n’offrait pas aux requérants un recours par lequel ils auraient pu obtenir une décision juridictionnelle portant sur la légalité de leur privation de liberté (voir, mutatis mutandis, S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 76, 11 juin 2009), et pour dispenser la Cour d’examiner la question de savoir si les recours disponibles en droit italien auraient pu offrir aux intéressés des garanties suffisantes aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Chamaïev et autres, précité, § 433).
134. À titre surabondant, et en réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel un recours devant le juge de paix d’Agrigente contre les décrets de refoulement satisfaisait aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (paragraphe 126 ci-dessus), la Cour rappelle, d’une part, que ces décrets ne contenaient aucune référence à la privation de liberté des requérants ou à ses raisons juridiques et factuelles (paragraphe 119 ci-dessus) et, d’autre part, qu’ils n’auraient été remis aux intéressés que très tardivement, à savoir le 27 ou le 29 septembre 2011 (paragraphe 120 ci-dessus), selon le cas, peu avant leur renvoi par avion. La chambre l’a souligné à juste titre. Dès lors, les décrets litigieux ne sauraient être considérés comme les décisions sur lesquelles se fondait la rétention des requérants, et tout recours à leur encontre devant le juge de paix n’aurait en tout cas pu être introduit et examiné qu’après la libération des intéressés et leur retour en Tunisie.
135. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
ARTICLE 3 . NON VIOLATION
1. Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
158. La Cour rappelle d’emblée que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants est une valeur fondamentale des sociétés démocratiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V ; Labita, précité, § 119 ; Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 87, CEDH 2010 ; El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 195, CEDH 2012 ; et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 315, CEDH 2014 (extraits)). Elle est également une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 81 et 89-90, CEDH 2015). L’interdiction en question a un caractère absolu, car elle ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, et même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, quel que soit le comportement de la personne concernée (voir, notamment, Chahal, précité, § 79 ; Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 192, CEDH 2014 (extraits) ; Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 113, CEDH 2014 (extraits) ; et Bouyid, précité, § 81).
a) Sur la question de savoir si un traitement tombe sous le coup de l’article 3 de la Convention
159. Il n’en demeure pas moins que selon la jurisprudence constante de la Cour, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 162 ; Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII ; Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002-IX ; Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX ; Gäfgen, précité, § 88 ; El-Masri, précité, § 196 ; Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 108, 10 février 2004 ; et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 114).
160. Pour déterminer si le seuil de gravité était atteint, la Cour a également pris en considération d’autres éléments, et en particulier :
- le but dans lequel le traitement a été infligé et l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré (Bouyid, précité, § 86), étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive qu’il puisse être qualifié de « dégradant », et donc interdit par l’article 3 (voir, entre autres, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999‑IX ; Peers c. Grèce, no 28524/95, §§ 68 et 74, CEDH 2001‑III ; Price, précité, § 24 ; et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 114) ;
- le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (Bouyid, précité, § 86) ;
- l’éventuelle situation de vulnérabilité dans laquelle pourrait se trouver la victime, gardant à l’esprit que les personnes privées de liberté sont normalement dans une telle situation (voir, par rapport à la garde à vue, Salman c. Turquie [GC] no 21986/93, § 99, CEDH 2000-VII, et Bouyid, précité, § 83 in fine), mais que la souffrance et l’humiliation accompagnant les mesures privatives de liberté sont des faits inéluctables qui, en tant que tels et à eux seuls, n’emportent pas violation de l’article 3. Cette disposition impose néanmoins à l’État de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI, et Rahimi c. Grèce, no 8687/08, § 60, 5 avril 2011).
b) La protection des personnes vulnérables et la détention des immigrés potentiels
161. La Cour souligne que l’article 3 combiné avec l’article 1 de la Convention doit permettre une protection efficace, notamment des personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V, et Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, § 53, CEDH 2006-XI). À cet égard, il appartient à la Cour de rechercher si la réglementation et la pratique incriminées, et surtout la manière dont elles ont été appliquées en l’espèce, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 54, et Rahimi, précité, § 62).
162. Si les États sont autorisés à placer en détention des immigrés potentiels en vertu de leur « droit indéniable de contrôler (...) l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » (Amuur, précité, § 41), ce droit doit s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention (Mahdid et Haddar c. Autriche (déc.), no 74762/01, 8 décembre 2005 ; Kanagaratnam et autres c. Belgique, no 15297/09, § 80, 13 décembre 2011 ; et Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, § 188, 21 octobre 2014). La Cour doit avoir égard à la situation particulière de ces personnes lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention à l’aune des dispositions conventionnelles (Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 100, 24 janvier 2008 ; M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 217 ; et Rahimi, précité, § 61).
c) Le conditions de détention en général et le surpeuplement carcéral en particulier
163. S’agissant des conditions de détention, la Cour prend en compte les effets cumulatifs de celles-ci ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, nº 40907/98, § 46, CEDH 2001-II). En particulier, le temps pendant lequel un individu a été détenu dans les conditions incriminées constitue un facteur important à considérer (Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 102, CEDH 2002-VI ; Kehayov c. Bulgarie, no 41035/98, § 64, 18 janvier 2005 ; Alver c. Estonie, no 64812/01, § 50, 8 novembre 2005 ; et Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 142, 10 janvier 2012).
164. Lorsque le surpeuplement atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 (voir, s’agissant d’établissements pénitentiaires, Karalevičius c. Lituanie, no 53254/99, § 39, 7 avril 2005). En effet, l’exiguïté extrême dans une cellule de prison est un aspect particulièrement important qui doit être pris en compte afin d’établir si les conditions de détention litigieuses étaient « dégradantes » au sens de l’article 3 de la Convention (Mursič c. Croatie [GC], no 7334/13, § 104, 20 octobre 2016).
165. Ainsi, lorsqu’elle a été confrontée à des cas de surpeuplement sévère, la Cour a jugé que cet élément, à lui seul, suffisait pour conclure à la violation de l’article 3 de la Convention. En règle générale, bien que l’espace jugé souhaitable par le CPT pour les cellules collectives soit de 4 m², il s’agissait de cas de figure où l’espace personnel accordé au requérant était inférieur à 3 m² (Kadikis c. Lettonie, no 62393/00, § 55, 4 mai 2006 ; Andreï Frolov c. Russie, no 205/02, §§ 47-49, 29 mars 2007 ; Kantyrev c. Russie, no 37213/02, §§ 50-51, 21 juin 2007 ; Sulejmanovic c. Italie, no 22635/03, § 43, 16 juillet 2009 ; Ananyev et autres, précité, §§ 144-145 ; et Torreggiani et autres c. Italie, nos 43517/09, 46882/09, 55400/09, 57875/09, 61535/09, 35315/10 et 37818/10, § 68, 8 janvier 2013).
166. La Cour a récemment confirmé que l’exigence de 3 m² de surface au sol par détenu (incluant l’espace occupé par les meubles, mais non celui occupé par les sanitaires) dans une cellule collective doit demeurer la norme minimale pertinente aux fins de l’appréciation des conditions de détention au regard de l’article 3 de la Convention (Mursič, précité, §§ 110 et 114). Elle a également précisé qu’un espace personnel inférieur à 3 m² dans une cellule collective fait naître une présomption, forte mais non irréfutable, de violation de cette disposition. La présomption en question peut notamment être réfutée par les effets cumulés des autres aspects des conditions de détention, de nature à compenser de manière adéquate le manque d’espace personnel ; à cet égard, la Cour tient compte de facteurs tels que la durée et l’ampleur de la restriction, le degré de liberté de circulation et l’offre d’activités hors cellule, et le caractère généralement décent ou non des conditions de détention dans l’établissement en question (ibidem, §§ 122‑138).
167. En revanche, dans des affaires où le surpeuplement n’était pas important au point de soulever à lui seul un problème sous l’angle de l’article 3, la Cour a noté que d’autres aspects des conditions de détention étaient à prendre en compte dans l’examen du respect de cette disposition. Parmi ces éléments figurent la possibilité d’utiliser les toilettes de manière privée, l’aération disponible, l’accès à la lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des exigences sanitaires de base (voir également les éléments ressortant des règles pénitentiaires européennes adoptées par le Comité des Ministres, citées au paragraphe 32 de l’arrêt Torreggiani et autres, précité). Comme la Cour l’a précisé dans son arrêt Mursič (précité, § 139), lorsqu’un détenu dispose dans la cellule d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m², le facteur spatial demeure un élément de poids dans l’appréciation du caractère adéquat ou non des conditions de détention. Aussi, dans pareilles affaires, la Cour a conclu à la violation de l’article 3 dès lors que le manque d’espace s’accompagnait d’autres mauvaises conditions matérielles de détention, telles qu’un manque de ventilation et de lumière (Torreggiani et autres, précité, § 69 ; voir également Babouchkine c. Russie, no 67253/01, § 44, 18 octobre 2007 ; Vlassov c. Russie, no 78146/01, § 84, 12 juin 2008 ; et Moisseiev c. Russie, no 62936/00, §§ 124-127, 9 octobre 2008), un accès limité à la promenade en plein air (István Gábor Kovács c. Hongrie, no 15707/10, § 26, 17 janvier 2012) ou un manque total d’intimité dans les cellules (Novosselov c. Russie, no 66460/01, §§ 32 et 40-43, 2 juin 2005 ; Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, §§ 106-107, CEDH 2005-X (extraits) ; et Belevitski c. Russie, no 72967/01, §§ 73-79, 1er mars 2007).
d) La preuve des mauvais traitements
168. Les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’appréciation de ces éléments, la Cour applique le principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 161 in fine ; Labita, précité, § 121 ; Jalloh, précité, § 67 ; Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006-IX ; Gäfgen, précité, § 92 ; et Bouyid, précité, § 82).
169. Lorsqu’il n’y a pas la preuve de lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales, un traitement peut néanmoins être qualifié de dégradant, et tomber ainsi sous le coup de l’article 3, dès lors qu’il humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique (voir, parmi d’autres, Gäfgen, précité, § 89 ; Vasyukov Russie, no 2974/05, § 59, 5 avril 2011 ; Géorgie c. Russie (I), précité, § 192 ; et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 114). Il peut suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui (voir, parmi d’autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 32, série A no 26 ; M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 220 ; et Bouyid, précité, § 87).
2. Application des principes précités à des cas comparables à celui des requérants
170. La Cour a déjà eu l’occasion d’appliquer les principes susmentionnés à des cas comparables à celui des requérants, concernant, notamment, les conditions de la privation de liberté d’immigrés potentiels et de demandeurs d’asile dans des centres d’accueil ou de rétention. Deux de ces affaires ont été examinées par la Grande Chambre.
171. Dans son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (précité, §§ 223-234), la Grande Chambre a examiné la détention d’un demandeur d’asile afghan à l’aéroport international d’Athènes pendant quatre jours en juin 2009 et pendant une semaine en août 2009. Elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention, se référant aux cas de mauvais traitements de la part des policiers rapportés par le CPT et aux conditions de détention, telles que décrites par plusieurs organisations internationales, et considérées comme « inacceptables ». En particulier, les détenus devaient boire l’eau des toilettes ; il y avait 145 détenus pour une surface de 110 m2, et il n’y avait qu’un lit pour 14 à 17 personnes ; la ventilation était insuffisante et la chaleur dans les cellules insoutenable ; les détenus subissaient de sévères restrictions d’accès aux toilettes et devaient uriner dans des bouteilles en plastique ; il n’y avait ni savon ni papier toilette dans aucun secteur ; les installations sanitaires étaient sales et n’avaient pas de portes ; les détenus étaient privés de toute promenade à l’air libre.
172. L’affaire Tarakhel c. Suisse ([GC], no 29217/12, §§ 93-122, CEDH 2014) concernait huit migrants afghans qui alléguaient qu’en cas de renvoi vers l’Italie ils auraient été victimes d’un traitement inhumain et dégradant lié à l’existence de « défaillances systémiques » dans le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile dans ce pays. La Grande Chambre a examiné la situation générale du système d’accueil des demandeurs d’asile en Italie, et relevé des défaillances concernant les capacités réduites des centres d’accueil et les conditions de vie qui régnaient dans les structures disponibles. Notamment, il y avait de longues listes d’attente quant à l’accès aux centres d’hébergement, et la capacité des systèmes d’accueil ne semblait pas en mesure d’absorber une partie prépondérante de la demande d’hébergement. Tout en estimant que la situation en Italie ne pouvait « aucunement être comparée à la situation en Grèce à l’époque de l’arrêt M.S.S. », et qu’elle ne pouvait en soi constituer un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers ce pays, la Cour a considéré comme non « dénuée de fondement l’hypothèse d’un nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées, dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence ». Ayant égard au fait que les requérants étaient deux adultes accompagnés de leurs six enfants mineurs, la Cour a conclu « que, si les requérants devaient être renvoyés en Italie sans que les autorités suisses aient au préalable obtenu des autorités italiennes une garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention ».
173. Les conditions de rétention de migrants ou voyageurs ont également fait l’objet de plusieurs arrêts de chambre.
Dans l’affaire S.D. c. Grèce (no 53541/07, §§ 49-54, 11 juin 2009), la Cour a jugé qu’enfermer un demandeur d’asile pendant deux mois dans une baraque préfabriquée, sans possibilité de sortir à l’extérieur et de téléphoner et sans pouvoir disposer de draps propres et de produits d’hygiène suffisants, constituait un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. De la même manière, une période de détention de six jours, dans un espace confiné, sans possibilité de promenade, sans espace de détente, avec l’obligation de dormir sur des matelas sales et sans accès libre aux toilettes a été considéré comme inacceptable.
174. L’affaire Tabesh c. Grèce (no 8256/07, §§ 38-44, 26 novembre 2009) concernait la détention, pendant trois mois, d’un demandeur d’asile dans l’attente de l’application d’une mesure administrative dans des locaux de police sans aucune possibilité d’activité récréative et sans restauration appropriée. La Cour a jugé qu’il s’agissait d’un traitement dégradant. Elle est parvenue à une conclusion analogue dans l’affaire A.A. c. Grèce (no 12186/08, §§ 57-65, 22 juillet 2010), concernant une détention de trois mois d’un demandeur d’asile dans un endroit surpeuplé où la propreté et les conditions d’hygiène étaient déplorables, où aucune infrastructure n’était prévue pour les loisirs et les repas, où l’état de délabrement des sanitaires les rendait quasi inutilisables et où les détenus dormaient dans des conditions de saleté et d’exiguïté extrêmes (voir, dans le même sens, C.D. et autres c. Grèce, nos 33441/10, 33468/10 et 33476/10, §§ 49‑54, 19 décembre 2013, concernant la rétention de douze migrants pour des périodes comprises entre quarante-cinq jours et deux mois et vingt-cinq jours ; F.H. c. Grèce, no 78456/11, §§ 98-103, 31 juillet 2014, concernant la détention dans l’attente de son expulsion d’un migrant iranien dans quatre centres de rétention pour une durée totale de six mois ; et Ha.A. c. Grèce, no 58387/11, §§ 26-31, 21 avril 2016, où la Cour a noté que des sources fiables avaient fait état d’un manque d’espace sévère : cent détenus auraient été « entassés » dans un espace de 35 m² ; voir également Efremidze c. Grèce, no 33225/08, §§ 36-42, 21 juin 2011 ; R.U. c. Grèce, no 2237/08, §§ 62-64, 7 juin 2011 ; A.F. c. Grèce, no 53709/11, §§ 71-80, 13 juin 2013 ; et B.M. c. Grèce, no 53608/11, §§ 67-70, 19 décembre 2013).
175. L’affaire Rahimi (précitée, §§ 63-86) portait sur la détention dans l’attente de son expulsion d’un migrant afghan, qui à l’époque des faits était âgé de 15 ans, dans le centre pour immigrés clandestins de Pagani, sur l’île de Lesbos. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention observant : que le requérant était un mineur non accompagné ; que ses allégations quant aux problèmes graves de surpeuplement (nombre de détenus quatre fois supérieur à la capacité d’hébergement), d’hygiène et de manque de contact avec l’extérieur étaient corroborées par les rapports de l’Ombudsman grec, du CPT et de plusieurs organisations internationales ; que même si le requérant n’était resté en détention que pour une période très limitée de deux jours, en raison de son âge et de sa situation personnelle, il était extrêmement vulnérable ; et que les conditions de détention étaient si graves qu’elles portaient atteinte au sens même de la dignité humaine.
176. Il convient également de rappeler que dans l’affaire T. et A. c. Turquie (précitée, §§ 91-99), la Cour a estimé que la détention pendant trois jours d’une ressortissante britannique à l’aéroport d’Istanbul était contraire à l’article 3 de la Convention. La Cour a observé que la requérante avait disposé d’un espace personnel compris entre 2,30 et 1,23 m² et qu’il y avait un seul divan sur lequel les détenues dormaient à tour de rôle.
177. La Cour a en revanche conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention dans l’affaire Aarabi c. Grèce (no 39766/09, §§ 42-51, 2 avril 2015), concernant la détention dans l’attente de son expulsion d’un migrant libanais âgé de dix-sept ans et dix mois à l’époque des faits, qui s’était déroulée du 11 au 13 juillet 2009 dans les locaux de la garde côtière de l’île de Chios, du 14 au 26 juillet 2009 au centre de rétention de Mersinidi, du 27 au 30 juillet 2009 au centre de rétention de Tychero, et les 30 et 31 juillet 2009 dans les locaux de la police de Thessalonique. La Cour a noté, en particulier : que les autorités grecques ne pouvaient raisonnablement avoir connaissance du fait que le requérant était mineur au moment de son arrestation, et que dès lors ses griefs devaient être examinés comme ceux soulevés par une personne adulte ; que les détentions au centre de Tychero, dans le bâtiment de la garde côtière et dans les locaux de la police n’avaient duré que deux ou trois jours, et qu’aucun facteur aggravant n’avait été avancé par le requérant (il n’y avait pas de conclusions du CPT sur le centre de rétention de Tychero) ; que le requérant avait séjourné treize jours au centre de rétention de Mersinidi, pour lequel il n’y avait pas de rapports provenant d’organes nationaux ou internationaux portant sur la période litigieuse ; qu’il y avait, sur ce centre, un rapport d’Amnesty International concernant une période postérieure, et qui faisait référence au manque de produits d’hygiène et au fait que certaines personnes dormaient sur des matelas à même le sol, sans toutefois faire état de problèmes généraux d’hygiène ; que même si le Gouvernement reconnaissait que le centre de Mersinidi avait dépassé sa capacité d’hébergement, il ne ressortait pas du dossier que le requérant avait disposé de moins de 3 m² d’espace individuel dans sa cellule ; que le 26 juillet 2009 les autorités avaient décidé de transférer un certain nombre de personnes, dont le requérant, vers un autre centre de rétention, faisant ainsi preuve de leur intention d’améliorer à bref délai les conditions de détention auxquelles le requérant était soumis ; et que suite à sa visite en Grèce en octobre 2010, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants avait qualifié d’adéquates les conditions de détention à Mersinidi.
3. Application des principes précités en l’espèce
a) Sur l’existence d’une situation d’urgence humanitaire et sur ses conséquences
178. La Cour estime tout d’abord nécessaire de se pencher sur l’argument du Gouvernement selon lequel elle devrait tenir dûment compte du contexte d’urgence humanitaire dans lequel se sont déroulés les faits litigieux (paragraphe 151 ci-dessus).
179. À cet égard, à l’instar de la chambre, la Cour ne peut que constater l’existence, en 2011, d’une crise migratoire majeure à la suite des événements ayant entouré le « printemps arabe ». Comme la sous-commission ad hoc de l’APCE l’a noté dans son rapport publié le 30 septembre 2011 (voir notamment les §§ 9-13 du rapport en question, paragraphe 49 ci-dessus), à la suite des soulèvements en Tunisie et en Libye, il y a eu une nouvelle vague d’arrivées par bateaux, ce qui a poussé l’Italie à déclarer l’état d’urgence humanitaire sur l’île de Lampedusa et à en appeler à la solidarité des États membres de l’Union européenne. À la date du 21 septembre 2011, lorsque les requérants se trouvaient sur l’île, 55 298 personnes y étaient arrivées par la mer. Comme indiqué par le Gouvernement (paragraphe 150 ci-dessus), du 12 février au 31 décembre 2011, 51 573 ressortissants de pays tiers (dont environ 46 000 hommes et 26 000 Tunisiens) ont débarqué sur les îles de Lampedusa et Linosa. L’arrivée massive de migrants nord-africains n’a pu que créer, pour les autorités italiennes, de très importantes difficultés de caractère organisationnel, logistique et structurel, compte tenu des exigences concomitantes de procéder au sauvetage en mer de certaines embarcations, à l’accueil et à l’hébergement des personnes admises sur le territoire italien et à la prise en charge des personnes en situation de vulnérabilité particulière. À cet égard, la Cour observe que selon les données fournies par le Gouvernement (ibid.), et non contestées par les requérants, on comptait environ 3 000 femmes et 3 000 enfants parmi les migrants arrivés durant la période en question.
180. Compte tenu de la multitude de facteurs, de nature politique, économique et sociale, qui sont à l’origine d’une crise migratoire de ces dimensions et de l’ampleur des défis auxquels les autorités italiennes ont dû faire face, la Cour ne saurait souscrire à la thèse des requérants (paragraphe 140 ci-dessus), selon laquelle la situation de 2011 ne serait pas exceptionnelle. On risquerait de faire peser une charge excessive sur les autorités nationales si l’on exigeait qu’elles interprètent avec précision ces multiples facteurs et qu’elles prévoient à l’avance l’échelle et la chronologie d’une vague migratoire. À cet égard, il convient d’observer que la forte augmentation, en 2011, des arrivées par la voie maritime par rapport aux années précédentes est confirmée par le rapport de sous-commission ad hoc de l’APCE. Selon ce rapport, 15 527, 18 047, 11 749 et 31 252 migrants avaient débarqué à Lampedusa, respectivement, en 2005, 2006, 2007 et 2008. Les arrivées s’étaient raréfiées en 2009 et 2010, avec, respectivement, 2 947 et 459 personnes (voir, notamment, §§ 9 et 10 du rapport en question, paragraphe 49 ci-dessus). Cette diminution avait été tellement importante que les centres d’accueil de l’île de Lampedusa avaient été fermés (voir, notamment, ibid., §§ 10 et 51). Il suffit de confronter ces données avec les chiffres relatifs à la période 12 février –31 décembre 2011 (paragraphes 150 et 179 ci-dessus), qui a vu 51 573 ressortissants de pays tiers débarquer sur les îles de Lampedusa et Linosa, pour réaliser que l’année 2011 a été caractérisée par une très forte croissance du phénomène des migrations par voie maritime des pays nord-africains vers les îles italiennes situées au sud de la Sicile.
181. La Cour ne saurait non plus critiquer, en soi, le choix de concentrer l’accueil initial des migrants sur l’île de Lampedusa. De par sa situation géographique, celle-ci est un endroit privilégié pour l’arrivée d’embarcations de fortune qu’il faut souvent secourir dans l’espace maritime entourant l’île, et ce afin de protéger la vie et la santé des migrants. Il n’était donc pas déraisonnable d’acheminer, dans un premier temps, les rescapés de la traversée de la Méditerranée vers le lieu d’accueil le plus proche, à savoir le CSPA de Contrada Imbriacola.
182. Certes, comme noté par la chambre, les capacités d’accueil dont l’île de Lampedusa disposait étaient à la fois insuffisantes pour accueillir un tel nombre d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours. Il est également vrai qu’à cette situation générale se sont ajoutés les problèmes spécifiques survenus juste après l’arrivée des requérants : le 20 septembre une révolte a éclaté parmi les migrants retenus au CSPA de Contrada Imbriacola et un incendie criminel a ravagé les lieux (paragraphes 14 et 26 ci-dessus). Le lendemain, 1 800 migrants environ ont entamé des manifestations de protestation dans les rues de l’île (paragraphe 14 ci‑dessus) et des affrontements ont eu lieu au port de Lampedusa entre la communauté locale et un groupe d’étrangers qui avaient menacé de faire exploser des bouteilles de gaz. À cela se sont ajoutés des actes d’automutilation et de dégradation (paragraphes 26 et 28 ci-dessus). Ces incidents ont contribué à accroître les difficultés existantes et à instaurer un climat de vive tension.
183. Les éléments qui précèdent témoignent du nombre des problèmes que l’État a été appelé à affronter lors de vagues migratoires exceptionnelles et de la multitude de tâches qui, à l’époque des faits, pesaient sur les autorités italiennes, amenées à garantir, à la fois, le bien-être des migrants et de la population locale et à assurer le maintien de l’ordre public.
184. Cela étant, la Cour ne peut que réitérer sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, les facteurs liés à un afflux croissant de migrants ne peuvent pas exonérer les État contractants de leurs obligations au regard de cette disposition (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 223 ; voir également Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 122 et 176, CEDH 2012), qui exige que toute personne privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine. À cet égard, la Cour rappelle également qu’aux termes de sa jurisprudence citée au paragraphe 160 ci-dessus, même un traitement infligé sans l’intention d’humilier ou de rabaisser la victime, et résultant, par exemple, de difficultés objectives liées à la gestion d’une crise migratoire, peut être constitutif d’une violation de l’article 3 de la Convention.
185. Or, si les contraintes inhérentes à une telle crise ne sauraient, à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article 3, la Cour estime qu’il serait pour le moins artificiel d’examiner les faits de l’espèce en faisant abstraction du contexte général dans lequel ils se sont déroulés. Dans son examen, la Cour gardera donc à l’esprit, parmi d’autres facteurs, que les difficultés et les désagréments indéniables que les requérants ont dû endurer découlaient dans une mesure significative de la situation d’extrême difficulté à laquelle les autorités italiennes ont dû faire face à l’époque litigieuse.
186. À l’instar de la chambre, la Cour considère que, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, il est opportun d’examiner séparément deux situations, à savoir les conditions d’accueil dans le CSPA de Contrada Imbriacola, d’une part, et celles à bord des navires Vincent et Audace d’autre part.
b) Sur les conditions au CSPA de Contrada Imbriacola
187. La Cour observe d’emblée qu’elle est appelée à déterminer si les conditions de la rétention des requérants au CSPA de l’île de Lampedusa s’analysent en des « traitements inhumains ou dégradants » au sens de l’article 3 de la Convention. Pour ce faire, elle estime nécessaire de prendre en considération plusieurs éléments.
188. Premièrement, au moment de l’arrivée des requérants, les conditions d’accueil au CSPA étaient loin d’être idéales. Les allégations des requérants sur l’état général du centre, et notamment sur les problèmes de surpeuplement, d’hygiène et de manque de contact avec l’extérieur, sont confirmées par les rapports de la commission extraordinaire du Sénat et d’Amnesty International (paragraphes 35 et 50 ci-dessus). La commission du Sénat, une institution de l’État défendeur lui-même, a constaté que dans les pièces, qui accueillaient jusqu’à 25 personnes, se trouvaient, posés les uns à côté des autres, des lits superposés à quatre niveaux, que des matelas en caoutchouc mousse, parfois déchirés, étaient installés le long des couloirs ou sur le palier des escaliers, à l’extérieur, et que dans de nombreux cas les lumières étaient absentes. L’intimité dans les sanitaires et les douches n’était garantie que par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière improvisée, l’écoulement de l’eau était parfois bloqué, il y avait des fuites, l’odeur des latrines envahissait tous les espaces et la pluie amenait humidité et saleté dans les logements. Amnesty International a fait état d’un surpeuplement important, d’une insalubrité générale et de sanitaires malodorants et inutilisables.
189. La chambre a à juste titre souligné ces défaillances. On ne saurait cependant négliger le fait que la commission extraordinaire du Sénat a visité le CSPA de Contrada Imbriacola le 11 février 2009 (paragraphe 35 ci‑dessus), soit environ deux ans et sept mois avant l’arrivée des requérants. La Cour ne peut donc pas considérer comme acquis que les conditions décrites par la commission extraordinaire du Sénat persistaient en septembre 2011, lors du débarquement des requérants.
190. Des informations ultérieures sont contenues dans le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE, qui a effectué une visite d’information à Lampedusa les 23 et 24 mai 2011, soit moins de quatre mois avant l’arrivée des requérants (paragraphe 49 ci-dessus). Il est vrai que la sous-commission a manifesté ses inquiétudes au sujet des conditions sanitaires en cas de surpeuplement du CSPA, observant que celui-ci était inadapté à des séjours de plusieurs jours (voir, notamment, les paragraphes 30 et 48 du rapport). Il n’en demeure pas moins que ledit rapport (voir §§ 28, 29, 32 et 47) indique, entre autres :
- que les associations faisant partie du « Praesidium Project » (le HCR, l’OIM, la Croix-Rouge et Save the Children) étaient autorisées à avoir une présence permanente à l’intérieur du centre d’accueil et disposaient d’interprètes et de médiateurs culturels ;
- que tous ces acteurs travaillaient en bonne intelligence, dans un effort de coordination et avec pour but commun prioritaire de sauver des vies lors des opérations de sauvetage en mer, de faire le maximum pour accueillir les arrivants dans des conditions décentes, puis d’aider à leur transfert rapide vers d’autres centres ailleurs en Italie ;
- que les conditions d’accueil étaient correctes, quoique très basiques (certes, les pièces étaient remplies de matelas posés les uns contre les autres à même le sol, mais les bâtiments, des blocs préfabriqués, étaient aérés puisque les pièces disposaient de fenêtres ; lorsque le centre accueillait un nombre de personnes correspondant à ses capacités, les sanitaires semblaient suffisants) ;
- que toute personne qui demandait à être examinée par un médecin pouvait bénéficier d’un tel examen et qu’aucune demande en ce sens n’était rejetée ;
- que le chef de l’unité de santé de Palerme procédait à une inspection régulière des équipements sanitaires et de l’alimentation des centres.
191. Ces éléments amènent la Cour à estimer que les conditions de rétention au CSPA de Lampedusa ne sauraient être comparées à celles qui, dans les arrêts cités aux paragraphes 171 et 173-175 ci-dessus, ont justifié un constat de violation de l’article 3 de la Convention.
192. Pour ce qui est du surpeuplement allégué du CSPA, la Cour observe que selon les requérants, la capacité maximale de la structure de Contrada Imbriacola était de 804 places (paragraphe 142 ci-dessus), alors que le Gouvernement a allégué qu’elle pouvait accueillir jusqu’à environ 1 000 personnes (paragraphe 153 ci-dessus). Les intéressés ajoutent que les 16, 17, 18, 19 et 20 septembre, le CSPA a hébergé, respectivement, 1 357, 1 325, 1 399, 1 265 et 1 017 migrants. Ces chiffres ne correspondent pas tout à fait aux indications fournies par le Gouvernement, qui à l’audience devant la Cour, a affirmé que lors du séjour des requérants, 917 migrants se trouvaient dans le CSPA de Contrada Imbriacola.
193. Dans ces conditions, la Cour n’est pas en mesure de déterminer le nombre précis de personnes qui étaient retenues à l’époque des faits (voir, mutatis mutandis, Sharifi et autres, précité, § 189). Elle se borne à observer que même si l’on acceptait les indications des requérants quant au nombre de personnes retenues et à la capacité du CSPA, ce centre aurait dépassé, de 15 % à 75 % environ, les limites de sa capacité maximale (804 places). Cela implique que les intéressés ont clairement dû faire face aux désagréments liés à un certain surpeuplement. Cependant, leur situation ne saurait être comparée à celle des personnes détenues dans un établissement pénitentiaire, dans des cellules ou dans de locaux étroits fermés (voir, notamment, la jurisprudence citée aux paragraphes 163‑167, 173 et 176 ci‑dessus). En effet, les requérants n’ont pas contesté les affirmations du Gouvernement, selon lesquelles les migrants accueillis dans le CSPA de Contrada Imbriacola pouvaient se déplacer librement dans le périmètre de cette structure, communiquer avec l’extérieur par téléphone, acheter des biens et avoir des contacts avec les représentants d’organisations humanitaires et avec des avocats (paragraphe 153 ci-dessus). Bien que le nombre de mètres carrés dont chacune des personnes retenues disposait à l’intérieur des pièces ne soit pas connu, la Cour estime que la liberté de mouvement dont les requérants ont bénéficié au sein du CSPA a dû atténuer en partie, voire de manière significative, les contraintes provoquées par le dépassement de la capacité maximale d’accueil du centre.
194. La chambre a souligné à juste titre que, lorsqu’ils ont été retenus au CSPA de Lampedusa, les requérants étaient affaiblis physiquement et psychologiquement car ils venaient d’effectuer une dangereuse traversée de la Méditerranée. Il n’en demeure pas moins que les intéressés, qui n’étaient pas demandeurs d’asile, n’avaient pas la vulnérabilité spécifique inhérente à cette qualité et qu’ils n’ont pas allégué avoir vécu des expériences traumatisantes dans leur pays d’origine (voir, a contrario, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 232). De plus, ils n’appartenaient ni à la catégorie des personnes âgées ni à celle des mineurs (voir, sur ce dernier point, entre autres, Popov c. France, nos 39472/07 et 39474/07, §§ 90-103, 19 janvier 2012). À l’époque des faits, ils étaient âgés de 23 à 28 ans, et n’ont pas allégué souffrir d’une quelconque pathologie particulière. Ils ne se sont pas non plus plaints d’un quelconque manque de soins médicaux au sein du CSPA.
195. La Cour note de surcroit que les requérants ont été placés dans le CSPA de Contrada Imbriacola les 17 et 18 septembre 2011 (paragraphes 11 et 12 ci-dessus), et qu’ils y ont été retenus jusqu’au 20 septembre, lorsqu’à la suite d’un incendie, ils ont été transportés au parc des sports de Lampedusa (paragraphe 14 ci-dessus). Leur séjour dans cette structure s’est donc étalé sur trois et quatre jours. Comme la chambre l’a remarqué, les requérants n’ont donc séjourné au CSPA que pour une courte durée. Dès lors, les contacts limités avec le monde extérieur n’ont pas pu avoir de graves conséquences pour la situation personnelle des intéressés (voir, mutatis mutandis, Rahimi, précité, § 84).
196. Dans certains cas, la Cour a constaté des violations de l’article 3 en dépit de la courte durée de la privation de liberté litigieuse (voir, notamment, les trois arrêts cités par les requérants au paragraphe 143 ci‑dessus). Cependant, la présente affaire se distingue à plusieurs égards des arrêts en question. En particulier, dans l’arrêt Brega (précité, §§ 39-43), une détention de 48 heures était associée à une arrestation abusive, à une colique rénale dont le requérant avait souffert après celle-ci, à un retard dans l’assistance médicale, à l’absence de literie et à une basse température dans la cellule. Dans l’affaire T. et A. c. Turquie (précité, §§ 91-99), l’espace personnel dont la requérante avait disposé pendant les trois jours de sa détention était exigu (entre 2,30 et 1,23 m²) et il y avait un seul divan sur lequel les détenus dormaient à tour de rôle. Enfin, dans l’arrêt Gavrilovici (précité, §§ 41-44), il était question d’une détention plus longue que celle des requérants (cinq jours), caractérisée par les éléments suivants : quatre détenus se partageaient, pour dormir, une plateforme en bois d’environ 1,80 mètres de largeur, il n’y avait ni chauffage ni toilettes dans la cellule et, par la suite, les cellules du commissariat de Ştefan-Vodă avaient été fermées après avoir été jugées incompatibles avec tout type de détention. La Cour renvoie également aux affaires Koktysh c. Ukraine (no 43707/07, §§ 22 et 91-95, 10 décembre 2009), concernant des détentions de dix et quatre jours dans une cellule très surpeuplée, où les prisonniers étaient contraints de dormir à tour de rôle, située dans un établissement pénitentiaire dont les conditions avaient été qualifiées de « déplorables », et Căşuneanu c. Roumanie (no 22018/10, § 60-62, 16 avril 2013), relative à une détention de cinq jours en situation de surpeuplement, d’hygiène précaire, de saleté, de manque d’intimité et d’exercice en plein air.
197. Cela étant, la Cour ne saurait négliger la circonstance, signalée tant par la sous-commission ad hoc de l’APCE que par Amnesty International (paragraphes 49-50 ci-dessus), que le CSPA de Lampedusa n’était pas adapté à des séjours de plusieurs jours. Cette structure étant équipée comme centre de transit plutôt que comme centre de rétention, les autorités étaient dans l’obligation de s’activer afin d’identifier d’autres structures d’accueil disponibles et satisfaisantes, organisant le transfert vers celles-ci d’un nombre suffisant de migrants. Cependant, en l’espèce la Cour ne peut pas se prononcer sur la question de savoir si une telle obligation a été remplie, car à peine deux jours après l’arrivée des deux derniers requérants, le 20 septembre 2011, une révolte a éclaté parmi les migrants et le CSPA de Lampedusa a été ravagé par un incendie (paragraphe 14 ci-dessus). On ne peut ni présumer que les autorités italiennes ont fait preuve de passivité et de négligence prolongée ni considérer que le déplacement des migrants aurait dû être organisé et accompli dans un délai inférieur à deux ou trois jours. À cet égard, il convient de rappeler que dans l’affaire Aarabi (précité, § 50), la Cour a estimé que la décision des autorités internes de transférer un certain nombre de personnes, dont le requérant, vers un autre centre de rétention démontrait leur intention d’améliorer à bref délai les conditions de détention. Or, dans l’affaire Aarabi cette décision a été prise treize jours après le placement de l’intéressé dans le centre de Mersinidi.
198. La Cour observe également que les requérants n’ont pas prétendu avoir été délibérément maltraités par les autorités présentes au sein du CSPA, ni allégué que la nourriture ou l’eau étaient insuffisantes ou que, lorsqu’ils ont dormi à l’extérieur des pièces, la situation climatique à l’époque des faits les a affectés négativement.
199. L’ensemble des éléments énumérés ci-dessus, considérés dans leur globalité et à la lumière des circonstances particulières de l’affaire des requérants, amène la Cour à conclure que les traitements dont les intéressés se plaignent n’ont pas atteint le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
200. Il s’ensuit qu’en l’espèce les conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola n’ont pas été constitutives d’un traitement inhumain et dégradant et n’ont dès lors pas emporté violation de l’article 3 de la Convention.
201. Enfin, la Cour a également pris note des affirmations du Gouvernement (paragraphe 149 ci-dessus), selon lesquelles des sommes importantes avaient été investies afin de créer des nouvelles structures d’accueil et, lors de sa visite des 23 et 24 juin 2013, le délégué du HCR pour l’Europe du Sud avait constaté avec satisfaction le travail accompli par les autorités nationales et locales afin d’améliorer la situation générale sur l’île de Lampedusa (voir, mutatis mutandis, Aarabi, § 50 in fine).
c) Sur les conditions à bord des navires Vincent et Audace
202. Pour ce qui est des conditions d’accueil à bord des navires, la Cour note que le premier requérant a été placé sur le navire Vincent, avec 190 autres personnes environ, tandis que les deuxième et troisième requérants ont été conduits sur le navire Audace, qui a accueilli environ 150 personnes (paragraphe 15 ci-dessus). La rétention à bord des navires a débuté le 22 septembre 2011 ; elle a pris fin, selon les cas, les 29 ou 27 septembre 2011. Elle a donc duré environ sept jours pour le premier requérant et environ cinq jours pour les deuxième et troisième requérants (paragraphe 17 ci-dessus).
203. La Cour a examiné les allégations des requérants selon lesquelles, à bord des navires, les migrants avaient été regroupés dans un salon surpeuplé, n’avaient la possibilité de sortir à l’extérieur sur des petits balcons que pendant quelques minutes par jour, étaient contraints de dormir par terre et d’attendre plusieurs heures pour pouvoir accéder aux toilettes. En outre, l’accès aux cabines aurait été interdit, la nourriture distribuée aurait été jetée par terre, les migrants auraient été parfois insultés et maltraités par les policiers et n’auraient reçu aucune information de la part des autorités (paragraphes 16, 145 et 146 ci-dessus).
204. La Cour note que ces allégations ne se fondent sur aucun élément objectif autre que les dires des intéressés. Les requérants soutiennent que l’absence d’éléments corroborant leurs affirmations est due à la nature des navires, qu’ils qualifient de lieux isolés et inaccessibles et que, dans ces conditions, il appartiendrait au Gouvernement de fournir la preuve que les exigences de l’article 3 ont été respectées (paragraphe 147 ci-dessus).
205. À ce dernier égard, la Cour rappelle avoir dit que lorsqu’un individu est placé en garde à vue en bonne santé mais que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible à l’origine de ces blessures, faute de quoi il se pose manifestement une question sur le terrain de l’article 3 de la Convention (Gäfgen, précité, § 92 ; comparer également Tomasi c. France, 27 août 1992, § 110, série A no 241-A ; Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336 ; Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 61, Recueil 1996‑VI ; et Selmouni, précité, § 87). En outre, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Salman, précité, § 100 ; Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004 ; Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009 ; et Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 112, 4 octobre 2012). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement (El-Masri, précité, § 152). Cela est justifié par le fait que les personnes se trouvant entre les mains de la police ou d’une autorité comparable sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid, précité, §§ 83-84 ; voir également, par rapport aux personnes placées en garde à vue, Salman, précité, § 99).
206. Il ressort de cette jurisprudence que tout renversement de la charge de la preuve dans ce domaine peut avoir lieu lorsque les allégations de mauvais traitements aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État sont défendables et fondées sur des éléments permettant de les corroborer, tels que l’existence de blessures d’origine inconnue et inexpliquée. La Cour observe cependant que pareils éléments sont tout à fait manquants en l’espèce, les requérants n’ayant produit ni documents qui attesteraient de l’existence de signes ou de séquelles des mauvais traitements dont ils prétendent avoir fait l’objet ou qui transcriraient des témoignages de tiers confirmant leur version des faits.
207. En tout état de cause, la Cour ne peut qu’attacher un poids déterminant au fait que le Gouvernement a produit devant elle une décision de justice qui contredit le récit des requérants, à savoir l’ordonnance du GIP de Palerme du 1er juin 2012. Il ressort de cette dernière (paragraphe 27 ci‑dessus) que les migrants ont pu bénéficier d’une assistance médicale, d’eau chaude, d’électricité, de repas et de boissons chaudes. De plus, selon une note d’une agence de presse du 25 septembre 2011, citée dans l’ordonnance en question, T.R., un membre du Parlement, accompagné par le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police, était monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme et s’était entretenu avec certains migrants. Le député en question avait constaté que les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils inclinables. Les intéressés avaient accès à des lieux de prière, la Protection civile avait mis à leur disposition des vêtements et la nourriture était adéquate (pâtes, poulet, accompagnement, fruits et eau).
208. La Cour considère que rien ne lui permet de douter de l’impartialité d’un magistrat indépendant comme le GIP de Palerme. Dans la mesure où les requérants critiquent l’ordonnance litigieuse au motif qu’elle se fondait sur les déclarations d’un député à la presse, non réitérées à l’audience, et relatives à une visite à bord des navires qui s’était déroulée en la présence des forces de l’ordre (paragraphe 147 ci-dessus), la Cour rappelle que lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle est disposée à examiner d’une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales et que, pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Denissenko et Bogdantchikov c. Russie, no 3811/02, § 83, 12 février 2009, et Bouyid, précité, § 85). Il n’en demeure pas moins que des éléments solides, et non des simples spéculations hypothétiques, sont nécessaires pour remettre en question les faits tels qu’établis par une juridiction interne indépendante. Or, les requérants n’ont produit aucun élément susceptible de démontrer que la presse avait rapporté de manière inexacte les déclarations du député concerné. De plus, la présence des forces de l’ordre au sein d’un lieu de rétention ne saurait être considérée comme inhabituelle et ne saurait, en soi, faire surgir des doutes objectivement justifiés quant à la fiabilité des résultats de la visite ou de l’inspection d’un tel lieu. La Cour marque son accord avec la conclusion de la chambre selon laquelle la circonstance que le député était accompagné par le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police ne permet pas, à elle seule, de douter de son indépendance ou de la véracité de son récit.
209. Pour ce qui est des allégations des requérants concernant l’appel lancé au gouvernement italien par Médecins sans frontières le 28 septembre 2011 (paragraphe 147 ci-dessus), la Cour note qu’à cette date le renvoi des migrants retenus à bord des navires était déjà en cours. Les deuxième et troisième requérants avaient déjà été embarqués à bord d’avions à destination de Tunis, alors que le premier requérant a subi le même sort le jour suivant (29 septembre 2011, paragraphe 17 ci-dessus). Même si le Gouvernement avait répondu à la sollicitation de Médecins sans frontières dans les meilleurs délais, l’inspection se serait déroulée alors que les navires étaient en train d’être évacués. Elle aurait donc difficilement pu apporter des éléments utiles pour juger des conditions d’accueil et, en particulier, de l’existence d’une situation de surpeuplement grave telle que celle décrite par les requérants.
210. Les éléments qui précèdent permettent d’exclure que les conditions d’accueil à bord des navires aient atteint le seuil minimum de gravité requis pour qu’un traitement puisse tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Les allégations des requérants relatives à l’absence d’informations ou d’explications pertinentes de la part des autorités et au fait que la rétention sur les navires avait suivi l’expérience négative vécue dans le CSPA de Contrada Imbriacola (paragraphe 146 ci-dessus) ne sauraient changer ce constat.
211. Il s’ensuit que les conditions d’accueil des requérants à bord des navires Vincent et Audace n’étaient pas constitutives d’un traitement inhumain et dégradant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 de la Convention de ce chef.
ARTICLE 4 DU PROTOCOLE 4 : NON VIOLATION
1. Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
237. Selon la jurisprudence de la Cour, il faut entendre par expulsion collective « toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (Géorgie c. Russie (I), précité, § 167 ; voir également Andric, décision précitée ; Davydov c. Estonie (déc), no 16387/03, 31 mai 2005 ; Sultani, précité, § 81 ; Ghulami c. France (déc), no 45302/05, 7 avril 2009). Cela ne signifie pas pour autant que là où cette dernière condition est remplie, les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion ne jouent plus aucun rôle dans l’appréciation du respect de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka précité, § 59, et Géorgie c. Russie (I), précité, § 167).
238. Le but de l’article 4 est d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 177, et Sharifi et autres, précité, § 210 ; voir également Andric, décision précitée). Afin de déterminer s’il y a eu un examen suffisamment individualisé, il faut examiner les circonstances de l’espèce et vérifier si les décisions d’éloignement avaient pris en considération la situation particulière des individus concernés (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 183). Il faut également tenir compte tant des circonstances particulières entourant l’expulsion litigieuse que « du contexte général à l’époque des faits » (Géorgie c. Russie (I), précité, § 171).
239. La Cour a précisé que le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas, en soi, de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion (voir, notamment, M.A. c. Chypre, précité, §§ 246 et 254 ; Sultani, précité, § 81 ; Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184 ; et Géorgie c. Russie (I), précité, § 167).
240. La Cour a jugé qu’il n’y a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184 ; voir également M.A. c. Chypre, précité, § 247 ; Berisha et Haljiti c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 18670/03, 16 juin 2005 ; et Dritsas c. Italie (déc), no 2344/02, 1er février 2011).
241. Sans remettre en cause ni le droit dont disposent les États d’établir souverainement leur politique en matière d’immigration (Géorgie c. Russie (I), précité, § 177), éventuellement dans le cadre de la coopération bilatérale, ni les obligations découlant de leur appartenance à l’Union européenne (Sharifi et autres, précité, § 224), la Cour a souligné que les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 179). Elle a également pris acte des « nouveaux défis » auxquels doivent faire face les États européens dans le domaine de la gestion de l’immigration, dus au contexte de la crise économique, aux récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen Orient et à la circonstance que les flux migratoires ont emprunté de plus en plus la voie maritime (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 223, et Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 122 et 176).
242. La Cour observe qu’à ce jour, elle a constaté une violation de l’article 4 du Protocole no 4 dans quatre affaires seulement. Dans la première (Čonka, précité, §§ 60-63), les mesures de détention et d’éloignement avaient été prises en exécution d’un ordre de quitter le territoire qui ne faisait aucune référence à la demande d’asile des requérants, alors que la procédure y relative n’était pas encore terminée ; en outre, il y avait eu des convocations simultanées de plusieurs personnes au commissariat dans des conditions où il était très difficile de prendre contact avec un avocat, et les instances politiques responsables avaient annoncé des opérations similaires. Les requérants dans la deuxième affaire (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 185) n’avaient fait l’objet d’aucune procédure d’identification, les autorités s’étant bornées à faire monter les migrants interceptés en mer à bord de navires militaires et à les débarquer sur les côtes libyennes. Dans Géorgie c. Russie (I) (précité, §§ 170-178), le constat de violation a été fondé sur une « routine des expulsions », qui suivait le même schéma dans l’ensemble de la Russie et était le résultat d’une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens, incluant : l’arrestation des Géorgiens sous prétexte d’un contrôle des papiers ; leur rassemblement en grands groupes aux postes de la milice ; et le prononcé de décisions d’expulsion conformes à des accords préalables avec les tribunaux, sans avocat ni examen des circonstances de l’espèce. Dans Sharifi et autres (précité, §§ 214‑225), enfin, la Cour, prenant en considération un ensemble de sources, a constaté que les migrants interceptés dans les ports de la mer Adriatique faisaient l’objet de « renvois automatiques » vers la Grèce et étaient privés de toute possibilité effective d’introduire une demande d’asile.
2. Application des principes précités en l’espèce
243. La Cour doit tout d’abord se pencher sur l’argument du Gouvernement (paragraphe 226 ci-dessus), selon lequel, en substance, l’article 4 du Protocole no 4 ne serait pas applicable, au motif que les requérants ont fait l’objet d’un « refoulement avec reconduite à la frontière », et non d’une « expulsion ». La Cour rappelle que selon la Commission du droit international, « l’« expulsion » s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État » (voir l’article 2 du Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers, cité au paragraphe 46 ci-dessus). Dans le même ordre d’idées, la Cour a déjà observé que le mot « expulsion » doit être interprété « dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) » (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 174).
244. La Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. Elle observe qu’il ne fait pas de doute que les requérants, qui se trouvaient sur le territoire italien, ont été éloignés de celui-ci et renvoyés vers la Tunisie contre leur gré, ce qui est constitutif d’une « expulsion » au sens de l’article 4 du Protocole no 4.
Il reste à établir si l’expulsion était, ou non, « collective ».
245. À cet égard, la Cour rappelle que, en s’inspirant de sa jurisprudence, la Commission du droit international a indiqué que « l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers en tant que groupe » (voir l’article 9 § 1 du Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers, et le commentaire à cet article, cités aux paragraphes 46 et 47 ci‑dessus). Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe d’emblée que les requérants ne contestent pas avoir fait l’objet d’une identification à deux reprises, à savoir immédiatement après leur arrivée au CSPA de Contrada Imbriacola, par des fonctionnaires de l’État italien (paragraphe 12 ci-dessus), et avant leur embarquement sur l’avion qui les a reconduits à Tunis, par le consul de Tunisie (paragraphe 18 ci-dessus). En revanche, les parties ne s’accordent pas quant aux modalités de la première identification. Selon le Gouvernement, elle aurait consisté en un véritable entretien individuel, effectué en présence d’un interprète ou d’un médiateur culturel, à l’issue duquel les autorités auraient rempli une « fiche d’information » contenant les données personnelles et les éventuelles circonstances particulières spécifiques à chaque migrant (paragraphe 224 ci-dessus). Les requérants allèguent par contre que les autorités italiennes se sont bornées à enregistrer leur identité et à relever leur empreintes, sans prendre en compte leur situation personnelle et sans la présence d’un interprète ou d’un conseiller juridique indépendant (paragraphe 214 ci-dessus). Ils contestent enfin l’allégation du Gouvernement au sujet des fiches individuelles d’information concernant chaque migrant, observant qu’elle ne se fonde sur aucun élément de preuve (paragraphe 222 ci-dessus).
246. La Cour note que le Gouvernement a fourni une explication plausible pour justifier l’impossibilité de produire les fiches d’information des requérants, à savoir la circonstance que ces documents ont été détruits lors de l’incendie qui a ravagé le CSPA de Contrada Imbriacola (paragraphe 14 ci-dessus). De plus, il convient d’observer que les requérants n’ont pas contesté l’affirmation du Gouvernement selon laquelle quatre‑vingt‑dix‑neuf opérateurs sociaux, trois assistants sociaux, trois psychologues, huit interprètes et médiateurs culturels travaillaient au sein du CSPA (paragraphe 152 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour note également que selon le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE (paragraphe 49 ci-dessus), des interprètes et des médiateurs culturels se trouvaient à Lampedusa à partir de février 2011 (voir le § 28 du rapport en question). Or, il est raisonnable de penser que ces personnes sont intervenues pour faciliter la communication et la compréhension réciproque entre les migrants et les autorités italiennes.
247. Quoi qu’il en soit, la Cour est d’avis qu’à l’occasion de leur première identification, qui selon le Gouvernement a eu lieu par la prise de photos et le prélèvement des empreintes digitales (paragraphe 224 ci‑dessus), ou bien à tout autre moment durant leur rétention au CSPA et à bord des navires, les requérants ont eu l’occasion d’alerter les autorités quant à d’éventuelles raisons justifiant leur séjour en Italie ou s’opposant à leur renvoi. Dans ce contexte, il est significatif que, comme l’affirment le Gouvernement (paragraphe 225 ci-dessus) et le GIP de Palerme (paragraphes 25 et 27 ci-dessus), et sans que les requérants le contestent, 72 migrants présents au CSPA de Lampedusa au moment de l’incendie ont manifesté leur intention de présenter une demande d’asile, ce qui a bloqué la procédure de renvoi et entraîné leur transfert dans d’autres centres d’accueil. Il est vrai que les requérants ont déclaré que leurs circonstances individuelles ne leur permettaient pas d’invoquer la protection internationale (paragraphe 222 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que dans le cadre d’une procédure d’expulsion, la possibilité d’introduire une demande d’asile est une garantie primordiale, et que rien ne permet de penser que les autorités italiennes, qui ont été à l’écoute des migrants souhaitant invoquer le principe de non-refoulement, seraient restées passives face à la présentation d’autres obstacles légitimes et légalement défendables au renvoi des intéressés.
248. La Cour tient à préciser que l’article 4 du Protocole no 4 ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel ; les exigences de cette disposition peuvent en effet être satisfaites lorsque chaque étranger a la possibilité, réelle et effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son expulsion, et que ceux-ci sont examinés d’une manière adéquate par les autorités de l’État défendeur.
249. En l’espèce, les requérants qui, eu égard aux modalités de leur arrivée sur les côtes italiennes, pouvaient raisonnablement s’attendre à être renvoyés vers la Tunisie, sont restés entre neuf et douze jours sur le territoire italien. Même en tenant compte des difficultés objectives qu’ils ont pu rencontrer au sein du CSPA ou à bord des navires (voir, notamment, §§ 49 et 50 du rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE, paragraphe 49 ci-dessus), la Cour estime que pendant ce laps de temps non négligeable les intéressés ont eu la possibilité d’attirer l’attention des autorités nationales sur toute circonstance pouvant affecter leur statut et leur droit de séjourner en Italie.
250. La Cour note de surcroît que les 27 et 29 septembre 2011, avant de monter dans les avions à destination de Tunis, les requérants ont été reçus par le consul de Tunisie, qui a enregistré leurs données d’état civil (paragraphe 18 ci-dessus), et a donc procédé à une deuxième identification des intéressés. Bien qu’il se soit déroulé devant un représentant d’un État tiers, ce contrôle ultérieur a permis de confirmer la nationalité des migrants et a constitué une dernière chance pour invoquer des obstacles à l’expulsion. Le Gouvernement, dont les affirmations sur ce point ne sont pas contestées par les requérants, en veut pour preuve qu’à la suite de détails qui sont ressortis pendant les rencontres avec le consul tunisien quant à leur âge ou nationalité, certains des migrants figurant dans les listes dressées par les autorités italiennes n’ont pas été renvoyés (paragraphe 227 ci-dessus).
251. La chambre a souligné à juste titre que les décrets de refoulement étaient rédigés en des termes comparables, les seules différences concernant les données personnelles des migrants concernés, et a observé qu’un grand nombre de migrants tunisiens ont été expulsés à l’époque des faits incriminés. Cependant, en vertu de la jurisprudence citée au paragraphe 239 ci-dessus, ces deux circonstances ne sauraient, à elle seules, être décisives. La Cour estime qu’en l’espèce, la nature relativement simple et standardisée des décrets de refoulement peut s’expliquer par le fait que les requérants n’étaient en possession d’aucun document de voyage valable et n’avaient allégué ni des craintes de mauvais traitements en cas de renvoi ni d’autres obstacles légaux à leur expulsion. Il n’est donc pas en soi déraisonnable que ces décrets aient été motivés simplement par la nationalité des intéressés, par la constatation qu’ils avaient irrégulièrement franchi la frontière italienne et par l’absence des cas indiqués à l’article 10 § 4 du décret-loi no 286 de 1998 (à savoir, l’asile politique, l’octroi du statut de réfugié ou l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs humanitaires, paragraphes 19 et 33 ci-dessus).
252. Il s’ensuit que dans les circonstances particulières de l’espèce, les renvois quasi simultanés des trois requérants ne permettent pas de conclure que leur expulsion ait été « collective » au sens de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention. Ce fait peut en effet s’expliquer comme étant le résultat d’une série de décisions de refoulement individuelles. Ces considérations suffisent à distinguer la présente espèce des affaires Čonka, Hirsi Jamaa et autres, Géorgie c. Russie (I) et Sharifi et autres (précitées et décrites au paragraphe 242 ci-dessus) et à exclure le caractère « collectif » de l’expulsion des requérants.
253. Au demeurant, la Cour observe que ni dans leurs mémoires ni à l’audience devant elle (paragraphe 222 ci-dessus), les représentants des requérants n’ont été en mesure d’indiquer le moindre motif factuel et/ou juridique qui, selon le droit international ou national, aurait pu justifier le séjour de leurs clients sur le territoire italien et faire obstacle à leur renvoi. Cette circonstance permet de douter de l’utilité d’un entretien individuel dans le cas d’espèce.
254. En résumé, en l’espèce les requérants ont été identifiés à deux reprises, leur nationalité a été établie, et ils ont eu une possibilité réelle et effective d’invoquer les arguments s’opposant à leur expulsion.
Il n’y a donc pas eu violation de l’article 4 du Protocole no 4.
255. Cette conclusion dispense la Cour de se pencher sur les questions de savoir si, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 223 ci‑dessus), l’accord italo-tunisien d’avril 2011, qui n’a pas été rendu public, peut être considéré comme un accord « de réadmission » au sens de la « directive retour » (paragraphe 41 ci-dessus), et si cette circonstance peut avoir des implications sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4.
ARTICLE 13 NON VIOLATION ART 13 COMBINE A ART 4 DU PROTOCOLE 4 VIOLATION ART 13 COMBINE A ART 3
266. À l’instar de la chambre, la Cour rappelle tout d’abord que selon sa jurisprudence constante, l’article 5 § 4 de la Convention constitue une lex specialis par rapport aux exigences plus générales de l’article 13 (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 69, CEDH 1999-II, et Ruiz Rivera c. Suisse, no 8300/06, § 47, 18 février 2014). En l’occurrence, les faits à l’origine du grief que les requérants tirent de l’article 13 de la Convention en combinaison avec l’article 5 sont identiques à ceux étudiés sous l’angle de l’article 5 § 4, et sont donc absorbés par les conclusions auxquelles la Cour est parvenue quant à cette dernière disposition (De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays‑Bas, 22 mai 1984, § 60, série A no 77, et Chahal, précité, §§ 126 et 146).
267. Il reste à examiner s’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention et avec l’article 4 du Protocole no 4.
1. Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
268. L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła, précité, § 157, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 197).
2. Application des principes précités en l’espèce
269. La Cour rappelle tout d’abord avoir déclaré recevables les griefs des requérants tirés d’une méconnaissance du volet matériel de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4. Même si, pour les raisons exposées ci-dessus, elle n’a pas conclu à la violation de ces deux dispositions, elle estime néanmoins que les griefs soulevés par les intéressés sur le terrain de celles-ci n’étaient pas manifestement mal fondés et posaient de sérieuses questions de fait et de droit qui nécessitaient un examen au fond. Il s’agissait, dès lors, de griefs « défendables » aux fins de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 201).
a) Sur la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3
270. À l’instar de la chambre, la Cour observe que le Gouvernement n’a indiqué aucune voie de recours qui aurait permis aux requérants de dénoncer les conditions d’accueil dans le CSPA de Contrada Imbriacola ou à bord des navires Vincent et Audace. Un recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement aurait pu servir uniquement à contester la légalité de leur renvoi. Du reste, ces décrets n’ont été adoptés qu’à la fin de la rétention des intéressés.
271. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
b) Sur la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4
272. Dans la mesure où les requérants se plaignent de l’absence d’un recours effectif pour contester leur expulsion sous l’angle de son caractère collectif, la Cour note que les décrets de refoulement indiquaient explicitement que les personnes concernées avaient la possibilité de les contester par la voie d’un recours devant le juge de paix d’Agrigente, à introduire dans un délai de soixante jours (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour ne dispose d’aucun élément lui permettant de douter a priori de l’efficacité d’un tel recours. De plus, le Gouvernement a produit deux ordonnances du juge de paix d’Agrigente dont il ressort que, saisi par deux migrants, ce magistrat s’est penché sur la procédure d’adoption des décrets de refoulement attaqués et en a apprécié la légalité à la lumière du droit interne et de la Constitution. Le juge de paix a notamment prononcé l’annulation des décrets litigieux au motif qu’un laps de temps excessif s’était écoulé entre l’identification de chaque migrant irrégulier et leur adoption (paragraphes 30-31 ci-dessus). À l’instar de la chambre, la Cour ne voit aucune raison de douter que, dans le cadre d’un recours contre un décret de refoulement, le juge de paix peut examiner également une éventuelle doléance relative à l’omission de prendre en compte la situation personnelle du migrant concerné, et donc, en substance, au caractère collectif de l’expulsion.
273. La Cour note de surcroît qu’il ressort des procès-verbaux accompagnant les décrets de refoulement que les requérants avaient refusé de « signer et de recevoir une copie » de ces documents (paragraphe 20 ci‑dessus). Les requérants n’ont produit devant la Cour aucun élément susceptible de mettre en doute la véracité de cette annotation. Ils ne sauraient dès lors imputer aux autorités ni un éventuel manque de connaissance du contenu des décrets litigieux ni les difficultés que ce manque d’information aurait pu entraîner dans la préparation d’un recours devant le juge de paix d’Agrigente.
274. Si un recours existait bel et bien, celui-ci ne suspendait « en aucun cas » l’exécution des décrets de refoulement (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour doit donc déterminer si l’absence d’effet suspensif, à elle seule, est constitutive d’une violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.
275. La chambre a répondu par l’affirmative, se fondant sur l’arrêt De Souza Ribeiro, précité, dont le paragraphe 82 se lit comme suit :
« 82. Lorsqu’il s’agit d’un grief selon lequel l’expulsion de l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, compte tenu de l’importance que la Cour attache à cette disposition et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005-III), un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 (Jabari, précité, § 50) ainsi qu’une célérité particulière (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV). Dans ce cas, l’effectivité requiert également que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien], précité, § 66, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 200, CEDH 2012). Les mêmes principes s’appliquent lorsque l’expulsion expose le requérant à un risque réel d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de la Convention. Enfin, l’exigence d’un recours de plein droit suspensif a été confirmée pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka, précité, §§ 81-83, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206). »
276. La Cour observe que s’il est vrai qu’elle semble établir la nécessité d’un « recours de plein droit suspensif (...) pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 », la dernière phrase du paragraphe 82 précité ne saurait être lue isolément. Au contraire, elle doit être comprise à la lumière de l’ensemble du paragraphe, qui établit l’obligation des États de prévoir un tel recours lorsque l’intéressé allègue que l’exécution de l’expulsion l’exposerait à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention ou d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de celle-ci, et ce en raison de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque. Il convient également de noter que la dernière affirmation contenue dans le paragraphe 82 de l’arrêt De Souza Ribeiro est corroborée par la citation des arrêts Čonka (précité, §§ 81-83), et Hirsi Jamaa et autres (précité, § 206). Toutefois, ces derniers concernaient des situations où les intéressés souhaitaient alerter les autorités nationales quant au risque de soumission à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention dans les pays de destination, et non quant au caractère prétendument collectif de leur expulsion dans le pays d’accueil.
277. La Cour estime que lorsque, comme dans la présente affaire, un requérant n’allègue pas que des violations des articles 2 et 3 de la Convention pourraient survenir dans le pays de destination, l’éloignement du territoire de l’État défendeur ne l’expose pas à un préjudice potentiellement irréversible.
278. Le risque d’un tel préjudice n’existe pas, par exemple, lorsque l’intéressé soutient que son expulsion porterait atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale. Cette situation est envisagée au paragraphe 83 de l’arrêt De Souza Ribeiro, qui doit être harmonisé avec le paragraphe qui le précède, et qui se lit comme suit :
« En revanche, s’agissant d’éloignements d’étrangers contestés sur la base d’une atteinte alléguée à la vie privée et familiale, l’effectivité ne requiert pas que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif. Il n’en demeure pas moins qu’en matière d’immigration, lorsqu’il existe un grief défendable selon lequel une expulsion risque de porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale, l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 exige que l’État fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des gages suffisants d’indépendance et d’impartialité (M. et autres c. Bulgarie, no 41416/08, §§ 122 à 132, 26 juillet 2011, et, mutatis mutandis, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 133, 20 juin 2002). »
279. Aux yeux de la Cour, des considérations analogues s’appliquent lorsqu’un requérant allègue que la procédure suivie pour ordonner son expulsion a eu un caractère « collectif » sans alléguer concomitamment qu’elle l’aurait exposé à un préjudice irréversible résultant d’une violation des articles 2 ou 3 de la Convention. Il s’ensuit que dans ce cas, la Convention n’impose pas aux États l’obligation absolue de garantir un remède de plein droit suspensif, mais se borne à exiger que la personne concernée ait une possibilité effective de contester la décision d’expulsion en obtenant un examen suffisamment approfondi de ses doléances par une instance interne indépendante et impartiale. La Cour estime que le juge de paix d’Agrigente satisfaisait à ces exigences.
280. La Cour tient également à préciser que l’absence d’effet suspensif du recours dont le requérant disposait n’a pas été une considération décisive pour conclure, dans l’affaire De Souza Ribeiro, à la violation de l’article 13 de la Convention. Cette conclusion a été basée sur le fait que le grief « défendable » du requérant, tiré de l’incompatibilité de son éloignement avec l’article 8 de la Convention, avait été écartée avec des modalités rapides, voire expéditives (le requérant avait saisi le tribunal administratif le 26 janvier 2007 à 15 heures et 11 minutes, et avait été éloigné vers le Brésil le même jour à 16 heures – voir De Souza Ribeiro, précité, §§ 84-100, et en particulier, §§ 93-94 et 96).
281. Il s’ensuit que l’absence d’effet suspensif d’un recours contre une décision d’éloignement n’est pas en soi constitutive d’une violation de l’article 13 de la Convention lorsque, comme en l’espèce, les requérants n’allèguent pas un risque réel de violation des droits garantis par les articles 2 et 3 dans le pays de destination.
Il n’y a donc pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no4.
KHLAIFIA ET AUTRES c. ITALIE du 1er septembre 2015 requête 16483/12
Violations des articles 4 du protocole 4 de la Convention et des articles 5§1, 5§2, 5§4, 3 et 13 de la convention pour des expulsions collectives de migrants après une détention arbitraire non prévue par la loi mais par un simple accord Italie-Tunisie non publié et par conséquent non prévisible, dans des conditions inhumaines et dégradantes. Les trois migrants ont touché 30 000 euros, soit 10 000 euros chacun. Dans une Opinion dissidente, le juge Lemmens a trouvé que la somme de 10 000 euros était trop importante car elle permettait aux trois migrants de refaire leur vie en Tunisie. Le but d'un migrant est de refaire une vie et non pas d'errer comme migrant ad vitam aeternam ! S'ils peuvent refaire leur vie dans leur pays après une expérience aussi horrible, tant mieux pour eux !
ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
a) Principes généraux
60. La Cour rappelle que l’article 5 consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre toute atteinte arbitraire de l’État à son droit à la liberté. Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. De plus, seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (voir, parmi beaucoup d’autres, Giulia Manzoni c. Italie, 1er juillet 1997, § 25, Recueil 1997-IV, et Velinov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 16880/08, § 49, 19 septembre 2013).
61. Énoncée à l’alinéa f) de l’article 5 § 1, l’une des exceptions au droit à la liberté permet aux États de restreindre celle des étrangers dans le cadre du contrôle de l’immigration (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 43, CEDH 2008 ; A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-163, CEDH 2009 ; et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 128).
62. L’article 5 § 1 f) n’exige pas que la détention d’une personne soit considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir. Cependant, une privation de liberté fondée sur le second membre de phrase de cette disposition ne peut se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Si celle-ci n’est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d’être justifiée au regard de l’article 5 § 1 f) (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 164).
63. La privation de liberté doit également être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 63, série A no 244, et L.M. c. Slovénie, no 32863/05, § 121, 12 juin 2014). En exigeant que toute privation de liberté soit effectuée « selon les voies légales », l’article 5 § 1 impose en premier lieu que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne. Ils concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur, précité, § 50, et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 130).
64. Sur ce dernier point, la Cour souligne que lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre au citoyen – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III ; Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000-IX ; et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 76, 9 juillet 2009).
65. De plus, la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce (Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000-III, et Stanev, précité, § 143).
b) Application de ces principes en l’espèce
66. La Cour note à titre liminaire que le Gouvernement considère que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune expulsion ou extradition et que dès lors les faits de l’espèce ne tombent pas sous l’empire de la lettre f) du premier paragraphe de l’article 5 de la Convention, qui autorise « l’arrestation ou [...] la détention régulières » d’une personne que l’on entend « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire », ou contre laquelle est en cours une « procédure d’expulsion ou d’extradition » (paragraphe 58 ci-dessus).
Le Gouvernement n’indique cependant pas sous quel autre alinéa du premier paragraphe de l’article 5 la privation de liberté des requérants pourrait se justifier.
67. Comme a eu l’occasion de le préciser la jurisprudence de la Cour (paragraphe 60 ci-dessus), la liste des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté est exhaustive. Ceci implique qu’une privation de liberté qui ne relève d’aucun des alinéas de l’article 5 § 1 de la Convention viole inévitablement cette disposition.
68. Cependant, en dépit des allégations du Gouvernement, en l’espèce la Cour est prête à admettre que la privation de liberté des requérants relevait de l’alinéa f) du premier paragraphe de l’article 5. À cet égard, elle observe que les intéressés avaient irrégulièrement pénétré dans le territoire italien et qu’une procédure fut mise en place pour les identifier et les rapatrier.
69. La Cour relève de surcroît que les parties s’accordent à affirmer que la loi italienne ne prévoit pas expressément la rétention de migrants qui, à l’instar des requérants, sont placés dans un CSPA (paragraphes 54-55 et 59 ci-dessus). Il est vrai que l’article 14 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 27 ci-dessus) prévoit une telle rétention. Mais cette rétention-là ne s’applique qu’aux étrangers qu’il est nécessaire de secourir ou pour lesquels on doit effectuer des contrôles supplémentaires d’identité ou attendre les documents de voyage et la disponibilité d’un transporteur. Or, tel n’était pas le cas en l’espèce. De surcroît, les étrangers auxquels une telle rétention est applicable sont placés dans un CIE par une décision administrative soumise au contrôle du juge de paix. Les requérants ont au contraire été placés de fait dans un CSPA et aucune décision formelle de placement en rétention n’a été adoptée à leur encontre. Sur ce point, il convient de souligner que dans son ordonnance du 1er juin 2012, le GIP de Palerme a énoncé que la préfecture d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention et qu’il en allait de même en ce qui concernait le placement des migrants sur les navires (paragraphes 20-21 ci-dessus).
70. La Cour en conclut que la privation de liberté litigieuse était dépourvue de base légale en droit italien.
Ce constat est corroboré par ceux de la commission extraordinaire du Sénat, qui, dans son rapport approuvé le 6 mars 2012 (paragraphe 31 ci‑dessus), a noté que le séjour dans le centre de Lampedusa, en principe limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur le territoire italien, se prolongeait parfois pendant plus de vingt jours « sans qu’aient été adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues ». Selon la commission extraordinaire, cette rétention prolongée « sans aucune mesure juridique ou administrative » la prévoyant avait engendré « un climat de tension très vif ». Il convient également de rappeler que la sous-commission ad hoc de l’APCE a explicitement recommandé aux autorités italiennes de « clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de Lampedusa » et, en ce qui concerne notamment les Tunisiens, de « ne maintenir en rétention administrative les migrants en situation irrégulière que selon une procédure définie par la loi, avalisée par une instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique » (voir le paragraphe 92 points vi. et vii. du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 34 ci-dessus).
71. Enfin, à supposer même que la rétention des requérants fût prévue par l’accord bilatéral avec la Tunisie, la Cour relève que l’accord en question ne pouvait donner à ladite rétention une base légale suffisante au sens de l’article 5 de la Convention. En effet, le contenu de cet accord n’a pas été rendu public (paragraphe 29 ci-dessus) et n’était donc pas accessible aux intéressés, qui ne pouvaient dès lors prévoir les conséquences de son application (voir, notamment, la jurisprudence citée aux paragraphes 63-64 ci-dessus). De plus, rien n’indique que ledit accord prévoyait des garanties adéquates contre l’arbitraire (voir, par exemple et mutatis mutandis, Nasroulloïev c. Russie, no 656/06, § 77, 11 octobre 2007).
72. Il s’ensuit que la privation de liberté des requérants ne satisfaisait pas au principe général de la sécurité juridique et ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre l’arbitraire. Elle ne peut dès lors pas être considérée comme « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition en l’espèce.
73. Ce constat dispense la Cour de vérifier si la privation de liberté des requérants était nécessaire dans les circonstances de l’espèce (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 65 ci-dessus).
ARTICLE 5 § 2 DE LA CONVENTION
1. Principes généraux
80. Le paragraphe 2 de l’article 5 énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pourquoi. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5, il oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 (Van der Leer c. Pays-Bas, 21 février 1990, § 28, série A no 170-A, et L.M. c. Slovénie, précité, §§ 142-143). Elle doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai », mais les fonctionnaires qui la privent de sa liberté peuvent ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si elle en a reçu assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 40, série A no 182).
81. De plus, la Cour a déjà jugé que le droit à l’information dans le plus court délai doit recevoir une interprétation autonome, qui dépasse le cadre des mesures à caractère pénal (Van der Leer, précité, §§ 27-28, et L.M. c. Slovénie, précité, § 143).
2. Application de ces principes en l’espèce
82. La Cour relève que les requérants ont quitté la Tunisie à bord d’embarcations de fortune dans le but de rejoindre les côtes italiennes (paragraphe 6 ci-dessus). Ils ne disposaient d’aucun visa d’entrée et la nature même de leur voyage vers l’Italie démontrait leur volonté de contourner les lois sur l’immigration. Par ailleurs, la sous-commission ad hoc de l’APCE a observé que les Tunisiens avec lesquels ses membres s’étaient entretenus « étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien » (voir le paragraphe 56 du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 34 ci-dessus). De plus, les requérants n’ont pas explicitement contredit l’affirmation du Gouvernement (paragraphe 79 ci-dessus) selon laquelle ils ont été informés, dans une langue qu’ils comprenaient, du statut qui était le leur aux yeux des autorités nationales, à savoir celui de citoyens tunisiens temporairement admis sur le territoire italien pour des raisons de « secours public » au sens de l’article 10 § 2 b) du décret législatif no 286 de 1998.
83. La Cour note cependant qu’une simple information quant au statut juridique d’un migrant ne satisfait pas aux exigences de l’article 5 § 2 de la Convention, qui requiert que soient communiqués à l’intéressé les motifs juridiques et factuels de sa privation de liberté. Or, la Cour vient de conclure sous l’angle du premier paragraphe de cette même disposition qu’en l’espèce la privation de liberté des requérants était dépourvue de base légale en droit italien (paragraphe 70 ci-dessus).
84. En tout état de cause, le Gouvernement n’a produit aucun document officiel qui aurait été remis aux requérants et qui indiquerait les motifs de fait et de droit de leur placement en rétention (voir, mutatis mutandis, Abdolkhani et Karimnia, précité, § 138 ; Moghaddas c. Turquie, no 46134/08, § 46, 15 février 2011 ; Athary c. Turquie, no 50372/09, § 36, 11 décembre 2012 ; et Musaev c. Turquie, no 72754/11, § 35, 21 octobre 2014). Sur ce point, il convient de noter que les décrets de refoulement (paragraphe 14 ci-dessus) se limitaient à affirmer que les intéressés étaient « entré[s] sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière » et que leur refoulement avait été ordonné. Ils ne contenaient aucune mention de la rétention dont les requérants avaient fait l’objet. Enfin, lesdits décrets auraient été remis aux requérants le 27 ou le 29 septembre 2011 selon les cas, alors qu’ils avaient été placés dans le CSPA les 17 et 18 septembre. Dès lors, non seulement l’information fournie était incomplète et insuffisante au regard de l’article 5 § 2, mais elle n’a pas non plus été fournie « dans le plus court délai » (voir, notamment et mutatis mutandis, Chamaïev et autres, précité, § 416, et L.M. c. Slovénie, précité, § 45, où la Cour a jugé un intervalle de quatre jours incompatible avec les contraintes de temps qu’impose la promptitude voulue par la disposition en question).
85. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 2 de la Convention.
ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
1. Principes généraux
91. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 reconnaît aux personnes détenues le droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise l’article 5 § 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas un droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal compétent à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la « légalité » de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (E. c. Norvège, 29 août 1990, § 50, série A no 181-A). La « juridiction » chargée de ce contrôle ne doit pas posséder des attributions simplement consultatives, mais doit être dotée de la compétence de « statuer » sur la « légalité » de la détention et d’ordonner la libération en cas de détention illégale (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 200, série A no 25 ; Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 61, série A no 114 ; Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 130, Recueil 1996-V, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 202).
92. Les formes de contrôle juridictionnel qui satisfont aux exigences de l’article 5 § 4 peuvent varier d’un domaine à l’autre et dépendent du type de privation de liberté en question. Il ne revient pas à la Cour de se demander quel pourrait être le système le plus approprié dans le domaine examiné (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 123, CEDH 2008, et Stanev, précité, § 169).
93. Il n’en demeure pas moins que le recours doit exister à un degré suffisant de certitude, en théorie comme en pratique, sans quoi lui manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues (Vachev c. Bulgarie, no 42987/98, § 71, CEDH 2004-VIII, et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 139).
94. L’article 5 § 4 consacre en outre le droit des personnes arrêtées ou détenues à obtenir « à bref délai » une décision judiciaire sur la régularité de leur détention (voir, par exemple, Baranowski, précité, § 68). Si pour les affaires relevant de l’article 6 § 1 une durée d’un an par degré de juridiction peut servir de norme approximative, l’article 5 § 4, qui touche à des questions de liberté, requiert une diligence particulière (Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, § 79, CEDH 2003-IV, et Moisseiev c. Russie, no 62936/00, § 160, 9 octobre 2008).
2. Application de ces principes en l’espèce
95. La Cour vient d’établir que les requérants n’avaient pas été informés des raisons de leur privation de liberté (paragraphes 83-85 ci-dessus). Elle considère que, par là même, le droit des requérants à faire examiner la légalité de leur détention s’est trouvé entièrement vidé de sa substance (Chamaïev et autres, précité, § 432 ; Abdolkhani et Karimnia, précité, § 141 ; Dbouba c. Turquie, no 15916/09, § 54, 13 juillet 2010 ; et Musaev, précité, § 40).
96. Ce constat suffit pour conclure que le système juridique italien n’offrait pas aux requérants un recours au travers duquel ils auraient pu obtenir un contrôle juridictionnel de la légalité de leur privation de liberté (voir, mutatis mutandis, S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 76, 11 juin 2009, et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 142). Il dispense donc normalement la Cour de rechercher si les recours disponibles en droit italien auraient pu offrir aux requérants des garanties suffisantes aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Chamaïev et autres, précité, § 433).
97. À titre surabondant, la Cour rappelle que les décrets de refoulement ne mentionnaient pas le fondement juridique et factuel de la rétention des requérants (paragraphe 84 ci-dessus). On ne saurait donc voir dans ces décrets les décisions dont procédait la rétention litigieuse. De plus, ces décrets n’auraient été notifiés aux requérants que les 27 et 29 septembre 2011 (paragraphes 14-15 ci-dessus), peu avant leur rapatriement par avion, soit lorsque leur privation de liberté s’apprêtait à prendre fin. Il s’ensuit que, même à supposer que dans certains cas un recours devant le juge de paix contre le décret de refoulement puisse être considéré comme offrant un contrôle indirect de la légalité des limitations de liberté imposées à l’étranger concerné, en l’espèce un tel contrôle, s’il avait été sollicité, n’aurait pu avoir lieu qu’après la libération des requérants et leur retour en Tunisie.
98. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
a) Principes généraux
117. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII ; Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002-IX ; et Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 108, 10 février 2004). Les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’appréciation de ces éléments, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 161 in fine, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000-IV).
118. En outre, pour déterminer si un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examine notamment si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé. Toutefois, l’absence d’un tel but ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil 1997-VIII ; Peers c. Grèce, no 28524/95, §§ 68 et 74, CEDH 2001-III ; et Price, précité, § 24). Les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. S’il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3, cette disposition impose néanmoins à l’État de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI, et Rahimi c. Grèce, no 8687/08, § 60, 5 avril 2011).
119. Si les États sont autorisés à placer en détention des immigrés potentiels en vertu de leur « droit indéniable de contrôler (...) l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » (Amuur, précité, § 41), ce droit doit s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention (Mahdid et Haddar c. Autriche (déc.), no 74762/01, 8 décembre 2005). La Cour doit avoir égard à la situation particulière de ces personnes lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention à l’aune des dispositions conventionnelles (Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 100, 24 janvier 2008, et Rahimi, précité, § 61).
120. S’agissant des conditions de détention, la Cour prend en compte les effets cumulatifs de celles-ci ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, nº 40907/98, § 46, CEDH 2001-II). En particulier, le temps pendant lequel un individu a été détenu dans les conditions incriminées constitue un facteur important à considérer (Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 102, CEDH 2002-VI ; Kehayov c. Bulgarie, no 41035/98, § 64, 18 janvier 2005 ; et Alver c. Estonie, no 64812/01, § 50, 8 novembre 2005).
121. Lorsque la surpopulation atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 (voir, par rapport aux établissements pénitenciers, Karalevičius c. Lituanie, no 53254/99, § 39, 7 avril 2005).
122. Ainsi, lorsqu’elle a été confrontée à des cas de surpopulation sévère, la Cour a jugé que cet élément, à lui seul, suffit pour conclure à la violation de l’article 3 de la Convention. En règle générale, bien que l’espace estimé souhaitable par le CPT pour les cellules collectives soit de 4 m², il s’agissait de cas de figure où l’espace personnel accordé au requérant était inférieur à 3 m² (Kadikis c. Lettonie, no 62393/00, § 55, 4 mai 2006 ; Andreï Frolov c. Russie, no 205/02, §§ 47-49, 29 mars 2007 ; Kantyrev c. Russie, no 37213/02, §§ 50-51, 21 juin 2007 ; Sulejmanovic c. Italie, no 22635/03, § 43, 16 juillet 2009 ; et Torreggiani et autres, précité, § 68).
123. En revanche, dans des affaires où la surpopulation n’était pas importante au point de soulever à elle seule un problème sous l’angle de l’article 3, la Cour a noté que d’autres aspects des conditions de détention étaient à prendre en compte dans l’examen du respect de cette disposition. Parmi ces éléments figurent la possibilité d’utiliser les toilettes de manière privée, l’aération disponible, l’accès à la lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des exigences sanitaires de base (voir également les éléments ressortant des règles pénitentiaires européennes adoptées par le Comité des Ministres, citées au paragraphe 32 de l’arrêt Torreggiani et autres, précité). Aussi, même dans des affaires où chaque détenu disposait de 3 à 4 m², la Cour a conclu à la violation de l’article 3 dès lors que le manque d’espace s’accompagnait d’un manque de ventilation et de lumière (Torreggiani et autres, précité, § 69 ; voir également Babouchkine c. Russie, no 67253/01, § 44, 18 octobre 2007 ; Vlassov c. Russie, no 78146/01, § 84, 12 juin 2008 ; et Moisseiev, précité, §§ 124‑127) ; d’un accès limité à la promenade en plein air (István Gábor Kovács c. Hongrie, no 15707/10, § 26, 17 janvier 2012) ou d’un manque total d’intimité dans les cellules (Novosselov c. Russie, no 66460/01, §§ 32 et 40-43, 2 juin 2005 ; Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, §§ 106-107, CEDH 2005-X (extraits) ; et Belevitski c. Russie, no 72967/01, §§ 73-79, 1er mars 2007).
b) Application de ces principes en l’espèce
124. La Cour observe tout d’abord qu’il est incontestable qu’en 2011 l’île de Lampedusa a dû faire face à une situation exceptionnelle. Comme la sous-commission ad hoc de l’APCE l’a noté dans son rapport publié le 30 septembre 2011 (paragraphe 34 ci-dessus – voir notamment les paragraphes 9-13 et 27-30), à la suite des soulèvements en Tunisie et en Libye, il y a eu une nouvelle vague d’arrivées par bateaux, ce qui a poussé l’Italie à déclarer l’état d’urgence humanitaire sur l’île et à appeler à la solidarité des États membres de l’Union européenne. À la date du 21 septembre 2011, lorsque les requérants se trouvaient sur l’île, 55 298 personnes y étaient arrivées par la mer. Comme indiqué par le Gouvernement (paragraphe 112 ci-dessus), du 12 février au 31 décembre 2011, 51 573 ressortissants de pays tiers ont débarqué sur les îles de Lampedusa et Linosa.
125. Cet état d’urgence a créé, pour les autorités italiennes, des difficultés d’ordre organisationnel et logistique. En effet, les capacités d’accueil dont Lampedusa disposait étaient à la fois insuffisantes pour accueillir un tel nombre d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours. À n’en pas douter, les autorités locales et la communauté internationale ont déployé des efforts importants face à la crise humanitaire de 2011.
126. À cette situation générale se sont ajoutés les problèmes spécifiques survenus après l’arrivée des requérants : le 20 septembre une violente révolte a éclaté parmi les migrants retenus au CSPA de Contrada Imbriacola et un incendie criminel a ravagé les lieux (paragraphes 9 et 21 ci-dessus). Le lendemain, 1 800 migrants environ ont entamé des manifestations de protestation dans les rues de l’île (paragraphe 9 ci-dessus) et des affrontements ont eu lieu au port de Lampedusa entre la communauté locale et un groupe d’étrangers qui avaient menacé de faire exploser des bouteilles de gaz. De plus, des actes automutilation et de dégradation avaient eu lieu. Ces incidents ont contribué à accroître les difficultés existantes et à instaurer un climat de tension, ce qui a amené le GIP de Palerme à estimer que le transfert immédiat des migrants se justifiait sur la base de l’article 54 du code pénal, disposition selon laquelle ne sont pas punissables les actions dictées, entre autres, par la nécessité de protéger autrui d’un danger actuel de préjudice grave à la personne (paragraphes 21, 23 et 32 ci-dessus).
127. La Cour ne sous-estime pas les problèmes que rencontrent les États contractants lors de vagues d’immigration exceptionnelles comme celle à l’origine de la présente affaire. Elle est également consciente de la multitude d’obligations qui pesaient sur les autorités italiennes, contraintes de prendre des mesures pour garantir, à la fois, le sauvetage en mer, la santé et l’accueil des migrants et le maintien de l’ordre public sur une île habitée par une communauté de population restreinte.
128. Ces facteurs ne peuvent cependant pas exonérer l’État défendeur de son obligation de garantir que toute personne qui, comme les requérants, vient à être privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 3 doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161). Contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et en vertu de l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation (M.S. c. Belgique, no 50012/08, § 122, 31 janvier 2012).
129. Afin de déterminer si les requérants ont été victimes d’une violation de l’article 3, la Cour estime opportun d’examiner séparément deux situations, à savoir les conditions d’accueil dans le CSPA de Contrada Imbriacola, d’une part, et celles à bord des navires « Vincent » et « Audace » d’autre part.
i. Les conditions d’accueil au CSPA de Contrada Imbriacola
130. La Cour note que les requérants ont été placés dans le CSPA de Contrada Imbriacola les 17 et 18 septembre 2011 (paragraphes 6 et 7 ci‑dessus), et qu’ils y ont été retenus jusqu’au 20 septembre, lorsqu’à la suite d’un incendie, ils ont été transportés au parc des sports de Lampedusa (paragraphe 9 ci-dessus). Leur séjour dans cette structure a donc duré entre trois et quatre jours.
131. Les requérants se plaignent notamment de problèmes graves de surpeuplement, d’hygiène et de manque de contact avec l’extérieur au sein du CSPA. La Cour observe que leurs allégations sur l’état général du centre sont corroborées par les rapports de la commission extraordinaire du Sénat et d’Amnesty International (paragraphes 31 et 35 ci-dessus). Cette organisation non gouvernementale a fait état de « conditions [de détention] déplorables » (appalling conditions), avec un surpeuplement important, une insalubrité générale, des odeurs et des sanitaires inutilisables. La commission extraordinaire, quant à elle, s’est exprimée dans les termes suivants :
« On accède à des pièces d’environ cinq mètres sur six : elles sont destinées à accueillir 12 personnes. Dans les pièces se trouvent, l’un à côté de l’autre, des lits superposés à quatre niveaux sur lesquels prennent place jusqu’à 25 hommes par pièce (...). Dans de nombreux blocs, des matelas en caoutchouc mousse sont installés le long des couloirs. Dans de nombreux cas, la mousse des matelas a été déchirée pour être utilisée comme coussin. Dans certains cas, les matelas de deux personnes, protégés par des toiles improvisées, ont pris place sur le palier des escaliers, à l’extérieur (...). Au plafond, dans de nombreux cas, la protection en plastique des lumières a été retirée et les lumières sont absentes. Au bout du couloir, d’un côté, on trouve les sanitaires et les douches. Il n’y a pas de porte et l’intimité est garantie par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière improvisée ici ou là. II n’y a pas de robinet et les conduits ne distribuent l’eau que lorsqu’elle est activée au niveau central. L’écoulement est parfois bloqué ; au sol, de l’eau ou d’autres liquides ruissellent jusqu’au couloir et dans les pièces où ont été placés les matelas en caoutchouc mousse. L’odeur des latrines envahit tous les espaces. Il commence à pleuvoir. Ceux qui se trouvent sur les escaliers en acier et doivent accéder à l’étage supérieur se mouillent et emmènent dans les logements humidité et saleté. »
132. La Cour n’a pas de raison de douter de la véridicité de ces constats, opérés par une institution de l’État défendeur lui-même. Elle rappelle également avoir souvent attaché de l’importance aux informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International (voir, mutatis mutandis, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 131, CEDH 2008).
133. Par ailleurs, d’après la sous-commission ad hoc de l’APCE (voir le paragraphe 33 du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 34 ci‑dessus), la capacité d’accueil du CSPA de Contrada Imbriacola variait de 400 à 1 000 places (800 places selon Amnesty International). La Gouvernement ne conteste pas les chiffres donnés par les requérants selon lesquels, du 17 au 20 septembre 2011, entre 1 399 et 1 017 personnes ont été retenues dans ce lieu (paragraphe 105 ci-dessus). Bien que l’espace personnel accordé à chaque migrant ne soit pas connu, ces données ne peuvent que corroborer les allégations de surpeuplement formulées par les requérants. De plus, la situation de rapide saturation des centres d’accueil de Lampedusa a été soulignée par la sous-commission ad hoc de l’APCE, qui a également signalé l’inquiétude exprimée par Médecins sans frontières et par la Croix-Rouge quant aux conditions sanitaires en cas de surpeuplement des centres (voir les paragraphes 48 et 51 du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 34 ci-dessus).
134. En somme, les éléments précités décrivent des conditions de rétention qui se trouvaient en dessous des normes prescrites par les textes internationaux en la matière et, notamment, des exigences de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Rahimi, précité §§ 81-85).
135. Il est vrai que les requérants n’ont séjourné au CSPA que pour une courte durée, de sorte que le manque allégué de contact avec le monde extérieur ne pouvait pas avoir de conséquences graves pour la situation personnelle des intéressés (voir, mutatis mutandis, Rahimi, précité, § 84). La Cour ne perd cependant pas de vue que les requérants, qui venaient d’affronter un voyage dangereux en mer, se trouvaient dans une situation de vulnérabilité. Dès lors, leur rétention dans des conditions portant atteinte à leur dignité humaine s’analyse en un traitement dégradant contraire à l’article 3.
136. Il y a donc eu violation de cette disposition à cause des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola.
ii. Les conditions d’accueil à bord des navires « Vincent » et « Audace »
137. Pour ce qui est des conditions d’accueil à bord des navires, la Cour note que le premier requérant a été placé sur le navire « Vincent », avec 190 autres personnes environ, tandis que les deuxième et troisième requérants ont été conduits sur le navire « Audace », qui accueillait environ 150 personnes (paragraphe 10 ci-dessus). La rétention à bord des navires a débuté le 22 septembre 2011 ; elle a duré environ huit jours pour le premier requérant (jusqu’au 29 septembre 2011) et environ six jours (jusqu’au 27 septembre 2011) pour les deuxième et troisième requérants.
138. Les requérants affirment avoir été regroupés dans les salons-restaurants, l’accès aux cabines leur étant interdit. Ils allèguent également avoir dormi par terre, avoir dû attendre plusieurs heures pour pouvoir utiliser les toilettes et n’avoir été autorisés à sortir sur les balcons que deux fois par jour pendant quelques minutes seulement (paragraphes 11 et 109 ci‑dessus).
139. La Cour relève cependant que ces affirmations sont au moins en partie démenties par l’ordonnance du GIP de Palerme du 1er juin 2012 (paragraphe 22 ci-dessus), où il est établi que les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés par le personnel sanitaire et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils convertibles. De plus, ils avaient accès à des lieux de prière, la nourriture était adéquate et des vêtements avaient été mis à leur disposition. Les navires étaient équipés d’eau chaude et d’électricité, et des repas et boissons chaudes pouvaient être distribués.
140. Les conclusions du GIP étaient en partie fondées sur les constats d’un membre du Parlement, qui était monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme et s’était entretenu avec certains migrants. Aux yeux de la Cour, la circonstance que ce député était accompagné par le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police ne permet pas, à elle seule, de douter de son indépendance ou de la véridicité de son récit.
141. Ces éléments permettent d’exclure que les conditions d’accueil à bord des navires aient été contraires à l’article 3 de la Convention.
142. Au demeurant, la Cour est prête à admettre que l’absence alléguée d’informations ou d’explications pertinentes de la part des autorités lors de la rétention des requérants sur les navires a pu provoquer, auprès des intéressés, des sentiments d’inquiétude et d’agitation. Ceux-ci n’étaient cependant pas de nature à atteindre le seuil minimum de gravité requis pour qu’un traitement puisse tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
143. Il convient enfin de noter que les allégations des requérants selon lesquelles ils auraient été insultés et maltraités par les policiers ou selon lesquelles la distribution des repas aurait eu lieu en jetant la nourriture par terre (paragraphes 11 et 109 ci-dessus) ne se fondent sur aucun élément objectif autre que leurs propres dires. Elles ne sauraient donc être retenues par la Cour.
144. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les conditions d’accueil des requérants à bord des navires « Vincent » et « Audace » n’ont pas enfreint l’article 3 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition de ce chef.
ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION
153. La Cour observe qu’en l’espèce les requérants ont fait l’objet de décrets de refoulement individuels. Ces derniers étaient cependant rédigés dans des termes identiques, les seules différences étant les données personnelles des destinataires.
154. La Cour a déjà précisé que le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion. La Cour a également jugé qu’il n’y a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184).
155. La Cour relève de surcroît qu’à la différence de l’affaire Hirsi Jamaa et autres (précité, § 185), en l’espèce, à l’instar des autres migrants débarqués sur l’île de Lampedusa en septembre 2011, les requérants ont fait l’objet d’une procédure d’identification. Le Gouvernement le souligne à juste titre (paragraphe 152 ci-dessus). Les requérants reconnaissent par ailleurs qu’immédiatement après leur débarquement à Lampedusa, les autorités de frontière italiennes ont enregistré leur identité et relevé leurs empreintes (paragraphe 149 ci‑dessus).
156. La Cour est cependant d’avis que la simple mise en place d’une procédure d’identification ne suffit pas à exclure l’existence d’une expulsion collective. Elle estime de surcroît que plusieurs éléments amènent à estimer qu’en l’espèce l’expulsion critiquée avait bien un caractère collectif. En particulier, les décrets de refoulement ne contiennent aucune référence à la situation personnelle des intéressés ; le Gouvernement n’a produit aucun document susceptible de prouver que des entretiens individuels portant sur la situation spécifique de chaque requérant auraient eu lieu avant l’adoption de ces décrets ; un grand nombre de personnes de même origine a connu, à l’époque des faits incriminés, le même sort des requérants ; les accords bilatéraux avec la Tunisie (paragraphes 28-30 ci‑dessus) n’ont pas été rendus publics et prévoyaient le rapatriement des migrants irréguliers tunisiens par le biais de procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne concernée de la part des autorités consulaires tunisiennes.
157. Cela suffit à la Cour pour exclure l’existence de garanties suffisantes d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées (voir, mutatis mutandis, Čonka, précité, §§ 61-63).
158. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’éloignement des requérants a revêtu un caractère collectif contraire à l’article 4 du Protocole no 4. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 ET 5 DE LA CONVENTION ET 4 DU PROTOCOLE No 4
1. Principes généraux
166. L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 197).
167. La Cour rappelle en outre que dans l’arrêt De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, § 82, CEDH 2012), elle a dit que l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 requiert un examen indépendant et rigoureux et un recours de plein droit suspensif lorsqu’il s’agit : a) d’un grief selon lequel l’expulsion de l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention et/ou une atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de la Convention ; et b) de griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 (voir également Čonka, précité, §§ 81‑83, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206).
2. Application de ces principes en l’espèce
168. La Cour rappelle tout d’abord avoir déclaré recevables les griefs des requérants tirés d’une méconnaissance du volet matériel de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4. Elle a également conclu à la violation de cette dernière disposition, ainsi qu’à la violation de l’article 3 en raison des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola. Les griefs soulevés par les intéressés sur ces points sont dès lors « défendables » aux fins de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 201).
169. Elle observe de surcroît que le Gouvernement n’a indiqué aucune voie de recours à travers de laquelle les requérants auraient pu dénoncer les conditions d’accueil dans le CSPA ou à bord des navires « Vincent » et « Audacia ». Un recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement aurait pu servir uniquement à contester la légalité de leur rapatriement vers la Tunisie. Du reste, ces décrets n’ont été adoptés qu’à la fin de la rétention des intéressés.
170. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
171. Dans la mesure où les requérants se plaignent de l’absence d’un recours effectif pour contester leur expulsion sous l’angle de son caractère collectif, la Cour estime qu’il n’est pas établi qu’une telle doléance n’aurait pu être soulevée dans le cadre du recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement. En effet, il ressort des décisions du juge de paix d’Agrigente produites par le Gouvernement (paragraphe 26 ci-dessus) que ce magistrat s’est penché sur la procédure d’adoption des décrets de refoulement attaqués et en a apprécié la légalité à la lumière du droit interne et de la Constitution. Rien ne permet de penser qu’une éventuelle doléance tirée de l’omission de prendre en compte la situation personnelle des intéressés aurait été ignorée par le juge de paix.
172. En l’espèce, toutefois, les décrets indiquaient explicitement que l’introduction du recours mentionné devant le juge de paix n’avait en aucun cas un effet suspensif (paragraphe 14 ci-dessus). Il s’ensuit que ledit recours ne remplissait pas les exigences de l’article 13 de la Convention, dans la mesure où il ne satisfaisait pas au critère de l’effet suspensif consacré par l’arrêt De Souza Ribeiro, précité. La Cour rappelle que l’exigence, découlant de l’article 13, de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 388, CEDH 2011, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206).
173. Il s’ensuit qu’il y a également eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.
SHARIFI et autres c. ITALIE et GRÈCE du 21 octobre 2014 requête 16643/09
Article 4 du Protocole 4 concernant les expulsions collectives des étrangers : Le système infernal dit "Code de Schengen" est contraire à la Convention. Les États se renvoient les étrangers d'un État à l'autre à partir de leur provenance jusqu'à la frontière extérieure de l'UE, par laquelle ils sont entrés. La Grèce reçoit ainsi des légions d'étrangers de la part des autres États européens. Les étrangers voyagent ainsi par wagons entiers, dans toute l'Europe. Les magistrats et les policiers deviennent des agences de voyage d'étrangers au sein de "l'espace Schengen". En l'espèce, l'Italie les a tous renvoyés vers la Grèce.
Le cadre juridique de Schengen
77. L’Accord de Schengen signé le 14 juin 1985 entre l’Allemagne, la Belgique, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas vise à supprimer progressivement les contrôles aux frontières communes aux États signataires et à instaurer un régime de libre circulation des personnes, aussi bien pour leurs propres ressortissants que pour ceux des autres États membres ou de pays tiers.
L’accord est complété par une convention, qui définit les conditions d’application et les garanties de mise en œuvre de cette libre circulation. Signée à Schengen le 19 juin 1990 par les cinq mêmes États membres, elle n’est entrée en vigueur qu’en 1995.
78. L’Italie et la Grèce ont signé ces accords le 27 novembre 1990 et le 6 novembre 1992, respectivement.
79. L’Accord et la Convention de Schengen, ainsi que les accords connexes, forment ce qu’il est convenu d’appeler « l’acquis de Schengen ». Depuis 1999, l’acquis de Schengen est intégré au cadre institutionnel et juridique de l’Union européenne en vertu d’un protocole annexé aux traités.
80. Le 15 mars 2006, le Parlement européen et le Conseil ont adopté le règlement (CE) no 562/2006 (JO L 105 du 13 avril 2006), établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (dit « code frontières Schengen »). Ce règlement opère une réforme de l’acquis existant en matière de contrôle frontalier. Il vise à consolider et à développer le volet législatif de la politique de gestion intégrée des frontières, en précisant les règles relatives au franchissement des frontières extérieures – sachant que les contrôles frontaliers entre États membres sont, en principe, supprimés.
81. Le vingtième considérant du code des frontières Schengen se lit ainsi :
« Le présent règlement respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Il devrait être mis en œuvre dans le respect des obligations des États membres en matière de protection internationale et de non-refoulement. »
82. L’article 3 du code des frontières Schengen est ainsi libellé :
« Le présent règlement s’applique à toute personne franchissant la frontière intérieure ou extérieure d’un État membre, sans préjudice :
[...]
b) des droits des réfugiés et des personnes demandant une protection internationale, notamment en ce qui concerne le non-refoulement. »
LA CEDH
a) Sur la recevabilité
210. En ce qui concerne l’exception d’incompatibilité ratione materiae avec la Convention, soulevée en substance par le Gouvernement du fait de l’inapplicabilité, selon lui, de l’article 4 du Protocole no 4 aux refoulements litigieux, la Cour renvoie à l’analyse contenue dans l’arrêt Hirsi Jamaa et autres, précité (§§ 166-180) et aux autres références qui y figurent. Dans cet arrêt la Grande Chambre a notamment relevé que d’après la jurisprudence bien établie de la Commission européenne des droits de l’homme et de la Cour, le but de l’article 4 est d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente. Cette considération l’a conduite à juger que l’article 4 était applicable aux interceptions de migrants en haute mer, en considérant qu’une solution contraire aboutirait à priver cette disposition d’effet utile, en ce que les personnes interceptées en haute mer seraient empêchées d’obtenir un examen de leur situation personnelle avant d’être expulsées.
211. Aux yeux de la Cour, les rapports entre l’interprétation du champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4 retenue par la Grande Chambre et l’étendue du principe du non-refoulement, telle que présentée par le HCR (paragraphe 52 ci‑dessus), ne sont pas non plus dépourvus d’intérêt.
212. Aussi, la Cour ne juge pas nécessaire d’établir, dans la présente affaire, si les requérants ont été expulsés après être entrés sur le territoire italien ou s’ils ont été refoulés avant d’avoir pu le faire. Compte tenu de ce que même les interceptions en haute mer tombent sous l’empire de l’article 4, il ne peut qu’en aller de même pour le refus d’admission sur le territoire national dont, selon la thèse du gouvernement italien, feraient légalement l’objet les personnes arrivées clandestinement en Italie.
213. Dès lors, l’exception d’incompatibilité ratione materiae avec la Convention soulevée par le gouvernement italien doit être rejetée. Par ailleurs, la Cour considère que cette partie de la requête pose des questions de droit et de fait complexes qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond ; il s’ensuit que celle-ci n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’étant à relever, il y a lieu de la déclarer recevable.
b) Sur le fond
214. Eu égard à l’objet et au but de l’article 4 du Protocole no 4 ainsi qu’à la règle de l’effet utile, la Cour doit vérifier l’existence, en l’espèce, de garanties suffisantes attestant une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées par les mesures litigieuses (Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 183-185).
215. Elle prend note des conclusions concordantes des tiers intervenants selon lesquelles les « réadmissions » mises en œuvre par les autorités italiennes dans les ports de la mer Adriatique, parmi lesquels le port d’Ancône, privent les personnes concernées de toute possibilité effective d’introduire une demande d’asile et, finalement, de tout droit procédural et matériel. D’autres sources internationales (paragraphes 101-104 ci‑dessus) vont dans le même sens : c’est seulement au bon vouloir de la police des frontières que les personnes sans papiers interceptées dans ces ports seraient mises en contact avec un interprète et des agents à même de leur fournir les informations minimales concernant le droit d’asile et la procédure pertinente ; le plus souvent, elles seraient confiées immédiatement aux capitaines des ferry-boats en vue d’être reconduites en Grèce.
216. Ces conclusions contredisent les dires du Gouvernement selon lesquels la procédure d’identification des personnes sans papiers dans les ports italiens de l’Adriatique, gérée par des agents de police en collaboration avec des agents du CIR, offrirait des garanties suffisantes de prise en compte réelle et individualisée de la situation de chacune d’elles au sens de l’article 4 du Protocole no 4.
217. À cet égard, la Cour note que, si l’on suit les conséquences logiques de la thèse du Gouvernement, a contrario l’absence d’informations essentielles dans une langue compréhensible lors de l’identification dans le port d’Ancône priverait les immigrants interceptés de toute possibilité de demander l’asile en Italie. En effet, il résulte des observations du Gouvernement que, pour que leur cas fasse l’objet d’un examen et d’une décision de la part de l’unité Dublin du ministère de l’Intérieur, les intéressés doivent avoir exprimé au cours de l’identification le souhait de bénéficier de l’asile ou d’une autre forme de protection internationale. La participation des agents du CIR et d’un interprète lors de l’identification est donc cruciale.
218. Or, même à propos de M. Reza Karimi, seul requérant dont le nom apparaît sur les registres des services de l’immigration italiens, aucune pièce du dossier ne confirme les dires du gouvernement italien quant à l’implication du CIR lors de la procédure d’identification. Le seul document concernant ce requérant est, en effet, un formulaire de la police des frontières d’Ancône, rempli à la main et signé par le requérant (paragraphe 12 ci‑dessus), et qui ne fait aucune mention de la présence d’un interprète ou d’un agent du CIR au cours de la procédure d’identification.
219. En tout état de cause, compte tenu des procédures prévues par l’accord bilatéral de 1999 (paragraphes 84-88 ci‑dessus), l’absence de tout document ultérieur concernant M. Reza Karimi semble même inconciliable avec la thèse du gouvernement italien selon laquelle ce requérant aurait fait l’objet d’une réadmission sur la base de cet accord, laquelle aurait donné lieu à une certaine forme d’examen individuel de la situation de ce requérant et de ses besoins de protection : aucune demande de réadmission envoyée aux autorités grecques en application de l’article 5 de l’accord bilatéral de 1999 et de son protocole sur l’exécution ne ressort du dossier. Ce constat semble corroborer les craintes du rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme des Nations unies selon lesquelles la pratique des réadmissions vers la Grèce suivie dans les ports italiens de la mer Adriatique méconnaîtrait souvent le champ d’application et les procédures prévues par l’accord bilatéral de 1999 (paragraphe 104 ci‑dessus). Dans le même sens, on ne saurait négliger l’inquiétude exprimée par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe à l’égard de ce qu’il qualifie de « renvois automatiques » de l’Italie vers la Grèce (paragraphe 102 ci‑dessus). Serait en somme confirmée la circonstance, dénoncée par les documents internationaux susmentionnés (paragraphes 101-102), que dans les ports de la mer Adriatique la police des frontières procédait à des refoulements immédiats et sans aucune garantie pour les intéressés.
220. En outre, la Cour se doit de relever que l’affirmation du gouvernement italien selon laquelle seul M. Reza Karimi aurait atteint le territoire italien (paragraphe 12 ci‑dessus) est contredite par les observations du gouvernement grec (paragraphe 13 ci‑dessus), selon lesquelles trois autres requérants se seraient embarqués vers l’Italie et auraient été refoulés par les autorités italiennes avant de faire retour en Grèce en octobre 2008 ou en février 2009.
221. Au demeurant, d’autres affirmations du gouvernement italien achèvent de conforter les craintes de la Cour sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4.
222. La Cour se réfère ici, d’une part, à l’argument avancé par lui selon lequel interpréter l’article 4 du Protocole no 4 dans le sens de son applicabilité au refoulement ou au refus d’admission sur le territoire national exposerait les États parties à la Convention à devoir subir des invasions massives de migrants irréguliers ; et, d’autre part, à son argument subsidiaire tiré de l’articulation à opérer, selon lui, entre ledit article 4 et le système de Dublin (paragraphe 202 ci‑dessus).
223. À ce dernier propos, le gouvernement italien explique que, dans le système de Dublin, seule la Grèce était compétente pour statuer sur les éventuelles demandes d’asile des requérants, et donc pour procéder à l’évaluation des situations particulières de chacun d’entre eux, telle que requise, justement, par l’article 4 du Protocole no 4. Il estime qu’appliquer l’article 4 du Protocole no 4 au refoulement collectif des requérants de l’Italie vers la Grèce présentement contesté reviendrait à méconnaître cette circonstance particulière de l’espèce.
En ce qui concerne l’application des règles de compétence établies par le règlement Dublin II (paragraphes 57-58 ci‑dessus), la Cour considère au contraire que, pour établir si la Grèce était effectivement compétente pour se prononcer sur les éventuelles demandes d’asile des requérants, les autorités italiennes auraient dû procéder à une analyse individualisée de la situation de chacun d’entre eux plutôt que les expulser en bloc. Aucune forme d’éloignement collectif et indiscriminé ne saurait être justifiée par référence au système de Dublin, dont l’application doit, dans tous les cas, se faire d’une manière compatible avec la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 338-340).
224. Sans remettre en cause ni le droit dont disposent les États d’établir souverainement leur politique en matière d’immigration, éventuellement dans le cadre de la coopération bilatérale, ni les obligations découlant de leur appartenance à l’Union européenne, la Cour entend souligner que les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles (Hirsi Jamaa, précité, § 179).
225. Dans ces circonstances, la Cour estime que les mesures dont ont fait l’objet MM. Reza Karimi, Yasir Zaidi, Mozamil Azimi et Najeeb Heideri (alias Nagib Haidari) dans le port d’Ancône s’analysent en des expulsions collectives et indiscriminées.
Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4.
Arrêt de GRANDE CHAMBRE
Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012 Requête no 27765/09
a) Sur la recevabilité
166. La Cour doit tout d’abord examiner la question de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4. Dans l’affaire Henning Becker c. Danemark (no 7011/75, décision du 3 octobre 1975), relative au rapatriement d’un groupe d’environ deux cents enfants vietnamiens par les autorités danoises, la Commission a défini, pour la première fois, l’« expulsion collective d’étrangers » comme étant « toute mesure de l’autorité compétente contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe ».
167. Par la suite, cette définition a été utilisée par les organes de la Convention dans les autres affaires relatives à l’article 4 du Protocole no 4. La Cour observe que la plupart d’entre elles portaient sur des personnes qui se trouvaient sur le territoire de l’Etat concerné (K.G. c. R.F.A, no 7704/76, décision de la Commission du 1er mars 1977 ; O. et autres c. Luxembourg, no 7757/77, décision de la Commission du 3 mars 1978 ; A. et autres c. Pays-Bas, no 14209/88, décision de la Commission du 16 décembre 1988 ; Andric c. Suède (déc.), no 45917/99, 23 février 1999 ; Čonka c. Belgique, no 51564/99, CEDH 2002-I ; Davydov c. Estonie (déc.), no 16387/03, 31 mai 2005 ; Berisha et Haljiti c. ex-République yougoslave de Macédoine, no 18670/03, décision du 16 juin 2005 ; Sultani c. France, no 45223/05, CEDH 2007-X ; Ghulami c. France (déc.), no 45302/05, 7 avril 2009 ; et Dritsas c. Italie (déc.), no 2344/02, 1er février 2011).
168. En revanche l’affaire Xhavara et autres c. Italie et Albanie ((déc.), no 39473/98, 11 janvier 2001), concernait des ressortissants albanais qui avaient tenté d’entrer clandestinement en Italie à bord d’un bateau albanais et qui avaient été interceptés par un navire de guerre italien à environ 35 milles marins des côtes italiennes. Le navire italien avait essayé d’empêcher les intéressés de débarquer sur les côtes nationales, provoquant le décès de cinquante-huit personnes, parmi lesquelles les parents des requérants, à la suite d’une collision. Dans cette dernière affaire, les requérants se plaignaient notamment du décret-loi no 60 de 1997, qui prévoyait l’expulsion immédiate des étrangers irréguliers, mesure contre laquelle seul un recours non suspensif pouvait être formé. Ils y voyaient une méconnaissance de la garantie offerte par l’article 4 du Protocole no 4. La Cour a rejeté ce grief pour incompatibilité ratione personae, la disposition interne contestée n’ayant pas été appliquée à leur cas, et ne s’est pas prononcée sur l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 au cas d’espèce.
169. Dès lors, dans la présente affaire, la Cour est appelée pour la première fois à examiner la question de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à un cas d’éloignement d’étrangers vers un Etat tiers effectué en dehors du territoire national. Il s’agit de rechercher si le transfert des requérants vers la Libye a constitué une « expulsion collective d’étrangers » au sens de la disposition litigieuse.
170. Pour interpréter les dispositions conventionnelles, la Cour s’inspire des articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (voir, par exemple, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18 ; Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 65, 12 novembre 2008 ; et Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, 29 janvier 2008).
171. En application de la Convention de Vienne sur le droit des traités, la Cour doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que la disposition en question fait partie d’un traité pour la protection effective des droits de l’homme, et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X). La Cour doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001-XI ; et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi (Bosphorus Airways) c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005-VI ; voir également l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne). La Cour peut aussi faire appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment aux travaux préparatoires de la Convention, soit pour confirmer un sens déterminé conformément aux méthodes évoquées plus haut, soit pour en clarifier le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde et déraisonnable (article 32 de la Convention de Vienne).
172. Le Gouvernement considère qu’un obstacle logique s’oppose à l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à la présente espèce, à savoir le fait que les requérants ne se trouvaient pas sur le territoire national lors de leur transfert vers la Libye, mesure qui par conséquent ne saurait selon lui passer pour une « expulsion » au sens ordinaire du terme.
173. La Cour ne partage pas l’opinion du Gouvernement sur ce point. Elle note tout d’abord que si les affaires examinées jusqu’à présent concernaient des personnes qui se trouvaient déjà, à différents titres, sur le territoire du pays concerné, le libellé de l’article 4 du Protocole no 4 ne fait pas, en soi, obstacle à son application extraterritoriale. Il y a lieu d’observer en effet qu’aucune référence à la notion de « territoire » ne figure à l’article 4 du Protocole no 4, alors qu’au contraire le texte de l’article 3 du même Protocole évoque expressément la portée territoriale de l’interdiction d’expulser des nationaux. De même, l’article 1 du Protocole no 7 se réfère de façon explicite à la notion de territoire en matière de garanties procédurales en cas d’expulsion d’étrangers résidant régulièrement sur le territoire de l’Etat. Aux yeux de la Cour, cet élément textuel ne saurait être ignoré.
174. Les travaux préparatoires, quant à eux, ne sont pas explicites au sujet du champ d’application et de la portée de l’article 4 du Protocole no 4. En tout état de cause, il ressort du rapport explicatif relatif au Protocole no 4, rédigé en 1963, que pour le Comité d’experts, l’article 4 devait formellement prohiber « les expulsions collectives du genre de celles qui se sont produites dans un passé récent ». Aussi était-il « entendu que l’adoption du présent article [de l’article 4] et de l’article 3, paragraphe 1, ne pourrait en aucune façon être interprétée comme étant de nature à légitimer les mesures d’expulsion collective prises dans le passé ». Dans le commentaire du projet, on peut lire que, selon le Comité d’experts, les étrangers auxquels l’article se réfère ne sont pas seulement ceux résidant régulièrement sur le territoire, mais « tous ceux qui n’ont pas un droit actuel de nationalité dans l’Etat sans distinguer ni s’ils sont simplement de passage ou s’ils sont résidents ou domiciliés, ni s’ils sont des réfugiés ou s’ils sont entrés dans le pays de leur plein gré, ni s’ils sont apatrides ou possèdent une nationalité » (Article 4 du projet définitif du Comité, p. 505, § 34). Enfin, pour les rédacteurs du Protocole no 4, le mot « expulsion » devait être interprété « dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) ». Bien que cette dernière définition soit contenue dans la section relative à l’article 3 du Protocole, la Cour considère qu’elle peut être appliquée également à l’article 4 du même Protocole. Il s’ensuit que les travaux préparatoires, eux non plus, ne s’opposent pas à une application extraterritoriale de l’article 4 du Protocole no 4.
175. Pour autant, la question demeure de savoir si une telle application se justifie. Pour y répondre, il convient de tenir compte du but et du sens de la disposition en cause, lesquels doivent eux-mêmes s’analyser à la lumière du principe, solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour, selon lequel la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles (voir, par exemple, Soering, précité, § 102 ; Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45 ; X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, Recueil 1997-II ; V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 72, CEDH 1999-IX ; et Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 39, CEDH 1999-I). En outre, il est essentiel que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41, série A no 31 ; Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32 ; Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I ; et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 136, CEDH 2005-XI).
176. Or, une longue période s’est écoulée depuis la rédaction du Protocole no 4. Depuis cette époque, les flux migratoires en Europe n’ont cessé de s’intensifier, empruntant de plus en plus la voie maritime, si bien que l’interception de migrants en haute mer et leur renvoi vers les pays de transit ou d’origine font désormais partie du phénomène migratoire, dans la mesure où ils constituent pour les Etats des moyens de lutte contre l’immigration irrégulière.
Le contexte de crise économique ainsi que les récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen Orient placent les Etats européens face à de nouveaux défis dans le domaine de la gestion de l’immigration.
177. La Cour a déjà relevé que d’après la jurisprudence bien établie de la Commission et de la Cour, le but de l’article 4 du Protocole no 4 est d’éviter que les Etats puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente. Si donc l’article 4 du Protocole no 4 devait s’appliquer seulement aux expulsions collectives effectuées à partir du territoire national des Etats parties à la Convention, c’est une partie importante des phénomènes migratoires contemporains qui se trouverait soustraite à l’empire de cette disposition, nonobstant le fait que les agissements qu’elle entend interdire peuvent se produire en dehors du territoire national et notamment, comme en l’espèce, en haute mer. L’article 4 se verrait ainsi privé d’effet utile à l’égard de ces phénomènes, qui tendent pourtant à se multiplier. Cela aurait pour conséquence que des migrants ayant emprunté la voie maritime, souvent au péril leur vie, et qui ne sont pas parvenus à atteindre les frontières d’un Etat, n’auraient pas droit à un examen de leur situation personnelle avant d’être expulsés, contrairement à ceux qui ont emprunté la voie terrestre.
178. Pour autant, il est clair que, de même que la notion de « juridiction » est principalement territoriale et qu’elle est présumée s’exercer sur le territoire national des Etats (paragraphe 71 ci-dessus), la notion d’expulsion est, elle aussi, principalement territoriale, en ce sens que les expulsions se font le plus souvent depuis le territoire national. Là où toutefois, comme en l’espèce, elle a reconnu qu’un Etat contractant avait exercé, à titre exceptionnel, sa juridiction en dehors de son territoire national, la Cour ne voit pas d’obstacle à accepter que l’exercice de la juridiction extraterritoriale de cet Etat a pris la forme d’une expulsion collective. Conclure autrement, et accorder à cette dernière notion une portée strictement territoriale, entraînerait une distorsion entre le champ d’application de la Convention en tant que telle et celui de l’article 4 du Protocole no 4, ce qui contredirait le principe selon lequel la Convention doit s’interpréter comme un tout. D’ailleurs, s’agissant de l’exercice par un Etat de sa juridiction en haute mer, la Cour a déjà affirmé que la spécificité du contexte maritime ne saurait aboutir à la consécration d’un espace de non-droit au sein duquel les individus ne relèveraient d’aucun régime juridique susceptible de leur accorder la jouissance des droits et garanties prévus par la Convention et que les Etats se sont engagés à reconnaître aux personnes placées sous leur juridiction (Medvedyev et autres, précité, § 81).
179. Les considérations ci-dessus ne remettent pas en cause le droit dont disposent les Etats d’établir souverainement leurs politiques d’immigration. Il importe toutefois de souligner que les difficultés dans la gestion des flux migratoires ne peuvent justifier le recours, de la part des Etats, à des pratiques qui seraient incompatibles avec leurs obligations conventionnelles. La Cour réaffirme à cet égard que l’interprétation des normes conventionnelles doit se faire au regard du principe de la bonne foi et de l’objet et du but du traité ainsi que de la règle de l’effet utile (Mamatkulov et Askarov, précité, § 123).
180. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les éloignements d’étrangers effectuées dans le cadre d’interceptions en haute mer par les autorités d’un Etat dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique, et qui ont pour effet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’Etat, voire de les refouler vers un autre Etat, constituent un exercice de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, qui engage la responsabilité de l’Etat en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4.
181. En l’espèce, la Cour estime que l’opération ayant conduit au transfert des requérants vers la Libye a été menée par les autorités italiennes dans le but d’empêcher les débarquements de migrants irréguliers sur les côtes nationales. A cet égard, elle attache un poids particulier aux déclarations livrées après les faits par le ministre de l’Intérieur à la presse nationale et au Sénat de la République, dans lesquelles il a expliqué l’importance des renvois en haute mer pour la lutte contre l’immigration clandestine et souligné la diminution importante des débarquements due aux opérations menées au cours du mois de mai 2009 (paragraphe 13 ci-dessus).
182. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement et considère que l’article 4 du Protocole no 4 trouve à s’appliquer en l’espèce.
b) Sur le fond
183. La Cour observe qu’à ce jour, l’affaire Čonka (arrêt précité) est la seule où elle a constaté une violation de l’article 4 du Protocole no 4. Dans l’examen de cette affaire, afin d’évaluer l’existence d’une expulsion collective, elle a examiné les circonstances de l’espèce et vérifié si les décisions d’éloignement avaient pris en considération la situation particulière des individus concernés. La Cour a alors déclaré (§§ 61-63) :
« La Cour note toutefois que les mesures de détention et d’éloignement litigieuses ont été prises en exécution d’un ordre de quitter le territoire daté du 29 septembre 1999, lequel était fondé uniquement sur l’article 7, alinéa 1, 2o, de la loi sur les étrangers, sans autre référence à la situation personnelle des intéressés que le fait que leur séjour en Belgique excédait trois mois. En particulier, le document ne faisait aucune référence à la demande d’asile des requérants ni aux décisions des 3 mars et 18 juin 1999 intervenues en la matière. Certes, ces décisions étaient, elles aussi, accompagnées d’un ordre de quitter le territoire, mais à lui seul, celui-ci n’autorisait pas l’arrestation des requérants. Celle-ci a donc été ordonnée pour la première fois par une décision du 29 septembre 1999, sur un fondement légal étranger à leur demande d’asile, mais suffisant néanmoins pour entraîner la mise en œuvre des mesures critiquées. Dans ces conditions, et au vu du grand nombre de personnes de même origine ayant connu le même sort que les requérants, la Cour estime que le procédé suivi n’est pas de nature à exclure tout doute sur le caractère collectif de l’expulsion critiquée.
Ces doutes se trouvent renforcés par un ensemble de circonstances telles que le fait que préalablement à l’opération litigieuse les instances politiques responsables avaient annoncé des opérations de ce genre et donné des instructions à l’administration compétente en vue de leur réalisation (...) ; que tous les intéressés ont été convoqués simultanément au commissariat ; que les ordres de quitter le territoire et d’arrestation qui leur ont été remis présentaient un libellé identique ; qu’il était très difficile pour les intéressés de prendre contact avec un avocat ; enfin, que la procédure d’asile n’était pas encore terminée.
Bref, à aucun stade de la période allant de la convocation des intéressés au commissariat à leur expulsion, la procédure suivie n’offrait des garanties suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées. »
184. Dans leur jurisprudence, les organes de la Convention ont par ailleurs précisé que le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion (K.G. c. R.F.A, décision précitée ; Andric, décision précitée ; Sultani, précité, § 81). Enfin, la Cour a jugé qu’il n’y a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Berisha et Haljiti, décision précitée, et Dritsas, décision précitée).
185. En l’espèce, la Cour ne peut que constater que le transfert des requérants vers la Libye a été exécuté en l’absence de toute forme d’examen de la situation individuelle de chaque requérant. Il est incontesté que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune procédure d’identification de la part des autorités italiennes, lesquelles se sont bornées à faire monter l’ensemble des migrants interceptés sur les navires militaires et à les débarquer sur les côtes libyennes. De plus, la Cour relève que le personnel à bord des navires militaires n’était pas formé pour mener des entretiens individuels et n’était pas assisté d’interprètes et de conseils juridiques.
Cela suffit à la Cour pour exclure l’existence de garanties suffisantes attestant une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées.
186. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’éloignement des requérants a eu un caractère collectif contraire à l’article 4 du Protocole no 4. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 DE LA CONVENTION ET 4 DU PROTOCOLE No 4
i. Les principes généraux
197. L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI).
198. Il ressort de la jurisprudence que le grief d’une personne selon lequel son renvoi vers un Etat tiers l’exposerait à des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention « doit impérativement faire l’objet d’un contrôle attentif par une « instance nationale » (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005-III ; voir aussi Jabari, précité, § 39). Ce principe a conduit la Cour à juger que la notion de « recours effectif » au sens de l’article 13 combiné avec l’article 3 requiert, d’une part, « un examen indépendant et rigoureux » de tout grief soulevé par une personne se trouvant dans une telle situation, aux termes duquel « il existe des motifs sérieux de croire à l’existence d’un risque réel de traitements contraires à l’article 3 » et, d’autre part, « la possibilité de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse » (arrêts précités, § 460 et § 50 respectivement).
199. En outre, dans l’arrêt Čonka (précité, §§ 79 et suivants) la Cour a précisé, sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4, qu’un recours ne répond pas aux exigences du premier s’il n’a pas d’effet suspensif. Elle a notamment souligné (§ 79) :
« La Cour considère que l’effectivité des recours exigés par l’article 13 suppose qu’ils puissent empêcher l’exécution des mesures contraires à la Convention et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles (...). En conséquence, l’article 13 s’oppose à ce que pareilles mesures soient exécutées avant même l’issue de l’examen par les autorités nationales de leur compatibilité avec la Convention. Toutefois, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait l’article 13 (...). »
200. Compte tenu de l’importance de l’article 3 de la Convention et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, la Cour a jugé que le critère de l’effet suspensif devait s’appliquer également dans le cas où un Etat partie déciderait de renvoyer un étranger vers un Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu’il courrait un risque de cette nature (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007-II ; M.S.S., précité, § 293).
ii. Application en l’espèce
201. La Cour vient de conclure que le renvoi des requérants vers la Libye s’analysait en une violation des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4. Les griefs soulevés par les requérants sur ces points sont dès lors « défendables » aux fins de l’article 13.
202. La Cour a constaté que les requérants n’ont eu accès à aucune procédure tendant à leur identification et à la vérification de leurs situations personnelles avant l’exécution de leur éloignement vers la Libye (paragraphe 185 ci-dessus). Le Gouvernement admet que de telles procédures n’étaient pas envisageables à bord des navires militaires sur lesquels on a fait embarquer les requérants. Le personnel à bord ne comptait d’ailleurs ni interprètes ni conseils juridiques.
203. La Cour observe que les requérants allèguent n’avoir reçu aucune information de la part des militaires italiens, lesquels leur auraient fait croire qu’ils étaient dirigés vers l’Italie et ne les auraient pas renseignés quant à la procédure à suivre pour empêcher leur renvoi en Libye.
Dans la mesure où cette circonstance est contestée par le Gouvernement, la Cour attache un poids particulier à la version des requérants, car elle est corroborée par les nombreux témoignages recueillis par le HCR, le CPT et Human Rights Watch.
204. Or, la Cour a déjà affirmé que le défaut d’information constitue un obstacle majeur à l’accès aux procédures d’asile (M.S.S., précité, § 304). Elle réitère ici l’importance de garantir aux personnes concernées par une mesure d’éloignement, mesure dont les conséquences sont potentiellement irréversibles, le droit d’obtenir des informations suffisantes leur permettant d’avoir un accès effectif aux procédures et d’étayer leurs griefs.
205. Compte tenu des circonstances de la présente espèce, la Cour estime que les requérants ont été privés de toute voie de recours qui leur eût permis de soumettre à une autorité compétente leurs griefs tirés des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4 et d’obtenir un contrôle attentif et rigoureux de leurs demandes avant que la mesure d’éloignement ne soit mise à exécution.
206. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants auraient dû se prévaloir de la possibilité de saisir le juge pénal italien une fois arrivés en Libye, la Cour ne peut que constater que, même si une telle voie de recours est accessible en pratique, un recours pénal diligenté à l’encontre des militaires qui se trouvaient à bord des navires de l’armée ne remplit manifestement pas les exigences de l’article 13 de la Convention, dans la mesure où il ne satisfait pas au critère de l’effet suspensif consacré par l’arrêt Čonka, précité. La Cour rappelle que l’exigence, découlant de l’article 13, de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire (M.S.S., précité, § 388).
207. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4. Il s’ensuit que l’on ne saurait reprocher aux requérants de ne pas avoir correctement épuisé les voies de recours internes et que l’exception préliminaire du Gouvernement (paragraphe 62 ci-dessus) est rejetée.
Conka contre Belgique du 05/02/2002 Hudoc 3200 requête 51564/99
Concernant l'arrestation collective de Roms (gens du voyage) et leur expulsion:
"La Cour en déduit qu'il n'est pas compatible avec l'article 5 que, dans le cadre d'une opération planifiée d'expulsion et dans un soucis de facilité ou d'efficacité, l'administration décide consciemment de tromper des personnes, (convocation des roms en vue de "compléter leur dossier relatif à leur demande d'asile") même en situation illégale, sur le but d'une convocation, pour mieux pouvoir les priver de leur liberté"
Ils n'eurent ensuite aucune possibilité d'appeler leur avocat pour obtenir une audience de jugement, avant leur expulsion.
CEDH
§59: La Cour rappelle sa jurisprudence d'après laquelle il faut entendre par expulsion collective, au sens de l'article 4 du Protocole n°4, toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas ou une telle mesure est prise à l'issue et sur la base d'un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe.
Cela ne signifie pas pour autant que là où cette dernière condition est remplie, les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d'expulsion ne jouent plus aucun rôle dans l'appréciation du respect de l'article 4 du protocole n°4.
§62: Préalablement à l'opération litigieuse les instances politiques responsables avaient annoncé des opérations de ce genre et donné des instructions à l'administration compétente en vue de leur réalisation; que tous les intéressés ont été convoqués simultanément au commissariat; que les ordres de quitter le territoire et l'arrestation qui leur ont été remis présentaient un libellé identique; qu'il était très difficile pour les intéressés de prendre contact avec un avocat enfin, que la procédure d'asile n'était pas encore terminée.
§63: Bref, à aucun stade de la période allant de la convocation des intéressés au commissariat à leur expulsion, la procédure suivie n'offrait des garanties suffisantes attestant d'une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées.
En conclusion, il y a eu violation de l'article 4 du protocole 4 de la Convention"
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