TORTURE et TRAITEMENT INHUMAIN OU DÉGRADANT

ARTICLE 3 DE LA CEDH

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"Les actes inhumains et dégradants sont une forme de torture"
Rédigé par Frédéric Fabre docteur en droit.

Article 3 de la Convention

"Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants"

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- LA CONSTITUTION DES USA, LES EMPÊCHE DE TORTURER SUR LEUR TERRITOIRE. ILS LE FONT EN EUROPE.

- LA DISTINCTION ENTRE LA TORTURE ET LES ACTES INHUMAINS ET DÉGRADANTS

- L'ÉTAT DOIT FAIRE UNE ENQUÊTE EFFECTIVE EN CAS D'ACTE INHUMAIN ET DÉGRADANT

- L'ÉTAT A L'OBLIGATION POSITIVE DE PROTÉGER LES INDIVIDUS

- DES ANNÉES DE PROCÉDURES INUTILES SONT INHUMAINES ET DÉGRADANTES

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LES USA TORTURENT EN EUROPE

POLOGNE LITUANIE ET ROUMANIE

Abu Zubaydah c. Lituanie du 31 mai 2018 requête n o 46454/11

La Lituanie avait permis à l’Agence centrale du renseignement américaine (Central Intelligence Agengy, CIA) de le transférer sur le territoire lituanien dans le cadre du programme secret de remises extraordinaires et de le soumettre à des mauvais traitements et à une détention arbitraire dans l’une des prisons secrètes de l’Agence (black sites). Le requérant dénonçait aussi un défaut d’enquête effective sur ses allégations.

Dans son arrêt de chambre rendu dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :

Violation de l’article 3 (interdiction de la torture) de la Convention européenne des droits de l’homme, en raison, d’une part, du manquement des autorités nationales à mener une enquête effective sur les allégations de M. Husayn et, d’autre part, de la complicité de l’État avec les agissements de la CIA ayant abouti à des mauvais traitements. Selon les documents émanant de la CIA, la pratique habituelle comprenait le port d’un bandeau sur les yeux ou d’une cagoule, la détention à l’isolement, le port continu d’entraves et l’exposition au bruit et à la lumière.

Violation des articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté),

Violation des 8 (droit au respect de la vie privée) et 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 3.

La Cour ne peut communiquer avec M. Husayn, celui-ci étant toujours détenu par les autorités américaines dans des conditions extrêmement restrictives. Elle a donc dû établir les faits à partir de différentes autres sources d’informations. Elle a notamment trouvé des informations cruciales dans le rapport de la commission d’enquête du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA, rendu public en décembre 2014. Elle a également recueilli les témoignages de spécialistes.

La Cour conclut que la Lituanie a accueilli une prison secrète de la CIA de février 2005 à mars 2006, que M. Husayn y a été détenu, et que les autorités internes savaient que la CIA le soumettrait à des traitements contraires à la Convention.

La Lituanie a également permis que M. Husayn soit transféré dans un autre site de détention de la CIA, en Afghanistan, l’exposant ainsi à d’autres mauvais traitements. La Cour juge que M. Husayn relevait au moment des faits de la juridiction de la Lituanie et que le pays est responsable des violations des droits de l’intéressé protégés par la Convention.

Elle recommande à la Lituanie de conduire aussi vite que possible une enquête complète sur le cas de M. Husayn et, le cas échéant, de sanctionner les agents de l’État responsables des violations en cause. Les autorités du pays doivent aussi demander aux États-Unis de supprimer ou d’atténuer les effets des violations constatées.

LES FAITS

M. Husayn est un apatride d’origine palestinienne né en 1971. Il est actuellement détenu à Guantanamo.

Considérant qu’il était « le numéro trois ou quatre » d’al-Qaïda, les autorités américaines l’ont capturé à Faisalabad (Pakistan) en mars 2002. Elles le soupçonnaient d’avoir participé à la préparation des attentats du 11 septembre 2001 et d’être l’un des principaux lieutenants d’Oussama Ben Laden. M. Husayn a été le premier de ce que l’on a appelé les « détenus de haute importance » (high-value detainees, HVD), qui ont été emprisonnés par la CIA au début de la « guerre au terrorisme » (war on terror) engagée par le président Bush. Il n’a jamais été accusé d’aucune infraction. La Cour européenne avait déjà établi dans la première affaire qu’il avait porté devant elle (Husayn (Abu Zubaydah) c. Pologne) qu’après avoir été capturé, M. Husayn avait été détenu dans une prison de la CIA en Thaïlande et qu’il avait ensuite été transféré en décembre 2002 dans une autre prison secrète en Pologne, où il avait été détenu jusqu’en septembre 2003. M. Husayn alléguait qu’il avait été transféré secrètement depuis la Pologne jusqu’à Guantanamo puis, en 2004, au Maroc, ensuite, le 17 ou le 18 février 2005, en Lituanie, et enfin, le 25 mars 2006, en Afghanistan. Il aurait été soumis à la torture et à d’autres formes de traitements contraires à l’article 3 de la Convention pendant tout le temps de sa détention par la CIA. Dans un témoignage livré en 2006 au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) puis dans une déposition dont les transcriptions ont été partiellement déclassifiées en 2007 faite devant le tribunal d’examen du statut de combattant (Combatant Status Review Tribunal) de l’armée américaine, M. Husayn a décrit les traitements qui lui avaient été infligés. Ces traitements auraient consisté à couvrir le visage du détenu d’un tissu noir puis à arroser le tissu d’eau afin d’empêcher le détenu de respirer, à projeter le détenu contre un mur et à le gifler, à l’enfermer dans une sorte de grande boîte dans laquelle de la musique était diffusée à un volume très élevé, à le priver de nourriture, et à le laisser nu dans le froid. Selon la déposition de M. Husayn au tribunal d’examen du statut de combattant, les médecins lui ont dit qu’il avait failli mourir quatre fois pendant les mois qu’ont duré les interrogatoires. M. Husayn alléguait également qu’il avait été détenu de manière continue à l’isolement et au secret pendant toute sa détention non reconnue, sans savoir où il se trouvait ni avoir de contact avec d’autres personnes que ses interrogateurs et ses gardiens. Il se plaint de forts maux de tête et d’une sensibilité accrue au bruit. Il aurait eu plus de 300 crises convulsives de 2008 à 2011 et, au cours de sa captivité, il aurait perdu un œil. En 2009, les médias internationaux ont révélé que la Lituanie faisait partie des pays d’Europe orientale qui avaient accueilli une prison secrète de la CIA, dans un ancien centre équestre proche de la capitale, Vilnius. Par la suite, une commission d’enquête du Parlement lituanien a établi que des avions de la CIA avaient atterri en Lituanie en 2004, en 2005 et en 2006, et que la CIA et les services de renseignement locaux avaient reconstruit ensemble deux centres opérationnels. Cependant, le Parlement n’a pas été en mesure de déterminer si les avions de la CIA avaient amené des prisonniers ni si le plus grand des deux centres opérationnels en avait accueilli.

Enfin, l’enquête a conclu que les hauts responsables lituaniens ne connaissaient que dans ses grandes lignes l’accord de coopération entre leur gouvernement et la CIA.

En 2010, le parquet a enquêté sur d’éventuels abus de fonctions de la part d’agents de l’État relativement aux opérations alléguées de la CIA. L’enquête a été close en 2011 sans qu’aucunes poursuites ne soient engagées. Elle a été rouverte en 2015 et est toujours en cours.

CEDH

La Cour examine d’abord les exceptions soulevées par le Gouvernement. Celui-ci estimait que les allégations de M. Husayn n’étaient qu’une répétition de ce que l’on pouvait lire dans les rapports d’enquête et les articles de presse. Il soutenait qu’il n’y avait aucune preuve que la CIA ait emmené M. Husayn en Lituanie et l’y ait détenu et maltraité au su des autorités internes. La Cour observe que l’affaire repose en grande partie sur des preuves circonstancielles, étant donné que la seule personne pouvant voir M. Husayn est son représentant devant les autorités américaines, qui bénéficie d’une habilitation de sécurité lui permettant d’accéder à des informations très secrètes. Les preuves prises en compte par la Cour comprennent notamment le résumé analytique du rapport du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA déclassifié en 2014, où sont décrites les activités menées par la CIA dans le cadre du programme « HVD » de 2001 à 2009. Elles comprennent également le témoignage de M. Husayn figurant dans le rapport du CICR et les dépositions faites par l’intéressé au tribunal d’examen du statut de combattant.

La Cour tient compte également des résultats des enquêtes internationales, y compris les trois rapports établis par Dick Marty, rapporteur suisse auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et les documents expurgés publiés par la CIA. Elle a entendu le témoignage de M. Marty et de deux spécialistes du programme de remises de la CIA, M. J.G.S., avocat et enquêteur qui a collaboré avec M. Marty, et M. Crofton Black, enquêteur auprès des organisations non gouvernementales britanniques Bureau of Investigative Journalism et Reprieve, la seconde représentant les intérêts de certains détenus de Guantanamo. Ces preuves fournissent des informations sur les mauvais traitements infligés aux détenus, sur la circulation d’avions dont on sait qu’ils étaient utilisés par la CIA pour les opérations de remise, sur la manière dont la CIA a payé des États étrangers pour accueillir des sites de fonctionnement du programme et sur la manière dont celui-ci s’est développé au fil des années. Notamment, le rapport du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA renferme des informations sur les dates et les heures des transferts et sur le calendrier des interrogatoires des prisonniers de la CIA. De plus, il mentionne clairement une coopération avec les autorités locales et le versement à ces autorités de plusieurs millions de dollars à titre de remerciement pour leur « soutien » au programme de remises extraordinaires – bien que ni le montant exact des sommes versées ni les personnes auxquelles elles ont été remises ne soient précisés dans la version publique. Une lecture attentive du rapport a permis à la Cour de conclure que le centre de détention appelé « Site Violet », qui est l’un de ceux où M. Husayn a été détenu, se trouvait en Lituanie. À partir de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut qu’il est clair que la Lituanie a accueilli un centre de détention de la CIA depuis le 17 ou le 18 février 2005 jusqu’au 25 mars 2006 et que M. Husayn y a été détenu. Les autorités lituaniennes avaient connaissance du but des activités que la CIA menait sur son territoire et elle a coopéré. Il devait aussi être clair que ces activités menaçaient les droits de M. Husayn. Dans l’ensemble, les allégations de celui-ci concernent des faits qui relèvent de la juridiction de la Lituanie et qui sont de nature à engager la responsabilité de l’État sur le terrain de la Convention. Article 3 La Cour conclut à la violation du volet procédural de l’article 3, jugeant que la Lituanie n’a pas mené d’investigations adéquates sur le cas de M. Husayn. L’enquête s’est essoufflée depuis juin 2010 et le parquet n’a pas suivi la proposition de Reprieve, qui suggérait que, puisqu’il disposait des données figurant sur les passeports des citoyens américains qui se trouvaient à bord de l’un des avions ayant atterri en Lituanie, il se renseigne sur ces personnes. Une fois rouverte, l’enquête n’a fait aucun progrès significatif, bien qu’une demande d’entraide judiciaire ait été adressée aux États-Unis. En ce qui concerne le volet matériel de l’article 3, la Cour note que les déclarations faites par M. Husayn devant le tribunal d’examen du statut de combattant en mars 2007 et devant le CICR dans le cadre de l’établissement du rapport publié la même année livrent un récit choquant des traitements cruels qu’il a subis aux mains des agents de la CIA.

Les traitements qui lui ont été infligés en Lituanie n’étaient pas aussi graves, mais il faut tenir compte de ce qu’il a enduré avant d’arriver dans le pays pour apprécier ses conditions de détention sur place. En toute hypothèse, les conditions de détention de M. Husayn en Lituanie étaient extrêmement dures. Selon les documents émanant de la CIA, la pratique habituelle comprenait le port d’un bandeau sur les yeux ou d’une cagoule, la détention à l’isolement, le port continu d’entraves et l’exposition au bruit et à la lumière.

Les souffrances ainsi infligées à M. Husayn sont constitutives d’un traitement inhumain au sens de de la Convention, et la Lituanie a permis ce traitement en coopérant avec la CIA. De plus, elle a laissé la CIA remmener M. Husayn hors du pays, exposant ainsi l’intéressé à un risque grave et prévisible de mauvais traitements supplémentaires.

Article 5

La Lituanie a permis à la CIA de transférer M. Husayn dans le pays puis hors du pays et de l’y détenir secrètement. Les détentions non reconnues constituent une négation totale des garanties de la Convention et une violation grave de l’article 5. Article 8 L’atteinte portée aux droits de M. Husayn a eu lieu dans le cadre d’une détention non reconnue, fondamentalement illicite. Rien ne justifie pareille détention au regard de l’article 8 et il y a donc eu violation de cette disposition.

Article 13

La Cour observe qu’elle a déjà conclu que l’enquête menée sur les allégations de M. Husayn ne répondait pas aux normes de la Convention. Par ailleurs, M. Husayn n’a disposé d’aucun recours effectif lui permettant de dénoncer la violation de ses droits. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3.

Article 46

La Cour note qu’une fois l’enquête rouverte, la Lituanie a saisi les autorités américaines d’une demande d’entraide judiciaire. Elle recommande cependant au pays de demander en outre aux États-Unis qu’ils suppriment les effets des violations des droits du requérant, ou tout au moins qu’ils s’efforcent de les atténuer. De plus, l’enquête menée par les autorités nationales, qui a été rouverte, devrait être conclue le plus rapidement possible une fois que les circonstances du transfert de M. Husayn en Lituanie puis hors du pays et de sa détention sur place auront, autant que possible, été éclaircies. Elle devrait aussi viser à permettre aux autorités internes de déterminer les responsables des violations constatées et, le cas échéant, de les sanctionner.

Al Nashiri c. Roumanie du 31 mai 2018 requête n° 33234/12

La Roumanie avait permis à l’Agence centrale du renseignement américaine (Central Intelligence Agengy, CIA) de le transférer sur le territoire roumain dans le cadre du programme secret de remises extraordinaires et de le soumettre à des mauvais traitements et à une détention arbitraire dans l’une des prisons secrètes de l’Agence (black sites).

Le requérant dénonçait aussi un défaut d’enquête effective sur ses allégations. Le requérant dans cette affaire, Abd Al Rahim Husseyn Muhammad Al Nashiri, est accusé aux États-Unis de faits passibles de la peine capitale, à savoir la participation à la commission d’attentats terroristes.

Dans son arrêt de chambre rendu dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :

Violation de l’article 3 (interdiction de la torture) de la Convention européenne des droits de l’homme, en raison, d’une part, du manquement des autorités nationales à mener une enquête effective sur les allégations de M. Al Nashiri et, d’autre part, de la complicité de l’État avec les agissements de la CIA ayant abouti à des mauvais traitements. Selon les documents émanant de la CIA, la pratique habituelle comprenait le port d’un bandeau sur les yeux ou d’une cagoule, la détention à l’isolement, le port continu d’entraves et l’exposition au bruit et à la lumière.

Violation des articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 8 (droit au respect de la vie privée) et 13 (droit à un recours effectif) combiné avec les articles 3, 5 et 8;

Violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable dans un délai raisonnable) et des

Violation des Articles 2 (droit à la vie) et 3 combinés avec l’article 1 du Protocole n° 6 (abolition de la peine de mort), la Roumanie ayant collaboré au transfert de M. Al Nashiri hors de son territoire malgré la présence d’un risque réel que l’intéressé ne soit condamné à mort après avoir fait l’objet d’un déni de justice flagrant.

La Cour ne peut communiquer avec M. Al Nashiri, celui-ci étant toujours détenu par les autorités américaines dans des conditions extrêmement restrictives. Elle a donc dû établir les faits à partir de différentes autres sources d’informations. Elle a notamment trouvé des informations cruciales dans le rapport de la commission d’enquête du sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA, rendu public en décembre 2014. Elle a également recueilli les témoignages de spécialistes.

La Cour conclut que la Roumanie a accueilli de septembre 2003 à novembre 2005 une prison secrète de la CIA dont le nom de code était « Site Black », que M. Al Nashiri y a été détenu pendant environ 18 mois, et que les autorités internes savaient que la CIA le soumettrait à des traitements contraires à la Convention.

La Roumanie a également permis que M. Al Nashiri soit transféré dans un autre site de détention de la CIA, situé soit en Afghanistan (« Site Brown ») soit en Lituanie (« Site Violet », voir à cet égard l’autre arrêt rendu ce jour sur le même sujet : Abu Zubaydah c. Lituanie), l’exposant ainsi à d’autres mauvais traitements.

LES FAITS

Le requérant, Abd Al Rahim Husseyn Muhammad Al Nashiri, est un ressortissant saoudien d’origine yéménite né en 1965. Il est actuellement détenu à Guantanamo. M. Al Nashiri est l’un de ce que l’on a appelé les « détenus de haute importance » (high-value detainees, HVD), qui ont été emprisonnés par la CIA au début de la « guerre au terrorisme » (war on terror) engagée par le président Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Il a été capturé à Dubaï (Émirats Arabes Unis) en octobre 2002. Il est notamment soupçonné d’avoir attaqué dans le Golfe d’Aden, au Yémen, le navire américain USS Cole en 2000 et le pétrolier français MV Limburg en 2002. Le parquet militaire américain a engagé des poursuites contre lui en 2011 pour son rôle supposé dans ces attentats. La procédure est toujours pendante. La Cour européenne avait déjà établi dans la première affaire qu’il avait porté devant elle (Al Nashiri c. Pologne, 2014) qu’après avoir été capturé, M. Al Nashiri avait été détenu dans des prisons secrètes de la CIA (black sites) en Afghanistan puis en Thaïlande et qu’il avait ensuite été transféré en décembre 2002 dans une autre prison secrète en Pologne, où il avait été détenu jusqu’en juin 2003. Dans la présente affaire, M. Al Nashiri alléguait qu’au cours des trois années suivantes, il avait été transféré secrètement depuis la Pologne vers cinq différentes prisons de la CIA, dont une située en Roumanie, où il serait resté d’avril 2004 à octobre/novembre 2005. Il aurait finalement été transféré à Guantanamo en septembre 2006. Il aurait été soumis à la torture et à d’autres formes de traitements contraires à l’article 3 de la Convention pendant tout le temps de sa détention par la CIA. Dans un témoignage livré en 2006 au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) puis dans une déposition dont les transcriptions ont été partiellement déclassifiées en 2007 faite devant le tribunal d’examen du statut de combattant (Combatant Status Review Tribunal) de l’armée américaine, M. Al Nashiri a décrit les traitements qui lui avaient été infligés. Ces traitements auraient consisté notamment à suspendre le détenu la tête en bas pendant près d’un mois, à lui faire subir des simulations de noyade, à le faire rester debout dans une boîte pendant une semaine, à le projeter contre un mur et à lui faire maintenir des positions de stress. M. Al Nashiri alléguait également qu’il avait été détenu de manière continue à l’isolement et au secret pendant toute sa détention non reconnue, sans savoir où il se trouvait ni avoir de contact avec d’autres personnes que ses interrogateurs et ses gardiens. Selon le rapport du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA rendu public en 2014, M. Al Nashiri fut soumis à l’alimentation par voie rectale en une occasion en 2004 alors qu’il était détenu à Bucarest, parce qu’il avait tenté de faire une grève de la faim. Toujours selon ce rapport, en 2005, il était « à bout de forces ». Un rapport psychologique rendu en 2013 indiquait qu’il souffrait de stress post-traumatique. En novembre 2005, le Washington Post révéla que des pays d’Europe orientale hébergeaient des prisons secrètes de la CIA. Le rapport du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA indiquait en 2014 que les autorités roumaines avaient fermé le centre de détention "Site Black" dans les heures qui avaient suivi les révélations du journal. En décembre 2005, la chaîne ABC news confirma que la Roumanie faisait partie des pays où avaient été emprisonnés secrètement des « détenus de haute importance » de la CIA, dont M. Al Nashiri. En décembre 2005, une enquête parlementaire fut ouverte en Roumanie. Cette enquête portait principalement sur les questions de savoir s’il y avait eu une prison secrète de la CIA dans le pays, des transferts illicites de prisonniers vers cette prison, une circulation suspecte d’aéronefs, et s’il était possible que les autorités nationales aient participé à cette opération. La commission d’enquête rendit son rapport définitif en mars 2007. Elle y répondait par la négative à toutes ces questions. En juillet 2012, une enquête pénale fut ouverte en Roumanie, M. Al Nashiri ayant porté plainte. L’enquête est toujours en cours et n’a permis d’imputer aucune responsabilité pour le rôle joué par les autorités nationales dans le programme de remise. Aucune des informations recueillies dans le cadre de cette enquête n’a été rendue publique.

LA CEDH

La Cour examine d’abord l’argument du Gouvernement roumain consistant à dire qu’aucune preuve ne vient confirmer les allégations de M. Al Nashiri et que la crédibilité des éléments de preuve et des sources dont ils proviennent est douteuse. La Cour observe qu’elle n’est pas en mesure de recueillir un récit direct des faits de la part de M. Al Nashiri lui-même, celui-ci n’ayant eu depuis octobre 2002 aucun autre contact avec le monde extérieur que l’entretien avec l’équipe du CICR en 2006 et ses rencontres avec les membres de la commission militaire et avec son représentant devant les autorités américaines. L’affaire repose donc en grande partie sur des preuves circonstancielles. Les preuves prises en compte par la Cour comprennent notamment le résumé analytique du rapport du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA déclassifié en 2014, où sont décrites les activités menées par la CIA dans le cadre du programme « HVD » de 2001 à 2009. Elles comprennent également le témoignage de M. Al Nashiri figurant dans le rapport du CICR et les dépositions faites par l’intéressé au tribunal d’examen du statut de combattant. La Cour tient compte également des résultats des enquêtes internationales, y compris les trois rapports établis par Dick Marty, rapporteur suisse auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et les documents expurgés publiés par la CIA. Elle a entendu le témoignage de M. Marty et de deux spécialistes du programme de remises de la CIA, M. J.G.S., avocat et enquêteur qui a collaboré avec M. Marty, et M. Crofton Black, enquêteur auprès des organisations non gouvernementales britanniques Bureau of Investigative Journalism et Reprieve, la seconde représentant les intérêts de certains détenus de Guantanamo. Par ailleurs, elle a entendu Giovanni Claudio Fava, rapporteur d’une enquête diligentée par le Parlement européen, et elle tient compte d’une déclaration sous serment faite par Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe de 2006 à 2012. Ces preuves fournissent des informations sur les mauvais traitements infligés aux détenus, sur la circulation d’avions dont on sait qu’ils étaient utilisés par la CIA pour les opérations de remise, sur la manière dont la CIA a payé des États étrangers pour accueillir des sites de fonctionnement du programme et sur la manière dont celui-ci s’est développé au fil des années. Notamment, le rapport du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA renferme des informations sur les dates et les heures des transferts et sur le calendrier des interrogatoires des prisonniers de la CIA. De plus, il mentionne clairement une coopération avec les autorités locales et le versement à ces autorités de plusieurs millions de dollars en échange de leur « soutien » au programme de remises extraordinaires – bien que le montant exact des sommes versées ne soit pas précisé dans la version publique. Une lecture attentive du rapport a permis à la Cour de conclure que le centre de détention appelé « Site Black », qui est l’un de ceux où M. Al Nashiri a été détenu, se trouvait en Roumanie. À partir de l’ensemble de ces éléments, qui sont le résultat d’un travail poussé et méticuleux réalisé par des spécialistes et des politiciens tout à fait intègres et compétents, la Cour conclut qu’il est prouvé que la Roumanie a accueilli un centre de détention secret de la CIA de septembre 2003 à novembre 2005 et que M. Al Nashiri y a été détenu d’avril 2004 à novembre 2005 au plus tard. La Roumanie avait connaissance du but des activités que la CIA menait sur son territoire et elle a coopéré. Il devait aussi être clair que ces activités menaçaient les droits de M. Al Nashiri. Dans l’ensemble, donc, les allégations de M. Al Nashiri concernent des faits qui relèvent de la juridiction de la Roumanie et qui sont de nature à engager la responsabilité de l’État sur le terrain de la Convention.

Article 3 (traitements inhumains et dégradants)

La Cour conclut à la violation du volet procédural de l’article 3, en raison de défaillances tant dans l’enquête parlementaire que dans l’enquête pénale menées en Roumanie. L’enquête parlementaire était de portée limitée, et elle n’a pas permis d’identifier ni de tenir responsables les agents de l’État roumains qui se seraient rendus complices du programme de la CIA, bien qu’elle ait porté sur les mêmes éléments que les enquêtes internationales qui ont conclu qu’il était plus que probable qu’une prison secrète de la CIA ait opéré en Roumanie. De même, l’enquête pénale n’a pas permis, depuis cinq ans, d’imputer la moindre responsabilité pour la participation de la Roumanie au programme de la CIA. De plus, la Cour considère que le parquet roumain aurait dû ouvrir dès 2005 une enquête pénale sur les allégations extrêmement graves portées à l’égard des autorités nationales, et ce sans attendre d’être saisi par l’une des victimes alléguées. Du fait du long délai – sept ans – qui s’est écoulé avant que l’enquête ne soit ouverte, les enquêteurs n’ont pas recueilli les éléments de preuve au lendemain de la fermeture de la prison secrète installée en Roumanie, et des éléments importants tels que les données de transport aérien ont été perdus.

En ce qui concerne le volet matériel de l’article 3, la Cour note que M. Al Nashiri n’a pas été soumis en Roumanie aux techniques d’interrogatoire les plus extrêmes décrites dans son témoignage à la Croix-Rouge et dans sa déposition au tribunal d’examen du statut de combattant. Cependant, il faut tenir compte de ce qu’il a enduré avant d’arriver dans le pays pour apprécier ses conditions de détention sur place, car il a dû se trouver dans la crainte constante de subir à nouveau les traitements cruels qui lui avaient été précédemment infligés. Ainsi, le rapport du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA a confirmé qu’il souffrait de graves problèmes psychologiques causés par les mauvais traitements qu’il avait subis. En toute hypothèse, les conditions de détention de M. Al Nashiri en Roumanie étaient extrêmement dures. Selon le rapport de 2007 du CICR et le rapport du Sénat américain, la pratique habituelle comprenait le port d’un bandeau sur les yeux ou d’une cagoule, la détention à l’isolement, le port continu d’entraves et l’exposition au bruit et à la lumière. Les souffrances ainsi infligées à M. Al Nashiri sont constitutives d’un traitement inhumain au sens de de la Convention, et la Roumanie a permis ce traitement en coopérant avec la CIA. De plus, elle a laissé la CIA remmener M. Al Nashiri hors du pays, exposant ainsi l’intéressé à un risque grave et prévisible de mauvais traitements supplémentaires.

Article 5 (droit à la liberté et à la sûreté)

La Roumanie a permis à la CIA de transférer M. Al Nashiri dans le pays puis hors du pays et de l’y détenir secrètement. Les détentions non reconnues constituent une négation totale des garanties de la Convention et une violation grave de l’article 5.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

L’atteinte portée aux droits de M. Al Nashiri a eu lieu dans le cadre d’une détention non reconnue, fondamentalement illicite. Rien ne justifie pareille détention au regard de l’article 8 et il y a donc eu violation de cette disposition.

Article 13 (droit à un recours effectif)

La Cour observe qu’elle a déjà conclu que l’enquête menée sur les allégations de M. Al Nashiri ne répondait pas aux normes de la Convention. Par ailleurs, M. Al Nashiri n’a disposé d’aucun recours effectif lui permettant de dénoncer la violation de ses droits. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3, 5 et 8.

Article 6 § 1 (droit à un procès équitable)

Lorsque M. Al Nashiri a été transféré hors de Roumanie, les autorités avaient nécessairement connaissance des nombreuses critiques faites publiquement des procès tenus par la commission militaire américaine, dont il était estimé qu’ils ne respectaient pas les garanties les plus élémentaires du procès équitable. Pourtant, malgré le risque réel et prévisible que l’intéressé ne subisse un déni de justice flagrant, elle a collaboré à son transfert hors du territoire, en violation de l’article 6 § 1.

Articles 2 (droit à la vie) et 3 et article 1 du Protocole n° 6 (abolition de la peine de mort)

La Roumanie a permis à la CIA de transférer M. Al Nashiri dans le ressort de la commission militaire américaine, devant laquelle il était mis en accusation et devait être jugé pour des faits passibles de la peine de mort. Il y a donc eu violation des articles 2 et 3 de la Convention combinés à l’article 1 du Protocole n° 6.

Article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts)

L’issue du procès dirigé contre M. Al Nashiri demeurant incertaine, la Cour considère que la Roumanie devrait demander aux autorités américaines des assurances garantissant que l’intéressé ne sera pas exécuté. Elle recommande également au pays d’éclaircir, autant que possible, les circonstances du transfert de M. Al Nashiri en Roumanie puis hors du pays ainsi que la manière dont il a été traité sur place, et de conclure l’enquête pénale le plus rapidement possible. Cette enquête devrait aussi viser à permettre aux autorités internes de déterminer les responsables des violations constatées et, le cas échéant, de les sanctionner.

Deux arrêt contre la Pologne du 24 juillet 2014

Al Nashiri c. Pologne requête n° 28761/11 et Husayn (Abu Zubaydah) c. Pologne requête n° 7511/13

Violation de la convention : Remise par la CIA dans des lieux de détention secrets en Pologne de deux hommes soupçonnés d’actes terroristes. La constitution des USA les empêche de torturer sur leur territoire, ils font dans de nombreux lieux, notamment en Pologne et à Guantanamo. Le préjudice moral est estimé à 100 000 euros par requérant.

LES FAITS

Les requérants sont, dans la première affaire, Abd Al Rahim Hussayn Muhammad Al Nashiri, un ressortissant saoudien d’origine yéménite né en 1965 et, dans la deuxième affaire, Zayn Al-Abidin Muhammad Husayn, également connu sous le nom de Abu Zubaydah, un Palestinien apatride né en 1971 en Arabie saoudite. Les deux hommes sont actuellement détenus à la base navale américaine de Guantanamo Bay, à Cuba.

M. Al Nashiri est suspect dans l’attentat terroriste dirigé en octobre 2000 sur le navire USS Cole de la marine américaine dans le port d’Aden (Yémen). Il est également soupçonné d’avoir joué un rôle dans l’attentat dont le pétrolier français MV Limburg a fait l’objet dans le golfe d’Aden en octobre 2002. Au moment où il a été appréhendé, M. Husayn était considéré par les autorités américaines comme l’un des membres principaux du réseau terroriste Al-Qaïda, et aurait joué un rôle dans plusieurs opérations terroristes, notamment la préparation des attentats du 11 septembre 2001. Il n’a été inculpé d’aucune infraction pénale depuis sa capture n mars 2002 et demeure en détention « à durée indéterminée » à Guantanamo. Sa détention a été contrôlée une seule fois, en mars 2007, par un collège d’officiers d’un tribunal militaire américain qui a estimé qu’il devait rester en détention.

Les deux requérants soutenaient avoir fait l’objet de « remises extraordinaires » par la CIA (Central Intelligence Agency – l’agence américaine de renseignement), c’est-à-dire d’une arrestation et d’un transfert extrajudiciaires vers un site de détention secret situé en Pologne, au su des autorités polonaises, aux fins d’y subir un interrogatoire, durant lequel ils avaient été torturés. Les deux hommes ont déclaré avoir été conduits en Pologne en décembre 2002 à bord du même «vol de remise».

M. Al Nashiri soutenait que, après avoir été capturé à Dubaï (Émirats arabes unis) en octobre 2002 puis transféré dans des établissements de détention secrets de la CIA en Afghanistan et en Thaïlande, il avait été conduit en Pologne le 5 décembre 2002 et placé dans un centre de détention secret, où il était resté jusqu’au 6 juin 2003. Il avait ensuite été secrètement transféré au Maroc à bord de « l’avion de remise » avec l’assistance des autorités polonaises puis, en septembre 2003, à la base navale américaine de Guantanamo. Il avait ensuite été transféré dans deux autres sites avant d’être finalement renvoyé à Guantanamo.

Selon M. Al Nashiri, il a été victime de torture et de mauvais traitements pendant sa détention non reconnue en Pologne. En particulier il a dit avoir subi des « techniques d’interrogatoire avancées » et des méthodes « non autorisées », parmi lesquelles deux simulacres d’exécution, des positions de stress (agenouillé sur le sol avec le buste penché en arrière), et alléguait qu’on l’avait menacé de faire subir des sévices à sa famille devant lui sur le site s’il refusait de donner des informations. M. Al Nashiri soutenait que, lorsqu’il avait quitté la Pologne, le gouvernement polonais n’avait fait aucune tentative pour rechercher des assurances diplomatiques de la part des États-Unis afin de prévenir le risque qu’il ne subisse d’autres actes de torture, une détention au secret, un procès inéquitable ou soit condamné à la peine de mort aux États-Unis. Le gouvernement américain inculpa M. Al Nashiri en juin 2008 en vue de sa traduction devant une commission militaire; cependant, l’intéressé n’a à ce jour pas été condamné et demeure en détention à Guantanamo. Son procès a été fixé au 2 septembre 2014.

M. Husayn soutenait avoir été appréhendé au Pakistan en mars 2002 puis transféré dans un centre de détention secret de la CIA en Thaïlande, avant d’être conduit en Pologne le 5 décembre 2002, où il a été détenu dans un établissement de détention secret de la CIA jusqu’au 22 septembre 2003. Il a alors été transféré à Guantanamo puis dans différents centres de détention secrets dans plusieurs pays avant d’être finalement renvoyé à Guantanamo.

Selon lui, il a subi différentes formes de sévices et de mauvais traitements pendant sa détention en Pologne. D’après ses avocats, la communication avec leur client était soumise à des restrictions extrêmes, ce qui a empêché toute communication d’informations ou d’éléments de preuve directement entre lui et la Cour européenne des droits de l’homme. La présentation de son affaire s’est fondée principalement sur des sources publiques.

Tant M. Al Nashiri que M. Husayn ont relevé, à l’appui de leurs allégations, que les circonstances entourant leurs remises extraordinaires avaient fait l’objet de divers rapports et enquêtes, dont les rapports élaborés par le sénateur suisse Dick Marty en 2006, 2007 et 2011, en sa qualité de rapporteur de l’enquête menée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les allégations de prisons secrètes gérées par la CIA dans plusieurs États membres (les « rapports Marty »). Ces rapports décrivaient en détail un réseau dense de détentions et de transferts opérés par la CIA dans certains États membres du Conseil de l’Europe. Entre autres, les rapports précisaient que le centre de détention secret de la CIA en Pologne était situé sur la base d’entraînement des services de renseignement de Stare Kiejkuty, non loin de la ville de Szczytno, dans le nord de la Pologne.

Les allégations des deux requérants se fondaient également sur divers documents de la CIA rendus publics, en particulier sur un rapport élaboré par l’inspecteur général de la CIA en 2004 sur les « activités antiterroristes de détention et d’interrogation de septembre 2001 à octobre 2003 ». Le rapport, initialement classé « top secret », a été déclassifié par les autorités américaines en août 2009 avec des passages entiers caviardés. Ce document montre que MM. Al Nashiri et Husayn relevaient de la catégorie des « détenus de haute importance » ( High-Value Detainees – HVD) – c’est-à-dire des terroristes présumés susceptibles de fournir des informations sur les menaces terroristes actuelles contre les États-Unis – contre qui étaient utilisées des « techniques d’interrogatoire avancées » comme la « technique de la noyade simulée », l’enfermement dans une boîte, la station debout contre un mur et autres postures provoquant un stress. Les observations des requérants renvoyaient également au rapport de 2007 du Comité international de la Croix-Rouge sur le traitement des « détenus de haute importance » aux mains de la CIA, fondé sur les interrogatoires de quatorze détenus relevant de cette catégorie, dont MM. Al Nashiri et Husayn, et qui décrit les traitements auxquels ils étaient soumis par la CIA.

Une enquête pénale contre X fut ouverte en mars 2008 en Pologne concernant les prisons secrètes de la CIA situées sur le territoire polonais. Cette enquête, prorogée à plusieurs reprises, demeure pendante. Les autorités n’ont pas révélé le mandat exact conféré aux enquêteurs ni la portée précise des investigations.

LA CEDH

Exception préliminaire

S’agissant de la recevabilité des requêtes, la Cour joint au fond l’exception préliminaire de non épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement – au motif que l’enquête pénale était encore pendante en Pologne – et la rejette.

Article 38

La Cour dit que, vu le refus du gouvernement polonais de lui fournir des éléments de preuve comme elle le lui avait demandé et, en conséquence, le non-respect par la Pologne des obligations qui lui incombaient au titre de l’article 38 (obligation de fournir toutes facilités nécessaire pour la conduite efficace de l’enquête), elle peut tirer des conclusions négatives du comportement du Gouvernement.

Établissement des faits et responsabilité

Eu égard aux éléments de preuve en sa possession, dont les dépositions des experts et du témoin qu’elle a recueillies, aux éléments de preuve obtenus par l’intermédiaire de plusieurs enquêtes internationales et de divers documents, la Cour juge que les allégations des requérants selon lesquelles ils ont été détenus en Pologne sont suffisamment convaincantes.

Elle juge aussi que la Pologne connaissait la nature et les objectifs des activités menées par la CIA sur son territoire à l’époque des faits et que la Pologne a coopéré à la préparation et à la mise en oeuvre des opérations de remise, de détention secrète et d’interrogatoire menées par la CIA sur son territoire, ce en autorisant la CIA à utiliser son espace aérien et son aéroport, en étant complice du camouflage des mouvements de l’avion de remise et en fournissant un support logistique et des services, dont des dispositions spéciales en matière de sécurité, une procédure d’atterrissage spéciale, le transport des équipes de la CIA avec des détenus par voie terrestre, et la mise à disposition de la base de Stare Kiejkuty pour les détentions secrètes de la CIA. Sachant que les mauvais traitements et sévices infligés aux terroristes présumés détenus sous la garde des autorités américaines étaient largement connus du public, la Pologne aurait dû savoir que, en permettant à la CIA de détenir de telles personnes sur son territoire, elle leur faisait courir un risque sérieux de subir des traitements contraires à la Convention.

Article 3

La Cour conclut à la violation de l’article 3 sous son volet procédural. Elle dit que l’enquête pénale menée en Pologne n’a pas été « prompte », « approfondie » et « effective », contrairement à ce qu’exige cette disposition.

La Cour conclut également à la violation de l’article 3 sous son volet matériel. Elle dit que les traitements infligés aux requérants par la CIA pendant leur détention en Pologne s’analysent en des actes de torture. Il est vrai que les interrogatoires et donc les mauvais traitements subis par les requérants sur le site de Stare Kiejkuty relevaient de la responsabilité exclusive de la CIA et qu’il était peu probable que des agents de l’État polonais aient vu ou su exactement ce qui se passait sur ce site. Cependant, l’article 1 de la Convention combiné avec l’article 3 faisait obligation à la Pologne de prendre des mesures destinées à faire en sorte que les individus relevant de sa juridiction ne soient pas soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Or la Pologne a en pratique facilité tout le processus et créé les conditions nécessaires à sa mise en oeuvre, sans rien faire pour l’empêcher. Dès lors, l’État polonais, en raison de son « acquiescence » et de sa « connivence » avec le programme des « détenus de haute importance », doit être considéré comme responsable de la violation des droits des requérants commises sur son territoire. De plus, la Pologne savait que les transferts des requérants à destination et en provenance de son territoire étaient effectués au moyen de « remises extraordinaires ». En conséquence, en permettant à la CIA de transférer les requérants vers ses autres sites de détention secrets, les autorités polonaises ont fait courir aux intéressés un risque prévisible et sérieux de subir d’autres mauvais traitements et conditions de détention interdits par l’article 3.

Article 5

La Cour dit que ses conclusions sur le terrain de l’article 3 valent aussi pour le grief des requérants concernant leur détention non reconnue, et que la responsabilité de la Pologne est engagée pour ce qui est de leur détention sur son territoire et de leur transfert à partir du territoire polonais.

Article 8

La Cour dit que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur vie privée et familiale n’était pas prévue par la loi et n’avait aucune justification.

Article 13

La Cour dit que l’enquête pénale menée par la Pologne n’a pas respecté les normes relatives à l’effectivité de l’enquête. Partant, le requérants n’ont pas disposé d’un recours effectif, au mépris de l’article 13.

Article 6 § 1

La Cour dit que, eu égard aux informations rendues publiques, la Pologne savait que tout terroriste présumé passerait en jugement devant une commission militaire à Guantanamo selon une procédure ne respectant pas les exigences d’équité de la procédure. Dès lors, la coopération et l’assistance apportées par la Pologne s’agissant du transfert des requérants depuis son territoire, alors qu’il y avait un risque réel et prévisible qu’ils subissent un déni de justice flagrant, engagent la responsabilité de l’État polonais au titre de cette disposition.

Articles 2 et 3 combinés avec l’article 1 du Protocole n° 6

Dans l’affaire Al Nashiri, la Cour dit que la Pologne a également violé les articles 2 et 3 combinés avec l’article 1 du Protocole n° 6 en ce qu’elle a permis à la CIA de déférer le requérant à la commission militaire et l’a ainsi exposé à un risque sérieux et prévisible de se voir condamné à la peine de mort à l’issue de son procès.

Satisfaction équitable (article 41)

La Cour dit que la Pologne doit verser à chacun des requérants 100 000 euros (EUR) pour dommage moral. Dans l’affaire Husayn (Abu Zubaydah), elle alloue aussi au requérant 30 000 EUR pour frais et dépens. Aucune demande au titre des frais et dépens n’a été formulée dans l’affaire Al Nashiri.

Mesures individuelles dans l’affaire Al Nashiri (article 46)

La Cour dit que la Pologne doit, pour satisfaire à ses obligations au titre des articles 2 et 3 de la Convention et 1 du Protocole n° 6, s’efforcer de faire cesser aussitôt que possible le risque que M. Al Nashiri soit condamné à la peine de mort, et ce en recherchant auprès des autorités américaines l’assurance qu’une telle condamnation ne lui sera pas infligée.

DISTINCTION ENTRE LA TORTURE

ET UN ACTE INHUMAIN OU DÉGRADANT

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- LES ACTES DE TORTURE

- LES ACTES INHUMAINS ET DEGRADANTS

- UN ACTE INHUMAIN ET DEGRADANT N'EXIGE PAS UNE INTENTION

- QUAND LA VIOLATION A ÉTÉ RECONNUE EN COURS DE PROCÉDURE INTERNE LE REQUÉRANT N'EST PLUS VICTIME ET NE PEUT PLUS SAISIR LA CEDH

LES ACTES DE TORTURE

L'arrêt de Grande Chambre ELMASRI c.EX REPUBLIQUE YOUGOSLAVE DE MACEDOINE du 13 décembre 2012, est l'exemple type des actes de tortures subies par un ressortissant allemand soupçonné de terrorisme, arrêté en Ex république Yougoslave de Macedoire par la CIA pour être conduit dans une prison secrète d'Afghanistan avant son retour en Allemagne.

CESTARO c. ITALIE du 7 avril 2015 requête 6884/ 11

Violation de l'article 3, cet arrêt définit la torture par rapport à un acte inhumain et dégradant : une arrestation médiatisée, avec violences policières, pendant le sommet de Gênes de 2001, dans les écoles Diaz‑Pertini et Diaz-Pascoli, transformées en dortoir et où tout le monde dormait. Personne ne résistait et il n'y avait aucune raison objective  pour justifier le passage à tabac commis par des policiers. C'est un acte de torture. L'Italie n'a pas de procédure judiciaire effective pour réparer les actes de torture, commis par la police.

LES ACTES REPROCHÉS SONT DES ACTES DE TORTURE

i.  Sur la preuve des mauvais traitements allégués

164.  La Cour rappelle que, comme il ressort de sa jurisprudence bien établie (voir, parmi beaucoup d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII, et Gäfgen, précité, § 92), en cas d’allégations de violation de l’article 3 de la Convention, elle doit, pour apprécier les preuves, se livrer à un examen particulièrement approfondi. Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles.

En effet, même si dans ce type d’affaires elle est disposée à examiner d’un œil plus critique les conclusions des juridictions nationales (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 155, CEDH 2012), il lui faut néanmoins d’habitude disposer d’éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles celles-ci sont parvenues (voir, parmi beaucoup d’autres, Vladimir Romanov, précité, § 59, 24 juillet 2008, Georgiy Bykov c. Russie, no 24271/03, § 51, 14 octobre 2010, Gäfgen, précité, § 93, Darraj, précité, § 37, Alberti c. Italie, no 15397/11, § 41, 24 juin 2014, Saba c. Italie, no 36629/10, § 69, 1er  juillet 2014, et Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 47, 22 juillet 2014).

165.  En l’espèce, la Cour note que le jugement de première instance et l’arrêt d’appel (paragraphes 33 et 73 ci-dessus), auxquels se réfère l’arrêt de la Cour de cassation (paragraphe 77 ci-dessus), exposent que, une fois entrés dans l’école Diaz-Pertini, les agents ont frappé presque tous les occupants, même ceux qui étaient assis ou allongés par terre, à coups de poing, de pied et de matraque, en criant et en menaçant les occupants.

Le jugement de première instance relate qu’à l’arrivée de la police le requérant était assis dos contre le mur, à côté d’un groupe d’occupants, et avait les bras en l’air ; qu’il a reçu des coups surtout sur la tête, les bras et les jambes, qui lui ont causé de multiples fractures du cubitus droit, de la fibule droite et de plusieurs côtes ; que ces blessures ont entraîné une hospitalisation de quatre jours, une incapacité temporaire supérieure à quarante jours et une faiblesse permanente du bras droit et de la jambe droite (paragraphes 34-35 ci-dessus).

166.  Les allégations du requérant concernant l’agression dont il a été victime et les séquelles que celle-ci a entraînées ont ainsi été confirmées dans les décisions judiciaires internes.

167.  Au demeurant, le Gouvernement a déclaré souscrire, en général, « au jugement des juridictions nationales, qui ont très durement stigmatisé le comportement des agents de police » lors de leur irruption dans l’école Diaz-Pertini.

168.  Dès lors, et compte tenu également du caractère systématique et généralisé de l’agression physique et verbale dont les occupants de l’école Diaz-Pertini ont fait l’objet (Dedovski et autres c. Russie (no 7178/03, §§ 77-79, CEDH 2008), la Cour juge établies tant l’agression physique et verbale dont le requérant se plaint que les séquelles que celle-ci a entraînées.

169.  Dans ces conditions, elle estime que le grief tiré de la violation de l’article 3 est suffisamment caractérisé et qu’il n’y a pas lieu de se pencher sur la question de la preuve des autres allégations du requérant (positions humiliantes, impossibilité de prendre contact avec un avocat et/ou une personne de confiance, absence de soins adéquats en temps utile, présence d’agents des forces de l’ordre pendant l’examen médical).

ii.  Sur la qualification juridique des traitements avérés

170.  Eu égard aux critères découlant de sa jurisprudence bien établie (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni, précité, § 104, Labita, précité, § 120, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 84, CEDH 2000‑VII, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 118-119, CEDH 2004-IV, Gäfgen, précité, § 88, El-Masri, précité, § 196, Alberti, précité, § 40, et Saba, précité, §§ 71-72), la Cour estime qu’on ne saurait sérieusement douter que les mauvais traitements en cause tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention. Le Gouvernement, du reste, ne le conteste pas. Reste à savoir s’ils doivent être qualifiés de torture, comme le prétend le requérant.

α)  Aperçu de la jurisprudence en matière de « torture »

171.  En principe, pour déterminer si une forme donnée de mauvais traitement doit être qualifiée de torture, la Cour doit avoir égard à la distinction que l’article 3 opère entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Ainsi que la Cour l’a déjà relevé, cette distinction paraît avoir été consacrée par la Convention pour marquer d’une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Batı et autres, précité, § 116, Gäfgen, précité, § 90, avec les arrêts qui y sont cités, et El-Masri, précité, § 197). Le caractère aigu des souffrances est « relatif par essence ; il dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. » (Selmouni, précité, § 100, et Batı et autres, précité, § 120).

Outre la gravité des traitements, la « torture » implique une volonté délibérée, ainsi que le reconnaît la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, entrée en vigueur le 26 juin 1987 à l’égard de l’Italie (paragraphe 109 ci-dessus), qui définit la « torture » comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës sont intentionnellement infligées à une personne aux fins, notamment, d’obtenir d’elle des renseignements, de la punir ou de l’intimider (İlhan, précité, § 85, Gäfgen, § 90, et El-Masri, précité, § 197).

172.  Dans certaines affaires, les faits de la cause ont amené la Cour à estimer que les mauvais traitements en question devaient bien être qualifiés de « torture » après avoir appliqué conjointement les deux critères susmentionnés, à savoir la gravité des souffrances et la volonté délibérée (voir, par exemple, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 63-64, Recueil 1996‑VI : le requérant avait été soumis à la « pendaison palestinienne » pour qu’il avoue et qu’il livre des informations ; Batı et autres, précité, §§ 110, 122-124 : les requérants avaient été privés de sommeil et soumis à la « pendaison palestinienne », à des jets d’eau, à des coups répétés et au supplice de la falaka pendant plusieurs jours, pour qu’ils avouent leur appartenance à un parti politique ; Abdülsamet Yaman c. Turquie, n32446/96, §§ 19-20, 2 novembre 2004 : le requérant avait été soumis à la « pendaison palestinienne », à des jets d’eau et à des électrochocs pendant plusieurs jours pour qu’il passe aux aveux ; Polonskiy c. Russie, n30033/05, § 124, 19 mars 2009 : le requérant avait été frappé plusieurs fois et à divers endroits du corps, et soumis à des électrochocs pour qu’il avoue un délit – il convient de remarquer que la Cour a conclu à la « torture » même en l’absence de séquelles physiques de longue durée ; Kopylov, précité, §§ 125-126 : pour qu’il avouât un délit, le requérant avait été suspendu au moyen d’une corde avec les mains liées dans le dos, matraqué, tabassé et soumis, pendant quatre mois environ, à plusieurs autres sévices, ce qui a entraîné des séquelles graves et irréversibles ; El-Masri, précité, §§ 205-211 : le requérant avait été roué de coups, déshabillé de force et soumis à l’administration de force d’un suppositoire, puis enchaîné et encapuchonné avant d’être traîné de force jusqu’à un avion, où il avait été jeté à terre, attaché et mis de force sous sédatifs ; selon la Cour, l’ensemble de ces traitements, perpétrés dans le cadre d’une « remise extraordinaire », visait à obtenir des renseignements de l’intéressé, à le punir ou à l’intimider).

173.  Dans certaines affaires, la Cour, dans son raisonnement, a fondé le constat de « torture » moins sur le caractère intentionnel des mauvais traitements que sur le fait qu’ils avaient « provoqué des douleurs et des souffrances aiguës » et qu’ils revêtaient « un caractère particulièrement grave et cruel » (voir, par exemple, Selmouni, précité, §§ 101-105, et Erdal Aslan c. Turquie, nos 25060/02 et 1705/03, § 73, 2 décembre 2008).

174.  Dans d’autres arrêts, elle a attribué un poids particulier au caractère gratuit des violences commises à l’égard du requérant, détenu, pour parvenir à un constat de « torture ». Par exemple, dans l’affaire Vladimir Romanov (précitée, §§ 66-70), elle a souligné que le requérant avait été frappé à coups de matraque après qu’il eut obtempéré à l’ordre de quitter sa cellule et alors même qu’il était tombé à terre : les violences en question avaient donc valeur de « représailles ». De même, dans l’affaire Dedovski et autres (précitée), la Cour a pris en compte le potentiel de violence existant dans un établissement pénitentiaire et le fait qu’une désobéissance des détenus pouvait dégénérer rapidement en une mutinerie nécessitant ainsi l’intervention des forces de l’ordre (Dedovski et autres, § 81), la Cour n’a discerné « aucune nécessité qui [eût] justifié l’usage de matraques en caoutchouc contre les requérants. Au contraire, les actions des agents (...) étaient manifestement disproportionnées aux transgressions imputées aux requérants », qui dans le cadre d’une fouille avaient refusé de quitter la cellule ou d’écarter les bras et les jambes, et elles les a, de surcroît, jugées « inutiles à la réalisation des objectifs des agents », car « ce n’était pas en frappant un détenu avec une matraque que les agents [seraient parvenus] au résultat désiré, à savoir faciliter la fouille » (idem, § 83). La Cour a considéré que les mauvais traitements avaient ainsi clairement le caractère de « représailles » ou de « châtiment corporel » (idem, §§ 83 et 85) et que, dans le contexte, l’utilisation de la force était dépourvue de base légale (idem, § 82).

175.  Dans certaines affaires concernant des violences commises par des agents de police lors d’arrestations, la Cour s’est penchée également sur la question de savoir si les mauvais traitements litigieux étaient constitutifs de « torture » au sens de l’article 3 de la Convention. Toutefois, elle n’a pas conclu dans ce sens, eu égard au fait que le but des policiers n’avait pas été d’arracher des aveux au requérant et eu égard à la courte durée des violences commises dans un contexte particulièrement tendu (Krastanov c. Bulgarie, no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004 : coups donnés au requérant en raison d’une erreur sur la personne commise lors d’une opération de police visant à l’arrestation d’un délinquant dangereux), ainsi que compte tenu des doutes sur la gravité des souffrances entraînées par les mauvais traitements en question et de l’absence de séquelles de longue durée (Egmez c. Chypre, no 30873/96, §§ 76 et 78-79, CEDH 2000‑XII ).

176.  Enfin, dans l’affaire Gäfgen (précitée), la Cour a pris en compte : a)  la durée du mauvais traitement infligé au requérant, à savoir environ dix minutes (Gäfgen, précité,§ 102) ; b)  les effets physiques ou mentaux que ce traitement avait eus sur le requérant ; la Cour a estimé que les menaces de mauvais traitements avaient provoqué chez celui-ci une peur, une angoisse et des souffrances mentales considérables, mais pas de séquelles à long terme (idem, § 103) ; c)  la question de savoir si ce mauvais traitement était intentionnel ou non ; la Cour a jugé que les menaces n’avaient pas été un acte spontané, mais qu’elles avaient été préméditées et conçues de manière délibérée et intentionnelle (idem, § 104) ; d)  le but que le mauvais traitement poursuivait et le contexte dans lequel il avait été infligé ; la Cour a souligné que les policiers avaient menacé le requérant de mauvais traitements dans le but de lui extorquer des informations sur le lieu où se trouvait un enfant kidnappé et qu’ils croyaient encore en vie, mais en grave danger (idem, §§ 105-106). Ainsi, la Cour, tout en prenant en compte « la motivation qui inspirait le comportement des policiers et l’idée qu’ils [avaient] agi dans le souci de sauver la vie d’un enfant » (idem, § 107), a jugé que la méthode d’interrogatoire à laquelle le requérant avait été soumis dans les circonstances de la présente affaire avait été suffisamment grave pour être qualifiée de traitement inhumain prohibé par l’article 3, mais qu’elle n’avait pas eu le niveau de cruauté requis pour atteindre le seuil de la torture (idem, § 108).

ß)  Application en l’espèce

177.  Dans la présente affaire, la Cour ne saurait ignorer que, d’après la Cour de cassation, les violences de l’école Diaz-Pertini, dont le requérant a été victime, avaient été perpétrées dans « un but punitif, un but de représailles, visant à provoquer l’humiliation et la souffrance physique et morale des victimes », et qu’elles pouvaient relever de la « torture » aux termes de l’article 1 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (paragraphe 77 ci-dessus).

178.  Ensuite, il ressort du dossier que le requérant a été agressé par des agents à coups de pied et de matraque du type tonfa, considérée comme potentiellement meurtrière par l’arrêt d’appel (paragraphe 68 ci-dessus), et qu’il a été frappé à maintes reprises à plusieurs endroits du corps.

Les coups donnés au requérant lui ont causé de multiples fractures (du cubitus droit, du styloïde droit, de la fibule droite et de plusieurs côtes) qui ont entraîné une hospitalisation de quatre jours, une incapacité temporaire supérieure à quarante jours, une opération chirurgicale lors de ladite hospitalisation ainsi qu’une opération chirurgicale quelques années plus tard ; le requérant en a gardé une faiblesse permanente du bras droit et de la jambe droite (paragraphes 34-35 et 155 ci-dessus). Les séquelles physiques des mauvais traitements subis par le requérant sont donc importantes.

Les sentiments de peur et d’angoisse suscités chez le requérant ne sauraient, eux non plus, être sous-estimés. S’étant abrité dans un asile de nuit, le requérant a été réveillé par le bruit causé par l’irruption de la police. En plus des coups subis, il a vu plusieurs agents des forces de l’ordre frapper d’autres occupants sans aucune raison apparente.

Dans ce contexte, il convient également de rappeler les conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions internes dans le cadre de la procédure pénale et auxquelles le Gouvernement a déclaré souscrire en général : selon le jugement de première instance, la conduite de la police à l’intérieur de l’école Diaz-Pertini a constitué une violation claire à la fois de la loi, « de la dignité humaine et du respect de la personne » (paragraphe 51 ci-dessus) ; d’après l’arrêt d’appel, les agents ont frappé systématiquement les occupants d’une façon cruelle et sadique, agissant comme des « matraqueurs violents » (paragraphes 67 et 73 ci-dessus) ; la Cour de cassation parle de violences « d’une gravité inhabituelle » et « absolue » (paragraphe 77 ci-dessus).

Dans ses observations devant la Cour, le Gouvernement lui-même a qualifié les agissements de la police dans l’école Diaz-Pertini d’actes « très graves et déplorables ».

179.  En somme, on ne saurait nier que les mauvais traitements commis à l’égard du requérant ont « provoqué des douleurs et des souffrances aiguës » et qu’ils revêtaient « un caractère particulièrement grave et cruel » (Selmouni, précité, § 105, et Erdal Aslan, précité, § 73).

180.  La Cour note également l’absence de tout lien de causalité entre la conduite du requérant et l’utilisation de la force par les agents de police.

En effet, le jugement de première instance, tout en admettant que quelques actes de résistance isolés avaient vraisemblablement été commis par des occupants de l’école Diaz-Pertini, évoque le cas du requérant – qui avait déjà un certain âge en juillet 2001 – pour souligner le caractère absolument disproportionné entre la violence de la police et les actes de résistance des occupants (paragraphe 51 ci-dessus). D’ailleurs, ainsi qu’il ressort de ce même jugement, la posture du requérant, assis dos contre le mur et les bras en l’air (paragraphe 34 ci-dessus) lors de l’arrivée de la police, exclut toute résistance de sa part à l’égard de la police.

De manière encore plus nette, l’arrêt d’appel expose qu’aucune preuve n’a été fournie quant aux prétendus actes de résistance de la part de certains des occupants, avant ou après l’irruption de la police (paragraphe 71 ci-dessus). En outre, selon cet arrêt, les agents de police étaient restés indifférents à toute condition de vulnérabilité physique liée au sexe et à l’âge, et à tout signe de capitulation, même de la part de personnes que le bruit de l’irruption venait de réveiller (paragraphe 67 et 73 ci-dessus).

L’arrêt de la Cour de cassation confirme l’absence de résistance de la part des occupants (paragraphe 80 ci-dessus).

181.  Dès lors, la présente affaire se distingue des affaires où l’utilisation (disproportionnée) de la force par des agents de police était à mettre en relation avec des actes de résistance physique ou des tentatives de fuite (parmi les cas d’arrestation d’un suspect, voir, par exemple, Egmez, précité, §§ 13, 76 et 78, et Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 71-78, CEDH 2000‑XII ; parmi les cas de contrôles d’identité, voir, par exemple, Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, §§ 59-62, 5 avril 2011, et Dembele, précité, §§ 43-47 ; pour des cas de violences perpétrées en garde à vue, voir Rivas c. France, no 59584/00, §§ 40-41, 1er avril 2004, et Darraj, précité, §§ 38-44).

182.  Les mauvais traitements en cause en l’espèce ont donc été infligés au requérant de manière totalement gratuite et, à l’instar de ceux relatés dans les affaires Vladimir Romanov (précitée, § 68) et Dedovski et autres (précitée, §§ 83-85), ils ne sauraient passer pour être un moyen utilisé de manière proportionnée par les autorités pour atteindre le but visé.

À ce propos, il y a lieu de rappeler que l’irruption dans l’école Diaz-Pertini était censée être une perquisition : la police aurait dû entrer dans l’école, où le requérant et les autres occupants s’étaient abrités légitimement, pour rechercher des éléments de preuve pouvant conduire à l’identification des membres des black blocks, auteurs des saccages dans la ville, et, le cas échéant, à leur arrestation (paragraphe 29 ci-dessus).

Or, au-delà de toute considération sur les indices concernant la présence de black blocks dans l’école Diaz-Pertini le soir du 21 juillet (paragraphes 51 et 63 ci-dessus), les modalités opérationnelles suivies in concreto ne sont pas cohérentes avec le but déclaré par les autorités : la police a fait irruption en enfonçant la grille et les portes d’entrée de l’école, a passé à tabac presque tous les occupants et a ramassé leurs effets personnels, sans même chercher à en identifier les propriétaires respectifs. Ces circonstances, du reste, comptent parmi les raisons pour lesquelles, dans sa décision, confirmée par la Cour de cassation, la cour d’appel a estimé illégale, et donc constitutive du délit d’abus de fonction publique, l’arrestation des occupants de l’école Diaz-Pertini (paragraphes 33-34, 38-39, 72 ci-dessus).

183.  L’opération litigieuse devait être conduite par une formation constituée majoritairement d’agents appartenant à une division spécialisée dans les opérations « anti-émeute » (paragraphe 29 ci-dessus). Cette formation, selon les explications des autorités, devait « sécuriser » le bâtiment, c’est-à-dire accomplir une tâche qui s’apparente, selon la cour d’appel de Gênes, moins à une obligation de moyens qu’à une obligation de résultat (paragraphes 29, 65 et 79 ci-dessus). Il ne ressort pas des décisions internes que des directives concernant l’utilisation de la force avaient été fournies aux agents (paragraphes 65, 68 et 79 ci-dessus). La police a attaqué immédiatement des personnes clairement inoffensives à l’extérieur de l’école (paragraphes 31 et 66 ci-dessus). À aucun moment, elle n’a essayé de parlementer avec les personnes qui s’étaient abritées légitimement dans ce bâtiment ni de se faire ouvrir les portes que ces personnes avaient légitimement fermées, préférant d’emblée les enfoncer (paragraphes 32 et 67 ci-dessus). Enfin, elle a systématiquement passé à tabac l’ensemble des occupants dans tous les locaux du bâtiment (paragraphes 33 et 67 ci-dessus).

Dès lors, on ne saurait méconnaître le caractère intentionnel et prémédité des mauvais traitements dont le requérant, notamment, a été victime.

184.  Pour apprécier le contexte dans lequel s’est produite l’agression du requérant et, notamment, l’élément intentionnel, la Cour ne peut pas non plus négliger les tentatives de la police de cacher ces événements ou de les justifier sur le fondement de circonstances fallacieuses.

D’une part, comme l’ont souligné la cour d’appel et la Cour de cassation, en faisant irruption dans l’école Pascoli, la police voulait effacer toute preuve filmée de l’irruption qui se déroulait dans l’école Diaz-Pertini (paragraphe 83-84 ci-dessus). En outre, il y a lieu de rappeler les déclarations du chef de l’unité de presse de la police dans la nuit du 21 au 22 juillet, selon lesquelles les nombreuses taches de sang, au sol, sur les murs et sur les radiateurs du bâtiment, s’expliquaient par les blessures que la plupart des occupants se seraient faites au cours des accrochages de la journée (paragraphe 41 ci-dessus, et paragraphe 67 ci-dessus pour l’appréciation de la cour d’appel à ce propos).

D’autre part, l’arrêt d’appel indique que la résistance des occupants, l’agression au couteau subie par un agent et la découverte dans l’école Diaz-Pertini de deux cocktails Molotov étaient autant de mensonges, constitutifs des délits de calomnie et faux, qui visaient à justifier, a posteriori, l’irruption et les violences commises (paragraphes 70-73 ci-dessus). Il s’agissait, selon la Cour de cassation, d’une « opération scélérate de mystification » (paragraphe 80 ci-dessus).

185.  Dans ces conditions, la Cour ne peut souscrire à la thèse implicitement avancée par le Gouvernement, à savoir que la gravité des mauvais traitements perpétrés lors de l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini devrait être relativisée eu égard au contexte très tendu découlant des nombreux accrochages s’étant produits pendant les manifestations et des exigences tout à fait particulières de protection de l’ordre public.

186.  Certes, lorsqu’elle se prononce sur les mauvais traitements commis par des agents de police s’acquittant de certaines tâches objectivement difficiles et qui présentent des risques pour la sécurité des agents eux-mêmes ou pour celle d’autrui, la Cour tient compte du contexte tendu et de la forte tension émotionnelle (voir, par exemple, respectivement, Egmez, précité, §§ 11-13 et 78 : arrestation en flagrant délit d’un trafiquant de drogue, qui avait opposé une résistance et essayé de prendre la fuite, dans la zone tampon qui sépare la partie du territoire sous le contrôle de la République turque de Chypre du Nord de la partie du territoire placé sous l’autorité du gouvernement de Chypre ; et Gäfgen, précité, §§ 107-108 : menaces de torture dans le but d’extorquer au requérant des informations sur le lieu où se trouvait un enfant kidnappé que les investigateurs croyaient encore vie, mais en grave danger).

187.  En l’espèce, si la juridiction de première instance a reconnu que les accusés avaient agi « en condition de stress et fatigue » lors de l’irruption dans l’école Diaz-Pertini (paragraphe 50 ci-dessus), la cour d’appel comme la Cour de cassation n’ont pas retenu cette circonstance atténuante (paragraphe 73 ci-dessus).

188.  Or il incombe à la Cour de statuer non pas sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention (El-Masri, précité, § 151). En ce qui concerne, en particulier, l’article 3 de la Convention, la Cour a dit maintes fois que cette disposition consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. L’article 3 ne prévoit pas d’exceptions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni, précité, § 95, Labita, précité, § 119, Gäfgen, précité, § 87, et El-Masri, précité, § 195). La Cour a confirmé que même dans les circonstances les plus difficiles, telles que la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime (Labita, Gäfgen et El-Masri, précités, idem).

189.  Dès lors, et sans vouloir ainsi mésestimer la difficulté de la mission de la police dans les sociétés contemporaines et l’imprévisibilité du comportement humain (voir, mutatis mutandis, Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 61, 23 février 2006), elle souligne, en l’espèce, les éléments suivants :

–  l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini a eu lieu dans la nuit du 21 au 22 juillet, alors que les accrochages et les saccages qui s’étaient produits au cours du sommet du G8 avaient pris fin et que rien de similaire ne se passait dans cette école ou ses alentours ;

–  même à supposer que des casseurs avaient trouvé refuge dans l’école, il ne ressort guère du dossier que ses occupants avaient eu, lors de l’arrivée de la police, un comportement susceptible de mettre quiconque en danger et, notamment, les policiers qui, en grand nombre et bien armés (paragraphe 30 ci-dessus), participaient à cette opération : certains des occupants, il faut le rappeler, s’étaient bornés à fermer la grille et les portes d’entrée de l’école, comme ils en avaient le droit, et il n’y avait pas eu de véritables actes de résistance (paragraphes 71 et 80 ci-dessus) ;

–  il ressort du dossier que les autorités ont eu suffisamment de temps pour bien organiser l’opération de « perquisition » (paragraphes 27-30 ci-dessus) ; en revanche, il ne ressort pas du dossier que les policiers ont dû réagir dans l’urgence à des développements imprévus qui seraient survenus au cours de cette opération (voir, a contrario, Tzekov, précité, §§ 61-62) ;

–  la perquisition d’une autre école et l’arrestation d’une vingtaine de ses occupants, même si dépourvues de toute utilité sur le plan judiciaire, avaient eu lieu dans l’après-midi du 21 juillet apparemment sans aucune violence de la part de la police (paragraphe 22 ci-dessus).

Compte tenu de ce qui précède, les tensions qui, comme le prétend le Gouvernement, auraient présidé à l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini peuvent s’expliquer moins par des raisons objectives que par la décision de procéder à des arrestations médiatisées et par l’adoption de modalités opérationnelles non conformes aux exigences de la protection des valeurs qui découlent de l’article 3 de la Convention ainsi que du droit international pertinent (paragraphes 107-111 ci-dessus).

190.  En conclusion, eu égard à l’ensemble des circonstances exposées ci-dessus, la Cour estime que les mauvais traitements subis par le requérant lors de l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini doivent être qualifiés de « torture » au sens de l’article 3 de la Convention.

SUR LE VOLET PROCÉDURAL PAS DE RECOURS INTERNE EFFECTIF

i.  Principes généraux

204.  La Cour rappelle que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la ] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (voir, parmi maints autres arrêts, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII, Labita, précité, § 131, Krastanov, précité, § 57, Vladimir Romanov, précité, § 81, Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 60, 8 avril 2008, Georgiy Bykov, précité, § 60, El-Masri, précité, §§ 182 et 185 ainsi que les autres références qui y figurent, Dembele, précité, § 62, Alberti, précité, § 62, Saba, précité, § 76, et Dimitrov et autres c. Bulgarie, no 77938/11, § 135, 1er juillet 2014).

205.  D’abord, pour qu’une enquête soit effective et permette d’identifier et de poursuivre les responsables, elle doit être entamée et menée avec célérité (Gäfgen, précité, § 121, ainsi que les autres références qui y figurent).

En outre, l’issue de l’enquête et des poursuites pénales qu’elle déclenche de même que la sanction prononcée et les mesures disciplinaires prises passent pour déterminantes. Elles sont essentielles si l’on veut préserver l’effet dissuasif du système judiciaire en place et le rôle qu’il est tenu d’exercer dans la prévention des atteintes à l’interdiction des mauvais traitements (Çamdereli c. Turquie, no 28433/02, § 38, 17 juillet 2008, Gäfgen, § 121, Saba, précité, § 76 ; sur le terrain de l’article 2, voir aussi Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, §§ 60 et suivants, 20 décembre 2007).

206.  Lorsque l’investigation préliminaire a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales, c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’interdiction posée par cette disposition. Ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration (voir, sur le terrain de l’article 2, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004‑XII).

La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas porté devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 3, de manière à préserver la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle qui revient à ce dernier dans le respect de l’interdiction de la torture (Okkali c. Turquie, n52067/99, §§ 65-66, 17 octobre 2006, Ali et Ayşe Duran, précité, §§ 61-62, Zeynep Özcan c. Turquie, no 45906/99, § 42, 20 février 2007, et Dimitrov et autres, précité, §§ 142-143).

207.  Quant à la sanction pénale pour les responsables de mauvais traitements, la Cour rappelle qu’il ne lui incombe pas de se prononcer sur le degré de culpabilité de la personne en cause (voir, sous l’angle de l’article 2, Öneryıldız, précité, § 116, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005‑VII) ou de déterminer la peine à infliger, ces matières relevant de la compétence exclusive des tribunaux répressifs internes. Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et conformément au principe voulant que la Convention garantisse des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit s’assurer que l’État s’acquitte comme il se doit de l’obligation qui lui est faite de protéger les droits des personnes relevant de sa juridiction. Par conséquent, la Cour « doit conserver sa fonction de contrôle et intervenir dans les cas où il existe une disproportion manifeste entre la gravité de l’acte et la sanction infligée. Sinon, le devoir qu’ont les États de mener une enquête effective perdrait beaucoup de son sens » (voir, dans ces termes exacts, Gäfgen, précité, § 123 ; voir également Ali et Ayşe Duran, précité, § 66, et Saba, précité, § 77 ; voir, enfin, sur le terrain de l’article 2, Nikolova et Velitchkova, précité, § 62).

208.  L’appréciation du caractère adéquat de la sanction dépend donc des circonstances particulières de l’affaire donnée (İlhan, précité, § 92).

La Cour a également jugé que, en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’Etat, l’action pénale ne devrait pas s’éteindre par l’effet de la prescription, de même que l’amnistie et la grâce ne devraient pas être tolérées dans ce domaine. Au demeurant, l’application de la prescription devrait être compatible avec les exigences de la Convention. Il est dès lors difficile d’accepter des délais de prescriptions inflexibles ne souffrant aucune exception (Mocanu et autres c. Roumanie [GC] nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 326 CEDH 2014 (extraits)) et les affaires qui y sont citées.

Il en va de même du sursis à l’exécution de la peine (Okkali, précité, §§ 74-78, Gäfgen, précité, § 124, Zeynep Özcan, précité, § 43 ; voir aussi, mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova, précité, § 62) et d’une remise de peine (Abdülsamet Yaman, précité, § 55, et Müdet Kömürcü, §§ 29-30).

209.  Pour qu’une enquête soit effective en pratique, la condition préalable est que l’État ait promulgué des dispositions de droit pénal réprimant les pratiques contraires à l’article 3 (Gäfgen, précité, § 117). En effet, l’absence d’une législation pénale suffisante pour prévenir et réprimer effectivement les auteurs d’actes contraires à l’article 3 peut empêcher les autorités de poursuivre les atteintes à cette valeur fondamentale des sociétés démocratiques, d’en évaluer la gravité, de prononcer des peines adéquates et d’exclure l’application de toute mesure susceptible d’affaiblir excessivement la sanction, au détriment de son effet préventif et dissuasif (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 149, 153 et 166, CEDH 2003‑XII, Tzekov, précité, 71, Çamdereli, précité, § 38 ; sur le terrain de l’article 4, voir, mutatis mutandis, Siliadin c. France, n73316/01, §§ 89, 112 et 148, CEDH 2005‑VII).

210.  En ce qui concerne les mesures disciplinaires, la Cour a dit à maintes reprises que, lorsque des agents de l’État sont inculpés d’infractions impliquant des mauvais traitements, il importe qu’ils soient suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procès et en soient démis en cas de condamnation (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts précités Abdülsamet Yaman, § 55, Nikolova et Velitchkova, § 63, Ali et Ayşe Duran, § 64, Erdal Aslan, §§ 74 et 76, Çamdereli, § 38, Gäfgen, § 125, et Saba, § 78).

211.  En outre, la victime doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre, à l’enquête (Dedovski et autres, précité, § 92, et El-Masri, précité, § 185, avec les autres références qui y figurent).

212.  Enfin, outre mener une enquête approfondie et effective, l’État doit accorder au requérant une indemnité, le cas échéant, ou à tout le moins la possibilité de solliciter et d’obtenir réparation du préjudice que les mauvais traitements en question lui ont causé (Gäfgen, précité, § 118, avec les autres références qui y figurent).

ii.  Application en l’espèce

213.  Eu égard aux principes résumés ci-dessus et, notamment, à l’obligation qui incombe à l’État d’identifier et, le cas échéant, de sanctionner de manière adéquate les auteurs d’actes contraires à l’article 3 de la Convention, la Cour estime que la présente affaire soulève trois types de problème.

α)  Absence d’identification des auteurs matériels des mauvais traitements en cause

214.  Les policiers qui ont agressé le requérant dans l’école Diaz-Pertini et l’ont matériellement soumis à des actes de torture n’ont jamais été identifiés (paragraphe 52 ci-dessus). Ils n’ont donc même pas été l’objet d’une enquête et sont demeurés, tout simplement, impunis.

215.  Certes, l’obligation d’enquête découlant de l’article 3 est plutôt une obligation de moyens que de résultat (Kopylov, précité, § 132, Samoylov, précité, § 31, et Batı et autres, précité, § 134), dans la mesure où l’enquête peut se solder par un échec malgré tous les moyens et les efforts dûment déployés par les autorités.

216.  Il n’en reste pas moins qu’en l’espèce, selon le jugement de première instance, l’absence d’identification des auteurs matériels des mauvais traitements litigieux découle de la difficulté objective du parquet de procéder à des identifications certaines et du défaut de coopération de la police au cours des investigations préliminaires (paragraphe 52 ci-dessus).

La Cour regrette que la police italienne ait pu refuser impunément d’apporter aux autorités compétentes la coopération nécessaire à l’identification des agents susceptibles d’être impliqués dans des actes de torture.

217.  En outre, il ressort des décisions internes que le nombre exact des agents ayant participé à l’opération est resté inconnu (paragraphe 30 ci-dessus) et que les policiers, dont au moins ceux qui étaient en tête du groupe portaient des casques de protection, ont fait irruption dans l’école en ayant, pour la plupart d’entre eux, le visage masqué par un foulard (paragraphe 29 et 33 ci-dessus).

Aux yeux de la Cour, ces deux circonstances, qui procèdent des phases de planification et de réalisation de l’irruption policière dans l’école Diaz-Pertini, constituent déjà des obstacles non négligeables à toute tentative d’enquête efficace sur les événements en question.

La Cour rappelle, notamment, avoir déjà jugé, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, que l’impossibilité d’identifier les membres des forces de l’ordre, auteurs présumés d’actes contraires à la Convention, était contraire à celle-ci. De même, elle a déjà souligné que, lorsque les autorités nationales compétentes déploient des policiers au visage masqué pour maintenir l’ordre public ou effectuer une arrestation, ces agents sont tenus d’arborer un signe distinctif – par exemple un numéro de matricule – qui, tout en préservant leur anonymat, permette de les identifier en vue de leur audition au cas où la conduite de l’opération serait contestée ultérieurement (Ataykaya, précité, § 53, ainsi que les références qui y figurent).

ß)  Prescription des délits et remise partielle des peines

218.  Pour l’irruption dans l’école Diaz-Pertini, pour les violences qui y ont été commises et pour les tentatives de cacher ou justifier celles-ci, des hauts dirigeants, des cadres et un certain nombre d’agents de police ont été poursuivis et renvoyés en jugement pour plusieurs délits. Il en a été de même pour les faits qui se sont produits à l’école Pascoli (paragraphes 45 et 47 ci-dessus).

219.  Néanmoins, pour ce qui est des événements ayant eu lieu à l’école Diaz-Pertini, les délits de calomnie, d’abus d’autorité publique (notamment en raison de l’arrestation illégale des occupants), de lésions simples ainsi que, à l’égard d’un accusé, de lésions aggravées ont été prescrits avant la décision d’appel (paragraphe 61 ci-dessus). Le délit de lésions aggravées, pour lequel dix et neuf accusés avaient été condamnés respectivement en première et en deuxième instance (paragraphes 49 et 60 ci-dessus), a été déclaré prescrit par la Cour de cassation (paragraphes 76 et 79 ci-dessus).

Pour ce qui est des événements ayant eu lieu à l’école Pascoli, les délits qui y ont été commis dans le but d’effacer les preuves de l’irruption et des violences perpétrées dans l’école Diaz-Pertini ont également été prescrits avant la décision d’appel (paragraphe 83 ci-dessus).

220.  Seules des condamnations à des peines comprises entre trois ans et trois mois et quatre ans d’emprisonnement, en plus de l’interdiction d’exercer pour une durée de cinq ans des fonctions publiques, ont donc été prononcées pour faux intellectuel (dix-sept accusés) et port abusif d’armes de guerre (un accusé) (paragraphe 60 ci-dessus).

221.  En somme, à l’issue de la procédure pénale, personne n’a été condamné en raison des mauvais traitements perpétrés dans l’école Diaz-Pertini à l’encontre, notamment, du requérant, les délits de lésions simples et aggravées ayant été frappés de prescription. En effet, les condamnations confirmées par la Cour de cassation concernent plutôt les tentatives de justification de ces mauvais traitements et l’absence de base factuelle et juridique pour l’arrestation des occupants de l’école Diaz-Pertini (paragraphes 76, 79 et 80 ci-dessus).

De surcroît, en application de la loi no 241 du 29 juillet 2006, établissant les conditions à remplir pour l’octroi d’une remise générale de peine (indulto), les peines ont été réduites de trois ans (paragraphes 50 et 60 ci-dessus). Il s’ensuit que les condamnés devront purger, au pire, des peines comprises entre trois mois et un an d’emprisonnement.

222.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la réaction des autorités n’a pas été adéquate compte tenu de la gravité des faits. Ce qui, par conséquent, la rend incompatible avec les obligations procédurales découlant de l’article 3 de la Convention.

223.  À l’inverse de ce qu’elle a jugé dans d’autres affaires (voir, par exemple, Batı et autres, précité, §§ 142-147, Erdal Aslan, précité, §§ 76-77, Abdülsamet Yaman, précité, §§ 57-59, et Hüseyin Şimşek, précité, §§ 68-70), la Cour considère que ce résultat n’est pas imputable aux atermoiements ou à la négligence du parquet ou des juridictions nationales.

En effet, si, à première vue, le requérant semble attribuer la prescription des délits à la durée excessive de la procédure, il n’a aucunement étayé cette allégation par une description, fût-elle sommaire, du déroulement de la procédure et de retards qui auraient été injustifiés au cours de l’enquête ou des débats. Aucun retard ne ressort non plus du dossier.

Bien qu’il ait fallu plus de dix ans après les événements de l’école Diaz-Pertini pour qu’une décision définitive soit rendue, la Cour ne saurait ignorer que le parquet a dû faire face à des obstacles non négligeables au cours de l’enquête (paragraphes 44, 45 et 52 ci-dessus) et que les juridictions de jugement ont dû diligenter une procédure pénale très complexe, à l’égard de dizaines d’accusés et d’une centaine de parties civiles italiennes et étrangères (paragraphes 46-47 ci-dessus), afin d’établir, dans le respect des garanties du procès équitable, les responsabilités individuelles d’un épisode de violence policière que le Gouvernement défendeur a lui-même qualifié d’exceptionnel.

224.  La Cour ne saurait reprocher non plus aux juridictions internes de ne pas avoir mesuré la gravité des faits reprochés aux accusés (Saba, précité, §§ 79-80 ; voir aussi, mutatis mutandis, Gäfgen, précité, § 124) ou, pire, d’avoir utilisé de facto les dispositions législatives et répressives du droit national pour éviter toute condamnation effective des policiers poursuivis (Zeynep Özcan, précité, § 43).

Les arrêts d’appel et de cassation, en particulier, font preuve d’une fermeté exemplaire et ne trouvent aucune justification aux graves événements de l’école Diaz-Pertini.

Dans ce contexte, les raisons qui ont amené la cour d’appel à déterminer les peines sur la base du minimum prévu par la loi pour chacun des délits en question (à savoir le fait que toute l’opération avait pour origine la directive du chef de la police de procéder à des arrestations et que les accusés avaient dès lors agi sous cette pression psychologique – paragraphe 74 ci-dessus) ne semblent pas comparables à celles que la Cour a dénoncées dans d’autres affaires (voir, par exemple, Ali et Ayşe Duran, précité, § 68, où les auteurs d’actes contraires à l’article 3 de la Convention avaient bénéficié d’une réduction de peine en raison de leur prétendue collaboration au cours de l’enquête et des débats, alors qu’en réalité ils s’étaient toujours bornés à réfuter toute accusation ; voir aussi Zeynep Özcan, précité, § 43, où les juridictions de jugement avaient reconnu aux accusés des circonstances atténuantes compte tenu de leur comportement au procès alors qu’en réalité les intéressés n’avaient jamais assisté aux audiences).

225.  La Cour considère dès lors que c’est la législation pénale italienne appliquée en l’espèce (paragraphes 88-102 ci-dessus) qui s’est révélée à la fois inadéquate par rapport à l’exigence de sanction des actes de torture en question et dépourvue de l’effet dissuasif nécessaire pour prévenir d’autres violations similaires de l’article 3 à l’avenir (Çamdereli, précité, § 38).

Du reste, dans l’arrêt Alikaj et autres c. Italie (no 47357/08, § 108, 29 mars 2011), la Cour, après avoir affirmé que « les démarches entreprises par les autorités chargées de l’enquête préliminaire (...) puis par les juges du fond pendant le procès ne [prêtaient] pas à controverse », a également estimé que « l’application de la prescription relève sans conteste de la catégorie de « mesures » inadmissibles selon la jurisprudence de la Cour concernant l’article 2 de la Convention dans son volet procédural, puisqu’elle a eu pour effet d’empêcher une condamnation ».

226.  La Cour devra revenir ultérieurement (paragraphes 244 et suivants ci-dessous) sur ces conclusions, qui sont confortées, notamment, par les observations du premier président de la Cour de cassation italienne (paragraphe 105 ci-dessus) et par celles des tiers intervenants (paragraphes 200-203 ci-dessus).

γ)  Doutes sur les mesures disciplinaires adoptées à l’égard des responsables des mauvais traitements en cause.

227.  Il ne ressort pas du dossier que les responsables des actes de torture subis par le requérant et des autres délits liés à ceux-ci ont été suspendus de leurs fonctions pendant la procédure pénale. La Cour ne dispose pas non plus d’informations sur l’évolution de leur carrière au cours de la procédure pénale et sur les démarches entreprises sur le plan disciplinaire après leur condamnation définitive, informations qui sont également nécessaires aux fins de l’examen du respect de l’article 3 de la Convention (paragraphe 210 ci-dessus).

228.  Par ailleurs, elle prend acte du silence du Gouvernement à cet égard en dépit de la demande de renseignements expressément formulée lors de la communication de l’affaire.

iii.  Qualité de victime et épuisement des voies de recours internes (en particulier : action en dommages-intérêts)

229.  Eu égard aux constats qui précèdent, la Cour estime que les différentes mesures prises par les autorités internes n’ont pas pleinement satisfait à la condition d’une enquête approfondie et effective, telle qu’établie par sa jurisprudence. Cette circonstance est déterminante aux fins de l’exception que le Gouvernement tire de la perte de la qualité de victime du requérant au motif, en particulier, que les juridictions ont déjà reconnu la violation en cause dans le cadre de la procédure pénale et qu’elles ont accordé une réparation à l’intéressé (paragraphe 131 ci-dessus).

230.  En effet, comme la Grande Chambre l’a rappelé dans l’arrêt Gäfgen (précité, § 116), « en cas de mauvais traitement délibéré infligé par des agents de l’État au mépris de l’article 3, la Cour estime de manière constante que », en sus de la reconnaissance de la violation, « deux mesures s’imposent pour que la réparation soit suffisante » pour priver le requérant de sa qualité de victime. « Premièrement, les autorités de l’État doivent mener une enquête approfondie et effective pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (voir, entre autres, Krastanov, précité, § 48, Çamdereli, [précité] §§ 28-29 (...), et Vladimir Romanov, précité, §§ 79 et 81). Deuxièmement, le requérant doit, le cas échéant, percevoir une compensation (Vladimir Romanov, précité, § 79, et, mutatis mutandis, Aksoy, précité, § 98, et Abdülsamet Yaman, [précité], § 53 (...) (ces deux arrêts dans le contexte de l’article 13)) ou, du moins, avoir la possibilité de demander et d’obtenir une indemnité pour le préjudice que lui a causé le mauvais traitement ».

231.  La Cour a dit à maintes reprises que l’octroi d’une indemnité à la victime ne suffit pas à réparer la violation de l’article 3. En effet, si les autorités pouvaient se borner à réagir en cas de mauvais traitement délibéré infligé par des agents de l’État en accordant une simple indemnité, sans s’employer à poursuivre et punir les responsables, les agents de l’État pourraient dans certains cas enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité, et l’interdiction légale absolue de la torture et des traitements inhumains ou dégradants serait dépourvue d’effet utile en dépit de son importance fondamentale (voir, parmi beaucoup d’autres, Camdereli, précité, § 29, Vladimir Romanov, précité, § 78, Gäfgen, précité, § 119 ; voir aussi, mutatis mutandis, Krastanov, précité, § 60 ; sur le terrain de l’article 2, voir Nikolova et Velichkova, précité, § 55, et les références qui y figurent ; voir, en dernier ressort, Petrović c. Serbie, no 40485/08, § 80, 15 juillet 2014).

C’est pourquoi la possibilité pour le requérant de demander et d’obtenir une indemnité pour le préjudice que lui a causé le mauvais traitement ou bien le versement, comme dans la présente affaire, par les autorités d’une certaine somme à titre de provision constituent seulement une partie des mesures nécessaires (Camdereli, précité, § 30, Vladimir Romanov, précité, § 79, et Nikolova et Velichkova, précité, § 56).

232.  En ce qui concerne le deuxième volet de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, tiré du fait que le requérant n’a pas introduit une procédure civile ultérieure en dommages-intérêts (paragraphe 139 ci-dessus), la Cour rappelle qu’elle a rejeté à maintes reprises des exceptions similaires, après avoir observé que la procédure en dommages-intérêts ne visait pas la punition des responsables des actes contraires aux articles 2 ou 3 de la Convention et en réaffirmant que, pour des violations de ce type, la réaction des autorités ne peut se limiter au dédommagement de la victime (voir, parmi beaucoup d’autres, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 70-74, Recueil 1998‑VI, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 66-67, CEDH 1999‑III, Issaïeva et autres c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §§ 146-149, 24 février 2005, Estamirov et autres c. Russie, no 60272/00, §§ 76-77, 12 octobre 2006, Beganović c. Croatie, no 46423/06, §§ 54-57, 25 juin 2009, et Fadime et Turan Karabulut c. Turquie, no 23872/04, §§ 13-15, 27 mai 2010).

En d’autres termes, dès lors que, en cas de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, l’obligation d’octroyer une réparation au niveau interne s’ajoute à l’obligation de mener une enquête approfondie et effective visant à l’identification et à la sanction des responsables et ne se substitue pas à elle, les voies de recours exclusivement indemnitaires ne peuvent pas être considérées comme effectives sur le terrain de cette disposition (Sapožkovs c. Lettonie, no 8550/03, §§ 54-55, 11 février 2014).

233.  La Cour rappelle que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu, précité, §§ 40-43, Karakó c. Hongrie, no 39311/05, § 14, 28 avril 2009, et Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, §§ 50-55, 21 décembre 2010).

234.  Elle observe qu’en l’espèce, le requérant s’est bien prévalu de la voie de recours civile en se constituant partie civile dans la procédure pénale en juillet 2004 dans le but d’obtenir la réparation du préjudice souffert (paragraphes 46 ci-dessus ; voir également Calvelli et Ciglio, no 32967/96, § 62, CEDH 2002-I). Il a ainsi participé à la procédure pénale à tous les degrés de juridiction (paragraphes 59 et 75 ci-dessus) et jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation déposé au greffe le 2 octobre 2012.

Dans ces circonstances, prétendre qu’aux fins du respect de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, le requérant aurait dû entamer une procédure civile ultérieure constituerait un fardeau excessif pour la victime d’une violation de l’article 3 (voir, mutatis mutandis, Saba, précité, § 47).

235. Se fondant sur sa jurisprudence et sur les constats formulés en l’espèce relativement aux défaillances de l’enquête concernant les mauvais traitements dont le requérant a été victime, la Cour ne peut que rejeter les deux exceptions préliminaires du Gouvernement défendeur qu’elle a jointes au fond.

iv.  Conclusion

236.  La Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention – à cause de mauvais traitements subis par le requérant qui doivent être qualifiés de « torture » au sens de cette disposition - dans ses volets tant matériel que procédural. Dans ces circonstances, elle estime qu’il échet de rejeter tant l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de victime (paragraphes 131 et suivants ci-dessus) que l’exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphes 139-140 ci-dessus).

LES ACTES INHUMAINS ET DEGRADANTS

AMARANDEI ET AUTRES c. ROUMANIE du 26 avril 2016 requête 1443/10

Violation de l'article 3, la CEDH confirme la qualification des actes inhumains et dégradants pour condamner la Roumanie

Principes généraux

135. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l'article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l'ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses conséquences physiques ou psychologiques, ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime. La question de savoir si le traitement avait pour but d'humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte, mais l'absence d'un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l'article 3 (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, CEDH 2014 (extraits).

136. Un traitement peut être qualifié de « dégradant » au sens de l’article 3 s'il humilie ou avilit un individu, s'il témoigne d'un manque de respect pour sa dignité, voire la diminue, ou s'il suscite chez lui des sentiments de peur, d'angoisse ou d'infériorité propres à briser sa résistance morale et physique. Le caractère public du traitement peut être une circonstance pertinente ou aggravante pour apprécier s'il est « dégradant » au sens de l’article 3 (ibidem, § 115).

137. Pour qu'un traitement soit « dégradant », la souffrance ou l'humiliation qu'il entraîne doivent en tout état de cause aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement légitime (ibidem, § 116).

138. Au regard des faits de la cause, la Cour estime particulièrement important de souligner que lorsqu'un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l'ordre, l'utilisation à son égard de la force physique alors qu'elle n'est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue une violation du droit garanti par l'article 3 de la Convention, quel que soit l'impact que cela a eu sur l'intéressé (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 88 et 101, CEDH 2015).

139. Par ailleurs, la discrimination en raison des convictions religieuses peut constituer en soi une atteinte à la dignité humaine des requérants qui équivaut à un « traitement dégradant » au sens de l'article 3 de la Convention (voir, Begheluri c. Géorgie, no 28490/02, §§ 100-101, 7 octobre 2014 et Karaahmed c. Bulgarie, no 30587/13, § 73, 24 février 2015, ainsi que les affaires qui y sont citées).

140. La Cour rappelle également que lorsqu'un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d'autres services comparables de l’État, des traitements contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'Etat par l'article 1 de la Convention, requiert qu'il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l'identification et, le cas échéant, à la punition des responsables (voir, parmi d'autres, le rappel des principes généraux dans l'arrêt Cestaro c. Italie, no 6884/11, §§ 204 et suiv., 7 avril 2015). S'il n'en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l'interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l'État de fouler aux pieds, en jouissant d'une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (voir, parmi beaucoup d’autres, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).

141. Compte tenu de la nature subsidiaire de sa tâche, la Cour doit se garder de prendre le rôle d'un juge du fond compétent pour apprécier les faits. Toutefois, dès lors que sont allégués des faits qui relèveraient des articles 2 et 3 de la Convention, elle doit se livrer à un contrôle particulièrement strict, quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été conduites au niveau interne. En d'autres termes, la Cour examine d'une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales. Pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Bouyid, précité, § 85).estime, au vu des circonstances de l’espèce, que le recours à la force physique par les agents spéciaux pour pénétrer dans certains immeubles pourrait se justifier (voir paragraphe 37 ci-dessus).

Kudla contre Pologne du 26/10/2000 requête 30210/96 Hudoc 1996

La CEDH a précisé les conditions d'application de l'article 3:

"Pour tomber sous le coup de l'article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité.

L'appréciation de ce minimum est relative par essence; elle dépend de l'ensemble des données de la cause et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d'exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime.

La Cour a jugé un traitement "inhumain" au motif notamment qu'il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu'il avait causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales.

Elle a par ailleurs considéré qu'un traitement était "dégradant" en ce qu'il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d'angoisse et d'infériorité propres à les humilier et à les avilir.

En revanche, elle a toujours souligné que la souffrance et l'humiliation infligées doivent  en tout cas aller au  delà de celles que comportent inévitablement une forme donnée de traitement ou de peines légitimes.

Les mesures privatives de liberté s'accompagnent ordinairement de pareilles souffrances et humiliation. Toutefois, on ne saurait considérer qu'un placement en détention provisoire pose en soi un problème sur le terrain de l'article 3 de la Convention.

De même, cet article ne peut être interprété comme établissant une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé ou de placer dans un hôpital civil afin de lui permettre d'obtenir un traitement médical d'un type particulier.

Néanmoins, l'article 3 de la Convention impose à l'Etat de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d'exécution de la mesure ne soumettent pas l'intéressé à une détresse ou à une épreuve d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l'emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l'administration des soins médicaux requis".

Selmouni contre France du 28/07/1999 Hudoc 1053 requête 25803/94

"Pour déterminer s'il y a lieu de qualifier de torture une forme particulière de mauvais traitements, la Cour doit avoir égard à la distinction que comporte l'article 3 entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants.

Ainsi qu'elle l'a relevé précédemment, cette distinction paraît avoir été consacrée par la Convention pour marquer d'une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances.

La Convention des Nations Unis contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants entrée en vigueur le 26/06/1987, connaît également une telle distinction. Cela ressort de ses dispositions de ses articles 1er et 16 ()

Les actes de violence physique et mentale sur la personne du requérant, pris dans leur ensemble, ont provoqué des douleurs et des souffrances "aiguës" et revêtent un caractère particulièrement grave et cruel.

De tels agissements doivent être regardés comme des actes de torture au sens de l'article 3 de la Convention"

MUBILANZILA MAYEKA ET KANIKI MITUNGA c. BELGIQUE Requête no 13178/03 du 12 octobre 2006

LE TRAITEMENT SUFFISAMMENT GRAVE SANS ÊTRE UNE "TORTURE" EST UN ACTE INHUMAIN ET DEGRADANT

48.  La Cour rappelle que l'article 3 de la Convention ne ménage aucune exception. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l'article 3 consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, § 78).

Pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l'ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, ainsi que de ses modalités d'exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime (voir, entre autres, Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions,1997-VIII, § 55)."

VC c. Slovaquie requête 18968/07 du 18 novembre 2011

Violation des droits fondamentaux d’une femme rom de 20 ans à raison de sa stérilisation dans un hôpital public sans son consentement éclairé

Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants)

Mauvais traitements

La Cour relève que la stérilisation représente une ingérence majeure dans l’état de santé reproductive d’une personne. Cette intervention, qui met en jeu des aspects multiples de l’intégrité personnelle (bien-être physique et mental, et vie émotionnelle, spirituelle et familiale), requiert le consentement éclairé de toute patiente adulte et saine d’esprit. De plus, le consentement éclairé est exigé comme condition préalable à la stérilisation dans plusieurs documents internationaux, notamment la Convention du Conseil de l’Europe sur les droits de l’homme et la biomédecine, qui a été ratifiée par la Slovaquie en décembre 1999 et était en vigueur dans ce pays au moment de la stérilisation de la requérante.

Toutefois, il ressort des documents soumis à la Cour que la requérante – une adulte en pleine possession de ses facultés intellectuelles – n’a apparemment pas reçue des informations complètes sur son état de santé, sur la stérilisation envisagée et/ou sur d’autres méthodes de remplacement. Au lieu de cela, l’intéressée a été invitée à signer un document imprimé alors qu’elle se trouvait en travail, en position couchée, depuis plusieurs heures. De plus, elle a été incitée à signer ce document après avoir été avertie par le personnel médical que, si elle avait un autre enfant, elle-même ou le bébé mourrait. L’intervention ne répondait pas à une urgence médicale puisque toute menace pour la santé de l’intéressée était à envisager dans le cas d’une grossesse future. En réalité, la stérilisation n’est généralement pas considérée comme une opération destinée à sauver la vie de la personne. La Cour estime que le personnel hospitalier a agi de manière paternaliste, puisque la requérante n’a en pratique pas eu d’autre choix que d’accepter la procédure, sans avoir eu le temps de réfléchir à ses implications ou d’en discuter avec son mari.

La stérilisation de la requérante, ainsi que la façon dont on lui a demandé d’y consentir, ont donc été de nature à éveiller chez elle des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité. Les souffrances qui en sont résultées ont eu des répercussions graves et durables sur son état de santé physique et psychologique ainsi que sur ses relations tant avec son mari qu’avec la communauté rom. Si rien n’indique que le personnel médical ait eu l’intention de maltraiter la requérante, il n’en demeure pas moins que les médecins ont fait preuve d’un manque de respect flagrant de son droit à l’autonomie et au choix en tant que patiente. Partant, la stérilisation de la requérante a emporté violation de l’article 3.

Enquête sur les allégations de mauvais traitements

La Cour relève que la requérante a eu la possibilité de soumettre les actions du personnel hospitalier à l’examen des autorités internes, par le biais d’une action civile et d’une procédure constitutionnelle. Les tribunaux ont mis deux ans et un mois pour examiner sa demande civile, et 13 mois pour rendre une décision sur son recours constitutionnel, soit des délais qui n’appellent pas de critiques particulières. La requérante n’a pas cherché à obtenir réparation en demandant l’ouverture d’une enquête pénale sur son affaire alors même que cette possibilité lui était ouverte. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 3 à raison du caractère prétendument inadéquat de l’enquête sur la stérilisation de la requérante.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

Eu égard à son constat de violation de l’article 3, la Cour juge inutile d’examiner séparément sous l’angle de l’article 8 si la stérilisation de la requérante a porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale.

Elle estime néanmoins que la Slovaquie a failli à l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 8 de respecter la vie privée, en ce qu’elle n’a pas garanti qu’une attention particulière soit portée à la santé reproductive de la requérante en sa qualité de Rom.

Tant le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe que la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) ont signalé de graves lacunes dans la législation et la pratique relatives aux stérilisations en général en Slovaquie, et ont déclaré que la communauté rom, gravement désavantagée dans la plupart des domaines de la vie, était plus susceptible d’être affectée par ces lacunes. De même, les experts slovaques nommés par le gouvernement – dans leur rapport de mai 2003 – ont constaté des déficiences s’agissant de la fourniture des soins de santé et du respect de la réglementation relative à la stérilisation, et ont formulé des recommandations spécifiques concernant la formation du personnel médical à l’égard des Roms.

En ce qui concerne la requérante en particulier, la Cour estime que le fait de se référer simplement à son origine ethnique, sans plus de précision, dans son dossier médical est révélateur d’un certain état d’esprit de la part du personnel médical quant à la façon dont il convenait de traiter la santé de la requérante en tant que Rom.

Une nouvelle législation – la loi de 2004 sur les soins de santé – a été introduite pour éliminer ces lacunes : la nouvelle loi énumère les conditions préalables à la stérilisation (à savoir une demande et un consentement écrits, ainsi que des informations à donner au préalable sur les autres méthodes de contraception, les méthodes de planning familial et les conséquences médicales de l’intervention) et la procédure n’est autorisée que trente jours après l’obtention d’un consentement éclairé. Ces évolutions, si elles sont à saluer, ne concernent pas la requérante dès lors qu’elles sont survenues après la stérilisation de l’intéressée. Partant, il y a eu violation de l’article 8 concernant le défaut de garanties juridiques, au moment de la stérilisation de la requérante, qui auraient pris spécialement en considération la santé reproductive de l’intéressée en sa qualité de Rom.

Article 13 (droit à un recours effectif)

La requérante a eu la possibilité de faire examiner son affaire par les juridictions civiles à deux degrés de juridiction, puis par la Cour constitutionnelle. De plus, elle aurait pu engager une procédure pénale, possibilité dont elle n’a pas usé. Enfin, l’article 13 ne saurait s’interpréter comme exigeant un recours général contre la loi interne pertinente dans la mesure où – ainsi que l’allègue la requérante – le manque de garanties appropriées a été à l’origine de sa stérilisation et du rejet subséquent de son grief. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 13.

Article 12 (droit de fonder une famille)

Eu égard à sa constatation selon laquelle la stérilisation de la requérante a eu de graves répercussions sur sa vie privée et familiale, la Cour juge inutile de rechercher si les faits de l’affaire ont également donné lieu à une violation du droit de la requérante de se marier et de fonder une famille. En conséquence, elle dit, à l’unanimité, qui n’a pas lieu d’examiner séparément le grief de la requérante sous l’angle de l’article 12.

Article 14 (interdiction de la discrimination)

La Cour dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief de la requérante au regard de l’article 14. Les informations dont elle dispose ne suffisent pas à démontrer que les médecins ont agi de mauvaise foi en procédant à la stérilisation de la requérante, que leur comportement a été délibérément motivé par des considérations raciales ou que, en réalité, la stérilisation de l’intéressée s’inscrivait dans une politique organisée plus générale. La Cour rappelle en outre que des organes internationaux et des experts nationaux ont relevé de graves lacunes dans la législation et la pratique relatives aux stérilisations qui pouvaient particulièrement affecter des membres de la communauté rom, et qu’à cet égard elle a estimé que la Slovaquie n’avait pas respecté son obligation au titre de l’article 8 d’accorder une protection suffisante à la requérante.

UN ACTE INHUMAIN ET DÉGRADANT N'EXIGE PAS UNE INTENTION

MARIN VASILESCU c. ROUMANIE du 11 JUIN 2013 REQUÊTE 62353/09

UN ACTE INHUMAIN ET DEGRADANT PEUT ÊTRE SUBI SANS QU'IL N'Y AIT INTENTION DE LE FAIRE SUBIR

29.  S’appuyant sur les constats du CPT au sujet des conditions au dépôt de la police de Craiova, faits dans son dernier rapport, le requérant estime que l’exiguïté de son espace vital, les mauvaises conditions d’hygiène, la mauvaise nourriture et le tabagisme passif, qu’il a dû supporter, enfreignent les exigences découlant de l’article 3.

30.  En renvoyant aux faits pertinents, le Gouvernement considère que les conditions de détention subies par le requérant n’atteignent pas le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Il souligne la durée courte de la détention de l’intéressé et indique que le requérant n’a pas été affecté par cette détention au-delà du désagrément qu’implique, par nature, toute détention.

31.  La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention impose à l’État de s’assurer que toute personne détenue le soit dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, qui ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être de la personne détenue sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], n30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI). Lorsqu’on évalue les conditions de détention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001-II).

32.  L’État est donc tenu, nonobstant les problèmes logistiques et financiers, d’organiser son système pénitentiaire de façon à assurer aux détenus le respect de leur dignité humaine (Choukhovoï c. Russie, no 63955/00, § 31, 27 mars 2008, et Benediktov c. Russie, no 106/02, § 37, 10 mai 2007). Cela peut impliquer l’obligation, à la charge de l’État, de prendre des mesures afin de protéger un détenu contre les effets nocifs du tabagisme passif lorsque, au vu des examens médicaux et des recommandations des médecins traitants, son état de santé l’exige (Elefteriadis c. Roumanie, no 38427/05, § 48, 25 janvier 2011, et Pavalache c. Roumanie, no 38746/03, § 88, 18 octobre 2011).

33.  S’agissant en particulier de l’espace personnel accordé au requérant, la Cour observe que l’intéressé a subi les effets d’une situation de surpopulation carcérale. En effet, comme le confirme le Gouvernement, le requérant, qui partageait sa cellule avec sept autres personnes, disposait d’un espace individuel réduit, d’environ trois mètres carrés, ce qui est en-dessous de la norme recommandée par le CPT pour les cellules collectives (paragraphe 20 ci-dessus).

34.  L’insuffisance d’espace de vie individuel semble avoir été aggravée en l’espèce notamment par la possibilité très limitée de passer du temps à l’extérieur de la cellule. Ainsi, l’intéressé était confiné la majeure partie de la journée, ne bénéficiant que d’un temps de promenade très réduit, à savoir, dans le meilleur des cas, 90 minutes par jour (Dimakos c. Roumanie, no 10675/03, § 46, 6 juillet 2010).

35.  Outre le problème du surpeuplement carcéral, les allégations du requérant quant aux conditions d’hygiène, notamment le manque de propreté, sont plus que plausibles et reflètent des réalités décrites par le CPT dans son plus récent rapport établi à la suite de sa visite dans les dépôts de police roumains, dont précisément celui de Craiova.

36.  Même si la Cour admet qu’en l’espèce rien n’indique qu’il y ait eu véritablement intention d’humilier ou de rabaisser le requérant pendant sa détention dans le dépôt de la police de Craiova, l’absence d’un tel but ne saurait exclure un constat de violation de l’article 3. Indépendamment de la durée relativement courte de cette détention, à savoir cinquante-trois jours, la Cour estime que les conditions de détention en cause n’ont pas manqué de soumettre le requérant à une épreuve d’une intensité qui excédait le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention (Pop Blaga c. Roumanie, no 37379/02, § 46, 27 novembre 2012, Tadevosyan c. Arménie, no 41698/04, § 55, 2 décembre 2008, et Kaja c. Grèce, no 32927/03, § 49, 27 juillet 2006).

37.  Compte tenu de ce constat, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer davantage sur la partie du grief relative à l’exposition au tabagisme passif (voir Flamînzeanu c. Roumanie, no 56664/08, § 99, 12 avril 2011).

Au vu de ce qui précède, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

QUAND LA VIOLATION A ÉTÉ RECONNUE EN COURS DE PROCÉDURE INTERNE

LE REQUÉRANT N'EST PLUS VICTIME ET NE PEUT PLUS SAISIR LA CEDH

ARRET DE LA GRANDE CHAMBRE GÄFGEN c. ALLEMAGNE Requête no 22978/05 du 1er juin 2010

En garde à vue, le requérant avait été molesté et menacé de torture s'il ne parlait pas sur l'enlèvement d'un enfant.

77.  La Cour déterminera donc, premièrement, si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, la violation de la Convention. Elle note à cet égard qu’au cours de la procédure pénale dirigée contre le requérant, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a expressément déclaré, dans sa décision du 9 avril 2003, que non seulement la menace d’infliger une souffrance au requérant afin de lui extorquer une déclaration constituait une méthode d’interrogatoire prohibée par l’article 136a du code de procédure pénale, mais elle méconnaissait aussi l’article 3 de la Convention, qui sous-tend cette disposition du code (paragraphe 22 ci-dessus). De même, se référant au constat d’une violation de l’article 3 auquel était parvenu le tribunal régional, la Cour constitutionnelle fédérale a confirmé que la dignité humaine du requérant et l’interdiction de soumettre des détenus à des mauvais traitements (articles 1 et 104 § 1, seconde phrase, de la Loi fondamentale) n’avaient pas été respectées (paragraphe 38 ci-dessus). A quoi il faut ajouter que, dans son jugement du 20 décembre 2004 reconnaissant coupables d’incitation à la contrainte et de contrainte les policiers responsables des méthodes d’interrogatoire en cause, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a conclu que ces méthodes ne se justifiaient pas par la nécessité puisqu’elles avaient méconnu la protection absolue de la dignité humaine garantie par l’article 1 de la Loi fondamentale, protection absolue qui est également au cœur de l’article 3 de la Convention (paragraphe 45 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour a la conviction que les tribunaux internes appelés à se prononcer sur cette question ont reconnu de manière explicite et non équivoque que le traitement infligé par E. au requérant lors de l’interrogatoire du  1er octobre 2002 était contraire à l’article 3 de la Convention.

78.  Recherchant, deuxièmement, s’il a suffisamment été remédié au niveau national à cette violation de l’article 3, la Cour observe d’abord que les deux policiers impliqués dans les menaces faites au requérant ont été reconnus coupables de contrainte et d’incitation à la contrainte et ont été sanctionnés par un jugement définitif du tribunal régional de Francfort-sur-le-Main (paragraphe 43 ci-dessus). Eu égard à tous les facteurs pertinents pour la fixation de la peine que le tribunal régional a pris en considération (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour considère que la sanction – relativement clémente – infligée aux fonctionnaires de police ne remet pas en cause le fait que la condamnation pénale de ces policiers a accordé un redressement substantiel au requérant. D’ailleurs, cette condamnation a eu des répercussions sur la carrière professionnelle de ces policiers puisqu’ils ont été mutés à des postes qui n’impliquent plus de prendre directement part à l’instruction d’infractions pénales.

79.  La Cour relève de surcroît que dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le requérant a été exclu le recours à des méthodes d’enquête contraires à l’article 3. Le tribunal régional a décidé d’emblée au procès que, compte tenu des menaces proférées, les aveux et déclarations que le requérant avait faits d’un bout à l’autre de l’enquête ne pourraient nullement servir de preuves. Selon le tribunal, les autorités de poursuite n’avaient pas informé le requérant au préalable que les déclarations qu’il avait formulées à la suite des menaces ne pourraient être retenues comme preuves (paragraphes 24-26 ci-dessus). La Cour considère que l’irrecevabilité des déclarations formulées sous la menace ou en raison de propos incriminant leur auteur extorqués auparavant représente un moyen effectif de remédier aux inconvénients que l’accusé a eu à subir de ce fait dans la procédure pénale dirigée contre lui. En rétablissant pour l’intéressé le statu quo ante à cet égard, cette exclusion contribue à décourager l’extorsion de déclarations par des méthodes que l’article 3 prohibe.

80.  Certes, le requérant n’a à ce jour obtenu le versement d’aucune réparation dans le cadre de l’action en responsabilité administrative qu’il a engagée contre le Land de la Hesse. Cette procédure est toujours pendante. Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour estime néanmoins que dans une affaire comme celle-ci, où la violation de l’article 3 réside dans une menace de mauvais traitements (et non dans un mauvais traitement physique effectivement infligé et atteignant le seuil requis pour tomber sous le coup de l’article 3), la poursuite et la condamnation effectives des responsables contribuent d’une manière substantielle à redresser cette violation. Compte tenu en particulier du fait que l’opinion publique approuve largement le traitement auquel le requérant a été soumis, la Cour considère que la condamnation pénale des policiers responsables, condamnation qui reconnaît sans équivoque que le requérant a été victime de mauvais traitements prohibés, représente un moyen substantiel d’offrir une réparation autrement que par le versement d’une somme d’argent.

81.  Vu les considérations qui précèdent et eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour a la conviction que les tribunaux internes ont accordé au requérant une réparation suffisante pour le traitement contraire à l’article 3 qu’il a subi lors de l’interrogatoire mené par E. le 1er octobre 2002. Elle considère à ce propos que le redressement de bien plus longue portée que sollicitait le requérant, en particulier l’exclusion à son procès d’éléments de preuve obtenus grâce aux aveux qui lui avaient été extorqués sous la menace, ou l’imposition d’une peine plus clémente, se rapporte à la question de savoir si le procès dont l’intéressé a fait l’objet a été équitable; il y a donc lieu de l’examiner sous l’angle de l’article 6.

82.  En conclusion, le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de l’article 3.

L'ÉTAT DOIT FAIRE UNE ENQUETE EFFECTIVE

EN CAS DE TORTURE OU D'ACTE INHUMAIN ET DEGRADANT

OBLIGATION NÉGATIVE

L'État ne peut pas soumettre un individu à un acte de torture ou un acte inhumain et dégradant.

OBLIGATION POSITIVE

L'État doit faire UNE ENQUÊTE EFFECTIVE quand un individu subit sur son territoire un acte de torture ou un acte inhumain et dégradant.

L'enquête n'est pas obligatoirement une procédure pénale. Une réparation équitable à la suite d'une procédure civile, vaut enquête effective

Shmorgunov et autres c. Ukraine (requête no 15367/14 et 13 autres), Lutsenko et Verbytskyy c. Ukraine (nos 12482/14 et 39800/14), Kadura et Smaliy c. Ukraine (nos 42753/14 et 43860/14), Dubovtsev et autres c. Ukraine (n° 21429/14 et neuf autres) et Vorontsov et autres c. Ukraine (n° 58925/14 et quatre autres) du 21 janvier 2021.

Article 3 : Nombreuses atteintes aux droits de l’homme lors des manifestations de Maidan en Ukraine

Les affaires concernent les événements qui ont entouré les manifestations de Maïdan à Kiev et dans d’autres villes d’Ukraine, notamment la dispersion des manifestants, leur détention, l’enlèvement de militants et les mauvais traitements subis par ceux-ci, ainsi que les procédures connexes. Les requérants eurent tous des affrontements avec la police ou des agents non étatiques sous le contrôle de la police (titouchky). Ils allèguent, entre autres, des brutalités policières, un déni de leur droit de manifester, des détentions injustifiées et même, dans un cas, un décès. La Cour juge notamment que les autorités ont délibérément infligé des mauvais traitements et que l’État est responsable du meurtre d’un manifestant. Elle note qu’un grand nombre des placements en détention ont été arbitraires. Elle estime que les autorités ont délibérément tenté de perturber les manifestations pacifiques, en recourant pour y parvenir à une violence excessive et à des détentions illégales. Dans l’ensemble, la Cour observe que les abus constatés semblent avoir été une stratégie de la part des autorités. Elle juge également que les enquêtes sur les événements ont été, dans de nombreux cas, inefficaces.

Grande Chambre X et autres c. Bulgarie du 2 février 2021 requête no 22457/16

Article 3 : Ineffectivité d’une enquête menée sur des allégations d’abus sexuels dans un orphelinat en Bulgarie

La requête concerne des allégations d’abus sexuels sur trois enfants dans un orphelinat en Bulgarie, avant leur adoption par un couple italien en juin 2012, la Cour européenne des droits de l’homme dit : - que les requérants, en raison de leur jeune âge et de leur situation d’enfants privés de soins parentaux et placés en institution, se trouvaient dans une position de particulière vulnérabilité, et que les abus sexuels et les violences qu’ils allèguent avoir subis, à les supposer établis, sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. - à l’unanimité, qu’il y a eu non-violation du volet matériel de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle estime en particulier qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que les autorités bulgares savaient ou auraient dû savoir que les requérants étaient exposés à un risque réel et immédiat de subir des mauvais traitements, de manière à faire naître pour elles une obligation de prendre des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque. - à la majorité (neuf voix contre huit), qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention européenne. Elle estime en particulier que les autorités d’enquête, qui se sont abstenues notamment de recourir aux mécanismes disponibles d’investigation et de coopération internationale, n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables pour faire la lumière sur les faits de l’espèce, et ne se sont pas livrées à une analyse minutieuse et complète des éléments dont elles disposaient. Les omissions relevées apparaissent comme suffisamment sérieuses pour que l’on puisse considérer que l’enquête qui a été menée ne présentait pas l’effectivité requise par l’article 3 de la Convention, interprété à la lumière des autres instruments internationaux et en particulier de la Convention de Lanzarote.

Art 3 (volet procédural) • Enquête effective • Absence de recours à toutes les mesures d’enquête et de coopération internationale raisonnables dans le cadre de l’examen d’allégations d’abus sexuels dans un orphelinat formulées par des enfants après leur adoption à l’étranger • Obligation procédurale à interpréter à la lumière des instruments internationaux, et spécifiquement de la « Convention de Lanzarote » du Conseil de l’Europe • Autorités bulgares n’ayant pas procuré aux parents étrangers des requérants les informations et l’assistance nécessaires, les privant ainsi de la possibilité d’une participation active ou d’un recours pendant une longue période après la conclusion des investigations • Entretiens avec d’autres enfants de l’orphelinat effectués dans un format non adapté à leur âge et à leur maturité et sans enregistrement audiovisuel • Défaut d’évaluation de la nécessité de demander une audition des requérants • Défaut d’enquête sur des allégations d’abus commis par et sur d’autres enfants ayant depuis quitté l’orphelinat • Omission de la possibilité d’un recours proportionné à des mesures d’enquête discrètes • Autorités cherchant à établir le caractère fictif des allégations des requérants au lieu d’éclaircir l’ensemble des faits pertinents

Art 3 (volet matériel) • Obligations positives • Constat de l’existence d’un cadre législatif et réglementaire approprié permettant à l’État d’honorer l’obligation positive qui lui incombait de protéger contre les abus sexuels les enfants vulnérables vivant en institution, en l’absence d’éléments suffisants prouvant le contraire • Absence d’éléments prouvant que le personnel ou les autorités avaient connaissance des abus allégués, qui auraient pu faire naître une obligation de prendre des mesures préventives concrètes

FAITS

Les requérants sont des ressortissants italiens, d’origine bulgare. Il s’agit d’un garçon (X) et de deux filles (Y et Z) qui étaient placés dans un orphelinat en Bulgarie, avant leur adoption par un couple italien, en juin 2012, à l’âge de 12, 10 et 9 ans respectivement. Ils font partie de la même fratrie. Ils résident actuellement en Italie. Quelques mois après leur adoption, les parents adoptifs des requérants signalèrent à différentes autorités italiennes que leurs enfants avaient fait l’objet d’abus sexuels graves lors de leur séjour à l’orphelinat en Bulgarie. À différentes dates, entre 2012 et 2013, les parents adoptifs firent examiner les enfants par deux psychologues italiennes spécialistes des cas d’abus sur mineurs, qui exerçaient dans un centre de thérapie relationnelle (CTR). Ces derniers s’entretinrent avec les enfants lors de séances thérapeutiques, parfois filmées, et établirent un rapport. Par la suite, la police italienne dressa également un procès-verbal à partir des enregistrements vidéo. En novembre 2012, le père des requérants contacta le numéro d’appel italien pour l’enfance en danger, géré par une association d’utilité publique, Telefono Azzurro. Les intéressés convinrent que Telefono Azzurro effectuerait un signalement auprès du parquet italien, et que le père des requérants saisirait la Commission italienne pour les adoptions internationales (CAI) ainsi que le ministère de la justice bulgare. Peu après, le père des requérants adressa un courrier électronique à l’Agence nationale pour la protection de l’enfance (ANPE) en Bulgarie. En outre, Telefono Azzurro adressa un courrier électronique au Centre Nadja, une fondation bulgare spécialisée dans la protection de l’enfance en danger. Le Centre Nadja transmit ce message à l’ANPE qui en informa le ministère de la Justice bulgare. L’ANPE demanda ensuite au père des requérants, dans un courrier rédigé en bulgare, de lui communiquer les noms bulgares des enfants pour pouvoir procéder à des vérifications. Aucune suite ne fut donnée à cet échange de part et d’autre. En outre, le père des requérants porta plainte auprès du parquet italien, auquel Telefono Azzurro transmit les comptes rendus de conversations téléphoniques avec le père, une lettre dans laquelle ce dernier exposait les faits allégués et le rapport des psychologues du CTR. Le père des requérants prit également contact avec un journaliste d’investigation italien qui publia un article en Italie en janvier 2013. Ayant eu écho de cet article, l’ANPE en Bulgarie ordonna une inspection de l’orphelinat et en informa le parquet. Après la transmission du dossier par le parquet italien, une enquête de police fut réalisée ainsi qu’un nouveau contrôle des services chargés de la protection de l’enfance. Ces procédures aboutirent à des non-lieux, le parquet estimant qu’aucun élément recueilli ne permettait de conclure que des infractions avaient été commises. Par la suite, en janvier 2014, le ministère de la Justice italien saisit officiellement les autorités bulgares. Une nouvelle enquête fut ouverte. Au terme de celle-ci, le parquet régional bulgare confirma le classement sans suite.

Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) : volet matériel

La Cour observe que les requérants, en raison de leur jeune âge et de leur situation d’enfants privés de soins parentaux et placés en institution, se trouvaient dans une position de particulière vulnérabilité. Les abus sexuels et les violences qu’ils allèguent avoir subis, à les supposer établis, sont donc suffisamment graves et entrent dans le champ d’application de l’article 3. L’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et réglementaire approprié Le code pénal bulgare sanctionne les atteintes sexuelles commises sur des mineurs de quatorze ans par des personnes âgées de plus de quatorze ans, même en l’absence de recours à la contrainte ; il prévoit des peines aggravées lorsque les violences sexuelles ont été commises sur des mineurs et il réprime des infractions spécifiques telles que l’exposition de mineurs à des actes sexuels ou la diffusion de pornographie. Pour la Cour, les textes en question paraissent en mesure de couvrir les faits dénoncés par les requérants. Par ailleurs, elle relève qu’un certain nombre de mécanismes de prévention et de détection des mauvais traitements dans les institutions accueillant des enfants avaient été mis en place (notamment, l’ANP avait pour mission d’effectuer des contrôles dans les établissements accueillant des enfants et était habilitée à prendre des mesures appropriées afin d’assurer leur protection). Par ailleurs, la Cour ne dispose pas d’éléments indiquant qu’il existait à l’époque des faits en Bulgarie, comme le laissent entendre les requérants, un problème systémique lié au tourisme sexuel pédophile ou à des abus sexuels sur de jeunes enfants en institution ou dans le milieu scolaire et conduirait à exiger des mesures plus sévères de la part des autorités. Dès lors, elle estime qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que le cadre législatif et réglementaire instauré par l’État bulgare pour mettre les enfants vivant en institution à l’abri d’atteintes graves à leur intégrité était défectueux. L’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles préventives La Cour note, sur la base des documents produits par le Gouvernement, que les enquêtes qui ont été menées au niveau interne n’ont pas permis d’établir que la directrice de l’orphelinat, un autre membre du personnel ou une autre autorité auraient été au courant des abus allégués par les requérants. Selon les comptes rendus des enquêteurs, la psychologue et le médecin traitant, qui assuraient un suivi régulier des pensionnaires, ont déclaré devant eux n’avoir décelé aucun signe laissant soupçonner que les requérants ou d’autres enfants eussent fait l’objet de violences ou d’abus sexuels. Dans ces circonstances, et en l’absence d’indices corroborant l’affirmation selon laquelle le premier requérant avait signalé des faits d’abus à la directrice, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que les autorités bulgares savaient ou auraient dû savoir que les requérants étaient exposés à un risque réel et immédiat de subir des mauvais traitements, de manière à faire naître pour elles une obligation de prendre des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 de la Convention en son volet matériel.

Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) : l’obligation procédurale de mener une enquête effective sur les allégations des requérants

La Cour estime que les autorités bulgares semblent avoir négligé de poursuivre certaines pistes d’investigation qui auraient pu se révéler pertinentes et de prendre certaines mesures d’enquête. En effet, la Cour note que les récits des requérants (tels que recueillis et enregistrés par les psychologues du CTR avec l’aide du père des requérants, puis ceux livrés devant la procureure pour mineurs italienne, qui ont également été enregistrés sur DVD) avaient été jugés crédibles par les autorités italiennes sur la base d’analyses faites par des spécialistes ; ils contenaient certains éléments précis et désignaient nommément des personnes comme auteurs des abus. La majorité des documents disponibles ont été progressivement transmis aux autorités bulgares à l’occasion de plusieurs demandes d’ouverture d’une procédure pénale formulées par le procureur de Milan par le biais des autorités diplomatiques, puis par le ministère de la Justice et la CAI italiens. Si les autorités bulgares avaient des doutes concernant la crédibilité de ces allégations, notamment à cause de certaines contradictions relevées dans les récits successifs des requérants ou de la possibilité que leurs parents les aient influencés, elles auraient pu tenter de clarifier les faits en demandant à entendre les requérants et leurs parents. Cela aurait permis d’évaluer la crédibilité des allégations des requérants et de recueillir éventuellement des précisions concernant certaines d’entre elles. En tant que professionnels ayant recueilli les témoignages d’enfants, les différentes psychologues qui avaient entendu les requérants en Italie auraient également été en mesure de fournir des informations pertinentes. Certes, une audition des requérants par les autorités bulgares n’était peut-être pas souhaitable dès lors qu’elle comportait le risque, d’une part, d’accentuer un éventuel traumatisme chez les intéressés et, d’autre part, de se révéler infructueuse compte tenu du temps écoulé depuis leurs premières révélations et de la possibilité que leurs récits fussent contaminés par des chevauchements de souvenirs ou par des influences extérieures. La Cour estime toutefois qu’il appartenait, dans ces circonstances, aux autorités bulgares d’évaluer la nécessité de demander une telle audition. Or les décisions du parquet ne renferment aucune motivation à cet égard et il n’apparaît pas que la possibilité d’interroger les requérants ait été envisagée, vraisemblablement au seul motif que les intéressés ne résidaient pas en Bulgarie. Ainsi, les autorités bulgares auraient pu mettre en place, guidées par les principes contenus dans les instruments internationaux (en particulier la Convention de Lanzarote), des actions d’assistance et de soutien envers les requérants en leur double qualité de victimes et témoins, et se déplacer en Italie dans un cadre d’entraide judiciaire ou bien demander aux autorités italiennes de les entendre de nouveau. La Cour rappelle en effet que, en vertu de sa jurisprudence, dans des affaires transnationales l’obligation procédurale d’enquêter peut impliquer une obligation de solliciter la coopération d’autres États aux fins de mener des investigations et des poursuites. En l’espèce, l’audition des requérants était possible en application des mécanismes de coopération judiciaire existants, notamment au sein de l’Union européenne. Même sans chercher à entendre directement les requérants, les autorités bulgares auraient à tout le moins pu demander aux autorités italiennes les enregistrements vidéo qui avaient été réalisés lorsque les intéressés s’étaient entretenus avec les psychologues du CTR et avaient été entendus par la procureure pour mineurs. Du fait de cette omission de l’enquête, qui aurait été très simple à éviter, les autorités bulgares n’ont pas été en mesure d’inviter des professionnels « formés à cette fin » à visionner le matériel audiovisuel et à évaluer la crédibilité des récits (voir les articles 34 § 1 et 35 § 1 c) de la Convention de Lanzarote). De manière analogue, les requérants n’ayant pas produit de certificat médical, les autorités bulgares auraient pu demander, toujours dans le cadre de la coopération judiciaire internationale, que les intéressés fussent soumis à un examen médical qui aurait permis de confirmer ou d’écarter certaines hypothèses, en particulier les allégations de viol formulées par le premier requérant. La Cour note par ailleurs que les récits des requérants et les éléments fournis par leurs parents contenaient aussi des informations concernant d’autres enfants qui auraient été victimes d’abus ainsi que des enfants qui auraient commis des abus. Elle observe à cet égard que même s’il n’était pas envisageable d’engager des poursuites pénales contre des enfants qui n’avaient pas atteint l’âge de la majorité pénale, certains des actes décrits par les requérants comme ayant été perpétrés par d’autres enfants étaient constitutifs de mauvais traitements. Les autorités étaient donc tenues par l’obligation procédurale de faire la lumière sur les faits allégués par les intéressés. Or, en dépit de ces signalements, les enquêtes se sont limitées à l’audition et à la soumission de questionnaires à quelques enfants résidant encore à l’orphelinat, dans un environnement susceptible d’influencer leurs réponses. Enfin, les autorités bulgares n’ont pas cherché à entendre tous ceux que les requérants avaient nommément désignés et qui avaient entre-temps quitté l’établissement, que ce fût directement ou en recourant si besoin aux mécanismes de coopération judiciaire internationale. En outre, eu égard à la nature et à la gravité des abus allégués, des mesures d’enquête plus discrètes, telles qu’une surveillance des environs de l’orphelinat, des écoutes téléphoniques ou une interception de messages téléphoniques et électroniques, ainsi qu’un recours à des agents infiltrés, auraient dû être envisagées. De telles mesures « discrètes » (en anglais, « covert operations ») sont expressément visées à l’article 30 § 5 de la Convention de Lanzarote et largement utilisées en Europe dans les enquêtes portant sur des abus sur mineurs. La Cour rappelle que des considérations liées au respect des garanties découlant de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention peuvent légitimement limiter l’étendue des actes d’investigations. Néanmoins, en l’espèce, de telles mesures apparaissent comme appropriées et proportionnées étant donné que les requérants avaient allégué qu’un réseau organisé était en cause et que des individus identifiables avaient été désignés. Il aurait été possible de mettre en œuvre de telles mesures de manière progressive, en commençant par celles produisant le moins d’impact sur la vie privée des individus, comme la surveillance externe des entrées et sorties de l’orphelinat, pour passer ensuite, si nécessaire et sur la base d’une autorisation du juge compétent, à des mesures plus invasives telles que les écoutes téléphoniques, de manière à assurer le respect des droits des personnes mises en cause découlant de l’article 8 de la Convention, qui doivent également être pris en compte. Même si la Cour ne saurait spéculer sur le déroulement et les résultats d’une enquête qui aurait été menée différemment, elle regrette néanmoins qu’à la suite du courrier électronique envoyé par le père des requérants à l’ANPE et du signalement effectué par le Centre Nadja en novembre 2012, l’ANPE se fût contentée d’adresser à l’intéressé une lettre rédigée en bulgare pour demander des informations complémentaires. L’ANPE aurait pu, dans un cadre garantissant l’anonymat des victimes potentielles, demander tous les détails nécessaires au Centre Nadja, qui était en contact avec Telefono Azzurro, ce qui aurait permis d’identifier l’orphelinat en cause et de prendre des mesures d’enquête discrètes avant même la parution de l’article de L’Espresso. Il y a également lieu de remarquer que, malgré les récits livrés par les requérants concernant les photographies et les films qui auraient été réalisés par un photographe, les enquêteurs n’ont pas envisagé de perquisitionner le studio de celui-ci, en s’appuyant, si nécessaire, sur une autorisation sollicitée auprès du juge compétent, et de saisir des supports sur lesquels de telles images auraient pu se trouver.

La Cour note par ailleurs que, malgré l’ouverture de trois enquêtes à la suite de la parution des articles dans la presse ou des demandes formulées par les autorités italiennes, les autorités bulgares se sont contentées d’interroger les personnes qui étaient présentes à l’orphelinat ou dans les environs, et qu’elles ont clôturé les dossiers sur la base de cette seule modalité d’investigation, répétée sous des formes différentes dans les trois enquêtes. À cet égard, la Cour estime inacceptable que, avant même que les résultats de la première inspection effectuée par l’ANPE à l’orphelinat les 14 et 15 janvier 2013, qui s’est révélée très limitée au regard des actes d’investigation accomplis, ne fussent consignés dans un compte rendu et portés à la connaissance de l’autorité judiciaire, le président de l’ANPE avait accusé les parents des requérants devant des chaînes de télévision de calomnie, de manipulation et d’incompétence parentale. Quelques jours plus tard, alors que les résultats de l’enquête pénale n’étaient toujours pas connus, des parlementaires en visite à l’orphelinat avaient adopté une attitude similaire. De telles déclarations entachent inévitablement l’objectivité – et donc la crédibilité – des enquêtes menées par l’ANPE. Certes, il est indéniable que les autorités bulgares, par le biais des trois enquêtes en question, ont formellement répondu aux demandes des autorités italiennes et, indirectement, à celles des parents des requérants. La Cour estime cependant important de souligner que, depuis les premières déclarations du président de l’ANPE le 16 janvier 2013 et jusqu’à la dernière ordonnance adoptée par le parquet général près la Cour suprême de cassation le 27 janvier 2016 à la suite de la communication de la présente requête par la Cour, la motivation des décisions des autorités est révélatrice du caractère limité des enquêtes qui ont été menées. L’analyse des éléments recueillis et la motivation des décisions rendues révèlent de l’avis de la Cour des défaillances qui ont pu nuire à l’effectivité de l’enquête. La motivation avancée n’apparaît pas comme résultant d’une analyse minutieuse des éléments rassemblés et semble faire apparaître que, plutôt que d’éclaircir l’ensemble des faits pertinents, l’objectif des autorités chargées des enquêtes était d’établir que les accusations des requérants étaient fausses en pointant les inexactitudes qu’elles contenaient. Pour la Cour, l’ensemble de ces éléments tend à indiquer que les autorités d’enquête, qui se sont abstenues notamment de recourir aux mécanismes disponibles d’investigation et de coopération internationale, n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables pour faire la lumière sur les faits de l’espèce, et ne se sont pas livrées à une analyse minutieuse et complète des éléments dont elles disposaient. Les omissions relevées apparaissent comme suffisamment sérieuses pour que l’on puisse considérer que l’enquête qui a été menée ne présentait pas l’effectivité requise par l’article 3 de la Convention, interprété à la lumière des autres instruments internationaux applicables et en particulier de la Convention de Lanzarote.

Il y a donc eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

CEDH

176.  La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 116, 25 juin 2019).

177.  Combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (voir, parmi d’autres, O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 144, CEDH 2014 (extraits), et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII). Les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, doivent bénéficier d’une protection effective (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, M.C. c. Bulgarie, précité, § 150, et A et B c. Croatie, no 7144/15, § 106, 20 juin 2019).

178.  Il ressort de la jurisprudence de la Cour qui se trouve exposée dans les paragraphes qui suivent que les obligations positives qui pèsent sur les autorités en vertu de l’article 3 de la Convention comportent, premièrement, l’obligation de mettre en place un cadre législatif et réglementaire de protection, deuxièmement, dans certaines circonstances bien définies, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles pour protéger des individus précis face à un risque de traitements contraires à cette disposition et, troisièmement, l’obligation de mener une enquête effective sur des allégations défendables d’infliction de pareils traitements. De manière générale, les deux premiers volets de ces obligations positives sont qualifiés de « matériels », tandis que le troisième correspond à l’obligation positive « procédurale » qui incombe à l’État.

a)      L’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et réglementaire approprié

179.  L’obligation positive découlant de l’article 3 de la Convention commande en particulier l’instauration d’un cadre législatif et réglementaire permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri d’atteintes à leur intégrité physique et morale, notamment, pour les cas les plus graves, par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 43, et A et B c. Croatie, précité, § 110). S’agissant plus spécifiquement d’actes aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, il appartient aux États membres de se doter de dispositions pénales efficaces (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 82, CEDH 2013, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 150). Cette obligation découle aussi d’autres dispositions internationales telles que, notamment, les articles 18 à 24 de la Convention de Lanzarote (paragraphe 127 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que la Convention doit s’appliquer en accord avec les principes du droit international, en particulier ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], no 34044/96 et 2 autres, § 90, CEDH 2001-II, et Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI).

180.  L’obligation positive de protection prend un relief tout particulier dans le cadre d’un service public chargé d’assumer un devoir de protection de la santé et du bien-être des enfants, surtout lorsque ceux-ci sont particulièrement vulnérables et qu’ils se trouvent sous le contrôle exclusif des autorités (voir, dans le contexte de l’enseignement primaire, O’Keeffe, précité, § 145, et, dans le contexte d’un foyer pour enfants handicapés et sous l’angle de l’article 2 de la Convention, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, §§ 106-116 et 119-120, 18 juin 2013). Elle peut, le cas échéant, nécessiter l’adoption de mesures et de garanties spéciales. La Cour a ainsi eu l’occasion de préciser, concernant les cas d’abus sexuels sur mineurs, en particulier lorsque l’auteur de ces abus se trouve en position d’autorité par rapport à l’enfant, que l’existence de mécanismes utiles de détection et de signalement représente une condition fondamentale à une mise en œuvre effective des lois pénales applicables (O’Keeffe, précité, § 148).

b)     L’obligation positive de prendre des mesures de protection opérationnelles

181.  Comme l’article 2 de la Convention, l’article 3 peut, dans certaines circonstances, imposer à l’État de prendre des mesures concrètes pour protéger les victimes avérées ou potentielles de mauvais traitements (voir, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII).

182.  Il faut toutefois interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, eu égard à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Dès lors, tout risque de mauvais traitement n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Cependant, les mesures requises doivent au moins permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (O’Keeffe, précité, § 144).

183.  Pour que l’on puisse parler d’une obligation positive, il doit dès lors être établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance à l’époque de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées de nature à éviter ce risque (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 139, CEDH 2012, et Buturugă c. Roumanie, no 56867/15, § 61, 11 février 2020).

L’obligation procédurale de mener une enquête effective

184.  L’article 3 de la Convention impose en outre, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à cette disposition, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition, le cas échéant, des personnes responsables. Une telle obligation ne saurait être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par les agents de l’État (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 44, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 56, 2 mai 2017).

185.  Pour être effective, l’enquête menée doit être suffisamment approfondie. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 45). Elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 123, CEDH 2015, et B.V. c. Belgique, précité, § 60). Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les faits ou l’identité des responsables, risque de ne pas répondre à cette norme (Bouyid, précité, § 120, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004‑IV (extraits)).

186.  Cependant, l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (A, B et C c. Lettonie, no 30808/11, § 149, 31 mars 2016, et M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, § 58, 15 mars 2016). Il n’appartient au demeurant pas à la Cour de se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ; elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (B.V. c. Belgique, précité, § 61, et M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011). Il ne revient pas non plus à la Cour de remettre en question les pistes suivies par les enquêteurs ou les constatations de fait auxquelles ils sont parvenus, sauf dans le cas où celles-ci sont arbitraires ou ne reposent manifestement pas sur des éléments pertinents (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 50, et Y c. Bulgarie, no 41990/18, § 82, 20 février 2020). La mise à l’écart d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence peut néanmoins compromettre de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, § 48, 27 novembre 2012, et Y c. Bulgarie, précité, § 82).

187.  Par ailleurs, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, les personnes et les institutions qui en sont chargées doivent être indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (voir, parmi d’autres, Bouyid, précité, § 118).

188.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans l’obligation d’enquêter. À cet égard, la Cour a considéré que la prompte ouverture d’une enquête et la conduite diligente de celle-ci sont essentielles. Indépendamment de l’issue de la procédure, les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autorités (W. c. Slovénie, no 24125/06, § 64, 23 janvier 2014, S.Z. c. Bulgarie, précité, § 47, et V.C. c. Italie, no 54227/14, § 95, 1er février 2018).

189.  De surcroît, la victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid, précité, § 122, et B.V. c. Belgique, précité, § 59). En outre, l’enquête doit être accessible à la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes (voir, dans le contexte de l’article 2, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 303, CEDH 2011 (extraits)).

190.  Les conclusions de l’enquête doivent quant à elles se fonder sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de l’ensemble des éléments pertinents (A et B c. Croatie, précité, § 108). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 234, 30 mars 2016).

191.  L’exigence d’effectivité de l’enquête peut inclure dans certaines circonstances pour les autorités qui en sont chargées une obligation de coopérer avec les autorités d’un autre État, impliquant une obligation de solliciter une assistance ou une obligation de prêter son assistance. La nature et l’étendue de ces obligations dépendront inévitablement des circonstances de chaque espèce, par exemple du point de savoir si les principaux éléments de preuve se trouvent sur le territoire de l’État contractant concerné ou si les suspects s’y sont réfugiés (voir, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 233, 29 janvier 2019). Cela signifie que les États concernés doivent prendre toutes les mesures raisonnables envisageables pour coopérer les uns avec les autres et épuiser de bonne foi les possibilités que leur offrent les instruments internationaux applicables relatifs à l’entraide judiciaire et à la coopération en matière pénale. Bien que la Cour ne soit pas compétente pour surveiller le respect des traités et obligations internationaux autres que la Convention, elle vérifie normalement dans ce contexte si l’État défendeur a fait usage des possibilités que lui offraient ces instruments (Güzelyurtlu et autres, précité, § 235, et les références qui y sont citées).

192.  Il ressort enfin de la jurisprudence de la Cour que, dans les cas où des enfants ont été potentiellement victimes d’abus sexuels, le respect des obligations positives découlant de l’article 3 requiert, dans le cadre des procédures internes engagées, la mise en œuvre effective du droit des enfants à ce que leur intérêt supérieur prime, ainsi que la prise en compte de leur particulière vulnérabilité et de leurs besoins spécifiques (A et B c. Croatie, précité, § 111, et M.M.B. c. Slovaquie, no 6318/17, § 61, 26 novembre 2019 ; voir également M.G.C. c. Roumanie, précité, §§ 70 et 73). Ces exigences sont également énoncées dans d’autres instruments internationaux pertinents en l’espèce, tels que la CIDE, la Convention de Lanzarote et les instruments adoptés dans le cadre de l’Union européenne (voir les paragraphes 124-127 et 135-137 ci-dessus). D’une manière plus générale, la Cour estime que l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention doit être interprétée, lorsque des abus sexuels sur des mineurs sont potentiellement en jeu, à la lumière des obligations découlant des autres instruments internationaux applicables et, plus particulièrement, de la Convention de Lanzarote.

Application au cas d’espèce

193.  La Cour observe que les requérants, en raison de leur jeune âge et de leur situation d’enfants privés de soins parentaux et placés en institution, se trouvaient dans une position de particulière vulnérabilité. Dans ce contexte, les abus sexuels et les violences qu’ils allèguent avoir subis, à les supposer établis, sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention (voir aussi le paragraphe 82 de l’arrêt de la chambre). Elle examinera dès lors si l’État défendeur a respecté en l’espèce les obligations qui lui incombaient en vertu de cette disposition.

a)   L’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et réglementaire approprié

194.  La Cour note d’emblée que les requérants ne remettent pas en cause l’existence dans le droit interne de l’État défendeur d’une législation pénale destinée à assurer la prévention et la sanction des atteintes sexuelles perpétrées sur des enfants. Elle relève à cet égard que le code pénal bulgare sanctionne les atteintes sexuelles commises sur des mineurs de quatorze ans par des personnes âgées de plus de quatorze ans, même en l’absence de recours à la contrainte, qu’il prévoit des peines aggravées lorsque les violences sexuelles ont été commises sur des mineurs et qu’il réprime des infractions spécifiques telles que l’exposition de mineurs à des actes sexuels ou la diffusion de pornographie (paragraphe 115 ci-dessus). Les textes en question paraissent en mesure de couvrir les faits dénoncés par les requérants en l’espèce.

195.  La Cour rappelle ensuite, à la lumière des principes établis dans les arrêts O’Keeffe et Nencheva et autres (voir le paragraphe 180 ci-dessus), que les États ont une obligation renforcée de protection envers des enfants qui, comme les requérants en l’espèce, sont privés de soins parentaux et ont été confiés à un établissement public chargé d’assurer leur sécurité et leur bien-être, et se trouvent de ce fait dans une situation de particulière vulnérabilité. À cet égard, la Cour constate que l’État défendeur soutient qu’un certain nombre de mécanismes de prévention et de détection des mauvais traitements dans les institutions accueillant des enfants avaient été mis en place. Les services compétents ayant effectué des contrôles à l’orphelinat en cause ont en effet affirmé dans leurs rapports respectifs que, en application de la réglementation en vigueur, un certain nombre de mesures destinées à assurer la sécurité des enfants qui y résidaient avaient été prises. Selon ces rapports, un gardien et des caméras de surveillance contrôlaient l’accès des personnes extérieures à l’établissement et les enfants n’étaient en principe pas laissés hors de la surveillance du personnel, notamment la nuit ou lors de leurs déplacements à l’extérieur. Ces rapports indiquent également que les pensionnaires étaient suivis régulièrement par un médecin externe et par la psychologue de l’établissement et qu’ils avaient accès à un téléphone et au numéro d’appel d’urgence destiné aux enfants en danger. Enfin, la Cour relève que l’État défendeur avait créé une institution spécialisée, l’ANPE, qui avait notamment pour mission d’effectuer des contrôles, de manière périodique ou à la suite de signalements, dans les établissements accueillant des enfants et qui était habilitée à prendre des mesures appropriées afin d’assurer la protection de ceux-ci, ou encore à saisir les autorités compétentes aux fins d’engager la responsabilité disciplinaire ou pénale des personnes impliquées (paragraphe 122 ci-dessus).

196.  La Cour note que les requérants contestent la réalité ou l’efficacité de certains de ces mesures et mécanismes. Elle observe cependant que les éléments versés au dossier ne lui permettent pas de confirmer ou d’infirmer les constats factuels que les rapports des services compétents ayant inspecté l’orphelinat en l’espèce dressent au sujet de la mise en place de ces mesures. La Cour ne dispose par ailleurs pas d’éléments indiquant qu’il existait à l’époque des faits en Bulgarie, comme le laissent entendre les requérants, un problème systémique lié au tourisme sexuel pédophile ou à des abus sexuels sur de jeunes enfants en institution ou dans le milieu scolaire et qui conduirait à exiger des mesures plus sévères de la part des autorités (comparer avec l’arrêt O’Keeffe, dans lequel la Cour a considéré que l’État défendeur avait connaissance d’un nombre important d’abus sexuels dans les écoles primaires et n’avait pas pris les mesures propres à éviter le risque de perpétration de tels abus (arrêt précité, §§ 157-169)). Au vu de ce qui précède, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que le cadre législatif et réglementaire instauré par l’État défendeur pour mettre les enfants vivant en institution à l’abri d’atteintes graves à leur intégrité était défectueux au mépris des obligations découlant de l’article 3 de la Convention à cet égard.

b)     L’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles préventives

197.  Comme la Cour l’a observé ci-dessus, les requérants en l’espèce se trouvaient dans une situation de particulière vulnérabilité et avaient été placés sous la responsabilité exclusive des autorités publiques. Les responsables de l’orphelinat étaient tenus d’assurer, de manière permanente, la sécurité, la santé et le bien-être des enfants confiés à leur garde, dont les requérants. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’obligation, que l’article 3 de la Convention fait peser sur les autorités, de prendre des mesures opérationnelles préventives lorsqu’elles ont ou doivent avoir connaissance d’un risque qu’un enfant subisse des mauvais traitements, se trouvait renforcée dans le cas d’espèce et appelait les autorités en cause à une vigilance particulière. Elle doit donc vérifier si, dans le cas concret, les autorités publiques de l’État défendeur savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’il existait un risque réel et immédiat pour les requérants de subir des traitements contraires à l’article 3 et, dans l’affirmative, si ces autorités ont pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un tel risque (voir, mutatis mutandis, Osman, précité, § 116).

198.  La Cour note, sur la base des documents produits par le Gouvernement, que les enquêtes qui ont été menées au niveau interne n’ont pas permis d’établir que la directrice de l’orphelinat, un autre membre du personnel ou une autre autorité auraient été au courant des abus allégués par les requérants. Selon les comptes rendus des enquêteurs, la psychologue et le médecin traitant, qui assuraient un suivi régulier des pensionnaires, ont déclaré devant eux n’avoir décelé aucun signe laissant soupçonner que les requérants ou d’autres enfants eussent fait l’objet de violences ou d’abus sexuels. Quant au cas de la jeune M., mentionné par les requérants, il ressort des éléments versés au dossier qu’il ne concernait pas des abus commis à l’orphelinat (paragraphes 56 et 113 ci-dessus, in fine). Dans ces circonstances, et en l’absence d’indices corroborant l’affirmation selon laquelle le premier requérant avait signalé des faits d’abus à la directrice, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que les autorités bulgares savaient ou auraient dû savoir que les requérants étaient exposés à un risque réel et immédiat de subir des mauvais traitements, de manière à faire naître pour elles une obligation de prendre des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque (voir, a contrario, Đorđević, précité, §§ 144-146, V.C. c. Italie, précité, §§ 99-102, et Talpis c. Italie, no 41237/14, § 111, 2 mars 2017).

199.  Au vu des considérations qui précèdent (paragraphes 194-196 et 197-198 ci-dessus), la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en son volet matériel.

c)      L’obligation procédurale de mener une enquête effective

200. La Cour observe que, abstraction faite de la question de savoir si les premiers signalements effectués auprès des autorités bulgares étaient suffisamment détaillés, force est de constater que, dès le mois de février 2013, celles-ci avaient reçu de la part du parquet de Milan des éléments plus circonstanciés sur les allégations d’abus sexuels que les requérants disaient avoir subis, au sein de l’orphelinat dans lequel ils avaient été placés, de la part d’autres enfants mais aussi de plusieurs adultes, membres du personnel ou personnes extérieures à l’établissement (paragraphe 65 ci-dessus). Ces éléments montraient, d’une part, que les psychologues assurant le suivi des requérants avaient jugé leurs allégations crédibles et, d’autre part, que l’association spécialisée Telefono Azzurro, la CAI italienne et le parquet de Milan les avaient considérées comme suffisamment sérieuses pour justifier une enquête (paragraphes 22, 62 et 65 ci-dessus).

201.  La Cour considère dès lors que les autorités bulgares se trouvaient face à des allégations « défendables », au sens de sa jurisprudence, d’abus graves qui auraient été commis sur des enfants placés sous leur responsabilité et qu’il leur revenait, conformément aux obligations découlant de l’article 3 de la Convention, de prendre dans les meilleurs délais les mesures nécessaires pour en apprécier la crédibilité, éclaircir les circonstances de la cause et identifier les éventuels responsables (M.M.B. c. Slovaquie, précité, § 66, et B.V. c. Belgique, précité, § 66).

202.  La Cour observe que, à la suite des articles parus dans la presse, puis de la transmission par le parquet de Milan des éléments recueillis et de la demande adressée au ministère de la Justice bulgare par la CAI italienne, les autorités bulgares ont lancé certaines mesures d’enquête. En effet, l’ANPE et d’autres services intervenant dans le domaine social ont procédé à des contrôles et le procureur a ordonné l’ouverture d’une enquête préliminaire. Sans préjuger de leur efficacité et de leur caractère approfondi (voir les paragraphes 210-223 ci-dessous), il y a lieu d’observer que ces mesures apparaissent comme adéquates et aptes, en principe, à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et le châtiment des éventuels responsables. En effet, en fonction de leurs résultats, ces enquêtes pouvaient aboutir à l’ouverture de poursuites pénales contre des individus soupçonnés d’avoir commis des violences ou des abus sexuels sur les requérants, mais aussi à l’adoption d’autres mesures, telles que des sanctions disciplinaires à l’égard d’employés qui auraient manqué à leur devoir d’assurer la sécurité des pensionnaires, ou des mesures appropriées à l’égard d’enfants qui auraient commis des actes répréhensibles mais n’auraient pas été pénalement responsables. La Cour examinera dès lors si les investigations réalisées étaient suffisamment effectives au regard de l’article 3 de la Convention.

203.  En ce qui concerne tout d’abord la promptitude et la célérité attendues des autorités, la Cour relève qu’une première inspection ordonnée par l’ANPE a été effectuée à l’orphelinat dès le lundi 14 janvier 2013, soit le premier jour ouvrable suivant la parution dans la presse bulgare des articles qui reprenaient celui de L’Espresso. Elle observe à cet égard que le contact informel du journaliste de l’hebdomadaire italien avec un policier non identifié (paragraphe 77 ci-dessus) n’atteste pas de manière suffisante que les allégations des requérants avaient été portées à l’attention des autorités, au sens de la jurisprudence de la Cour. Certes, le père des requérants avait écrit à l’ANPE dès le 16 novembre 2012 et le Centre Nadja avait fait part à cette agence de l’appel de l’intéressé le 20 novembre 2012. La Cour constate cependant que ces messages ne mentionnaient ni le nom des enfants ni l’appellation de l’orphelinat en cause et que le message du père ne formulait aucune allégation précise (paragraphes 42-44 ci‑dessus). Il est vrai que l’ANPE pouvait procéder à des vérifications et elle a d’ailleurs engagé à cet égard certaines démarches, lesquelles n’ont cependant pas abouti avant la publication de l’article dans L’Espresso. Dans ces circonstances, il serait difficile de reprocher aux autorités le délai de quelques semaines qui s’est écoulé avant la mise en œuvre d’une inspection.

204.  La Cour constate également que l’ANPE a rapidement informé le parquet des révélations faites par l’hebdomadaire italien et des résultats de la première inspection qu’elle avait effectuée. Après avoir reçu en janvier 2013 du parquet de Milan de nouveaux éléments plus concrets et révélant cette fois les noms de personnes potentiellement impliquées dans les abus allégués, le parquet de Veliko Tarnovo a rapidement ordonné l’ouverture d’une enquête de police et de nouveaux contrôles par les services de la protection de l’enfance. La Cour considère que l’ensemble de ces mesures d’enquête ont été menées dans des délais raisonnables étant donné les circonstances de l’espèce, compte tenu notamment du temps plus long nécessaire, dans un contexte de coopération internationale, pour la transmission des informations entre les différents services impliqués ou pour la traduction des documents. Les deux procédures ouvertes par le parquet bulgare ont en effet été menées à bien en quelques mois, respectivement en juin et en novembre 2013, et ont conduit les autorités à conclure que les éléments recueillis ne donnaient pas matière à engager des poursuites pénales.

205.  Certes, des délais plus importants se sont par la suite écoulés avant que les résultats de l’enquête ne fussent transmis aux autorités italiennes et aux parents des requérants. La Cour considère cependant que ces délais n’ont pas compromis l’effectivité de l’enquête, qui était achevée dès 2013 (voir les paragraphes 100-102 ci-dessus).

206.  Au vu de ces éléments, la Cour considère que la promptitude et la célérité avec lesquelles les autorités bulgares ont agi ne sauraient être remises en cause.

207.  Concernant ensuite le défaut d’indépendance et d’objectivité que les requérants reprochent à l’ANPE, la Cour observe que cette agence est une autorité administrative spécialisée dans la protection de l’enfance, qui est compétente pour contrôler le respect de la réglementation applicable dans les institutions accueillant des enfants, pour détecter de possibles dysfonctionnements dans la sécurité ou les soins apportés à ceux-ci et pour prendre des mesures en vue d’y remédier. La Cour relève que ni l’ANPE ni ses employés n’ont été mis en cause dans l’affaire et que, par ailleurs, rien dans les éléments versés au dossier ne permet de douter de leur indépendance. Quant au défaut d’objectivité allégué de l’ANPE, la Cour s’y penchera ci-après (voir le paragraphe 224 ci-dessous).

208.  Les requérants reprochent en outre aux autorités bulgares de ne pas avoir suffisamment tenu leurs représentants légaux informés des avancées de l’enquête. La Cour observe à cet égard que la Convention de Lanzarote prévoit en son article 31 § 1, a), c) et d) l’obligation d’informer les victimes de leurs droits et des services à leur disposition et, à moins qu’elles ne souhaitent pas recevoir une telle information, du déroulement des procédures engagées, ainsi que de leur droit d’être entendus, en leur fournissant, le cas échéant, une assistance appropriée (paragraphe 127 ci‑dessus). Elle note qu’en l’espèce, les parents des requérants n’ont pas formellement porté plainte en Bulgarie et ne se sont pas manifestés auprès des autorités du parquet chargées de l’enquête pénale, laquelle a été ouverte à la suite des signalements effectués par l’ANPE même en l’absence de plainte formelle, conformément aux préconisations de la Convention de Lanzarote. Cependant, même si les parents des requérants n’ont pas cherché à être associés à l’enquête, la Cour regrette que les autorités bulgares n’aient pas tenté de prendre contact avec eux pour leur fournir les informations et l’assistance nécessaires. En effet, si les intéressés ont bien été informés de l’issue de l’enquête pénale par l’intermédiaire des autorités italiennes (paragraphes 100-102 ci-dessus), l’absence d’information et d’assistance en temps utile les a empêchés de prendre activement part aux différentes procédures, de sorte qu’ils n’ont pu introduire un recours que bien après la fin des investigations (paragraphes 104-109 ci-dessus).

209.  Par ailleurs, pour autant que les requérants reprochent aux autorités d’avoir divulgué leurs noms dans la presse, la Cour note que les requérants ne formulent pas de grief distinct à cet égard, notamment sous l’angle de l’article 8 de la Convention, mais qu’ils soutiennent que cette circonstance constitue un aspect du défaut d’effectivité qui entache selon eux l’enquête menée. À cet égard, la Cour ne dispose pas d’élément indiquant qu’une telle divulgation aurait été le fait des autorités chargées de l’enquête ou qu’elle aurait nui à l’effectivité de celle-ci. Elle relève au demeurant que l’ANPE a allégué avoir pris certaines mesures à la suite de la plainte formulée par les parents des requérants (paragraphe 64 ci-dessus).

210.  En ce qui concerne le caractère approfondi de l’enquête, la Cour rappelle pour commencer que l’obligation procédurale de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat et que dès lors, le seul fait que les investigations en l’espèce n’aient pas abouti à la mise en cause de la responsabilité pénale, notamment, d’individus spécifiques ne saurait remettre en question leur effectivité (A et B c. Croatie, précité, §§ 110 et 129, et M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 111, 15 novembre 2011).

211.  Elle observe sur ce point que les autorités internes compétentes ont adopté un certain nombre de mesures d’enquête. Lors de la première inspection, effectuée en janvier 2013 à la suite de la révélation de l’affaire dans la presse et de l’identification des requérants, les services de la protection de l’enfance se sont rendus sur place pour contrôler le bon fonctionnement de l’orphelinat et, selon les rapports rédigés à cette occasion par les enquêteurs, ont consulté les dossiers, notamment médicaux, des requérants et des autres enfants qui y avaient résidé à l’époque considérée. Ils se sont entretenus avec la directrice de l’établissement, les autres membres du personnel, le médecin traitant et le maire de la commune, lequel était responsable de la gestion de l’orphelinat. Ils ont également entendu les pensionnaires, en organisant des entretiens – bien que dans un format non adapté à leur âge et à leur maturité et sans enregistrement audiovisuel – et en soumettant un questionnaire anonyme aux plus âgés (voir, en ce qui concerne notamment la nécessité d’auditionner les mineurs dans des locaux adaptés et de procéder à un enregistrement audiovisuel de leurs dépositions, l’article 35 §§ 1 et 2 de la Convention de Lanzarote au paragraphe 127 ci-dessus). Lors de la deuxième enquête, conduite par un panel d’experts des différentes administrations concernées et par la police en février 2013, après la réception des éléments plus circonstanciés transmis par le parquet de Milan, des vérifications sur pièces furent de nouveau réalisées et plusieurs personnes concernées furent entendues. La police interrogea en particulier des hommes qui pouvaient correspondre au signalement des auteurs des abus qui avaient été désignés par les requérants, dont certains, comme le chauffeur Da., le gardien K. et le chauffagiste I., étaient des employés de l’orphelinat, et d’autres, tels que le photographe D. et l’électricien N., y étaient intervenus occasionnellement. Quatre enfants cités par les requérants qui résidaient toujours à l’orphelinat furent également entendus même si, de nouveau, leurs dépositions ne furent pas enregistrées et que le jeune B. dût être interrogé une seconde fois par la police (voir les paragraphes 68 et 72 ci-dessus et l’article 35 §§ 1 et 2 de la Convention de Lanzarote).

212.  La Cour note en outre que les autorités semblent avoir négligé de poursuivre certaines pistes d’investigation qui auraient pu se révéler pertinentes dans les circonstances de l’espèce, et de prendre certaines mesures d’enquête.

213.  Elle rappelle à cet égard que l’obligation de mener une enquête suffisamment approfondie pèse sur les autorités à partir du moment où elles ont été saisies d’allégations défendables d’abus sexuels. Une telle obligation ne saurait se borner à imposer de répondre à d’éventuelles demandes formulées par la victime ou à laisser à cette dernière l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir S.M. c. Croatie, précité, § 314, et Y c. Bulgarie, précité, § 93 ; voir aussi l’arrêt S.Z. c. Bulgarie (précité, § 50), dans lequel la Cour a tenu rigueur aux autorités de ne pas avoir poursuivi certaines pistes d’investigation alors même que la requérante n’avait pas contesté une décision d’abandon partiel des poursuites, et l’affaire M. et autres c. Italie et Bulgarie (no 40020/03, § 104, 31 juillet 2012), dans laquelle la Cour a identifié certains témoins que les autorités auraient dû interroger, sans que cette question ait été soulevée dans la procédure interne).

214.  Dans le même sens, il est important de souligner que d’autres instruments internationaux tels que la CIDE et la Convention de Lanzarote ont intégré l’acquis de la jurisprudence de la Cour dans le domaine de la violence à l’égard des mineurs, notamment en ce qui concerne l’obligation procédurale de mener une enquête effective (voir l’article 19 § 2 de la CIDE, tel qu’interprété par le Comité des droits de l’enfant, paragraphes 124-126 ci-dessus, ainsi que les articles 12 à 14 et 30 à 38 de la Convention de Lanzarote, à lire conjointement avec le rapport explicatif de cette convention, paragraphes 127-128 ci-dessus). En vertu de ces textes, dont l’applicabilité ratione temporis aux enquêtes menées dans la présente espèce n’a pas été contestée (voir le paragraphe 163 ci-dessus), les États sont tenus de prendre les mesures législatives ou autres requises pour fournir l’appui nécessaire à l’enfant et à ceux à qui il est confié aux fins de signalement, d’identification et d’enquête (article 19 de la CIDE), en vue de les soutenir, assister et conseiller (articles 11-14 de la Convention de Lanzarote), tout en protégeant leur anonymat (article 13 de la Convention de Lanzarote, qui se réfère également au signalement par le biais d’Internet et de lignes téléphoniques confidentielles). L’objectif de ces dispositions est de faire en sorte que les enquêtes, tout en garantissant les droits de la défense de l’accusé, soient menées dans l’intérêt supérieur de l’enfant (article 30 §§ 1, 4 et 5 de la Convention de Lanzarote). La Convention de Lanzarote prévoit également la nécessité de donner aux mineurs « la possibilité d’être entendu[s], de fournir des éléments de preuve et de choisir les moyens selon lesquels leurs vues, besoins et préoccupations sont présentés et examinés, directement ou par recours à un intermédiaire » (article 31 § 1 c) de ladite convention), notamment à travers l’accompagnement de l’enfant par son représentant légal. Aux fins de réduire au minimum la réitération des dépositions et d’éviter ainsi des traumatismes, ladite convention prévoit également le recours à l’enregistrement audiovisuel et recommande que celui-ci puisse être utilisé à titre de preuve (article 35).

215.  Dans la présente espèce, la Cour note que les récits des requérants, tels que recueillis et enregistrés par les psychologues du CTR avec l’aide du père des requérants, puis ceux livrés devant la procureure pour mineurs italienne, qui ont également été enregistrés sur DVD, avaient été jugés crédibles par les autorités italiennes sur la base d’analyses faites par des spécialistes, contenaient certains éléments précis et désignaient nommément des personnes comme auteurs des abus. La majorité des documents disponibles ont été progressivement transmis aux autorités bulgares à l’occasion de plusieurs demandes d’ouverture d’une procédure pénale formulées par le procureur de Milan par le biais des autorités diplomatiques, puis par le ministère de la Justice et la CAI italiens (voir les paragraphes 62, 65 et 97 ci-dessus). Si les autorités bulgares avaient des doutes concernant la crédibilité de ces allégations, notamment à cause de certaines contradictions relevées dans les récits successifs des requérants ou de la possibilité que leurs parents les aient influencés, elles auraient pu tenter de clarifier les faits en demandant à entendre les requérants et leurs parents (voir, pour une situation comparable, G.U. c. Turquie, no 16143/10, § 71, 18  octobre 2016). Cela aurait permis d’évaluer la crédibilité des allégations des requérants et de recueillir éventuellement des précisions concernant certaines d’entre elles. En tant que professionnels ayant recueilli les témoignages d’enfants, les différents psychologues qui avaient entendu les requérants en Italie auraient également été en mesure de fournir des informations pertinentes.

216.  Certes, une audition des requérants par les autorités bulgares – dont la possibilité avait été laissée ouverte par la procureure italienne, laquelle avait déconseillé de poursuivre les interrogatoires des requérants compte tenu de l’éventualité de nouvelles auditions par les autorités bulgares (paragraphe 92 ci-dessus) – n’était peut-être pas souhaitable dès lors qu’elle comportait le risque, d’une part, d’accentuer un éventuel traumatisme chez les intéressés et, d’autre part, de se révéler infructueuse compte tenu du temps écoulé depuis leurs premières révélations et de la possibilité que leurs récits fussent contaminés par des chevauchements de souvenirs ou par des influences extérieures. La Cour estime toutefois qu’il appartenait, dans ces circonstances, aux autorités bulgares d’évaluer la nécessité de demander une telle audition. Or les décisions du parquet ne renferment aucune motivation à cet égard et il n’apparaît pas que la possibilité d’interroger les requérants ait été envisagée, vraisemblablement au seul motif que les intéressés ne résidaient pas en Bulgarie. La Cour observe à cet égard que la Convention de Lanzarote prévoit, en son article 38 § 2, que les victimes ont le droit de signaler les abus qu’elles auraient subis aux autorités de leur domicile et que l’on ne pourrait exiger d’elles qu’elles se déplacent à l’étranger. L’article 35 de cette convention dispose quant à lui que les mineurs doivent, dans la mesure du possible, être toujours entendus par les mêmes personnes et que les enregistrements audiovisuels doivent si possible être utilisés comme preuves. En l’espèce, les autorités bulgares auraient donc pu mettre en place, guidées par les principes contenus dans les instruments internationaux, des actions d’assistance et de soutien envers les requérants en leur double qualité de victimes et témoins, et se déplacer en Italie dans un cadre d’entraide judiciaire ou bien demander aux autorités italiennes de les entendre de nouveau.

217.  La Cour rappelle en effet que, en vertu de sa jurisprudence, dans des affaires transnationales l’obligation procédurale d’enquêter peut impliquer une obligation de solliciter la coopération d’autres États aux fins de mener des investigations et des poursuites (paragraphe 191 ci‑dessus). La possibilité d’avoir recours à la coopération internationale pour les investigations menées sur des infractions d’abus sexuels à l’égard des enfants est également prévue de manière explicite par l’article 38 de la Convention de Lanzarote (paragraphe 127 ci-dessus). En l’espèce, bien que le procureur de Milan se fût déclaré incompétent faute d’un lien suffisant de la juridiction italienne avec les faits, l’audition des requérants était possible en application des mécanismes de coopération judiciaire existants, notamment au sein de l’Union européenne (paragraphe 137 ci-dessus).

218.  Même sans chercher à entendre directement les requérants, les autorités bulgares auraient à tout le moins pu demander aux autorités italiennes les enregistrements vidéo qui avaient été réalisés lorsque les intéressés s’étaient entretenus avec les psychologues du CTR et avaient été entendus par la procureure pour mineurs (voir les paragraphes 16 et 82 ci‑dessus). Du fait de cette omission de l’enquête, qui aurait été très simple à éviter, les autorités bulgares n’ont pas été en mesure d’inviter des professionnels « formés à cette fin » à visionner le matériel audiovisuel et à évaluer la crédibilité des récits (voir les articles 34 § 1 et 35 § 1 c) de la Convention de Lanzarote).

219.  De manière analogue, les requérants n’ayant pas produit de certificat médical, les autorités bulgares auraient pu demander, toujours dans le cadre de la coopération judiciaire internationale, que les intéressés fussent soumis à un examen médical qui aurait permis de confirmer ou d’écarter certaines hypothèses, en particulier les allégations de viol formulées par le premier requérant.

220.  La Cour note par ailleurs que les récits des requérants et les éléments fournis par leurs parents contenaient aussi des informations concernant d’autres enfants qui auraient été victimes d’abus ainsi que des enfants qui auraient commis des abus. Elle observe à cet égard que même s’il n’était pas envisageable d’engager des poursuites pénales contre des enfants qui n’avaient pas atteint l’âge de la majorité pénale, certains des actes décrits par les requérants comme ayant été perpétrés par d’autres enfants étaient constitutifs de mauvais traitements au sens de l’article 3 de la Convention et de violence au sens de l’article 19 de la CIDE (paragraphe 124 ci‑dessus) ; les autorités étaient donc tenues par l’obligation procédurale de faire la lumière sur les faits allégués par les intéressés. Or, en dépit de ces signalements, les enquêtes se sont limitées à l’audition et à la soumission de questionnaires à quelques enfants résidant encore à l’orphelinat, dans un environnement susceptible d’influencer leurs réponses (voir, en ce qui concerne les conditions de ces auditions, le paragraphe 211 ci-dessus) ; la Cour note en effet que les autorités bulgares n’ont pas cherché à entendre tous ceux que les requérants avaient nommément désignés et qui avaient entre-temps quitté l’établissement (voir, par exemple, les paragraphes 25 et 28 in fine ci-dessus), que ce fût directement ou en recourant si besoin aux mécanismes de coopération judiciaire internationale.

221.  En outre, eu égard à la nature et à la gravité des abus allégués, comme le suggèrent les requérants, des mesures d’enquête plus discrètes, telles qu’une surveillance des environs de l’orphelinat, des écoutes téléphoniques ou une interception de messages téléphoniques et électroniques, ainsi qu’un recours à des agents infiltrés, auraient dû être envisagées. De telles mesures « discrètes » (en anglais, « covert operations ») sont expressément visées à l’article 30 § 5 de la Convention de Lanzarote et largement utilisées en Europe dans les enquêtes portant sur des abus sur mineurs. À cet égard, la Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel de tels actes sont susceptibles de porter atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes concernées et nécessitent l’autorisation d’un juge fondée sur des éléments plausibles montrant qu’une infraction a été commise. Elle rappelle que des considérations liées au respect des garanties découlant de l’article 8 de la Convention peuvent en effet légitimement limiter l’étendue des actes d’investigations (Đorđević, précité, § 139). Néanmoins, en l’espèce, de telles mesures apparaissent comme appropriées et proportionnées étant donné que les requérants avaient allégué qu’un réseau organisé était en cause et que des individus identifiables avaient été désignés. Il aurait été possible de mettre en œuvre de telles mesures de manière progressive, en commençant par celles produisant le moins d’impact sur la vie privée des individus, comme la surveillance externe des entrées et sorties de l’orphelinat, pour passer ensuite, si nécessaire et sur la base d’une autorisation du juge compétent, à des mesures plus invasives telles que les écoutes téléphoniques, de manière à assurer le respect des droits des personnes mises en cause découlant de l’article 8 de la Convention, qui doivent également être pris en compte.

222.  Même si la Cour ne saurait spéculer sur le déroulement et les résultats d’une enquête qui aurait été menée différemment, elle regrette néanmoins qu’à la suite du courrier électronique envoyé par le père des requérants à l’ANPE et du signalement effectué par le Centre Nadja en novembre 2012, l’ANPE se fût contentée d’adresser à l’intéressé une lettre rédigée en bulgare pour demander des informations complémentaires (paragraphes 42-44 ci-dessus). Elle rappelle que la Convention de Lanzarote d’une part encourage la prise en compte des signalements effectués par le biais d’Internet ou de lignes téléphoniques dédiées et, d’autre part, ne subordonne pas l’ouverture d’une enquête aux déclarations des victimes. Dans les circonstances de l’espèce, l’ANPE aurait pu, dans un cadre garantissant l’anonymat des victimes potentielles, demander tous les détails nécessaires au Centre Nadja, qui était en contact avec Telefono Azzurro, ce qui aurait permis d’identifier l’orphelinat en cause et de prendre des mesures d’enquête discrètes avant même la parution de l’article de L’Espresso en janvier 2013. S’il est vrai, comme le souligne le Gouvernement, que l’article de L’Espresso qui a été relayé dans la presse bulgare avait pu alerter les éventuels auteurs des abus, la Cour estime toutefois qu’il ne saurait être exclu que ceux-ci entrent en contact téléphonique ou par messagerie précisément en raison de cette publication, ce qui ne peut que démontrer la pertinence de telles mesures d’enquête.

223.  Il y a également lieu de remarquer que, malgré les récits livrés par les requérants concernant les photographies et les films qui auraient été réalisés par le photographe D., les enquêteurs n’ont pas envisagé de perquisitionner le studio de celui-ci, en s’appuyant, si nécessaire, sur une autorisation sollicitée auprès du juge compétent, et de saisir des supports sur lesquels de telles images auraient pu se trouver. Plus généralement, la saisie de téléphones, d’ordinateurs, d’appareils photographiques, de caméras vidéo ou d’autres supports utilisés par les personnes spécifiquement désignées dans les listes qui avaient été établies par le père des requérants et transmises aux autorités bulgares (paragraphes 65 et 97 ci-dessus) aurait pu permettre d’obtenir, sinon la preuve des abus qui auraient été commis sur les requérants plusieurs mois auparavant, du moins des indices concernant la commission de tels abus sur d’autres enfants.

224.  La Cour note par ailleurs que, malgré l’ouverture de trois enquêtes à la suite de la parution des articles dans la presse ou des demandes formulées par les autorités italiennes, les autorités bulgares se sont contentées d’interroger les personnes qui étaient présentes à l’orphelinat ou dans les environs, et qu’elles ont clôturé les dossiers sur la base de cette seule modalité d’investigation, répétée sous des formes différentes dans les trois enquêtes. À cet égard, la Cour estime inacceptable que, avant même que les résultats de la première inspection effectuée par l’ANPE à l’orphelinat les 14 et 15 janvier 2013, qui s’est révélée très limitée au regard des actes d’investigation accomplis, ne fussent consignés dans un compte rendu et portés à la connaissance de l’autorité judiciaire, le président de l’ANPE avait accusé les parents des requérants devant des chaînes de télévision de calomnie, de manipulation et d’incompétence parentale (paragraphe 58 ci‑dessus). Quelques jours plus tard, alors que les résultats de l’enquête pénale n’étaient toujours pas connus, des parlementaires en visite à l’orphelinat avaient adopté une attitude similaire (paragraphe 59 ci‑dessus). De telles déclarations entachent inévitablement l’objectivité – et donc la crédibilité – des enquêtes menées par l’ANPE et de l’institution elle‑même (voir le paragraphe 207 ci-dessus).

225.  Certes, il est indéniable que les autorités bulgares, par le biais des trois enquêtes en question, ont formellement répondu aux demandes des autorités italiennes et, indirectement, à celles des parents des requérants. La Cour estime cependant important de souligner que, depuis les premières déclarations du président de l’ANPE le 16 janvier 2013 et jusqu’à la dernière ordonnance adoptée par le parquet général près la Cour suprême de cassation le 27 janvier 2016 à la suite de la communication de la présente requête par la Cour (paragraphe 111 ci‑dessus), la motivation des décisions des autorités est révélatrice du caractère limité des enquêtes qui ont été menées.

226.  La première enquête a en effet été clôturée sur la base du seul rapport de l’ANPE (paragraphes 54 et 60 ci-dessus). Dans la deuxième et la troisième enquêtes, les autorités, sans avoir entendu directement les requérants ni même visionné les enregistrements vidéo, ont accordé un poids prépondérant aux explications qui avaient été livrées par les personnes interrogées et aux contradictions qui avaient été relevées dans les propos des requérants, en particulier au sujet des noms et des fonctions des personnes qu’ils avaient désignées, alors que certaines de ces incohérences, concernant notamment le prénom E., étaient facilement surmontables (voir les paragraphes 74, 105-109 et 32 ci‑dessus). La dernière ordonnance prise le 27 janvier 2016 par la plus haute instance du parquet expliquait que les requérants avaient formulé des allégations d’abus parce qu’ils « [avaient] eu peur d’être rejetés par leurs parents adoptifs, lesquels désapprouvaient vivement leur comportement immoral (...) [et avaient] cherché à susciter de la compassion (...) en relatant des évènements qui n’[avaient] pas eu lieu, dans lesquels ils [étaient] victimes de crimes », mais cette ordonnance – qui semble calquée sur la déclaration faite par le président de l’ANPE quelques heures après le début des investigations trois ans auparavant (paragraphes 207 et 224 ci-dessus) – ne précisait aucunement sur quelles circonstances factuelles se fondaient ces conclusions.

227.  L’analyse des éléments recueillis et la motivation des décisions rendues révèlent de l’avis de la Cour des défaillances qui ont pu nuire à l’effectivité de l’enquête menée en l’espèce. La motivation avancée n’apparaît pas comme résultant d’une analyse minutieuse des éléments rassemblés et semble faire apparaître que, plutôt que d’éclaircir l’ensemble des faits pertinents, l’objectif des autorités chargées des enquêtes était d’établir que les accusations des requérants étaient fausses en pointant les inexactitudes qu’elles contenaient, notamment sur le nom de la directrice ou sur le fait qu’un dénommé N. ne travaillait pas à l’orphelinat mais était un intervenant extérieur.

228.  Pour la Cour, l’ensemble de ces éléments tend à indiquer que les autorités d’enquête, qui se sont abstenues notamment de recourir aux mécanismes disponibles d’investigation et de coopération internationale, n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables pour faire la lumière sur les faits de l’espèce, et ne se sont pas livrées à une analyse minutieuse et complète des éléments dont elles disposaient. Les omissions relevées apparaissent comme suffisamment sérieuses pour que l’on puisse considérer que l’enquête qui a été menée ne présentait pas l’effectivité requise par l’article 3 de la Convention, interprété à la lumière des autres instruments internationaux applicables et en particulier de la Convention de Lanzarote. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du volet procédural de cette disposition.

B.V. c. BELGIQUE du 2 mai 2017 requête 61030/08

Violation de l'article 3 : pas d'enquête effective sur le viol d'une femme par les autorités judiciaires belges.

a) Principes généraux

55. La Cour rappelle que les États ont l’obligation positive, inhérente à l’article 3 de la Convention, d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent effectivement le viol et de les appliquer en pratique au travers d’une enquête et de poursuites effectives (voir M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 153, CEDH 2003‑XII).

56. Lorsqu’une personne formule une allégation défendable d’atteinte à son intégrité physique ou mentale, les autorités doivent promptement ouvrir une enquête capable d’identifier et de punir, le cas échéant, les personnes responsables (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, CEDH 2016). Une telle obligation ne saurait être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par les agents de l’État (voir M.C. c. Bulgarie, précité, § 151).

57. Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les responsabilités risque de ne pas répondre aux exigences de l’article 3 de la Convention (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004‑IV (extraits), Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 54, 31 mai 2007, et Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 96, CEDH 2015 (extraits)).

58. En outre, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il est nécessaire qu’elle soit menée avec une célérité et une diligence raisonnables. Une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance des actes illégaux (Membres (97) de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007, et Y. c. Slovénie, précité, § 96).

59. La victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 122, CEDH 2015).

60. Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid, précité, § 123, et Ciorap c. République de Moldova (no 5), no 7232/07, § 60, 15 mars 2016).

61. Il n’appartient toutefois pas à la Cour de se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête. Elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011, et G.U. c. Turquie, no 16143/10, § 68, 18 octobre 2016).

b) Application au cas d’espèce

62. Selon la Cour, telles qu’exposées dans les plaintes déposées devant les autorités internes, les allégations de la requérante selon lesquelles un collègue l’avait violée et agressée sexuellement étaient défendables. Ces plaintes peuvent s’analyser comme des plaintes relatives à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Cette disposition obligeait donc les autorités à mener une enquête effective (voir M.C. c. Bulgarie, précité § 151, Maslova et Nalbandov c. Russie, no 839/02, § 91, 24 janvier 2008, et G.U. c. Turquie, précité, § 61).

63. Compte tenu de cette obligation positive, inhérente à l’article 3 de la Convention, les autorités internes auraient dû user, dans les meilleurs délais, de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour faire la lumière sur les faits et le cas échéant établir les circonstances des viols et attentat à la pudeur allégués et ce dès le dépôt de plainte de la requérante en septembre 1998.

64. La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (voir, mutatis mutandis, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 181, 14 avril 2015). Aussi, le respect de l’exigence procédurale de l’article 3 s’apprécie notamment tenant compte des paramètres suivants : l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête et le caractère approfondi de l’enquête (voir paragraphes 57, 58 et 60, ci-dessus).

65. La Cour relève qu’il s’agissait en l’espèce de plaintes dénonçant trois faits de mœurs échelonnés sur plusieurs années et impliquant des majeurs, alors collègues de travail, dans laquelle aucun élément de preuve matériel n’était déposé (du moins à l’origine de l’enquête) et dans laquelle il n’y avait aucun témoin direct.

66. Compte tenu des principes rappelés ci-dessus, il revenait aux autorités d’enquête de prendre les mesures nécessaires pour apprécier la crédibilité des accusations et éclaircir les circonstances de la cause, ceci en respectant les exigences de célérité et diligence raisonnables.

67. Or, la Cour constate que lors du dépôt de plainte par la requérante en septembre 1998, aucune mesure adéquate n’a été prise pour s’enquérir de la crédibilité de cette dernière. Les enquêteurs se sont bornés à l’époque à solliciter l’avis d’une étudiante stagiaire, ce qui ne témoigne pas du sérieux dans le recueil et le traitement de la plainte. Le seul devoir exécuté avant le classement sans suite de ladite plainte par le parquet a consisté en l’audition succincte de X en décembre 1998. La Cour observe que l’ensemble des mesures d’investigation ordonnées ensuite dans le cadre de l’instruction postérieurement à la constitution de partie civile de la requérante, le 14 février 2002, qu’il s’agisse des auditions des collègues, du témoin D (désigné dès l’origine comme témoin capital par la requérante), de l’ex-compagne de X, des expertises, ou de l’analyse de l’enquête de la CPHST, ont été réalisées tardivement, après plusieurs années, et sans qu’un plan d’enquête cohérent tendant à la recherche de la vérité ne puisse s’en dégager. Ce constat de carence s’impose avec d’autant plus de vigueur que tous les devoirs évoqués ci-dessus ont été finalement jugés utiles à la manifestation de la vérité par le juge d’instruction. La Cour observe enfin, à tout le moins, une différence de traitement apparente entre les devoirs à charge et à décharge, les auditions sollicitées par X le 21 octobre 2004 ayant été réalisées dans les deux mois qui suivirent sa demande aux enquêteurs.

68. Aux yeux de la Cour, l’enquête ne peut, dans ces conditions, pas passer comme ayant été menée de façon sérieuse et approfondie.

69. La Cour estime que la passivité des autorités compétentes, le retard et le manque de coordination dans la réalisation des mesures d’investigation exécutées ont en effet compromis l’efficacité de l’enquête, l’écoulement du temps étant au demeurant susceptible d’avoir une incidence sur le caractère probant des témoignages et partant sur les possibilités s’offrant à ces autorités d’établir les circonstances des actes dont il s’agit.

70. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les autorités compétentes n’ont pas usé de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour établir lesdites circonstances.

71. La Cour conclut par conséquent à la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

 

I.C. c. Roumanie du 24 mai 2016 requête no 36934/08

Violation de l'article 3 : La justice pénale roumaine n’a pas permis de mener une enquête effective sur le viol allégué d’une fille de 14 ans handicapée mentalement et de le réprimer.

LES FAITS

Au cours de l’enquête ultérieurement conduite, les six hommes impliqués dans l’incident affirmèrent que la jeune fille avait consenti à une relation sexuelle. Ayant accepté cette explication, le procureur inculpa M.C. de l’infraction de relation sexuelle avec mineur et A.C.L. de tentative de perpétration de cette même infraction. Par ailleurs, il considéra que les trois adolescents impliqués ne pouvaient pas connaître les intentions de M.C. et que leur responsabilité pénale n’était donc pas engagée en l’espèce. Les poursuites pénales engagées contre le dernier homme impliqué furent classées sans suite puisqu’il n’avait pas eu de relations sexuelles avec la fille. Par un jugement rendu en octobre 2007, les tribunaux nationaux déclarèrent M.C. et A.C.L. coupables des infractions qui leur étaient reprochées et les condamnèrent à des peines d’emprisonnement avec sursis, dont la durée fut rehaussée en appel à trois ans et 18 mois, respectivement.

Le procureur et les tribunaux avaient essentiellement fondé leurs conclusions sur les déclarations des violeurs allégués, qui affirmaient n’avoir en aucune manière forcé la fille, s’ajoutant à ce qu’il n’y avait aucun signe de violence sur le corps de cette dernière, comme l’attestait un certificat médical, et qu’elle n’avait pas appelé à l’aide ni immédiatement dit à ses amies, une fois de retour à la veillée, qu’elle avait été violée. Les autorités n’avaient pas examiné les nombreuses pièces médicales produites confirmant le traumatisme subi par Mlle I.C., internée à trois reprises dans un établissement psychiatrique depuis l’incident pour des angoisses liées au stress, des troubles du sommeil, des maux de tête et une dépression, ni son diagnostic, établi en février 2007, de léger handicap mental (Q.I. de 68). Elles n’avaient pas non plus donné de suite à ses demandes tendant à ce que l’incident fût analysé comme un viol.

LA CEDH

La Cour considère que les autorités ont indûment mis en avant l’absence de preuve que Mlle I.C. avait résisté pendant l’incident. Tant le procureur que les tribunaux nationaux ont basé leurs conclusions sur les seules déclarations des violeurs allégués, s’ajoutant à ce qu’il n’y avait aucun signe de violence sur le corps de la fille et à ce qu’elle n’avait pas appelé à l’aide ni immédiatement dit à ses amies qu’elle avait été violée.

De plus, les autorités n’ont pas examiné l’affaire en s’attachant à son contexte. En particulier, elles n’ont à aucun moment de l’enquête ou du procès interrogé les personnes que Mlle I.C. connaissait (par exemple ses amis, ses voisins ou ses enseignants) ou les violeurs allégués de manière à examiner la crédibilité de leurs déclarations, ni sollicité un psychologue aux fins d’une expertise. Les procureurs et tribunaux chargés du dossier n’ont tenu aucun compte non plus des circonstances personnelles de Mlle I.C., comme son léger handicap mental, son jeune âge et le fait que l’incident, qui impliquait trois hommes, s’était déroulé la nuit dans le froid de l’hiver, des facteurs qui accentuaient tous la vulnérabilité de la victime.

En effet, il aurait fallu chercher en particulier à examiner la validité du consentement de Mlle I.C. aux actes sexuels eu égard à son léger handicap mental, diagnostiqué en février 2007. Selon les textes internationaux sur la situation des personnes handicapées, ces dernières sont beaucoup plus souvent victimes d’abus et de violence que le reste de la population. Dans ces conditions, la nature des violences sexuelles dont Mlle I.C. se prétendait victime était telle que l’existence de mécanismes de détection et de signalement utiles était essentielle à l’application effective des lois pénales pertinentes et de l’accès par elle à des voies de recours appropriées.

De plus, ces défaillances ont été aggravées par le fait qu’à aucun moment les tribunaux nationaux n’ont sollicité une évaluation psychologique de manière à recueillir l’avis d’un expert sur les réactions de Mlle I.C. compte tenu de son jeune âge. Par ailleurs, les autorités n’ont fait aucun cas des nombreuses pièces médicales confirmant le traumatisme dont elle a souffert consécutivement à l’incident.

En conclusion, sans exprimer le moindre avis sur la culpabilité des trois hommes impliqués dans l’incident, la Cour juge que l’enquête a été déficiente, notamment en ce que l’État n’a pas effectivement appliqué le dispositif pénal permettant de réprimer toute forme de viol et d’abus sexuel. Elle en conclut à la violation de l’article 3.

Au vu de cette conclusion, la Cour estime également qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

FLĂMÎNZEANU c. ROUMANIE requête 12717/09 du 4 novembre 2014

Violation de l'article 3 : UN TRUC POUR LES ÉTATS, Pas d'enquête concrète contre les violences subies durant une garde à vue. Par conséquent la CEDH ne peut condamner sur le plan matériel mais seulement pour défaut d'enquête puisque précisément, il n'y a pas d'enquête pour démontrer les actes inhumains et dégradants !

77. Pour autant que le Gouvernement nourrit des doutes quant à l’authenticité de la requête, la Cour estime que les différences signalées ne sont que formelles et qu’elles ne sauraient être assimilées à une information incomplète et donc trompeuse. Ces différences sont aisément explicables par le faible niveau d’instruction du requérant, qui s’est borné à signer les déclarations rédigées par des policiers et la correspondance écrite en son nom par des personnes qui ont accepté de l’aider. Eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, la Cour estime que la volonté du requérant de se plaindre devant les autorités internes et devant elle n’est pas à mettre en doute.

78.  La Cour note ensuite qu’il ressort des pièces du dossier que, à partir du mois de février 2006, l’état de santé du requérant s’est dégradé en raison d’un déplacement de la plaque métallique qui avait été fixée sur sa colonne vertébrale en soutien à la reconstruction osseuse après fracture. Elle relève que les parties sont en désaccord quant aux causes de cette altération.

79.  Le requérant affirme que l’apparition de ses problèmes de santé était la conséquence de mauvais traitements qui lui auraient été infligés par les policiers, alors que le Gouvernement conteste l’existence même de mauvais traitements et, a fortiori, celle d’un lien de causalité.

a)  Volet procédural

80.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, et Ay c. Turquie, no 30951/96, §§ 59-60, 22 mars 2005).

81.  Elle rappelle également que les allégations de tortures subies pendant une garde à vue sont extrêmement difficiles à étayer pour la victime si elle a été isolée du monde extérieur et privée de la possibilité de voir médecins, avocats, parents ou amis, susceptibles de lui fournir un soutien et d’établir les preuves nécessaires. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (voir, par exemple, Jasar c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 69908/01, §§ 55 et 56, 15 février 2007).

82.  En l’espèce, la Cour constate que le parquet a rejeté les plaintes du requérant en se référant essentiellement aux déclarations des policiers impliqués dans les interpellations des 16 janvier et 14 septembre 2006 et aux mentions à caractère médical portées sur les documents rédigés à l’occasion du placement en détention de l’intéressé.

83.  Elle note que, à l’exception du requérant et des forces de police, aucune autre personne n’a été entendue, ni les témoins oculaires qui auraient assisté aux mauvais traitements et constaté leurs effets ni l’avocat commis d’office dont l’arrivée au commissariat aurait mis fin à ces traitements. En l’absence de faits vérifiables autorisant à mettre en doute l’impartialité de ces témoins, l’explication fournie par les juridictions internes et le Gouvernement, à savoir une prétendue subjectivité de ces personnes, ne saurait convaincre la Cour du bien-fondé de la décision d’écarter leur audition.

84.  La Cour estime ensuite que les mentions concernant l’absence de trace de violences ne sauraient ni suppléer ni justifier l’absence d’une analyse objective de l’état de santé du requérant.

85.  Elle constate de plus que, bien que le requérant ait apposé sa signature sur ces documents, les mentions ont été rédigées par des policiers et dans les locaux de la police (paragraphes 17 et 43 ci-dessus), qu’elles ont été faites en l’absence de l’avocat commis d’office et qu’il n’a pas été tenu compte de la situation personnelle et du faible niveau d’instruction du requérant. Par la suite, aucun examen médical ne s’est prononcé quant aux causes du déplacement du dispositif de reconstruction osseuse qui a provoqué d’abord la dégradation de l’état de santé et, à terme, le handicap permanent du requérant.

86.  S’agissant de l’avis du médecin sollicité par le Gouvernement, la Cour estime qu’il ne répond pas aux critères susmentionnés de l’article 3 de la Convention, dès lors qu’il a été rendu plus de cinq ans après les faits litigieux et en l’absence du requérant (voir, mutatis mutandis, Birgean c. Roumanie, no 3626/10, § 69, 14 janvier 2014).

87.  Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant a déposé sa plainte tardivement et a refusé d’être entendu, ce qu’il analyse en une passivité à l’égard de ses propres plaintes, la Cour estime que le laps de temps de deux et de sept mois respectivement écoulé entre les deux prétendues agressions et le dépôt formel des deux plaintes n’exonéraient pas les autorités internes de l’obligation de mener une enquête effective. La dégradation continue de l’état de santé du requérant rendait ses allégations plausibles et un examen médical approfondi, effectué le plus rapidement possible après le dépôt des plaintes, était déterminant pour permettre d’accréditer ou d’infirmer les dires du requérant quant à l’existence d’un lien de causalité entre les agissements des policiers et l’installation progressive de son handicap (voir, mutatis mutandis, L.Z. c. Roumanie, no 22383/03, § 24, 3 février 2009, et Birgean, précité, § 69). S’agissant du refus du requérant d’être entendu par le représentant de l’inspection interne de la police, la Cour constate que ce refus n’a pas entravé le déroulement de l’enquête, et ce d’autant moins que le requérant avait déjà exposé en détail sa version des faits et que les juridictions internes ont eu, par la suite, l’occasion de l’entendre au sujet des plaintes en question.

88.  En tout état de cause, la Cour observe que, alors même que le requérant a affirmé explicitement, le lendemain des mauvais traitements allégués, qu’il avait été frappé pour qu’il avouât des faits dont il ne s’estimait pas coupable, le juge devant lequel ces affirmations avaient été faites n’a ordonné aucune mesure pour faire la lumière sur les circonstances ayant entouré l’interpellation de l’intéressé.

89.  Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

b)  Volet matériel

90.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention (voir, parmi d’autres, Güzel Şahin et autres c. Turquie, no 68263/01, § 46, 21 décembre 2006, Kop c. Turquie, no 12728/05, § 27, 20 octobre 2009, et Timtik c. Turquie, no 12503/06, § 47, 9 novembre 2010).

91.  En l’espèce, la Cour constate qu’avant son incarcération, le requérant avait été victime d’une fracture de la colonne vertébrale qui a nécessité une intervention chirurgicale. S’il est vrai qu’une détérioration de son état de santé est intervenue après son placement en détention et qu’elle était liée à un déplacement de la plaque fixée sur certaines de ses vertèbres, il n’en reste pas moins qu’aucun document médical n’établit l’existence d’un lien de causalité entre cette altération et les agressions alléguées.

92.  Dès lors, la Cour estime que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas d’établir au-delà de tout doute raisonnable que le requérant a été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. À cet égard, elle tient à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales à la suite des plaintes présentées par le requérant pour mauvais traitements (voir, mutatis mutandis, San Argimiro Isasa c. Espagne, no 2507/07, §§ 62 et 65, 28 septembre 2010).

93.  En conséquence, la Cour ne peut conclure à une violation du volet matériel de l’article 3 s’agissant des mauvais traitements allégués par le requérant à l’occasion de ses interpellations les 16 janvier et 14 septembre 2006.

ATAUN ROJO c. ESPAGNE du 7 octobre 2014 requête n° 3344/13

Violation de l'article 3 : UN TRUC POUR LES ÉTATS, Pas d'enquête concrète contre les violences subies durant une garde à vue. Par conséquent la CEDH ne peut condamner sur le plan matériel mais seulement pour défaut d'enquête puisque précisément, il n'y a pas d'enquête pour démontrer les actes inhumains et dégradants !

34.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, des sévices contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (voir, en ce qui concerne l’article 2 de la Convention, les arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 101, CEDH 2000-VIII, Beristain Ukar, précité, § 28 et Otamendi, precité, § 38). S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).

35.  En l’espèce, la Cour note que le requérant a été placé gardé au secret pendant quatre jours sans pouvoir en informer une personne de son choix ni lui en communiquer le lieu, ni se faire assister par un avocat librement choisi. L’intéressé s’est plaint de manière précise et circonstanciée d’avoir fait l’objet de mauvais traitements au cours de sa garde à vue au secret : le 14 novembre 2008, lorsqu’il a été traduit devant le juge central d’instruction de l’Audiencia Nacional ; et une seconde fois le 6 avril 2009, lorsqu’il a porté plainte devant le juge d’instruction no 4 de Pampelune (par l’intermédiaire du juge de garde). La Cour estime dès lors que le requérant avait un grief défendable sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Elle rappelle que, dans ce cas, la notion de recours effectif implique, de la part de l’État, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 79, CEDH 1999‑V).

36.  S’agissant des investigations menées par les autorités nationales au sujet des allégations de mauvais traitements, la Cour observe que le juge d’instruction no 4 de Pampelune a rendu son ordonnance de non-lieu provisoire du 10 février 2011 sur la seule base des rapports médicaux et des copies des dépositions faites par le requérant pendant sa garde secrète, qui lui ont suffi pour conclure que les tortures que le requérant imputait aux agents de la police nationale intervenus en l’espèce n’étaient pas accréditées, faute d’indices corroborant les faits décrits dans sa plainte. Elle note qu’aucune suite n’a été donnée aux demandes du requérant tendant à la production des enregistrements des caméras de sécurité des locaux où il était gardé, ou bien à l’identification et à l’audition des agents qui l’avaient interrogé ou qui avaient été en contact avec lui, ou encore à ce que soit pratiqué un examen médical pour établir l’existence d’éventuelles lésions ou séquelles psychologiques.

37.  À la lumière des éléments qui précèdent, la Cour estime que l’enquête menée dans la présente affaire n’a pas été suffisamment approfondie et effective pour remplir les exigences précitées de l’article 3 de la Convention. Une investigation effective s’impose pourtant d’autant plus fortement lorsque, comme en l’espèce, le requérant se trouvait, pendant la période de temps où les mauvais traitements allégués se seraient produits, dans une situation d’isolement et d’absence totale de communication avec l’extérieur, pareil contexte exigeant un effort plus important, de la part des autorités internes, pour établir les faits dénoncés. De l’avis de la Cour, l’administration des moyens de preuve supplémentaires suggérés par le requérant, tout particulièrement une audition des agents chargés de sa surveillance lors de sa garde à vue secrète, aurait pu contribuer à l’éclaircissement des faits, dans un sens ou dans l’autre, comme l’exige la jurisprudence de la Cour (paragraphe 34 ci-dessus).

38.  La Cour insiste par ailleurs sur l’importance d’adopter les mesures recommandées par le CPT pour améliorer la qualité de l’examen médicolégal des personnes soumises à des détentions secrètes (paragraphe 23 et suivants ci-dessus et Otamendi, précité, § 41). Elle estime que la situation de vulnérabilité particulière des personnes détenues au secret commande que soient imposées par le code de procédure pénale des mesures de surveillance juridictionnelle appropriées et que celles-ci soient rigoureusement appliquées, afin que les abus soient évités et que l’intégrité physique des détenus soit protégée (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour souscrit aux recommandations du CPT, reprises par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans son rapport du 9 octobre 2013 (paragraphe 27 ci-dessus) concernant aussi bien les garanties à assurer en pareil cas que le principe même, en Espagne, de la possibilité de garder une personne au secret.

39.  En conclusion, eu égard à l’absence d’enquête approfondie et effective au sujet des allégations défendables du requérant (Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, §§ 156-160, 2 novembre 2004) selon lesquelles il avait subi des mauvais traitements au cours de sa garde à vue, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

40.  Bien que le requérant maintienne « avoir fait l’objet de mauvais traitements et de torture dans la caserne de la Guardia Civil de Madrid », la Cour observe qu’il se déclare « conscient que les graves défauts dans l’enquête menée par les autorités espagnoles ont pour conséquence de le priver des éléments nécessaires à prouver les mauvais traitements subis », précisant dans ses observations « ne pas être en mesure de prouver avec le degré de certitude voulu par la jurisprudence une violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ».

ETXEBARRIA CABALLERO c. ESPAGNE du 7 octobre 2014 requête 74016/12

Violation de l'article 3 : UN TRUC POUR LES ÉTATS, Pas d'enquête concrète contre les violences subies durant une garde à vue. Par conséquent la CEDH ne peut condamner sur le plan matériel mais seulement pour défaut d'enquête puisque précisément, il n'y a pas d'enquête pour démontrer les actes inhumains et dégradants !

LES FAITS CRUELS CONTRE UNE MILITANTE PRÉSUMÉE DE L'E.T.A

7.  Pendant la nuit du 1er mars 2011 vers 4 heures du matin, la requérante fut arrêtée à son domicile par des agents de la garde civile dans le cadre d’une enquête judiciaire portant sur des délits présumés d’appartenance à l’organisation terroriste ETA, de port d’armes et d’explosifs, de faux en écriture à des fins terroristes, et de participation à divers délits relevant du terrorisme. Elle allègue avoir été sortie du lit par les cheveux, alors qu’elle dormait avec son compagnon, et menottée avec une corde, sans pouvoir se rhabiller. Trois autres personnes dont le compagnon de la requérante furent aussi arrêtées et placées en garde à vue au secret le même jour. À 14 h 30, la requérante fut examinée par deux médecins légistes de Bilbao, qui constatèrent des hématomes compatibles avec les manœuvres effectuées pour la menotter. Pendant le trajet en voiture à Madrid, la requérante indique avoir été soumise à des menaces, à des cris et à deux séances d’asphyxie au moyen d’un sac en plastique lui recouvrant la tête.

8.  Pendant sa garde à vue dans les locaux de la Direction générale de la garde civile à Madrid, la requérante fut examinée par un médecin légiste à six reprises, la première visite ayant eu lieu le 1er mars 2011, à 21 h 30. Dans son rapport consécutif à cette visite, le médecin légiste ne décela aucune trace de mauvais traitements physiques et indiqua que la requérante affirmait avoir subi des menaces. Il attesta la présence de lésions sur les bras, qu’il attribua à son arrestation violente.

9.  Après le départ du médecin légiste, la requérante aurait, selon ses dires : reçu de l’eau glacée sur le corps après avoir été dénudée ; fait l’objet de menaces ; subi trois séances d’asphyxie au moyen d’un sac en plastique placé autour de sa tête ; été placée à quatre pattes sur un tabouret et abusée sexuellement.

10.  Le 2 mars 2011, à 10 heures, eut lieu la deuxième visite du médecin légiste. La requérante dénonça les mauvais traitements physiques qu’elle aurait subis. Le médecin examina ses yeux, sa bouche, sa tête et ses bras, mais n’examina ni ses parties intimes, la requérante ne les dévoilant pas, ni ses jambes.

Selon la requérante, après 12 heures, l’un des agents de la garde civile – apparemment appelé par les autres « le commissaire » – l’emmena dans un local, la dénuda, lui tira les cheveux, la frappa sur la tête et lui cria dans les oreilles qu’il était militaire et entraîné pour tuer. Elle affirme avoir fait l’objet d’attouchements de la part des agents, et en particulier du « commissaire ».

11.  Le 2 mars 2011, à 19 h 20, la requérante fut reconduite auprès du médecin légiste, mais elle ne lui fit pas part des derniers mauvais traitements qu’elle aurait subis. Elle fut ensuite soumise à un troisième interrogatoire les yeux bandés pendant la nuit du 2 au 3 mars 2011. Selon ses dires, elle fut à nouveau dénudée.

12.  Le 3 mars 2011, à 9 h 50, la requérante rencontra de nouveau le médecin légiste, mais refusa d’être examinée et de dénoncer les actes subis.

13.  Le même jour, entre 16 h 05 et 18 h 25, la requérante fit sa première déposition, en présence d’un avocat commis d’office – ce délai s’expliquant par le régime de la garde à vue au secret. Elle se déclara membre de l’ETA et avoua de nombreuses infractions liées à son appartenance à l’organisation terroriste.

14.  Le soir du 3 mars 2011, à 19 h 05, la requérante rencontra le médecin légiste. Elle l’informa de menaces reçues en rapport avec sa famille. Elle ne souhaitait pas être examinée.

15.  Le lendemain, 9 h 50, la requérante fut reconduite auprès du médecin légiste. Elle ne signala aucun mauvais traitement et ne souhaita pas être examinée.

16.  Pendant la journée du 4 mars 2011, la requérante fut interrogée à six reprises. À 19 h 50, le médecin légiste la rencontra à nouveau. Elle dénonça avoir été giflée, mais ne souhaita pas être examinée.

17.  Le 5 mars 2011, entre 5 h 45 et 6 h 25, la requérante fut à nouveau entendue par les agents de la garde civile en présence d’un avocat commis d’office. Elle affirme que ses dépositions étaient préparées avec les agents, qui lui répétaient ce qu’elle devait déclarer.

18.  Le 5 mars 2011, la requérante fut traduite, toujours en situation de garde à vue au secret, devant le juge central d’instruction no 3 près l’Audiencia Nacional, qui lui rappela son placement en garde à vue au secret et l’informa de ses droits. La requérante déclara, en présence d’un avocat commis d’office, avoir fait l’objet de mauvais traitements au cours de sa garde à vue. Elle renia ses dépositions faites devant la police.

CEDH

1.  Sur l’insuffisance alléguée des investigations menées par les autorités nationales

43.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, des sévices contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et, le cas échéant, à la punition des responsables (voir, en ce qui concerne l’article 2 de la Convention, les arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série À no 324, Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 101, CEDH 2000-VIII, Beristain Ukar, précité, § 28 et Otamendi, precité, § 38). S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).

44.  En l’espèce, la Cour note que la requérante a été placée en garde à vue au secret pendant cinq jours durant lesquels elle n’a pas pu informer de sa détention une personne de son choix ni lui en communiquer le lieu, et n’a pas pu se faire assister par un avocat librement choisi. L’intéressée s’est plainte de manière précise et circonstanciée d’avoir fait l’objet de mauvais traitements au cours de sa garde à vue au secret : le 5 mars 2011 lorsqu’elle a été traduite devant le juge central d’instruction de l’Audiencia Nacional et une seconde fois le 15 mars 2011 lorsqu’elle a porté plainte devant la juge d’instruction no 1 de Bilbao. La Cour estime dès lors que la requérante avait un grief défendable sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Elle rappelle que, dans ce cas, la notion de recours effectif implique, de la part de l’État, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et, le cas échéant, à la punition des responsables (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 79, CEDH 1999‑V).

45.  S’agissant des investigations menées par les autorités nationales au sujet des allégations de mauvais traitements, la Cour observe que, d’après les informations fournies, la juge d’instruction no 1 de Bilbao s’est bornée à examiner les rapports des médecins légistes et les copies des dépositions de la requérante alors que cette dernière avait aussi sollicité la production des enregistrements des caméras de sécurité des locaux où elle était placée en garde à vue et l’identification et l’audition par la juge des agents de la garde civile intervenus pendant ladite garde à vue, ainsi que l’audition des médecins légistes l’ayant examinée et des avocats commis d’office présents lors de ses dépositions. Elle avait aussi demandé à être entendue personnellement et à être soumise à un examen physique et psychologique approfondi par un médecin et par un gynécologue. Or ses demandes n’ont pas été prises en considération par la juge d’instruction no 1.

46.  La Cour ne parvient pas à déceler les motifs pour lesquels les demandes de la requérante n’ont pas été accueillies par la juge d’instruction no 1 de Bilbao, alors qu’aucune question d’ordre pratique ne l’en empêchait. Elle observe en effet que lors de la procédure sur le fond devant l’Audiencia Nacional ayant abouti à l’arrêt de condamnation du 23 juillet 2013, le tribunal a pris en considération les allégations de mauvais traitements de la requérante et procédé alors, bien après le non-lieu sur sa plainte et dans le cadre d’une procédure où elle était l’accusée et non la partie accusatrice, aux auditions qu’elle avait réclamées lors de la procédure y afférente, à savoir celle des médecins légistes, avocats d’office et gardes civils intervenus durant sa garde à vue.

47.  À la lumière des éléments qui précèdent, la Cour estime que l’enquête menée dans la présente affaire n’a pas été suffisamment approfondie et effective pour remplir les exigences précitées de l’article 3 de la Convention. Une investigation effective s’impose pourtant d’autant plus fortement lorsque, comme en l’espèce, la requérante se trouvait, pendant la période de temps où les mauvais traitements allégués se seraient produits, dans une situation d’isolement et d’absence totale de communication avec l’extérieur, pareil contexte exigeant un effort plus important, de la part des autorités internes, pour établir les faits dénoncés. De l’avis de la Cour, l’administration des moyens de preuve supplémentaires suggérés par la requérante, tout particulièrement une audition des agents chargés de sa surveillance lors de sa garde à vue secrète, aurait pu contribuer à l’éclaircissement des faits, dans un sens ou dans l’autre, comme l’exige la jurisprudence de la Cour (paragraphe 43 ci-dessus).

48.  La Cour insiste par ailleurs sur l’importance d’adopter les mesures recommandées par le CPT pour améliorer la qualité de l’examen médicolégal des personnes soumises à la détention au secret (paragraphe 28 et suivants ci-dessus et Otamendi, précité, § 41). Elle estime que la situation de vulnérabilité particulière des personnes détenues au secret commande que soient imposées par le code de procédure pénale des mesures de surveillance juridictionnelle appropriées et que celles-ci soient rigoureusement appliquées, afin que les abus soient évités et que l’intégrité physique des détenus soit protégée (paragraphe 30 ci-dessus). La Cour souscrit aux recommandations du CPT, reprises par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans son rapport du 9 octobre 2013 (paragraphe 32 ci-dessus), ainsi qu’aux observations du tiers intervenant (paragraphe 42 ci-dessus) concernant aussi bien les garanties à assurer en pareil cas que le principe même, en Espagne, de la possibilité de garder une personne au secret.

49.  En conclusion, eu égard à l’absence d’enquête approfondie et effective au sujet des allégations défendables de la requérante (Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 156-160, 2 novembre 2004), selon lesquelles elle avait subi des mauvais traitements au cours de sa garde à vue, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

2.  Sur les allégations relatives aux mauvais traitements lors de l’arrestation et en détention

54.  L’article 3, la Cour l’a dit à maintes reprises, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, ce en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles, et d’après l’article 15 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (arrêts Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Assenov et autres c. Bulgarie, précité, § 93). La prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements reprochés à la victime (Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996-V).

55.  Toutefois, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, le mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. Par ailleurs, les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, par exemple, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, §§ 121 et 152, CEDH 2000‑IV). De plus, lorsque comme en l’espèce, les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue et à plus forte raison lorsqu’elles sont placées en détention au secret, toute blessure ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie, n21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).

56.  La Cour note que, dans sa requête, la requérante a exposé de manière détaillée et circonstanciée les sévices dont elle dit avoir été victime durant son arrestation et détention. En particulier, les mauvais traitements dénoncés auraient revêtu les formes suivantes : séances d’asphyxie au moyen d’un sac en plastique autour de la tête, coups sur la tête, cris dans les oreilles, frappes et secousses, humiliations et vexations sexuelles, tirage des cheveux, menaces.

57.  La Cour est consciente des difficultés qu’un détenu peut rencontrer pour produire des preuves des mauvais traitements subis pendant qu’il était en détention au secret et notamment lorsqu’il s’agit d’allégations d’actes de mauvais traitements ne laissant pas de traces, comme ceux dénoncés par la requérante dans sa requête. Cependant, en raison de l’absence d’éléments probatoires suffisants résultant notamment de l’insuffisance de l’enquête menée, la Cour ne s’estime pas en mesure d’affirmer avec le degré de certitude voulu par sa propre jurisprudence que la requérante a été soumise, lors de son arrestation et de sa détention, aux mauvais traitements allégués.

58.  En conclusion, la Cour considère que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas d’établir, au-delà de tout doute raisonnable, que la requérante a été soumise à des traitements ayant atteint un minimum de gravité, en méconnaissance de l’article 3 de la Convention. À cet égard, elle tient à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales à la suite de la plainte présentée par la requérante pour mauvais traitements (Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, 13 juillet 2010, San Argimiro Isasa c. Espagne, no 2507/07, § 65, 28 septembre 2010 et Beristain Ukar c. Espagne, no 40351/05, § 43, 8 mars 2011), défaillance pour laquelle la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural paragraphe 49 ci-dessus).

59.  En conséquence, la Cour ne peut conclure à une violation matérielle de l’article 3 de la Convention s’agissant des mauvais traitements allégués par la requérante lors de son arrestation et durant sa garde à vue.

OPÉRATIONS CHIRURGICALES

CIORAP C. RÉPUBLIQUE DE MOLDAVIE du 8 juillet 2014 Requête 14092/06

Non Violation de l'article 3 de la Convention, la procédure pénale a été classée sans suite. La procédure civile s'est terminée par une indemnisation concernant la responsabilité des médecins à l'occasion d'une opération chirurgicale inutile (ablation de son nombril !).

VOLET MATÉRIEL

9. La Cour rappelle avoir dit, dans des affaires portant sur des mauvais traitements infligés dans le cadre d’interventions médicales auxquelles des détenus avaient été soumis contre leur volonté, qu’une mesure dictée par une nécessité thérapeutique du point de vue des conceptions médicales établies ne saurait en principe passer pour inhumaine ou dégradante. Dans ces affaires, elle a estimé qu’il lui incombait toutefois de s’assurer que la nécessité médicale avait été démontrée de manière convaincante et que les garanties procédurales dont devait s’entourer la décision existaient et avaient été respectées (Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 112, 10 février 2004, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 69, CEDH 2006‑IX).

50. En l’occurrence, la Cour observe que les juridictions internes, saisies de l’affaire, ont établi que le requérant avait été opéré contre son gré et en l’absence d’une nécessité thérapeutique. La Cour suprême de justice a considéré, de surcroît, que ces faits constituaient un traitement inhumain contraire à l’article 3 de la Convention (paragraphe 38 ci-dessus). La Cour rappelle qu’il est fondamental pour le mécanisme de protection établi par la Convention que les systèmes nationaux eux-mêmes permettent de redresser les violations commises, la Cour exerçant son contrôle dans le respect du principe de subsidiarité (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 103, CEDH 2001-V). Dans les circonstances particulières de la présente affaire, elle estime qu’elle ne peut s’écarter de l’approche de la Haute juridiction (voir, mutatis mutandis, Ciorap (no 2), précité, § 22).

51. La Cour note par ailleurs que les parties ne contestent pas les conclusions auxquelles est parvenue la Cour suprême de justice. Elle considère dès lors comme établis les constats de cette dernière selon lesquels le requérant a subi des mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention du fait de l’intervention chirurgicale du 21 décembre 2000, laquelle a été effectuée de force et en l’absence d’une nécessité thérapeutique (voir, à contrario, mutatis mutandis, Bogumil c. Portugal, no 35228/03, §§ 71-82, 7 octobre 2008).

52. La Cour doit à présent se pencher sur la question de savoir si le montant du dédommagement alloué au requérant était approprié. Elle remarque que la Cour suprême de justice a accordé à l’intéressé l’équivalent de 400 EUR pour dommage moral, et elle constate que ce montant est sensiblement inférieur aux sommes allouées par elle dans des affaires similaires (voir, mutatis mutandis, Nevmerjitski c. Ukraine, no 54825/00, § 145, CEDH 2005‑II (extraits), Ciorap c. Moldova, no 12066/02, § 126, 19 juin 2007, et Salikhov c. Russie, no 23880/05, § 126, 3 mai 2012).

53. Par conséquent, à la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le requérant n’a pas perdu sa qualité de victime à la suite de l’adoption par la Cour suprême de justice de sa décision du 7 février 2008.

54. La Cour estime donc qu’il y a eu violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention à raison de l’intervention chirurgicale subie par le requérant.

DÉFAUT D'ENQUÊTE

55. La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers (voir, parmi beaucoup d’autres, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004‑I, et Mitkus c. Lettonie, no 7259/03, § 76, 2 octobre 2012). Toutefois, elle a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par la Convention peut comporter, et dans certaines circonstances doit même comporter, un mécanisme de répression pénale. Dans les affaires relatives à des allégations de faute médicale, elle rappelle que, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité de la personne n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de la Convention de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en question offre aux victimes un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins mis en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de la décision (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII, et V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, § 125, CEDH 2011 (extraits)).

56. En l’espèce, la Cour note que rien n’indique que le personnel médical ait agi dans l’intention de maltraiter le requérant. Elle ne saurait donc affirmer que les autorités internes auraient dû engager une enquête pénale de leur propre initiative une fois la question portée à leur attention (voir, mutatis mutandis, V.C. c. Slovaquie, précité, § 126).

57. La Cour constate que le requérant s’est prévalu de la possibilité qui lui était offerte par le droit interne de demander l’ouverture d’une enquête pénale contre les médecins. À cet égard, elle relève toutefois que, après avoir ordonné une expertise médicolégale, le parquet a décidé de classer sans suite la plainte pénale du requérant au motif que les infractions reprochées au personnel médical n’étaient pas constituées.

58. La Cour relève également que le requérant a utilisé la voie civile mise à sa disposition par le système juridique moldave et qu’il a cherché à obtenir réparation au moyen d’une action dirigée contre l’hôpital pénitentiaire. Dans le cadre de la procédure civile, il a pu présenter ses arguments, indiquer les éléments de preuve qui lui paraissaient pertinents et appropriés et participer aux audiences contradictoires portant sur le fond de l’affaire (paragraphes 32 et 34-38 ci-dessus). Au terme de la procédure, les juridictions civiles ont établi la responsabilité des médecins et alloué un dédommagement au requérant. Elle constate par conséquent que ce dernier a eu la possibilité de faire examiner par les autorités nationales les actions du personnel hospitalier qu’il considérait comme illégales.

59. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

DEFAUT D'ENQUÊTE EFFECTIVE

Elci et autres contre Turquie du 13 novembre 2003 requêtes n° 23145/93 et 25091/94

La C.E.D.H a constaté la violation de l'article 3 de la Convention en ce qui concerne son aspect procédural, pour sanctionner la totale inactivité des autorités judiciaires à enquêter sur les allégations de mauvais traitements et tortures des requérants tous avocats liés au P.K.K; commis lors de gardes à vue qui ont duré entre 7 et 25 jours.

CEACHIR c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA du 10 décembre 2013 requête 50115/06

Une agression se termine par un non lieu pour cause de prescription du fait que les autorités judiciaires n'ont pas instruit assez rapidement la plainte de la requérante.

42.  La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV).

43.  La Cour rappelle également que, lorsqu’une personne allègue, de manière défendable, avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition entraîne l’obligation positive pour l’Etat de mener une enquête officielle (voir, par exemple, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII) et qu’une telle obligation ne saurait en principe être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’Etat (voir, mutatis mutandis, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, §§ 48-57, CEDH 2002‑I).

44.  En particulier, la Cour rappelle que l’article 3 de la Convention astreint les Etats à mettre en place des dispositions pénales efficaces propres à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, supprimer et sanctionner les violations. En même temps, elle rappelle qu’il va de soi que l’obligation de l’Etat découlant de l’article 1 de la Convention ne saurait être interprétée comme exigeant de lui de garantir à travers son système de droit qu’un traitement inhumain ou dégradant ne soit jamais infligé par un particulier à un autre, ou que, le cas échéant, les procédures pénales débouchent nécessairement sur une sanction particulière. Pour qu’un Etat puisse être tenu responsable il faut, aux yeux de la Cour, qu’il soit établi que son système de droit, notamment le droit pénal applicable aux circonstances de l’affaire, n’a pas fourni une protection pratique et efficace des droits énoncés à l’article 3 de la Convention (Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 71, 25 juin 2009, et Muta c. Ukraine, no 37246/06, § 60, 31 juillet 2012).

45.  En matière d’effectivité, les normes minimales définies par la jurisprudence de la Cour exigent aussi que les autorités compétentes fassent preuve d’une diligence et d’une promptitude exemplaires (voir, par exemple, Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006‑III). Ainsi, les autorités ont l’obligation d’agir dès qu’une plainte officielle est déposée. Une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance des justiciables dans le principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux. En effet, la tolérance des autorités envers de tels actes ne peut que miner la confiance du public dans le principe de légalité et son adhésion à l’Etat de droit (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV (extraits)).

46.  La Cour rappelle enfin que les exigences procédurales de l’article 3 de la Convention s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque, comme en l’espèce, celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de cette disposition. Ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas tolérer que des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes restent impunies (voir, mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006‑XII (extraits)).

47.  En l’espèce, la Cour note d’emblée que les allégations de la requérante concernant les violences qu’elle a subies lors de l’incident du 17 octobre 2000, au marché public central de Chișinău, sont corroborées, entre autres, par les conclusions du rapport médicolégal du 8 novembre 2000 ainsi que par les décisions des juridictions internes. Aux yeux de la Cour, le traumatisme crânien accompagné d’une commotion cérébrale subi par la requérante (paragraphes 7, 14 et 25 ci-dessus), ainsi que le fait que l’agression eut lieu dans un lieu public, ont causé à l’intéressée des souffrances et une humiliation relevant du champ d’application de l’article 3 de la Convention.

48.  Par ailleurs, la Cour note également qu’une enquête a bien eu lieu dans la présente affaire. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle cette enquête a été menée et son caractère « effectif ».

49.  La Cour relève que les investigations concernant l’agression de la requérante ont débuté le jour même de l’incident, le 17 octobre 2000, et notamment qu’un fonctionnaire de police a pris la déposition de l’agresseur présumé, A.N., immédiatement après les faits. Elle note que le 28 décembre 2005 le tribunal de Centru a jugé que l’action publique était prescrite. Ainsi, la procédure a duré environ cinq ans et deux mois.

50.  La Cour note que la présente affaire était simple, que l’incident était limité à un seul épisode et que des preuves claires et concluantes avaient été établies dès les premières étapes de l’enquête. Elle observe que les autorités ont cependant eu besoin de plus de cinq ans pour investiguer l’affaire. A ce titre, la Cour constate que les autorités de poursuite ont initialement qualifié les agissements de A.N. de coups et blessures légers réprimés par le CCA. Elle observe que les tribunaux, après avoir entre autres entendu deux témoins supplémentaires (paragraphe 22 ci-dessus) et ordonné une seconde expertise médicolégale, ont requalifié les faits en délit de trouble à l’ordre public, infraction réprimée par le CP. En même temps, elle relève que cette requalification a été effectuée trois ans et demi après l’agression de la requérante, à la suite de deux renvois successifs de la juridiction supérieure, cette dernière ayant notamment estimé que la juridiction inférieure avait commis des erreurs de procédure et n’avait pas examiné l’affaire de manière exhaustive (paragraphes 18 et 21 ci-dessus). La Cour estime que cela représente de sérieuses omissions de la part de l’Etat.

51.  La Cour relève également que les audiences ayant précédé l’adoption du jugement du 28 décembre 2005 ont été reportées à plusieurs reprises en raison de l’empêchement du juge, de l’absence du procureur ou à la demande de celui-ci (paragraphe 33 ci-dessus).

52.  La Cour rappelle qu’un retard de la part des autorités internes pour parvenir à une conclusion dans une affaire pénale, quelle que soit sa complexité, entache inévitablement l’efficacité de la procédure. Le fait que l’affaire a été clôturée en raison de la prescription de l’action publique l’atteste (voir, mutatis mutandis, Şerban, précité, § 84).

53.  A ce titre, la Cour observe également que, en droit pénal moldave, l’exercice d’un acte de procédure par l’autorité de poursuite n’interrompt pas l’écoulement de la prescription de l’action publique (paragraphe 37 ci-dessus). Dans ces conditions et compte tenu de l’obligation positive, inhérente à l’article 3 de la Convention, incombant à l’Etat, la Cour estime que, en l’espèce, les autorités internes auraient dû user, dans les meilleurs délais, de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour mener à bien la procédure engagée contre A.N. Or, eu égard aux constats établis ci-dessus, elle considère que les autorités moldaves n’ont pas fait preuve de diligence pour clore cette procédure avant la prescription de l’action.

54.  La Cour rappelle que l’un des buts de l’application des sanctions pénales est de réprimer et de dissuader l’auteur d’une infraction d’en commettre davantage. Elle ne peut pas accepter que la fin d’une protection effective contre les mauvais traitements est atteinte lorsque la procédure pénale est classée en raison de la prescription de l’action publique et lorsque cela est survenu, comme indiqué ci-dessus, à cause des omissions des autorités étatiques compétentes (Beganović, précité, § 85, et Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 85, 26 mars 2013).

55.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la manière dont le mécanisme de droit pénal a été mis en œuvre dans la présente affaire n’a pas fourni à la requérante une protection adéquate contre les actes de violence. Partant, elle conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

Arrêt GÜLAYDIN c. TURQUIE du 12 février 2013, requête 37157/09

Une absence d’enquête effective à la suite d’actes de violence de la part des gardes du corps du premier ministre de la Turquie emporte violation de la Convention.

35.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 156, 2 novembre 2004, et Ay c. Turquie, no 30951/96, § 59-60, 22 mars 2005). Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des individus soumis à leur contrôle (Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005, et Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006‑III).

36.  La Cour relève d’emblée qu’en l’espèce, à la suite de la plainte déposée par le requérant, une instruction a été ouverte et qu’elle s’est éteinte par la prescription (paragraphe 21 ci-dessus).

37.  Or la Cour rappelle avoir déjà jugé, dans des circonstances similaires à celles de l’espèce, que les autorités nationales devaient prendre toutes les mesures positives nécessaires pour agir avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable, de sorte que les auteurs de traitements contraires à l’article 3 ne jouissent pas d’une quasi-impunité (Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2), no 2858/07, § 99, 23 novembre 2010, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 146, CEDH 2004‑IV (extraits) et, mutatis mutandis, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 78-79, CEDH 1999‑V).

38.  La Cour réaffirme que, dans des circonstances comme celles de l’espèce, la prompte ouverture d’une enquête et la conduite diligente de celle-ci sont capitales pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’Etat de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Nurgül Doğan c. Turquie, n72194/01, § 61, 8 juillet 2008, et Batı et autres, précité, § 136).

39.  En l’espèce, la Cour considère que l’absence de la promptitude et de la diligence nécessaires dans la conduite de l’enquête a eu pour conséquence d’accorder une quasi-impunité aux auteurs présumés d’actes de violence contre le requérant, rendant ainsi la plainte pénale de l’intéressé ineffective.

40.  Elle estime également que, loin d’être rigoureux, le système pénal tel qu’il a été appliqué en l’espèce ne pouvait engendrer aucune force dissuasive propre à assurer la prévention efficace d’actes illégaux tels que ceux dénoncés par le requérant (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 78, CEDH 2006‑XII (extraits).

41.  Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

ARRÊT GRANDE CHAMBRE

JANOWIEC et Autres C. Russie du 16 avril 2012 requêtes n° 55508/07 et 29520/09

AFFAIRE DE KATYN

Principaux faits

Les requérants sont 15 ressortissants polonais proches de 12 victimes du massacre perpétré à Katyń. Ces 12 victimes étaient des officiers de la police et de l’armée, un médecin militaire et un directeur d’école primaire. Après l’invasion de la République de Pologne par l’Armée rouge en septembre 1939, elles furent conduites dans des camps ou des prisons dirigés par les Soviétiques et furent tuées par les services secrets sans avoir été jugées avec plus de 21 000 autres personnes en avril et mai 1940, puis enterrées dans des fosses communes dans la forêt de Katyń (proche de Smolensk) et dans les villages de Pyatikhatki et Mednoye.

Une enquête sur le massacre fut ouverte en 1990. La procédure pénale prit fin en 2004 par une décision de clore l’enquête. Le texte de cette décision étant toujours classé secret, les requérants n’ont accès ni à celui-ci ni à aucune autre information concernant le dossier de l’enquête pénale sur Katyń. Les demandes répétées qu’ils ont faites en vue d’être autorisés à consulter cette décision et d’obtenir sa déclassification ont toujours été rejetées par les tribunaux russes, au motif notamment que les requérants n’avaient aucun droit d’accès aux dossiers dès lors qu’ils ne s’étaient pas vu reconnaître la qualité de victimes. Les demandes des requérants visant à la réhabilitation de leurs proches ont également été écartées par le parquet militaire principal, de même que par les tribunaux.

Le 26 novembre 2010, la Douma russe émit une déclaration au sujet de la « tragédie de Katyń » dans laquelle elle réaffirmait que « l’extermination massive de citoyens polonais sur le territoire soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale » avait été perpétrée sur l’ordre de Staline et qu’il fallait continuer à « vérifier les listes des victimes, rétablir la réputation des personnes mortes à Katyń et ailleurs et mettre au jour les circonstances de cette tragédie (…)».

Article 3 (interdiction des traitements inhumains)

La Cour souligne la différence entre l’article 2 et l’article 3 : le premier impose aux autorités de prendre des mesures spécifiques à même de conduire à l’identification et au châtiment des personnes responsables, tandis qu’en vertu de l’article 3, les autorités doivent réagir avec humanité et compassion face à la situation de proches endeuillés. La Cour constate ensuite que la Convention ne l’empêche pas de se pencher sur le respect par un Etat de ses obligations découlant de l’article 3, pas même dans une affaire où le décès lui-même n’a pas pu être examiné car antérieur à l’entrée en vigueur de la Convention.

Se penchant sur la situation des différents requérants, la Cour considère que les plus proches parents des officiers ou fonctionnaires polonais tués en 1940 peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 3. Ainsi, l’une de ces personnes est la veuve d’une victime, et neuf autres sont des fils ou filles de victimes qui étaient encore enfants lorsque leurs pères respectifs ont été tués. Quant aux cinq autres requérants, ils n’ont jamais eu de contacts personnels avec leur père ou proche absent, de sorte que l’angoisse qu’ils ont connue ne peut être examinée sous l’angle de l’article 3.

En ce qui concerne les 10 requérants du premier groupe, la Cour estime qu’ils ont subi un double traumatisme : ils ont perdu leurs proches pendant la guerre et, pendant plus de 50 ans, n’ont pu découvrir la vérité sur ces décès parce que les autorités communistes soviétiques et polonaises avaient déformé les faits historiques. Pendant la période postérieure à la ratification, ils n’ont pas eu accès aux dossiers de l’enquête et n’ont pas été impliqués d’une autre manière dans la procédure ni été officiellement informés de l’issue de l’enquête.

Qui plus est, on leur a expressément interdit de consulter la décision de 2004 de clore l’enquête au motif qu’ils étaient de nationalité étrangère.

La Cour est frappée par l’évidente réticence des autorités russes à admettre la réalité du massacre de Katyń. L’approche choisie par les juridictions militaires russes, consistant à soutenir, face aux requérants et en dépit des faits historiques établis, que leurs proches se sont en quelque sorte volatilisés dans les camps soviétiques, atteste un franc mépris pour les préoccupations des requérants et une tentative délibérée de jeter la confusion sur les circonstances ayant conduit au massacre de Katyń.

De surcroît, le parquet russe a constamment rejeté les demandes formées par les requérants visant à la réhabilitation de leurs proches, soutenant qu’il était impossible de déterminer le fondement juridique spécifique de la répression menée contre les prisonniers polonais, eu égard à la disparition des dossiers pertinents. La Cour a du mal à ne pas adhérer à l’argument des requérants selon lequel le déni de la réalité du massacre, renforcé par l’affirmation implicite selon laquelle les prisonniers polonais auraient pu être condamnés à mort de façon justifiée, atteste une attitude dépourvue d’humanité.

Enfin, l’obligation des autorités de s’expliquer sur ce qu’il est advenu des personnes disparues ne saurait se résumer à la simple reconnaissance de leur décès. En vertu de l’article 3, l’Etat doit rendre compte des circonstances du décès de la personne concernée et de l’endroit où elle se trouve enterrée. Or les requérants ont dû assumer la tâche de découvrir comment leurs proches étaient morts, les autorités russes ne leur ayant fourni aucune information officielle quant aux circonstances des décès et n’ayant entrepris aucune démarche sérieuse pour localiser les sites où les proches des requérants étaient enterrés.

En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 3 concernant Mme Wolk, M. Janowiec, Mme Michalska, M. Tomaszewski, M. Wielebnowski, M. Gustaw Erchard, Mme Irena Erchard, M. Jerzy Karol Malewicz, feu M. Krzysztof Jan Malewicz, et Mme Mieszczankowska, et à la non-violation de l’article 3 pour ce qui est des cinq autres requérants.

HRISTOVI C. BULGARIE requête 42697/05 du 11 octobre 2011

Les policiers cagoulés procédant à une arrestation doivent porter un élément permettant tout à la fois de les identifier et de préserver leur anonymat

L’allégation des requérants selon laquelle des policiers cagoulés les ont intimidés et menacés d’une arme est circonstanciée et cohérente. De fait, il a été établi que la fille du couple Hristovi, qui n’avait que cinq ans au moment des faits, a été profondément affectée par les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’arrestation. Les autorités bulgares auraient donc dû mener une enquête effective sur cette partie du grief des requérants.

Or la Cour constate avec préoccupation que, comme dans d’autres affaires contre la Bulgarie concernant les agissements d’agents d’unités spécialisées de la police, les policiers impliqués dans les faits n’ont été ni identifiés ni interrogés car, d’une part, ils portaient des cagoules et, d’autre part, les autorités d’enquête ont refusé de rechercher leur identité. La Cour, qui a en tout état de cause de sérieuses réserves quant au déploiement de policiers cagoulés et armés dans un tel contexte (un cadre familial où il est hautement improbable que les forces de l’ordre rencontrent une résistance armée), estime qu’il aurait fallu identifier et interroger les policiers impliqués, dès lors que la manière dont ils avaient procédé à l’arrestation avait été contestée. Il aurait fallu en outre qu’ils portent un signe distinctif qui, tout en préservant leur anonymat, permette par la suite de les identifier – par exemple un numéro de matricule. En l’espèce, tel n’était pas le cas, et ce manquement a eu pour conséquence qu’une certaine catégorie de policiers a pu bénéficier d’une quasi-impunité et qu’il n’a pas été possible de mener une enquête effective sur les faits. L’effectivité de l’enquête est également entachée par le fait que la décision de ne pas engager de poursuites pénales reposait essentiellement sur les déclarations d’un policier et d’un enquêteur qui n’étaient même pas présents pendant les actes de violence allégués : ni les requérants ni aucun autre témoin n’ont été interrogés.

La Cour relève d’autres graves défauts dans le droit pénal bulgare en tant que tel : les personnes se plaignant des agissements des agents de l’État doivent alléguer qu’elles ont fait l’objet de maltraitances physiques pour qu’une enquête soit ouverte, et les textes n’abordent pas la question du traumatisme psychologique hormis dans les cas de « menaces » telles que définies par les dispositions en vigueur. Cette lacune du droit pénal permet aux personnes peut-être responsables de souffrances psychologiques – en l’espèce celles d’un enfant en bas âge – de ne pas avoir à répondre de leurs actes.

La Cour conclut donc que l’enquête pénale menée sur l’épreuve psychologique que les requérants reprochaient aux policiers de leur avoir infligée n’a pas été effective, en violation de l’article 3.

M et C c. Roumanie requête n°29032/04 du 27 septembre 2011

Insuffisance de l’enquête menée par les autorités roumaines sur des violences sexuelles infligées à un enfant de trois ans

Articles 3 et 8

Sur la question de savoir si A.C. a bénéficié d’une protection suffisante contre les agressions sexuelles alléguées

La Cour relève en premier lieu que les autorités roumaines ont répondu avec diligence à la demande formulée par C.M. en vue de protéger son fils contre les violences sexuelles prétendument commises par son père en ordonnant le placement provisoire de l’enfant.

En outre, elles ont mené une enquête à laquelle toutes les parties ont été appelées à participer et au cours de laquelle des témoins ont été entendus, des rapports médicaux et psychologiques ont été établis et des tests ont été réalisés à l’aide d’un détecteur de mensonges. Les autorités roumaines étaient confrontées à une tâche difficile dans cette affaire où les versions des faits étaient contradictoires et les preuves directes rares. La Cour prend acte des efforts qu’elles ont déployés pour traiter cette affaire, relevant notamment que les tribunaux ont rendu des décisions motivées expliquant précisément leurs conclusions.

Toutefois, la Cour estime que la crédibilité des versions des faits respectives des parties et des témoins n’a pas été suffisamment vérifiée. En particulier, les autorités n’ont pas cherché à savoir précisément pourquoi le fils de la requérante avait eu un comportement inapproprié à l’égard d’autres enfants, comme l’avaient observé les personnes qui s’étaient occupées de lui. En outre, pour rendre la décision adoptée en juillet 2003 mettant un terme définitif aux poursuites pénales dirigées contre D.C., les autorités de poursuite se sont fondées exclusivement sur les éléments de preuve déjà disponibles, négligeant les instructions qui les invitaient à examiner les accusations corroborées par les rapports médicaux et psychologiques. Par la suite, les tribunaux ont rejeté le recours formé par C.M. contre cette décision sans s’arrêter sur la question qu’ils avaient eux-mêmes soulevée au sujet du comportement violent de D.C. De la même manière, l’on peut reprocher aux autorités d’avoir accordé peu d’importance à la vulnérabilité particulière et à la psychologie du jeune enfant, dont la qualité de victime avait été établie dans le rapport d’expertise psychologique de juin 2000. A cet égard, bien que les autorités aient soupçonné C.M. d’avoir pris part aux violences infligées à son fils, elles n’ont pas envisagé d’ouvrir une enquête pénale contre elle. Enfin, l’enquête, qui est restée ouverte devant les autorités pendant un an et dix mois sans que de nouveaux éléments de preuve aient été produits malgré les instructions qui avaient été données à cet effet, a connu un retard important.

En conséquence, la Cour estime que, en enquêtant comme elles l’ont fait sur cette affaire, les autorités roumaines ont manqué à leur obligation d’appliquer de manière effective le dispositif juridique répressif visant à sanctionner toutes les formes de violence sexuelle, au mépris des articles 3 et 8 de la Convention.

Sur les griefs formulés par C.M. au sujet de sa séparation d’avec son fils et des restrictions apportées à son droit de visite

L’enfant a été placé dans un foyer d’accueil à la demande de sa mère et pour une durée limitée. Les deux parents ont eu des contacts réguliers avec lui. Dans ces conditions, la Cour estime que les autorités ont fait preuve de la prudence et de la vigilance requises dans cette situation délicate et sensible, et qu’elles n’ont pas agi au détriment des droits de C.M. ou des intérêts supérieurs de l’enfant. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8.

ARRÊT DERMAN C. TURQUIE DU 31 MAI 2011 Requête N° 21789/02

LA CEDH RAPPELLE DANS CETTE AFFAIRE CONCERNANT UN COMMERCANT, QUE LA TORTURE EN GARDE A VUE EST INACCEPTABLE

Le requérant, Emrullah Derman, est un ressortissant turc né en 1963 et résidant à Istanbul.

M. Derman, un ancien commerçant, alléguait que, alors que, soupçonné de vol, il se trouvait en garde à vue en janvier 1999, on l’avait battu, on lui avait bandé les yeux, on l’avait entièrement déshabillé, on l’avait aspergé d’eau et on l’avait soumis à la Falaka (coups sur la plante des pieds). Immédiatement avant et après sa remise en liberté, il passa trois examens médicaux au cours desquels furent constatés des contusions sur ses épaules, autour de sa taille et dans la région du nombril ainsi qu’un traumatisme psychologique.

En décembre 2001, les juridictions internes conclurent que les trois policiers mis en cause avaient soumis M. Derman à des mauvais traitements afin de lui extorquer des aveux. Ils furent tout d’abord condamnés à un an de prison et à une suspension de trois mois mais cette peine fut ensuite ramenée à dix mois d’emprisonnement. Enfin, la peine d’emprisonnement fut suspendue en vertu de l’article 6 de la loi no 647, les tribunaux jugeant improbable qu’ils récidivent.

M. Derman engagea ultérieurement une action en indemnisation, qui fut rejetée par le Conseil d'Etat en janvier 2008. Il semble qu’il soit encore traité pour des problèmes psychologiques dus aux mauvais traitements qu’il a subis en 1999.

Article 3 (interdiction de la torture)

Les juridictions internes ayant conclu en décembre 2001 que les policiers étaient coupables des faits qui leur étaient reprochés, la Cour juge établi que le requérant a subi

en garde à vue les mauvais traitements qu’il dénonce.

Elle rappelle que, en présence d’une allégation plausible de torture et/ou de traitements inhumains ou dégradants, il doit être mené une enquête officielle effective permettant d'identifier les auteurs des faits et de faire en sorte qu’ils répondent de leurs actes. En aucun cas les autorités internes ne doivent être disposées à laisser impunis des actes ayant causé une souffrance physique ou psychique.

Or la manière dont le droit interne a été appliqué dans l’affaire de M. Derman a en pratique privé d'effets la condamnation des policiers. Au lieu de montrer que la torture ne pouvait en aucun cas être tolérée, les juges ont exercé leur pouvoir pour en minimiser les conséquences. Loin d’être sévère, le droit pénal turc tel qu’il a été appliqué dans cette affaire n’a pas été suffisamment dissuasif. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 3.

Article 41 (satisfaction équitable)

La Cour dit que la Turquie doit verser à M. Derman 42 000 euros (EUR) pour dommage moral et 1 000 EUR pour frais et dépens.

ALEKSANDR SOKOLOV C. RUSSIE DU 4 novembre 2010 REQUÊTE 20364/05

Article 3 (torture)

La Cour observe que M. Sokolov était en bonne santé avant d’arriver au commissariat le 19 février 2004, étant donné que de nombreuses personnes l’avait rencontré ce jour-là et qu’aucune d’entre elles n’avait vu de blessures sur lui. Or, le lendemain, les médecins ont constaté qu’il présentait de larges ecchymoses sur le corps, la tête, le visage et les bras, et qu’il avait quatre côtes cassées pour lesquelles il avait été traité à l’hôpital pendant deux semaines environ. Étant donné que M. Sokolov était en garde à vue au moment où ces blessures lui ont été causées, et que le gouvernement russe n’a donné aucune explication à cet égard, la Cour conclut que le requérant a été maltraité par des policiers alors qu’il était en détention.

Eu égard aux douleurs et souffrances physiques subies par M. Sokolov alors qu’il se trouvait aux mains des policiers, qui lui ont brisé quatre côtes en le frappant dans l’intention de lui extorquer des aveux, la Cour conclut que ce dernier a été victime d’actes de torture, en violation de l’article 3.

Article 3 (enquête)

La Cour relève que les autorités russes n’ont jamais ouvert d’enquête pénale sur les allégations de mauvais traitements présentées par M. Sokolov, de sorte qu’il n’a pas pu prendre part de manière effective au processus d’enquête. Certes, son allégation a été examinée, mais les mesures d’enquête fondamentales n’ont jamais été prises. En particulier, le lieu où le requérant aurait été roué de coups n’a pas été inspecté, aucune preuve matérielle n’y a été recueillie, et aucune confrontation entre M. Sokolov et les policiers dont il s’était plaint n’a été organisée.

En outre, l’enquête n’a pas été indépendante, étant donné que c’est l’enquêteur en charge de l’affaire de meurtre contre M. Sokolova qui a été appelé à enquêter sur ses griefs de mauvais traitements contre les policiers. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3, l’État ayant failli à organiser une enquête pénale effective.  

Nebjsa Gladovic contre Croatie du 10 mai 2011 requête 28847/08

Un détenu maltraité par des gardiens de prison

Principaux faits

Le requérant, Nebojša Gladović, est un ressortissant croate né en 1957 et purgeant actuellement une peine d’emprisonnement dans la prison d’État de Lepoglava (Croatie).

En janvier 2007, M. Gladović fut placé en détention provisoire dans la prison de Split au motif qu’il était soupçonné, dans le cadre d’une enquête, de possession de stupéfiants.

Une expertise psychiatrique diligentée pour les besoins de la procédure pénale indiqua qu’il était toxicomane de longue date et qu’il manifestait des signes de troubles de la personnalité. Son procès commença au début du mois de mars 2007. D’après les observations du Gouvernement, M. Gladović était considéré comme un prisonnier difficile car, selon certains rapports, il hurlait la nuit par la fenêtre de sa cellule et donnait des coups de pieds dans la porte de celle-ci.

Le 29 mars 2007, au matin, deux gardiens de prison employèrent la force contre M. Gladović. Selon le rapport établi par eux, l’intéressé avait jeté un banc contre la porte de sa cellule, était en train de hurler et s’était approché de l’un d’eux de manière menaçante. Ce dernier garde aurait ensuite essayé de le calmer en recourant à la force physique et, M. Gladović ayant ignoré son ordre lui sommant de cesser de résister, il lui donna un coup de matraque en caoutchouc au bras avant de l’immobiliser avec son coude et de l’emmener en cellule d’isolement. Deux rapports médicaux établis par le médecin de la prison relevèrent que M. Gladović se plaignait de douleurs à l’épaule et qu’il avait un hématome au bras.

M. Gladović affirma devant le juge du tribunal de comté de Split qui conduisait son procès pénal que six ou sept gardiens de prison l’avaient frappé à l’aide de matraques en caoutchouc alors qu’il était au sol. Le directeur de la prison demanda l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre lui devant le même juge. Le 13 avril 2007, ce dernier déclara M. Gladović coupable de « comportement indigne à l’encontre d’agents de l’État, [de] tentative d’agression physique contre des agents de l’État et [d’]insulte à des agents de l’État ». Sa décision était fondée sur le rapport du personnel de la prison et sur la déposition écrite de l’intéressé.

Article 3 (enquête)

Ni l’une ni l’autre des parties ne conteste que les gardiens de prison ont fait usage de la force physique contre M. Gladović et lui ont donné deux coups de matraque en caoutchouc. Vu la position de vulnérabilité dans laquelle l’intéressé se trouvait de par sa qualité de détenu, la Cour estime que la blessure subie par lui et constatée par le médecin de la prison est suffisamment sérieuse pour relever de l’article 3.

Le juge qui conduisait le procès de M. Gladović a également statué sur les infractions disciplinaires commises par celui-ci. Toutefois, dans le cadre de la procédure pénale, le recours à la force contre l’intéressé n’a fait l’objet d’aucun examen qui aurait permis d’en déterminer l’intensité et de dire s’il était strictement nécessaire ou non. Compte tenu de l’importance des garanties contre les mauvais traitements énoncées à l’article 3, la Cour ne peut accepter que le juge se soit contenté de se prononcer en retenant la version des faits les gardiens de prison. Aucune expertise criminalistique n’a été pratiquée, alors que ce type de mesure aurait pu permettre de vérifier les allégations de M. Gladović selon lesquelles il avait été frappé au sol. Bien que l’incident ait eu lieu dans sa cellule, aucune déposition de l’un quelconque de ses codétenus n’a été recueillie. Les problèmes mentaux de M. Gladović – du fait desquels ses allégations, selon le Gouvernement, n’étaient pas dignes de foi – ne faisaient pas obstacle à ce que les autorités enquêtassent de manière adéquate sur des allégations faisant état de mauvais traitements perpétrés par des agents de l’État dans des circonstances où il n’était pas contesté que la force avait été employée d’une certaine manière. Il y a donc eu violation de l’article 3 sous son volet procédural.

Article 3 (mauvais traitement)

Nul ne contestant que M. Gladović avait été frappé par un gardien de prison à coup de matraque en caoutchouc et subi des blessures de ce fait, c’est au Gouvernement qu’il incombe de démontrer que le recours à la force n’a pas été excessif. Or, faute d’efforts sérieux visant à déterminer si l’emploi de la force avait été nécessaire – du fait de l’absence de dépositions de témoins et d’expertises –, la Cour est incapable de voir sur quelle base les autorités nationales ont pu se convaincre du caractère nécessaire de la force utilisée contre l’intéressé. Elle en conclut à la violation de l’article 3 en raison du traitement inhumain et dégradant que les gardiens de prison ont fait subir à M. Gladović.

Article 41

En vertu de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour dit que la Croatie doit verser à M. Gladović 9 000 euros (EUR) pour dommage moral et 1 350 EUR pour frais et dépens.

FEDOROV Contre RUSSIE DU 5 AVRIL 2011 REQUETE 10393/04

Principaux faits

Le requérant, Nikolay Fedorov, est un ressortissant russe né en 1973. Il se trouve actuellement en détention provisoire à Tver (Russie).

Après son arrestation en avril 2003 au motif qu’il était soupçonné de vol à main armée, il fut placé dans une maison d’arrêt à Smolensk jusqu’au 20 juin 2003, date à laquelle deux policiers l’emmenèrent dans un centre de détention temporaire de la police, à Rudnya. D’après les registres de ce centre, le 20 juin 2003, M. Fedorov ne présentait aucune blessure visible.

M. Fedorov allègue avoir reçu des coups de matraque après avoir refusé d’entrer dans une cellule comme on le lui demandait. Plusieurs autres policiers l’auraient ensuite maltraité : ils lui auraient tordu les bras et le scrotum, l’auraient étranglé et lui auraient donné des coups de poing au visage pendant deux minutes environ. Cette nuit-là, M. Fedorov tomba malade, une ambulance fut appelée et on lui donna des médicaments.

Le lendemain matin, le 21 juin 2003, il se plaignit au chef du poste de police d’avoir été frappé. Une enquête et un examen médical furent ordonnés sans tarder. L’expertise médicale établit la présence de plusieurs contusions et excoriations, et conclut qu’elles pouvaient avoir été causées par un objet contondant environ un jour plus tôt. Le rapport s’en remettait aux autorités d’enquête pour la détermination des circonstances dans lesquelles les blessures avaient été subies.

Trois autres rapports médicaux rédigés entre juin 2003 et mai 2007 établirent que M. Fedorov souffrait d’une contusion cérébrale. Le parquet refusa à trois occasions d’ouvrir une procédure pénale concernant les actes des policiers. En particulier, les décisions rendues à cet effet concluaient que les policiers avaient eu recours à une force légitime lorsque M. Fedorov avait refusé d’entrer dans la cellule qui lui avait été attribuée et que les blessures qu’il avait subies et dont faisaient état les rapports médicaux correspondaient à cette version des événements. M. Fedorov saisit les procureurs et juridictions supérieurs, qui estimèrent que les décisions de ne pas poursuivre étaient justifiées et légales.

Poursuivi pour vol à main armée, M. Fedorov fut reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement en octobre 2003.

Article 3

Il ne prête pas à controverse entre les parties que M. Fedorov était en bonne santé lorsqu’il fut amené au centre de détention temporaire le 20 juin 2003. Le rapport médical établi le lendemain indiquait que l’intéressé avait subi plusieurs blessures, notamment une contusion cérébrale. Bien que ces blessures ne fussent pas considérées comme des atteintes à la santé d’après les normes russes, la Cour estime qu’elles sont suffisamment graves pour faire l’objet d’un examen sous l’angle de l’article 3. M. Fedorov ayant subi ces blessures pendant sa détention, alors qu’il se trouvait sous le contrôle des autorités, c’est au Gouvernement qu’il revient de démontrer à l’aide d’arguments convaincants que le recours à la force n’a pas été excessif.

Tant le Gouvernement que M. Fedorov reconnaissent que celui-ci a désobéi à un ordre donné par un agent public. Les autorités nationales ont en outre établi que M. Fedorov avait résisté aux policiers lorsque ceux-ci avaient tenté de le faire entrer dans sa cellule, qu’il les avait insultés et qu’il les avait agrippés par leurs uniformes. Dès lors, il avait sans doute été nécessaire de prendre des mesures pour éviter d’autres troubles et calmer M. Fedorov. Toutefois, la Cour rappelle qu’à l’égard d’un détenu l’usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de l’intéressé porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation de l’article 3.

M. Fedorov avait décrit en détail dans sa plainte les mauvais traitements subis. Les décisions de ne pas poursuivre concluaient que les policiers avaient fait usage d’une force légale, justifiée par les circonstances, et que M. Fedorov s’était blessé lui-même pour protester contre le fait qu’il devait demeurer dans la cellule qui lui avait été attribuée. Toutefois, les autorités n’ayant pas expliqué de manière satisfaisante et convaincante que M. Fedorov s’était infligé lui-même certaines des blessures, la Cour conclut que celles-ci résultent de l’usage de la force contre l’intéressé. Dans les circonstances de la cause, rien n’indique que la force utilisée était absolument nécessaire. Il y a donc eu violation de l’article 3.

Enquête

Une enquête a été ouverte d’emblée sur les plaintes de M. Fedorov. Toutefois, la première expertise médicale effectuée le 21 juin 2003 n’était pas suffisante car elle n’expliquait pas si les blessures pouvaient avoir été causées dans les circonstances décrites par les policiers ou par M. Fedorov. En outre, plusieurs mesures d’enquête importantes n’ont pas été prises, notamment un interrogatoire du personnel médical et d’autres détenus présents au moment des faits, ou une vérification de l’origine possible de la contusion cérébrale dont se plaignait M. Fedorov. En conclusion, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené d’enquête effective sur les plaintes de M. Fedorov, en violation de l’article 3.

C.A.S et C.S Contre Roumanie Requête n° 26692/05 du 20 mars 2012

Les autorités roumaines auraient dû mener une enquête effective sur les viols répétés infligés à un garçon de sept ans et veiller à ce qu’il reçoive une assistance

Principaux faits

Les requérants, C.S. et C.A.S., un père et son fils, sont des ressortissants roumains nés respectivement en 1954 et en 1990 et résidant à Iasi (Roumanie).

En janvier 1998, alors qu’il rentrait de l’école, C.A.S. fut suivi jusque chez lui par un homme, P.E. Les parents du garçon se trouvant encore à leur travail, P.E. s’introduisit de force dans l’appartement familial et frappa l’enfant dans le ventre à plusieurs reprises. Il le déshabilla, le bâillonna et le ligota, puis il le viola et lui imposa une fellation. Enfin, il le frappa à nouveau, dans le ventre, à la tête et dans les parties génitales, et il l’avertit sous la menace d’un couteau qu’il le tuerait s’il racontait à qui que ce soit ce qui s’était passé.

Au cours des mois suivants, P.E. agressa de nouveau l’enfant plusieurs fois par semaine. Finalement informé par son fils de ce qui se passait, le père porta plainte au poste de police local fin avril début mai 1998.

La police entreprit d’enquêter sur l’affaire et interrogea de nombreux témoins. Interrogé à plusieurs reprises entre juin 1998 et mars 2003, C.A.S. répéta ses allégations de viol mais se contredit sur le point de savoir s’il avait parlé à quelqu’un des abus qu’il disait avoir subis. Il reconnut également P.E. dans le cadre d’une parade d’identification. Celui-ci, interrogé en juin 1998, nia les faits. Toutefois, un test au détecteur de mensonges révéla qu’il ne disait pas la vérité lorsqu’il répondait à la question de savoir s’il avait eu des rapports sexuels avec C.A.S. Plusieurs témoins, dont des voisins et des connaissances, affirmèrent par ailleurs l’avoir vu rôder près de l’appartement du garçon ou y entrer pendant la période en question. Un adolescent du voisinage déclara l’avoir vu entrer dans l’appartement et avoir entendu l’enfant crier.

Les enquêteurs fouillèrent les domiciles des requérants et de P.E. mais ne trouvèrent pas d’éléments susceptibles de confirmer les accusations.

Deux examens médicaux du garçon furent ordonnés : le premier, réalisé le 18 mai 1998, révéla des lésions du sphincter anal, le deuxième, réalisé le 1er février 2000, permit de conclure qu’elles ne pouvaient avoir été causées que par des abus sexuels répétés.

L’enquête fut interrompue en trois occasions puis, en avril 2003, le ministère public engagea des poursuites contre P.E. pour viol et violation de domicile.

En mai 2004, le tribunal de district acquitta P.E., jugeant qu’il n’avait pas commis les faits dont il était accusé. La juridiction d’appel aboutit à la même conclusion. Les juges estimèrent que les parties et les témoins avaient porté des témoignages contradictoires et exprimèrent en particulier leur préoccupation face au fait que, bien qu’ils aient constaté des signes d’abus (taches de sang dans les sous-vêtements de l’enfant) et des éléments étranges au domicile (nourriture manquante, meubles déplacés), les parents aient attendu aussi longtemps avant de prévenir la police. Ils notèrent également que C.A.S. n’avait pas décrit les faits avec exactitude et était enclin à l’affabulation.

Tout au long de l’enquête et du procès, le père de l’enfant se plaignit à maintes reprises de la longueur de la procédure, sans succès.

Après les faits, les parents de C.A.S. commencèrent par le changer d’école puis, en octobre 2005, la famille déménagea pour s’installer à Iasi, suivant ainsi les recommandations du conseiller de l’école.

Article 3 (enquête effective sur les allégations de mauvais traitements) et article 8 (protection effective de la vie privée et familiale)

La Cour relève avec préoccupation que, malgré la gravité des allégations portées et la vulnérabilité particulière de la victime, l’enquête n’a été ni prompte ni effective: après l’introduction de la plainte pour viol, les autorités ont attendu trois semaines avant d’ordonner qu’il soit procédé à un examen médical de l’enfant et deux mois avant d’interroger le principal suspect et, au total, l’enquête a duré cinq ans. De plus, sept ans après les faits, P.E. a été déclaré non coupable, et les autorités n’ont même pas recherché l’existence éventuelle d’un autre suspect.

Il est encore plus préoccupant, dans une telle affaire d’abus sexuels avec violences sur un mineur, que les autorités n’aient pas tenté de soupeser les éléments contradictoires et d’établir les faits ni de procéder à une enquête rigoureuse et respectueuse de l’enfant.

Par ailleurs, s’ils n’ont pas prêté attention à la longueur de l’enquête menée par les autorités, les juges ont attaché une grande importance au fait que la famille n’avait pas signalé les faits à la police immédiatement et, dans une certaine mesure, au fait que la victime n’ait pas réagi plus tôt. La Cour ne voit pas comment la négligence alléguée des parents pourrait avoir la moindre incidence sur la diligence de la police face à des faits de viol sur un enfant de sept ans. Elle ne comprend pas non plus pourquoi les autorités n’ont pas été plus sensibles à la vulnérabilité particulière de la victime et aux facteurs psychologiques spéciaux en œuvre en l’espèce, éléments qui auraient pu expliquer l’hésitation de l’intéressé à faire état des abus et à décrire ce qui lui était arrivé.

La Cour souligne que, en vertu des articles 3 et 8, les Etats ont l’obligation, dans les affaires de violences commises contre un enfant, de veiller à ce qu’il soit mené une enquête pénale effective, dans le respect avant tout de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Elle estime particulièrement regrettable que C.A.S. n’ait jamais reçu la moindre assistance ni été accompagné par un psychologue qualifié, ni pendant la procédure pénale ni par la suite.

Ce manquement à répondre de manière adéquate à des allégations de pédophilie fait peser un doute sur l’efficacité du système en place en Roumanie en matière de protection des enfants contre toutes les formes de violence conformément aux obligations internationales du pays – notamment pour ce qui est de l’aide à la réadaptation et à la réinsertion sociale des victimes. En l’espèce, la procédure pénale a été vidée de tout son sens.

La Cour conclut donc que les autorités ont manqué à mener une enquête effective sur les allégations faisant état de violences sexuelles perpétrées sur la personne de C.A.S. et à assurer de manière satisfaisante la protection de la vie privée et familiale de l’intéressé, en violation des articles 3 et 8.

B.S. c. ESPAGNE arrêt du 24 juillet 2012 Requête no 47159/08

LA CEDH peur refuser de condamner sous l'angle de l'acte inhumain et dégradant mais condamner sous l'angle du défaut d'enquête sur les allégations.

53.  La Cour rappelle que la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements reprochés à la victime (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil 1996-V).

54.  Les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, par exemple, Labita, précité, §§ 121 et 152). De plus, lorsque comme en l’espèce, les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie, no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).

55.  La Cour note en l’espèce que les rapports médicaux ne sont pas concluants quant à l’origine possible des blessures que présentait la requérante et que les éléments du dossier ne permettent pas d’avoir une certitude, au-delà de tout doute raisonnable, sur la cause des lésions. A cet égard, elle tient toutefois à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales sur la plainte présentée par la requérante pour mauvais traitements (Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, 13 juillet 2010 et Gharibashvili c. Géorgie, no 11830/03, § 57, 29 juillet 2008).

56.  A la lumière de ce qui précède, la Cour ne peut conclure à une violation matérielle de l’article 3 s’agissant des mauvais traitements allégués par la requérante.

SUR LE VOLET PROCEDURALE

67.  La Cour considère que, lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L’obligation qu’a l’État défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat absolu. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables, vu les circonstances, pour recueillir et conserver les éléments de preuve, étudier l’ensemble des moyens concrets de découvrir la vérité et rendre des décisions pleinement motivées, impartiales et objectives, sans omettre des faits douteux révélateurs d’un acte de violence motivé par des considérations de race (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres c. Bulgarie [GC] nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005-VII). Enfin, la Cour rappelle qu’il incombe au Gouvernement de produire des preuves établissant des faits qui fassent peser un doute sur le récit de la victime (Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009 et Sonkaya c. Turquie, no 11261/03, § 25, 12 février 2008).

68.  En outre, le devoir qu’ont les autorités de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence constitue un aspect des obligations procédurales découlant pour elles de l’article 3 de la Convention, mais ce devoir peut également passer pour faire implicitement partie de la responsabilité qui incombe aux autorités, en vertu de l’article 14 de la Convention, d’assurer sans discrimination le respect de la valeur fondamentale consacrée par l’article 3. Compte tenu de l’interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles dont il s’agit en l’espèce appellent un examen sur le terrain de l’une des deux dispositions seulement, et qu’aucun problème distinct ne se pose au regard de l’autre, ou bien qu’elles exigent un examen sous l’angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (Natchova et autres, précité, § 161).

69.  En l’espèce, la Cour a déjà constaté que les autorités espagnoles avaient violé l’article 3 de la Convention en ce qu’elles n’avaient pas mené une enquête effective sur l’incident. Elle estime devoir examiner séparément le grief selon lequel elles ont de surcroît manqué à rechercher s’il existait un lien de causalité entre les attitudes racistes alléguées et les violences auxquelles la police se serait livrée à l’encontre de la requérante (voir, mutatis mutandis, Turan Cakir c. Belgique, précité, § 79).

70.  La Cour note que dans ses plaintes du 21 et 25 juillet 2005 la requérante mentionnait les propos racistes qui auraient été proférés à son égard par les policiers, notamment « pute noire dégage d’ici », et qu’elle dit avoir reproché aux agents de ne pas avoir interpellé d’autres femmes qui exerçaient la même activité mais avaient un « phénotype européen ». Ces arguments n’ont pas été examinés par les tribunaux chargés de l’affaire, qui se sont bornés à reprendre à leur compte le contenu des rapports du chef de police des Iles Baléares sans effectuer une enquête plus approfondie sur les attitudes prétendument racistes.

71.  A la lumière des éléments de preuve fournis en l’espèce, la Cour estime que les décisions rendues en l’espèce par les juridictions internes n’ont pas pris en considération la vulnérabilité spécifique de la requérante, inhérente à sa qualité de femme africaine exerçant la prostitution. Les autorités ont ainsi manqué à l’obligation qui leur incombait en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 de prendre toutes les mesures possibles pour rechercher si une attitude discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle dans les événements.

72.  Il y a donc eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 pris sous son volet procédural.

Arrêt OTAMENDI EGIGUREN c. ESPAGNE du 16 octobre 2012 requête 47303/08

LES JUGES D'INSTRUCTION ONT ENTENDU LES FAITS MAIS NE LES ONT PAS INSTRUITS CONCRETEMENT ET SERIEUSEMENT

38.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, des sévices contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (voir, en ce qui concerne l’article 2 de la Convention, les arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 101, CEDH 2000-VIII, et Beristain Ukar, précité, § 28). S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).

39.  En l’espèce, la Cour note que le requérant a été placé en garde à vue au secret pendant cinq jours, durant lesquels il n’a pas pu informer de sa détention une personne de son choix ni lui communiquer le lieu de sa détention et n’a pas pu se faire assister par un avocat librement choisi ni s’entretenir en privé avec l’avocat qui avait été désigné d’office. L’intéressé s’est plaint à deux reprises de manière précise et circonstanciée d’avoir fait l’objet de mauvais traitements au cours de sa garde à vue : la première fois, le 25 février 2003, lorsqu’il a été traduit devant le juge central d’instruction no 6 de l’Audiencia Nacional ; la deuxième fois, le 25 mars 2003, lorsqu’il a porté plainte, sur la base des mêmes faits, devant le doyen des juges d’instruction de Madrid, plainte qui a été attribuée à la juge d’instruction no 5 de Madrid. La Cour estime dès lors que le requérant a un grief défendable sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Elle rappelle que, dans ce cas, la notion de recours effectif implique, de la part de l’Etat, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 79, CEDH 1999‑V).

40.  S’agissant des investigations menées par les autorités nationales au sujet des allégations de mauvais traitements, la Cour observe que, d’après les informations fournies, le juge central d’instruction no 6 auprès de l’Audiencia Nacional est resté passif face aux sévices dénoncés par le requérant lors de sa comparution. Quant à la juge d’instruction no 5, qui avait connaissance de la plainte pénale déposée par le requérant, elle s’est bornée à examiner les rapports du médecin légiste et à entendre ce dernier en ses déclarations. Le requérant a demandé, dans ses recours de reforma et d’appel, à être entendu en personne et à faire entendre les agents impliqués ainsi que la personne qui était détenue avec lui dans la même cellule. Or ses demandes n’ont pas été prises en considération par la juge d’instruction no 5, qui a demandé que le requérant fût entendu par le juge d’instruction no 3 de Tolosa.

41.  A la lumière des éléments qui précèdent, la Cour estime que les investigations menées dans la présente affaire n’ont pas été suffisamment approfondies et effectives pour remplir les exigences précitées de l’article 3 de la Convention. A cet égard, elle note que, malgré l’insistance du requérant pour dénoncer les sévices en cause, il ressort du dossier que la juge d’instruction no 5 de Madrid a prononcé un non-lieu en se fondant uniquement sur les rapports médico-légaux et les déclarations du médecin légiste, sans avoir entendu personnellement le requérant. En appel, l’Audiencia Provincial de Madrid a confirmé le non-lieu, considérant qu’aucune démarche d’enquête supplémentaire ne se révélait nécessaire. Or, de l’avis de la Cour, les moyens de preuve supplémentaires sollicités par le requérant et, tout particulièrement, celui consistant à interroger les agents chargés de sa surveillance lors de la garde à vue en cause, auraient pu contribuer à l’éclaircissement des faits, comme l’exige la jurisprudence de la Cour (paragraphe 38 ci-dessus).

La Cour insiste par ailleurs sur l’importance d’adopter les mesures recommandées par le CPT pour améliorer la qualité de l’examen médico-légal des personnes soumises à la détention au secret (paragraphes 26-28 ci-dessus). Elle estime que la situation de vulnérabilité particulière des personnes détenues au secret justifie la prise de mesures de surveillance juridictionnelle appropriées, prévues par le code de procédure pénale pour des cas de détention au secret, afin que les abus soient évités et que l’intégrité physique des détenus soit protégée (paragraphe 28 ci-dessus).

42.  En conclusion, eu égard à l’absence d’enquête approfondie et effective au sujet des allégations défendables du requérant (Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 156-160, 2 novembre 2004), selon lesquelles il avait subi des mauvais traitements au cours de sa garde à vue, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

ABDU c. BULGARIE du 11 mars 2014 requête n° 26827/08

Le requérant, a été attaqué par des skinheads et il n'a pas obtenu accès au tribunal pénal, pour obtenir réparation car il était d'origine soudanaise.

36.  La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence et dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré (voir par exemple, El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 196, CEDH 2012). La Cour a estimé un certain traitement « inhumain », notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales, et « dégradant » parce que de nature à créer en ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).

37.  Même en l’absence de lésions physiques graves ou durables, la Cour a ainsi estimé que le châtiment corporel infligé à un adolescent devait être qualifié de « dégradant » dans la mesure où il avait porté atteinte « à ce dont la protection figure précisément parmi les buts principaux de l’article 3 : la dignité et l’intégrité physique de la personne » (Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 33, série A no 26). De même, dans une affaire concernant un cas de harcèlement à l’égard d’une personne souffrant de retards physiques et mentaux, la Cour a considéré que le sentiment de crainte et d’impuissance provoqué par le traitement en cause était un facteur important permettant de considérer celui-ci comme suffisamment sérieux pour atteindre le degré de gravité requis par l’article 3, alors que le requérant n’avait subi des blessures physiques qu’à une seule occasion (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 96, CEDH 2012). À plusieurs autres reprises, la Cour a examiné sous l’angle de l’article 3 des situations dans lesquelles les requérants n’avaient pas subi de blessures physiques (voir, par exemple, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 131, CEDH 2010, concernant des menaces de torture, et Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 133-134, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, relativement à la disparition d’un proche).

38.  Par ailleurs, l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme a admis que la discrimination fondée sur la race peut, dans certaines circonstances, constituer en soi un traitement dégradant dans le sens de l’article 3 (Asiatiques d’Afrique orientale c. Royaume Uni, nos 4403/70 et autres, rapport de la Commission du 14 décembre 1973, Décisions et rapports 78, pp. 57 et 62, §§ 196 et 207). Des remarques discriminatoires ou des insultes à connotation raciste doivent en tout état de cause être considérées comme un facteur aggravant dans le cadre de l’examen d’un traitement donné au regard de l’article 3 (Moldovan et autres c. Roumanie (no 2), nos 41138/98 et 64320/01, § 111, CEDH 2005-VII (extraits), B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 41, 24 juillet 2012).

39.  Dans la présente espèce, le requérant et son ami ont été impliqués dans une bagarre avec deux jeunes hommes qui, à ses dires, les auraient violemment agressés. Au cours de celle-ci, des coups ont été échangés de part et d’autre et le requérant et son ami ont été menacés avec un couteau. Le rapport médical établi signale plusieurs lésions sur le corps du requérant – une enflure de la base du nez, une abrasion de la peau du nez, un doigt de la main droite et le genou droit enflés (paragraphe 11 ci-dessus). À ces séquelles physiques s’ajoute la possible motivation raciste de la violence exercée : le requérant a en effet soutenu que des propos insultants à connotation raciste avaient été tenus à son encontre et, dans les rapports de police eux-mêmes, les deux jeunes gens impliqués dans la bagarre avaient été décrits comme des skinheads. La Cour considère qu’au vu de l’ensemble de ces éléments, et en particulier de l’atteinte à la dignité humaine que constitue la présumée motivation raciale de la violence, un traitement tel que celui allégué par le requérant entre dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, B.S. c. Espagne, précité, § 41).

b)  Sur le respect des obligations positives de l’État

i)  Principes généraux

40.  La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation imposée par l’article 1 de la Convention aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil, 1998-VI ; Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-75, CEDH 2001-V, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003-XII).

41.  Cette protection commande en particulier la mise en place d’un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri de traitements contraires à l’article 3 (A. c. Royaume-Uni, précité, § 24, M.C. c. Bulgarie, précité, § 153, Nikolay Dimitrov c. Bulgarie, no 72663/01, § 66, 27 septembre 2007). Les obligations positives pesant sur l’État peuvent commander, s’agissant de certains actes particulièrement graves commis par des particuliers, l’adoption de disposition en matière pénale (M.C. c. Bulgarie, §§ 150-153, et Nikolay Dimitrov, § 67, arrêts précités).

42.  L’article 3 impose en outre, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables. Des exigences similaires sont également inscrites dans la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour a établi dans sa jurisprudence que ces obligations s’appliquent quelle que soit la qualité des personnes mises en cause, même lorsqu’il s’agit de particuliers (Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 53, 31 mai 2007, et Nikolay Dimitrov, précité, § 68).

43.  L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte (Šečić, § 54, et Nikolay Dimitrov, § 69, arrêts précités).

44.  Lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents et qu’il existe des soupçons que des attitudes racistes en sont à l’origine, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. Traiter la violence et les brutalités à motivation raciste sur un pied d’égalité avec les affaires sans connotation raciste équivaudrait à fermer les yeux sur la nature spécifique d’actes particulièrement destructeurs des droits fondamentaux. L’absence de distinction dans la façon dont des situations qui sont essentiellement différentes sont gérées peut constituer un traitement injustifié inconciliable avec l’article 14 de la Convention (Šečić, précité, §§ 66-67, Beganović c. Croatie, no 46423/06, §§ 93-94, 25 juin 2009, et, mutatis mutandis, Seidova et autres c. Bulgarie, no 310/04, § 70, 18 novembre 2010, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005-VII). Cette obligation s’applique de même lorsqu’un traitement contraire à l’article 3 est infligé par un particulier (Šečić, § 67, et Beganović, § 94, arrêts précités).

45.  Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L’obligation de l’État défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat absolu ; les autorités doivent prendre les mesures raisonnables eu égard aux circonstances de la cause (Šečić, § 66, Beganović, § 93, Seidova et autres, § 70, et Natchova et autres, § 160, arrêts précités).

46.  Le devoir des autorités de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence fait ainsi partie de la responsabilité qui incombe aux États, en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3, mais constitue également un aspect des obligations procédurales découlant de l’article 3 de la Convention. Compte tenu de l’interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles de l’espèce appellent un examen sur le terrain de l’une des deux dispositions seulement, et qu’aucun problème distinct ne se pose au regard de l’autre, ou bien qu’elles exigent un examen sous l’angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres, précité, § 161, et B.S. c. Espagne, précité, § 68). Dans la présente espèce, compte tenu des allégations formulées par le requérant, qui soutient que le caractère ineffectif de l’enquête réside précisément dans le fait que les autorités n’ont pas suffisamment enquêté sur les éléments racistes des violences exercées, la Cour considère qu’il convient d’examiner le grief sous l’angle des deux dispositions en cause – l’article 3, pris isolément, et de l’article 14 combiné avec l’article 3.

ii)  Application de ces principes en l’espèce

47.  La Cour observe que l’article 162 du code pénal bulgare érige en infraction et punit d’une peine d’emprisonnement la violence exercée contre autrui pour des motifs liés à la race. Par l’adoption de cette disposition, les autorités bulgares se sont conformées à l’obligation découlant de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, par laquelle les États parties se sont engagés à ériger en infraction pénale les actes de violence fondés sur des considérations de race (paragraphe 23 ci-dessus). Il ne fait dès lors pas de doute que les dispositions du droit pénal bulgare prohibent les mauvais traitements dénoncés par le requérant, qui ne soulève au demeurant pas de grief concernant le cadre législatif existant. Dès lors, la Cour ne saurait reprocher aux autorités bulgares une omission dans la mise en place d’un cadre législatif destiné à protéger contre des mauvais traitements à connotation raciste.

48.  Concernant ensuite l’obligation de mener une enquête effective, la Cour relève qu’une enquête préliminaire a été promptement ouverte à la suite de l’incident, dans le cadre de laquelle le requérant, son ami Z.N., les deux jeunes hommes impliqués, M.V. et R.G., ainsi qu’un témoin oculaire ont été interrogés. Les éléments rassemblés au cours de l’enquête, ainsi que le certificat médical délivré au requérant, ont été transmis au procureur afin qu’il décide s’il y avait lieu d’engager contre les deux jeunes bulgares des poursuites pénales pour violences à caractère raciste, en application de l’article 162, alinéa 2, du code pénal. Le parquet a toutefois considéré que l’infraction n’était pas constituée et que, plus particulièrement, la motivation raciste de la violence exercée n’avait pas été établie. S’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur l’application du droit interne et de statuer sur la culpabilité individuelle des personnes mises en cause, elle doit néanmoins vérifier si les autorités compétentes, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas porté devant elles à un examen satisfaisant les obligations procédurales découlant de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vasil Petrov c. Bulgarie, no 57883/00, § 78, 31 juillet 2008).

49.  La Cour relève à cet égard que les autorités du parquet ont concentré leurs investigations et leur analyse sur la question de savoir qui, entre les deux soudanais et les deux bulgares, avait provoqué la bagarre. Ils se sont ainsi limités à établir l’élément matériel de l’infraction visée à l’article 162, alinéa 2, du code pénal, à savoir les violences exercées, et ont simplement constaté l’absence de preuve que cette violence avait été motivée par des considérations racistes. Ces autorités n’ont ainsi pas jugé nécessaire d’interroger expressément le témoin sur les répliques qu’il avait pu entendre au cours de la bagarre, ni de questionner les deux jeunes bulgares concernant une possible motivation raciste de leurs actes. Pourtant, le requérant avait soutenu dès le début de l’enquête avoir été l’objet d’injures racistes et les deux jeunes bulgares avaient été décrits dans le rapport de police comme des skinheads, connus pour leur idéologie extrémiste et raciste (voir Šečić, précité, § 68). Le requérant a d’ailleurs pointé ces défaillances de l’enquête dans le recours qu’il a introduit contre l’ordonnance de non-lieu, en attirant l’attention du parquet sur la tenue vestimentaires des deux jeunes et sur la nécessité de les interroger sur leur motivations, mais ces demandes ont été ignorées par le procureur supérieur (paragraphes 7 et 14-15 ci-dessus).

50.  Compte tenu des considérations ci-dessus, la Cour estime qu’eu égard aux allégations précises et étayées du requérant dans le cadre de la procédure pénale, les autorités compétentes disposaient d’éléments plausibles indiquant une possible motivation raciste de la violence subie par l’intéressé et ont failli à leur obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour enquêter sur un éventuel mobile raciste de la violence exercée.

51.  Le Gouvernement soutient cependant que le requérant disposait d’autres voies de droit, dont il n’a pas fait usage et qui étaient susceptibles de satisfaire les obligations procédurales découlant de la Convention, tels que l’engagement de poursuites pénales pour dommage corporel léger par la voie de la citation directe ou l’introduction d’une action en responsabilité délictuelle contre les deux responsables, M.V. et R.G. (paragraphes 28 et 32 ci-dessus). La Cour observe que, pour ce qui est des blessures physiques infligées au requérant, une procédure pénale pour dommage corporel léger, qui pourrait être engagée par la voie de la citation directe par l’intéressé lui‑même, serait susceptible de permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables, et donc être jugée satisfaisante pour les besoins de l’article 3. Une telle procédure ne porterait cependant pas sur les injures racistes prétendument proférées et sur la motivation raciste de la violence exercée à l’encontre du requérant, qui constituent pourtant un élément essentiel du grief de l’intéressé. Quant à la possibilité d’introduire une action en indemnisation contre les responsables, la Cour observe qu’une telle action, qui est susceptible d’aboutir au versement d’une indemnisation mais non à la poursuite des responsables, ne saurait satisfaire les obligations procédurales de l’État sous l’angle de l’article 3 dans un cas de violences volontaires (voir Biser Kostov c. Bulgarie, no 32662/06, § 72, 10 janvier 2012). Les voies de droit invoquées par le Gouvernement ne peuvent donc être considérées, dans les circonstances de la présente espèce, comme pouvant satisfaire les obligations procédurales de l’État et il convient de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement à cet égard.

52.  La Cour relève en outre les constats effectués par différentes instances nationales et internationales concernant l’absence de mise en œuvre efficace des dispositions réprimant les cas de violences racistes par les autorités bulgares. Dans son rapport de 2009, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe a ainsi constaté que les plaintes concernant des agressions racistes « sont peu suivies d’effet » et a attiré l’attention des autorités sur la nécessité de traiter de telles plaintes de manière effective (paragraphe 26 ci-dessus). Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU a également observé que « les dispositions pénales relatives aux actes de racisme font encore l’objet de peu d’applications » (paragraphe 25 ci-dessus). Plus récemment, en 2013, l’Ombudsman de la république de Bulgarie a exprimé sa préoccupation face à la montée d’actes de haine raciale et a appelé les autorités à ne pas « réduire de tels actes à des infractions commises pour des motifs de trouble à l’ordre public mais [...] d’enquêter sur de possibles délits de haine ».

53.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 3 sous son aspect procédural, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

STOEV ET AUTRES c. BULGARIE

Requête 41717/09 du 11 mars 2014

LES AUTORITES N'ONT PAS POURSUIVI AVEC CELERITE. LES FAITS ONT ETE PRESCRITS. LA CONVENTION EST VIOLEE.

LE DROIT RUSSE ET SLAVE NE FONT PAS DE DIFFERENCE ENTRE LES VIOLENCES LEGERES ET LES AUTRES VIOLENCES.

IL N'Y A QUE DEUX CATEGORIES, LES VIOLENCES LEGERES ET LES VIOLENCES AYANT ENTRAINE LA MORT.

44.  En l’espèce, les requérants exposent qu’ils ont été menacés avec une arme à feu, battus, forcés à se mettre à terre et qu’ils se sont vu dérober des biens par un groupe d’individus. Il ressort des certificats médicaux produits que M. Stoev a subi une fracture du bras, M. Stoyanov a eu le tympan perforé et les deux autres requérants ont subi des lésions d’une moindre gravité (paragraphe 9 ci-dessus). Au vu de ces éléments, la Cour considère que le traitement enduré par les requérants est suffisamment grave pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Les autorités avaient dès lors l’obligation de mener une enquête approfondie et effective sur les allégations des requérants.

45.  La Cour observe que les autorités ont ouvert une procédure pénale et qu’un certain nombre d’actes d’investigation ont été effectués (paragraphes 11, 15, 18, 20, 22 et 25 ci-dessus). Toutefois, la durée de la procédure pénale, qui s’est étalée sur plus de dix ans et a abouti à la prescription de l’action publique, apparaît d’emblée préoccupante. La Cour relève à cet égard que l’enquête a été dans un premier temps retardée en raison des transferts du dossier entre différents services du parquet (paragraphes 12-14 ci-dessus).

46.  Ensuite, la procédure a été suspendue à plusieurs reprises au motif que les auteurs n’avaient pas été identifiés ou en raison de l’absence d’un témoin, jugé indispensable pour l’enquête. La Cour est consciente que les autorités internes en charge de l’enquête sont les mieux placées pour procéder à l’appréciation des faits et des preuves devant elles et disposent d’une certaine discrétion pour juger de la suffisance ou non des preuves rassemblées pour ouvrir des poursuites. La Cour admet également qu’en l’espèce l’établissement des faits et des responsabilités exactes a pu être mis en difficulté par l’insuffisance des éléments de preuve disponibles et en particulier par le fait que les requérants n’ont pas identifié de manière décisive les deux individus suspectés d’être les auteurs des coups (paragraphe 28 ci-dessus). Toutefois, force est de constater que durant les périodes en question les autorités compétentes n’ont pas fait preuve de diligence et n’ont rien entrepris pour tenter d’identifier les responsables ou rechercher le témoin absent et ce, malgré les demandes des requérants en ce sens. Or les sursis de l’instruction ont eu pour effet de stopper le déroulement de la procédure pendant plusieurs années – d’octobre 2001 à octobre 2002, de décembre 2006 à avril 2009 et d’août 2009 à octobre 2011 – et ont donc contribué à la prescription des poursuites.

47.  La Cour relève en outre que certains actes d’investigation essentiels, tels que des identifications sur photographie et une parade d’identification, n’ont été organisés que des années après les évènements – respectivement en 2005 et 2009, alors que deux des agresseurs potentiels avaient été identifiés dès le début de la procédure. Cette circonstance démontre également l’absence de diligence des autorités, ayant à l’esprit que l’écoulement du temps est de nature à altérer le souvenir et que l’efficacité de tels actes s’en trouve diminuée.

48.  La Cour relève par ailleurs que malgré le fait que deux des agresseurs potentiels avaient été identifiés, l’instruction a été menée « contre X. » pendant toute la durée de la procédure, ce qui a notamment permis la prescription des poursuites – en effet, en l’absence de mise en examen, le procureur a estimé qu’aucun acte de poursuite susceptible d’interrompre le délai de prescription n’avait été effectué pendant plus de dix ans (paragraphe 29 ci-dessus).

49.  En somme, la Cour considère que, compte tenu de l’absence de diligence des autorités de poursuite et de la durée de l’instruction pénale, qui s’est soldée par la prescription des poursuites, la procédure pénale menée en l’espèce n’a pas satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention.

50.  Le Gouvernement soutient cependant que les requérants disposaient d’autres voies de droit, dont ils n’ont pas fait usage, qui étaient susceptibles de satisfaire les obligations procédurales découlant de la Convention, tels que l’engagement de poursuites pénales pour dommage corporel léger par la voie de la citation directe ou l’introduction d’une action en responsabilité délictuelle contre leurs agresseurs (paragraphe 35 ci-dessus). Concernant la possibilité d’introduire une action en indemnisation contre les responsables de l’agression, la Cour observe qu’une telle action, qui est susceptible d’aboutir au versement d’une indemnisation mais non à la poursuite des responsables, ne saurait, à elle seule, satisfaire les obligations procédurales de l’État sous l’angle de l’article 3 dans un cas de violences volontaires (voir mutatis mutandis Biser Kostov, précité, § 72).

51.  Pour ce qui est de la possibilité pour les requérants d’engager une procédure pénale pour dommage corporel léger par voie de citation directe, la Cour considère qu’une telle procédure serait en principe susceptible de permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la poursuite des individus responsables, et donc être jugée satisfaisante pour les besoins de l’article 3. La Cour observe toutefois que la question de l’appréciation du dommage corporel comme léger ou moyennement grave, qui entraîne la qualification de l’infraction pénale en droit bulgare (voir le paragraphe 30 ci-dessus), dépend des circonstances de chaque espèce, peut ne pas être aisée à faire dans certains cas et relève, en tout cas, de la compétence des autorités internes. Elle note qu’en l’occurrence les autorités de poursuites ont mené une instruction pénale concernant l’ensemble des circonstances de l’incident du 5 décembre 2000 et qu’elles ont considéré que les infractions potentiellement commises devaient être poursuivies par la voie de l’action publique (paragraphe 13 ci-dessus). Les autorités n’ont d’ailleurs pas procédé à une qualification précise des infractions, notamment parce qu’aucune mise en examen n’a été effectuée, et à aucun moment le procureur n’a jugé opportun de mettre un terme aux poursuites au motif que les infractions devaient être poursuivies par voie de citation directe, comme le prévoit le code de procédure pénale dans pareil cas (voir le paragraphe 31 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue que la possibilité d’engager des poursuites pour dommage corporel léger par la voie de la citation directe constituait une voie de recours disponible et applicable en l’espèce, dont les requérants auraient dû se prévaloir pour avoir accès à un examen effectif de leurs allégations de mauvais traitements.

52.  Les voies de droit invoquées par le Gouvernement ne peuvent donc être considérées, dans les circonstances de la présente espèce, comme pouvant satisfaire les obligations procédurales de l’État et il convient de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée à cet égard.

53.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 3 sous son aspect procédural.

L'ENQUÊTE SUR LES VIOLENCES CONJUGALES

Arrêt E.M. c. ROUMANIE du 30 octobre 2012 Requête no 43994/05

Pas d'enquête effective, défaut de collaboration entre les services pour enquêter sur des violences conjugales, sont une violation de l'article 3 de la convention.

57.  La Cour rappelle d’abord que, selon sa jurisprudence, un traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI, et Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001-III). En l’espèce, il est incontestable que la requérante a été blessée le 4 mars 2004. Ses blessures ont été constatées par un rapport médico-légal qui attestait l’existence d’un traumatisme nécessitant de huit à neuf jours de soins médicaux. Il s’agit donc de blessures assez sévères qui ont incontestablement causé à la requérante des souffrances pouvant entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

58.  La Cour rappelle ensuite que, combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (voir, mutatis mutandis, Opuz, précité, § 128). Une intervention des autorités dans la vie privée ou familiale peut se révéler nécessaire à la protection de la santé ou des droits des tiers ou à la prévention des infractions pénales en certaines circonstances (Opuz, précité, § 144). A cet effet, l’État doit adopter et mettre en pratique un cadre légal permettant la protection contre les actes de violence entre des particuliers (voir Sandra Janković c. Croatie, n38478/05, § 45, 5 mars 2009, et A. c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010 et, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, n39272/98, §§ 150-152, CEDH 2003-XII). A cet égard, la Cour relève que différents instruments internationaux soulignent la vulnérabilité particulière des victimes de violence domestique et la nécessité pour les États de s’impliquer activement dans la protection de celles-ci (Bevacqua et S. c. Bulgarie, n71127/01, § 65, 12 juin 2008, et paragraphe 48 ci-dessus).

59.  La Cour rappelle également que l’interdiction absolue inscrite à l’article 3 de la Convention implique pour les autorités nationales le devoir de mener une enquête officielle effective lorsqu’une personne allègue, de manière « défendable », avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 et commis dans des circonstances suspectes, quelle que soit la qualité des personnes mises en cause (voir, mutatis mutandis, Opuz, précité, § 150). Cette enquête doit pouvoir mener non seulement à l’identification mais aussi, le cas échéant, à la punition des responsables (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 70, 20 mars 2012 et M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 111, 27 septembre 2011).

60.  Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour déterminer quelles sont en Roumanie les méthodes les plus appropriées pour fixer et appliquer le cadre juridique en matière de violences domestiques, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Elle examinera donc si les autorités roumaines ont agi conformément aux obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, A. c. Croatie, précité, § 61, et Sandra Janković, précité, § 46).

61.  Revenant aux faits de l’espèce, la Cour note que la requérante a dénoncé devant les juridictions internes un acte de violence domestique qui serait survenu le 4 mars 2004 et qu’elle a demandé la protection de la police le jour de l’incident. Elle relève que l’intéressée a ainsi porté à la connaissance des autorités internes un seul incident de violences qui auraient été perpétrées contre elle par son époux (voir, a contrario, A. c. Croatie, précité, et Opuz, précité). L’intéressée avait joint à sa plainte deux copies des certificats médicolégaux attestant qu’elle avait été victime d’agressions, en dernier lieu le 4 mars 2004. La Cour observe que la véracité des informations contenues dans ces certificats médicolégaux n’a jamais été remise en cause.

62.  La Cour rappelle l’obligation positive des États de mettre en place et d’appliquer de manière effective un système réprimant toutes les formes de violence familiale et offrant aux victimes des garanties suffisantes (Opuz, précité, § 145). A cet égard, elle relève que la loi pénale en vigueur à l’époque considérée punissait le délit de coups et autres violences, le législateur prévoyant des sanctions plus sévères lorsque ces actes étaient commis contre les membres de la famille. De plus, des poursuites pénales pouvaient être engagées d’office ou sur plainte de la victime (paragraphe 41 ci-dessus). En outre, l’adoption de la loi no 217/2003 sur la prévention et la lutte contre la violence domestique démontre le souci des autorités internes d’adopter un cadre légal complémentaire à la voie pénale pour assurer un minimum de protection et de suivi aux victimes de ces violences. Compte tenu de la situation concrète de la requérante, la Cour estime que celle-ci avait à sa disposition un cadre légal lui permettant de dénoncer l’agression du 4 mars 2004 et de demander la protection des autorités internes.

63.  La Cour examinera à présent si la manière dont ces dispositions légales ont été appliquées dans la situation de la requérante et si l’enquête menée à la suite de ses allégations de violence domestique ont satisfait aux critères de l’article 3 de la Convention.

64.  Tout en prenant en compte le fait que la requérante n’a saisi les autorités internes que d’un seul incident de coups et blessures, la Cour estime que ces autorités avaient cependant le devoir d’agir avec diligence et sérieux dès lors que l’existence alléguée d’un acte de violence domestique étayé par une preuve scientifique avait été porté à leur connaissance.

65.  La Cour rappelle qu’une procédure pénale contradictoire devant un juge indépendant et impartial fournit les garanties les plus solides d’effectivité pour l’établissement des faits et l’imputation d’une responsabilité pénale (voir, mutatis mutandis, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 134, CEDH 2001-III). En l’espèce, elle relève que, par un jugement du 14 mars 2005, le tribunal de première instance de Bucarest, qui avait effectué l’instruction judiciaire de l’affaire et qui avait examiné directement les preuves, a condamné I.B. au versement d’une amende pénale du chef de coups et autres violences. Le tribunal départemental de Bucarest, saisi du recours d’I.B., a ensuite cassé le jugement rendu en première instance et, en réinterprétant les preuves, a rendu un nouveau jugement sur le fond et prononcé la relaxe de l’inculpé.

66.  La Cour rappelle à cet égard que l’admissibilité des preuves et leur appréciation relèvent au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). Elle admet qu’en l’espèce la tâche des autorités roumaines n’était pas aisée puisque celles-ci se trouvaient en présence de deux versions contradictoires des faits et qu’il n’existait pas de preuves « directes ». Néanmoins, dans cette affaire concernant des actes allégués de violence familiale, il revenait aux autorités d’enquête de prendre les mesures nécessaires pour apprécier la crédibilité des versions et éclaircir les circonstances de la cause (voir, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 175-178 et 181-182).

67.  La Cour observe en outre que le tribunal départemental de Bucarest a ordonné la relaxe d’I.B. et, partant, la clôture de l’affaire, au motif que rien ne prouvait qu’il eût été l’auteur des faits. Pour statuer ainsi, le tribunal départemental a écarté du dossier la déclaration du témoin M.M. comme n’étant pas crédible. Il a également jugé que la déclaration de la requérante n’était pas assez détaillée quant aux faits reprochés à l’inculpé. Sans remettre en cause l’issue de l’enquête, la Cour relève cependant que le tribunal départemental a rendu sa décision sur la base des mêmes preuves que celles qui avaient été jugées suffisantes par le tribunal de première instance pour condamner pénalement I.B. Le tribunal départemental disposait donc d’informations plausibles suffisantes pour le rendre attentif à la nécessité de procéder à une vérification approfondie de l’ensemble de l’affaire.

68.  Or, tout en constatant les carences de l’instruction qui auraient pu être considérées comme des défaillances du jugement en première instance, le tribunal départemental a clôturé la procédure sans les remédier. La Cour considère qu’en vertu de son rôle actif et de l’étendue de ses pouvoirs au vu du droit interne (paragraphe 42 ci-dessus), surtout dans une affaire où la thèse de la violence domestique était évoquée, le tribunal départemental aurait pu ordonner l’instruction de nouvelles preuves pour éclaircir la situation de fait. Ainsi, afin d’obtenir les renseignements nécessaires pour compléter le dossier de l’affaire, il aurait pu procéder à l’interrogatoire de l’intéressée et lui demander des détails quant aux faits. Il aurait pu également prévoir la confrontation des témoins et parties dont il estimait les déclarations contradictoires. De plus, il n’a pas cherché à obtenir les déclarations de la mère de la requérante, qui serait arrivée dans l’appartement une heure après les faits allégués, ni celles des policiers – dont l’identité était connue – qui auraient accompagné I.B. lors de son second passage – deux heures après le premier – à son domicile. En outre, bien que saisis par I.B. d’une demande en vue de l’accompagner pour lui assurer l’accès à son domicile dans un contexte de conflit familial, les policiers n’ont établi aucun acte officiel pour consigner les circonstances de leur intervention. La Cour estime ainsi que le tribunal départemental, bien qu’ayant à sa disposition des éléments suffisants pour lui permettre d’ordonner la poursuite de l’enquête, a clôturé l’affaire en faisant porter à la requérante la responsabilité d’un manque de preuves.

69.  La Cour observe également que, bien que l’existence de violences sur la requérante n’ait nullement été contestée et que la thèse de l’automutilation n’ait pas été évoquée, le tribunal départemental a clôturé l’affaire. Or, d’après les renseignements dont la Cour dispose, le tribunal départemental ou les autorités n’ont pas ordonné la poursuite de l’enquête in rem afin d’identifier le responsable des blessures de l’intéressée (voir, mutatis mutandis, Macovei et autres c. Roumanie, no 5048/02, § 46, 21 juin 2007). Dès lors, la Cour ne peut que constater que le système pénal, tel qu’il a été appliqué en l’espèce, s’est révélé inapte à conduire à l’identification et à la punition du responsable de l’agression dénoncée, alors même que des pistes possibles d’enquête n’avaient pas été explorées. Cela est de nature à amoindrir la confiance du public – et surtout des victimes des actes de violence domestique – dans le système judiciaire et son adhésion à l’État de droit (voir, mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006‑XII (extraits), et Macovei et autres, précité, § 56).

70.  La Cour note enfin que, lors de la première de ses plaintes pour les mêmes faits, adressée à la police, la requérante avait demandé l’aide et la protection des autorités pour elle-même et sa fille, contre le comportement agressif d’I.B. Or, malgré les dispositions légales de la loi no 217/2003, qui prévoyait la coopération des différentes autorités et des mesures autres que judiciaires pour identifier et assurer le suivi des actes de violence familiale (paragraphes 43 et 45 ci-dessus), et bien que les allégations de l’intéressée aient été prouvées prima facie par un certificat médico-légal, il ne ressort pas du dossier qu’une quelconque démarche ait été faite en ce sens. Cela révèle un manque de coopération entre les autorités chargées d’intervenir dans un domaine sensible d’intérêt social, ce qui a fait obstacle à la clarification des faits. Une initiative dans ce sens paraissait en l’espèce d’autant plus souhaitable que l’agression alléguée a eu lieu en présence d’un enfant mineur.

71.  A la lumière de ce qui précède, le Cour estime que la manière dont l’enquête a été menée en l’espèce n’a pas assuré à la requérante une protection effective satisfaisant aux garanties imposées par l’article 3 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

Décision d'Irrecevabilité du 30 octobre 2012

Irene Wilson c. Royaume-Uni requête no 10601/09

LA DECISION EST EN ANGLAIS, la requête a été fondée sur l'article 8 mais rejetée car les autorités ont fait une enquête effective alors que la requérante comme beaucoup de femme battue, a voulu retirer sa plainte.   

Le 20 octobre 2007, le mari de Mme Wilson, Scott Wilson, agressa celle-ci chez elle, à leur retour d’une sortie au cours de laquelle ils avaient bu. Elle eut une artère de la tête coupée, ce qui demanda huit points de suture, et de nombreuses ecchymoses.

M. Wilson fut arrêté et accusé de coups et blessures volontaires graves, infraction réprimée par l’article 18 de la loi de 1861 sur les infractions contre les personnes. Il fut libéré sous conditions le 22 octobre 2007 et il lui fut ordonné de résider ailleurs qu’au domicile conjugal.

Temporairement réconciliée avec son mari, Mme Wilson retira sa plainte. Le parquet d’Irlande du Nord décida néanmoins de continuer les poursuites.

En mars 2008, les charges pesant sur M. Wilson furent modifiées : il fut seulement accusé de coups et blessures graves contraires à l’article 20 de la loi de 1861 et non plus de coups et blessures volontaires graves, faute d’éléments de preuve suffisants quant à l’aspect intentionnel de l’infraction. L’accusation demanda à rencontrer Mme Wilson pour lui expliquer la nature de ces nouvelles charges.

Le 7 octobre 2008, le juge, après avoir pris notamment en compte un rapport d’impact sur la victime, des photographies des blessures de Mme Wilson, le procès-verbal de l’appel téléphonique au numéro 999, ainsi que le rapport du service de probation, déclara que le tribunal ne saurait tolérer les violences envers les femmes et condamna M. Wilson à une peine de 18 mois d’emprisonnement assortie d’un sursis de trois ans. Le juge fixa cette peine en tenant compte de ce que M. Wilson avait un casier judiciaire vierge, regrettait sincèrement l’agression, avait plaidé coupable et avait déjà suivi plusieurs séances d’accompagnement destinées à traiter son penchant pour la boisson et sa tendance à l’agressivité.

Le chef du parquet rencontra ensuite Mme Wilson pour lui expliquer les raisons pour lesquelles cette décision avait été prise.

Résumé de la décision

Au titre de l’article 8, les Etats ont le devoir de protéger l’intégrité physique et morale des personnes face à autrui, en particulier dans les cas de violence conjugale, où les victimes sont particulièrement vulnérables.

La Cour juge notamment que l’on ne saurait reprocher au parquet d’Irlande du Nord la décision de remplacer une accusation au titre de l’article 18 par une accusation au titre de l’article 20. C’est en effet le parquet qui est le seul maître de la décision de savoir si l’élément intentionnel est prouvé et, s’il considère que tel n’est pas le cas, de remplacer l’accusation par celle qui se trouve juste en-dessous dans l’échelle de gravité. En outre, le parquet, qui avait décidé de continuer les poursuites en dépit du souhait de Mme Wilson de retirer sa plainte, a fait tout ce qu’il a pu pour tenir celle-ci informée des progrès de l’affaire : il lui a expliqué la décision de modifier l’accusation avant que l’affaire ne passe en jugement et l’a rencontrée après le prononcé de la peine.

La peine fixée par le juge ne prête pas non plus le flanc à la critique. Il a disposé de tous les documents nécessaires (étude d’impact sur la victime, photographies des blessures de Mme Wilson et procès-verbal de l’appel au 999) pour lui permettre de juger de la gravité de l’infraction et d’identifier, grâce au rapport de probation, la cause première de l’incident, à savoir le penchant de M. Wilson pour la boisson. Se fondant sur ce rapport, le juge était en droit de conclure qu’une décision de probation serait inutile puisque M. Wilson suivait déjà des séances d’accompagnement. La méthode du juge avait même un certain mérite : prononcer une peine d’emprisonnement de 18 mois et l’assortir d’un sursis de trois ans devait dissuader de commettre tout autre acte de violence pendant cette durée, et l’on peut considérer que cela pouvait constituer pour la requérante une meilleure protection contre son mari qu’un emprisonnement immédiat de celui-ci. De fait, cette méthode paraît avoir fonctionné : il n’y a pas eu de nouvel incident depuis octobre 2007.

De plus, il ne s’agit pas d’une affaire où les autorités internes n’ont rien fait face à des plaintes répétées et crédibles de violence ou de menaces de violence. Mme Wilson ne s’est plainte qu’une fois auprès des autorités, et cet incident a fait l’objet d’une enquête rapide qui a conduit à l’arrestation et à l’inculpation de son mari et à une procédure pénale menée avec la célérité voulue. La requérante n’a présenté à la Cour aucune autre allégation de violence.

Dès lors, la Cour conclut que les autorités d’Irlande du Nord n’ont pas failli à leur obligation de protéger les droits de Mme Wilson au titre de l’article 8, et déclare cette partie de la requête irrecevable.

Valiulienė c. Lituanie du 26 mars 2013 requête no 33234/07

Les autorités lituaniennes ont failli à mener une enquête effective sur des allégations de violences domestiques

La Cour relève que Mme Valiulienė a saisi le tribunal municipal dès février 2001 d’une demande d’engagement de poursuites privées contre son ancien compagnon. La requérante a donné des descriptions précises de chacun des incidents de mauvais traitements et a indiqué les noms de plusieurs témoins. La Cour estime que l’intéressée a fourni aux autorités lituaniennes des informations suffisantes pour que l’on puisse soupçonner qu’un crime avait été commis. Dès lors, elles étaient dans l’obligation de réagir à sa plainte pénale.

Si les autorités avaient agi à l’origine sans retard indu, l’enquête a été suspendue à plusieurs reprises à la suite de la transmission de l’affaire au procureur. Le fait que les décisions du procureur aient été annulées par le procureur de rang supérieur parce qu’elles n’étaient pas assez approfondies indique une déficience sérieuse de la part de l’Etat.

De plus, même s’il est vrai que le code lituanien de procédure pénale a été modifié en mai 2003, la Cour observe que le procureur a décidé de renvoyer l’affaire à Mme Valiulienė pour qu’elle engage des poursuites privées seulement en juin 2005, soit deux ans après la réforme législative. La décision a été confirmée, bien que Mme Valiulienė ait fait observer que son ancien compagnon risquait de ce fait de bénéficier d’une impunité totale, étant donné que la date de prescription des poursuites approchait. La Cour souligne que, même après la réforme législative, un procureur avait toujours la possibilité d’enquêter sur des actes constitutifs d’atteintes mineures à l’intégrité physique, sous réserve que l’enquête présente un intérêt général.

En conséquence de la décision du procureur, les circonstances de l’affaire n’ont jamais été établies par un tribunal compétent. Dès lors, l’un des buts des poursuites pénales, à savoir la protection effective contre des actes de mauvais traitements, n’a pas été atteint dans l’affaire de Mme Valiulienė. Partant, la Cour conclut à l’unanimité à la violation de l’article 3 de ce chef.

Eu égard à cette conclusion, la Cour estime, à la majorité, qu’il n’y a pas lieu de se livrer à un examen séparé du grief sous l’angle de l’article 8.

LES DELAIS EXCESSIFS DES ENQUÊTES PENALES

SONT UNE VIOLATION DE L'ARTICLE 3

BAŞTÜRK c. TURQUIE du 28 avril 2015 requête 49742/09

Violation article 3 de la Convention pour non enquête effective suite à une agression entre particuliers.

23.  À titre liminaire, la Cour relève que le grief du requérant consiste en ce que l’action pénale engagée contre ses agresseurs s’est conclue par la prescription des faits. Ensuite, il n’est pas contesté par les parties que les agresseurs du requérant sont des particuliers et non des agents de l’État. Par conséquent, l’obligation négative de l’État défendeur au titre de l’article 3 de la Convention n’est pas mise en cause. Partant, la Cour estime qu’il convient d’examiner, en l’espèce, la question de savoir si la responsabilité de l’État défendeur peut être engagée en raison de son obligation positive de protéger l’intégrité physique du requérant contre les agissements de particuliers ainsi que de l’existence d’un recours effectif pour son grief tiré de l’article 3 de la Convention.

24.  Sur le fondement des constats figurant dans les rapports médicaux présentés par le requérant, la Cour considère que les traitements dont le requérant a été victime tombent sous le coup de l’article 3 de la Convention. Partant, la Cour conclut que le requérant avait une allégation défendable d’atteinte à son intégrité physique. C’est pourquoi, elle considère que l’article 3 de la Convention entraîne l’obligation positive de mener une enquête officielle. Une telle obligation positive ne saurait en principe être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 151, CEDH 2003‑XII, et İbrahim Demirtaş c. Turquie, no 25018/10, § 26, 28 octobre 2014).

25.  S’agissant de la situation d’un individu qui se plaint de mauvais traitements infligés par des particuliers, comme en l’espèce, et non pas par des fonctionnaires de l’État défendeur lui-même, la Cour se réfère aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence, notamment, dans les affaires Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et autres c. Géorgie (no 71156/01, §§ 96-97, 3 mai 2007), Šečić c. Croatie, (no 40116/02, § 52, 31 mai 2007), Beganović (précité, §§ 69-71), Denis Vasilyev c. Russie (no 32704/04, §§ 98-99, 17 décembre 2009), T.M. et C.M. c. République de Moldova (no 26608/11, §§ 35-39, 28 janvier 2014), et İbrahim Demirtaş (précité, §§ 25-29).

26.  À cet égard, la Cour précise que les exigences procédurales de l’article 3 s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque, comme en l’espèce, celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’interdiction posée par cette disposition (voir, mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, n52067/99, § 65, CEDH 2006‑XII (extraits)).

27.  La Cour relève d’emblée que le procureur de la République de Bursa a intenté, huit jours après l’incident, une action pénale, notamment, contre les tierces personnes impliquées dans la bagarre pour atteinte à l’intégrité physique d’autrui par exposition à un risque vital. À ce stade, le procureur de la République a examinée avec diligence la cause du requérant. Cela étant, la Cour constate qu’il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, elle relève que l’action pénale a été engagée contre ces personnes, le 15 juillet 1999, alors qu’elle s’est terminée par l’extinction de l’action publique en raison de la prescription des faits par l’arrêt de la Cour de cassation du 25 mars 2009. Elle a ainsi duré plus de neuf ans et huit mois. Dans ce contexte, elle relève que la Cour de cassation a cassé à trois reprises le jugement du tribunal correctionnel ; la deuxième fois, la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la première juridiction en raison de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, c’est-à-dire pour une raison purement procédurale. La Cour note que la troisième fois, la Cour de cassation a cassé le jugement du tribunal de première instance en raison de la prescription des faits.

28.  Ainsi, la Cour constate qu’en pratique cette action pénale s’est donc terminée par l’extinction de l’action publique en raison de la prescription des faits. À cet égard, la Cour estime que les autorités turques ne peuvent passer pour avoir agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable. Le résultat de cette défaillance est que les auteurs des actes de violence dénoncés ont joui d’une totale impunité. Or la Cour tient une nouvelle fois à rappeler que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (İbrahim Demirtaş, précité, §§ 35-36).

29.  La Cour considère que, dans des circonstances telles que celles de l’espèce et dans la mesure où il s’agit de mauvais traitements infligé entre particuliers, le manque de diligence des autorités judiciaires compétentes et le manque de diligence dans l’accomplissement de l’activité de la justice a eu une conséquence néfaste sur la manière dont elles ont examiné l’action pénale engagée contre les tierces personnes incriminées. Dans ce contexte, l’issue de cette procédure pénale a rendu les recours pénaux existants à l’époque des faits ineffectifs. Par conséquent, ce manquement a eu pour effet pour l’État défendeur de ne pas remplir ses obligations positives qui découlent au titre de l’article 3 de la Convention (Denis Vasilyev, précité, § 87, et N.A. c. République de Moldova, no 13424/06, § 65, 24 septembre 2013).

30.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention.

DEMBELE C. SUISSE du 24 septembre 2013 Requête 74010/11

L'ENQUÊTE CONTRE LES GENDARMES QUI ONT VIOLENTE LE REQUERANT, EST TROP LONGUE

a)  Principes généraux

62.  La Cour rappelle que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, un traitement contraire à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des personnes soumises à leur contrôle (El Masri c. « l’ex‑République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 182, 13 décembre 2012 ; Georgiy Bykov c. Russie, no 24271/03, § 60, 14 octobre 2010 ; Corsacov c. Moldova, no 18944/02, § 68, 4 avril 2006 ; Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).

63.  L’enquête qu’exigent des allégations graves de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leurs décisions (El Masri, précité § 183 ; Assenov et autres, précité, § 103, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV). Les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques (El Masri, précité § 183 ; Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 104, CEDH 1999‑IV, et Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes du dommage ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (El Masri, précité § 183).

64.  De plus, l’enquête doit être menée en toute indépendance par rapport au pouvoir exécutif (El Masri, précité § 184 ; Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999‑III, et Mehmet Emin Yüksel c. Turquie, no 40154/98, § 37, 20 juillet 2004). L’indépendance de l’enquête suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (El Masri, précité § 184 ; Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, §§ 83-84, Recueil 1998‑IV).

65.  Enfin, la victime doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre, à l’enquête (El Masri, précité § 185).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

66.  En ce qui concerne la lenteur de l’enquête, la Cour note que depuis l’arrestation du requérant, le 2 mai 2005, jusqu’au classement de l’affaire sans suite par le Procureur général, le 22 novembre 2010, il s’écoula au total plus de cinq ans et six mois. Rien que dans la période qui suivit l’arrêt du Tribunal fédéral du 27 novembre 2008, c’est-à-dire depuis la transmission du dossier par le Procureur général à la juge d’instruction, le 16 décembre 2008, jusqu’au classement sans suite de l’affaire, le 22 novembre 2010, l’enquête dura plus d’un an et 11 mois.

Compte tenu de la gravité des accusations qui pesaient sur les deux gendarmes ayant interpellé le requérant, de la relative simplicité de l’affaire quant aux nombre d’acteurs et d’évènements concernés, et du fait que l’instruction se résumait, en définitive, aux auditions de cinq témoins et à la production d’un nombre limité de preuves matérielles facilement accessibles, de tels retards ne sont pas justifiés.

67.  En ce qui concerne le soin avec lequel les autorités nationales ont procédé à l’établissement des faits de la cause, la Cour reconnaît que la réouverture de l’enquête ordonnée par le Tribunal fédéral permit de remédier à certaines carences de la procédure initiale, notamment en organisant les auditions des témoins clé.

Toutefois, la Cour note l’absence d’autres actes d’instructions qui auraient permis de faire la lumière sur les circonstances exactes dans lesquelles le requérant reporta la fracture de la clavicule. Elle souligne notamment la décision de ne pas procéder à une contre-expertise indépendante du rapport de la police sur le bris de la matraque de l’un des gendarmes (voir paragraphe 27 ci-dessus). Or, aux yeux de la Cour, cet aspect de l’instruction revêtait une importance capitale.

68.  Au vu de ce qui précède, et sans qu’il soit nécessaire de se pencher sur les autres défaillances de l’instruction invoquées par le requérant, la Cour considère que l’enquête menée sur l’incident du 2 mai 2005 n’a pas été menée avec la diligence nécessaire.

69.  Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 3.

SERDAR GÜZEL Contre TURQUIE DU 15/03/2011 REQUETE 39414/06

L’affaire concerne la torture par des policiers d’un individu soupçonné d’appartenir au Parti communiste marxiste-léniniste aux fins de lui faire avouer qu’il avait des liens avec cette organisation illégale. L'enquête a été inefficace et longue.

LES FAITS

 Le requérant, Serdar Güzel, est un ressortissant turc né en 1973 et résidant en Turquie. Le 20 février 1999, il fut arrêté pour appartenance au Parti communiste marxiste-léniniste, une organisation illégale. Selon le rapport d’arrestation, il essaya de s’échapper et les policiers firent usage de la force pour l’appréhender. Un médecin qui l’examina le même jour indiqua dans son rapport qu’il souffrait de douleurs et d’une difficulté à bouger les épaules. M. Güzel fut alors placé en garde à vue à la direction de la sûreté d’Istanbul, où il soutient avoir subi des mauvais traitements. Selon lui, les policiers l’y ont pendu, lui ont écrasé les testicules et l’ont forcé à s’allonger sur de la glace couverte d’une couverture mouillée.

Le 27 février 1999, M. Güzel fut à nouveau examiné par un médecin, qui constata de nombreuses croûtes et ecchymoses sur l’ensemble de son corps, y compris le visage et les testicules. Le même jour, il se plaignit devant un procureur et un juge d’avoir été torturé par la police. En avril 1999, il engagea une action pénale à cet égard. Après une première décision du parquet de ne pas poursuivre, quatre policiers furent accusés de mauvais traitements en août 2003. L’affaire fut transférée d’un tribunal à l’autre et l’audience fut repoussée à plusieurs reprises, certains des policiers ne pouvant être convoqués, puis, en décembre 2006, la procédure fut close, les faits étant prescrits.

Selon les éléments du dossier, M. Güzel fut libéré de détention provisoire en janvier 2011, alors que la procédure dirigée contre lui pour appartenance à une organisation illégale était encore pendante.

ARTICLE 3

Torture

La Cour note que les parties ne contestent pas les conclusions du rapport médical du 27 février 1999. Elles sont cependant en désaccord sur la cause des blessures. M. Güzel allègue qu’elles sont dues aux mauvais traitements qu’il a subis en garde à vue, tandis que le gouvernement turc affirme qu’il se les est faites en tentant de s’échapper au moment de son arrestation.

La Cour estime que si les blessures du requérant étaient dues à l’usage de la force au cours de l’arrestation, elles devraient être mentionnées dans le premier rapport médical établi au moment de l’arrestation, or il n’en est rien. De plus, ces blessures concordent avec le type de mauvais traitements que l’intéressé allègue avoir subis. Etant donné qu’il se trouvait en détention, et donc en situation de vulnérabilité, les autorités devaient le protéger. Le Gouvernement n’ayant pas avancé d’explication convaincante relativement aux blessures constatées, la Cour conclut qu’il est responsable de mauvais traitements sur la personne du requérant. Elle déduit en outre de l’absence d’explication crédible quant à ces blessures que M. Güzel a subi des mauvais traitements destinés à le faire avouer son appartenance à une organisation illégale, qui lui ont causé de graves souffrances. Elle conclut donc qu’il a été torturé, en violation de l’article 3.

Enquête

La Cour souligne que lorsqu’un agent de l’Etat est accusé d’actes de torture ou d’autres types de mauvais traitements, la prescription de la procédure pénale et de la possibilité de sanctionner l’agent ne devrait pas être possible, non plus que l’amnistie ou la grâce. En outre, il est de la plus haute importance que les personnes faisant l’objet de telles accusations soient suspendues de leurs fonctions le temps de l’enquête et du procès et qu’elles soient révoquées en cas de condamnation.

Rien n’indique que les policiers accusés d’avoir maltraité M. Güzel aient été suspendus de leurs fonctions. De plus, en raison de plusieurs retards importants, la procédure pénale dirigée contre eux n’a pas abouti et a été close pour prescription des faits. Le Gouvernement n’a donc pas fait preuve de suffisamment de diligence et de promptitude dans cette enquête, qui a permis aux auteurs de rester impunis. Il y a donc eu violation de l’article 3 en raison des insuffisances de la procédure pénale dirigée contre les policiers.

Article 13

M. Güzel n’a disposé pour dénoncer les mauvais traitements qu’il avait subis que de recours civils, ce qui n’est pas suffisant. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3.

Article 5 § 3

La Cour juge que la durée de la détention provisoire de M. Güzel, soit plus de 11 années, était excessive et a emporté violation de l’article 5 § 3.

Article 6 § 1

La Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 en raison de la durée excessive (une douzaine d’années pour un seul degré de juridiction) de la procédure pénale dirigée contre M. Güzel.

Article 41 (satisfaction équitable)

Au titre de la satisfaction équitable, la Cour dit que la Turquie doit verser à M. Güzel 45 000 euros (EUR) pour dommage moral et 3 500 EUR pour frais et dépens.

ARRÊT EBCIN contre Turquie du 01/02/2011 requête 19506/05

Procédures inefficaces et excessivement longues concernant l'enquête sur l’agression d’une enseignante.

Violation Article 3 et 8

Mesures de prévention

La Cour examine sous l’angle des articles 3 et 8 les griefs de la requérante concernant l’obligation de l’Etat d’assurer sa sécurité et de sanctionner promptement les auteurs du traitement inhumain qu’elle a subi. L’article 8 couvre en effet les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus.

Le gouvernement turc ne conteste pas les chiffres présentés par la requérante relativement aux enseignants agressés ou tués dans la région. La Cour observe en outre que, dans les procédures contre les agresseurs de Mme Ebcin, la cour d’assises a attribué une multitude d’actes au Hezbollah. De plus, la probabilité que des fonctionnaires ou d’autres citoyens aient pu faire l’objet de menaces, d’agressions ou d’attentats alors que le sud-est du pays était en proie au terrorisme ne peut être exclue.

Cependant, la requérante n’a pas apporté d’élément concret quant à des intimidations ou des menaces qu’elle aurait reçues. On ne peut donc pas dire avec certitude qu’elle encourait un risque individuel plus élevé que les autres habitants, spécifique à elle, prévisible et dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance. La Cour note également que la requérante n’était pas une personne publique qui aurait pu être particulièrement visée par le Hezbollah et nécessiter des mesures de protection individuelle spécifiques. De surcroît, les mesures générales de sécurité avaient à l’époque sans doute été renforcées, la région étant alors soumise à l’état d’urgence.

Les autorités ne peuvent donc pas être tenues responsables d’un manquement quelconque à prendre des mesures de prévention individuelle à l’égard de la requérante.

Enquête

Une enquête a été initiée assez rapidement, ensuite menée dans le contexte d’actes terroristes perpétrés au nom d’une organisation illégale, et l’agression de la requérante a été prise en considération dans ce contexte. Cependant, les auteurs de l’agression n’ont été arrêtés que six ans après les faits, la procédure pénale contre l’instigateur de l’agression a duré plus de sept ans et celle concernant le second agresseur est toujours pendante devant la Cour de cassation. Bien que ces derniers aient été condamnés à de lourdes sanctions, la Cour estime qu’un tel retard dans des procédures pénales, quelle que soit leur complexité, entache inévitablement leur efficacité et l’effet dissuasif que doit avoir une procédure pénale pour assurer la prévention efficace d’actes illégaux.

Les autorités turques ont donc failli à mener une procédure pénale efficace, répondant à l’exigence de célérité.

Recours de pleine juridiction

Concernant le volet civil du recours introduit par la requérante, bien qu’elle ait obtenu gain de cause sur le point de la responsabilité objective, le délai écoulé devant les tribunaux administratifs est à ce point excessif que l’on ne peut parler de prééminence du droit. L’affaire, dans sa treizième année, est toujours pendante devant le tribunal administratif et aucune indemnité n’a été versée à la requérante à ce jour, une situation ne correspondant aucunement à la diligence requise dans une telle affaire.

Par conséquent, la Cour conclut que les procédures, administrative et pénale, n’ont pas satisfait au critère de la protection adéquate contre un acte de violence grave et qu’il y a eu violation des articles 3 et 8.

Arrêt M.N. c. BULGARIE du 27 novembre 2012 requête 3832/06

UNE ENQUÊTE DE DIX ANS POUR UN VIOL D'UNE MINEURE EST TROP LONGUE

34.  La Cour estime que le viol et les violences dont la requérante a été victime, alors qu’elle était mineure, entrent dans le champ d’application de l’article 3 et de l’article 8 de la Convention (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 148, CEDH 2003‑XII).

35.  Elle rappelle qu’en règle générale, les actes contraires à l’article 3 n’engagent la responsabilité de l’Etat que s’ils sont commis par des agents de celui-ci. La Cour rappelle toutefois que, combinée avec l’article 3, l’obligation imposée par l’article 1 de la Convention aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73‑75, CEDH 2001‑V, E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 149).

36.  Cette protection commande en particulier la mise en place d’un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri de traitements contraires à l’article 3 (A. c. Royaume-Uni, précité, § 24, M.C. c. Bulgarie, précité, § 153).

37.  Concernant le cadre législatif à adopter, la Cour a déjà eu l’occasion de considérer que les obligations positives qui pèsent sur les Etats pouvaient commander, s’agissant de certains actes particulièrement graves commis par des particuliers, l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (voir notamment, en ce qui concerne des actes sexuels non consensuels, M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 151-153, et Szula c. Royaume-Uni (déc.), no 18727/06, 4 janvier 2007).

38.  L’article 3 impose en outre, seul ou combiné avec l’article 13 de la Convention, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, même administrés par des particuliers (M.C. c. Bulgarie, précité, § 153, 97 membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et 4 autres c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007, Nikolay Dimitrov c. Bulgarie, no 72663/01, § 68, 27 septembre 2007, et Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 75, 25 juin 2009).

39.  L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est toutefois implicite dans ce contexte. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins, des expertises et, le cas échéant, une expertise médicale propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures subies (Bati et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV (extraits), Šecic c. Croatie, no 40116/02, § 54, 31 mai 2007, Nikolay Dimitrov, précité, § 69, Beganović, précité, loc.cit.).

40.  En outre, l’obligation positive qui incombe à l’Etat en vertu de l’article 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu appelle, dans des cas aussi graves que le viol, des dispositions pénales efficaces et peut s’étendre par conséquent sur les questions concernant l’effectivité de l’enquête pénale qui a pour but de mettre en œuvre ces dispositions législatives (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 150, 152 et 153). La Cour a par ailleurs eu l’occasion d’étendre davantage la portée de cette obligation positive de l’État dans le cas des atteintes sexuelles sur les mineurs où il s’avère particulièrement important de mettre en œuvre des mesures d’accompagnement appropriées facilitant le rétablissement et la réintégration sociale des jeunes victimes d’abus sexuels (voir C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, §§ 72, 82 et 83, 20 mars 2012).

41.  Se tournant vers la présente espèce, la Cour estime que compte tenu de la gravité particulière des traitements allégués par la requérante, l’Etat avait le devoir, pour satisfaire aux obligations positives découlant de l’article 3, d’adopter des dispositions pénales qui sanctionnent effectivement les actes de violence en cause (paragraphe 36 ci-dessus). Il se devait par ailleurs de mettre en œuvre ces dispositions, notamment par le biais d’une enquête effective en cas de plainte suffisamment étayée et déposée conformément aux voies légales.

42.  La Cour observe que le droit bulgare érige le viol en infraction pénale. Le fait que le viol ait été accompli sur une personne mineure et/ou en réunion, et qu’il ait entraîné des dommages corporels moyennement graves et une tentative de suicide, constituent des circonstances aggravantes (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Il ne fait dès lors pas de doute que les dispositions du droit pénal bulgare prohibent les faits dénoncés par la requérante. Ainsi, la Cour ne saurait reprocher aux autorités bulgares une quelconque omission de mettre en place un cadre législatif de protection dans la présente espèce.

43.  Concernant l’obligation de mener une enquête effective, la Cour constate qu’immédiatement à la suite du dépôt de plainte par la requérante et ses parents, une enquête a été ouverte, trois présumés responsables ont été mis en examen et interrogés, des expertises ont été effectuées. Les autorités n’ont donc pas fait preuve de passivité à ce stade de la procédure.

44.  Toutefois, la Cour relève que ces actes d’enquête se situent dans la période du 5 octobre au 1er novembre 1994 et que l’enquête est demeurée au point mort rapidement après son début et n’a plus connu d’évolution jusqu’au 19 octobre 2004, soit durant environ dix ans (paragraphes 5-11 ci‑dessus). Cette circonstance est confirmée par les constats du tribunal régional, qui a observé que l’instruction souffrait de retards et qu’aucun contrôle n’avait été effectué par le parquet à cet égard (paragraphe 18 ci‑dessus). Le Gouvernement reconnaît aussi ce manquement (paragraphe 33 ci-dessus) et ne fournit pas d’explication pour cette inactivité d’environ dix ans. Même si des actes d’enquête ont été repris dans l’intervalle allant du mois d’octobre 2004 au mois d’octobre 2005, et si, comme le souligne le Gouvernement, la procédure devant trois niveaux de juridiction s’est déroulée sans retards supplémentaires, le retard de dix ans déjà accusé au cours de l’instruction préliminaire n’est pas conciliable avec l’impératif de célérité et de diligence raisonnable (paragraphe 39 ci-dessus). La Cour considère que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et que l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les victimes (voir, mutatis mutandis, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).

45.  Par ailleurs, même si l’enquête a par la suite été reprise et a abouti à un jugement de condamnation d’un des responsables, cette reprise s’est située en dehors du délai de dix ans dont l’écoulement avait entraîné la prescription de la responsabilité pénale des deux autres responsables présumés (paragraphe 11 ci-dessus).

46.  La Cour rappelle à cet égard que si l’exigence d’effectivité de l’enquête n’impose pas une obligation de résultat supposant que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006‑XII (extraits) ; Vasil Petrov c. Bulgarie, no 57883/00, § 78, 31 juillet 2008). La Cour a également considéré, dans une affaire qui concernait, comme celle de l’espèce, des mauvais traitements administrés par des particuliers, que la protection contre des actes de violence ne pouvait être considérée comme effective lorsque les poursuites pénales s’étaient trouvées prescrites en raison de l’inactivité des autorités compétentes de l’Etat (Beganović, précité, § 86).

47.  En l’espèce, les deux présumés responsables avaient été mis en examen dès le début de l’enquête, mais la procédure fut clôturée à leur égard le 6 avril 2006 au motif que la prescription était intervenue. La Cour vient d’établir que les autorités d’instruction ont démontré une passivité non expliquée pendant le délai de prescription de dix ans. Elle estime dès lors que cette passivité a conduit à la prescription des poursuites contre deux des présumés responsables du viol. Partant, les autorités ont manqué à l’obligation invoquée d’assurer une protection effective contre les actes de violence (paragraphe 46 ci-dessus). A cet égard, la Cour note qu’il n’est pas clair du dossier si la requérante ou ses parents ont entrepris de démarches pour s’informer du cours de la procédure ou se plaindre de l’inactivité des autorités pendant la longue période de dix ans qui s’est écoulée sans évolution. Cependant, compte tenu de la gravité des faits, de l’âge de la victime et des possibles séquelles psychologiques, y compris les tentatives de suicide manifestées, la Cour pourrait difficilement lui reprocher de ne pas se renseigner régulièrement auprès des autorités, surtout une fois qu’elle avait porté plainte et que des poursuites avaient été engagées.

48.  Quant à l’argument de la requérante selon lequel le quatrième individu qui aurait participé au viol n’a pas été poursuivi, la Cour observe que les allégations de l’intéressée selon lesquelles les auteurs de son agression étaient au nombre de quatre cadraient avec les dépositions des trois individus mis en examen le 5 octobre 1994, qui ont tous cité le prénom du quatrième participant. Malgré cela, aucun élément du dossier n’indique que des actes de recherche de l’individu en question aient été réalisés – que ce soit en octobre 1994 ou à la suite de la reprise de l’enquête en 2004. Le Gouvernement ne présente pas d’explications à cet égard. La Cour peut toutefois constater que les deux juridictions ont établi que l’agression avait bien été commise par quatre personnes, mais que l’acte d’accusation ne mentionnait pas la quatrième, et qu’il s’agissait d’une carence de l’instruction préliminaire (paragraphes 16 et 18 ci-dessus). Dans ces circonstances, il apparaît que l’enquête a été défaillante à cet égard également, dans la mesure où les autorités ont omis d’effectuer certains actes d’instruction alors qu’elles étaient en possession d’éléments démontrant une éventuelle responsabilité à examiner. La Cour rappelle à cet égard que la mise à l’écart d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (voir, mutatis mutandis, Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009)

49.  La Cour considère que la passivité des autorités d’instruction pendant une période d’environ dix ans, ayant de surcroît contribué à l’acquisition du bénéfice de la prescription par deux des présumés responsables, ainsi que l’absence de certains actes d’instruction jugés nécessaires, ont compromis l’efficacité requise de l’enquête.

50.  La Cour conclut par conséquent qu’il y a eu, en l’espèce, violation des obligations qui incombent à l’Etat défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention. Elle estime par ailleurs qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 de la Convention, combiné avec les articles 3 et 8.

OBLIGATIONS POSITIVES DE L'ETAT

AU SENS DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

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- Le Décret n° 2015-148 du 10 février 2015 porte publication de la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (ensemble une annexe), signée à Istanbul le 11 mai 2011.

Aarrass c. Belgique du 30 septembre 2021 requête no 16371/18

Art 3 : La requête d’un ressortissant belge et marocain ayant subi des mauvais traitements en prison au Maroc, dirigée contre la Belgique, est irrecevable

L’affaire concerne un ressortissant de nationalité belge et marocaine qui se plaignait que l’État belge ne lui avait pas accordé la protection consulaire pour le protéger des atteintes graves à l’intégrité physique et morale qu’il avait subies lors de son incarcération au Maroc. Il invoquait les articles 1 er (obligation de respecter les droits de l’homme) et 3 (interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour relève que les autorités belges ne sont pas restées passives ou indifférentes et qu’elles ont effectué des démarches auprès des autorités marocaines, soit sur une base diplomatique soit pour des motifs humanitaires, pour faire évoluer la situation du requérant. Ces efforts n’ont pas abouti et ne semblent pas avoir eu d’impact sur les conditions de détention du requérant. Toutefois, cette situation résulte non pas de l’inertie des agents consulaires belges en poste au Maroc mais du refus qu’ont systématiquement opposé les autorités marocaines qui exerçaient un contrôle exclusif sur la personne du requérant. La requête est donc manifestement mal fondée. Cette décision est définitive.

FAITS

Le requérant, Ali Aarrass, est un ressortissant belge et marocain, né en 1962. M. Aarrass fut arrêté le 1 er avril 2008 à Melilla (Espagne) en raison d’un mandat d’arrêt international émis par les autorités marocaines afin d’être jugé dans ce pays pour les délits d’association de malfaiteurs, appartenance à bande terroriste, et réalisation d’actions terroristes qui porteraient atteinte à l’ordre public. Il fut extradé vers le Maroc en décembre 2010, et immédiatement incarcéré dans l’attente de son procès. En octobre 2012, la cour d’appel de Rabat le condamna à 12 ans d’emprisonnement. Entre 2010 et 2013, les conseils de M. Aarrass interpellèrent à plusieurs reprises les autorités marocaines en vain pour dénoncer les conditions d’emprisonnement de l’intéressé (isolement, conditions de détention inhumaines et dégradantes – absence de contact avec sa famille, cellule sans matelas, alimentation insuffisante, pas d’accès aux soins). Ils adressèrent également des demandes écrites aux ministres belges successifs des Affaires étrangères pour que le requérant obtienne la protection consulaire des autorités consulaires belges au Maroc. Ces demandes furent refusées au motif que la Belgique appliquait le droit coutumier consulaire international en vertu duquel un État ne peut exercer sa protection diplomatique au profit de l’un de ses nationaux à l’égard d’un État dont celui-ci est également le ressortissant. En novembre 2013, M. Aarrass cita l’État belge devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles afin qu’il lui soit ordonné de lui apporter sa protection consulaire et/ou de s’assurer que son intégrité physique et psychologique soit sauve. En février 2014, le président du tribunal, siégeant en référé, considéra que l’article 36 § 1 de la Convention de Vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires ne conférait au requérant que des droits subjectifs à exercer à l’encontre de l’État de résidence, donc le Maroc. Le juge releva en outre que les agents consulaires belges tiraient de l’article 36 § 1 de la Convention de Vienne le droit de communiquer avec le requérant. Ainsi, jugeant avérées les allégations de traitements inhumains et dégradants au vu des rapports fournis à l’appui de la demande et considérant que le requérant avait un droit subjectif à ne pas subir de tels traitements, le président enjoignit à l’État belge d’apporter à l’intéressé sa protection consulaire en ce sens qu’il devait lui être accordé la possibilité de communiquer avec le consul belge sur place s’il en faisait la demande. En mars 2014, l’ambassade de Belgique à Rabat sollicita les autorités marocaines pour que le requérant soit autorisé à communiquer avec le consul de Belgique. Cette démarche se heurta au refus des autorités marocaines de créer un précédent contraire à la pratique du Maroc de ne pas apporter d’assistance consulaire à ses ressortissants détenus dans l’État de leur autre nationalité. En septembre 2014, la cour d’appel de Bruxelles confirma l’ordonnance du président du tribunal et ordonna à l’État belge, sous peine d’astreinte, de requérir de l’État marocain de permettre aux autorités consulaires belges au Maroc de rendre visite au requérant et de s’entretenir avec lui. Entre 2014 et 2017, les autorités belges contactèrent en vain, par notes verbales et entretiens téléphoniques, leurs homologues marocains sollicitant de pouvoir rendre visite au requérant, tantôt dans le cadre de la protection consulaire, tantôt dans le cadre d’une démarche humanitaire. À une occasion, en octobre 2015, une visite de membres de la Commission nationale marocaine des droits de l’homme et d’un médecin put être organisée et la sœur du requérant put lui rendre visite à l’hôpital. Entretemps, en septembre 2017, la Cour de cassation belge cassa l’arrêt de la cour d’appel, considérant que, si la Convention de Vienne reconnaissait des droits en faveur de l’État d’envoi et de ses ressortissants, elle n’imposait pas à l’État d’envoi l’obligation de prêter l’assistance consulaire à l’un de ses ressortissants. L’affaire fut renvoyée devant la cour d’appel de Liège où elle est pendante. Le requérant fut libéré en avril 2020 après avoir purgé sa peine. Il rejoignit la Belgique le 15 juillet 2020.

article 3

L’affaire pose la question de savoir si l’État belge avait l’obligation positive d’accorder son assistance consulaire au requérant pour empêcher la matérialisation du risque de mauvais traitement durant son incarcération au Maroc. La Cour relève que les autorités belges ne sont pas restées passives ou indifférentes. Au contraire, elles ont, en pratique, à plusieurs reprises et notamment après l’ordonnance du président du tribunal de première instance de Bruxelles, effectué des démarches auprès des autorités marocaines, soit sur une base diplomatique soit pour des motifs humanitaires, pour faire évoluer la situation du requérant. Il est vrai que ces efforts n’ont pas abouti et ne semblent pas avoir eu d’impact sur les conditions de détention du requérant. Toutefois, cette situation résulte non pas de l’inertie des agents consulaires belges en poste au Maroc mais du refus qu’ont systématiquement opposé les autorités marocaines, qui exerçaient un contrôle exclusif sur la personne du requérant, de créer un précédent contraire à la pratique du Maroc de ne pas autoriser l’assistance consulaire à un détenu marocain par un État dont ce détenu aurait également la nationalité. Par conséquent, la Cour estime que, à supposer qu’une obligation positive d’intervenir puisse être déduite de l’article 1 er combiné avec l’article 3 de la Convention, la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ENVER AYDEMİR c. TURQUIE du 7 mai 2016 requête 26012/11

Violation de l'article 3 pour les faits et le défaut d'enquête : Mauvais traitements à l’égard d’une personne refusant d’effectuer son service militaire et revendiquant le statut d’objecteur de conscience.

1. Sur le volet matériel

58. La Cour l’a dit à maintes reprises, l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (voir, parmi de nombreux précédents, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV).

59. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 94, CEDH 2014 (extraits) et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2016). La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte, mais l’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, CEDH 2014 (extraits)).

60. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que, dans sa décision du 14 mars 2012, le tribunal militaire a jugé établi que deux militaires accusés avaient commis les faits qui leur étaient reprochés (paragraphe 39 ci‑dessus). Il en découle que les 24 et 25 décembre 2009, le requérant avait été l’objet de nombreux actes de violences, tels que plusieurs coups de pied et de poing, ainsi qu’une gifle. Il avait également été forcé à se déshabiller et à porter l’uniforme militaire le 25 décembre (paragraphe 36 ci‑dessus). Pour aboutir à cette conclusion, le tribunal s’est fondé sur des déclarations des témoins et les autres éléments de preuve figurant au dossier. Toutefois, les faits ainsi établis n’ont pas donné lieu à la condamnation des responsables de ces brutalités et le tribunal militaire a adopté une décision d’incompétence et renvoyé l’affaire devant les tribunaux de droit commun (paragraphe 39 ci-dessus).

61. Le Gouvernement souligne le caractère sérieux de l’enquête menée par les autorités nationales et ne conteste pas les conclusions du tribunal militaire. Il affirme que les mesures d’enquêtes prises étaient capables de déterminer les circonstances dans lesquelles l’incident a eu lieu et de conduire, le cas échéant, à l’identification et à la punition des responsables. De son côté, le requérant soutient que les brutalités dont il avait fait l’objet doivent être qualifiées de torture, compte tenu de leur gravité. Il explique notamment que les militaires lui avaient infligé la falaka (coups répétés sur la plante des pieds) lors de sa détention.

62. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter des constatations opérées par le tribunal militaire dans son jugement du 14 mars 2012 en ce qui concerne les allégations du requérant. En outre, elle n’estime pas nécessaire de vérifier en plus la réalité des autres allégations d’agressions d’ordre physique ou psychologique présentées par celui-ci, compte tenu notamment de la difficulté de rapporter la preuve de tels traitements.

63. En somme, la Cour estime que les traitements dont M. Aydemir a été victimes au cours de sa détention dans le centre pénitentiaire de Maltepe entre les 24 et 25 décembre 2009 étaient assurément de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement sa résistance physique et morale. Cela vaut d’autant plus que, en sus des traitements décrits ci-dessus, l’intéressé a subi de plusieurs poursuites pénales dirigées contre lui et que le caractère cumulatif des condamnations pénales est de nature à réprimer sa personnalité intellectuelle (voir dans le même sens, Ülke c. Turquie, no 39437/98, § 62, 24 janvier 2006, et Feti Demirtaş c. Turquie, no 5260/07, § 91, 17 janvier 2012). La Cour estime que ces éléments sont suffisamment sérieux pour conférer aux traitements litigieux un caractère inhumain et dégradant.

2. Sur l’effectivité de l’enquête

64. Dans la présente affaire, la Cour note que les autorités ont mené une enquête au sujet des allégations de violences subies par le requérant dans le centre pénitentiaire militaire de Maltepe. En effet, le parquet militaire a ouvert une enquête après la plainte du requérant. Le 18 mai 2010, celui-ci a déposé un acte d’accusation et inculpé deux militaires du chef de violence. En revanche, il a adopté un non-lieu quant aux allégations du requérant selon lesquelles, le 24 décembre 2009, il avait été forcé à se déshabiller et à passer la nuit sans couverture et sans vêtements. En outre, il se déclara incompétent pour examiner la plainte concernant l’insulte, considérant que de tels actes relevaient de la compétence du tribunal disciplinaire.

65. La Cour l’a dit à maintes reprises, s’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours illégal à la force ou sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Mocanu et autres, précité, § 323).

66. Or, la Cour n’est pas convaincue que les autorités avaient fait preuve de la diligence voulue dans l’instruction de la cause. Tout d’abord, alors que, dans les cas d’allégation de mauvais traitements ou de torture, le recueil des déclarations de la victime constitue bien souvent l’élément principal pour la conduite de l’enquête, les déclarations du requérant n’ont été recueillies que le 1er février 2010, soit plus d’un mois après les faits et le dépôt d’une plainte (paragraphe 34 ci-dessus). Par ailleurs, il convient d’observer qu’environ six ans après les faits, la procédure pénale engagée contre les principaux responsables des actes de violence demeure toujours pendante devant le tribunal de première instance.

3. Conclusion

67. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire que le Gouvernement a tirée du caractère prématuré de ces griefs (paragraphe 53 ci‑dessus) et conclut à une violation des volets matériel et procédural de l’article 3 de la Convention.

EXPOSER DURANT DES ANNEES DES INDIVIDUS A DES PROCEDURES INUTILES

EST UNE VIOLATION DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

GRANDE CHAMBRE M.S.S contre Grèce et Belgique requête 30696/09 du 21 janvier 2011

Contre la Belgique

La Cour considère que les défaillances de la procédure d’asile en Grèce devaient être connues des autorités belges au moment où l’ordre d’expulsion a été délivré, et qu’il n’y avait donc pas lieu de faire peser sur le requérant toute la charge de la preuve des risques auxquels l’exposerait cette procédure. Le HCR avait averti le gouvernement belge de cette situation alors que le dossier de l’intéressé était encore pendant. La Cour a certes conclu en 2008, dans une autre affaire, que l’expulsion d’un demandeur d’asile vers la Grèce en vertu du règlement Dublin II n’emportait pas violation de la Convention3, mais depuis lors, des organes et organisations internationaux ont établi de nombreux rapports et documents qui font état de manière concordante des difficultés pratiques que pose l’application du système « Dublin » en Grèce. Au départ, la Belgique a ordonné l’expulsion sur le seul fondement d’un accord tacite des autorités grecques, et elle a procédé à l’exécution de cette mesure sans que lesdites autorités n’aient entre-temps apporté la moindre garantie individuelle, alors même que le règlement lui permettait à ce stade de refuser le transfert.

Compte tenu de ce qui précède, les autorités belges ne devaient pas se contenter de présumer que le requérant serait traité conformément aux garanties consacrées par la Convention ; elles devaient vérifier comment, en pratique, les autorités grecques appliquaient leur législation en matière d’asile; or elles ne l’ont pas fait. Le transfert du requérant par la Belgique vers la Grèce a donc emporté violation de l’article 3. Vu cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs du requérant sous l’angle de l’article 2.

L'ARRÊT DE LA CEDH

338.  La Cour relève la référence à la jurisprudence Bosphorus formulée par le Gouvernement des Pays-Bas dans ses observations en qualité de tiers-intervenant (paragraphe 331 ci-dessus).

La Cour a rappelé, dans cette affaire, que la Convention n'interdit pas aux Parties contractantes de transférer des pouvoirs souverains à une organisation internationale à des fins de coopération dans certains domaines d'activité (Bosphorus précité, § 152). Les Etats demeurent néanmoins responsables au regard de la Convention de tous les actes et omissions de leurs organes qui découlent du droit interne ou de la nécessité d'observer les obligations juridiques internationales (ibidem, § 153). Une mesure de l'Etat prise en exécution de pareilles obligations juridiques doit être réputée justifiée dès lors qu'il est constant que l'organisation en question accorde aux droits fondamentaux une protection à tout, le moins équivalente à celle assurée par la Convention. Toutefois, un Etat demeure entièrement responsable au regard de la Convention de tous les actes ne relevant pas strictement de ses obligations juridiques internationales, notamment lorsqu'il a exercé un pouvoir d'appréciation (ibidem, §§ 155-157).

S'agissant de la protection des droits fondamentaux assurée par le droit communautaire, la Cour a constaté qu'elle était équivalente à celle assurée par le mécanisme de la Convention (ibidem, § 165). Pour parvenir à cette conclusion, elle a attaché une grande importance au rôle et aux compétences de la CJCE, devenue CJUE, en la matière, considérant en effet que l'effectivité des garanties matérielles des droits fondamentaux dépendait des mécanismes de contrôle mis en place pour assurer leur respect (ibidem,  
§ 160). La Cour a pris soin aussi de limiter la portée de l'arrêt Bosphorus au droit communautaire au sens strict, à l'époque le « premier pilier » du droit de l'Union européenne (ibidem, § 72).

339.  La Cour relève que l'article 3 § 2 du règlement « Dublin » prévoit que, par dérogation à la règle générale inscrite à l'article 3 § 1, chaque Etat membre peut examiner une demande d'asile qui lui est présentée par un ressortissant d'un pays tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement. Il s'agit de la clause dite de « souveraineté ». Dans ce cas, cet Etat devient l'Etat membre responsable au sens du règlement de l'examen de la demande d'asile et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité.

340.  La Cour en déduit que les autorités belges auraient pu, en vertu du règlement, s'abstenir de transférer le requérant si elles avaient considéré que le pays de destination, en l'occurrence la Grèce, ne remplissait pas ses obligations au regard de la Convention. Par conséquent, la Cour considère que la mesure litigieuse prise par les autorités belges ne relevait pas strictement des obligations juridiques internationales qui lient la Belgique et que, dès lors, la présomption de protection équivalente ne trouve pas à s'appliquer en l'espèce.

3. Sur le fond des articles 2 et 3 de la Convention

(a) Les affaires T.I. c. Royaume-Uni et K.R.S. c. Royaume-Uni

341.  Dans ces deux affaires, la Cour a eu l'occasion d'examiner les effets de la Convention de Dublin puis du règlement « Dublin » au regard de la Convention.

342.  L'affaire T.I. (décision précitée) concernait un ressortissant sri-lankais qui avait demandé, sans succès, l'asile en Allemagne et qui avait ensuite introduit une demande semblable au Royaume-Uni. En application de la Convention de Dublin, le Royaume-Uni avait ordonné son transfert vers l'Allemagne.

Dans sa décision, la Cour a considéré que le refoulement indirect vers un pays intermédiaire, qui se trouve être également un Etat contractant, laisse intacte la responsabilité de l'Etat qui expulse, lequel est tenu, conformément à la jurisprudence bien établie, de ne pas expulser une personne lorsqu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que si on l'expulsait vers le pays de destination, elle y courrait un risque réel d'être soumis à un traitement contraire à l'article 3.

Par ailleurs, la Cour a rappelé que lorsque des Etats coopèrent dans un domaine où la protection des droits fondamentaux peut se trouver affectée, il est contraire au but et à l'objet de la Convention qu'ils soient exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d'activité concerné (voir parmi d'autres: Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 67, CEDH 1999-I).

Il en résulte que lorsqu'ils appliquent le règlement « Dublin », il appartient aux Etats de s'assurer que la procédure d'asile du pays intermédiaire offre des garanties suffisantes permettant d'éviter qu'un demandeur d'asile ne soit expulsé, directement ou indirectement, dans son pays d'origine sans une évaluation, sous l'angle de l'article 3 de la Convention, des risques qu'il encourt.

Ainsi, bien que la Cour ait rejeté, dans l'affaire T.I., l'argument selon lequel la qualité d'État partie à la Convention de l'Allemagne dispenserait le Royaume-Uni d'exercer un contrôle sur le sort qui serait réservé par ce pays à un demandeur d'asile qu'il s'apprêtait à lui remettre, la circonstance que la procédure d'asile en Allemagne apparaissait respecter la Convention, et notamment l'article 3, a permis à la Cour d'écarter l'allégation que le refoulement du requérant vers l'Allemagne lui ferait courir un risque réel et sérieux de traitements contraires à cet article. La Cour a considéré en effet qu'aucun élément ne donnait à penser que, dans cette affaire, l'Allemagne aurait pu manquer à ses obligations découlant de l'article 3 de la Convention, à savoir garantir au requérant une protection contre le refoulement vers le Sri-Lanka s'il présentait des arguments crédibles démontrant qu'il risquait d'être maltraité dans ce pays.

343.  Cette jurisprudence a été confirmée et développée dans la décision K.R.S. (décision précitée). L'affaire concernait le transfert par les autorités britanniques, en application du règlement « Dublin », d'un demandeur d'asile de nationalité iranienne vers la Grèce par où il avait transité avant d'arriver au Royaume-Uni en 2006. Invoquant l'article 3 de la Convention, le requérant dénonçait les défaillances des procédures d'asile en Grèce et le risque d'être refoulé vers l'Iran sans un examen du bien-fondé de sa demande d'asile, ainsi que les conditions d'accueil des demandeurs d'asile en Grèce.

Après avoir confirmé l'applicabilité de la jurisprudence T.I. au règlement « Dublin » (voir également sur ce point Stapleton c. Irlande, déc.,  
no 56588/07, § 30, CEDH 2010-...), la Cour a considéré qu'en l'absence de toute preuve contraire, il fallait présumer que la Grèce se conformerait aux obligations que lui imposaient les directives communautaires prévoyant les normes minimales en matière de procédure et d'accueil des demandeurs d'asile, qui avaient été transposées en droit grec, et qu'elle respecterait l'article 3 de la Convention.

De l'avis de la Cour, au vu des éléments dont disposaient à l'époque le Gouvernement britannique et la Cour, il était permis de présumer que la Grèce se conformait à ses obligations et ne renvoyait pas dans le pays d'origine du requérant, l'Iran.

Rien ne permettait non plus de penser que les personnes renvoyées en Grèce en vertu du règlement « Dublin », y compris celles dont les demandes d'asile avaient fait l'objet d'une décision de refus définitive de la part des autorités grecques, avaient été ou pouvaient être empêchées de solliciter, auprès de la Cour, une mesure provisoire au titre de l'article 39 du règlement.

(b) Application des principes en l'espèce

344.  La Cour a déjà souligné que, le requérant pouvait, de manière défendable, faire valoir que son éloignement vers l'Afghanistan porterait atteinte à l'article 2 ou à l'article 3 de la Convention (paragraphes 296-297 ci-dessus).

345.  La Cour doit donc maintenant se demander si les autorités belges auraient dû écarter la présomption selon laquelle les autorités grecques respecteraient leurs obligations internationales en matière d'asile, nonobstant la jurisprudence K.R.S. que, selon le Gouvernement, les autorités administratives et judiciaires ont voulu suivre en l'espèce.

346.  La Cour est en désaccord avec le Gouvernement belge quand il fait valoir qu'à défaut de les avoir déclarées lors de son entretien, l'Office des étrangers ignorait, au moment où il a délivré l'ordre de quitter le territoire, les craintes du requérant en cas de transfert en Grèce.

347. Elle observe tout d'abord que de nombreux informations et rapports sont venus s'ajouter aux éléments que la Cour avait à sa disposition quand elle a adopté sa décision K.R.S. en 2008. Ces informations et rapports font état de manière concordante, sur la base d'enquêtes sur le terrain, des difficultés pratiques que pose l'application du système « Dublin » en Grèce, des défaillances de la procédure d'asile et des pratiques de refoulement, direct ou indirect, sur une base individuelle ou collective.

348.  Les auteurs de ces documents sont le HCR et le Commissaire européen aux Droits de l'Homme, des organisations non gouvernementales internationales telles que Amnesty International, Human Rights Watch, Pro-Asyl et le Conseil européen des réfugiés et exilés ainsi que des organisations non gouvernementales présentes en Grèce telles que Greek Helsinki Monitor, et la Commission nationale des Droits de l'Homme (paragraphe 160 ci-dessus). La Cour observe que ces documents ont été publiés à intervalles réguliers depuis 2006 et, de manière plus intensifiée, en 2008 et 2009 et que la majorité d'entre eux étaient connus au moment où l'ordre d'expulsion du requérant a été délivré.

349.  La Cour accorde, en outre, une importance cruciale à la lettre adressée par le HCR en avril 2009 à la ministre belge compétente en matière d'immigration. Cette lettre, sur laquelle il est indiqué qu'une copie avait été envoyée à l'Office des étrangers, recommandait dans des termes non équivoques la suspension des transferts vers la Grèce (paragraphes 194-195 ci-dessus).

350.  A cela s'ajoute le fait que, depuis décembre 2008, le régime européen de l'asile lui-même est entré dans une phase de réforme et que, tirant les enseignements de l'application des textes adoptés au cours de la première phase, la Commission européenne a formulé des propositions visant à renforcer substantiellement la protection des droits fondamentaux des demandeurs d'asile et à mettre en place un mécanisme de suspension provisoire des transferts au titre du règlement « Dublin » afin d'éviter que les demandeurs d'asile ne soient renvoyés vers des Etats membres ne pouvant leur offrir un niveau suffisant de protection de leurs droits fondamentaux (paragraphes 77-79 ci-dessus).

351.  Au surplus, la Cour remarque que la procédure menée par l'Office des étrangers en application du règlement « Dublin » n'a laissé aucune possibilité au requérant de faire état des raisons s'opposant à son transfert vers la Grèce. Le formulaire, rempli par l'Office des étrangers, ne contient de fait aucune rubrique à ce sujet (paragraphe 130 ci-dessus).

352.  Dans ces conditions, la Cour considère que la situation générale était connue des autorités belges et estime qu'il n'y a pas lieu de faire peser toute la charge de la preuve sur le requérant. Au contraire, elle juge établi qu'en dépit des quelques exemples d'application de la clause de souveraineté fournis par le Gouvernement qui, au demeurant, ne concernaient pas la Grèce, l'Office des étrangers appliquait systématiquement le règlement « Dublin » pour transférer des personnes vers la Grèce sans s'interroger sur l'opportunité d'y déroger.

353.  Le Gouvernement belge soutient qu'en tout état de cause il s'était suffisamment assuré auprès des autorités grecques que le requérant ne courrait en Grèce aucun risque de traitement contraire à la Convention. A cet égard, la Cour rappelle que l'existence de textes internes et l'acceptation de traités internationaux garantissant, en principe, le respect des droits fondamentaux ne suffisent pas, à elles seules, à assurer une protection adéquate contre le risque de mauvais traitements lorsque, comme en l'espèce, des sources fiables font état de pratiques des autorités – ou tolérées par celles-ci – manifestement contraires aux principes de la Convention (voir, mutatis mutandis, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 147, CEDH 2008-...).

354.  En outre, la Cour est d'avis que les assurances diplomatiques données par la Grèce aux autorités belges ne constituaient pas une garantie suffisante. Elle relève premièrement que l'accord de prise en charge en application du règlement « Dublin » a été envoyé par les autorités grecques postérieurement à l'ordre de quitter le territoire et que ce dernier a donc été délivré sur la seule base d'un accord tacite des autorités grecques. Deuxièmement, elle note que le document de prise en charge est rédigé en termes stéréotypés (paragraphe 24 ci-dessus) et ne contient aucune garantie concernant le requérant individuellement. Quant au document d'information rédigé par les autorités grecques et mentionné par le Gouvernement belge, il ne contenait pas davantage de garantie individuelle et se bornait à faire état de la législation applicable sans information pertinente sur la situation en pratique.

355.  La Cour rejette ensuite l'argument du Gouvernement tiré de ce que la Cour elle-même n'a pas estimé utile d'indiquer une mesure provisoire en vertu de l'article 39 de son règlement pour suspendre le transfert du requérant. Elle rappelle que dans des affaires telles que la présente où l'expulsion du requérant est imminente au moment de la saisine de la Cour, elle doit se prononcer dans l'urgence. La mesure éventuellement indiquée est de nature conservatoire et ne préjuge en aucune manière l'examen du bien-fondé de la requête au titre de l'article 34 de la Convention. A ce stade, quand une mesure provisoire est indiquée, il n'appartient pas à la Cour – et, de toute façon, souvent elle ne dispose pas de tous les éléments à cette fin – de procéder à une analyse complète de l'affaire (voir, mutatis mutandis, Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, § 89, CEDH 2009-...). De plus, en l'espèce, il ressort clairement des courriers adressés par la Cour, que pleinement consciente de la situation en Grèce, elle a demandé au Gouvernement grec d'assurer un suivi individuel de la demande du requérant et de la tenir informée (paragraphes 32 et 39, ci-dessus).

356.  Le Gouvernement défendeur, soutenu par les Gouvernements tiers intervenants, allègue enfin qu'il appartient aux demandeurs d'asile de saisir la Cour seulement contre la Grèce, après y avoir épuisé les voies de recours internes, éventuellement au moyen d'une demande de mesure provisoire.

357.  Tout en considérant qu'il s'agit en principe de la voie la plus normale dans le cadre du système mis en place par la Convention, la Cour estime qu'il ressort à suffisance de son analyse des obstacles à l'accès par les demandeurs d'asile aux procédures en Grèce qu'à ce jour le dépôt en Grèce d'une telle demande est illusoire. La Cour fait d'ailleurs observer que le requérant est représenté devant elle par l'avocat qui le défendait en Belgique. Eu égard au nombre de demandes d'asile pendantes en Grèce, on ne peut tirer de conclusion de la circonstance que quelques affaires ont été portées devant elle contre la Grèce par des demandeurs d'asile. Dans ce contexte, elle tient également compte du très faible nombre de demandes d'application de l'article 39 introduites par des demandeurs d'asile se trouvant en Grèce contre cet Etat comparé au nombre de demandes introduites par les demandeurs d'asile dans les autres Etats.

358.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'au moment d'expulser le requérant, les autorités belges savaient ou devaient savoir qu'il n'avait aucune garantie de voir sa demande d'asile examinée sérieusement par les autorités grecques. De plus, elles avaient les moyens de s'opposer à son transfert.

359.  Le Gouvernement soutient que, devant les autorités belges, le requérant n'a pas suffisamment individualisé le risque de ne pas avoir accès à la procédure d'asile et d'être victime d'un refoulement par les autorités grecques. La Cour estime cependant qu'il revenait précisément aux autorités belges, devant la situation telle que décrite ci-dessus, de ne pas se contenter de présumer que le requérant recevrait un traitement conforme aux exigences de la Convention mais au contraire de s'enquérir, au préalable, de la manière dont les autorités grecques appliquaient la législation en matière d'asile en pratique. Ce faisant, elles auraient pu constater que les risques invoqués par le requérant étaient suffisamment réels et individualisés pour relever de l'article 3. Le fait qu'un grand nombre de demandeurs d'asile en Grèce se trouvent dans la même situation que le requérant ne fait pas obstacle au caractère individualisé du risque invoqué, dès lors qu'il s'avère suffisamment concret et probable (voir, mutatis mutandis, Saadi précité, § 132).

(c) Conclusion

360.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le transfert du requérant par la Belgique vers la Grèce a emporté violation de l'article 3 de la Convention.

361.  Vu cette conclusion et les circonstances de l'affaire, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs du requérant sous l'angle de l'article 2.

ACCES EAU POTABLE DANS LES MAISONS ET INSALUBRITE

B.G. et autres c. France du 10 septembre 2020 requête n° 63141/13

Non-violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme : Campement provisoire de demandeurs d’asile en France: pas de violation de la Convention, pour protéger la France, la CEDH crée un délai non raisonnable de sept ans, pour rendre sa décision dans le but que les requérants se lassent.

L’affaire concerne l’hébergement de demandeurs d’asile pendant plusieurs mois dans un campement de tentes sur un parking avenue de Blida à Metz et leur prise en charge matérielle et financière telle que prévue par le droit national. Les requérants nos 1 à 12 n’ont pas maintenu le contact avec leur avocat, ni tenu informé de leur lieu de résidence ou fourni un autre moyen de les joindre. La Cour considère que ces circonstances permettent de conclure que ces requérants ont perdu leur intérêt pour la procédure et n’entendent plus maintenir leur requête. En ce qui concerne les requérants n° 13 à 17, La Cour constate l’absence d’éléments précis au dossier permettant d’apprécier concrètement les conditions de vie de ces requérants dans le campement de tentes sur un parking avenue de Blida à Metz, occupé par eux du 29 juin 2013 au 9 octobre 2013. La Cour observe d’autre part que les autorités françaises ont adopté des mesures de prise en charge qui ont permis d’améliorer rapidement les conditions matérielles d’accueil, notamment un suivi médical et la scolarisation des enfants.

Art 3 (matériel) • Traitement inhumain ou dégradant • Familles de demandeurs d’asile avec jeunes enfants accueillies par les autorités sur un lieu de campement ouvert de manière urgente et temporaire en raison de la saturation des dispositifs d’hébergement • Situation sanitaire générale critique mais absence d’éléments précis quant à leur situation personnelle • Amélioration à bref délai par les autorités de leurs conditions matérielles d’accueil (solution d’hébergement après trois mois, aide alimentaire, suivi médical et scolarisation des enfants) • Absence de dénuement matériel atteignant le seuil de gravité requis.

FAITS

Les dix-sept requérants, demandeurs d’asile, sont quatre familles de ressortissants albanais, bosniens et kosovars, accompagnées d’enfants mineurs. Ils se plaignent d’avoir été hébergés par les autorités françaises pendant plusieurs mois dans un campement de tentes, à même le béton, sur un parking avenue de Blida à Metz et de ne pas avoir bénéficié d’une prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national. Au mois de mars 2013, un campement regroupant environ quarante-cinq demandeurs d’asile se constitua aux abords de la plateforme d’accueil des demandeurs d’asile à Metz. Ce camp fut démantelé par décision du préfet de la Moselle. En raison de la saturation des dispositifs d’hébergement en Moselle, le préfet ouvrit un campement, le 19 juin 2013, sur un ancien parking situé avenue de Blida à Metz. Les requérants indiquent qu’ils s’y logèrent dans des tentes, à même le béton. Ce campement fut démantelé et fermé le 15 novembre 2013. Les requérants n os 1 à 12 (se reporter à l’annexe de l’arrêt) sont trois familles accompagnées de leurs enfants alors âgés d’un an et demi à neuf ans. Ce sont des ressortissants albanais, bosniens et kosovars entrés en France entre le 24 avril et le 29 juin 2013 pour y demander l’asile. Le préfet refusa d’admettre au séjour les requérants n os 5 à 7, originaires de Bosnie, pays considéré comme sûr et enregistra les demandes d’asile des autres selon la procédure prioritaire. Les requérants déposèrent devant le tribunal administratif de Strasbourg un, voire deux recours en référé-liberté. Ces recours furent rejetés aux motifs que la situation de précarité dont ils se plaignaient devait rapidement cesser (requérants n os 1 à 4), qu’ayant bénéficié d’une aide au retour en juillet 2008, ils s’étaient placés eux-mêmes dans la situation de précarité qu’ils dénonçaient (requérants n os 5 à 7) ou qu’ils étaient convoqués à la préfecture de Moselle le 9 octobre 2013 pour un examen de leur situation (requérants n os 8 à 12). Les requérants interjetèrent appel devant le Conseil d’État. Le juge des référés de cette juridiction rejeta leur recours aux motifs que leur situation particulière avait été examinée lorsqu’ils avaient été reçus à la préfecture et que des premières mesures avaient été prises à leur égard. Les requérants n os 13 à 17 (se reporter à l’annexe de l’arrêt), sont un couple de ressortissants kosovars et leurs trois enfants alors âgés de 2, 9 et 11 ans. A leur arrivée en France le 29 juin 2013, ils se présentèrent à la préfecture. Les services de la préfecture leur remirent une convocation pour le 10 septembre 2013 afin qu’ils déposent leurs dossiers de demande d’asile. Dans l’attente d’une solution pérenne d’hébergement, ils furent installés le 29 juin 2013 dans le campement de l’avenue de Blida. Le 3 septembre 2013, les requérants déposèrent un recours en référé liberté devant le tribunal administratif afin qu’il soit enjoint aux autorités de leur fournir un hébergement, conformément au droit national. Le juge des référés rejeta le recours pour défaut d’urgence dans la mesure où leur situation particulière avait été examinée lorsqu’ils avaient été reçus en préfecture le 10 septembre 2013, et que des premières mesures avaient été prises à leur égard. Le juge des référés du Conseil d’État rejeta leur appel pour les mêmes motifs. Le 21 novembre 2013, M. Z. fut admis au bénéfice de l’allocation temporaire d’attente (ATA). Son épouse perçut cette allocation à compter du 12 novembre 2013. Ils bénéficièrent tous les deux de l’ATA jusqu’à leur entrée dans un Centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA), soit le 29 janvier 2014. En février 2014, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) rejeta les demandes d’asile des requérants, ce que confirma la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). M. Z. sollicita et obtint un titre de séjour en qualité d’étranger malade valable du 7 septembre 2018 au 8 août 2019. Son épouse fut munie d’un récépissé portant autorisation de travail, valable du 11 octobre 2018 au 10 avril 2019 et travaille à temps partiel. Les trois enfants sont scolarisés. Entre le 9 et le 16 octobre 2013, tous les requérants furent hébergés dans des appartements gérés par un bailleur social.

Article 3

La Cour relève que le Conseil d´État, devant lequel les requérants avaient invoqué la méconnaissance de l´article 3, a examiné le grief des requérants en substance, compte tenu de la portée des exigences en matière de conditions matérielles d’accueil décentes et du respect du droit d’asile. La Cour note en revanche que l’appréciation des conditions de vie dans le campement, notamment en matière d’hygiène et de sécurité, et aux équipements fournis aux demandeurs d’asile, diffère entre les parties. La Cour observe, d’une part, que les requérants se bornent à indiquer, de manière générale et peu circonstanciée, avoir vécu dans une tente installée à même le béton sans fournir d’éléments précis permettant d’apprécier, de manière concrète, leurs propres conditions de vie avec leurs enfants pendant les trois mois et onze jours où ils sont restés sur le site, notamment sur la façon dont ils ont pu se nourrir et se laver. D’autre part, il est constant que les autorités françaises ne sont pas restées indifférentes à la situation des requérants qui ont pu faire face à leurs besoins élémentaires : se loger, se nourrir et se laver. Tout d’abord, si les requérants n’ont perçu l’ATA qu’à compter des 12 et 21 novembre 2013, ils ne contestent pas avoir reçu entre le 29 juin et 9 octobre 2013, date de leur départ du campement, une aide alimentaire sous forme de tickets service. Ensuite, les enfants ont été suivis médicalement et vaccinés et ceux qui étaient âgés alors de 9 et 11 ans ont été scolarisés. Enfin, l’offre de logement dans une structure pérenne a été faite trois mois et onze jours après leur arrivée sur le campement, soit de manière relativement rapide. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour peut constater que les conditions de vie des requérants se sont rapidement et sensiblement améliorées. En outre, pendant la période en question, les requérants n’étaient pas dénués de perspective de voir leur situation s’améliorer. En l’espèce, ils ont été convoqués à la préfecture le 10 septembre 2013 pour déposer leur dossier de demande d’asile. L’OFPRA a examiné leur demande selon la procédure accélérée et a rendu une décision sur leur demande d’asile le 3 février 2014. S’il est vrai que le campement de l’avenue de Blida à Metz où les requérants ont vécu du 29 juin au 3 octobre 2013, était saturé, qu’il offrait des conditions sanitaires critiques et était devenu, au fil des semaines, insalubre, la Cour n’est pas en mesure de conclure, que les requérants se sont trouvés, pendant la période litigieuse, dans une situation de dénuement matériel susceptible d’atteindre la gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

article 8

La Cour remarque que les requérants ont relaté de façon très générale les conditions de vie au sein du campement situé avenue de Blida à Metz sans donner de détails sur leurs propres conditions d’existence. La Cour constate, d’autre part, que les autorités leur ont fourni une solution d’hébergement présentée comme temporaire dans le campement, avant de les loger le 9 octobre 2013, dans un appartement, soit trois mois et onze jours après leur arrivée dans le campement. La Cour estime donc que le grief des requérants est manifestement mal fondé et doit être rejeté.

CEDH

  1. LA RADIATION DU RÔLE DE LA REQUÊTE EN CE QU’ELLE CONCERNE LES REQUÉRANTS NO 1 À NO12

46.  La Cour constate que l’avocat l’a informée n’avoir pu contacter les requérants nos 1 à 12, malgré plusieurs tentatives et des recherches infructueuses.

47.  La Cour rappelle qu’il importe que les contacts entre le requérant et son représentant soient maintenus tout au long de la procédure. De tels contacts sont essentiels à la fois pour approfondir la connaissance d’éléments factuels concernant la situation particulière du requérant et pour confirmer la persistance de l’intérêt du requérant à la continuation de l’examen de sa requête (V.M. et autres c. Belgique (radiation) [GC], no 60125/11, § 35, 17 novembre 2016).

48.  En l’espèce, la Cour constate que les requérants nos 1 à 12 n’ont pas maintenu le contact avec leur avocat et qu’ils ont omis de le tenir informé de leur lieu de résidence ou de lui fournir un autre moyen de les joindre. Elle considère que ces circonstances permettent de conclure que ces requérants ont perdu leur intérêt pour la procédure et n’entendent plus maintenir leur requête, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention (V.M. et autres c. Belgique, précité, § 36).

49.  Dans la mesure où l’avocat soutient que la Cour devrait néanmoins poursuivre l’examen de la requête en ce qui concerne les requérants nos 1 à 12, la Cour rappelle qu’elle poursuit l’examen de l’affaire en ce qui concerne les requérants nos 13 à 17 qui soulèvent des griefs similaires.

50.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les requérants nos 1 à 12 n’entendent plus maintenir leur requête (article 37 § 1 a) de la Convention. En l’absence de circonstances particulières touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, la Cour considère qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête en ce qui les concerne, au sens de l’article 37 § 1 in fine de la Convention.

51.  Il y a donc lieu de rayer l’affaire du rôle en ce qu’elle a trait aux requérants nos 1 à 12.

Article 3

a) Principes généraux

71.  S’agissant des principes généraux relatifs à l’article 3, la Cour rappelle que, ni la Convention, ni ses Protocoles, ne consacrent le droit à l’asile politique (N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 188, 13 février 2020) et que les États contractants ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’expulsion des non‑nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, (N.D. et N.T. c. Espagne, précité, § 167).

72.  Toutefois les États doivent notamment prendre en considération l’article 3 de la Convention, qui consacre l’une des valeurs fondamentales de toute société démocratique et prohibe en termes absolus la torture et les traitements inhumains ou dégradants quels que soient les circonstances et les agissements de la victime (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). L’interdiction des traitements inhumains ou dégradants consacrée par l’article 3 de la Convention est une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 158, 15 décembre 2016).

73.  Par ailleurs, la Cour ne peut que réitérer sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, les facteurs liés à un afflux croissant de migrants ne peuvent pas exonérer les État contractants de leurs obligations au regard de cette disposition (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 223 ; Khlaifia et autres, précité, § 184). Or, si les contraintes inhérentes à une crise migratoire ne sauraient, à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article 3, la Cour estime qu’il serait pour le moins artificiel d’examiner les faits des espèces qui lui sont soumises en faisant abstraction du contexte général dans lequel ils se sont déroulés (Khlaifia et autres, précité, § 184).

74.  La Cour a dit à de nombreuses reprises que pour tomber sous le coup de l’interdiction contenue à l’article 3, un traitement inhumain ou dégradant doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 219, Khlaifia et autres, précité, § 159 et Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 94, CEDH 2014 (extraits)).

75.  Un traitement peut être qualifié de « dégradant » au sens de l’article 3 s’il humilie ou avilit un individu, s’il témoigne d’un manque de respect pour sa dignité, voire la diminue, ou s’il suscite chez lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 220, Khlaifia et autres, précité, § 159 et Svinarenko et Slyadnev c. Russie, [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 115, 17 juillet 2014).

76.  La Cour estime nécessaire de rappeler que l’article 3 ne saurait être interprété comme obligeant les Hautes Parties contractantes à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction (Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 99, CEDH 2001‑I). Il ne saurait non plus être tiré de l’article 3 un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie (Müslim c. Turquie, no 53566/99, § 85, 26 avril 2005).

77.  La Cour a cependant considéré, dans une affaire concernant un autre État membre de l’Union européenne, que la question à trancher s’agissant de demandeurs d’asile se plaignant de leur situation de dénuement total ne se posait pas en ces termes. Ainsi qu’il ressort du cadre juridique décrit ci‑dessus, l’obligation de fournir un hébergement ou des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile démunis fait à ce jour partie du droit positif et pèse sur les autorités de l’État défendeur concerné en vertu des termes mêmes de la législation nationale qui transpose le droit de l’Union européenne, à savoir la « directive Accueil » (voir paragraphe 43 ci‑dessus) (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 250).

78.  La Cour rappelle ensuite que les demandeurs d’asile peuvent être considérés comme vulnérables du fait de leur parcours migratoire et des expériences traumatiques qu’ils peuvent avoir vécues en amont (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 232 ; Ilias et Ahmed c. Hongrie, ([GC], no 47287/15, § 192, 21 novembre 2019). La Cour note que le besoin de protéger les demandeurs d’asile fait l’objet d’un large consensus à l’échelle internationale et européenne, comme cela ressort de la Convention de Genève, du mandat et des activités du Haut‑Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ainsi que des normes figurant dans la « directive Accueil » de l’Union européenne (voir M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 251).

79.  La Cour réaffirme par ailleurs que dans les affaires relatives à l’accueil d’étrangers mineurs, accompagnés ou non accompagnés, il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour irrégulier (voir, par exemple, N.T.P. et autres c. France, no 68862/13, § 44, 24 mai 2018, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie, Khan c. France, no 12267/16, § 74, 28 février 2019 et Rahimi, c. Grèce, no 8687/08, 5 avril 2011, § 87).

80.  La Cour réaffirme que dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer (Rahimi c. Grèce, précité, § 108). Elle relève également que l’article 3 combiné avec l’article 1 de la Convention doit permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, § 53, CEDH 2006‑XI ; Osman c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998-VIII). À cet égard, il appartient à la Cour de rechercher si la réglementation et la pratique incriminées, et surtout la manière dont elles ont été appliquées en l’espèce, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention (voir Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 54, Rahimi c. Grèce, précité, § 62 et Khan c. France, précité, § 73).

81.  Elle rappelle qu’elle n’a pas exclu la possibilité que la responsabilité de l’État soit engagée sous l’angle de l’article 3 par un traitement dans le cadre duquel un requérant totalement dépendant de l’aide publique serait confronté à l’indifférence des autorités alors qu’il se trouverait dans une situation de privation ou de manque à ce point grave qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine (Budina c. Russie (déc.), no 45603/05, 18 juin 2009).

82.  La Cour a déjà jugé que la gravité de la situation de dénuement dans laquelle s’était trouvé un requérant, demandeur d’asile, resté plusieurs mois dans l’incapacité à répondre à ses besoins les plus élémentaires, entendus comme se nourrir, se laver et se loger, dans l’angoisse permanente d’être attaqué et volé, dans l’absence totale de perspective de voir sa situation s’améliorer (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 254) et combinée à l’inertie des autorités compétentes en matière d’asile avaient emporté violation de l’article 3 de la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 262‑263 ; voir postérieurement à M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité : Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 283, 28 juin 2011, et F.H. c. Grèce, no 78456/11, §§ 107‑111, 31 juillet 2014).

b) Appréciation des preuves et établissement des faits

83.  La Cour rappelle que dans les affaires où il existe des versions divergentes des faits, elle retient, pour l’appréciation des éléments de preuve, le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il lui incombe de statuer non pas sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procédure devant elle, il n’existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. Elle adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la gravité d’un constat selon lequel un État contractant a violé des droits fondamentaux (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 88, 23 février 2012, ainsi que les affaires qui y sont mentionnées).

c) Application au cas d’espèce

84.  La Cour relève que le Conseil d´État, devant lequel les requérants avaient invoqué la méconnaissance de l´article 3, a examiné ce grief en substance compte tenu de la portée des exigences en matière de conditions matérielles d´accueil décentes que sa jurisprudence attache au respect du droit d´asile.

85.  La Cour souligne tout d’abord qu’il n’est pas contesté que les requérants ont vécu, avec leurs trois enfants alors âgés de 2, 9 et 11 ans, dans le campement situé avenue de Blida à Metz mis en place par les autorités et décrit ci‑dessus, entre le 29 juin 2013, date de leur arrivée en France, et le 9 octobre 2013, date à laquelle ils ont été hébergés dans un appartement. Elle relève en revanche que l’appréciation des parties quant aux conditions de vie dans le campement, notamment en matière d’hygiène et de sécurité, et aux équipements fournis aux demandeurs d’asile diffèrent.

86.  La Cour constate ensuite qu’un certain nombre des éléments mis à sa disposition la mettent à même d’apprécier la situation générale du campement pendant la période litigieuse. Il ressort ainsi des pièces du dossier que, pendant cette période, les sanitaires du campement, peu nombreux au regard des 450 personnes environ vivant sur le site, étaient régulièrement hors service. Selon l’attestation datée du 31 août 2013 établie par le « Collectif », les installations électriques du campement ne respectaient pas les normes de sécurité, des câbles étant dans l’eau, et quatre conteneurs à poubelles seulement avaient été mis à disposition sur le site (voir paragraphes 12 et 13 ci‑dessus). Il ressort également de cette attestation que si les autorités ont procédé aux réparations d’usage, le plus souvent à la suite des signalements effectués par ce « Collectif », les interventions n’étaient pas toujours rapides. Les conditions de vie dans le campement sont par ailleurs illustrées par des photographies produites par les requérants, en particulier une série datée du jour de l’évacuation du site et parue dans un média en ligne. Ces clichés montrent des tentes, toutes différentes, dressées sur le sol goudronné. Elles sont serrées les unes contre les autres et souvent renforcées de bâches et de planches de récupération. Un article paru le 3 octobre 2013 dans le quotidien « Le Républicain lorrain » qualifie le campement de « bidonville » et indique qu’environ 500 réfugiés s’y entassaient alors dans des conditions sanitaires critiques, s’abritant sous des bâches, mangeant à même le sol dans une zone devenue, au fil des semaines, insalubre. En outre, il apparaît que deux mobil-homes ont été installés par la Fondation Abbé Pierre le 24 octobre 2013 pour permettre la tenue de permanences d’infirmières de Médecins du Monde chargées d’orienter les personnes atteintes de problèmes de santé vers les services compétents. Ces bungalows ont également servi à faciliter la distribution de denrées alimentaires et de vêtements aux demandeurs d’asile dépourvus de tickets d’alimentation.

87.  D’une part, s’agissant de la situation personnelle des requérants, la Cour relève que ceux-ci se bornent à indiquer, de manière générale et peu circonstanciée, avoir vécu dans une tente installée à même le béton sans fournir d’éléments précis permettant d’apprécier, de manière concrète, leurs propres conditions de vie avec leurs enfants alors âgés de 2, 9 et 11 ans pendant les trois mois et onze jours où ils sont restés sur le site, notamment sur la façon dont ils ont pu se nourrir et se laver. Les pièces du dossier ne permettent ainsi de déterminer ni si la tente où ils ont vécu avait été mise à leur disposition par les autorités ou par l’une des associations de bénévoles présentes sur le campement ni la dimension de cette tente et les éventuels aménagements et équipements de celle‑ci.

88.  D’autre part, il est constant qu’en l’espèce, les autorités françaises ne sont pas restées indifférentes à la situation des requérants qui ont pu faire face à leurs besoins élémentaires : se loger, se nourrir et se laver (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 254, Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 283, 28 juin 2011, F.H. c. Grèce, no 78456/11, §§ 107‑111, 31 juillet 2014 et N.T.P. et autres c. France, précité, § 47). En premier lieu, si les requérants n’ont perçu l’ATA qu’à compter des 12 et 21 novembre 2013 (voir paragraphe 34 ci‑dessus), ils ne contestent pas avoir reçu entre le 29 juin et 9 octobre 2013, date de leur départ du campement, une aide alimentaire sous forme de tickets service d’un montant de 4 EUR par jour et par personne. En deuxième lieu, leurs enfants ont été suivis médicalement et vaccinés et ceux âgés alors de 9 et 11 ans ont été scolarisés (voir paragraphe 33 ci‑dessus). En troisième lieu, le logement des requérants dans une structure pérenne est intervenu trois mois et onze jours après leur arrivée sur le campement soit relativement rapidement, compte tenu du nombre de demandeurs d’asile qui y étaient alors installés, ce qui leur a permis d’être hébergé dans des conditions correctes pendant les périodes automnale et hivernale. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour constate que les conditions de vie des requérants se sont rapidement et sensiblement améliorées. Enfin, la Cour relève que, pendant la période litigieuse, les requérants n’étaient pas dénués de perspective de voir leur situation s’améliorer, contrairement à d’autres affaires (voir notamment M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 254‑263). En l’espèce, les requérants ont été convoqués à la préfecture le 10 septembre 2013 pour déposer leur dossier de demande d’asile (voir paragraphe 28 ci‑dessus). L’OFPRA a examiné leur demande selon la procédure accélérée et a rendu une décision sur leur demande d’asile le 3 février 2014 (voir paragraphe 35 ci‑dessus).

89. Dans ces conditions, s’il est vrai que le campement de l’avenue de Blida à Metz, où les requérants ont vécu du 29 juin au 3 octobre 2013, était saturé, offrait des conditions sanitaires critiques et était devenu, au fil des semaines, insalubre (voir paragraphe 86 ci‑dessus), la Cour n’est pas en mesure de conclure, eu égard, d’une part, à l’absence d’éléments précis au dossier permettant d’apprécier concrètement les conditions de vie des requérants et compte tenu, d’autre part, des mesures prises par les autorités françaises pour les prendre en charge, lesquelles ont permis d’améliorer, à bref délai, leurs conditions matérielles d’accueil, en particulier en assurant le suivi médical et la scolarisation de leurs enfants, que les requérants se sont trouvés, pendant la période litigieuse, dans une situation de dénuement matériel susceptible d’atteindre la gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

Article 8

  1. Principes généraux

93.  La Cour rappelle que l’article 8 ne reconnaît pas comme tel le droit de se voir fournir un domicile, pas plus que la jurisprudence de la Cour (Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 99, CEDH 2001‑I) et que par conséquent, toute obligation positive d’héberger des personnes sans abri doit être limitée (Peter O’Rourke c. Royaume-Uni (dec.), no 39022/97, CEDH 26 juin 2001). Toutefois, dans des cas exceptionnels, une obligation d’assurer un hébergement aux individus particulièrement vulnérables peut découler de l’article 8 (Yordanova et autres c. Bulgarie, no 25446/06, § 130, 24 avril 2012).

94.  Enfin, la Cour souligne qu’il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – concernant le principe selon lequel, dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer (Rahimi c. Grèce, précité, § 108 et, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 135, CEDH 2010).

  1. Application au cas d’espèce

95.  La Cour remarque d’une part, comme déjà dit sous l’angle de l’article 3, que les requérants ont relaté de façon très générale les conditions de vie au sein du campement situé avenue de Blida à Metz sans détailler leurs propres conditions d’existence pendant cette période (voir paragraphe 87 ci‑dessus). La Cour souligne que les requérants n’établissent ni même ne mentionnent que leurs enfants auraient été affectés d’une quelconque sorte par leurs conditions de vie au sein du campement. Ils n´allèguent pas que les enfants auraient été séparés de leurs parents.

96.  La Cour constate, d’autre part, que les autorités ont fourni aux requérants qui étaient demandeurs d’asile, une solution d’hébergement, présentée comme temporaire dans le campement, avant de les loger dans un appartement le 9 octobre 2013, soit trois mois et onze jours après leur arrivée dans le campement (voir paragraphe 32 ci‑dessus).

97.  Dans ces conditions, la Cour estime que le grief des requérants selon lequel les conditions de vie qu’ils ont connu dans le campement pendant la période portant du 29 juin au 9 octobre 2013 auraient violé leurs droits énoncés dans l´article 8 de la Convention dans la mesure où ils ont été contraints de vivre plusieurs mois dans des conditions particulièrement inappropriées pour de très jeunes enfants n’est pas suffisamment étayé.

98.  Il s’ensuit que le grief est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

Hudorovič et autres c. Slovénie du 10 mars 2020 requêtes nos 24816/14 et 25140/14

Le non accès à l'eau est un acte inhumain et dégradant. La Slovénie a pris des mesures adéquates pour fournir un accès à l’eau à deux campements roms Dans son arrêt de chambre1 , rendu ce jour dans l’affaire Hudorovič et autres c. Slovénie.

par cinq voix contre deux, qu’il y a eu non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’homme à l’égard des requérants dans la requête n° 24816/14,

à l’unanimité, qu’il y a eu non-violation de l’article 8 de la Convention à l’égard des requérants dans la requête n° 25140/14,

et, à l’unanimité, qu’il y a eu non-violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8,

et non-violation de l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) pris isolément ou combiné avec l’article 14.

Dans cette affaire, les requérants, qui sont tous des ressortissants slovènes d’origine rom, allèguent qu’ils n’ont pas pu bénéficier d’un accès à l’eau potable et aux services d’assainissement, faute pour l’État d’avoir pris en considération leur style de vie et leur statut de minorité.

La Cour juge en particulier que les autorités ont pris des mesures positives, en tenant compte de la situation défavorisée des requérants, aux fins de fournir aux intéressés un accès adéquat à l’eau potable. Elle estime en outre que les requérants avaient aussi la possibilité d’installer d’autres équipements d’assainissement grâce aux aides sociales qu’ils percevaient de l’État.

LES FAITS

Les requérants dans la requête n° 24816/14 sont Branko Hudorovič, qui est né en 1959 et réside dans le campement rom non autorisé de Goriča vas dans la municipalité de Ribnica, et son fils, Aleks Kastelic, qui est né en 2007. Le campement des requérants est principalement constitué de cabanes en bois dépourvues de canalisations d’eau et de tout-à-l’égout. En 1999, le premier requérant et le maire de Ribnica convinrent de l’achat et de l’installation dans le campement d’un groupe électrogène diesel et d’un réservoir d’eau d’une contenance de 2 000 à 3 000 litres, qui serait approvisionné en eau par les pompiers. Par ailleurs, les résidents devaient prendre en charge le coût d’installation d’équipements sanitaires adéquats (toilettes chimiques) et assurer un nettoyage de la zone avoisinante. Il ne fait pas controverse entre les parties que le réservoir d’eau fut finalement acheté et installé, mais les avis divergent quant à la suite des événements. Le Gouvernement soutient qu’à la demande des résidents, les pompiers ont acheminé de l’eau jusqu’au campement et l’ont versée dans un grand réservoir et d’autres contenants une fois le nouveau réservoir rempli. D’après lui, le générateur diesel et le réservoir d’eau furent revendus par la suite. Les requérants, quant à eux, allèguent que le réservoir présentait des moisissures et était devenu inutilisable, et que les résidents n’ont eu d’autre choix que de le remplacer. Les requérants dans la requête n° 25140/14 sont 14 personnes d’une même famille. Le premier requérant est M. Ljubo Novak et la deuxième requérante est Mme Dunja Kočevar. Tous deux résident avec leurs enfants dans le campement rom non autorisé de Dobruška vas 41, dans la municipalité de Škocjan. En 2011, les autorités installèrent sur un terrain municipal situé à proximité du campement un point d’accès collectif au réseau d’eau qui, en 2015, approvisionnait sept foyers. Les requérants n’ont pas raccordé leur habitation au point d’accès, notamment, selon eux, parce qu’un voisin leur en interdit l’accès. Ils s’approvisionnent donc en eau à une fontaine située dans le village. À l’époque où la requête fut introduite, la municipalité de Škocjan ne disposait d’aucune installation d’évacuation ou de traitement des eaux usées. Les résidents utilisaient des fosses septiques ou de petites installations de traitement des eaux usées que les services municipaux vidangeaient.

Articles 8 et 14

La Cour note que l’accès à une eau potable sûre n’est pas, en lui-même, protégé par l’article 8, mais elle relève que l’eau est un élément nécessaire à la survie de l’espèce humaine et que l’absence persistante, sur le long terme, d’un accès à l’eau peut avoir des conséquences néfastes sur la santé et la dignité humaine, et porter effectivement atteinte à un domaine essentiel de la vie privée et de la jouissance du domicile. Elle ne peut donc exclure que pareille situation, corroborée par des éléments convaincants, pourrait être de nature à faire naître pour l’État les obligations positives découlant de l’article 8. Considérant que l’existence et la portée de telles obligations, de même que l’applicabilité de l’article 8, sont étroitement liées aux circonstances spécifiques de la cause et à leur degré de gravité, la Cour décide à la majorité de joindre au fond la question de l’applicabilité de l’article 8, pris isolément et combiné avec l’article 14. Après avoir rappelé sa jurisprudence relative à l’article 8, la Cour dit que les griefs soulevés par les requérants ont trait à l’étendue de l’obligation positive qui incombe à l’État, dès lors qu’il jouit d’une ample marge d’appréciation concernant les questions d’ordre socio-économique comme le logement, de fournir un accès aux infrastructures de base, en particulier à des groupes socialement défavorisés.

La Cour prend note des mesures prises en général par les autorités en vue de l’amélioration des conditions de vie, précaires, des communautés roms en Slovénie.

Elle ne parvient toutefois pas à déterminer si les requérants avaient la possibilité de s’installer dans des campements bénéficiant d’infrastructures de meilleure qualité. Elle finit par conclure que c’est par choix que les requérants ont décidé de rester dans leurs campements respectifs. De plus, les requérants recevaient des prestations sociales et ne vivaient pas dans une situation d’extrême pauvreté. En effet, les requérants dans la première requête ont cofinancé l’achat d’un réservoir d’eau et ont accepté de supporter le coût de l’approvisionnement en eau et de l’installation de toilettes chimiques. Les requérants dans la deuxième requête, quant à eux, ont acheté un terrain à proximité de leur campement et y ont construit une cabane en bois, où ils ont emménagé au cours de la procédure. La Cour considère donc que les autorités ont pris acte de la situation dans laquelle se trouvaient les requérants et, par le biais de leur régime de prestations sociales, ont veillé à ce qu’ils puissent bénéficier d’un certain niveau de subsistance de base, ce qui leur a permis, ou aurait pu leur permettre, entre autres, d’améliorer leurs conditions de vie.

En outre, la municipalité a pris des mesures concrètes pour veiller à ce que les requérants aient accès à l’eau potable. La Cour remarque qu’un ou plusieurs réservoirs d’eau ont été installés dans le campement des requérants dans la première requête entre 1999 et 2016, et que ces réservoirs étaient approvisionnés en eau lorsque les habitants en faisaient la demande. Prenant note des différentes versions des parties concernant ce qu’il est advenu du réservoir d’eau cofinancé et de l’absence d’éléments propres à étayer les plaintes des requérants concernant la qualité de l’eau et la régularité des livraisons d’eau, la Cour conclut que l’accord conclu avec la municipalité a offert aux requérants résidant dans le campement de Goriča vas la possibilité d’accéder à l’eau potable. La Cour parvient à la même conclusion après examen de la solution trouvée pour le campement des requérants dans la deuxième requête, Dobruška vas, où la municipalité a installé et financé un point d’accès collectif au réseau d’eau, auquel il était possible de raccorder les habitations du campement. Prenant note des observations des requérants concernant les difficultés d’accès au point de raccordement, la Cour observe également que les intéressés n’ont pas fait de demande de raccordement de leurs habitations.

Si pareilles mesures pourraient certes être considérées comme des solutions temporaires plutôt que comme des solutions permanentes, la Cour considère néanmoins qu’il s’agit de mesures positives qui ont offert aux requérants la possibilité d’avoir accès à l’eau potable.

Faute de preuve du contraire, elle estime que les autorités ont pris les mesures en question en toute bonne foi et que les requérants ne sont pas parvenus à démontrer que la municipalité a fait passer leur intérêt à obtenir des mesures de réglementation et un accès à l’eau potable dans leur campements respectifs après celui d’autres personnes à obtenir des mesures moins urgentes visant à améliorer les infrastructures de la majorité de la population.

En effet, l’accès à l’eau potable est limité de manière générale dans les deux municipalités et dans d’autres parties reculées de Slovénie.

JURISPRUDENCE SUR LES ETATS FRANCOPHONES

Il n'existe pas de condamnation du Grand Duché du Luxembourg ou de la Suisse pour violation de l'article 3 de la Convention.

Toutefois, la Suisse a été contrainte d'accepter un accord amiable avec un requérant pour éviter une condamnation.

Malheureusement, il existe plusieurs condamnations pour actes de torture ou traitements inhumains et dégradants, contre la France.

CONCERNANT LA BELGIQUE

TURAN CAKIR c. BELGIQUE DU 10 MARS 2009 requête 44256/06

La Belgique est condamnée deux fois dans le même arrêt, une fois pour les violences policières au moment de l'arrestation et la garde à vue et une fois pour ne pas faire d'enquête sur la plainte du requérant contre les policiers.

LES VIOLENCES POLICIERES LORS DE LA GARDE A VUE ET L'ARRESTATION

"54.  En sus des circonstances de l'arrestation du requérant, les thèses des parties diffèrent sensiblement quant au déroulement de la garde à vue. La Cour a déjà souligné à maintes reprises que les personnes en garde à vue étaient en situation de vulnérabilité et que les autorités avaient le devoir de les protéger. Un Etat est responsable de toute personne placée en garde à vue car celle-ci est entièrement aux mains des fonctionnaires de police. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il incombe au Gouvernement de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Tomasi c. France, arrêt du 27 août 1992, série A no 241-A, §§ 108-111, Ribitsch c. Autriche, arrêt du 4 décembre 1995, série A no 336, § 31, Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001, et Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004).

55.  Il reste que les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Klaas et autres du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 21, p. 17, § 30). Pour l'établissement des faits, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d'un faisceau d'indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume­Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 65, § 161 in fine, Aydin c. Turquie, arrêt du 25 septembre 1997, Recueil 1997­VI, p. 1889, § 73, et Selmouni, précité, § 88).

56.  En l'espèce, nul ne conteste que, le 17 mars 1996, le requérant a subi des lésions lors de son interpellation par les policiers de Schaerbeek : le certificat médical établi le lendemain par un médecin qui avait examiné le requérant constatait une volumineuse ecchymose avec ptose totale de l'œil droit, une ecchymose aux deux poignets et à l'hypocondre gauche, une plaie suturée de l'arcade sourcilière gauche et du cuir chevelu, une fracture de la racine du nez, une douleur hypocondre droit avec des céphalées et une douleur mandibulaire gauche. Un certificat dressé le 27 mars 1996 précisait que le requérant avait dû être hospitalisé pour bilan complémentaire et suivi et qu'il avait présenté une incapacité temporaire totale de travail de l'ordre de dix jours passés à l'hôpital.

57.  Or, il convient de rappeler que tout usage de la force physique à l'encontre d'un individu qui n'est pas rendu strictement nécessaire par le propre comportement de celui-ci constitue, en principe, une atteinte au droit garanti par l'article 3 (Tomasi c. France, 27 août 1992, série A no 241-A, § 47, et Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, série A no 336, § 38).

58.  La Cour note d'emblée que les versions des parties quant à l'origine des lésions subies par le requérant diffèrent sensiblement. Il existe cependant certains éléments incontestés de nature à permettre à la Cour de déterminer si la force utilisée était, en l'espèce, proportionnée.

59.  A cet égard, elle relève que les trois policiers impliqués n'ont jamais nié avoir porté des coups au requérant. L'interposition de ce dernier, au moment de l'arrestation de son frère, et dont l'état d'ivresse était rapporté par des témoins et en particulier par le père de celui-ci, a obligé les policiers à pratiquer un « balayage » qui a eu pour effet de le faire tomber de manière abrupte sur le sol et de le plaquer pour tenter de l'immobiliser. La foule qui s'était entretemps rassemblée à cet endroit a pris partie pour le requérant et plusieurs coups ont atteint indistinctement tant le policier qui tenait le requérant immobile que le requérant lui-même.

60.  Toutefois, la Cour ne peut pas admettre la thèse selon laquelle l'état du requérant, à la suite de son arrestation et de sa garde à vue, fut le résultat de sa chute à terre et de certains coups qu'il aurait reçus par erreur par des personnes participant à l'attroupement et qui visaient le policier qui le tenait plaqué au sol. A cet égard, la Cour relève que le requérant fut hospitalisé dix jours. Il avait le corps couvert de blessures et d'ecchymoses, une fracture du nez et de plusieurs dents. Selon deux certificats médicaux, des 22 novembre 2004 et 11 octobre 2006, il gardait encore des séquelles importantes de l'agression dont il était victime en 1996, notamment une diminution de l'acuité auditive au niveau de l'oreille gauche, une diminution de l'acuité visuelle, des vertiges, des difficultés à respirer par le nez, suite à une fracture ayant entraîné une déviation de la cloison nasale, et des problèmes dentaires.

61.  Dans les circonstances de la présente espèce, la Cour estime qu'il n'a pas été démontré que les lésions subies par le requérant lors de son interpellation pouvaient correspondre à un usage par les policiers de la force qui était rendu strictement nécessaire par le comportement de l'intéressé.

62.  Il y a donc eu violation de l'article 3 sous son volet matériel."

LE MANQUE D'ENQUETE SUR LES  VIOLENCES POLICIERES SUBIES PAR LE REQUERANT :

"65.  La Cour rappelle que, lorsqu'un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d'autres services comparables de l'Etat, des traitements contraires à l'article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'Etat par l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu'il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l'instar de celle requise par l'article 2, doit pouvoir mener à l'identification et à la punition des responsables (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV, et Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 199, CEDH 2003­VI).

66.  En l'espèce, les autorités ne sont certes pas restées inactives face aux allégations de mauvais traitements formulées par le requérant dans sa plainte avec constitution de partie civile du 22 mars 1996.

67.  Le 26 mars 1996, le juge d'instruction a désigné un médecin légiste pour décrire les lésions du requérant, en déterminer la nature, la cause et les conséquences probables. Le 26 avril 1996, le docteur A.S. a établi un rapport circonstancié. Le 2 mai 1996, le juge d'instruction a sollicité l'identification de trois policiers accusés d'avoir porté des coups, ainsi que l'audition des parents de la victime et de sa sœur. Le 10 mai 1996, le commissaire principal aux délégations judiciaires, auxiliaire du procureur du Roi de l'arrondissement de Bruxelles, a établi un procès-verbal relatif à ces devoirs. A l'audience du 13 octobre 1997, la chambre du conseil a fait droit à une demande de l'avocat du requérant et a ordonné des devoirs d'instruction complémentaires, qui ont été effectués jusqu'à fin 1999. Le 17 octobre 2000, la chambre du conseil a pris une décision de non-lieu.

68.  La Cour rappelle, par ailleurs, qu'une exigence de célérité et de diligence raisonnable dans la manière dont les autorités mènent l'enquête face à des accusations de mauvais traitements de la part d'agents de l'Etat est implicite dans un tel contexte (arrêts Yaşa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, §§ 102-104, et Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III).

69.  Or, à cet égard, la Cour note que le requérant a fait appel de l'ordonnance de non-lieu devant la chambre des mises en accusation, mais l'affaire n'a jamais été fixée devant cette chambre. Le conseil du requérant a multiplié les démarches auprès du parquet général afin que l'affaire soit fixée (lettres des 27 mai, 7 juin, 2 novembre 2004 et 8 décembre 2005), mais sans succès. Le 26 avril 2006, la chambre des mises en accusations a rendu un arrêt déclarant l'action publique prescrite. A cet égard, la Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que lorsqu'un agent de l'Etat est accusé d'actes contraires à l'article 3, la procédure ou la condamnation ne sauraient être rendues caduques par une prescription, et l'application de mesures telles que l'amnistie ou la grâce ne saurait être autorisée (voir, parmi beaucoup d'autres, Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004 et Okkali c. Turquie, no 52067/99, § 76, 17 octobre 2006). En particulier, la Cour considère que les autorités nationales ne doivent en aucun cas donner l'impression qu'elles sont disposées à laisser de tels traitements impunis (Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 71, CEDH 2000-XII).

70.  De plus, la Cour note que le ministre de la Justice lui-même s'est senti obligé d'admettre un dysfonctionnement interne dans un courrier adressé au requérant et de publier un communiqué de presse par lequel il tentait d'expliquer le retard dans l'examen de cette affaire. Enfin, le 14 avril 2006, la Commission d'avis et d'enquête a déclaré fondée une plainte du requérant par rapport à ce retard (paragraphes 39 et 40 ci-dessus).

71.  A la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l'enquête menée en l'espèce par les autorités au sujet de la plainte pour mauvais traitements que le requérant avait soumise aux autorités nationales a été dépourvue d'effectivité.

72.  Partant, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention sous son volet procédural."

AFFAIRE MUBILANZILA MAYEKA ET KANIKI MITUNGA c. BELGIQUE Requête no 13178/03 du 12 octobre 2006

Une fille de 5 ans est incarcérée avec des adultes et séparées de ses parents avant d'être renvoyé dans son pays

"48.  La Cour rappelle que l'article 3 de la Convention ne ménage aucune exception. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l'article 3 consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, § 78).

Pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l'ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, ainsi que de ses modalités d'exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime (voir, entre autres, Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions, 1997-VIII, § 55).

Pour cette appréciation, il faut tenir compte « de ce que la Convention est un « instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles », et de ce que le niveau d'exigence croissant en matière de protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales implique parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l'appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques » (mutatis mutandis, Selmouni c. France, arrêt du 28 juillet 1999 [GC], § 101, Recueil 1999-V).

49.  La Cour estime qu'il convient d'analyser tout d'abord le grief dans le chef de la seconde requérante, – qui a personnellement fait l'objet de la mesure de détention litigieuse –, puis dans celui de sa mère (la première requérante) qui se dit également victime de cette mesure.

a)  Quant à la seconde requérante

50.  La Cour observe que les conditions de la détention de la seconde requérante, alors âgée de cinq ans, étaient les mêmes que celles d'une personne adulte. Ainsi, l'enfant a été détenue dans un centre initialement conçu pour adultes alors qu'elle était séparée de ses parents et ce, sans que quiconque n'ait été désigné pour s'en occuper, ni que des mesures d'encadrement et d'accompagnement psychologiques ou éducatives ne soient dispensées par un personnel qualifié, spécialement mandaté à cet effet. Cette situation a perduré durant deux mois. La Cour relève, à cet égard, que le Gouvernement défendeur reconnaît que le lieu de détention n'était pas adapté et qu'il n'existait pas à l'époque de structures adéquates.

51.  Selon la Cour, il n'est pas contestable qu'à l'âge de cinq ans, un enfant est totalement dépourvu d'autonomie et dépendant de l'adulte et que lorsqu'il est séparé de ses parents et livré à lui-même, il est complètement démuni.

52.  Le fait que la seconde requérante ait pu bénéficier d'une assistance juridique, avoir un contact téléphonique quotidien avec sa mère ou son oncle et que les membres du personnel du centre ainsi que certaines personnes y résidant se soient occupées d'elle avec attention ne peut passer pour suffisant pour remplir l'ensemble des besoins d'une enfant de cinq ans. La Cour estime par ailleurs que ces attentions ponctuelles sont nettement insuffisantes.

53.  La Cour rappelle que, combinée avec l'article 3, l'obligation que l'article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (mutatis mutandis, arrêts Z. et autres c. Royaume-Uni du 10 mai 2001 [GC], CEDH 2001-V § 73, et A. c. Royaume-Uni du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2699, § 22). Ces dispositions doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, pp. 3159-3160, § 116).

54.  A cet égard, il appartient à la Cour de rechercher si oui ou non la réglementation et la pratique incriminées, et surtout la manière dont elles ont été appliquées en l'espèce, ont été défaillantes au point d'emporter violation des obligations positives qui incombent à l'Etat défendeur en vertu de l'article 3 de la Convention.

55.  La situation personnelle de la seconde requérante se caractérisait par son très jeune âge, le fait qu'elle était étrangère en situation d'illégalité dans un pays inconnu et qu'elle n'était pas accompagnée car séparée de sa famille et donc livrée à elle-même. Elle se trouvait donc dans une situation d'extrême vulnérabilité. Eu égard à la protection absolue conférée par l'article 3 de la Convention, il convient, selon la Cour, de garder à l'esprit que c'est cet élément qui est déterminant et que celui-ci prédomine sur la qualité d'étranger en séjour illégal de la seconde requérante. La seconde requérante relevait donc incontestablement de la catégorie des personnes les plus vulnérables d'une société et qu'il appartenait à l'Etat belge de protéger et de prendre en charge par l'adoption de mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l'article 3 de la Convention.

56.  La Cour constate qu'à l'époque, alors que les mineurs relevaient en droit commun du juge de la jeunesse dans une optique de protection, un vide juridique caractérisait la situation des mineurs étrangers non accompagnés. Le Gouvernement défendeur a admis que les possibilités d'hébergement dans des centres mieux adaptés étaient quasi inexistantes et ne permettaient aucune surveillance ni, partant, aucune protection de l'enfant. Par ailleurs, aucun texte ne permettait au juge judiciaire de contrôler les conditions de détention d'un mineur ni, au besoin, d'imposer à l'administration des mesures d'accompagnement juridique, humanitaire et social (voir, mutatis mutandis, Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil 1996-III, § 53). Seul existait le recours de remise en liberté devant la chambre du conseil institué par l'article 71 de la loi précitée et par lequel la juridiction statue sur la légalité de la détention, à l'exclusion de son opportunité.

57.  Saisie par l'avocat le 9 octobre 2002, cette juridiction a, par une ordonnance du 16 octobre 2002, constaté l'illégalité de la détention au regard de la Convention sur les droits de l'enfant et ordonné sa libération immédiate. De l'avis même de cette juridiction, il n'entrait pas dans ses compétences de se prononcer sur l'opportunité ou les conditions de détention ou encore d'aménager et de mettre en place une situation alternative.

L'avocat de la seconde requérante avait en outre, avant de saisir la chambre du conseil, dénoncé la situation le 26 septembre 2002 à l'Office des étrangers et sollicité l'hébergement en famille d'accueil ou, à tout le moins, en institution spécialisée, faisant état de son isolement et des risques de séquelles psychologiques. Il faut donc considérer que, dès cette date, les autorités internes ont expressément été mises en position d'éviter ou de redresser les manquements allégués, ce dont elles se sont abstenues.

De plus, dans sa décision du 25 septembre 2002, le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides avait attiré l'attention du ministre de l'Intérieur sur la minorité de la seconde requérante et sur son droit au regroupement familial en vertu de l'article 10 de la Convention relative aux droits de l'enfant. En outre, le 13 juin 2002, le Comité des droits de l'enfant avait recommandé à l'Etat belge d'accélérer la création de centres d'accueil spécialisés dans lesquels le séjour devrait être le plus bref possible.

58.  D'après la Cour, les dispositions prises par les autorités belges : avertir la première requérante de la situation, lui communiquer le numéro de téléphone auquel elle pouvait joindre sa fille, désigner un avocat pour assister la seconde requérante et accomplir des démarches auprès des autorités canadiennes et de l'ambassade de Belgique à Kinshasa étaient loin d'être suffisantes au regard de l'obligation de prise en charge pesant en l'espèce sur l'Etat belge, qui disposait, pourtant, d'un éventail de moyens. Elle ne doute pas que la détention de la seconde requérante dans les conditions telles qu'elles ont été décrites ci-dessus l'a placée dans un état de profond désarroi. La Cour estime, par ailleurs, que les autorités qui ont pris la mesure de détention litigieuse ne pouvaient ignorer les conséquences psychologiques graves de celle-ci. A ses yeux, pareille détention fait preuve d'un manque d'humanité et atteint le seuil requis pour être qualifiée de traitement inhumain.

59.  Partant, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.

b)  Quant à la première requérante

60.  La Cour rappelle en premier lieu que l'article 3 de la Convention confère une protection absolue, indépendante de l'attitude éventuellement critiquable d'un requérant (voir, mutatis mutandis, Soering, précité, § 88). Elle ne peut dès lors suivre le Gouvernement belge qui, se prévalant de l'attitude de la première requérante, semble remettre en doute la possibilité pour la Cour de parvenir à un constat de violation.

61.  La Cour rappelle en second lieu que le point de savoir si un parent est victime des mauvais traitements infligés à son enfant dépend de l'existence de facteurs particuliers conférant à la souffrance du requérant une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l'on peut considérer comme inévitable pour les proches parents d'une personne victime de violations graves des droits de l'homme. Parmi ces facteurs figurent la proximité de la parenté – dans ce contexte, le lien parent-enfant sera privilégié –, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question et la manière dont les autorités ont réagi à des réclamations des requérants. L'essence d'une telle violation réside dans les réactions et le comportement des autorités face à la situation qui leur a été signalée. C'est notamment au regard de ce dernier élément qu'un parent peut se prétendre directement victime du comportement des autorités (mutatis mutandis, Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, CEDH 1999-IV, § 98, et Hamiyet Kaplan et autres c. Turquie, no 36749/97, § 67, 13 septembre 2005).

62.  S'agissant de l'attitude des autorités belges à l'égard de la première requérante, l'analyse des éléments du dossier révèle que les autorités belges se sont bornées à avertir celle-ci de la détention de sa fille et à lui transmettre un numéro de téléphone auquel elle pouvait la joindre. La Cour ne doute pas que la première requérante a, en tant que mère, subi une souffrance et une inquiétude profondes du fait de la détention de sa fille. Les circonstances de la cause amènent la Cour à conclure que le seuil de gravité exigé par l'article 3 de la Convention a été atteint en l'espèce.

63.  Partant, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.

c/ Le refoulement de la seconde requérante

66.  Analysant tout d'abord le grief sous l'angle de la seconde requérante, la Cour ne peut que constater le manque de préparation et l'absence de mesures d'encadrement et de garanties entourant le refoulement litigieux.

Ainsi, les autorités belges s'en sont tenues à leur décision de procéder au refoulement de la seconde requérante le 17 octobre 2002 alors que deux éléments nouveaux étaient intervenus : la veille, la chambre du conseil avait ordonné la libération immédiate de cette dernière au motif que sa détention était illégale et le H.C.R. les avaient informées de la qualité de réfugiée de la première requérante au Canada.

67.  S'agissant des conditions de voyage proprement dites, bien qu'une assistante du centre ait raccompagné l'enfant jusqu'à la douane, la seconde requérante a effectué le voyage seule, sans être accompagnée par une personne adulte à qui cette mission aurait été confiée par les autorités belges.

Quant à l'accueil de la seconde requérante sur place, les autorités belges se sont contentées d'informer son oncle B., seul parent identifié à Kinshasa, de l'arrivée de sa nièce mais n'ont pas requis sa présence de manière expresse et ne s'en sont pas davantage assurées. Dès lors, la Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu'il soutient qu'il n'est pas responsable de cette situation, faisant valoir que la circonstance que B. se soit dérobé ne peut lui être imputée. Les autorités belges n'avaient par ailleurs pas envisagé ni mis en place une solution de rechange en vue de l'accueil de la seconde requérante et c'est dans une totale improvisation et après que l'enfant avait dû attendre un certain temps à l'aéroport qu'une solution a été trouvée par les autorités congolaises.

68.  Selon la Cour, il découle de ce qui précède que les autorités belges n'ont pas veillé à ce qu'une prise en charge effective de la seconde requérante ait lieu et n'ont pas tenu compte de la situation réelle que risquait d'affronter l'enfant lors de son retour dans son pays d'origine. Elle juge que ce constat n'est pas remis en cause par les circonstances que la compagnie aérienne ait pris l'initiative d'assigner à une hôtesse de l'air, – simple membre de l'équipage –, la tâche de s'occuper de l'enfant durant le temps strict du vol et de ce que la seconde requérante fut finalement prise en charge sur place par une représentante des autorités congolaises après une attente de près de six heures à l'aéroport.

69.  La Cour estime que le refoulement de la seconde requérante, dans de telles conditions, lui a nécessairement causé un sentiment d'extrême angoisse et fait preuve d'un manque flagrant d'humanité envers sa personne, eu égard à son âge et à sa situation de mineure non accompagnée de sorte qu'il atteint le seuil requis pour être qualifié de traitement inhumain. Elle estime également que ce refoulement constitue un manquement aux obligations positives de l'Etat belge, qui s'est abstenu de prendre les mesures et précautions requises.

70.  Analysant ensuite le grief sous l'angle de la première requérante, la Cour, à la lumière de sa jurisprudence rappelée sous le grief précédent (voir le paragraphe 61 ci-dessus), relève en particulier que les autorités belges n'ont pas pris la peine de l'avertir de la mesure de refoulement prise et qu'elle n'en a eu connaissance qu'après que celui-ci avait eu lieu, à la suite de sa tentative de joindre sa fille par téléphone au centre fermé. La Cour ne doute pas de la profonde angoisse qu'a dû éprouver la première requérante. Le mépris témoigné à son encontre à cette occasion et les éléments du dossier conduisent la Cour à conclure que le seuil de gravité requis a été atteint en l'espèce.

71.  Il découle des considérations qui précèdent, qu'il y a eu violation, dans le chef des deux requérantes, de l'article 3 de la Convention du fait du refoulement de la seconde requérante."

MUSKHADZHIYEVA ET AUTRES c. BELGIQUE Requête no 41442/07 du 19 janvier 2010

LA DETENTION ADMINISTRATIVE D'ENFANTS DURANT UN MOIS EST UN ACTE INHUMAIN ET DEGRADANT

55.  La Cour rappelle que, combinée avec l'article 3, l'obligation que l'article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Ces dispositions doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (Mubilanzila Mayeke et Kaniki Mitunga précité, § 53).

56.  Dans l'arrêt précité, la Cour a conclu à la violation de l'article 3 en raison de la détention d'une mineure dans le centre « 127 », situé près de l'aéroport de Bruxelles et destiné à la détention d'étrangers dans l'attente de leur éloignement. Elle a relevé que les conditions de détention de la requérante, alors âgée de cinq ans, étaient les mêmes que celles d'une personne adulte, que l'enfant a été détenue durant deux mois dans un centre initialement conçu pour adultes alors qu'elle était séparée de ses parents et ce, sans que quiconque n'ait été désigné pour s'en occuper, ni que des mesures d'encadrement et d'accompagnement psychologiques ou éducatives ne soient dispensées par un personnel qualifié, spécialement mandaté à cet effet (ibid. § 50). Elle a souligné qu'il convenait de garder à l'esprit que la situation d'extrême vulnérabilité de l'enfant était déterminante et prédominait sur la qualité d'étranger en séjour illégal (ibid. § 55).

57.  La Cour ne perd pas de vue le fait que la présente affaire se distingue de l'affaire précitée par un élément important : en l'espèce, les enfants de la requérante n'étaient pas séparés de celle-ci.

58.  Toutefois, de l'avis de la Cour, cet élément ne suffit pas à exempter les autorités de leur obligation de protéger les enfants et d'adopter des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l'article 3 de la Convention (ibid. § 55).

59.  A cet égard, la Cour note que les quatre enfants requérants étaient âgés de sept mois, trois ans et demi, cinq ans et sept ans à l'époque des faits. L'âge d'au moins deux d'entre eux était tel qu'il leur permettait de se rendre compte de leur environnement. Ils ont tous été détenus pendant plus d'un mois au centre fermé « 127 bis » dont l'infrastructure était inadaptée à l'accueil d'enfants. La réalité des conditions de détention au centre« 127 bis » ressort des constats du délégué général de la Communauté française aux droits de l'enfant suite à sa visite effectuée le 28 juillet 2007, ainsi que du rapport d'étude sur les alternatives à la détention des familles en centres fermés de l'institut d'audit Sum Research, du rapport d'expertise du centre de guidance de l'Université libre de Bruxelles et du rapport de la Commission LIBE du Parlement européen (paragraphes 31–35 ci-dessus).

60.  A cela s'ajoute l'état de santé préoccupant des enfants requérants dont ont fait état des médecins indépendants. Ainsi, la Cour note que le 11 janvier 2007, l'organisation « Médecins sans frontières » a établi une attestation psychologique concernant les requérants qui a été versée au dossier. Il y était noté que les enfants, et surtout Khadizha, montraient des symptômes psychiques et psychosomatiques graves, comme conséquence d'un traumatisme psychique et somatique. Khadizha était diagnostiquée comme souffrant d'un stress post-traumatique et présentant un excès d'angoisse très largement supérieure aux enfants de son âge : elle faisait des cauchemars et se réveillait en hurlant, elle criait, pleurait, se cachait sous la table dès qu'elle apercevait un homme en uniforme et se cognait la tête contre les murs. Liana souffrait de sérieuses difficultés de respiration.

61.  Le 22 janvier 2007, un médecin de la même organisation a dressé une seconde attestation psychologique. Il précisait que l'état psychologique des requérants se dégradait et que, pour limiter le dommage psychique, il était nécessaire de libérer la famille. Il indiquait également que la mère des quatre enfants vivait une situation de stress si dense qu'elle intensifiait celui des enfants, ces derniers ayant le sentiment que leur mère était dans l'incapacité de les protéger.

62.  La Cour souhaite rappeler à cet égard les termes de la Convention relative aux droits de l'enfant, du 20 novembre 1989, et notamment de son article 22 qui incite les Etats à prendre les mesures appropriées pour qu'un enfant, qui cherche à obtenir le statut de réfugié, bénéficie de la protection et de l'assistance humanitaire qu'il soit seul ou accompagné de ses parents.

63.  Compte tenu du bas âge des enfants requérants, de la durée de leur détention et de leur état de santé, diagnostiqué par des certificats médicaux pendant leur enfermement, la Cour estime que les conditions de vie des enfants requérants au centre 127 « bis » avaient atteint le seuil de gravité exigé par l'article 3 de la Convention et emporté violation de cet article.

M.S. c. Belgique requête n° 50012/08 du 31 janvier 2012

Plusieurs violations de la Convention pour des prolongations de maintien en détention d’un extrémiste islamiste et pour son renvoi en Irak

VIOLATION DE L'ARTICLE 3

126.  La Cour tient à rappeler qu’elle est pleinement consciente des difficultés que les Etats rencontrent pour protéger leur population contre la violence terroriste. Toutefois, elle y voit une raison supplémentaire de souligner que l’article 3 ne souffre nulle dérogation, même s’il existe un danger public menaçant la vie de la nation. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme, et quels que soient les agissements de la personne concernée, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants (Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, §§ 115-116, CEDH 2006-IX, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 126, 19 février 2009).

127.  Il n’est donc pas possible de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l’expulsion afin de déterminer si la responsabilité d’un Etat est engagée sur le terrain de l’article 3, ces mauvais traitements fussent-ils le fait d’un Etat tiers. A cet égard, les agissements de la personne considérée, aussi indésirables ou dangereux soient-ils, ne sauraient être pris en compte, ce qui rend la protection assurée par l’article 3 plus large que celle prévue aux articles 32 et 33 de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 80, Recueil 1996-V, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 138, 28 février 2008).

128.  Pour déterminer l’existence de motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel de traitements incompatibles avec l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (Saadi c. Italie précité, § 128).

129.  En l’espèce, elle observe que l’existence de ces motifs n’est pas controversée entre les parties. Ainsi que les autorités belges, par l’intermédiaire de leurs instances d’asile, l’ont souligné, se fondant sur de nombreux rapports internationaux, quelle que soit la région concernée, les personnes présentant un profil similaire à celui du requérant risquent d’être exposées à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants en cas de retour sur le sol irakien, que ce soit lors d’une arrestation par les forces de police ou en prison. Le risque de voir engager la responsabilité de la Belgique sur le terrain de l’article 3 est d’ailleurs la raison invoquée par le Gouvernement pour ne pas avoir procédé à l’expulsion du requérant vers l’Irak.

130.  Actuellement, l’issue de la procédure du requérant devant les juridictions irakiennes est incertaine. Il aurait fait l’objet d’un mandat d’arrêt en 2007 sur la base des lois antiterroristes. Cette donnée, avancée par le requérant lors de sa deuxième demande d’asile, semble avérée du fait de son arrestation à sa descente d’avion le 27 octobre 2010. Il a ensuite été détenu à la prison d’Erbil pendant trois semaines, puis libéré sous caution et assigné à résidence. Il lui est interdit de se déplacer et d’avoir des contacts avec des personnes autres que les membres de sa famille. Le requérant a un avocat sur place mais celui-ci ne lui a fourni aucune information sur l’état de la procédure. On ne peut donc pas dire à l’heure actuelle si le requérant sera rejugé pour des faits passibles de prison et reconnu coupable.

131.  La Cour remarque que, malgré la demande formulée dans ce sens par le conseil du requérant, les autorités belges n’ont effectué aucune démarche en vue d’obtenir des assurances diplomatiques auprès des autorités irakiennes que le requérant ne serait pas victime de traitements contraires à l’article 3 à son retour. Le souhait exprimé par le requérant qu’aucun contact ne soit établi avec l’ambassade d’Irak et l’absence de représentation diplomatique belge en Irak ne sauraient, de l’avis de la Cour, entrer en ligne de compte quand il s’agit d’évaluer les risques de mauvais traitements. Tout en ne perdant pas de vue qu’à supposer même que de telles assurances aient été données, cela n’aurait pas dispensé la Cour d’examiner si elles fournissaient une garantie suffisante quant à la protection du requérant contre le risque de traitements interdits par la Convention (Chahal précité, § 105, Saadi c. Italie précité, § 148), la Cour est d’avis que les autorités belges auraient dû assortir le processus de retour du requérant d’un minimum de sauvegardes en vue d’assurer sa sécurité, au premier rang desquelles figure la recherche d’assurances diplomatiques auprès des autorités de l’Etat tiers concerné. En n’agissant pas de la sorte, alors qu’elles connaissaient le risque qu’encourait le requérant de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, les autorités belges n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles au regard de la Convention.

132.  Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

SUR LA VIOLATION DE L'ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

144.  A titre préliminaire, la Cour observe que la première période de détention litigieuse était motivée par l’objectif clairement affiché par les autorités belges de procéder à l’éloignement du requérant, mais qu’elle a fait l’objet de décisions distinctes basées sur différents articles de la loi sur les étrangers. A supposer même qu’un problème de recevabilité puisse en être déduit, quod non, la Cour rappelle que, dans les affaires qui, comme en l’espèce, concernent des périodes de détention multiples et consécutives, elle fait primer la nécessité d’éviter un formalisme excessif et les considère comme un tout (voir, mutandis mutandis, Solmaz c. Turquie, no 27561/02, §§ 35-36, 16 janvier 2007).

145.  Par ailleurs, la Cour considère que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et n’a relevé aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle doit donc être déclarée recevable.

146.  Sur le fond, la Cour rappelle que l’article 5 consacre un droit fondamental, la protection de toute personne contre les atteintes arbitraires de l’Etat à sa liberté. Toute privation de liberté doit relever de l’une des exceptions prévues aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Ces exceptions sont énumérées de manière exhaustive et seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition (Saadi c. Royaume-Uni précité, § 43, A. et autres précité, § 171, Jusic c. Suisse, no 4691/06, § 67, 2 décembre 2010).

147.  Parmi ces exceptions figure l’alinéa f) qui permet aux Etats de restreindre la liberté des étrangers dans le cadre du contrôle de l’immigration (Saadi c. Royaume-Uni précité, § 64) en vertu de leur « droit indéniable de contrôler souverainement l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » à condition que ce droit s’exerce en conformité avec les dispositions de la Convention (Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, § 41, Recueil 1996-III).

148.  L’article 5 § 1 exige que la privation de liberté soit « régulière ». En cette matière, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en va autrement dans les matières où la Convention renvoie directement à ce droit, comme ici : en ces matières, la méconnaissance du droit interne entraîne celle de la Convention, de sorte que la Cour peut et doit exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne – dispositions légales ou jurisprudence – a été respecté (voir, parmi d’autres, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 46, série A no 33, Jusic précité, § 68).

149.  L’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 74, CEDH 2007-II, Saadi c. Royaume-Uni, § 67). Pour ne pas être taxée d’arbitraire, une mesure privative de liberté prise sur le fondement de l’article 5 § 1 f) doit se faire de bonne foi et être étroitement liée au motif de détention invoqué par le Gouvernement (Saadi c. Royaume-Uni, § 74 ; R.U. c. Grèce, no 2237/08, § 96, 7 juin 2011).

150.  La Cour considère à ce sujet que seul le déroulement d’une procédure d’expulsion peut justifier la privation de liberté fondée sur la seconde partie de cette disposition (Chahal précité, § 113) et que tant qu’un individu fait l’objet d’une « procédure d’expulsion en cours » contre lui, l’article 5 § 1 f) n’exige pas que sa détention fût en outre considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir, comme le prévoit l’article 5 § 1 c) (Chahal précité, § 112, Saadi c. Royaume-Uni, § 72). La Cour juge qu’une « procédure d’expulsion en cours » n’est pas établie quand les autorités n’ont pas de perspective réaliste d’expulser les intéressés pendant la période où ils sont détenus sans les exposer à un risque réel de mauvais traitements contraires à l’article 3 et que la détention pour le seul motif de sécurité nationale sort des limites de l’alinéa f) de l’article 5 § 1 (A. et autres précité, §§ 167 et 171).

151.  En l’espèce, le requérant fut placé au centre fermé de Merksplas à l’issue de sa peine d’emprisonnement consécutivement à l’ordre de quitter le territoire et un rapatriement fut organisé rapidement. Cette détention avait une base légale en l’article 7 alinéa 3 de la loi sur les étrangers dès lors que le requérant était en séjour illégal en Belgique (article 7 alinéa 1er), était susceptible de porter atteinte à l’ordre public (article 7 alinéa 1er, 3o) et ne disposait pas des moyens suffisants pour subvenir à ses besoins (article 7 alinéa 1er, 6o). Le rapatriement fut annulé en raison de l’introduction d’une deuxième demande d’asile. Le requérant fut ensuite maintenu en détention dans l’attente de l’issue de la procédure d’asile, sur base des articles 74/6 § 1er bis puis 52/4 alinéa 4 de la loi sur les étrangers en raison du risque qu’il présentait de porter atteinte à l’ordre public et à la sécurité nationale.

152.  S’agissant des conséquences sur la régularité de la détention du dépôt de la demande d’asile, la Cour est d’accord avec le requérant pour dire qu’il faut tenir compte de la protection contre le refoulement dont bénéficient les demandeurs d’asile pour déterminer si une procédure d’expulsion peut être considérée comme étant « en cours » (R.U. c. Grèce, précité, § 95). Toutefois, elle rappelle aussi avoir jugé dans l’affaire Chahal précitée qui, à l’instar de la présente espèce, comportait des considérations d’une extrême gravité pour l’intéressé et la sécurité nationale, que le maintien en détention durant la procédure d’asile n’était pas irrégulier pour autant que les autorités procédaient à un examen minutieux de tous les points et éléments pertinents et que les éléments se rapportant à la menace pour la sécurité nationale aient été examinés par une instance présentant des garanties contre l’arbitraire (§§ 117 et 122). La Cour considère que ces garanties étaient également présentes en l’espèce. Les circonstances exceptionnelles invoquées par les autorités étaient déduites des faits pour lesquels le requérant avait été condamné par la cour d’appel de Bruxelles et de l’analyse de sa personnalité faite par cette même juridiction. De plus, le ministre de l’Intérieur a poursuivi avec diligence la procédure en faisant usage de l’article 52/4 alinéa 2 de la loi sur les étrangers et en sollicitant, le 2 janvier 2008, l’avis du CGRA sur les risques que comportait un éventuel éloignement du requérant vers l’Irak au regard des articles 2 et 3 de la Convention.

153.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le requérant était détenu selon les voies légales. De plus, elle n’a aucune raison de douter que les autorités internes envisageaient effectivement l’éloignement du requérant et avaient, à ce stade, une perspective réaliste de pouvoir y procéder en cas de rejet de la demande d’asile. De la sorte, la Cour est en mesure de considérer que, dans un premier temps, la détention du requérant entrait dans les prévisions de l’article 5 § 1 f) et était régulière au sens de cette disposition.

154.  Cette situation doit être analysée sous un angle différent à partir du 29 mai 2008 quand le CGRA rendit son avis sur les risques qu’encourrait le requérant en cas de retour en Irak. Ce dernier est dépourvu de toute ambiguïté quand il énonce que le requérant présentait un profil à risque clairement établi.

155.  De l’avis de la Cour, à partir de ce moment-là, il apparaît clairement que le requérant fut maintenu en détention uniquement pour des raisons de sécurité, puisque les autorités ne pouvaient procéder à son éloignement vers l’Irak sans enfreindre leurs obligations au regard de la Convention. Il ressort des éléments de l’affaire que si les autorités belges avaient pu trouver un pays de destination où le requérant n’aurait pas couru un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3, elles auraient fait valoir la perspective réaliste d’expulser le requérant pour justifier de l’existence d’une procédure d’expulsion en cours. Toutefois, le Gouvernement ne fournit aucun élément montrant qu’à ce stade, des contacts diplomatiques aient été entrepris en ce sens avec des Etats tiers. Le requérant se trouvait, donc, dans la même situation que neuf des requérants dans l’affaire A. et autres précitée (§§ 166, 167 et 170) dans laquelle la Cour a conclu que la détention sortait des limites des alinéas a) à f) fixées par la jurisprudence de la Cour sans que puisse être invoquée, pour l’y ramener, la nécessité de mettre en balance les intérêts de l’Etat et ceux des détenus (§ 171). La Cour n’aperçoit aucune raison de se départir de cette conclusion en l’espèce. La nécessité invoquée par Gouvernement de poursuivre la procédure d’asile ne saurait suffire en l’espèce, puisque l’issue de cette procédure était sans incidence sur la possibilité d’expulser le requérant.

156.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en ce qui concerne la première période de détention du requérant, du 29 mai 2008 au 4 mars 2009.

iV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION EN CE QUI CONCERNE LA PREMIèRE PéRIODE DE DèTENTION

157.  Le requérant se plaint qu’il n’a pas été statué à bref délai sur la légalité de sa détention et invoque une violation de l’article 5 § 4 de la Convention qui est ainsi libellé :

« (...)

4.  Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

(...) »

158.  La Cour considère que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et n’a relevé aucune autre motif d’irrecevabilité. Elle doit donc être déclarée recevable.

159.  Sur le fond, la Cour est appelée à vérifier si le droit du requérant à une décision à bref délai – positive ou négative – sur la légalité de sa détention a été respecté. Pour cela, elle doit au préalable déterminer la durée des instances en cause.

160.  En ce qui concerne le début de la période à considérer, le requérant soutient qu’elle a commencé avec le dépôt d’une première requête de mise en liberté devant le tribunal de première instance de Turnhout fin juillet 2008. Toutefois, avec le Gouvernement, la Cour constate qu’aucune pièce relative à cette procédure n’a été versée au dossier. Il y a donc lieu de retenir la demande de mise en liberté introduite le 12 août 2008 devant le tribunal de première instance de Liège.

161.  Quant au terme de la période, il se place le 14 janvier 2009, date à laquelle la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par le requérant contre l’arrêt de la cour d’appel de Liège du 27 novembre 2008.

162.  Au total, la durée à examiner a atteint cinq mois et deux jours.

163.  La Cour rappelle que la notion de « bref délai » exigé par l’article 5 § 4 ne peut se définir in abstracto mais doit – comme pour le « délai raisonnable » des articles 5 § 3 et 6 § 1 – s’apprécier à la lumière des circonstances de la cause (Sanchez-Reisse c. Suisse, 21 octobre 1986, § 55, série A no 107).

164.  A cet égard, le Gouvernement soutient que le requérant fait en réalité grief à l’Etat belge de ses propres errements de procédure. Tout d’abord, il a demandé sa mise en liberté à une juridiction qui n’était pas habilitée à la prononcer. Ensuite, il a agi sans égard à la jurisprudence de la cour d’appel de Bruxelles qui, appliquant la jurisprudence de la Cour de cassation, adopta un arrêt de principe quant à la compétence ratione loci des juridictions pour connaître des requêtes de mise en liberté en application de l’article 71 de la loi sur les étrangers. Quand les juridictions d’instruction compétentes ont été finalement saisies, le 4 novembre 2008, elles se sont prononcées dans un délai raisonnable sur le fond de la demande du requérant avec une décision en première instance le 13 novembre 2008 et en appel le 27 novembre 2008.

165.  La Cour constate que le non-respect des formalités de saisine ratione loci formait effectivement la trame des décisions et arrêts successifs. Toutefois, cet argument ne saurait excuser la période constatée. Premièrement, il ne saurait être reproché au requérant d’avoir été transféré au centre fermé de Vottem rendant la juridiction saisie le 12 août 2008 incompétente. Deuxièmement, la Cour est frappée par la contradiction entre, d’une part, l’arrêt de la cour d’appel de Liège du 2 septembre 2008 qui conclut à l’incompétence ratione loci des juridictions liégeoises et constate que le requérant avait une adresse à Anvers au moment où lui avait été notifié la décision contestée et, d’autre part, la cour d’appel d’Anvers qui, le 9 octobre 2008, se déclara également incompétente ratione loci en constatant que, depuis le 21 mai 2003, le requérant n’avait plus d’adresse à Anvers. Troisièmement, elle n’aperçoit pas ce que le requérant aurait pu faire d’autre que se désister de l’instance introduite le 12 octobre 2008 vu qu’un nouvel arrêté ministériel de mise à disposition du gouvernement avait été pris à son encontre et notifié au centre fermé de Vottem, rendant le tribunal de première instance de Turnhout incompétent.

166.  La Cour considère, dans ces conditions, que les facteurs invoqués par le Gouvernement ne pouvaient pas priver le requérant de la garantie de célérité prescrite par l’article 5 § 4. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de cette disposition.

V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5 §§ 1 et 4 DE LA CONVENTION DU FAIT DE LA DEUXIEME PERIODE DE DETENTION EN CENTRE FERME

167.  Le requérant soutient que sa deuxième période de détention au centre fermé de Bruges du 2 avril 2010 jusqu’à son retour en Irak le 27 octobre 2010 l’a été en violation de l’article 5 § 1 f) de la Convention précité.

168.  Il se plaint que cette deuxième période de détention était irrégulière dès lors qu’on ne pouvait pas considérer que les autorités belges poursuivaient une procédure d’expulsion « avec la diligence » requise par la jurisprudence de la Cour, notamment dans les affaires Kolompar et A. et autres précitées. Les autorités devaient en effet savoir que son expulsion était impossible en l’absence d’attaches dans un autre pays que le sien. De plus, la durée de la détention était en réalité illimitée dès lors que l’Etat aurait pu la prolonger arguant indéfiniment de négociations avec des pays tiers.

169.  A cela s’ajoute la circonstance que les pourparlers sont restés confidentiels jusqu’à la première prolongation de la détention, le 1er juin 2010, et il a fallu attendre l’arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 13 août 2010 pour que le requérant sache avec quels pays les pourparlers avaient été engagés et qu’il puisse manifester son opposition à un renvoi vers le Burundi.

170.  Enfin, se référant à l’affaire Ahmed c. Roumanie (no 34621/03, §§ 33 et 34, 13 juillet 2010), le requérant soutient que les autorités, ayant invoqué la confidentialité en raison des risques liés à la sécurité nationale, ne lui ont fourni aucune information sur les raisons de sa mise en détention le 2 avril 2010 et l’ont ainsi privé des moyens de vérifier les faits à l’origine de la mesure de détention et d’en contester utilement la légalité.

171.  Le Gouvernement rappelle que toutes les décisions litigieuses avaient une base légale et ont été prises en vue d’assurer l’éloignement effectif de l’intéressé. Leur durée était strictement encadrée par la loi sur les étrangers qui en son article 7, dernier alinéa, prévoit que la durée totale de la détention ne peut excéder huit mois. Selon le Gouvernement, contrairement à l’affaire Ahmed précitée dans laquelle le requérant n’avait fait l’objet d’aucune condamnation, en l’espèce, le requérant ne pouvait pas ignorer les raisons pour lesquelles il fut mis fin à l’assignation à résidence et il fut à nouveau privé de liberté le 2 avril 2010, puisqu’elles reposaient sur ses agissements personnels, ceux pour lesquels il avait été condamné en 2005 et ceux qu’il avait commis en violation des conditions mises à son assignation à résidence en fréquentant des personnes qu’il avait rencontrées en prison et qui appartenaient à des milieux extrémistes. Il ne s’agit donc aucunement d’information confidentielle au sens propre du terme, mais éléments d’ordre public connus du requérant qui figuraient dans son dossier administratif auquel il avait accès.

172.  En tout état de cause, les autorités ont poursuivi la procédure d’expulsion concrètement et avec toute la diligence requise compte tenu de la complexité et du caractère exceptionnel du dossier et de ses implications tant sur le plan national qu’international. Les démarches en vue de trouver un Etat tiers ont été entamées dès réception de l’avis du CGRA, en avril 2010, mais se sont heurtées à l’impossibilité pour les pays approchés d’accueillir le requérant et au refus de celui-ci de se rendre au Burundi. Toutes les informations relatives à la recherche d’un Etat tiers figuraient dans le dossier administratif déposé par l’Etat dans les procédures devant les juridictions d’instruction compétentes et auquel le requérant avait accès avant chaque comparution.

173.  La Cour considère que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et n’a relevé aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle doit donc être déclarée recevable.

174.  Sur le fond, pas plus que pour la première période de détention, il n’est contesté que les mesures de placement et de prolongation de la détention aient été décidées selon les voies légales. La tâche de la Cour consiste donc à vérifier, selon les critères rappelés ci-dessus (paragraphes 146-150 ci-dessus), si lesdites mesures entraient dans les prévisions de l’article 5 § 1 f) et étaient dépourvues d’arbitraire.

175.  Il s’agit, dans un premier temps, de déterminer si, ainsi que l’a jugé la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers (paragraphes 68 et 84 ci-dessus), une procédure d’expulsion était en cours et si les autorités belges, toujours déterminées à éloigner le requérant, la menaient avec diligence. Sur ce point, l’ordre de quitter le territoire, pour l’exécution duquel le requérant fut mis en détention, fait référence à la circonstance que l’OE attendait l’avis du CGRA qui avait été sollicité le 15 mars 2010 sur la persistance des risques que le requérant courait en cas de renvoi en Irak. Si la Cour est prête à voir dans cette démarche un préalable nécessaire à l’éloignement effectif du requérant, elle ne partage pas la conclusion des juridictions internes et conçoit difficilement qu’elle puisse, à elle seule, être qualifiée de procédure d’expulsion « en cours » au sens de l’article 5 § 1 f).

176.  La Cour en déduit que le seul et véritable motif de détention du requérant résultait du rapport établi par les services de police sur lequel se basait la lettre de l’organe de coordination de l’analyse du risque et non d’une quelconque perspective réaliste de pouvoir l’éloigner dans un délai raisonnable. Or, même motivé par des éléments nouveaux dont la gravité du point de vue de l’ordre public et de la sécurité nationale peut être présumée, la Cour tient compte de ce que le requérant avait déjà subi successivement privation puis restrictions à sa liberté depuis près de deux ans et demi sans qu’aucune juridiction n’ait réévalué, depuis sa sortie de prison en octobre 2007, le risque qu’il continuait de représenter effectivement pour l’ordre public et la sécurité nationale. De plus, les documents précités ont été élaborés par des organes administratifs sans aucune motivation à l’adresse de l’intéressé quant aux faits exacts qui lui étaient reprochés. La Cour est également frappée de constater que le rapport établi le 22 mars 2010 par les services de police ne contient en substance qu’une liste des personnes que le requérant aurait fréquentées et qu’aucune des conditions mises à son assignation à résidence par l’arrêté ministériel du 24 février 2010 ne consistait à lui interdire de telles fréquentations. Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant n’a pas bénéficié des garanties minimales contre l’arbitraire et a fait, le 2 avril 2010, l’objet d’une détention non conforme à l’article 5 § 1.

177.  La situation est différente à partir du 17 mai 2010 – quand les autorités belges ont établi des contacts diplomatiques en vue de rechercher un Etat tiers susceptible d’accueillir le requérant – et jusqu’au 16 août 2010, quand le requérant marqua son refus d’être renvoyé au Burundi, faisant échec à la seule possibilité d’un éloignement vers un pays tiers. Durant ces trois mois, une procédure d’expulsion était véritablement « en cours » au sens de la jurisprudence de la Cour rappelée ci-dessus et la détention du requérant était conforme à l’article 5 § 1 f) de la Convention.

178.  Le requérant fut ensuite maintenu en détention jusqu’au 27 octobre 2010 sur la base d’une succession de mesures de prolongation formulées dans des termes similaires les unes aux autres et motivées en substance par le constat que des démarches en vue de trouver un pays tiers avaient été menées avec minutie et par le danger qu’avait représenté et continuait de représenter le requérant pour l’ordre public et la sécurité nationale.

179.  Si l’on ajoute à la conclusion ci-dessus (paragraphe 176 ci-dessus) l’échec des démarches entreprises en vue de trouver un Etat tiers, avéré depuis août, l’absence d’autres démarches dans ce sens et le nouvel avis du CGRA confirmant les risques encourus par le requérant en cas de retour en Irak, la Cour ne peut que constater l’absence de lien entre la mise en détention du requérant et la possibilité de l’éloigner du territoire belge. Certes, comme le souligne le Gouvernement, l’article 7 de la loi sur les étrangers limitait la durée de la détention en pareilles circonstances à huit mois et cette durée n’apparaît pas poser en soi de problème de conformité avec l’article 5 § 1 f). Toutefois, ainsi qu’il ressort des faits au cours de la première période de détention, les autorités belges n’ont pas hésité à faire usage d’autres dispositions de ladite loi pour prolonger la détention au-delà de ce qui est prescrit par l’article 7 de sorte que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, le requérant pouvait légitimement craindre la durée illimitée de sa détention.

180.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le placement du requérant en détention le 2 avril 2010, ainsi que les mesures de prolongation de sa détention à partir du 24 août 2010, n’ont pas été « régulières » au sens de l’article 5 § 1 f) de la Convention et qu’il y a eu violation de cette disposition.

181.  Compte tenu de cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer sur la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 5 § 4 (Ahmed précité, § 58).

FERNANDEZ KERR c. BELGIQUE du 26 septembre 2013 requête 19328/09

Non violation de l'article 3 pour des accusations de violences policières aussi bien quant au grief matériel que procédurale malgré trois ans d'Enquête.

2.  Appréciation de la Cour

57.  S’agissant du volet matériel du grief, la Cour rappelle, d’une part, que lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention (voir, notamment, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 38, série A no 336, Mete et autres, précité, § 106, et El-Masri c. ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 207, CEDH 2012). D’autre part, les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, notamment, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, Labita c. Italie [GC], n26772/95, § 121, CEDH 2000‑IV, et Creanğa c. Roumanie [GC], n29226/03, § 88, 23 février 2012. Pour un exemple d’arrêt s’inscrivant dans le contexte d’une interpellation, voir Matko c. Slovénie, no 43393/98, §§ 98-99, 2 novembre 2006).

58.  A cela il faut ajouter qu’il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données qu’ils recueillent. En règle générale, seules des données convaincantes sont susceptibles de la conduire à s’écarter des constatations de fait des juridictions internes (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, §§ 29-30, série A no 269). Elle n’est cependant pas liée par leurs conclusions et elle se doit de faire preuve d’une vigilance particulière en cas d’allégations de violation de l’article 3 de la Convention (voir Ribitsch précité, § 32, et El-Masri précité, § 155 ; voir aussi, notamment, Matko précité, § 100).

59.  S’agissant en particulier de l’usage de la force au cours d’une arrestation, la Cour doit rechercher si la force utilisée était strictement nécessaire et proportionnée et si l’Etat doit être tenu pour responsable des blessures infligées. Pour répondre à cette question, elle doit prendre en compte les blessures occasionnées et les circonstances dans lesquelles elles l’ont été. De plus, il incombe normalement au Gouvernement d’apporter des preuves pertinentes démontrant que le recours à la force était à la fois proportionné et nécessaire (voir, notamment, Petyo Popov c. Bulgarie, n75022/01, § 54, 22 janvier 2009).

60.  En l’espèce, il n’est pas contesté que les policiers ont fait usage de la force à l’encontre du requérant et ont porté atteinte à son intégrité physique lors de son arrestation, lui causant diverses lésions. Cela ressort au demeurant de plusieurs témoignages, de la circonstance qu’à la demande de la police, il avait été conduit aux urgences hospitalières en ambulance après son arrestation, et des rapports médicaux figurant au dossier, qui attestent de douleurs et de contusions significatives ainsi que d’une incapacité de travail de plusieurs jours (paragraphes 12-13 ci-dessus).

61.  Se pose donc la question de savoir si, au vu notamment des constatations des juridictions internes, la force physique dont il a été fait usage à l’encontre du requérant était ou non rendue strictement nécessaire par son comportement.

62.  La Cour note en premier lieu que l’interpellation du requérant s’inscrit dans le contexte d’une intervention policière sollicitée par un responsable des « Petits Riens» pour mettre fin à une rixe qui s’était déclenchée lors d’une soirée organisée par cette association. Nul ne conteste qu’en intervenant ainsi dans le but de rétablir l’ordre, la police agissait légitimement et dans le cadre de l’exercice normal de ses fonctions.

63.  La Cour relève ensuite qu’il ressort notamment des déclarations faites par des agents de police et par le directeur général des « Petits Riens » dans le cadre des investigations conduites au plan interne, ainsi que des écrits du requérant, que son interpellation repose vraisemblablement sur un malentendu. Il apparaît en effet que l’un des participants à la soirée, qui s’était mensongèrement présenté aux policiers comme étant chargé de la sécurité, leur a désigné le requérant comme étant l’un des principaux fauteurs de troubles. Ceux-ci ont agi sur la foi de cette indication erronée, provocant l’incompréhension et la résistance du requérant. Il peut certes leur être reproché de ne pas avoir vérifié la crédibilité des allégations de cet individu. Il faut cependant tenir compte des circonstances dans lesquelles s’inscrivait leur intervention, caractérisées par la nécessité d’agir rapidement pour maîtriser une situation difficile et susceptible de dégénérer en raison notamment du grand nombre de personnes présentes. Ce qui importe, c’est qu’ils ont agi de bonne foi – ce que le requérant ne conteste pas –, sur le fondement d’une conviction honnête, considérée valable sur le moment.

64.  La Cour juge en outre établi que le requérant a opposé une résistance active aux agents des forces de l’ordre lors de son arrestation. Cela ressort non seulement des déclarations des policiers qui sont intervenus le 19 décembre 2003, mais aussi du témoignage d’autres personnes présentes ainsi que, dans une certaine mesure du moins, des dires du requérant lui-même (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour attache à cet égard une importance particulière au fait que le requérant a été reconnu coupable de coups et blessures et de rébellion à raison précisément de son attitude lors de son interpellation (paragraphe 22-23 ci-dessus).

65.  Quant aux lésions subies par le requérant à la suite de son interpellation, il s’agit, d’après le rapport médical du 22 décembre 2003 produit par l’intéressé, d’ecchymoses sur la face postérieure de l’épaule droite et sur le bras droit, de lésions plus discrètes sur la jambe droite, d’une petite cicatrice sur l’avant-bras droit, d’une abrasion cutanée sensible sur les deux genoux, d’une lésion superficielle et d’une blessure interne de la lèvre inférieure, de traces de liens aux poignets, d’une perte de sensibilité d’une main, d’une sensibilité des coudes et d’une plaie superficielle sensible au niveau du cuir chevelu. Si elles ne sauraient nullement passer pour anodines, elles ne présentent pas pour autant un degré de gravité tel qu’elles puissent suffire à accréditer la thèse selon laquelle la police aurait usé de manière disproportionnée de la force alors qu’elle procédait à l’arrestation d’un individu qui lui opposait une résistance active.

66.  S’agissant des allégations du requérant selon lesquelles il aurait été malmené lors de son transport vers le commissariat (paragraphe 11 ci-dessus), la Cour observe qu’il n’a pas développé ce volet de sa plainte devant le juge interne. Elle note tout particulièrement que dans ses conclusions déposées devant le chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles dans le cadre de la procédure relative à sa plainte avec constitution de partie civile, il s’est borné à affirmer, sans en tirer des conclusions spécifiques, qu’il avait été « malmené » au cours de ce déplacement et qu’on l’avait fait tomber à plusieurs reprises et traîné au sol. Elle constate par ailleurs qu’il n’y a dans le dossier aucun élément susceptible d’indiquer que l’état physique du requérant se serait dégradé entre le moment où il a été évacué du local où se déroulait le réveillon et sa présentation au juge d’instruction le 20 décembre 2003.

67.  Un examen scrupuleux du dossier conduit ainsi la Cour à constater qu’il n y a en l’espèce aucune donnée susceptible de la conduire à s’écarter des constatations des juridictions internes. En conséquence, bien que préoccupée par le fait que du gaz poivré a été employé pour maîtriser le requérant, elle conclut que la force physique dont la police a usé à son encontre alors qu’elle procédait à son interpellation peut être considérée comme ayant été rendue strictement nécessaire par le comportement de celui-ci et que ce recours à la force physique n’était pas disproportionné.

68.  S’agissant du volet procédural du grief, la Cour rappelle que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, un traitement contraire à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la ] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. Elle doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décisions. Les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes du dommage ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise. De plus, l’enquête doit être menée en toute indépendance par rapport au pouvoir exécutif, ce qui suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète. Enfin, la victime doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre, à l’enquête (voir, notamment, El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, §§ 182-185, CEDH 2012).

69.  S’agissant spécialement l’indépendance des enquêteurs, il faut ajouter que, pour qu’une enquête sur des faits de torture ou mauvais traitements imputés à la police ou d’autres services comparables de l’Etat puisse passer pour effective, il faut, d’une manière générale, que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les évènements (voir, par exemple, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 91, CEDH 1999‑III, et Dumitru Popescu c. Roumanie (no 1), no 49234/99, § 74, 26 avril 2007).

70.  Sur ce dernier point, la Cour constate qu’une enquête fut ouverte par la police et le parquet dès le lendemain des événements puis, suite à l’inculpation du requérant pour rébellion et coups et blessures, conduite sous l’égide d’un juge d’instruction, soit d’un magistrat indépendant. Parallèlement, consécutivement à la plainte du requérant pour coups et blessures puis à sa constitution de partie civile, des investigations furent menées par le comité P – dont le requérant ne met en cause ni l’indépendance ni l’impartialité – sous l’autorité du parquet puis sous celle d’un juge d’instruction.

71.  La Cour relève ensuite que les dépositions de la plupart des agents de police qui sont intervenus le 19 décembre 2003 ainsi que celles de plusieurs témoins furent recueillies. Vu leur nombre, elle juge compréhensible que toutes les personnes présentes n’aient pas été interrogées. Par ailleurs, elle ne décèle aucun élément susceptible d’indiquer que les investigations aient été menées à décharge des policiers impliqués dans l’arrestation du requérant. Au demeurant, si certaines des déclarations recueillies venaient à l’appui de leur version des faits, d’autres venaient à l’appui de celle du requérant.

72.  Quant à la circonstance que les juridictions d’instruction n’ont pas ordonné d’expertise médicolégale, elle n’est pas déterminante dans les circonstances de la cause, dès lors notamment que des certificats médicaux produits par le requérant ont été joints au dossier.

73.  La Cour observe par ailleurs que le requérant avait la possibilité d’accéder au dossier de l’instruction et de participer à celle-ci en demandant l’accomplissement de devoirs supplémentaires. Elle observe aussi que, comme l’a constaté la chambre des mises en accusations, il n’a demandé des devoirs supplémentaires qu’au stade de l’appel du règlement de la procédure.

74.  La Cour note ensuite que six des policiers qui étaient intervenus le 19 décembre 2003 ont été inculpés d’avoir « fait des blessures ou porté des coups qui ont causé une maladie ou une incapacité de travail personnel » et, « étant fonctionnaire ou officier public, dépositaire ou agent de l’autorité ou de la force publique, en l’espèce fonctionnaire de police, avoir ordonné ou exécuté un acte arbitraire ou attentatoire aux libertés et aux droits garantis par la constitution ». Par ailleurs, la décision de non-lieu prise à l’issue de l’instruction par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles a fait l’objet d’un réexamen par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, dont l’arrêt a ensuite été soumis au contrôle de la Cour de cassation dans le cadre du pourvoi exercé par le requérant.

75.  Cela étant, la Cour relève avec le requérant que l’enquête a manqué de célérité : presque trois ans se sont écoulés entre la constitution de partie civile du requérant (17 juin 2004) et le réquisitoire du parquet (27 avril 2007), lequel a été pris deux ans et deux mois après la communication du dossier au parquet. Elle voit une autre lacune dans l’absence de confrontation entre le requérant et les policiers qui ont procédé à son arrestation. Cela ne suffit toutefois pas, dans les circonstances de l’espèce et au vu des mesures prises, à mettre en cause l’effectivité de l’enquête.

76.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

CONCERNANT LA FRANCE

Tomassi contre France en date du 27 août 1992 Hudoc 380 requête 12850/87

Le requérant nationaliste corse soupçonné puis relaxé d'avoir posé une bombe dans la caserne de Calvi a subi, durant sa garde à vue, des insultes ainsi que des coups et blessures:

"Les certificats et rapports médicaux, établis en toute indépendance par des praticiens, attestent de l'intensité et de la multiplicité des coups portés à Monsieur Tomassi.

Il y a là deux éléments assez sérieux pour conférer à ce traitement un caractère inhumain et dégradant.

Les nécessités de l'enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité, notamment en matière de terrorisme, ne sauraient conduire à limiter la protection due à l'intégrité physique de la personne"    

Selmouni contre France en date du 28/07/1999 Hudoc 1053 requête 25807/94

Le requérant se plaint d'avoir subi des coups constatés par des rapports médicaux établis en toute indépendance et un viol qui n'a pas pu être constaté, durant sa garde à vue pour trafic de stupéfiants.

Le commandant de police responsable de l'enquête a, lui-même, été condamné et incarcéré lors de cette célèbre et grave affaire:

"La Commission estime que les coups portés au requérant ont provoqué de véritables lésions ainsi que de vives souffrances physiques ou morales.

Selon elle, le traitement auquel le requérant a été soumis ne peut l'avoir été que délibérément et dans le but, notamment, d'obtenir des aveux ou des renseignements.

La Commission considère que ce traitement, infligé par un ou plusieurs fonctionnaires d'Etat, tel qu'il résulte des certificats médicaux, était de nature tellement grave et cruelle que l'on ne peut le qualifier que de torture, sans avoir  à se prononcer sur les autres faits, notamment de viol, invoqués par le requérant.

La Cour relève également que le requérant a été tiré par les cheveux, qu'il a dû courir dans un couloir le long duquel des policiers se plaçaient pour le faire trébucher; qu'il a été mis à genou devant une jeune femme à qui il fut déclaré: "Tiens, tu vas entendre quelqu'un chanter"; qu'un policier lui a ultérieurement présenté son sexe en lui disant: "Tiens, suce le" avant de lui uriner dessus; qu'il a été menacé  d'un chalumeau puis avec une seringue.

Outre la violence des faits décrits, la Cour ne peut que constater leur caractère odieux et humiliant pour toute personne, quelque soit son état" 

Mouisel contre France en date du 14 novembre 2002 Hudoc 3939 requête 67263/01 

Il s'agit d'un détenu atteint d'une leucémie qui a subi de multiple transferts à l'hôpital, menotté et entravé.

Il devait endurer des soins alors qu'il était attaché à son lit. Il devait accepter une augmentation de l'écoulement de goutte à goutte dans ses veines jusqu'à la souffrance pour réduire le temps des soins afin que les escortes puissent retourner plus rapidement chez elles.

Il n'avait donc pas en détention, les conditions adéquates pour le traitement de sa maladie incurable:

 "La Cour () a récemment rappelé que le maintien  en détention pour une période prolongée d'une personne d'un âge avancé, et de surcroît malade, peut entrer dans le champ de protection de l'article 3 même si, dans cette décision, elle avait conclu  que le grief tiré de cette disposition était manifestement mal fondé (voir Papon contre France 25/07/2002 Hudoc 3835 requête 54210/00).

L'état de santé, l'âge et un lourd handicap physique constituent désormais des situations pour lesquelles la capacité à la détention est aujourd'hui posée au regard de l'article 3 de la Convention en France et au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe ()

En l'espèce () la Cour est d'avis que les autorités nationales n'ont pas assuré une prise en charge de l'état de santé  du requérant lui permettant d'éviter des traitements contraires à l'article 3 de la Convention.

Son maintien en détention, surtout à partir du mois de juin 2000, a porté atteinte à sa dignité. Il a constitué une épreuve particulièrement pénible et causé une souffrance allant au delà de celle que comporte inévitablement une peine d'emprisonnement et un traitement anticancéreux.

La Cour conclut en l'espèce à un traitement inhumain et dégradant en raison du maintien en détention dans des conditions examinées ci-avant"       

Henaf contre France du 27 novembre 2003 Hudoc 4749 requête 65436/01

le requérant est un détenu âgé et atteint d'une grave maladie.  Connu pour avoir subi plusieurs condamnations pénales et pour s'être déjà évadé, il a subi les entraves sur son lit d'hôpital alors qu'elles n'étaient visiblement plus nécessaires:  

"§47: La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimum de gravité. L'appréciation de ce seuil dépend de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime () Si elle a égard au but du traitement infligé et, en particulier, à la volonté d'humilier ou d'abaisser l'individu, l'absence d'un tel objectif ne saurait forcément conduire à un constat de non-violation de l'article 3.

§55: Concernant la gravité des faits, la Cour rappelle que compte tenu de ce que la Convention est "un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelle" () elle a estimé que certains actes autrefois qualifiés de "traitements inhumains et dégradants" et non "torture", pourraient  recevoir  une qualification différente à l'avenir.

La Cour estime en effet que le niveau d'exigence croissant en matière de protection des droits de l'Homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une grande fermeté dans l'appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques.

Une telle affirmation valant pour une possible aggravation d'une qualification sous l'angle de l'article 3, il s'ensuit que certains actes autrefois exclus du champ d'application de l'article 3 pourraient présenter le degré minimum de gravité requis à l'avenir.    

§56: En l'espèce, compte tenu de l'âge du requérant, de son état de santé, de l'absence d'antécédents faisant sérieusement craindre un risque pour la sécurité, des consignes écrites du directeur du centre de détention pour une surveillance normale et non renforcée, du fait que l'hospitalisation intervenait la veille d'une opération chirurgicale, la Cour estime que la mesure d'entrave était disproportionnée au regard des nécessités de la sécurité, d'autant que deux policiers avaient été spécialement placés en faction devant la chambre du requérant.

§59: La Cour conclut en l'espèce à un traitement inhumain en raison de l'entrave imposée dans les conditions examinées ci-avant"

  

Arrêt R.L et M.J.D contre France du 19/05/2004; Hudoc 5079; requête 44562/98;

les requérants ont commis un tapage nocturne, la police intervient, ils résistent et subissent des coups et blessures.

La Cour constate que le seuil de gravité est atteint pour qualifier les faits d'actes inhumains et dégradants puis elle recherche à savoir si l'usage de la force policière est proportionnelle à la résistance des requérants.

La Cour constate que le tapage nocturne n'est une infraction passible que d'une simple amende et que les requérants ne sont ni robustes ni violents ni dangereux ni armés:

"La Cour estime, dans les circonstances de l'espèces, que les hématomes et contusions relevés étaient trop nombreux et trop importants et les I.T.T trop longues pour correspondre à un usage, par les policiers, de la force qui était rendue strictement nécessaire par le comportement des requérants"

Partant, il y a violation de l'article 3 de la Convention.

Slimani contre France du 27 juillet 2004 Hudoc 5257 requête 57671/00

La requérante se plaint sous l'angle de l'article 2 et 3 de la Convention qu'elle n'a pas pu assister et participer à l'enquête sur les conditions de la mort de son concubin alors détenu en centre de détention administratif de Marseille-Arenc; voir la section sous l'article 2:

Sur l'impossibilité d'obtenir une procédure en réparation, la Cour constate que la requérante pouvait porter plainte avec constitution de partie civile.

En cas de non-lieu, s'il y avait négligence ou faute de service constaté notamment grâce aux résultats de l'instruction, elle pouvait saisir les juridictions administratives pour obtenir des dommages et intérêts de l'Etat.

La requérante n'a rien fait: 

"§41: La Cour en déduit que la requérante disposait au plan interne d'un recours remplissant les conditions sus rappelées, accessible, susceptible de lui offrir le redressement des griefs dont il est question et présentant des perspectives raisonnables de succès ()

Elle était donc tenue d'en user avant de saisir la Cour. A défaut, la Cour ne peut connaître du fond desdits griefs.

Partant, la Cour accueille l'exception d'irrecevabilité soulevée par le Gouvernement. En conséquence, elle ne peut connaître ni du fond du grief tiré de la violation matérielle de l'article 2 de la Convention et relatif à la responsabilité alléguée des autorités quant au décès de Monsieur Sliti, ni du fond du grief tiré de l'article 3 de la Convention et relatif aux conditions de rétention de Monsieur Sliti au centre de Marseille-Arenc"

Sur l'impossibilité de la requérante de participer à l'enquête d'office conduite par les autorités, la Cour constate la violation de l'article 2 de la Convention:

"§50: Cette conclusion dispense la Cour de se prononcer sur la conformité de l'enquête aux exigences de l'article 3 de la Convention"

Gelfmann contre France du 14 décembre 2004 requête 25875/03

Le SIDA n'est pas une cause de libération en cas de dangerosité de l'individu, la Cour fait la balance entre cette dangerosité et l'état de la maladie:

48.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, pour tomber sous le coup de l'article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum est relative par essence, elle dépend de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime (cf. arrêt Kudła c. Pologne [GC], n30210/96, § 91, CEDH 2000-XI ; Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002-IX). Il convient dans chaque cas d'avoir égard aux circonstances particulières de l'espèce (Papon c. France (n1) (déc.), n64666/01, CEDH 2001-VI).

  49.  Ainsi la Cour a-t-elle notamment été amenée à examiner la compatibilité avec l'article 3 de la détention de personnes souffrant de troubles mentaux (Kudła précité, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, CEDH 2001-III), de pathologies graves (Mouisel précité, Matencio c. France, no 58749/00, 15 janvier 2004, Sakkopoulos c. Grèce, n61828/00, 15 janvier 2004), handicapées (Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, CEDH 2001-VII), d'un âge avancé (décision Papon précitée) ou toxicomanes en cours de sevrage (McGlinchey et autres c. Royaume-Uni, no 50390/99, CEDH 2003-).

  50.  On ne peut déduire de l'article 3 de la Convention une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé ou de le transférer dans un hôpital civil, même s'il souffre d'une maladie particulièrement difficile à soigner (voir Mouisel précité, § 40). Toutefois, cet article impose en tout cas à l'Etat de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d'exécution de la mesure ne soumettent pas l'intéressé à une détresse ou une épreuve d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l'emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l'administration des soins médicaux requis (arrêt Kudła précité, § 94 ; arrêt Mouisel précité, § 40).

  51.  Comme la Cour l'a relevé dans les affaires Mouisel et Matencio précitées (§§ 44 et 80 respectivement), les dispositifs procéduraux instaurés par les lois des 15 juin 2000 et 4 mars 2002, en ce qu'ils mettent en place des recours qui permettent, en cas de dégradation importante de l'état de santé d'un détenu, de demander à bref délai sa libération et qui suppléent le recours en grâce médicale réservé au président de la République, peuvent être susceptibles de constituer des garanties pour assurer la protection de la santé et du bien-être des prisonniers que les Etats doivent concilier avec les exigences légitimes de la peine privative de liberté.

  52.  Le requérant a pu effectivement en bénéficier dans la présente affaire. Si la juridiction régionale de la libération conditionnelle a ordonné la suspension de sa peine, la juridiction nationale a statué en sens contraire en s'appuyant notamment sur les rapports des experts F. et B. et sur celui de l'expert psychiatre, qui relevait la « dangerosité criminologique » du requérant. A cet égard, la Cour a considéré, quant à l'opportunité de maintenir une personne en détention, qu'elle ne peut pas substituer son point de vue à celui des juridictions internes (voir Sakkopoulos précité, § 44), d'autant plus quand, comme c'est le cas ici, les autorités nationales ont satisfait, en général, à leur obligation de protéger l'intégrité physique du requérant, notamment par l'administration de soins médicaux appropriés (ibidem).

  53.  La Cour constate que le requérant ne met d'ailleurs pas en cause la qualité des soins qu'il reçoit, qu'il s'agisse de ceux dispensés dans les établissements pénitentiaires où il a été détenu ou dont il a fait l'objet dans le cadre de ses diverses hospitalisations. Il ne se plaint pas davantage des conditions matérielles de sa détention. S'il conteste, que ce soit à sa demande ou à celle de sa compagne, qu'il ait été récemment transféré à la maison centrale de Poissy, il ne soutient pas que sa détention dans cet établissement serait inadaptée à son état de santé et au traitement de ses maladies.

  54.  La Cour est donc appelée à se prononcer sur la compatibilité avec l'article 3 de la Convention de son maintien en détention, compte tenu de son état de santé.

  55.  La Cour relève que le requérant est atteint du SIDA depuis près de vingt ans et qu'il a contracté plusieurs infections dites opportunistes, qui semblent actuellement guéries ou stabilisées, même si une récidive de ces maladies n'est naturellement pas exclue.

  56.  La Cour a pris connaissance des rapports des experts désignés dans le cadre de ses deux demandes de suspension de peine. Les trois experts ont noté que le requérant était « opposant » et qu'il avait refusé ou interrompu son traitement à plusieurs reprises, parfois pendant de longues périodes.

  57.  Si tous trois ont estimé que le pronostic vital du requérant était engagé à court ou moyen terme, car l'évolution des thérapies destinées à soigner le SIDA a profondément changé, mais ne permet pas en l'état des connaissances de considérer que cette maladie peut être définitivement guérie, leurs conclusions sont en revanche divergentes quant à la compatibilité de son état et du traitement de celui-ci avec la détention : le docteur S. a considéré en effet que son état de santé nécessitait une hospitalisation et n'était pas compatible avec une détention ordinaire, alors que le docteur B. a conclu qu'il était compatible avec la détention, le traitement étant simple et administrable en milieu carcéral et le docteur F., pour sa part, que la prise en charge (médicale) en détention était tout à fait adaptée, la compatibilité avec la détention correcte, sous surveillance médicale, mais que la détention hospitalière serait plus cohérente.

  58.  Il ressort par ailleurs du dossier que les autorités sont attentives à l'état du requérant. Ainsi a-t-il été hospitalisé du 2 au 20 juin 2003 à l'Etablissement Public de Santé National de Fresnes pour un bilan d'altération de l'état général. Le Gouvernement indique que la négativité des examens complémentaires et l'absence d'infections intercurrentes ont amené l'hôpital à autoriser sa sortie et que le requérant a ensuite réintégré la maison d'arrêt, la prise en charge de sa maladie étant en détention de la même qualité que celle qui pourrait être prodiguée à l'extérieur. Il ressort également du dossier qu'à la maison centrale de Poissy, où il est actuellement incarcéré, le requérant fait l'objet d'un suivi médical au centre hospitalier intercommunal de Poissy, c'est-à-dire dans un hôpital civil.

  59.  Dans ces conditions, après s'être livrée à une appréciation globale des faits pertinents sur la base des preuves produites devant elle, la Cour estime que ni la situation de santé du requérant, ni la détresse qu'il allègue, n'atteignent en l'état un niveau de gravité suffisant pour entraîner une violation de l'article 3 de la Convention (cf. Kudła précité, § 99 et Matencio précité, § 89). En tout état de cause, la Cour observe que, si son état de santé venait à s'aggraver, le droit français offre aux autorités nationales des moyens d'intervenir (voir la décision Papon (no1) précitée). En particulier, le requérant pourrait former une autre demande de suspension de peine, dans le cadre de laquelle de nouvelles expertises seraient ordonnées.

  60.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour arrive à la conclusion qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention.

L'AFFAIRE DU TERRORISTE CARLOS

Ramirez Sanchez contre France du 27 janvier 2005 requête 59450/00

 Plus connu sous le nom de carlos ce terroriste avait été mis à l'isolement pendant trois ans, la CEDH a constaté sa dangerosité pour considérer qu'il n'y a pas d'acte inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention. Cet arrêt a fait l'objet d'un appel devant la Grande Chambre et d'un Arrêt du 4 juillet 2006 exposé après le présent arrêt :  

1.  Principes généraux

  95.  La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants.

  96.  La Cour est parfaitement consciente des difficultés que rencontrent les Etats à notre époque pour protéger leur population de la violence terroriste. Cependant, l’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4 et, conformément à l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (arrêts Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV ; Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V et Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, p. 3288, § 93). La prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements de la personne concernée (arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1855, § 79). La nature de l’infraction qui était reprochée au requérant est donc dépourvue de pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3 (arrêt Antonio Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 30, 18 octobre 2001).

  97.  La Cour a estimé qu’un traitement était « inhumain », notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales, et qu’il était « dégradant » parce que de nature à créer en ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir. Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime. La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte (voir, par exemple, les arrêts V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX ; Raninen c. Finlande du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55 et Indelicato c. Italie, précité, § 32). L’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3.

  98.  Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité dont l’appréciation dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. (voir, par exemple, l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 65, § 162). De plus, la Cour, afin d’apprécier la valeur des éléments de preuve devant elle dans l’établissement des traitements contraires à l’article 3, se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut cependant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Le comportement des parties lors de la recherche des preuves entre également en ligne de compte dans ce contexte (ibidem, p. 65, § 161et Antonio Indelicato c. Italie, précité, § 33).

  99.  L’article 3 impose à l’Etat de s’assurer que tout prisonnier soit détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier soient assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Kudla c. Pologne ,précité, § 94, et Kalachnikov c. Russie (déc.) no 47095/99, § 95, CEDH 2001-XI).

  100.  Par ailleurs, l’isolement sensoriel complet combiné à un isolement social total peut détruire la personnalité et constitue une forme de traitement inhumain qui ne saurait se justifier par les exigences de la sécurité ou toute autre raison. En revanche, l’interdiction de contacts avec d’autres détenus pour des raisons de sécurité, de discipline et de protection ne constitue pas en elle-même une forme de peine ou traitement inhumains (voir, entre autres, Messina c. Italie (déc.), no 25498/94, CEDH 1999-V).

2. Application au cas d’espèce

  101.  Pour ce qui est de la présente affaire, la Cour admet que la détention du requérant pose de sérieuses difficultés aux autorités françaises. Celui-ci, impliqué dans plusieurs attentats terroristes dans les années 70, était à l’époque considéré comme l’un des terroristes les plus dangereux dans le monde. Dès lors, la Cour comprend que les autorités aient estimé nécessaire de prendre des mesures extraordinaires de sécurité afin de le détenir.

a)  Les conditions de détention du requérant

  102.  La Cour observe que, durant son maintien à l’isolement à la maison d’arrêt de la Santé, la cellule que le requérant occupait seul était assez grande pour un détenu et disposait d’un lit, d’une table, d’un coin toilette et possédait une fenêtre offrant de la lumière naturelle.

  103.  Quant à l’isolement du requérant, la Cour observe que celui-ci disposait de livres, de journaux, et d’un poste de télévision. Il avait accès à la cour de promenade deux heures par jour et également une heure par jour à une salle de cardio-training. Il soutient que, non seulement il ne pouvait avoir de contacts avec d’autres détenus, mais qu’en plus, il ne pouvait pas non plus avoir de contact avec les gardiens. Il recevait toutefois la visite d’un médecin deux fois par semaine, celle d’un prêtre une fois par mois et des visites très fréquentes de ses 58 avocats, dont sa représentante devant la Cour qui est devenue sa fiancée et qui est venue le voir plus de 640 fois en quatre ans et dix mois (voir § 12 ci-dessus). La Cour en conclut que le requérant ne saurait être considéré comme ayant été détenu en isolement sensoriel complet ou en isolement social total.

b)  La durée du maintien à l’isolement du requérant

  104.  La Cour rappelle que le requérant a été maintenu à l’isolement pendant huit ans et deux mois.

  105.  Dans sa décision du 8 juillet 1978 dans les requêtes Ensslin, Baader et Raspe contre Allemagne (No 7572/76, 7586/76 et 7587/76, D.R. 14 p. 64), la Commission a examiné les conditions de détention et leur durée (environ trois ans) au regard de l’article 3 de la Convention en ces termes : « La Commission a déjà été confrontée à un certain nombre d’isolements de ce type (cf. Décisions sur requêtes No 1392/62 c/ R.F.A., Rec.17, p.1 ; No 5006/71 c/ R.U., Rec. 39, p. 91 ; No 2749/66 c/ R.U., Ann. X, p. 382 ; No 6038/73 c/R.F.A., Rec. 44, p. 155 ; No 4448/70 « deuxième affaire grecque » Rec. 34, p. 70). A cette occasion, elle a indiqué que l’isolement cellulaire prolongé n’était guère souhaitable, surtout lorsque la personne est en détention préventive (cf. Décision sur requête No 6038/73 c/ R.F.A., Rec. 44, p. 151). Toutefois, pour apprécier si une telle mesure peut, dans un cas particulier, tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, il y a lieu d’avoir égard aux conditions particulières, à la rigueur de la mesure, à sa durée, à l’objectif poursuivi ainsi qu’aux effets sur la personne concernée. Sans doute un isolement sensoriel doublé d’un isolement social absolus peut-il aboutir à une destruction de la personnalité ; il constitue ainsi une forme de traitement inhumain que ne sauraient justifier les exigences de sécurité, l’interdiction de torture ou de traitement inhumain inscrit à l’article 3 de la Convention ayant un caractère absolu (cf. Rapport de la Commission sur requête No 5310/71, Irlande c/ Royaume-Uni ; Opinion page 379). »

  106.  Dans son rapport dans l’affaire Kröcher-Möller contre Suisse, (Requête No 8463/78, D.R. 34, p. 24) en date du 16 décembre 1982, la Commission s’est également intéressée à la durée de l’isolement, qui avait été de dix mois et demi environ, et a noté :  « En ce qui concerne la durée de la détention préventive et de la détention de sûreté, la Commission relève qu’elles ont été l’une et l’autre relativement brèves, compte tenu des circonstances de cette affaire. Quant aux mesures particulières d’isolement auxquelles les requérants ont été soumis, elles n’ont pas, elles non plus, ni dans leur durée ni dans leur rigueur, dépassé ce qui était justifié sous l’angle de la sécurité. En tout cas, l’exclusion des requérants de la communauté carcérale n’a pas eu une durée excessive ».

  107.  La Commission a rappelé ultérieurement qu’« un isolement cellulaire prolongé n’est guère souhaitable » (Natoli c. Italie [décision], no 26161/95).

  108.  La Cour relève qu’en l’espèce, le requérant a été maintenu à l’isolement du 15 août 1994 au 17 octobre 2002 et que le renouvellement de la mesure, tous les trois mois, était généralement motivé par sa dangerosité, la nécessité de maintenir l’ordre et la sécurité dans l’établissement et le risque d’évasion.

  109.  Cette motivation est exigée par la circulaire du 8 décembre 1998 qui mentionne des « raisons sérieuses » et des « éléments objectifs concordant permettant de redouter des incidents graves de la part du détenu concerné ». Ce même texte prévoit que la prolongation au-delà d’un an doit être exceptionnelle. Toutefois, la Cour relève qu’aucune durée maximale n’est prévue pour le maintien à l’isolement.

  110.  La Cour rappelle, comme la Commission avant elle, que l’exclusion d’un détenu de la collectivité carcérale ne constitue pas en elle-même une forme de traitement inhumain. Dans de nombreux Etats parties à la Convention existent des régimes de plus grande sécurité à l’égard des détenus dangereux. Destinés à prévenir les risques d’évasion, d’agression ou la perturbation de la collectivité des détenus, ces régimes ont comme base la mise à l’écart de la communauté pénitentiaire accompagnée d’un renforcement des contrôles (rapport Kröcher-Möller précité).

  111.  La Cour a également, dans sa décision d’irrecevabilité Messina (no2) c. Italie du 8 juin 1999 (Rec. 1999-V) rappelé quelles étaient les conditions dans lesquelles l’ isolement d’un détenu - fût-il considéré comme dangereux - constituait un traitement inhumain ou dégradant (voire dans certaines circonstances une torture). C’est notamment le cas si la personne est soumise à un isolement sensoriel complet combiné à un isolement social total, ce qui n’était, selon elle, pas vrai pour M. Messina. De même, un régime d’ « isolement sévère » d’un détenu dans le couloir de la mort (« sans aucun contact avec l’extérieur, puisqu’il n’avait pas la permission d’envoyer ou de recevoir du courrier, et privé du droit de contacter son avocat ou de recevoir régulièrement la visite de sa famille ») ou des conditions extrêmement sévères de détention ont été jugées par la Cour comme conduisant à un constat de violation de l’article 3 de la Convention (arrêt Ilascu et autres c. Moldova et Russie [G.C.] du 8 juillet 2004 ).

  112.  Elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner in abstracto si une disposition du droit interne est en conformité ou non avec la Convention, mais qu’elle doit décider si, dans un cas donné, les droits garantis par la Convention ont été respectés (voir Gallico c. Italie, décision du 23 septembre 2004).

  113.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant n’a été soumis ni à un isolement sensoriel ni à un isolement social total, mais à un isolement social relatif (voir Messina, précitée). Sa situation était loin d’être celle des requérants  dans l’affaire Ilascu et autres précitée. La Cour attache sur ce point une importance particulière au fait que l’avocate du requérant, qui est également sa fiancée, a pu lui rendre visite très fréquemment (voir §§ 12 et 103 ci-desssus) et qu’il a également reçu la visite de 57 autres avocats. Elle relève en outre que le maintien en isolement du requérant, quelle que fût sa longueur, en soi regrettable, ne lui a pas causé, vu son âge et son état de santé, des souffrances atteignant le seuil de gravité requis pour que l’article 3 soit méconnu.

  114.  Par ailleurs, la Cour note qu’en l’espèce, la prolongation de l’isolement du requérant a eu lieu conformément aux prescriptions de la circulaire du 8 décembre 1998. Celui-ci a notamment bénéficié de la visite très régulière de médecins.

  115.  Même s’il est vrai qu’après le 13 juillet 2000, les médecins ne cautionnaient plus la mise à l’isolement, aucun des certificats médicaux rédigés à l’occasion des décisions de maintien à l’isolement du requérant n’a mentionné expressément la constatation de conséquences néfastes de l’isolement sur la santé du requérant, que ce soit physique ou psychique ou demandé expressément une expertise psychiatrique.

  116.  En outre, le 29 juillet 2002, le médecin responsable de l’UCSA à la prison de la Santé nota dans son rapport de suivi que le requérant avait refusé « une quelconque aide psychologique proposée par le SMPR ».

  117.  De même, à l’arrivée du requérant à la maison centrale de Saint-Maur, le médecin inspecteur de la santé publique de l’Indre relata les conclusions de l’examen du requérant à l’arrivée à la centrale le 17 octobre 2002. Il précisa que du point de vue psychiatrique, le requérant avait été vu par le psychiatre du SMPR dans le cadre du bilan des arrivants. Aucun suivi n’avait été décidé à ce moment, le requérant n’avait pas demandé de consultation depuis lors. Un examen avait eu lieu le 26 août 2003, aucune indication de suivi n’avait été posée à la suite de cet entretien.

  118.  La Cour note encore que le requérant lui-même a affirmé dans ses observations en réponse qu’il était en parfait état de santé mentale et physique (voir § 74 ci-dessus).

  119.  Enfin, il convient également de tenir compte des préoccupations du Gouvernement selon lesquelles le requérant pourrait utiliser les communications à l’intérieur ou à l’extérieur de la prison pour reprendre contact avec des membres de son groupe terroriste ou tenter de faire du prosélytisme auprès des autres détenus et éventuellement préparer une évasion. On ne saurait affirmer que ces craintes sont sans fondement ou déraisonnables (voir sur ce point, la décision Messina précitée, où la Cour, avant de déclarer irrecevable le grief tiré des conditions de la détention, avait relevé : « le requérant a été soumis au régime spécial en raison des infractions très graves pour lesquelles il a été condamné », ce qui peut tout à fait s’appliquer au cas du requérant dans la présente affaire, ou la décision Gallico c. Italie également précitée) ».

  120.  Tout en partageant les soucis du CPT concernant les éventuels effets à long terme de l’isolement imposé au requérant, la Cour considère que les conditions générales et très spéciales de maintien à l’isolement du requérant et la durée de celui-ci n’ont pas atteint le seuil minimum de gravité nécessaire pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention compte tenu notamment de sa personnalité et de sa dangerosité hors normes. En conséquence, il n’y a pas eu violation de cette disposition de ce chef.

SUR APPEL DE LA FRANCE

Arrêt de la Grande Chambre

Ramirez Sanchez contre France du 04 juillet2006 requête 59450/00

 Il s'agit de l'arrêt de la Grande chambre rendu sur appel de l'arrêt du 27/01/2005 par la France. La CEDH n'examine qu'une partie de la mise en isolement de Carlos car elle lui reproche que pour la deuxième partie de sa mise en isolement, il n'ait pas fait de recours internes avant de saisir la CEDH. Si la Cour avait examiné la deuxième période de mise en isolement, il est fort à parier que la France aurait été condamnée: 

"112.  La Cour doit d’abord déterminer la période de la détention du requérant à prendre en considération aux fins de l’appréciation du grief sous l’angle de l’article 3. Elle rappelle que « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe en principe tous les aspects de la requête que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt, l’étendue de sa juridiction dans « l’affaire » ne se trouvant délimitée que par la décision de la chambre sur la recevabilité (voir, mutatis mutandis, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 139-141, CEDH 2001-VII ; Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 34, CEDH 2002-IV ; Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, §§ 35-37, CEDH 2002-V ; Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II  et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005-...). Plus précisément, à l’intérieur du cadre tracé par la décision de recevabilité de la requête, la Cour peut traiter toute question de fait ou de droit qui surgit pendant l’instance engagée devant elle (voir, parmi beaucoup d’autres, Guerra et autres c. Italie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 223, § 44 ; Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1856, § 86 ; Ahmed c. Autriche, arrêt du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2207, § 43).

113.  Dans la présente affaire, la mise à l’isolement du requérant a été interrompue entre le 17 octobre 2002 et le 18 mars 2004, période pendant laquelle le requérant fut détenu à la maison centrale de Saint-Maur, près de Châteauroux, dans des conditions normales pour ce type d’établissement. Il a ensuite été détenu successivement à Fresnes, à Fleury-Mérogis et à la prison de la Santé, à l’isolement. Depuis le 6 janvier 2006, il est détenu à la maison centrale de Clairvaux, à nouveau dans des conditions normales.

En ce qui concerne la période allant de mars 2004 à janvier 2006, les parties n’ont apporté aucune précision sur les conditions dans lesquelles le requérant a été détenu à l’isolement dans les différents établissements dans lesquels il a été transféré. De plus, le requérant n’a jamais exercé de recours sur le fond contre son maintien à l’isolement depuis que cela est possible, soit depuis le 30 juillet 2003 (voir paragraphe 82 ci-dessus). Notamment, il n’a jamais exercé de recours sur le fond au cours de cette deuxième période, de mars 2004 à janvier 2006, alors même que cela était possible dès le premier jour de sa remise à l’isolement. La Cour reviendra sur ce point dans le cadre de l’examen du grief sous l’angle de l’article 13.

114.  Dans ces conditions spécifiques, la Cour estime que son examen doit se limiter aux conditions de détention du requérant du 15 août 1994 au 17 octobre 2002, comme la chambre l’avait fait avant elle (voir a contrario Öcalan [GC], précité, § 190).

1.  Principes généraux

115.  L’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants.

116.  Les difficultés que rencontrent les Etats à notre époque pour protéger leurs populations de la violence terroriste sont réelles. Cependant, l’article 3 ne prévoit pas de restrictions, ce en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4 et, conformément à l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV ; Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V et Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3288, § 93). La prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements de la personne concernée (Chahal, précité, § 79). La nature de l’infraction qui était reprochée au requérant est donc dépourvue de pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3 (Indelicato c. Italie, n31143/96, § 30, 18 octobre 2001).

117.  Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité dont l’appréciation dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. (voir, par exemple, l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 65, § 162). De plus, la Cour, afin d’apprécier la valeur des éléments de preuve devant elle dans l’établissement des traitements contraires à l’article 3, se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut cependant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants.

118.  La Cour a jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales. Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000-XI). En recherchant si une forme particulière de traitement est « dégradante » au sens de l’article 3, la Cour examinera si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé et si, considérée dans ses effets, la mesure a, ou non, atteint la personnalité de celui-ci d’une manière incompatible avec l’article 3 (voir, par exemple, Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55). Toutefois, l’absence d’un tel but ne saurait exclure de façon définitive le constat de violation de l’article 3 (voir, parmi d’autres, Peers c. Grèce, no 28524/95, § 74, CEDH 2001-III).

119.  Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient

« inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime (voir, par exemple, les arrêts V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX , Indelicato, précité, § 32, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 428, CEDH 2004-VII et Lorsé et autres c. Pays-Bas, no 52750/99, § 62, 4 février 2003).

A cet égard, il y a lieu d’observer que les mesures privatives de liberté s’accompagnent ordinairement de pareilles souffrance et humiliation. Néanmoins, l’article 3 impose à l’Etat de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła précité, §§ 92-94 et Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 95, CEDH 2002-VI ). La Cour ajoute que les mesures prises doivent en outre être nécessaires pour parvenir au but légitime poursuivi.

Par ailleurs, lorsqu’on évalue les conditions de détention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001-II).

120.  Les allégations spécifiques du requérant dans la présente affaire portent sur la durée de son maintien à l’isolement.

La Commission européenne des Droits de l’Homme avait statué sur cet aspect particulier de la détention dans sa décision du 8 juillet 1978 dans les requêtes Ensslin, Baader et Raspe contre Allemagne (No 7572/76, 7586/76 et 7587/76, D.R. 14 p. 64) en ces termes :

« La Commission a déjà été confrontée à un certain nombre d’isolements de ce type (cf. Décisions sur requêtes No 1392/62 c/ R.F.A., Rec.17, p.1 ; No 5006/71 c/ R.U., Rec. 39, p. 91 ; No 2749/66 c/ R.U., Ann. X, p. 382 ; No 6038/73 c/R.F.A., Rec. 44, p. 155 ; No 4448/70 « deuxième affaire grecque » Rec. 34, p. 70). A cette occasion, elle a indiqué que l’isolement cellulaire prolongé n’était guère souhaitable, surtout lorsque la personne est en détention préventive (cf. Décision sur requête No 6038/73 c/ R.F.A., Rec. 44, p. 151). Toutefois, pour apprécier si une telle mesure peut, dans un cas particulier, tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, il y a lieu d’avoir égard aux conditions particulières, à la rigueur de la mesure, à sa durée, à l’objectif poursuivi ainsi qu’aux effets sur la personne concernée. Sans doute un isolement sensoriel doublé d’un isolement social absolus peut-il aboutir à une destruction de la personnalité ; il constitue ainsi une forme de traitement inhumain que ne sauraient justifier les exigences de sécurité, l’interdiction de torture ou de traitement inhumain inscrit à l’article 3 de la Convention ayant un caractère absolu (cf. Rapport de la Commission sur requête No 5310/71, Irlande c/ Royaume-Uni ; Opinion page 379). »

121.  Dans son rapport dans l’affaire Kröcher-Möller contre Suisse, (Requête No 8463/78, D.R. 34, p. 24) en date du 16 décembre 1982, la Commission s’est également intéressée à la durée de l’isolement, qui avait été de dix mois et demi environ, et a noté :

« En ce qui concerne la durée de la détention préventive et de la détention de sûreté, la Commission relève qu’elles ont été l’une et l’autre relativement brèves, compte tenu des circonstances de cette affaire. Quant aux mesures particulières d’isolement auxquelles les requérants ont été soumis, elles n’ont pas, elles non plus, ni dans leur durée ni dans leur rigueur, dépassé ce qui était justifié sous l’angle de la sécurité En tout cas, l’exclusion des requérants de la communauté carcérale n’a pas eu une durée excessive ».

122.  La Commission a rappelé ultérieurement qu’« un isolement cellulaire prolongé n’est guère souhaitable » (Natoli c. Italie [décision], no 26161/95).

123.  Dans la même optique, la Cour a, pour sa part, établi quelles étaient les conditions dans lesquelles l’isolement d’un détenu - fût-il considéré comme dangereux - constituait un traitement inhumain ou dégradant (voire dans certaines circonstances une torture).

Elle a ainsi rappelé que

« l’isolement sensoriel complet combiné à un isolement social total peut détruire la personnalité et constitue une forme de traitement inhumain qui ne saurait se justifier par les exigences de la sécurité ou toute autre raison. En revanche, l’interdiction de contacts avec d’autres détenus pour des raisons de sécurité, de discipline et de protection ne constitue pas en elle-même une forme de peine ou traitement inhumains. »

(Messina (no2) c. Italie (déc.), no 25498/94, CEDH 1999-V, Öcalan [GC], § 191 et Ilaşcu et autres, § 432, précités).

124.  De même, la Cour a considéré qu’

« En ce qui concerne les conditions de détention du requérant dans le couloir de la mort, la Cour note que M. Ilaşcu a été détenu pendant huit ans, depuis 1993 et jusqu’à sa libération en mai 2001, en régime d’isolement sévère : sans contact avec d’autres détenus, sans aucune nouvelle de l’extérieur, puisqu’il n’avait pas la permission d’envoyer ou de recevoir du courrier, et privé du droit de prendre contact avec son avocat ou de recevoir régulièrement la visite de sa famille ; sa cellule non chauffée, même dans les rudes conditions d’hiver, était dépourvue d’éclairage naturel et d’aération. Il ressort du dossier que M. Ilaşcu a aussi été privé de nourriture en guise de punition et qu’en tout état de cause, compte tenu des restrictions à la réception de colis, même la nourriture qu’il recevait de l’extérieur était souvent impropre à la consommation. Le requérant ne pouvait prendre une douche que très rarement, parfois à plusieurs mois d’intervalle. A ce sujet, la Cour renvoie aux conclusions figurant dans le rapport rédigé par le CPT à la suite de sa visite en Transnistrie en 2000 (paragraphe 289 ci-dessus), qualifiant d’indéfendable un isolement prolongé pendant de nombreuses années.

Les conditions de détention du requérant ont eu des effets préjudiciables sur sa santé, qui s’est détériorée tout au long de ces nombreuses années de détention. Ainsi, le requérant n’a pas été correctement soigné, en l’absence de visites et de traitements médicaux réguliers (paragraphes 253, 258-260, 262-263 et 265 ci-dessus) et de repas diététiques. Par ailleurs, compte tenu des restrictions imposées à la réception de colis, il n’a pas pu recevoir des médicaments et de la nourriture bénéfiques pour sa santé. »

(Ilaşcu et autres, § 438, précité, voir a contrario Rohde c. Danemark, no 69332/01, § 97, 21 juillet 2005)

2.  Application au cas d’espèce

125.  Pour ce qui est de la présente affaire, la Cour admet que la détention du requérant pose de sérieuses difficultés aux autorités françaises. En effet, celui-ci, impliqué dans plusieurs attentats terroristes dans les années 70, était à l’époque considéré comme l’un des terroristes les plus dangereux au monde. Il convient d’ailleurs de noter sur ce point que le requérant, qui s’est exprimé à de nombreuses reprises depuis lors (livre, articles dans des journaux, interviews) n’a jamais renié ni regretté ses actes. Dès lors, la Cour comprend que les autorités aient estimé nécessaire de prendre des mesures extraordinaires de sécurité dans le cadre de sa détention.

a)  Les conditions de détention du requérant

i.  Conditions matérielles

126.  Les conditions matérielles de détention du requérant doivent être prises en compte lors de l’examen de la nature et de la durée de l’isolement.

127.  La Cour observe que, durant son maintien à l’isolement à la maison d’arrêt de la Santé, la cellule que le requérant occupait seul était assez grande pour un détenu et disposait d’un lit, d’une table et d’une chaise, d’un coin toilette et possédait une fenêtre offrant de la lumière naturelle.

128.  Par ailleurs, celui-ci disposait de livres, de journaux, d’une lampe pour lire et d’un poste de télévision. Il avait accès à la cour de promenade deux heures par jour et également une heure par jour à une salle de cardio-training.

129.  Ces conditions de détention contrastent avec celles examinées par la Cour dans l’affaire Mathew où la Cour a conclu à la violation de l’article 3 : le requérant avait été détenu dans des conditions assimilables à l’isolement pendant plus de deux ans dans une cellule située au deuxième et dernier étage de la prison. Pendant sept à huit mois, un trou important dans le plafond de la cellule laissait pénétrer la pluie. Par ailleurs, le fait que la cellule était située directement sous le toit exposait le requérant aux chaleurs du climat tropical. Enfin, le requérant ayant des difficultés pour monter et descendre des marches, il ne put, à de nombreuses reprises, accéder à l’aire de promenade ou même simplement à l’extérieur (Mathew c. Pays-Bas, no 24919/03, CEDH 2005).

130.  Dans la présente affaire, la Cour constate que le requérant était détenu dans des conditions matérielles correctes et conformes aux règles pénitentiaires européennes adoptées par le Comité des Ministres le 16 janvier 2006. Ces conditions ont également été considérées comme « globalement acceptables «  par le CPT (voir ci-dessus, paragraphe 83, rapport de visite effectuée du 14 au 26 mai 2000). Dès lors, aucune atteinte à l’article 3 ne saurait être relevée de ce chef.

ii.  La nature de l’isolement du requérant

131.  Dans la présente affaire, le requérant recevait la visite d’un médecin deux fois par semaine, celle d’un prêtre une fois par mois et des visites très fréquentes d’un ou plusieurs de ses 58 avocats, dont sa représentante devant la Cour qui est devenue son épouse selon la loi islamique et qui est venue le voir plus de 640 fois en quatre ans et dix mois, les autres avocats lui ayant rendu visite, pour leur part, plus de 860 fois en sept ans et huit mois (voir paragraphes 14 et 92 ci-dessus).

Par ailleurs la famille du requérant, à laquelle aucune restriction du droit de visite n’a été imposée, n’a jamais présenté de demande de visite et les deux seules demandes qui ont été rejetées émanaient de journalistes. Le requérant n’a par ailleurs pas étayé ses allégations selon lesquelles les membres de sa famille risqueraient d’être arrêtés s’ils venaient en France. En ce qui concerne le fait que sa famille n’aurait pas été prévenue officiellement de son incarcération et de son lieu de détention, la Cour relève qu’il n’est pas certain que les autorités françaises aient les coordonnées de la famille du requérant et estime, en tout état de cause, que les autorités consulaires, ou le requérant lui-même, ou ses avocats, étaient tout à fait à même de le faire.

132.  La Cour constate que l’isolement dans lequel le requérant a été maintenu était moins strict que ceux qu’elle a eu l’occasion d’examiner dans d’autres requêtes, telles que notamment les affaires Messina (no 2) et Argenti dans lesquelles les requérants, détenus à l’isolement pendant respectivement quatre ans et demi et douze ans, avaient interdiction de s’entretenir avec des tiers, une limitation des entrevues avec des membres de la famille derrière une paroi vitrée (au maximum une par mois pendant une heure), une interdiction de recevoir ou d’envoyer des sommes d’argent au-delà d’un montant déterminé, une interdiction de recevoir de l’extérieur des paquets contenant autre chose que du linge, une interdiction d’acheter des aliments demandant une cuisson et l’interdiction de passer plus de deux heures en plein air (Messina (no 2), précité et Argenti c. Italie, no 56317/00, § 7, 10 novembre 2005).

133.  Dans l’affaire Öcalan où l’isolement était plus strict, la Cour a relevé que le requérant, détenu seul depuis six ans au moment de l’adoption de son arrêt, dans une prison située sur une île, n’avait pas accès à la télévision et que ses avocats, autorisés à venir lui rendre visite seulement une fois par semaine, en avaient souvent été empêchés en raison des conditions météorologiques qui empêchaient le bateau de faire la traversée. Elle a estimé, eu égard aux circonstances de l’espèce, que ces conditions de détention n’étaient pas incompatibles avec l’article 3 de la Convention. (Öcalan [GC], précité, spécialement §§ 190 à 196).

134.  Elle considère que ces conditions sont plus proches de celles qu’elle a examinées dans le cadre de la requête Rohde dans laquelle elle a conclu à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention. Le requérant, détenu à l’isolement pendant onze mois et demi, avait également accès à la télévision et aux journaux, était exclu des activités avec les autres détenus, bénéficiait de cours de langues, rencontrait l’aumônier de la prison et recevait une fois par semaine la visite de son avocat et de certains membres de sa famille (Rohde c. Danemark, précité, § 97).

135.  La Cour en conclut que le requérant ne saurait être considéré comme ayant été détenu en isolement sensoriel complet ou en isolement social total. Son isolement était partiel et relatif.

b)  La durée du maintien à l’isolement du requérant

136.  Il est vrai que la situation du requérant était loin d’être celle des requérants  dans l’affaire Ilascu et autres précitée et qu’il n’a été soumis ni à un isolement sensoriel ni à un isolement social total, mais à un isolement social relatif (voir également dans ce sens Messina (no 2), précitée).

La Cour ne peut toutefois que constater avec préoccupation qu’en l’espèce, le requérant a été maintenu à l’isolement du 15 août 1994 au 17 octobre 2002, soit huit ans et deux mois.

La longueur de cette période appelle de la Cour un examen rigoureux en ce qui concerne sa justification, la nécessité des mesures prises et leur proportionnalité par rapport aux autres restrictions possibles, les garanties offertes au requérant pour éviter l’arbitraire et les mesures prises par les autorités pour s’assurer que l’état physique et psychologique du requérant permettait son maintien à l’isolement.

137.  La motivation du maintien à l’isolement est exigée par la circulaire du 8 décembre 1998 qui mentionne des « raisons sérieuses » et des « éléments objectifs concordant permettant de redouter des incidents graves de la part du détenu concerné ». En l’espèce, le renouvellement de la mesure, tous les trois mois, était motivé par la dangerosité du requérant, la nécessité de maintenir l’ordre et la sécurité dans l’établissement et le risque d’évasion d’un établissement où les mesures de sécurité générales sont moindres que dans les maisons centrales.

Ce même texte prévoit que la prolongation au-delà d’un an doit être exceptionnelle. Toutefois, il est à regretter qu’aucune durée maximale ne soit prévue pour le maintien à l’isolement.

138.  Certes, l’exclusion d’un détenu de la collectivité carcérale ne constitue pas en elle-même une forme de traitement inhumain. Dans de nombreux Etats parties à la Convention existent des régimes de plus grande sécurité à l’égard des détenus dangereux. Destinés à prévenir les risques d’évasion, d’agression ou la perturbation de la collectivité des détenus, ces régimes ont comme base la mise à l’écart de la communauté pénitentiaire accompagnée d’un renforcement des contrôles (voir rapport Kröcher-Möller c. Suisse précité).

139.  Toutefois, les décisions de prolongation d’un isolement qui dure devraient être motivées de manière substantielle afin d’éviter tout risque d’arbitraire. Les décisions devraient ainsi permettre d’établir que les autorités ont procédé à un examen évolutif des circonstances, de la situation et de la conduite du détenu. Cette motivation devrait être, au fil du temps, de plus en plus approfondie et convaincante.

Il conviendrait par ailleurs de ne recourir à cette mesure, qui représente une sorte « d’emprisonnement dans la prison », qu’exceptionnellement et avec beaucoup de précautions, comme cela a été précisé au point 53.1 des règles pénitentiaires adoptées par la Comité des Ministres le 11 janvier 2006. Un contrôle régulier de l’état de santé physique et psychique du détenu, permettant de s’assurer de sa compatibilité avec le maintien à l’isolement, devrait également être instauré.

140.  La Cour note que, conformément aux prescriptions de la circulaire du 8 décembre 1998, le requérant a, notamment, bénéficié de la visite très régulière de médecins.

141.  Même s’il est vrai qu’après le 13 juillet 2000, les médecins ne cautionnaient plus la mise à l’isolement, aucun des certificats médicaux rédigés à l’occasion des décisions de maintien à l’isolement du requérant jusqu’en octobre 2002 n’a mentionné expressément la constatation de conséquences néfastes de l’isolement sur la santé du requérant, que ce soit physique ou psychique, ni demandé expressément une expertise psychiatrique.

142.  En outre, le 29 juillet 2002, le médecin responsable de l’UCSA à la prison de la Santé nota dans son rapport de suivi que le requérant avait refusé « une quelconque aide psychologique proposée par le SMPR ».

143.  De même, à l’arrivée du requérant à la maison centrale de Saint-Maur, le médecin inspecteur de la santé publique de l’Indre relata les conclusions de l’examen du requérant à l’arrivée à la centrale le 17 octobre 2002. Il précisa que du point de vue psychiatrique, le requérant avait été vu par le psychiatre du SMPR dans le cadre du bilan des arrivants. Aucun suivi n’avait été décidé à ce moment et le requérant n’avait pas demandé de consultation depuis lors. Un examen avait eu lieu le 26 août 2003, aucune indication de suivi n’avait été posée à la suite de cet entretien.

144.  La Cour note sur ce point qu’en l’espèce, le requérant a refusé l’aide psychologique qui lui a été proposée (paragraphe 70 ci-dessus) et qu’il n’allègue pas que les soins qui lui sont prodigués pour soigner son diabète sont inappropriés. Il n’a pas non plus démontré que l’isolement prolongé avait eu pour conséquence une dégradation de son état de santé, que ce soit physique ou psychique.

En outre, le requérant lui-même a affirmé dans ses observations en réponse qu’il était en parfait état de santé mentale et physique (voir paragraphe 95 ci-dessus).

145.  La Cour tient néanmoins à souligner qu’un maintien à l’isolement, même relatif, ne saurait être imposé à un détenu indéfiniment. En outre, il est indispensable que celui-ci puisse voir une autorité judiciaire indépendante statuer sur le bien-fondé et les motivations de cette mesure prolongée, ce qui n’était pas possible, en l’espèce, jusqu’en juillet 2003. La Cour reviendra sur ce point lors de l’examen du grief formulé sous l’angle de l’article 13. Elle renvoie également à cet égard aux conclusions du CPT et à celles du Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe (paragraphes 83 et 85 ci-dessus).

146.  Il serait également souhaitable que des solutions alternatives à la mise à l’isolement soient recherchées pour les individus considérés comme dangereux et pour lesquels une détention dans une prison ordinaire et dans des conditions normales est considérée comme inappropriée.

147.  La Cour relève avec intérêt sur ce point que les autorités ont transféré à deux reprises le requérant dans des maisons centrales où il était détenu dans des conditions normales. Il ressort des déclarations du Gouvernement que c’est suite à une interview que le requérant a donnée par téléphone à une émission télévisée, et dans laquelle il refusait notamment toute demande de pardon aux victimes de ses actes, qu’il estimait au nombre de 1 500 à 2 000 personnes tuées, que celui-ci a été replacé à l’isolement dans un autre établissement. Il ne semble donc pas que les autorités aient fait preuve d’une volonté de l’humilier ou de le rabaisser en le maintenant systématiquement à l’isolement, mais plutôt qu’une solution adaptée à sa personnalité et à sa dangerosité ait été recherchée.

148.  La Cour note que lorsque le requérant était en détention normale à la centrale de Saint-Maur, son avocate a adressé au greffe de la Cour un courrier dans lequel elle se plaignait d’une « promiscuité dangereuse, constituée surtout de drogués, d’alcooliques et d’autres auteurs de crimes sexuels ne maîtrisant plus leur comportement » et alléguait que les Droits de l’Homme étaient violés.

Par ailleurs, le requérant s’est plaint à cette période d’être détenu trop loin de Paris, ce qui rendait les visites de ses avocats plus difficiles, plus rares et plus coûteuses et provoquait inévitablement une autre forme d’isolement due à la situation concrète.

149.  Enfin, il convient également de tenir compte des préoccupations du Gouvernement selon lesquelles le requérant pourrait utiliser les communications à l’intérieur ou à l’extérieur de la prison pour reprendre contact avec des membres de son groupe terroriste ou tenter de faire du prosélytisme auprès des autres détenus et éventuellement préparer une évasion. On ne saurait affirmer que ces craintes sont sans fondement ou déraisonnables (voir sur ce point, la décision Messina (no 2) précitée, où la Cour, avant de déclarer irrecevable le grief tiré des conditions de la détention, avait relevé : « le requérant a été soumis au régime spécial en raison des infractions très graves pour lesquelles il a été condamné »), ce qui peut tout à fait s’appliquer au cas du requérant dans la présente affaire (voir également la décision Gallico, précitée).

150.  La Cour partage les soucis du CPT concernant les éventuels effets à isolement « relatif », de la volonté des autorités de le placer dans des conditions de détention normales et de sa personnalité et de sa dangerosité, les conditions de détention du requérant n’ont pas atteint le seuil minimum de gravité nécessaire pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention. Certes, la Cour est préoccupée, malgré les circonstances spécifiques de la présente affaire, par la durée particulièrement longue du placement du requérant au régime pénitentiaire de l’isolement, et elle a pris bonne note du fait que, depuis le 5 janvier 2006, il bénéficie d’un régime normal de détention (voir paragraphe 76 ci-dessus), lequel, aux yeux de la Cour, ne devrait normalement plus être remis en cause à l’avenir. Au total, compte tenu de l’ensemble de ce qui précède, elle considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

LES MESURES DE SECURITES D'UN DETENU MALADE

ARRET DUVAL c. FRANCE Requête no 19868/08 du 26 MAI 2011

Les mesures de sécurité imposées à un détenu lors d’examens médicaux combinées à la présence du personnel pénitentiaire constituaient un traitement dégradant

Le requérant, M. Michel Duval, est un ressortissant français né en 1950. Le 15 octobre 1999, il fut poursuivi et écroué pour des faits de viol sur mineur par personne ayant autorité. Il fut condamné le 6 décembre 2002 à 15 ans de réclusion.

Durant sa détention, son état de santé (il est porteur d’une prothèse à la hanche gauche) requit qu’il soit conduit en milieu hospitalier extérieur, et ce à plusieurs reprises entre février 2000 et février 2006. Les extractions médicales se sont quasiment toutes déroulées dans les mêmes conditions, à savoir que M.Duval était menotté aux poignets et entravé aux chevilles pendant le transport et la consultation. M. Duval ajoute qu’il aurait été menotté dans le dos à plusieurs reprises. Au surplus, des surveillants, voire des policiers, étaient présents dans le local de consultation. L’intéressé indique s’être senti humilié, en particulier le 28 septembre 2005 dans le cadre d’un examen urologique au cours duquel deux surveillants auraient refusé de sortir alors que M. Duval en avait fait la demande en raison de la nature des gestes à pratiquer (toucher rectal).

Le 2 juin 2005, M. Duval saisit le Conseil d’Etat d’une demande d’annulation d’une circulaire du 18 novembre 2004 relative à l’organisation des escortes pénitentiaires des détenus faisant l’objet d’une consultation médicale. Celle-ci prévoyait trois niveaux de surveillance, dont le choix relevait de la libre appréciation du chef de l’établissement pénitentiaire. M. Duval soutenait que la possibilité d’étendre, si nécessaire, les moyens de contrainte aux consultations médicales et non plus seulement aux opérations de transfèrement et d’extraction était contraire à l’article 3 de la Convention.

Le Conseil d’Etat rejeta la requête par un arrêt du 15 octobre 2007. Il retint notamment que les dispositions en cause n’ont vocation à être mises en œuvre que dans la mesure où apparaitraient des risques sérieux d’évasion ou de trouble à l’ordre public et n’instituent aucun traitement excédant le niveau de contrainte nécessaire au déroulement d’une consultation médicale dans des conditions de sécurité satisfaisantes.

Le 7 juillet 2007, M. Duval fut libéré dans le cadre d’une libération conditionnelle.

Article 3

Le port des menottes ne pose en principe pas de problème au regard de l’article 3 quand il est lié à une détention légale et qu’il n’entraine pas l’usage de la force, ni l’exposition publique au-delà de ce qui est nécessaire.

La Cour ne dispose pas du dispositif précis de sécurité mis en œuvre à l’occasion des extractions et consultations médicales subies par M. Duval (la trace des extractions étant seulement conservée durant un an) pour apprécier le caractère nécessaire des mesures litigieuses. Elle a donc examiné le cas de M. Duval à la lumière d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) du 20 septembre 2005. Celui-ci expose les faits tels que relatés par l’intéressé, confirmés par les personnels de soins et pénitentiaire et non contestés par le gouvernement.

L’IGAS aboutit à la conclusion selon laquelle les extractions se sont déroulées en application de la réglementation en vigueur relative à l’organisation des escortes pénitentiaires. Elle reconnait cependant dans son rapport que les conditions de sécurité ont primé sur l’intimité et la confidentialité du patient. Or, selon ce même rapport, l’intéressé n’a vu qu’une fois le psychiatre et il n’est pas apparu une dangerosité pour lui ou pour autrui. Il a d’ailleurs fait l’objet d’une libération conditionnelle. La Cour en déduit donc que les mesures litigieuses sont disproportionnées au regard des nécessités de sécurité. Elle précise que ces mesures ont pu causer à M. Duval un sentiment d’arbitraire, d’infériorité et d’angoisse caractérisant un degré d’humiliation dépassant celui que comporte inévitablement les examens médicaux du détenu.

La Cour se réfère notamment à la jurisprudence du Conseil d’Etat qui prévoit que les mesures de sécurité doivent être adaptées et proportionnées à la dangerosité du détenu et qu’il faut prendre en compte un certain nombre d’éléments comme les risques d’évasion, l’état de santé et les informations du dossier sur la détention elle-même. Elle relève également que le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) recommande que les soins médicaux soient réalisés sans la présence des personnels d’escorte. Le CPT a ajouté que l’examen des détenus soumis à des moyens de contrainte est une pratique contestable. Ces constats et recommandations ont tous été repris par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.

La Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré que le dispositif appliqué à M. Duval lors des extractions et des consultations médicales était strictement nécessaire aux exigences de sécurité.

La Cour en conclut que les mesures de sécurité imposées à M. Duval lors des examens médicaux, combinées avec la présence du personnel pénitentiaire, s’analysent en un traitement dégradant.

Il y a donc eu violation de l’article 3.

Article 8

Quant au grief concernant l’atteinte alléguée au secret médical et à la confidentialité des soins, la Cour constate que celui-ci est largement englobé dans le grief tiré de l’article 3.

Aucune question distincte ne se posant sur le terrain de l’article 8, elle ne tranche donc pas ce grief séparément.

La LOI n° 2013-869 du 27 septembre 2013 modifie certaines dispositions issues de la loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge.

http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=?cidTexte=JORFTEXT000027996629&dateTexte=&oldAction=dernierJO&categorieLien=id

Evacuation du campement du terre-plein DARQUER à Calais,

demande application de mesures provisoires rejetées le 2 juillet 2014

La Cour ne demande pas l’application de mesures provisoires pour des migrants faisant l’objet d’une mesure d’évacuation d’un campement à Calais, estimant satisfaisantes les garanties fournies par les autorités françaises. Par conséquent, personne ne subit pas de risque de mort.

La Cour européenne des droits de l’homme a été saisie le 1er juillet 2014 par six requérants d’une demande d’application de mesures provisoires dans le cadre de l’opération d’évacuation du campement du terre-plein DARQUER à Calais, zone de distribution de repas qu’ils occupaient depuis fin mai avec plusieurs centaines d’autres migrants, dans des conditions insalubres. La mesure d’expulsion avait été ordonnée par le tribunal administratif de Lille le 27 juin 2014.

La question suivante a été posée aux autorités françaises par la Cour : « Quelles sont les mesures prises pour assurer le relogement des requérants en cas d’expulsion du terrain qu’ils occupent, eu égard au plan d’urgence annoncé par les autorités le 18 juin 2014 ? ».

En réponse, la Cour a obtenu des autorités une série d’informations quant au déroulement des opérations et s’est assurée des garanties fournies aux requérants et aux personnes évacuées. D’une part, depuis plusieurs mois, un dispositif d’urgence a été mis en place, avec notamment un plan d’information, pour permettre à tous les migrants qui le souhaitaient de faire valoir leurs droits sur le territoire français. Les mesures liées à ce « plan d’hébergement d’urgence-Calais » ont permis à tous les migrants qui le souhaitaient de bénéficier de mesures d’accueil sur le territoire. D’autre part, des dispositions ont été prises quant à la prise en charge des migrants lors de l’évacuation, en particulier concernant leur hébergement d’urgence. Ayant estimé que ces garanties, prévues par les autorités préalablement à la saisine de la Cour, étaient conformes aux principes et à l’esprit de sa jurisprudence, notamment quant à la protection des personnes les plus vulnérables, la Cour a décidé de ne pas appliquer l’article 39 de son règlement. Les requérants ont désormais la possibilité de poursuivre leurs requêtes sur le fond.

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION ET DU CONSEIL D'ETAT

LES QUATORZE METIERS QUI PERMETTENT D'AVOIR UNE CARTE DE SEJOUR FRANCAISE POUR LE TRAVAIL

- Cadre de l'Audit et de contrôle comptable

- Fabrication de l'ameublement et du bois

- Conception et dessin de produits mécaniques

- Inspection de conformité

- Dessin BTP

- Marchandisage

- Ingénieur des Systèmes d'Information

- Transformation du Verre

- Téléconseil et Télévente

- Production mécanique

- Conception de produits électriques et électroniques

- Intervention technique en industrialisation

- Equipement en production chimique

- Intervention technique en ameublement.

Le Conseil d'Etat (section du contentieux, 7e et 2e sous-sections réunies),
Sur le rapport de la 7e sous-section de la section du contentieux,
Vu l'arrêt n° 12PA02515 du 18 avril 2013, enregistré le 19 avril 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par lequel la cour administrative de Paris, avant de statuer sur la requête de M. A... B... tendant à l'annulation du jugement n° 1110333/6-3 du 19 janvier 2012 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant, d'une part, à l'annulation de l'arrêté du 13 avril 2011 par lequel le préfet de police a refusé de lui délivrer un titre de séjour sur le fondement de l'article L. 313-14 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et a assorti ce refus d'une obligation de quitter le territoire français en fixant son pays de destination et, d'autre part, à ce qu'il soit enjoint au préfet de police de lui délivrer un titre de séjour dans un délai de quinze jours à compter de la notification du jugement, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, a décidé, par application de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette requête au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :
1° Dès lors que l'accord franco-béninois du 28 novembre 2007 relatif à la gestion concertée des flux migratoires et au codéveloppement ne comporte pas, à la différence de la convention franco-béninoise du 21 décembre 1992 relative à la circulation et au séjour des personnes, de stipulation indiquant que les dispositions de cet accord ne font pas obstacle à l'application de la législation respective des deux Etats sur l'entrée et le séjour des étrangers sur tous les points non traités par celui-ci, doit-il être regardé comme régissant de façon exclusive la situation des ressortissants béninois en ce qui concerne les règles applicables en matière d'immigration pour motifs professionnels ?
2° Dans la négative, faut-il en tout état de cause considérer, eu égard aux termes de l'article 14 de l'accord du 28 novembre 2007, qui, d'une part, fait référence à une « carte de séjour temporaire portant la mention "salarié”, d'une durée de douze mois renouvelable » et, d'autre part, énumère de façon limitative les emplois pour lesquels cette carte de séjour « salarié » peut être attribuée aux ressortissants béninois sans que la situation de l'emploi leur soit opposable, que cet article doit s'interpréter comme fixant les conditions de délivrance d'une carte de séjour portant la mention « salarié » et qu'il s'agit d'un point traité par la convention du 21 décembre 1992 telle que complétée par cet accord, de sorte qu'un ressortissant béninois ne pourrait utilement invoquer les dispositions de l'article L. 313-14 précité à l'appui d'une demande d'admission exceptionnelle au séjour ?
3° Dans l'hypothèse où l'accord du 28 novembre 2007 régirait de façon exclusive la situation des ressortissants béninois en la matière ou dans celle où la rédaction de son article 14 conduirait à considérer que les conditions de délivrance d'une carte de séjour portant la mention « salarié » constituent un point traité par la convention du 21 décembre 1992 complétée par cet accord, faut-il considérer que le préfet, lorsqu'il est saisi d'une demande d'admission exceptionnelle au séjour pour l'exercice d'une activité salariée présentée sur le seul fondement de l'article L. 313-14 précité, est tenu de refuser de délivrer le titre de séjour sollicité, les moyens du requérant dirigés contre ce refus étant dès lors inopérants, ou qu'il doit alors requalifier la demande de l'intéressé comme ayant été présentée sur le fondement des stipulations conventionnelles applicables ?
4° Dans l'hypothèse où le préfet se serait à tort fondé sur l'article L. 313-14 pour statuer sur la demande de l'intéressé, notamment par ignorance de l'existence des stipulations conventionnelles qui seraient ainsi seules applicables, le juge doit-il censurer sa décision pour erreur de droit et, s'agissant d'une méconnaissance du champ d'application de la loi, soulever d'office ce moyen si celui-ci n'est pas invoqué par le requérant ? Ou bien le juge peut-il procéder à une substitution de base légale de la décision en examinant si l'étranger remplit les conditions posées par la convention bilatérale, étant observé que l'autorité administrative dispose d'un plus large pouvoir d'appréciation pour l'examen d'une demande fondée sur l'article L. 313-14 ? Ou encore, et dans la mesure où les stipulations de la convention et de l'accord n'interdisent pas au préfet de délivrer un titre de séjour à un ressortissant béninois qui ne remplit pas l'ensemble des conditions auxquelles est subordonnée sa délivrance de plein droit en usant de son pouvoir discrétionnaire, le juge peut-il examiner si le préfet aurait pris, dans les circonstances de l'espèce, la même décision si celui-ci s'était prononcé sur la demande dans le seul cadre du pouvoir général de régularisation dont il dispose ?
5° Dans l'hypothèse où un ressortissant béninois souhaitant obtenir un titre de séjour en vue d'exercer une activité salariée pourrait utilement invoquer les dispositions de l'article L. 313-14 précité à l'appui d'une demande d'admission exceptionnelle au séjour, le préfet, lorsqu'il est saisi d'une telle demande sur le seul fondement de cet article L. 313-14, peut-il se borner à instruire celle-ci sur la base des dispositions de ce dernier, ou doit-il la requalifier comme présentée sur le double fondement de la convention bilatérale et de l'article L. 313-14 ? Le préfet doit-il, pour procéder à l'appréciation qu'il lui appartient de porter sur la situation de l'étranger en vue de sa régularisation, ne prendre en compte que l'annexe à l'arrêté du 18 janvier 2008 fixant la liste de métiers définie en application du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ? Ou ne doit-il prendre en compte que la liste de métiers figurant à l'article 14 de l'accord ? Ou encore, doit-il prendre en considération ces deux listes ? Quelles conséquences doit-il tirer de la détermination de la base légale applicable quant à la motivation de sa décision ? En particulier, le seul visa de la convention ou de l'accord est-il suffisant ou le préfet doit-il indiquer dans les motifs de cette décision si la qualification, l'expérience et les diplômes de l'étranger ainsi que les caractéristiques de l'emploi auquel il postule, au regard de la ou des listes de métiers pertinentes, peuvent constituer, en l'espèce, des motifs exceptionnels d'admission au séjour ?
6° Dans l'hypothèse où le préfet ne se serait, à tort, pas prononcé sur la demande de l'intéressé sur le double fondement de la convention bilatérale et de l'article L. 313-14 précité, le juge doit-il censurer sa décision pour erreur de droit et, s'agissant d'une méconnaissance du champ d'application de la loi, soulever d'office ce moyen si celui-ci n'est pas invoqué par le requérant ? Ou bien le juge peut-il procéder à une substitution de base légale de la décision ?
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention relative à la circulation et au séjour des personnes entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Bénin, signée à Cotonou le 21 décembre 1992 ;
Vu l'accord relatif à la gestion concertée des flux migratoires et au codéveloppement entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Bénin, signé à Cotonou le 28 novembre 2007 ;
Vu le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de M. Stéphane Bouchard, maître des requêtes en service extraordinaire,
― les conclusions de M. Bertrand Dacosta, rapporteur public,
Rend l'avis suivant :
1. Les dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile relatives aux titres de séjour qui peuvent être délivrés aux étrangers et aux conditions de délivrance de ces titres s'appliquent, ainsi que le rappelle l'article L. 111-2 de ce code, « sous réserve des conventions internationales ».
2. L'article L. 313-10 du même code dispose que : « La carte de séjour temporaire autorisant l'exercice d'une activité professionnelle est délivrée : / 1° A l'étranger titulaire d'un contrat de travail visé conformément aux dispositions de l'article L. 341-2 du code du travail. / Pour l'exercice d'une activité professionnelle salariée dans un métier et une zone géographique caractérisés par des difficultés de recrutement et figurant sur une liste établie au plan national par l'autorité administrative, (...) l'étranger se voit délivrer cette carte sans que lui soit opposable la situation de l'emploi sur le fondement du même article L. 341-2. / La carte porte la mention "salarié” lorsque l'activité est exercée pour une durée supérieure ou égale à douze mois. Elle porte la mention "travailleur temporaire” lorsque l'activité est exercée pour une durée déterminée inférieure à douze mois. (...) ». L'article L. 313-14 du même code, dans sa rédaction applicable au litige dont est saisie la cour administrative d'appel de Paris, dispose que : « La carte de séjour temporaire mentionnée à l'article L. 313-11 ou la carte de séjour temporaire mentionnée au 1° de l'article L. 313-10 sur le fondement du troisième alinéa de cet article peut être délivrée, sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, à l'étranger ne vivant pas en état de polygamie dont l'admission au séjour répond à des considérations humanitaires ou se justifie au regard des motifs exceptionnels qu'il fait valoir, sans que soit opposable la condition prévue à l'article L. 311-7. (...) ».
3. En ce qui concerne les ressortissants béninois, l'article 14 de la convention du 21 décembre 1992 relative à la circulation et au séjour des personnes entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Bénin stipule que : « Les dispositions du présent accord ne font pas obstacle à l'application de la législation respective des deux Etats sur l'entrée et le séjour des étrangers sur tous les points non traités par la convention ». L'article 10 de cette même convention stipule que : « Pour tout séjour sur le territoire français devant excéder trois mois, les ressortissants béninois doivent posséder un titre de séjour. / Pour tout séjour sur le territoire béninois devant excéder trois mois, les ressortissants français doivent posséder un titre de séjour. / Ces titres de séjour sont délivrés conformément à la législation de l'Etat d'accueil. (...) ». Le neuvième alinéa de l'article 1er de l'accord du 28 novembre 2007 relatif à la gestion concertée des flux migratoires et au codéveloppement entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Bénin stipule, quant à lui, que : « Les stipulations du présent Accord qui complète la Convention relative à la circulation et au séjour des personnes entre la République française et la République du Bénin signée à Cotonou le 21 décembre 1992, prévalent sur toute disposition contraire antérieure ». Et l'article 14 de cet accord stipule que : « 1. La carte de séjour temporaire portant la mention "salarié”, d'une durée de douze mois renouvelable, ou celle portant la mention "travailleur temporaire” sont délivrées sur l'ensemble du territoire français, sans que soit prise en compte la situation de l'emploi, au ressortissant béninois titulaire d'un contrat de travail visé par l'autorité française compétente dans les métiers énumérés ci-après (...) ».
4. Ainsi, l'article 14 de l'accord du 28 novembre 2007 n'a pas remis en cause l'article 10 de la convention du 21 décembre 1992 qui renvoie aux législations des deux Etats pour la délivrance des titres de séjour mais s'est borné à prévoir une liste de métiers pour lesquels la situation de l'emploi en France ne peut être opposée aux ressortissants béninois, demandeurs d'un titre de séjour comme travailleurs salariés. Les ressortissants béninois peuvent dès lors utilement invoquer les dispositions de l'article L. 313-14 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile à l'appui d'une demande d'admission exceptionnelle au séjour pour l'exercice d'une activité salariée en France. Ces dispositions, dans leur rédaction applicable au litige, limitaient le champ de l'admission exceptionnelle au séjour comme travailleur salarié aux cas dans lesquels cette admission est sollicitée pour exercer une activité dans un métier caractérisé par des difficultés de recrutement, tel n'étant plus le cas depuis la modification de cet article par la loi du 16 juin 2011 qui a supprimé la condition relative à l'exercice d'une activité dans un métier connaissant de telles difficultés. Cette demande devait donc être examinée par l'autorité administrative en prenant en compte tant la liste de ces métiers annexée à l'arrêté du 18 janvier 2008 pris pour l'application du troisième alinéa de l'article L. 313-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile que celle définie par l'article 14 de l'accord de gestion concertée des flux migratoires.
5. Le préfet, saisi d'une demande d'admission exceptionnelle au séjour par un ressortissant béninois devait motiver sa décision de refus, comme toute décision défavorable entrant dans le champ d'application de la loi du 11 juillet 1979, en énonçant les considérations de droit et de fait qui en constituent le fondement, notamment, au regard de la qualification, de l'expérience et des diplômes du demandeur ainsi que des caractéristiques de l'emploi auquel il postule, dans un métier caractérisé par des difficultés de recrutement et recensé comme tel dans l'arrêté mentionné plus haut ou dans l'article 14 de l'accord, de même qu'au regard de tout élément de sa situation personnelle dont le demandeur aurait fait état.
6. Il n'y a lieu de répondre ni aux demandes d'avis relatives à l'office du juge, lesquelles ne soulèvent pas de questions nouvelles présentant des difficultés sérieuses, ni aux autres questions, au vu des réponses apportées ci-dessus.
Le présent avis sera notifié à la cour administrative d'appel de Paris, à M. A... B... et au ministre de l'intérieur.
Il sera publié au Journal officiel de la République française.

LES ETATS SURS

L'article 1 de la Décision du 6 décembre 2011 révise la liste des pays d'origine sûrs:
"Sont considérés comme des pays d'origine sûrs au sens de l'article L. 741-4 (2°) susvisé et ajoutés à la liste établie par décisions du 30 juin 2005, du 16 mai 2006, du 20 novembre 2009 et du 18 mars 2011 susvisées :
― la République d'Arménie ;
― la République populaire du Bangladesh ;
― la République de Moldavie ;
― le Monténégro."

LA JURISPRUDENCE SUR LES ETRANGERS

L'EXAMEN D'UNE DEMANDE D'ASILE

CONSEIL D'ETAT Avis n° 363581 du 1er février 2013

Le Conseil d'Etat (section du contentieux, 2e et 7e sous-sections réunies),
Sur le rapport de la 2e sous-section de la section du contentieux,
Vu le jugement n° 1204184 du 25 octobre 2012, enregistré le 29 octobre 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par lequel le tribunal administratif de Marseille, avant de statuer sur la demande de M. Hadj Benhamed tendant, d'une part, à l'annulation de l'arrêté du 6 avril 2012 par lequel le préfet des Bouches-du-Rhône a rejeté sa demande d'admission au séjour, lui a fait obligation de quitter le territoire français et a fixé le pays de destination, d'autre part, à ce qu'il soit enjoint au préfet de lui délivrer un certificat de résidence ou, à défaut, de réexaminer sa situation et de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour, sous astreinte de 150 euros par jour de retard à compter d'un délai de quinze jours suivant la notification du jugement, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :
1° Un étranger, qui a sollicité son admission au séjour au titre de l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France, peut-il utilement invoquer, à l'appui de conclusions aux fins d'annulation dirigées contre la décision de refus de titre que lui a opposée le préfet après intervention de la décision de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et, le cas échéant, de celle de la Cour nationale du droit d'asile rejetant sa demande d'asile, la méconnaissance des dispositions du dernier alinéa de l'article R. 741-2 du code précité qui sont relatives aux garanties accordées aux demandeurs d'asile pour l'instruction de leur demande ?
2° En cas de réponse positive à la précédente question, le vice de procédure tenant à l'insuffisance de l'information délivrée au regard des dispositions précitées de l'article R. 741-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France revêt-il un caractère substantiel, compte tenu notamment des garanties offertes lors de la procédure d'instruction de sa demande d'asile devant les instances compétentes en la matière ou, éventuellement, des griefs précis articulés par le requérant tendant à démontrer que la privation d'une ou des informations prévues à l'article R. 741-2 précité l'aurait pénalisé au cours de cette procédure ? Dans l'affirmative, quelles sont celles de ces informations dont l'omission doit être regardée comme privant l'intéressé d'une garantie dont l'absence emporte nécessairement l'illégalité de la décision de refus de séjour attaquée ?
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 ;
Vu le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de Mme Sophie-Caroline de Margerie, conseiller d'Etat ;
― les conclusions de M. Damien Botteghi, rapporteur public ;
Rend l'avis suivant :
1. Le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile organise la procédure d'examen des demandes d'asile susceptibles d'être présentées par des étrangers, présents sur le territoire français sans être déjà admis à y séjourner, en distinguant les étapes suivantes.
Sauf à ce que l'admission au séjour soit refusée pour l'un des motifs énumérés par l'article L. 741-4 du code, l'étranger qui demande l'asile est, en vertu de l'article R. 742-1, mis en possession d'une autorisation provisoire de séjour d'une validité d'un mois dans un délai de quinze jours après avoir fourni les pièces exigées par l'article R. 741-2. Il lui appartient alors de formuler sa demande d'asile, en saisissant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides d'un dossier complet dans le délai de vingt et un jours prévu par l'article R. 723-1 à compter de la délivrance de l'autorisation provisoire de séjour, délai à l'expiration duquel sa demande peut être rejetée par l'office comme irrecevable. Conformément à l'article R. 742-2, sur présentation de la lettre de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides attestant de l'enregistrement de la demande d'asile, l'étranger est mis en possession d'un récépissé valant autorisation provisoire de séjour d'une durée de validité de trois mois renouvelable jusqu'à la notification de la décision de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides.
Dans le cas où la décision prise par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides sur la demande d'asile est négative, l'étranger dispose d'un recours devant la Cour nationale du droit d'asile, qui doit être exercé dans un délai d'un mois. Conformément aux dispositions de l'article R. 742-3, sur présentation de l'accusé de réception d'un recours devant la Cour nationale du droit d'asile, le demandeur d'asile obtient le renouvellement du récépissé de la demande d'asile visé à l'article R. 742-2 d'une durée de validité de trois mois renouvelable jusqu'à la notification de la décision de la cour.
Selon l'article L. 742-7, L'étranger auquel la reconnaissance de la qualité de réfugié a été définitivement refusée et qui n'est pas autorisé à demeurer sur le territoire à un autre titre doit quitter le territoire français sous peine de faire l'objet d'une mesure d'éloignement.
Ainsi, l'examen d'une demande de séjour au titre de l'asile peut conduire successivement à l'intervention d'une décision du préfet sur l'admission provisoire au séjour en France pour permettre l'examen de la demande d'asile, puis d'une décision de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, puis, le cas échéant, d'une décision de la Cour nationale du droit d'asile et, enfin, d'une décision du préfet statuant sur le séjour en France, le cas échéant à un autre titre que l'asile.
2. En vertu de l'article R. 741-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France, l'étranger présent sur le territoire français qui, n'étant pas déjà admis à séjourner en France, sollicite son admission au séjour au titre de l'asile, est informé par les services de la préfecture des pièces à fournir en vue de cette admission et doit se voir remettre un document d'information sur ses droits et sur les obligations qu'il doit respecter ainsi que sur les organisations susceptibles de lui procurer une assistance juridique, de l'aider ou de l'informer sur les conditions d'accueil offertes aux demandeurs d'asile. Cette information doit être faite dans une langue dont il est raisonnable de penser que l'intéressé la comprend.
Ces dispositions ont été adoptées pour assurer la transposition en droit français des objectifs fixés par l'article 10 de la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d'octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres, lesquels précisent que les informations en cause sont communiquées aux demandeurs d'asile « à temps » pour leur permettre d'exercer leurs droits et de se conformer aux obligations qui leur sont imposées par les autorités en vue du traitement de leur demande.
3. Eu égard à l'objet de ce document d'information sur les droits et obligations des demandeurs d'asile, sur les organisations susceptibles de leur procurer une assistance juridique, de les aider ou de les informer sur les conditions d'accueil qui peuvent leur être proposées, la remise de ce document doit intervenir au début de la procédure d'examen des demandes d'asile, ainsi que le prévoit l'article R. 741-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, pour permettre aux intéressés de présenter utilement leur demande aux autorités compétentes, dans le respect notamment des délais prévus.
Le défaut de remise de ce document à ce stade est ainsi de nature à faire obstacle au déclenchement du délai de vingt et un jours prévu par l'article R. 723-1 pour saisir l'Office français de protection des réfugiés et apatrides.
En revanche, il ne peut être utilement invoqué à l'appui d'un recours mettant en cause la légalité de la décision par laquelle le préfet statue, en fin de procédure, après intervention de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et, le cas échéant, après celle de la Cour nationale du droit d'asile, sur le séjour en France au titre de l'asile ou à un autre titre.
Compte tenu de cette réponse, il n'y a pas lieu de répondre aux autres questions posées par le tribunal administratif de Marseille.
Le présent avis sera notifié au tribunal administratif de Marseille, à M. Hadj Benhamed et au ministre de l'intérieur.
Il sera publié au Journal officiel de la République française.

Avis n° 367615 du 30 décembre 2013

Le Conseil d'Etat (section du contentieux),
Sur le rapport de la 2e sous-section de la section du contentieux,
Vu le jugement n°s 1203522 et 1203527 du 9 avril 2013, enregistré le 11 avril 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par lequel le tribunal administratif de Rouen, avant de statuer sur la demande de Mme B. A. tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du 2 juillet 2012 par laquelle le préfet de la Seine-Maritime lui a refusé l'admission provisoire au séjour, a décidé, par application de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat en soumettant à son examen les questions suivantes :
1° Eu égard au stade auquel intervient la décision sur la demande d'autorisation provisoire de séjour et à sa portée dans la procédure d'examen d'une demande d'asile par les autorités compétentes, le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions du dernier alinéa de l'article R. 741-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile peut-il être utilement invoqué à l'appui de la contestation du refus d'admission provisoire au séjour ?
2° Dans l'affirmative, doit-on considérer que le demandeur d'asile a été privé d'une garantie entachant d'illégalité la décision de refus d'admission provisoire au séjour ou doit-il ressortir des pièces que ce vice a été susceptible d'exercer une influence sur le sens de la décision ?
3° Dans le cas où le moyen mentionné au 1° serait regardé comme opérant, l'annulation du refus d'admission provisoire au séjour entache-t-elle d'illégalité une obligation de quitter le territoire français intervenant après la notification du rejet par l'Office de protection des réfugiés et apatrides de la demande d'asile traitée dans le cadre de la procédure prioritaire ?
4° Quelles sont les conséquences à tirer de l'annulation du refus d'admission provisoire au séjour en ce qui concerne l'usage par le juge du pouvoir d'injonction, y compris dans le cas du rejet par l'office et, éventuellement, la Cour nationale du droit d'asile de la demande d'asile ?
Vu les observations, enregistrées le 14 mai 2013, présentées par Mme B. A. ;
Vu les observations, enregistrées le 30 mai 2013, présentées par le ministre de l'intérieur ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 23 décembre 2013, présentée par le ministre de l'intérieur ;
Vu la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 ;
Vu le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de M. David Gaudillère, maître des requêtes ;
― les conclusions de M. Xavier Domino, rapporteur public.
Rend l'avis suivant :
1. Le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile organise la procédure d'examen des demandes d'asile susceptibles d'être présentées par des étrangers, présents sur le territoire français sans être déjà admis à y séjourner.
Sauf à ce que l'admission au séjour soit refusée pour l'un des motifs énumérés par l'article L. 741-4 du code, l'étranger qui demande l'asile est, en vertu de l'article R. 742-1, mis en possession d'une autorisation provisoire de séjour d'une validité d'un mois dans un délai de quinze jours après avoir fourni les pièces exigées par l'article R. 741-2. Il lui appartient alors de formuler sa demande d'asile en saisissant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) dans le délai de vingt et un jours prévu par l'article R. 723-1. L'étranger est mis en possession d'un récépissé valant autorisation provisoire de séjour d'une durée de validité de trois mois renouvelable jusqu'à la notification de la décision de l'office. Dans le cas où la décision prise par l'OFPRA sur la demande d'asile est négative, l'étranger dispose d'un recours devant la Cour nationale du droit d'asile, qui doit être exercé dans un délai d'un mois. Conformément aux dispositions de l'article R. 742-3, sur présentation de l'accusé de réception d'un recours devant la cour nationale du droit d'asile, le demandeur d'asile obtient le renouvellement du récépissé de la demande d'asile mentionné à l'article R. 742-2, d'une durée de validité de trois mois renouvelable jusqu'à la notification de la décision de la cour.
Si l'admission au séjour est refusée pour l'un des motifs énumérés aux 2° à 4° de l'article L. 741-4, l'étranger qui demande à bénéficier de l'asile peut saisir l'Office français de protection des réfugiés et apatrides qui statue alors par priorité, conformément aux dispositions du second alinéa de l'article L. 723-1. L'intéressé bénéficie du droit de se maintenir en France jusqu'à la notification de la décision de l'office, aucune mesure d'éloignement ne pouvant être mise à exécution avant cette décision. En cas de rejet de la demande par l'OFPRA, le recours susceptible d'être formé devant la Cour nationale du droit d'asile ne présente pas de caractère suspensif.
Selon l'article L. 742-7, l'étranger auquel la reconnaissance de la qualité de réfugié ou le bénéfice de la protection subsidiaire a été définitivement refusé et qui ne peut être autorisé à demeurer sur le territoire à un autre titre doit quitter le territoire français, sous peine de faire l'objet d'une mesure d'éloignement.
2. En vertu de l'article R. 741-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'étranger présent sur le territoire français qui, n'étant pas déjà admis à séjourner en France, sollicite son admission au séjour au titre de l'asile est informé par les services de la préfecture des pièces à fournir en vue de cette admission et doit se voir remettre un document d'information sur ses droits et sur les obligations qu'il doit respecter ainsi que sur les organisations susceptibles de lui procurer une assistance juridique, de l'aider ou de l'informer sur les conditions d'accueil offertes aux demandeurs d'asile. Cette information doit être faite dans une langue dont il est raisonnable de penser que l'intéressé la comprend.
Ces dispositions ont été adoptées pour assurer la transposition en droit français des objectifs fixés par l'article 10 de la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d'octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres, lesquels précisent que les informations en cause sont communiquées aux demandeurs d'asile « à temps » pour leur permettre d'exercer leurs droits et de se conformer aux obligations qui leur sont imposées par les autorités en vue du traitement de leur demande.
3. Eu égard à l'objet et au contenu de ce document d'information sur les droits et obligations des demandeurs d'asile sa remise doit intervenir au début de la procédure d'examen des demandes d'asile, pour permettre aux intéressés de présenter utilement leur demande aux autorités compétentes.
L'article R. 741-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile fait obligation aux services de la préfecture de remettre ce document d'information lorsque l'étranger, qui demande à bénéficier de l'asile, sollicite son admission au séjour au titre de l'asile. Le moyen tiré de l'omission, par les services de la préfecture, de la remise à l'intéressé du document d'information prévu au dernier alinéa de l'article R. 741-2 peut ainsi être utilement invoqué à l'encontre de la décision du préfet portant refus d'admission provisoire au séjour au titre de l'asile.
4. Si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou s'il a privé les intéressés d'une garantie.
L'obligation de remise à l'intéressé du document d'information prévu au dernier alinéa de l'article R. 741-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile est constitutive d'une garantie. Par suite, il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi d'un tel moyen à l'appui de conclusions dirigées contre un refus d'admission au séjour au titre de l'asile, d'apprécier si l'intéressé a été, en l'espèce, privé de cette garantie ou, à défaut, si cette irrégularité a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de cette décision.
5. L'annulation du refus d'admission provisoire au séjour au titre de l'asile pour ce motif n'implique pas nécessairement que le juge enjoigne de délivrer une autorisation provisoire de séjour en vertu de l'article L. 911-1 du code de justice administrative.
Elle peut seulement conduire le juge, saisi de conclusions en ce sens, à enjoindre au préfet d'informer l'étranger conformément aux dispositions du dernier alinéa de l'article R. 741-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et de réexaminer la demande de l'intéressé tendant à son admission provisoire au séjour au titre de l'asile.
6. L'illégalité d'un acte administratif, qu'il soit ou non réglementaire, ne peut être utilement invoquée par voie d'exception à l'appui de conclusions dirigées contre une décision administrative ultérieure que si cette dernière décision a été prise pour l'application du premier acte ou s'il en constitue la base légale. S'agissant d'un acte réglementaire, une telle exception peut être formée à toute époque, même après l'expiration du délai du recours contentieux contre cet acte. S'agissant d'un acte non réglementaire, l'exception n'est, en revanche, recevable que si l'acte n'est pas devenu définitif à la date à laquelle elle est invoquée, sauf dans le cas où l'acte et la décision ultérieure constituant les éléments d'une même opération complexe, l'illégalité dont l'acte serait entaché peut être invoquée en dépit du caractère définitif de cet acte.
Les décisions par lesquelles le préfet refuse, en fin de procédure, le séjour à l'étranger dont la demande d'asile a été rejetée par l'OFPRA et l'oblige à quitter le territoire français ne sont pas prises pour l'application de la décision par laquelle le préfet statue, en début de procédure, sur l'admission provisoire au séjour. La décision prise sur l'admission au séjour ne constitue pas davantage la base légale du refus de séjour et de l'obligation de quitter le territoire français.
Par suite, le moyen invoquant, par voie d'exception, l'illégalité du refus d'admission provisoire au séjour opposé à un demandeur d'asile, notamment pour défaut de remise du document d'information prévu au dernier alinéa de l'article R. 742-1, ne peut être utilement invoqué à l'appui d'un recours dirigé contre les décisions par lesquelles le préfet, après la notification du rejet par l'OFPRA de la demande d'asile traitée dans le cadre de la procédure prioritaire, refuse le séjour et oblige l'étranger à quitter le territoire français.
7. En raison des effets qui s'y attachent, l'annulation pour excès de pouvoir d'un acte administratif, qu'il soit ou non réglementaire, emporte, lorsque le juge est saisi de conclusions recevables, l'annulation par voie de conséquence des décisions administratives consécutives qui n'auraient pu légalement être prises en l'absence de l'acte annulé ou qui sont en l'espèce intervenues en raison de l'acte annulé. Il en va ainsi, notamment, des décisions qui ont été prises en application de l'acte annulé et de celles dont l'acte annulé constitue la base légale.
Il incombe au juge de l'excès de pouvoir, lorsqu'il est saisi de conclusions recevables dirigées contre de telles décisions consécutives, de prononcer leur annulation par voie de conséquence, le cas échéant, en relevant d'office un tel moyen qui découle de l'autorité absolue de chose jugée qui s'attache à l'annulation du premier acte.
Seule l'intervention préalable d'un refus d'admission provisoire au séjour au titre de l'asile est de nature à conduire à la mise en œuvre de la procédure prioritaire et à permettre au préfet de prendre les décisions refusant à un demandeur d'asile le séjour et obligeant l'intéressé à quitter le territoire français avant que la Cour nationale du droit d'asile, en cas de recours formé devant elle contre la décision négative de l'OFPRA, n'ait statué sur ce recours. De telles décisions du préfet ne peuvent ainsi légalement être prises en l'absence de décision initiale refusant l'admission provisoire au séjour.
Par suite, il incombe au juge de l'excès de pouvoir, saisi de conclusions recevables contre les décisions de refus de séjour et d'obligation de quitter le territoire français, de prononcer, en cas d'annulation du refus d'admission provisoire au séjour, l'annulation par voie de conséquence de ces décisions.
Le présent avis sera notifié au tribunal administratif de Rouen, à Mme B. A. et au ministre de l'intérieur.
Il sera publié au Journal officiel de la République française.

LE DELIT DE FACIES CONTRE LES ETRANGERS

Cour de cassation première chambre civile Arrêt du 28 mars 2012 N° de pourvoi: 11-11.099 REJET

Attendu, selon l’ordonnance attaquée rendue par le premier président d’une cour d’appel (Paris, 23 novembre 2010) et les pièces de la procédure, qu’agissant en exécution d’une réquisition du procureur de la République prise sur le fondement de l’article 78-2 du code de procédure pénale, les policiers ont contrôlé l’identité de M. X..., de nationalité marocaine, en situation irrégulière en France ; qu’il a déclaré être né à Oujda (Maroc) et n’a pas répondu aux questions relatives à sa date de naissance ; que les policiers l’ont placé en garde à vue pour séjour irrégulier en France ; que le préfet de police de Paris a pris, à son encontre, un arrêté de reconduite à la frontière et une décision de placement en rétention administrative ; qu’un juge des libertés et de la détention a prolongé cette mesure ;

Attendu que le préfet de police fait grief à l’ordonnance d’infirmer cette décision et de dire n’y avoir lieu à prolonger la rétention alors, selon le moyen, que retenant, pour dire n’y avoir lieu à prolongation de la rétention administrative de M. X..., qu’il incombait aux services de police, en l’absence d’élément, de le soumettre à la procédure de vérification d’identité, quand une telle procédure est facultative et qu’en l’absence de présentation de document d’identité, le fait d’indiquer un pays de naissance autre que la France sans indiquer sa nationalité constitue un élément extérieur à l’intéressé laissant penser qu’il est de nationalité étrangère, le conseiller délégué du premier président de la cour d’appel de Paris a violé les articles L. 552-1 et suivants et L. 611-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ensemble l’article 78-2, alinéa 6, du code de procédure pénale ;

Mais attendu que l’ordonnance retient à bon droit que, si l’article L. 611-1, alinéa 2, du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile autorise les services de police, à la suite d’un contrôle opéré en application de l’article 78-2 du code de procédure pénale, à requérir la présentation des documents sous le couvert desquels une personne de nationalité étrangère est autorisée à circuler ou séjourner en France, cette faculté est cependant subordonnée à la constatation de la qualité d’étranger, laquelle doit se déduire d’éléments objectifs extérieurs à la personne même de l’intéressé ; que le fait d’être né à l’étranger et de ne pas répondre aux questions relatives à sa date de naissance ne constitue pas un élément objectif déduit des circonstances extérieures à la personne, susceptible de présumer la qualité d’étranger ; d’où il suit que le moyen n’est pas fondé.

UNE SAISINE DE L'OPRA NE SUSPEND PAS UNE EXPULSION D'UN ETRANGER ALORS QU'IL DEMANDE L'ASILE POLITIQUE

COUR DE CASSATION PREMIERE CHAMBRE CIVILE ARRÊT DU 16 JUIN 2011 REQUÊTE N°10-18226 REJET

Attendu, selon l’ordonnance attaquée (Rennes, 31 mars 2010) et les pièces de la procédure, que M. X..., de nationalité sénégalaise, en situation irrégulière en France, a fait l’objet, le 12 mars 2010, d’un arrêté de reconduite à la frontière et d’une décision de placement en rétention administrative ; que cette mesure ayant été prolongée, le 13 mars 2010, pour une durée maximale de quinze jours, le préfet du Loiret a sollicité une seconde prolongation de la rétention; que, le 29 mars 2010, un juge des libertés et de la détention a accueilli cette demande

Attendu que le préfet fait grief à l’ordonnance d’avoir infirmé cette décision et refusé de prolonger la rétention administrative

Attendu qu’après avoir retenu que la mesure d’éloignement n’avait pu être exécutée pendant la première période de rétention en raison de la dissimulation de son identité par M. X..., l’ordonnance relève que le fait que ce dernier ait saisi l’OFPRA d’une demande d’asile ne justifiait pas que l’administration suspende les diligences nécessaires à son départ pendant le cours de la procédure devant l’Office, l’article L. 554-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, auquel ne déroge pas l’article L. 742-6 du même code, lui imposant d’exercer toute diligence à cet effet ; que, par ces constatations et énonciations, le premier président a légalement justifié sa décision ; que le moyen n’est pas fondé.

UNE SAISINE DE L'OPRA NON COMPLETEE DANS UN DELAI DE 21 JOURS N'EST PAS ENREGISTREE

CONSEIL D'ETAT Avis n° 365666 du 29 mai 2013

Le Conseil d'Etat (section du contentieux, 2e et 7e sous-sections réunies),
Sur le rapport de la 2e sous-section de la section du contentieux,
Vu le jugement n° 1001847/4 du 31 janvier 2013, enregistré le 1er février 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par lequel le tribunal administratif de Melun, avant de statuer sur la demande de M. B... A... tendant, d'une part, à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du 10 juin 2009 par laquelle le directeur général de l'Office de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a refusé d'enregistrer sa demande d'asile et à l'annulation de la décision de rejet de son recours gracieux et, d'autre part, à ce qu'il soit enjoint au directeur général de l'OFPRA d'enregistrer sa demande d'asile dans un délai de huit jours à compter de la notification du jugement à intervenir sous astreinte de 75 euros par jour de retard ou, à titre subsidiaire, de statuer sur cette demande dans les mêmes conditions de délai et d'astreinte, a décidé, par application de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :
1° En vertu des dispositions de l'article R. 723-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, éclairées par la décision du Conseil d'Etat du 9 mars 2005 n° 274509, le directeur général de l'OFPRA est tenu de refuser d'enregistrer toute demande déposée ou complétée par un ressortissant étranger au-delà du délai de vingt et un jours qui lui est imparti. Ces dispositions ainsi interprétées sont-elles compatibles avec les objectifs de l'article 8 de la directive 2005/85/CE du 1er décembre 2005, dès lors notamment que les dispositions du point i du paragraphe 4 de l'article 23 de cette directive, auquel il renvoie, ne prévoient, lorsque l'étranger demandeur d'asile a tardé à déposer sa demande sans motif valable, que le recours à une procédure prioritaire ou accélérée ?
2° En cas de réponse négative, le directeur général de l'OFPRA pourrait-il néanmoins, et dans quelles conditions, refuser d'enregistrer une demande déposée ou complétée tardivement ?
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 ;
Vu le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de M. David Gaudillère, auditeur ;
― les conclusions de M. Damien Botteghi, rapporteur public ;
Rend l'avis suivant :
1. L'article R. 723-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dispose : « A compter de la remise de l'autorisation provisoire de séjour prévue à l'article L. 742-1, l'étranger demandeur d'asile dispose d'un délai de vingt et un jours pour présenter sa demande d'asile complète à l'office./(...) Lorsque la demande est présentée complète dans les délais, l'office l'enregistre sans délai et en informe par lettre le demandeur. »
2. La directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d'octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres prévoit, au paragraphe 1 de son article 8, que, sans préjudice du point i du paragraphe 4 de son article 23 « (...) les Etats membres veillent à ce que l'examen d'une demande d'asile ne soit pas refusé ni exclu au seul motif que la demande n'a pas été introduite dans les plus brefs délais ».
Les dispositions du point i du paragraphe 4 de l'article 23 prévoient que les Etats membres peuvent décider, dans le respect des principes de base et des garanties fondamentales visés au chapitre II de cette directive, qu'une procédure d'examen est prioritaire ou est accélérée lorsque le demandeur « n'a pas introduit plus tôt sa demande, sans motif valable, alors qu'il avait la possibilité de le faire ».
3. Il résulte des dispositions de l'article R. 723-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile que, dans l'hypothèse où l'étranger présente ou complète sa demande d'asile auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides après l'expiration du délai de vingt et un jours imparti par le premier alinéa de cet article à compter de la remise de l'autorisation provisoire de séjour, le directeur général de l'Office peut refuser d'enregistrer cette demande, sauf dans l'hypothèse où les services préfectoraux ont omis de remettre à l'intéressé, au stade de la demande d'admission au séjour, le document d'information prévu au dernier alinéa de l'article R. 741-2 du même code, cette circonstance étant de nature à faire obstacle au déclenchement du délai de vingt et un jours.
Toutefois, les dispositions de l'article R. 723-1 n'ont ni pour objet ni pour effet de faire obstacle à ce qu'un étranger auquel l'Office français de protection des réfugiés et apatrides a refusé l'enregistrement de sa demande en raison de sa tardiveté au regard du délai de vingt et un jours puisse présenter à nouveau, auprès des services préfectoraux compétents, une demande d'admission au séjour en vue de présenter sa demande d'asile auprès de l'Office.
Saisi de cette demande, le préfet délivre à l'intéressé une nouvelle autorisation provisoire de séjour sur le fondement de l'article R. 742-1 du même code ou, s'il estime que le dépassement du délai de vingt et un jours révèle le caractère manifestement dilatoire de sa demande d'asile, lui refuse cette autorisation sur le fondement du 4° de l'article L. 741-4 de ce code. Dans le premier cas, sa demande d'asile sera examinée par l'Office selon la procédure de droit commun, sous réserve d'un dépôt non tardif de celle-ci. Dans le second cas, sa demande sera examinée selon la procédure dite prioritaire.
Dans ces conditions, les dispositions de l'article R. 723-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne sont pas incompatibles avec les objectifs du paragraphe 1 de l'article 8 de la directive 2005/85/CE du 1er décembre 2005.
Elles ne sont pas non plus incompatibles avec les dispositions du point i du paragraphe 4 de l'article 23 de la même directive, celles-ci n'imposant pas aux Etats membres de prévoir que les demandes d'asile qui, sans motif valable, n'ont pas été présentées plus tôt font nécessairement l'objet d'une procédure d'examen prioritaire.
Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu de répondre par l'affirmative à la première question posée par le tribunal administratif. La deuxième question est, par suite, sans objet.
Le présent avis sera notifié au tribunal administratif de Melun, à M. B... A... et au ministre de l'intérieur.
Il sera publié au Journal officiel de la République française.

Le Décret n° 2011-861 du 20 juillet 2011 modifie le décret n° 2007-1300 du 31 août 2007 relatif aux conventions conclues entre les centres d'accueil pour demandeurs d'asile et l'État et aux relations avec les usagers.

Le Décret n° 2011-1031 du 29 août 2011 est relatif aux conditions d'exercice du droit d'asile.

Le Décret n° 2013-751 du 16 août 2013 est relatif à la procédure applicable devant la Cour nationale du droit d'asile.

Le Décret n° 2013-791 du 30 août 2013 modifie le décret n° 2013-751 du 16 août 2013 relatif à la procédure applicable devant la Cour nationale du droit d'asile.

La salle d'audience de Coquelle du centre de rétention administrative des étrangers, serait conforme à la Convention

COUR DE CASSATION PREMIERE CHAMBRE CIVILE ARRÊT DU 12 Octobre 2011 REQUÊTE N°10-24205 REJET

Attendu, selon l'ordonnance attaquée rendue par le premier président d'une cour d'appel (Amiens, 1er juillet 2010), rendue sur renvoi après cassation (25 mars 2009, n° 08-15. 170), et les pièces de la procédure, que M. X..., de nationalité iranienne, en situation irrégulière en France, auquel avait été notifiée une obligation de quitter le territoire français, a fait l'objet d'un arrêté de placement en rétention administrative pris par le préfet du Pas-de-Calais ; qu'un juge des libertés et de la détention, statuant dans une salle d'audience attribuée au ministère de la justice, a ordonné la prolongation de la mesure de rétention ; que le syndicat des avocats de France est intervenu volontairement à l'instance ;

Sur le moyen unique, pris en ses trois premières branches, ci-après annexé :

Attendu que M. X... et le syndicat des avocats de France font grief à l'ordonnance d'avoir confirmé celle du juge des libertés et de la détention en ce qu'elle avait prolongé la rétention de M. X... ;

Attendu qu'ayant constaté que la salle d'audience était autonome et hors de l'enceinte du centre de rétention administrative, qu'elle était accessible au public par une porte donnant sur la voie publique et qu'une clôture la séparait du centre de rétention de sorte que l'étranger devait sortir de ce centre pour accéder à la salle d'audience, le premier président en a exactement déduit que cette salle, implantée à proximité du centre et non à l'intérieur de celui-ci, répondait aux exigences posées par l'article L. 552-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme que le grief ne peut être accueilli ;

Sur le moyen unique, pris en sa quatrième branche, ci-après annexé :

Attendu que ce grief n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;

Et sur le moyen unique, pris en sa cinquième branche, ci-après annexé :

Attendu qu'il est encore fait le même grief à l'ordonnance ;

Attendu qu'ayant constaté que M. X... avait été assisté d'un avocat et d'un interprète au cours de l'audience et que son avocat, ainsi que celui du syndicat des avocats de France, avaient déposé des conclusions écrites, puis, relevé que les dispositions des locaux judiciaires de Coquelles permettaient tant l'entretien des avocats avec leurs clients et leur interprète que le déroulement de l'audience dans des conditions matérielles adaptées à l'exercice des droits de la défense, le premier président, tenant compte des délais dans lesquels il devait être statué, a exactement retenu que les conditions dans lesquelles la défense de M. X... s'était déroulée respectaient le principe de l'égalité des armes et a, ainsi, légalement justifié sa décision ; que le grief n'est pas fondé

LE DÉPART VOLONTAIRE DES ÉTRANGERS

Avis n° 355133 du 1er mars 2012 du Conseil d'Etat (section du contentieux, 7e et 2e sous-sections réunies) sur le rapport de la 7e sous-section de la section du contentieux

Vu le jugement, enregistré le 22 décembre 2011 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par lequel le tribunal administratif de Basse-Terre, avant de statuer sur la demande de M. CALIXTE, tendant à l'annulation de la décision du 24 novembre 2011 par laquelle le préfet de la Guadeloupe lui a fait obligation de quitter le territoire français, sans délai de départ volontaire, et des décisions du même jour fixant le pays de destination et ordonnant son placement en rétention, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen la question de savoir :
1° Si, lorsque le tribunal administratif de Basse-Terre est saisi d'une demande tendant à l'annulation d'une décision portant obligation de quitter sans délai le territoire, il doit se considérer comme saisi d'une demande dirigée contre une seule et même décision ou doit distinguer entre la décision d'éloignement et la décision de refus de délai de départ volontaire ;
2° Si, dans l'hypothèse où les deux décisions devraient être séparées, l'illégalité éventuelle de la décision de refus de délai de départ volontaire a une incidence sur la légalité de la mesure d'éloignement ;
3° Si, dans la même hypothèse et dans la mesure où la décision de refus de délai de départ volontaire ne produit plus d'effet, les conclusions tendant à son annulation ont encore un objet ;
4° Enfin, s'il devait statuer distinctement sur la décision de refus de départ volontaire, de quelle injonction le tribunal administratif pourrait assortir sa décision ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 ;
Vu le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 ;
Vu le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de M. Fabrice Aubert, auditeur,
― les conclusions de M. Bertrand Dacosta, rapporteur public,
Rend l'avis suivant :
1. La loi du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité a procédé à la transposition, dans l'ordre juridique interne, des dispositions de la directive du 16 décembre 2008, dite directive « retour », qui, en l'absence de mention contraire, est applicable dans les départements d'outre-mer, bien que ces derniers ne soient pas intégrés à l'espace de circulation dit « espace Schengen », auquel se réfère la directive. En particulier, cette loi a modifié les dispositions de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui définissent les conditions dans lesquelles les étrangers non-ressortissants d'un Etat membre de l'Union européenne, d'un Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen ou de la Confédération suisse et qui ne sont pas membres de la famille de ces ressortissants peuvent faire l'objet d'une décision les obligeant à quitter le territoire français. Il résulte de l'article L. 111-3 du même code que cet article L. 511-1 est lui-même applicable, outre la France métropolitaine, dans les départements d'outre-mer, à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin.
En vertu de ces dispositions, une telle décision est désormais assortie, en principe, d'un délai « de départ volontaire » de trente jours, permettant à l'étranger de définir lui-même les conditions de son départ vers le pays d'accueil. Néanmoins, en application du II du même article L. 511-1, l'autorité administrative peut décider, par exception, que l'étranger est obligé de quitter le territoire français sans délai si son comportement constitue une menace pour l'ordre public, s'il s'est vu refuser la délivrance ou le renouvellement de son titre de séjour, de son récépissé de demande de carte de séjour ou de son autorisation provisoire de séjour au motif que sa demande était ou manifestement infondée ou frauduleuse, ou si, dans une série de cas définis par la loi, le risque qu'il se soustraie à son obligation de quitter le territoire français est regardé comme établi.
Il résulte des dispositions des articles L. 512-1 et suivants du même code que l'étranger qui fait ainsi l'objet d'une obligation de quitter le territoire peut former un recours suspensif contre cette mesure d'éloignement et les décisions qui l'accompagnent, y compris, le cas échéant, celle refusant de lui accorder un délai de départ volontaire. Toutefois, l'article L. 514-2 de ce code dispose que, jusqu'en 2016, les articles L. 512-1, L. 512-2 et L. 513-3 organisant ces modalités spécifiques de recours ne sont pas applicables en Guadeloupe et à Saint-Barthélemy. Jusqu'à cette date, le recours exercé par un étranger, dans ces territoires, contre une mesure d'éloignement et les autres décisions prises pour son exécution est par conséquent un recours pour excès de pouvoir de droit commun, non suspensif, qui peut toutefois donner lieu à une action en référé sur le fondement des dispositions des articles L. 521-1 ou L. 521-2 du code de justice administrative.
2. Ainsi qu'il a été dit, il résulte des termes de l'article L. 511-1 que la décision de ne pas accorder un délai de départ volontaire, dont l'objet même est distinct de celui de la mesure d'éloignement, résulte d'un examen par l'administration de la situation personnelle de l'étranger, au regard de critères différents de ceux qui fondent l'obligation qui lui est faite de quitter le territoire français. Le législateur a ainsi fait de la décision d'accorder un délai de départ volontaire une décision autonome de la mesure d'éloignement.
En conséquence, lorsque le tribunal administratif est saisi par un étranger d'une requête tendant à l'annulation d'une obligation de quitter le territoire français sans délai, il doit regarder cette requête, en fonction des moyens soulevés, comme dirigée contre plusieurs décisions distinctes que sont l'obligation de quitter le territoire, le refus d'accorder un délai de départ volontaire et, le cas échéant, le choix du pays de destination, le placement en rétention ainsi que l'interdiction de retour sur le territoire.
3. Ce tribunal peut dès lors annuler uniquement la décision refusant d'accorder un délai de départ volontaire ou, lorsque le même acte porte plusieurs décisions afférentes à l'éloignement, annuler cet acte en tant seulement qu'il refuse ce délai. Une telle annulation est, par elle-même, sans incidence sur la légalité de l'obligation de quitter le territoire français.
4. Si, en raison du caractère non suspensif du recours exercé par un étranger dans les territoires mentionnés aux articles L. 514-1 et L. 514-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, une obligation de quitter le territoire français sans délai a déjà été exécutée lorsque le juge se prononce sur sa légalité, cette circonstance ne saurait permettre de regarder les conclusions dirigées contre la décision de refus d'octroi d'un délai de départ volontaire, qui a produit des effets, comme ayant perdu leur objet.
5. Dans l'hypothèse où le tribunal administratif, saisi du recours d'un étranger déjà reconduit à la frontière, annulerait ainsi une décision de refus d'accorder un délai de départ volontaire, sans annuler par ailleurs l'obligation de quitter le territoire français, il ne serait susceptible d'assortir cette annulation d'aucune injonction, une telle annulation n'impliquant nécessairement aucune mesure particulière à prendre par l'administration, au sens des articles L. 911-1 et L. 911-2 du code de justice administrative.
Le présent avis sera notifié au tribunal administratif de Basse-Terre, à M. Louis Cedieu CALIXTE et au ministre de l'intérieur, de l'outre-mer, des collectivités territoriales et de l'immigration. Il sera publié au Journal officiel de la République française.

LA MOTIVATION D'UNE MESURE D'ELOIGNEMENT DOIT ETRE PRECISE ET CIRCONSTANCIEE

Conseil d'Etat Avis n° 363533 du 13 février 2013

Le Conseil d'Etat (section du contentieux, 2e et 7e sous-sections réunies),
Sur le rapport de la 2e sous-section de la section du contentieux,
Vu l'arrêt n° 12NT00517 du 18 octobre 2012, enregistré le 24 octobre 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par lequel la cour administrative d'appel de Nantes, avant de statuer sur la requête de M. Huseyin Sari tendant, d'une part, à l'annulation du jugement n° 11-3926,11-3927 en date du 19 janvier 2012 par lequel le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté du 16 septembre 2011 du préfet des Côtes-d'Armor portant obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et interdiction de retour pendant deux ans, d'autre part, à l'annulation pour excès de pouvoir de cet arrêté et à ce qu'il soit enjoint au préfet de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour lui permettant de travailler et de réexaminer sa situation dans un délai d'un mois, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen la question de savoir si, dans le cadre des dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile issues de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011, le refus implicite opposé, par application de l'article R. 311-12 du même code, à une demande de titre de séjour formulée par un étranger peut désormais servir de base légale à une décision portant obligation de quitter le territoire prise sur le fondement du 3° du I de l'article L. 511-1 de ce code ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de M. David Gaudillère, auditeur ;
― les conclusions de Mme Béatrice Bourgeois-Machureau, rapporteur public,
Rend l'avis suivant :
1. Dans sa rédaction résultant de la loi du 24 juillet 2006 relative à l'intégration et à l'immigration, le I de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoyait que l'autorité administrative qui refusait la délivrance ou le renouvellement d'un titre de séjour à un étranger, ou qui lui retirait son titre de séjour, son récépissé de demande de carte de séjour ou son autorisation provisoire de séjour, pour un motif autre que l'existence d'une menace à l'ordre public, pouvait assortir sa décision d'une obligation de quitter le territoire français, laquelle fixait aussi le pays à destination duquel l'étranger pouvait être renvoyé d'office faute de respecter le délai de départ volontaire d'une durée d'un mois qui lui était laissé. Parallèlement, le II de l'article L. 511-1 permettait à l'autorité administrative, par arrêté motivé, de décider qu'un étranger serait reconduit à la frontière dans différents cas, tenant notamment à l'entrée irrégulière en France, au maintien irrégulier sur le territoire français, au prononcé de certaines condamnations ou à des menaces à l'ordre public.
Le Conseil d'Etat, par un avis contentieux n° 311893 du 28 mars 2008, avait estimé qu'il résultait de ces dispositions que le préfet ne pouvait prendre une décision obligeant un étranger à quitter le territoire français sans lui avoir dans la même décision refusé, de manière explicite, un titre de séjour. Il avait, dès lors, été d'avis qu'un refus implicite résultant du silence gardé par l'administration sur une demande de titre de séjour dans le délai de quatre mois prévu par l'article R. 311-12 du code de l'entreée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne pouvait permettre de prendre une obligation de quitter le territoire français et qu'une telle mesure ne pouvait intervenir qu'après que l'administration eut opposé, à nouveau et de manière explicite, un refus à la demande de titre de séjour.
2. La loi du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité a substantiellement modifié les dispositions de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
Alors que, selon les dispositions issues de la loi du 24 juillet 2006, l'obligation de quitter le territoire français constituait une mesure particulière d'éloignement, qui n'était suceptible d'être prononcée que pour assortir un refus de délivrance ou de renouvellement d'un titre de séjour, ou d'un retrait d'un tel titre pour un autre motif que la menace à l'ordre public, le I de l'article L. 511-1 dans sa rédaction issue de la loi du 16 juin 2011 permet désormais à l'autorité administrative de prononcer une obligation de quitter le territoire français dans les différents cas suivants : « 1° Si l'étranger ne peut justifier être entré régulièrement sur le territoire français, à moins qu'il ne soit titulaire d'un titre de séjour en cours de validité ; / 2° Si l'étranger s'est maintenu sur le territoire français au-delà de la durée de validité de son visa ou, s'il n'est pas soumis à l'obligation du visa, à l'expiration d'un délai de trois mois à compter de son entrée sur le territoire sans être titulaire d'un premier titre de séjour régulièrement délivré ; / 3° Si la délivrance ou le renouvellement d'un titre de séjour a été refusé à l'étranger ou si le titre de séjour qui lui avait été délivré lui a été retiré ; / 4° Si l'étranger n'a pas demandé le renouvellement de son titre de séjour temporaire et s'est maintenu sur le territoire français à l'expiration de ce titre ; / 5° Si le récépissé de la demande de carte de séjour ou l'autorisation provisoire de séjour qui avait été délivré à l'étranger lui a été retiré ou si le renouvellement de ces documents lui a été refusé ».
Il résulte de ces nouvelles dispositions que l'administration est désormais susceptible de prononcer une obligation de quitter le territoire français dans différents cas, tenant à l'entrée irrégulière en France, au maintien irrégulier sur le territoire national, au refus de délivrance ou de renouvellement d'un titre de séjour ou de retrait d'un tel titre, au retrait ou au refus de renouvellement d'un récépissé ou d'une autorisation provisoire de séjour. Cette mesure d'éloignement n'est ainsi plus spécifiquement liée au cas du refus de séjour.
Si rien ne s'oppose à ce que l'administration, comme elle le fait de façon générale, permette le maintien sur le territoire d'un étranger qui a demandé un titre de séjour jusqu'à ce qu'elle ait statué par une décision explicite sur la demande de séjour, ni les dispositions de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, telles qu'issues de la loi du 16 juin 2011, ni aucune disposition du code ne font obstacle à ce que, en application des dispositions de l'article 21 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations et de l'article R. 311-12 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, le silence gardé par l'administration pendant plus de quatre mois sur une demande de titre de séjour vaille décision de rejet et à ce que ce rejet implicite permette directement de prononcer une obligation de quitter le territoire français.
Il s'ensuit que l'autorité administrative peut prononcer une obligation de quitter le territoire français lorsque le silence gardé pendant quatre mois sur une demande de délivrance ou de renouvellement d'un titre de séjour a fait naître une décision implicite de rejet, sans qu'il lui soit impératif d'opposer au préalable un refus explicite de titre de séjour.
3. En vertu du septième alinéa du I de l'article L. 511-1, la décision énonçant l'obligation de quitter le territoire français doit être motivée.
Si la loi prévoit que cette décision n'a pas à faire l'objet d'une motivation distincte de celle de la décision relative au séjour dans les cas où la mesure d'éloignement fait suite à un refus de délivrance ou de renouvellement d'un titre de séjour ou retrait d'un tel titre, ou au retrait ou au refus de renouvellement d'un récépissé de demande de carte de séjour ou d'autorisation provisoire de séjour, cette exception à l'obligation de motivation ne peut trouver à s'appliquer que si la mesure d'éloignement assortit une décision relative au séjour elle-même explicite et motivée.
Il incombe ainsi à l'autorité administrative, dans le cas où elle prononcerait une obligation de quitter le territoire français à la suite d'un refus implicite de délivrance ou de renouvellement de titre de séjour, de motiver sa décision en indiquant les circonstances de fait et les considérations de droit qui la justifient, sans qu'elle puisse se borner à motiver sa décision par référence à l'existence d'un refus implicite de titre de séjour.
Le présent avis sera notifié à la cour administrative d'appel de Nantes, à M. Huseyin Sari et au ministre de l'intérieur.
Il sera publié au Journal officiel de la République française.

LES PRISONS FRANCAISES INSALUBRES

Cour de cassation Commission de réparation des détentions décision du 25 juin 2012 N° de pourvoi: 12CRD001 Accueil du Recours

 

Attendu que M. X... a été détenu pour autre cause à compter du 28 mai 2009
Que la période de détention indemnisable court du 11 décembre 2008 au 28 mai 2009
Que les motifs pour lesquels M. X... suppose avoir été maintenu en détention lors de la procédure d'instruction sont sans portée sur l'appréciation du préjudice moral subi
Que ne sont pas prises en considération dans l'évaluation de ce préjudice, les conséquences des poursuites pénales dont l'intéressé a pu faire l'objet en raison d'une infraction commise dans l'établissement pénitentiaire
Que M. X... n'avait jamais été incarcéré auparavant ; qu'il a été détenu au Camp Est à Nouméa, un établissement dont l'insalubrité et le taux d'occupation particulièrement élevé ont été constatés par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté qui, en publiant le 6 décembre 2011 ses recommandations au sujet de la prison de Nouméa, a dénoncé une "violation grave des droits fondamentaux des détenus"
Que ces conditions de détention, que M. X... a nécessairement subies à titre personnel, doivent être prises en considération dans l'appréciation du préjudice moral qu'elles ont incontestablement contribué à aggraver
Qu'il y lieu d'allouer à M. X... la somme de 12 400 euros
Sur l'article 700 du code de procédure civile :
Il y a lieu d'allouer à M. X... la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile

Cour de cassation Commission de réparation des détentions, décision du lundi 25 juin 2012 N° de pourvoi: 12CRD002 Accueil du Recours

Attendu que le premier président a pris avec pertinence en considération la durée de la détention, et la circonstance que l'intéressé a été privé d'assister à la naissance de son enfant, intervenue au cours de la détention

Attendu qu'il ne résulte pas du casier judiciaire de M. X... que les courtes peines qui y sont mentionnées aient été exécutées et que dès lors M. X... ait eu une connaissance du milieu carcéral préalable à son placement en détention

Que M. X... a été détenu à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, dont la vétusté et le taux d'occupation élevé ont été dénoncés dans le rapport remis au Sénat le 28 juin 2000 par la commission d'enquête sur " Les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France ", et le rapport remis le 28 juin 2000 à l'Assemblée Nationale par la commission d'enquête sur " La situation dans les prisons françaises ", concomitants à la période de détention subie par M. X...

Que ces conditions de détention, que M. X... a nécessairement subies à titre personnel, doivent être prises en considération dans l'appréciation du préjudice moral qu'elles ont incontestablement contribué à aggraver

Que le préjudice moral subi sera plus justement réparé par l'allocation de la somme de 15 000 euros

UN HOMME BLESSE DOIT ETRE VU PAR UN MEDECIN AVANT D'ETRE INTERROGE

Cour de cassation chambre criminelle Arrêt du 25 octobre 2011 N° de pourvoi: 11-82780 cassation

Attendu que tout arrêt de la chambre de l'instruction doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux articulations essentielles des mémoires des parties ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que, surpris dans l'enceinte d'une résidence par un habitant qu'il aurait roué de coups, M. X... a été, lors de son interpellation par les services de police auxquels il se serait opposé en faisant usage d'un couteau, blessé à l'abdomen par le tir de l'un des policiers qu'à son admission au service hospitalier d'anesthésie et de réanimation, il était constaté qu'il souffrait de lésions intra-abdominales secondaires au passage d'un projectile d'arme à feu, dont la trajectoire était de l'avant vers l'arrière, du haut vers le bas, de la droite vers la gauche, avec une sortie au niveau de la fesse gauche ; que le médecin de garde attestait que l'intéressé n'était pas apte à être entendu le jour même ; que le lendemain, un officier de police judiciaire contactait une infirmière du service de réanimation qui lui indiquait que le patient était audible ; qu'après avoir relevé que M. X..., alité et intubé, n'était plus sous assistance respiratoire mais que les conditions d'audition n'étaient pas optimales, il l'entendait sur les faits à l'origine de son interpellation et sur l'interpellation elle-même ;

Attendu que M. X... a ensuite été mis en examen des chefs de dégradations volontaires, violences volontaires n'ayant pas entraîné une incapacité totale de travail supérieure à huit jours et violences volontaires avec arme sur personne dépositaire de l'autorité publique ; que son avocat a déposé une requête en nullité de son audition aux motifs, d'une part, que son client, qui était empêché d'aller et venir, était sous la contrainte et aurait dû être placé en garde à vue avant d'être entendu et, d'autre part, que son audition sans qu'un certificat médical l'ait déclaré apte à cette mesure lui faisait grief ;

Attendu que, pour rejeter cette requête, l'arrêt énonce notamment que, pour s'assurer de la compatibilité de l'état de santé de M. X... avec une audition, les enquêteurs ont reçu une réponse transmise par une infirmière qui, selon toute vraisemblance, s'est adressée au préalable au médecin traitant pour solliciter son avis et, partant, cette autorisation ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, par des motifs hypothétiques et sans rechercher si un médecin avait lui-même constaté que l'état de santé de cette personne hospitalisée était compatible avec son audition et si celle-ci pouvait ainsi se dérouler dans des conditions respectant les exigences résultant de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision

Commission nationale consultative des droits de l'homme : Avis sur le régime d'asile européen commun

Commission nationale consultative des droits de l'homme : Avis sur les mutilations sexuelles féminines

La LOI n° 2015-892 du 23 juillet 2015 autorise l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des États-unis d'Amérique sur l'indemnisation de certaines victimes de la Shoah déportées depuis la France, non couvertes par des programmes français.

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