ARTICLES 15 16 17 et 18 de la CEDH
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"Quand les États refusent de respecter les droits de l'homme avec l'accord
de la CEDH"
Frédéric Fabre docteur en droit.
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"1/En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.
2/La disposition précédente n'autorise aucune dérogation à l'article 2 sauf pour le cas de décès résultant d'actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe1) et 7.
3/Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de L'Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de L'Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d'être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application"
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- LE COUP D'ETAT DU 15 JUILLET 2016 EN TURQUIE
- LES ATTENTATS DE PARIS DU 13 NOVEMBRE 2015
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-LA JURISPRUDENCE vue par la CEDH au format pdf
LE COUP D'ETAT DU 15 JUILLET 2016 EN TURQUIE
TURQUIE : La CEDH examine en urgence les griefs lés au couvre - feu, en Turquie.
Alparslan Altan c. Turquie du 16 avril 2019 requête n° 12778/17
Violation de l'article 15 et 5-1 : M. Alparslan Altan, juge à la Cour constitutionnelle turque, a été placé en détention de manière illégale et en violation de la Convention
M. Altan a fait l’objet d’une mesure privative de liberté essentiellement pour appartenance à une organisation terroriste armée, à savoir l’organisation FETÖ/PDY. Pour la CCT, il s’agissait là de la base factuelle et juridique d’un cas de flagrant délit. Dans son arrêt adopté le 10 octobre 2017, la Cour de cassation a considéré qu’au moment de l’arrestation des magistrats suspectés pour le crime d’appartenance à une organisation armée, la situation de flagrant délit était en cause. La Cour considère que l’extension de la portée de la notion de flagrant délit par la voie jurisprudentielle ne pouvait permettre à M. Altan de savoir que le fait d’être soupçonné d’appartenir à une organisation criminelle suffisait à le priver des garanties procédurales accordées aux membres de la CCT. En ce qui concerne le placement en détention provisoire de M. Altan, le 20 juillet 2016, la Cour conclut que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment du placement en détention. Il en résulte que les soupçons qui pesaient alors sur l’intéressé n’atteignaient pas le niveau minimum de « plausibilité » exigé par l’article 5 § 1 c). Bien qu’imposée sous le contrôle du système judiciaire, cette mesure de détention reposait sur un simple soupçon d’appartenance à une organisation criminelle, indépendamment de toute procédure pénale pendante. Pareil degré de suspicion ne saurait suffire pour justifier un ordre de placement en détention d’un juge siégeant au sein d’une haute cour, en l’occurrence la Cour constitutionnelle. La Cour a également observé que les mesures prises à l’encontre du requérant ne peuvent pas être considérées comme avoir respecté la stricte mesure requise par la situation, au sens de l’article 15 (dérogation en cas d’état d’urgence) de la Convention
LES FAITS
B. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et la déclaration d’état d’urgence
8. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement choisis.
9. Durant la tentative de coup d’État, les soldats contrôlés par les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris le parlement et le complexe présidentiel, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, attaquèrent également des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2 500 personnes blessées.
10. Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique), considéré comme étant le chef présumé d’une organisation appelée « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste güleniste / Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.
11. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
12. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.
13. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente-sept décrets‑lois (nos 667 à 703) en application de l’article 121 de la Constitution. L’un de ces textes, le décret-loi no 667, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016, prévoyait notamment en son article 3 que la CCT était habilitée à révoquer ses membres qui étaient considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. En outre, ces décrets-lois apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).
14. Le Gouvernement indique que, au cours de la tentative de coup d’État ou après, les parquets ont ouvert des instructions pénales contre les personnes impliquées dans le putsch et contre celles non directement impliquées mais ayant un lien avec l’organisation FETÖ/PDY, dont des membres de la magistrature. Il précise que, à cet égard, le 16 juillet 2016, dans le cadre d’une instruction pénale ouverte par le parquet d’Ankara, environ 3 000 magistrats, parmi lesquels deux juges siégeant au sein de la CCT – dont le requérant – et plus de 160 juges siégeant au sein de la Cour de cassation et du Conseil d’État, ont été placés en garde à vue puis en détention. Il ajoute que, en outre, des mandats d’arrêt ont été délivrés à l’encontre de trente magistrats siégeant au sein des hautes juridictions, considérés comme fugitifs.
15. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.
C. L’arrestation et la mise en détention provisoire du requérant
16. Le 16 juillet 2016, dans le cadre de l’instruction pénale ouverte par le parquet d’Ankara (paragraphe 14 ci-dessus), le requérant fut arrêté et placé en garde à vue sur la base d’une directive émise par ledit parquet. Ce dernier qualifia le requérant de membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY et demanda son placement en détention provisoire. Les parties pertinentes en l’espèce de cette directive étaient ainsi libellées :
« L’infraction consistant à renverser le gouvernement et l’ordre constitutionnel par la force et la violence est actuellement perpétrée dans le pays ; les membres de l’organisation terroriste [FETÖ/PDY], qui commettent cette infraction, peuvent fuir le pays (...) »
Le même jour, la police mena une perquisition au domicile du requérant et saisit les ordinateurs et autres matériels informatiques appartenant à ce dernier.
17. Le 19 juillet 2016, le requérant fut interrogé par le procureur de la République d’Ankara. Il était soupçonné d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel (article 309 du code pénal (CP)) et d’être membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY (article 314 du CP). Au cours de cet interrogatoire, l’intéressé, qui était assisté par un avocat, nia tous les faits qui lui étaient reprochés et soutint que les accusations portées à son encontre ne pouvaient être fondées que sur ses opinions dissidentes exprimées dans les arrêts de la CCT. Son avocat contesta sa mise en garde à vue, soutenant que les conditions du flagrant délit n’étaient pas réunies et que son client ne pouvait faire l’objet d’une instruction pénale sans une autorisation de la CCT. Il demanda la mise en liberté provisoire de son client.
18. Le même jour, le parquet d’Ankara déféra le requérant, ainsi que treize autres suspects, à savoir six juges siégeant au sein du Conseil d’État, six juges siégeant au sein de la Cour de cassation et un autre juge, devant le 2e juge de paix (sulh ceza hakimliǧi). Il demanda la mise en détention provisoire du requérant, eu égard au fait que certains membres de l’organisation FETÖ/PDY avaient pris la fuite après les événements et qu’il n’avait pas encore été procédé à la collecte des éléments de preuve.
19. Le 20 juillet 2016, le requérant, assisté par son avocat, Me M. Orak, comparut devant le 2e juge de paix avec les treize autres suspects. D’après le procès-verbal d’interrogatoire, les suspects étaient soupçonnés de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel et d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, infractions réprimées par les articles 309 et 314 du code pénal. Les déclarations des suspects, dont celles du requérant, furent enregistrées via le système informatique audiovisuel « SEGBİS » (Ses ve Görüntü Bilişim Sistemi). Il ressort des transcriptions de ces enregistrements que le requérant, après avoir décrit sa carrière en tant que juge à la CCT, a réfuté toutes les accusations portées à son encontre. Il en ressort également que son avocat a contesté toutes les mesures prises contre lui, en se fondant, pour étayer sa position, sur le statut spécial de son client, lié à son mandat de juge près la CCT. Les parties pertinentes en l’espèce de ces transcriptions pouvaient se lire comme suit :
« L’avocat du suspect, Me M. Orak : « (...) il semble que les articles 109 et 114 [il s’agit en fait des articles 309 et 314 du code pénal] étaient mentionnés dans le procès‑verbal de l’audience ; est-ce que le placement en détention demandé sur le fondement de l’article 114 [314] l’est aussi sur le fondement de l’article 109 [309] ? »
Le juge, M. C. : « Ce n’est pas [sur la base de l’article] 109 [309]. »
L’avocat du suspect, Me M. Orak : « D’accord (...). Puisque mon client est déféré sur le fondement de l’article 114 [314], il ne s’agit pas d’une situation de flagrant délit. Par conséquent, tous les actes effectués en relation avec cette infraction constituaient un abus de pouvoir et étaient entachés d’irrégularités (...). Ici, l’instruction et la procédure pénale doivent être menées dès le début par l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle (...). Il n’existe aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire, et les accusations étaient fondées sur des allégations abstraites (...). [Par ailleurs], en l’espèce, les conditions cumulatives du placement en détention provisoire n’étaient pas réunies, et, de toute façon, nous demandons que des mesures alternatives soient ordonnées (...) »
20. Le même jour, le juge de paix ordonna le placement en détention provisoire du requérant et des treize autres suspects. Pour ce faire, il considéra ce qui suit :
« (...) Compte tenu du fait que certains suspects et leurs représentants prétendaient que le parquet d’Ankara et notre tribunal n’étaient pas compétents [pour instruire l’affaire], il convient d’observer que, d’après l’article 16 § 1 de la loi no 6216 (...), l’instruction pénale était régie par les règles de droit commun, dans la mesure où l’infraction reprochée aux suspects, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, constituait une « infraction continue » (temadi olan suç) et où il s’agissait d’un cas de flagrant délit.
Après avoir examiné le dossier d’instruction, il est décidé de placer les suspects en détention provisoire, eu égard à la nature de l’infraction reprochée, à l’état des preuves, [à l’ensemble des] procès-verbaux se trouvant dans le dossier, aux décisions du 17 juillet 2016 adoptées par les présidences de la Cour de cassation et du Conseil d’État, aux procès-verbaux de perquisition et de saisie et à l’intégralité du contenu du dossier, et au fait que des preuves concrètes démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée. [Par ailleurs, il est également noté que] l’infraction reprochée figurait parmi les infractions dites « cataloguées » et énumérées à l’article 100 du code de procédure pénale, que la mise en détention provisoire était une mesure proportionnée eu égard au quantum de la peine prévue par la loi, et que des mesures alternatives à la détention sont insuffisantes étant donné les risques de fuite et de détérioration des éléments de preuve. »
21. Également le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
En outre, le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15 (paragraphes 11-13 ci-dessus).
22. Le même jour, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise à son encontre. Il soutenait, à l’appui de son recours, qu’il n’existait aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire, et il contestait la conformité de cette mesure au droit interne pertinent. En outre, il demandait que des mesures alternatives fussent appliquées au motif que son fils était gravement handicapé et dépendait de son aide personnelle.
23. Par une décision du 4 août 2016, la CCT, réunie en assemblée plénière, révoqua le requérant de ses fonctions. Pour ce faire, elle considéra, sur le fondement de l’article 3 du décret-loi no 667, qu’il ressortait notamment des « informations provenant de l’environnement social » (sosyal çevre bilgisi) et de la « conviction commune qui s’était matérialisée au fil du temps » (zaman içinde oluşan ortak kanaatleri) parmi les membres de la CCT que l’intéressé avait un lien avec l’organisation en question, de sorte qu’il n’était plus apte à exercer sa profession.
24. Le 9 août 2016, le 3e juge de paix rejeta l’opposition formée par le requérant contre l’ordonnance de mise en détention.
25. Le 26 septembre 2016, le requérant demanda sa libération provisoire. À l’appui de sa demande, il réitérait sa contestation quant à la conformité de la mesure litigieuse au droit interne pertinent. À cet égard, il soutenait tout d’abord que, ne s’étant pas vu reprocher d’avoir participé à la tentative de coup d’État, il ne s’agissait pas d’un cas de flagrant délit. Il exposait par ailleurs que les cas de flagrant délit étaient énumérés à l’article 2 du code de procédure pénale (CPP) et que la situation en cause ne rentrait pas dans ces catégories. En outre, il soutenait que la décision de mise en détention ne comportait aucun motif concret le concernant et qu’elle n’était fondée sur aucun fait justifiant cette mesure. Enfin, il sollicitait à nouveau l’application de mesures alternatives, se fondant en cela sur l’état de santé de son fils, qui, selon lui, était gravement handicapé et dépendait de son aide personnelle.
26. À différentes autres reprises, le requérant demanda sa mise en liberté provisoire. Par des décisions adoptées les 7 novembre et 5 décembre 2016, à l’instar de ce qui avait été jugé dans une décision du 21 septembre 2016, les juges de paix compétents rejetèrent ses demandes.
27. Par une lettre du 8 novembre 2017, le parquet près la Cour de cassation transmit le dossier à la 10e chambre pénale de cette haute juridiction. Cette dernière se pencha, à plusieurs reprises, sur la nécessité du maintien du requérant en détention provisoire et ordonna la prolongation de la mesure litigieuse.
I. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE
71. La Cour estime qu’il se pose dès lors la question de savoir si les conditions énumérées à l’article 15 de la Convention pour l’exercice du droit exceptionnel de dérogation étaient réunies dans la présente espèce.
72. À ce sujet, la Cour note tout d’abord que la notification de dérogation de la Turquie, indiquant que l’état d’urgence a été déclaré pour répondre à la menace causée pour la vie de la nation par les graves dangers posés par la tentative de coup d’État militaire ainsi que par d’autres actes terroristes, ne mentionne pas explicitement quels articles de la Convention feront l’objet d’une dérogation. Ladite notification énonce simplement que « les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention ».
73. Cependant, la Cour observe que le requérant n’a pas contesté que la notification de dérogation de la Turquie remplissait la condition de l’article 15 § 3 de la Convention. Par ailleurs, elle rappelle avoir noté, dans son arrêt Mehmet Hasan Altan (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), à la lumière des considérations de la CCT en la matière et de l’ensemble des éléments dont elle disposait, que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En outre, elle prend note de la position de la CCT, qui, dans son arrêt du 11 janvier 2018, a considéré qu’il convenait d’examiner l’affaire introduite par le requérant au regard de l’article 15 de la Constitution, selon lequel, en cas d’état d’urgence, l’exercice des droits et libertés fondamentaux pouvait être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties assorties par la Constitution à ceux-ci être arrêtées (paragraphe 41 ci-dessus).
74. A la lumière de ce qui précède, la Cour est prête à accepter que la condition formelle de la dérogation a été respectée et admet qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation (Mehmet Hasan Altan, précité, § 89). Pour ce qui est de la portée ratione temporis et ratione materiae de cette dérogation, question qui pourrait être soulevée d’office au regard de la date de la mise en détention du requérant le 20 juillet 2016 - un jour avant la date à laquelle l’état d’urgence a pris effet - en application de la législation pertinente, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient ci-après (paragraphes 119 et 148-149 ci-dessous), elle juge qu’il ne s’impose pas ici de trancher cette question.
75. De toute manière, la Cour observe que la mise en détention, le 20 juillet 2016, du requérant, consécutive à l’arrestation, le 16 juillet 2016, de ce dernier est intervenue pendant le très court laps de temps ayant suivi la tentative de coup d’État – événement à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence. Elle estime que cette circonstance constitue certainement un élément contextuel dont il lui faut pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 5 de la Convention en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 103, CEDH 2014).
A. Sur la légalité de la mise en détention provisoire
a) Principes pertinents
99. La Cour rappelle ci-après les principes applicables en la matière, qui se dégagent de sa jurisprudence.
L’article 5 § 1 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté, qui revêt une très grande importance dans « une société démocratique » (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 181, 28 novembre 2017). L’article 5 a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 30, CEDH 2006‑X). Plus généralement, avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et, en tant que tel, il revêt une importance primordiale (Buzadji, précité, § 84).
100. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté, sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. La liste des exceptions prévues à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000‑IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Mehmet Hasan Altan, précité, § 123, et les arrêts qui y sont cités).
101. Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 de la Convention que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière » (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013). En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire. La Cour doit par ailleurs s’assurer à cet égard que le droit interne est lui-même conforme à la Convention, y compris les principes généraux qui s’y trouvent contenus, de manière explicite ou implicite, notamment le principe de sécurité juridique (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009, avec les références qui y sont citées).
102. La Cour a également souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 165, 23 juin 2016, et les arrêts qui y sont cités). Cette considération, exposée notamment dans le cadre des affaires relatives au droit à la liberté d’expression des juges, est tout aussi pertinente dans le cas de l’adoption d’une mesure touchant le droit à la liberté d’un membre du corps judiciaire. En particulier, lorsque le droit national a accordé aux magistrats une protection judiciaire pour leur permettre d’assurer en toute indépendance l’exercice de leurs fonctions, il est primordial que ce dispositif soit dûment respecté. Compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique et de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 196, 6 novembre 2018), la Cour doit se montrer particulièrement attentive à la protection des membres du corps de la magistrature lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention en cause à l’aune des dispositions conventionnelles.
103. En cas de privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à satisfaire au critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre à tout individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Del Río Prada, précité, § 125, Medvedyev et autres c. France, no 3394/03, § 80, 10 juillet 2008, Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 120, 23 février 2012, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 92, 15 décembre 2016).
i. Sur l’article 5 § 1 de la Convention
104. La Cour relève que le requérant a été arrêté le 16 juillet 2016 et placé en garde à vue le même jour. Ensuite, l’intéressé a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2016 au motif qu’il était soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste armée. Ultérieurement, le 6 mars 2019, il a été condamné pour ce chef.
105. L’objet de la requête étant la mise en détention du requérant, la première question à trancher est donc celle de savoir si ce dernier, juge siégeant au sein de la CCT à l’époque des faits, a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2016 « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, à la suite de son arrestation le 16 juillet 2016. Pour établir si l’intéressé a été détenu « régulièrement » au sens de l’article 5 § 1 et s’il a été privé de sa liberté « selon les voies légales », la Cour recherchera d’abord si la détention subie par lui était conforme au droit turc.
106. La Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que le requérant a été arrêté et mis en détention provisoire sur le fondement des articles 100 et suivants du CPP, nonobstant les garanties accordées aux membres de la CCT par la législation pertinente. La question sur laquelle portent le débat et les thèses divergentes des parties en l’espèce est celle de savoir si la mise en détention du requérant – juge siégeant au sein de la CCT à l’époque des faits et bénéficiant de ce fait d’un statut spécial –, décidée en application des règles de droit commun, peut être considérée comme satisfaisant à l’exigence de la « qualité de la loi ».
107. Dans ce contexte, la Cour observe que l’argument du requérant a été présenté devant la CCT. Se référant à la jurisprudence de la Cour de cassation, celle-ci a estimé que la mesure litigieuse ordonnée en application des règles de droit commun était conforme à la législation pertinente. D’après la CCT, nonobstant les garanties procédurales accordées à ses membres par la Constitution et par la loi no 6216, « il n’[était] pas possible de conclure à l’absence de base factuelle et juridique de la considération des autorités d’enquête selon laquelle l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste reprochée à [l’intéressé relevait] d’un cas de flagrant délit » (paragraphe 42 ci-dessus).
108. La Cour constate qu’il n’est pas allégué que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire alors qu’il était en train de commettre une infraction liée à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, même si le parquet d’Ankara, dans sa directive du 16 juillet 2016, a aussi mentionné la commission de l’infraction de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. En effet, cette charge n’a pas été retenue par le juge de paix qui a ultérieurement questionné le requérant et ordonné sa détention provisoire (paragraphes 19‑20 ci-dessus). Le requérant a donc fait l’objet d’une mesure privative de liberté essentiellement pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, une structure considérée par les autorités d’instruction et par les juridictions turques comme une organisation terroriste armée ayant prémédité la tentative de coup d’État. D’après la CCT, ces éléments constituaient la base factuelle et juridique de la considération des autorités d’instruction selon laquelle il s’agissait d’un cas de flagrant délit. Pour arriver à cette conclusion, la haute juridiction s’est appuyée sur une jurisprudence récente de la Cour de cassation (paragraphe 42 ci-dessus).
109. Sur ce point, la Cour note que, en effet, dans son arrêt de principe adopté le 10 octobre 2017, la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a considéré qu’au moment de l’arrestation des magistrats suspectés pour le crime d’appartenance à une organisation armée était en cause une situation de flagrant délit (paragraphe 63 ci‑dessus). Il ressort de cet arrêt de principe que, lorsqu’est en cause l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle, il suffit que les conditions prévues à l’article 100 du CPP soient réunies pour que la détention provisoire d’un suspect, membre de la magistrature, puisse être ordonnée, en considérant qu’il s’agit d’un cas de flagrant délit. Cette nouvelle lecture jurisprudentielle de la notion de flagrant délit, effectuée bien après la mise en détention du requérant, était fondée sur la jurisprudence constante de la Cour de cassation sur les infractions continues.
110. À cet égard, la Cour rappelle, comme elle l’a dit à maintes reprises, qu’elle ne peut connaître que de façon limitée des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, auxquelles il revient au premier chef d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007 I), le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de cette interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999 I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). Il incombe donc à la Cour de vérifier si la façon dont le droit interne a été interprété et appliqué dans les cas soumis à son examen se concilie avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 171, CEDH 2004‑II).
111. Sur ce point, la Cour souligne que, d’une manière générale, le principe de sécurité juridique peut se trouver compromis si les juridictions internes introduisent dans leur jurisprudence des exceptions allant à l’encontre du libellé des dispositions légales applicables. À cet égard, la Cour observe que l’article 2 du CPP donne une définition classique de la notion de flagrant délit, qui est liée à l’actualité de l’infraction ou à l’antériorité immédiate de l’infraction. Or, selon la jurisprudence précitée de la Cour de cassation, un soupçon – au sens de l’article 100 du CPP – d’appartenance à une organisation criminelle peut suffire à caractériser la flagrance sans qu’il soit besoin de relever un élément de fait actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un acte délictueux actuel.
112. Il s’agit, aux yeux de la Cour, d’une interprétation extensive de la notion de flagrant délit, qui élargit la portée de cette notion de telle manière que les magistrats soupçonnés d’appartenir à une association criminelle sont privés de la protection judiciaire offerte par le droit turc aux membres du corps judiciaire, parmi lesquels le requérant, juge siégeant au sein de la CCT et bénéficiant de ce fait de cette protection en vertu de la loi no 6216. Par conséquent, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, cette interprétation réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature pour mettre le pouvoir judiciaire à l’abri des atteintes du pouvoir exécutif.
113. Or la Cour observe que cette protection judiciaire est accordée aux juges non pour leur bénéfice personnel mais pour permettre à ceux-ci d’assurer en toute indépendance l’exercice de leurs fonctions (paragraphe 102 ci-dessus). Comme le Gouvernement l’a souligné à juste titre, cette protection ne signifie pas impunité. Le but de cette protection est de faire en sorte que le système judiciaire en général et ses membres en particulier ne fassent pas l’objet, dans l’exercice des fonctions judiciaires, de restrictions illégitimes de la part d’organes extérieurs à la magistrature, ou même de la part de magistrats exerçant des fonctions de contrôle ou de recours. À cet égard, il est important de constater que la législation turque n’interdisait pas la mise en détention d’un membre de la CCT, sous la condition du respect des garanties découlant de la Constitution et de la loi no 6216. En effet, l’immunité judiciaire peut être levée par la CCT elle-même et des poursuites pénales peuvent être engagées et des mesures préventives, telle la mise en détention provisoire, être ordonnées en suivant la procédure décrite aux articles 16 et 17 de ladite loi.
114. Par ailleurs, à la lecture de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2017 (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour ne voit pas comment la jurisprudence constante de la Cour cassation, qui portait sur la notion d’infraction continue, pouvait justifier l’extension de la portée de la notion de flagrant délit, qui est liée à l’existence d’un acte délictueux actuel, au sens de l’article 2 du CPP (paragraphe 52 ci-dessus). En effet, il ressort de ses arrêts antérieurs que cette haute juridiction a développé ladite jurisprudence en vue de déterminer les caractéristiques des infractions continues, la compétence des tribunaux répressifs et l’applicabilité de la règle de prescription en la matière (paragraphes 60-62 ci-dessus).
115. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’extension de la portée de la notion de flagrant délit par la voie jurisprudentielle et l’application du droit interne par les juridictions nationales en l’espèce posent problème non seulement au regard du principe de sécurité juridique (paragraphe 103 ci-dessus), mais apparaissent aussi manifestement déraisonnables.
Il s’ensuit que la mise en détention du requérant, qui a été ordonnée sur le fondement de l’article 100 du CPP, dans des conditions qui ont privé l’intéressé du bénéfice des garanties procédurales accordées aux membres de la CCT, n’a pas eu lieu selon les voies légales, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
ii. Sur l’article 15 de la Convention
116. Lorsque la Cour est appelée à examiner une dérogation établie au titre de l’article 15, elle accorde aux États une ample marge d’appréciation dans la détermination de la nature et de la portée des mesures dérogatoires qui leur semblent nécessaires pour conjurer le danger invoqué. Cependant, il lui appartient en dernier ressort de statuer sur la question de savoir si les mesures prises sont « strictement exigées » par la situation. En particulier, lorsqu’une mesure dérogatoire porte atteinte à un droit conventionnel fondamental – tel que le droit à la liberté –, la Cour doit s’assurer qu’elle constitue une réponse véritable à l’état d’urgence, qu’elle se justifie pleinement au regard des circonstances spéciales de cette situation et qu’il existe des garanties contre les abus (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 184, CEDH 2009).
117. La Cour observe d’emblée que la présente requête n’a pas pour objet, au sens strict, les mesures dérogatoires prises pendant l’état d’urgence et qu’elle concerne principalement la mise en détention, le 20 juillet 2016, du requérant, qui était consécutive à son arrestation opérée le 16 juillet 2016. En effet, il convient de noter que, pendant l’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté trente-sept décrets-lois (nos 667 à 703). Ces textes apportaient certes d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (telles que, par exemple, la prolongation de la durée de la garde à vue, et des restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention ; voir le paragraphe 13 ci-dessus). Or, en l’occurrence, le requérant a été placé en garde à vue puis en détention essentiellement pour appartenance à une organisation terroriste armée, infraction réprimée par l’article 314 du CP. Il convient notamment d’observer que la législation applicable en l’espèce, à savoir l’article 100 du CPP et les dispositions régissant le statut des juges de la CCT, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. En effet, les mesures dénoncées dans la présente affaire ont été prises sur le fondement de la législation qui était en vigueur avant la déclaration de l’état d’urgence et même après celle-ci, laquelle législation est d’ailleurs toujours d’application.
118. À cet égard, pour la Cour, de toute évidence, une interprétation extensive de la notion de flagrant délit ne saurait être considérée comme une réponse adaptée à la situation d’état d’urgence. Ladite interprétation, qui n’a par ailleurs pas été opérée pour répondre aux exigences de l’état d’urgence, pose problème non seulement au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 112), réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature aux fins de préserver le pouvoir judiciaire des atteintes du pouvoir exécutif. Au demeurant, elle a des conséquences juridiques qui outrepassent largement le cadre légal de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence.
119. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la mesure de détention provisoire du requérant, qui n’a pas été prise « selon les voies légales », ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation (voir, mutatis mutandis, Mehmet Hasan Altan, précité, § 140).
Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison du défaut de légalité de la mise en détention provisoire du requérant.
B. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction
a) Principes pertinents
126. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise le placement d’une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduction de celle-ci devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner que cette personne a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 124). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) précité.
L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 125).
127. La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).
128. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour en principe de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 126).
129. Selon sa jurisprudence constante, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 34 in fine, O’Hara, précité, § 35, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 89, 22 mai 2014).
130. La Cour tient aussi à rappeler que les soupçons pesant sur l’intéressé au moment où il a été arrêté doivent être « plausibles » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 33). Il en va a fortiori de même quant à la mise en détention d’un suspect. En effet, les soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).
b) Application de ces principes en l’espèce
i. Sur l’article 5 § 1 de la Convention
131. En l’espèce, la Cour observe que le requérant, soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste, a été placé en garde à vue le 16 juillet 2016, c’est-à-dire le jour suivant la tentative de coup d’État, et qu’il a été mis en détention provisoire le 20 juillet 2016. Elle note ensuite que, par un acte d’accusation du 15 janvier 2018, le parquet près la Cour de cassation a requis la condamnation de l’intéressé du chef d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY sur le fondement de l’article 314 du CP. Le 6 mars 2019, il a été condamné par la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation, appelée à juger l’affaire en tant que tribunal de première instance.
132. La Cour prend note de la position du requérant, qui soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information à même de persuader un observateur objectif qu’il avait commis l’infraction qui lui était reprochée. En particulier, l’intéressé expose que les preuves citées par le Gouvernement ont été obtenues bien après son arrestation et sa mise en détention pour arguer que, au moment où sa mise en détention a été ordonnée, les autorités d’enquête et les autorités judiciaires ne disposaient d’aucun élément de preuve pouvant justifier cette mesure.
133. La Cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait des informations objectives montrant que les soupçons contre le requérant étaient « plausibles » au moment de la mise en détention provisoire de ce dernier. Elle relève ainsi que, d’après le Gouvernement, compte tenu de la conjoncture très spécifique liée à la tentative de coup d’État, du niveau d’infiltration de l’organisation FETÖ/PDY dans l’administration et la justice, et du fait que l’infraction reprochée était une infraction dite « cataloguée », le placement du requérant en détention provisoire pouvait être considéré comme une mesure fondée sur des motifs justifiés et proportionnée. Elle note aussi que, toujours selon le Gouvernement, il ressort de la décision de placement en détention provisoire du requérant qu’il existait des preuves concrètes quant à l’existence de forts soupçons pesant à l’encontre de l’intéressé. Enfin, elle observe que le gouvernement défendeur étaye ses dires en se référant au rapport de synthèse du 25 octobre 2017 dressé par le parquet d’Ankara.
134. La Cour est d’avis que le contexte très spécifique entourant la présente affaire impose d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, elle est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 210).
135. Le Gouvernement a souligné la nature atypique de l’organisation en question - considérée par les juridictions turques comme ayant prémédité la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 -, qui se serait profondément infiltrée dans les institutions influentes de l’État et la justice sous une couverture légale (paragraphe 122 ci-dessus). De telles circonstances alléguées pourraient empêcher d’apprécier d’après les mêmes critères que pour les infractions de type classique, la « plausibilité » des soupçons motivant des mesures privatives de liberté (voir, pour un raisonnement similaire, Fox, Campbell et Hartley, précité, § 32).
136. Néanmoins, aux yeux de la Cour, la nécessité de combattre la criminalité organisée ne saurait justifier que l’on étende la notion de « plausibilité » jusqu’à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 § 1 c) de la Convention (comparer avec Fox, Campbell et Hartley, précité, § 32). Par conséquent, la tâche de la Cour consiste à vérifier si, en l’espèce, il existait des éléments objectifs suffisants au moment de la mise en détention du requérant pour persuader un observateur objectif que celui‑ci pouvait avoir commis l’infraction qui lui était reprochée par le parquet. Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente, et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure. Il ne faut pas perdre de vue que ces considérations présentent une importance particulière pour les membres du corps judiciaire et, en l’occurrence, pour le requérant, membre de la CCT au moment de son placement en détention provisoire (paragraphe 102 ci-dessus).
137. La Cour note que, appelée à examiner la mesure litigieuse, la CCT, après avoir décrit les caractéristiques de l’organisation FETÖ/PDY et sa structure occulte agencée au sein de la magistrature, s’est appuyée sur les éléments de preuve suivants : les déclarations de deux témoins anonymes ; les dépositions d’un ancien rapporteur de la CCT accusé d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY ; les échanges de messages effectués via ByLock et d’autres faits (en lien avec des informations relatives aux lignes téléphoniques et des registres concernant des voyages à l’étranger) (paragraphes 32-40 ci-dessus).
138. Il convient cependant d’observer que ces éléments de preuve ont été recueillis bien après la mise en détention du requérant. En effet, la première preuve à avoir été obtenue, à savoir la déclaration d’un témoin anonyme qui accusait le requérant d’être membre de l’organisation FETÖ/PDY, a été enregistrée le 4 août 2016, soit plus de deux semaines après le placement en détention provisoire litigieux. Les autres déclarations et éléments de preuve ont été obtenus bien après. Le requérant a toujours porté cette circonstance à l’attention des juridictions nationales, en arguant notamment qu’il n’existait aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire (paragraphes 19, 22 et 29 ci-dessus), et il a aussi réitéré son assertion à ce propos devant la Cour. Or, dans son raisonnement ayant conduit au rejet du recours du requérant, la CCT n’a pas répondu à cet argument. De même, le Gouvernement est resté silencieux sur ce point et il n’a présenté aucun argument spécifique pour réfuter l’affirmation du requérant à ce sujet, alors que l’examen des pièces mises à la disposition de la Cour confirme les dires de l’intéressé.
139. Par conséquent, à la différence de la CCT (paragraphe 42 ci‑dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de procéder à un examen de ces éléments de preuve, obtenus bien après la mise en détention du requérant, pour établir la « plausibilité » des soupçons ayant motivé la décision de placement en détention en cause. Il convient à cet égard de constater que, dans le cadre de la présente affaire, la Cour est appelée à examiner la question de savoir si la mise en détention du requérant le 20 juillet 2016 était fondée sur l’existence de raisons plausibles, et non la question portant sur la persistance de pareilles raisons relativement au maintien en détention de l’intéressé. À cet égard, selon la jurisprudence constante de la Cour, l’obtention ultérieure de preuves à charge concernant le chef d’accusation pouvait certes renforcer les soupçons associant le requérant à des infractions de type terroriste, mais non constituer la base exclusive de soupçons justifiant sa mise en détention (voir, dans le même sens, Fox, Campbell et Hartley, précité, § 35). En tout état de cause, pour la Cour, l’obtention ultérieure de telles preuves ne dégage pas les autorités nationales de leur obligation de fournir une base factuelle suffisante pouvant justifier la mise en détention d’un requérant. Conclure autrement irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention, à savoir la protection de l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée.
140. La Cour relève que, de toute évidence, le requérant n’était pas suspecté d’être impliqué dans les événements du 15 juillet 2016. Certes, le 16 juillet 2016, c’est-à-dire au lendemain de la tentative de coup d’État, le parquet d’Ankara a émis une directive qualifiant le requérant de membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY et demandant le placement de l’intéressé en détention provisoire (paragraphe 16 ci-dessus). Cependant, le Gouvernement n’a fourni aucun « fait » ou « renseignement » susceptible de servir de fondement factuel à cette directive provenant du parquet d’Ankara.
141. Le fait que le requérant a été interrogé le 20 juillet 2016, avant sa mise en détention provisoire, sur le chef d’appartenance à une organisation illégale montre tout au plus que la police le soupçonnait réellement d’avoir commis ladite infraction ; cette circonstance ne saurait, à elle seule, persuader un observateur objectif que l’intéressé pouvait avoir commis ladite infraction.
142. En particulier, la Cour note qu’il ne ressort pas de la décision du juge de paix ayant ordonné la mise en détention du requérant que cette mesure était fondée sur un élément factuel démontrant l’existence de forts soupçons, tels des témoignages, ou tout autre élément ou information, qui lui auraient donné des raisons de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction en question (paragraphe 20 ci-dessus). Certes, le juge de paix a tenté de justifier sa décision en se référant à l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier. Cependant, il s’est contenté de citer les termes de la disposition en question et de lister les pièces versées au dossier (à savoir l’état des preuves, les procès‑verbaux se trouvant dans le dossier, les décisions du 17 juillet 2016 adoptées par les présidences de la Cour de cassation et du Conseil d’État, les procès-verbaux de perquisition et de saisie, et l’intégralité du contenu du dossier), sans se soucier de les spécifier et de les individualiser, alors que ces pièces concernaient non seulement le requérant mais aussi treize autres suspects. Pour la Cour, les références vagues et générales aux termes de l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier ne sauraient être considérées comme suffisantes pour justifier la « plausibilité » des soupçons censés avoir fondé la mise en détention provisoire du requérant, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur le requérant ou d’autres types d’éléments ou de faits vérifiables (voir, mutatis mutandis, Lazoroski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nº 4922/04, § 48, 8 octobre 2009, et Ilgar Mammadov, précité, § 97).
143. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère qu’aucun fait ou information spécifique de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’a été mentionné ou présenté durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure à l’encontre de l’intéressé.
144. La Cour garde à l’esprit le fait que l’affaire du requérant a été portée en justice. Elle note cependant que le grief dont il s’agit porte uniquement sur la mise en détention de l’intéressé. En outre, elle souligne que le fait que celui-ci a été condamné par la Cour de cassation, appelée à juger l’affaire en tant que tribunal de première instance (paragraphe 44 ci-dessus), n’a aucune incidence sur ses conclusions relatives au présent grief, dans le cadre de l’examen duquel elle est invitée à déterminer si la mesure litigieuse était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente, c’est-à-dire le 20 juillet 2016.
145. Compte tenu de l’analyse à laquelle elle a procédé ci-avant, la Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Le Gouvernement n’ayant pas fourni d’autres indices ni aucun « fait » ou « renseignement » propres à la convaincre qu’il existait des « motifs plausibles », au moment du placement en détention du requérant, de soupçonner ce dernier d’avoir commis l’infraction reprochée, elle estime que ses explications ne remplissent pas les conditions exigées par l’article 5 § 1 c) en matière de « plausibilité » des soupçons motivant la mise en détention d’un individu.
ii. Sur l’article 15 de la Convention
146. Quant à la notion de « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation ou la détention pendant l’état d’urgence, la Cour rappelle que la Cour constitutionnelle s’est déjà prononcée sur l’applicabilité de l’article 15 de la Constitution turque à une mesure de privation de liberté dont la régularité était remise en cause. Elle a notamment considéré que les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens si l’on acceptait que les personnes puissent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût d’indication sérieuse donnant à penser qu’elles avaient commis une infraction (paragraphe 64 ci-dessus). Pareille conclusion vaut également pour l’examen de la Cour (Mehmet Hasan Altan, précité, § 140).
147. Par ailleurs, comme cela a été dit précédemment (paragraphe 135), les difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 constituent certainement un élément contextuel dont la Cour doit pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 5 de la Convention en l’espèce. Cette considération a par ailleurs joué un rôle important dans l’analyse que la Cour a développée ci-dessus (paragraphes 134-136 et 140). Cependant, cela ne signifie pas pour autant que les autorités aient carte blanche, au regard de l’article 5, pour ordonner la mise en détention d’un individu pendant l’état d’urgence sans aucun élément ou fait vérifiables ou sans base factuelle suffisante remplissant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons. En effet, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une mesure privative de liberté constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) (voir, mutatis mutandis, O’Hara, précité, § 34).
148. Plus précisément, s’agissant du placement du requérant en détention provisoire le 20 juillet 2016, la Cour rappelle avoir conclu ci-dessus que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard du requérant au moment de son placement en détention (paragraphe 145). Il en résulte que les soupçons qui pesaient alors sur l’intéressé n’atteignaient pas le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposée sous le contrôle du système judiciaire, cette mesure de détention reposait sur un simple soupçon d’appartenance à une organisation criminelle. Pareil degré de suspicion ne saurait suffire pour justifier un ordre de placement en détention d’une personne. Dans de telles circonstances, la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons motivant des mesures privatives de liberté et irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention.
Pour la Cour, ces considérations présentent une importance particulière en l’espèce, dans la mesure où il s’agit de placement en détention d’un juge siégeant au sein d’une haute cour, en l’occurrence la Cour constitutionnelle.
149. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction.
LES ATTENTATS DE PARIS DU 13 NOVEMBRE 2015
La France informe le Secrétaire Général de sa décision de déroger à la Convention européenne des droits de l’homme en application de son article 15 :
Les autorités françaises ont informé le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe Thorbjorn Jagland d’un certain nombre de mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence instauré à la suite des attentats terroristes de grande ampleur perpétrés à Paris, mesures qui sont susceptibles de nécessiter une dérogation à certains droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.
L’article 15 de la CEDH prévoit la possibilité d’une telle dérogation en cas de danger public menaçant la vie de la nation. D’autres États membres ont exercé ce droit de dérogation par le passé.
Le Conseil de l'Europe prévient au sens du paragraphe 2 de la CEDH, qu'il ne peut y avoir de dérogation à l’article 2 (droit à la vie), à l’article 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants), à l’article 4, paragraphe 1 (interdiction de l’esclavage), ni à l’article 7 (pas de peine sans loi).
La Convention européenne des droits de l’homme continuera de s’appliquer, durant la période d'État d'Urgence.
Lorsque le Gouvernement souhaitera invoquer l’article 15 afin de déroger à la Convention dans des cas d’espèce, la Cour se prononcera sur la conformité de sa demande avec les critères établis dans la Convention. Il reste possible de saisir les instances près de l'ONU.
Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme : Avis sur l'incidence de la législation relative à la lutte contre le terrorisme sur l'action humanitaire.
L'article unique de la LOI n° 2016-162 du 19 février 2016 proroge l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence
L'état d'urgence déclaré par le
décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015
portant application de la
loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et le
décret n° 2015-1493 du 18 novembre 2015
portant application outre-mer de la
loi n° 55-385 du 3 avril 1955,
prorogé par la
loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015
prorogeant l'application de la
loi n° 55-385 du 3 avril 1955
relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions, est prorogé pour une durée de trois mois à compter du 26 février 2016.
II. - Il emporte, pour sa durée, application du
I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
III. - Il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l'expiration de ce délai. En ce cas, il en est rendu compte au Parlement.
La présente loi sera exécutée comme loi de l'État.
ÉTAT D'URGENCE PROLONGÉ JUSQUE JUILLET 2016 par la LOI n° 2016-629 du 20 mai 2016
Article Unique
I. - Est prorogé pour une durée de deux mois, à compter du 26 mai 2016, l'état d'urgence :
- déclaré par le
décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la
loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et le
décret n° 2015-1493 du 18 novembre 2015 portant application outre-mer de la
loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- et prorogé par la
loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la
loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant
l'efficacité de ses dispositions, puis par la
loi n° 2016-162 du 19 février 2016 prorogeant l'application de la
loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
II. - Il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l'expiration de ce délai. En ce cas, il en est rendu compte au Parlement.
La présente loi sera exécutée comme loi de l'État.
ÉTAT D'URGENCE PROLONGÉ par la LOI n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste. La loi renforce considérablement les moyens des forces de l'ordre.
ÉTAT D'URGENCE PROLONGÉ JUSQU'AU 15 JUILLET 2017 par la loi n° 2016-1767 du 19 décembre 2016 :
Article 1er
I. - Est prorogé, à compter du 22 décembre 2016, jusqu'au 15 juillet 2017 l'état d'urgence :
- déclaré par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de
la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et le décret n° 2015-1493 du 18 novembre 2015 portant application outre-mer de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- et prorogé en dernier lieu par la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016
prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.
II. - Il emporte, pour sa durée, application du I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
II. - Il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l'expiration de ce délai. En ce cas, il en est rendu compte au Parlement.
LA LOI n° 2017-1154 du 11 juillet 2017 proroge l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence
Article 1er
I. - Est prorogé, à compter du 16 juillet 2017, jusqu'au 1er novembre 2017, l'état d'urgence :
- déclaré par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et le décret n° 2015-1493 du 18 novembre
2015 portant application outre-mer de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- et prorogé en dernier lieu par la loi n° 2016-1767 du 19 décembre 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
II. - Il emporte, pour sa durée, application du I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
III. - Il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l'expiration du délai mentionné au I du présent article. En ce cas, il en est rendu compte au Parlement.
Article 2
L'article 5 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence est ainsi modifié :
1° Le premier alinéa est complété par les mots : « , dans le but de prévenir des troubles à la sécurité et à l'ordre publics ;
2° Le 3° est ainsi rédigé :
"3° D'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son
comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics.
L'arrêté énonce la durée, limitée dans le temps, de la mesure, les circonstances précises de fait et de lieu qui la motivent, ainsi que le
territoire sur lequel elle s'applique, qui ne peut inclure le domicile de la personne intéressée." ;
3° Il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :
Ces mesures tiennent compte de la vie familiale et professionnelle des personnes susceptibles d'être concernées.
Article 3
A l'article 15 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, la référence : « n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la
sécurité publique » est remplacée par la référence : « n° 2017-1154 du 11 juillet 2017 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ».
La présente loi sera exécutée comme loi de l'État.
LE 31 OCTOBRE 2017, à la veille de la fin de l'État d'urgence, le Président de la République française se rend à la CEDH.
Monsieur le Président de la CEDH a fait un discours en français.
Monsieur le Président de la République Française a répondu et à exposer les efforts présents et à venir de la France, pour respecter les droits de l'Homme, face notamment à la guerre que mène actuellement les djihadites et le scandale de la surpopulation des prisons françaises.
Monsieur le Président de la République Française, accepte le contrôle de la CEDH en qualité de juge subsidiaire, car le juge national est le premier juge de la convention. Il a défendu sa loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 pour lutter contre le terrorisme. Cette loi nous semble bien équilibrée et efficace. Il a défendu la candidature de Pierre Yves Le Borgn' à la fonction de commissaire aux Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe. Il rappelle que les nouvelles technologies et la révolution scientifique qui commence demain va poser de nouvelles questions pour les droits de l'Homme.
La Commission nationale consultative des droits de l'homme a émis un Avis sur le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme qui commence par une citation de Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre et finit par perdre les deux. »
Dans l'avis, il est essentiellement reproché les dérives passées des préfectures dans leurs pouvoirs durant l'état d'urgence, contre des personnes qui ne pouvaient pas avoir de lien avec le terrorisme comme notamment des militants écologiques. En ce sens, il est reproché un manque de contrôle rapide des actes préfectoraux.
Pour éviter les dérives préfectorales, il y a deux solutions urgentes à mener qui permettraient d'économiser de l'argent public :
La première solution est d'une part de diviser par deux les effectifs préfectoraux. Ils ont si peu de travail qu'ils ont le temps de se battre entre eux et de surenchérir sur leurs actes. Dans certaines préfectures, les fonctionnaires ne se parlent plus mais s'écrivent !
La seconde solution est de nommer à la tête des préfectures, des femmes et des hommes avec une véritable formation juridique et une "épaisseur humaine". Ce n'est pas toujours le cas, notamment en Seine Saint -Denis, dans le Rhône, le Haut Rhin et l'Hérault.
LA COUR DE CASSATION REPREND SON POUVOIR SUR LE CONTRÔLE DES ACTES DURANT L'ÉTAT D'URGENCE
COUR DE CASSATION Chambre criminelle arrêt du 13 décembre 2016 N° Pourvoi 16-84794 cassation
Vu les articles préliminaire du code de procédure pénale et 111-5 du code pénal ;
Attendu qu'aux termes du premier de ces textes, les mesures de contrainte dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire ;
Attendu que, selon le second de ces textes, les juridictions pénales sont compétentes pour interpréter les actes administratifs, réglementaires ou individuels et pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis ; qu'il en va ainsi lorsque de la régularité de ces actes dépend celle de la procédure ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que, le 15 novembre 2015, le préfet du Rhône a ordonné la perquisition des habitations ou locaux situés... et..., à Feyzin, dans lesquels il existait, selon les arrêtés du préfet, des raisons sérieuses de penser que se trouvaient des personnes, armes ou objets pouvant être liés à des activités à caractère terroriste ; que, le 16 novembre 2015, à 4 heures 10, les fonctionnaires de police ont perquisitionné le domicile de M. X... ... et, à 4 heures 35, celui de ses parents ...; que l'officier de police judiciaire présent a saisi, au domicile de M. X..., un pistolet mitrailleur kalachnikov, avec deux chargeurs approvisionnés, dont un engagé, sans cartouche chambrée, trois pistolets automatiques dont l'un contenant un chargeur approvisionné de quatre cartouches, un fusil à pompe, des chargeurs, des munitions, divers accessoires à ces armements, des armes blanches, un taser, une paire de jumelles électroniques, des vêtements militaires, des brassards de police, une paire de menottes, une cagoule, des gants et, au domicile de ses parents, un lance-roquettes approvisionné, un fusil de chasse et des munitions ; qu'après une garde à vue et l'ouverture d'une information judiciaire, M. X... a été mis en examen le 18 novembre 2015 des chefs susénoncés et placé, le même jour, en détention provisoire ; qu'il a saisi, le 12 mai 2016, la chambre de l'instruction d'une requête en annulation des actes de la procédure judiciaire et invoqué l'illégalité des ordres préfectoraux de perquisition ;
Attendu que, pour rejeter ce moyen et la requête en annulation, l'arrêt attaqué énonce qu'il se déduit de l'article 111-5 du code pénal que l'examen de la légalité de l'acte administratif est limité aux hypothèses dans lesquelles la solution du procès pénal dépend de l'appréciation de la légalité de l'acte administratif ; que les juges retiennent qu'ainsi, le contrôle de l'acte administratif par le juge pénal ne s'exerçant que lorsque l'illégalité prétendue aurait pour effet d'enlever aux faits leur caractère punissable, le juge pénal ne peut apprécier que la légalité de l'acte administratif pénalement sanctionné dans le cadre du litige qui lui est soumis ; que la chambre de l'instruction ajoute qu'il est acquis que l'irrégularité éventuelle des ordres de perquisition serait sans incidence sur l'existence des délits poursuivis ;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'elle était compétente pour apprécier la légalité des ordres de perquisition, la chambre de l'instruction a méconnu les textes et les principes ci-dessus rappelés ;
D'où il suit que la cassation est encourue
COUR DE CASSATION Chambre criminelle arrêt du 13 décembre 2016 N° Pourvoi 16-82176 cassation
Vu l'article 591 du code de procédure pénale, ensemble l'article 11, 1°, de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 modifiant certaines dispositions de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence ;
Attendu que, selon le second de ces textes, le décret déclarant ou la loi prorogeant l'état d'urgence peut, par une disposition expresse, conférer au ministre de l'intérieur, pour l'ensemble du territoire où est institué l'état d'urgence, et au préfet, dans le département, le pouvoir d'ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que, le 19 novembre 2015, le préfet du Rhône a ordonné la perquisition des habitations ou locaux situés ...à Vaulx-en-Velin dans lesquels il existait, selon l'arrêté du préfet, des raisons sérieuses de penser que se trouvaient des personnes, armes ou objets pouvant être liés à des activités à caractère terroriste ; que, le 20 novembre 2015, à 1 heure, les fonctionnaires de police ont perquisitionné, à cette adresse, le domicile de M. X... , où se trouvait M. Y... ; que l'officier de police judiciaire présent sur les lieux y a saisi un pistolet à plombs, 1 072 grammes d'héroïne, 134 grammes de cocaïne, 1 098 grammes de résine de cannabis, 242 grammes d'herbe de cannabis, des balances électroniques de précision, un couteau portant des traces de cannabis, des sachets de conditionnement et un document pouvant correspondre à une feuille de comptes ; que le même jour, à 1 heure 45, un officier de police judiciaire a établi un procès-verbal " sur la situation du quartier " La Balme " de Vaux-en-Velin, donnant sur l'avenue Garibaldi, et l'origine des renseignements sur l'existence d'un trafic de stupéfiants, ainsi que sur ce trafic et les risques de dérives communautaires et de radicalisation dans ce quartier " ; qu'après l'ouverture d'une information judiciaire, MM. Y... et X... ont été mis en examen le 22 novembre 2015 des chefs susénoncés et placés en détention provisoire ; que M. X... a saisi, le 3 février 2016, la chambre de l'instruction d'une requête en annulation des actes de la procédure ;
Attendu que, pour accueillir le moyen tiré de l'illégalité de l'ordre préfectoral de perquisition et annuler les actes de la procédure, à l'exception de l'ordre de perquisition, du procès-verbal établi le 20 novembre 2015 à 1 heure 45, du réquisitoire introductif et de la désignation du juge d'instruction, après avoir rappelé les termes de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 dans sa rédaction issue de la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions, l'arrêt retient que l'ordre de perquisition administrative ne répond pas aux conditions de régularité prévue par ce texte ;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que, si elle a énoncé, à bon droit, qu'en application de l'article 111-5 du code pénal, les juridictions pénales sont compétentes pour apprécier la légalité de l'ordre de perquisition, qui, sans constituer le fondement des poursuites, détermine la régularité de la procédure, il lui appartenait de statuer en application du 1° de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 et non de la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé ;
D'où il suit que la cassation est encourue
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET L'ÉTAT D'URGENCE
Décision n° 2017-684 QPC du 11 janvier 2018
Associations La cabane juridique / Legal Shelter et autre
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 11 octobre 2017 par le Conseil
d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur 2° de
l'article 5 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence,
dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2017-1154 du 11 juillet 2017 prorogeant
l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
Ces dispositions donnent au préfet, lorsque l'état d'urgence est déclaré et
uniquement pour des lieux situés dans la zone qu'il couvre, le pouvoir «
d'instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des
personnes est réglementé ».
Il était reproché à ces dispositions de méconnaître notamment la liberté d'aller
et de venir, le droit au respect de la vie privée, le droit de mener une vie
familiale normale, le droit de propriété et la liberté d'entreprendre.
Par la décision de ce jour, le Conseil constitutionnel a jugé que ces
dispositions n'assurent pas une conciliation équilibrée entre, d'une part,
l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et,
d'autre part, la liberté d'aller et de venir, composante de la liberté
personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789.
En effet, le législateur n'a, d'une part, soumis la création d'une zone de
protection ou de sécurité à aucune autre condition que l'instauration de l'état
d'urgence. D'autre part, il n'a pas défini la nature des mesures susceptibles
d'être prises par le préfet pour réglementer le séjour des personnes à
l'intérieur d'une telle zone et n'a encadré leur mise en œuvre d'aucune garantie.
Pour ces motifs, proches de ceux retenus dans la décision n° 2017-635 QPC du 9
juin 2017 sur les interdictions de séjour dans le cadre de l'état d'urgence, le
Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution, avec effet
immédiat, les dispositions du 2° de l'article 5 de la loi du 3 avril 1955
relative à l'état d'urgence, dans sa rédaction antérieure à la loi du 11 juillet
2017. Cette décision s'attache ainsi au seul état du droit applicable au litige
à l'origine de la question prioritaire de constitutionnalité qui avait été
soumise au Conseil constitutionnel.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 11 octobre 2017 par le Conseil d'État (décision n° 412407 du 6 octobre 2017), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour les associations La cabane juridique / Legal Shelter et Le réveil voyageur par Me Lionel Crusoé, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2017-684 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du 2° de l'article 5 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2017-1154 du 11 juillet 2017 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le
Conseil constitutionnel ;
- la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ;
- la loi n° 2017-1154 du 11 juillet 2017 prorogeant l'application de la loi n°
55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil
constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour les associations requérantes par Me Crusoé,
enregistrées le 2 novembre 2017 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 2
novembre 2017 ;
- les observations en intervention présentées pour l'association Gisti par Me
Crusoé, enregistrées les 2 et 17 novembre 2017 ;
- les observations en intervention présentées pour la Ligue des droits de
l'Homme par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de
cassation, enregistrées le 2 novembre 2017 ;
- les observations en intervention présentées pour le Syndicat des avocats de
France par Me Bertrand Couderc, avocat au barreau de Bourges, enregistrées le 2
novembre 2017 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Crusoé, pour les associations requérantes et pour
l'association Gisti, partie intervenante, Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil
d'État et à la Cour de cassation, pour la Ligue des droits de l'Homme, partie
intervenante, Me Couderc, pour le Syndicat des avocats de France, partie
intervenante, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à
l'audience publique du 11 décembre 2017 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L'article 5 de la loi du 3 avril 1955 mentionnée ci-dessus, dans sa rédaction antérieure à la loi du 11 juillet 2017 mentionnée ci-dessus, prévoit que la déclaration de l'état d'urgence donne certains pouvoirs aux préfets des départements dans lesquels s'applique l'état d'urgence. Selon le 2° de cet article 5, le préfet a le pouvoir : « D'instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ».
2. Les associations requérantes et intervenantes reprochent à ces dispositions de permettre aux préfets d'instituer des zones de protection ou de sécurité, dans lesquelles les déplacements des personnes et des véhicules peuvent être limités ou interdits, sans que la création de ces zones soit subordonnée à des circonstances ou à des menaces particulières ni que les mesures de réglementation du séjour dans ces zones soient définies et encadrées. Il en résulterait une violation de la liberté d'aller et de venir, du droit au respect de la vie privée, du droit de mener une vie familiale normale, du droit de propriété et de la liberté d'entreprendre, ainsi qu'une méconnaissance par le législateur de sa compétence de nature à affecter ces droits et libertés. Selon l'une des parties intervenantes, les dispositions contestées porteraient également atteinte à l'article 12 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, en ce qu'elles permettraient de déléguer à des agents privés de sécurité le soin de procéder à des palpations de sécurité, à l'inspection visuelle et à la fouille des bagages dans l'espace public.
- Sur le fond :
3. La Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence. Il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. Parmi ces droits et libertés figure la liberté d'aller et de venir, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789.
4. L'instauration d'une zone de protection ou de sécurité, prévue par les dispositions contestées, ne peut être ordonnée par le préfet dans le département que lorsque l'état d'urgence a été déclaré et uniquement pour des lieux situés dans les circonscriptions territoriales couvertes par celui-ci. L'état d'urgence peut être déclaré, en vertu de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, « soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».
5. Toutefois, d'une part, le législateur n'a soumis la création d'une zone de protection ou de sécurité à aucune autre condition. D'autre part, il n'a pas défini la nature des mesures susceptibles d'être prises par le préfet pour réglementer le séjour des personnes à l'intérieur d'une telle zone et n'a encadré leur mise en œuvre d'aucune garantie.
6. Dès lors, le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d'une part, l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et, d'autre part, la liberté d'aller et de venir. Par conséquent et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, le 2° de l'article 5 de la loi du 3 avril 1955 doit être déclaré contraire à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
7. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.
8. En l'espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Le 2° de l'article 5 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative
à l'état d'urgence, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2017-1154 du 11
juillet 2017 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955
relative à l'état d'urgence, est contraire à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet
dans les conditions fixées au paragraphe 8 de cette décision.
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République
française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 11 janvier 2018, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.
L'article 421-2-5-2 du code pénal est contraire à la constitution. Ce n'est pas parce que l'on regarde un site terroriste, qu'on est un terroriste.
Décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017
M. David P. [Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes]
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 7 décembre 2016 par
la Cour de cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à
la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article
421-2-5-2 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi n°2016-731 du 3 juin
2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur
financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale.
Cet article réprime de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende le
fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne
mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant
directement à la commission d'actes de terrorisme, soit faisant l'apologie de
ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou
représentations montrant la commission de tels actes consistant en des atteintes
volontaires à la vie.
Cette incrimination selon l'article contesté n'est pas applicable lorsque la
consultation est effectuée de bonne foi, résulte de l'exercice normal d'une
profession ayant pour objet d'informer le public, intervient dans le cadre de
recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice.
Le Conseil constitutionnel a examiné la constitutionnalité de ces dispositions
au regard de sa jurisprudence exigeante en matière de liberté de communication.
En application de cette jurisprudence, le législateur ne peut porter atteinte à
cette liberté que par des dispositions qui présentent un triple caractère
nécessaire, adapté et proportionné.
Au regard de l'exigence de nécessité de l'atteinte portée à la liberté de
communication, le Conseil constitutionnel a d'abord relevé que la législation
existante comprend un ensemble d'infractions pénales autres que celle prévue par
l'article 421-2-5-2 du code pénal et de dispositions procédurales pénales
spécifiques ayant pour objet de prévenir la commission d'actes de terrorisme.
Le Conseil a en particulier rappelé dans sa décision la portée des dispositions
suivantes du code pénal :
- l'article 421-2-1 qui réprime le fait de participer à un groupement formé ou à
une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs
faits matériels, d'un acte de terrorisme ;
- l'article 421-2-4 qui sanctionne le fait d'adresser à une personne des offres
ou des promesses, de lui proposer des dons, présents ou avantages quelconques,
de la menacer ou d'exercer sur elle des pressions afin qu'elle participe à un
groupement ou une entente prévu à l'article 421-2-1 ou qu'elle commette un acte
de terrorisme ;
- l'article 421 2-5 qui sanctionne le fait de provoquer directement à des actes
de terrorisme ou de faire publiquement l'apologie de ces actes ;
- l'article 421-2-6 qui réprime le fait de préparer la commission d'un acte de
terrorisme dès lors que cette préparation est intentionnellement en relation
avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l'ordre
public par l'intimidation ou la terreur et qu'elle est caractérisée par le fait
de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des
substances de nature à créer un danger pour autrui ainsi que par d'autres
agissements tels que la consultation habituelle d'un ou de plusieurs services de
communication au public en ligne provoquant directement à la commission d'actes
de terrorisme ou en faisant l'apologie.
La loi pénale française comporte ainsi de nombreux instruments conçus pour
lutter contre le terrorisme. En particulier, hors les dispositions contestées,
la loi pénale punit donc la consultation de sites terroristes si celle-ci
intervient en lien avec un projet terroriste, ce qui avait d'ailleurs conduit le
Gouvernement à s'opposer aux dispositions contestées au cours des débats
parlementaires ayant précédé leur adoption.
Le Conseil constitutionnel a également indiqué dans sa décision que dans le
cadre des procédures d'enquêtes relatives aux infractions mentionnées plus haut,
les magistrats et enquêteurs disposent de pouvoirs étendus pour procéder à des
mesures d'interception de correspondances émises par voie de communication
électronique, de recueil des données techniques de connexion, de sonorisation,
de fixation d'images et de captation de données informatiques. Par ailleurs, des
dispositions procédurales spécifiques en matière de garde à vue et de
perquisitions peuvent s'appliquer.
Ainsi que le précise la décision du Conseil, l'autorité administrative dispose
également de nombreux pouvoirs afin de prévenir la commission d'actes de
terrorisme. Les dispositions du titre V du livre VIII du code de la sécurité
intérieure, issues de la loi relative au renseignement, permettent ainsi
d'accéder à des données de connexion, de procéder à des interceptions de
sécurité ou de capter des images et données informatiques. Il est également
possible à l'autorité administrative de demander à tout éditeur ou hébergeur
d'un service de communication au public en ligne de retirer les contenus
provoquant à des actes terroristes ou faisant l'apologie de tels actes.
Le Conseil constitutionnel a ainsi conclu, à propos du critère de nécessité des
dispositions contestées, que les autorités administrative et judiciaire
disposent, indépendamment de l'article contesté, de nombreuses prérogatives, non
seulement pour contrôler les services de communication au public en ligne
provoquant au terrorisme ou en faisant l'apologie et réprimer leurs auteurs,
mais aussi pour surveiller une personne consultant ces services et pour
l'interpeller et la sanctionner lorsque cette consultation s'accompagne d'un
comportement révélant une intention terroriste, avant même que ce projet soit
entré dans sa phase d'exécution.
S'agissant ensuite des exigences d'adaptation et de proportionnalité requises en
matière d'atteinte à la liberté de communication, le Conseil constitutionnel a
relevé que les dispositions contestées n'imposent pas que l'auteur de la
consultation habituelle des services de communication au public en ligne
concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes. Elles n'exigent pas
la preuve que cette consultation s'accompagne d'une manifestation de l'adhésion
à l'idéologie exprimée sur ces services. Ces dispositions répriment d'une peine
de deux ans d'emprisonnement le simple fait de consulter à plusieurs reprises un
service de communication au public en ligne, quelle que soit l'intention de
l'auteur de la consultation, dès lors que cette consultation ne résulte pas de
l'exercice normal d'une profession ayant pour objet d'informer le public,
qu'elle n'intervient pas dans le cadre de recherches scientifiques ou qu'elle
n'est pas réalisée afin de servir de preuve en justice.
Le Conseil constitutionnel a également indiqué que, si le législateur a exclu la
pénalisation de la consultation effectuée de « bonne foi », les travaux
parlementaires ne permettent pas de déterminer la portée que le législateur a
entendu attribuer à cette exemption alors même que l'incrimination instituée,
ainsi qu'il vient d'être rappelé, ne requiert pas que l'auteur des faits soit
animé d'une intention terroriste. Le Conseil en a déduit que les dispositions
contestées font peser une incertitude sur la licéité de la consultation de
certains services de communication au public en ligne et, en conséquence, de
l'usage d'internet pour rechercher des informations.
Appliquant les trois critères fixés par sa jurisprudence, le Conseil
constitutionnel a donc jugé, compte tenu de l'ensemble des éléments rappelés
dans sa décision, et en particulier de la législation préventive et répressive
qui demeure à la disposition des autorités administrative et judiciaire pour
lutter contre l'incitation et la provocation au terrorisme sur les sites
internet, que les dispositions contestées portent à l'exercice de la liberté de
communication une atteinte qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée.
Si la portée donnée à la liberté de communication est ainsi précisée par la
décision du Conseil, la motivation retenue demeure néanmoins liée aux
caractéristiques particulières de l'incrimination dont il était saisi.
Par sa décision, le Conseil constitutionnel a donc déclaré contraires à la
Constitution les dispositions de l'article 421-2-5-2 du code pénal dans sa
rédaction issue de la loi du 3 juin 2016. Cette déclaration
d'inconstitutionnalité prend effet immédiatement et s'applique donc à toutes les
instances non définitivement jugées.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 7 décembre 2016 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 5797 du 29 novembre 2016), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. David P. par Me Sami Khankan, avocat au barreau de Nantes. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-611 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 421-2-5-2 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur
le Conseil constitutionnel ;
- le code pénal ;
- le code de procédure pénale ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique
;
- la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime
organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les
garanties de la procédure pénale ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil
constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par Me Claire Waquet, avocat au
Conseil d'État et à la Cour de cassation, et Me Khankan, enregistrées les 29
décembre 2016 et 13 janvier 2017 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 29
décembre 2016 ;
- les observations en intervention présentées pour la Ligue des droits de
l'Homme par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de
cassation, enregistrées les 29 décembre 2016 et 13 janvier 2017 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Mes Waquet et Khankan, pour le requérant, Me François
Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la partie
intervenante, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à
l'audience publique du 31 janvier 2017 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L'article 421-2-5-2 du code pénal, dans sa rédaction
issue de la loi du 3 juin 2016 mentionnée ci-dessus prévoit : « Le fait de
consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant
à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant
directement à la commission d'actes de terrorisme, soit faisant l'apologie de
ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou
représentations montrant la commission de tels actes consistant en des atteintes
volontaires à la vie est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 €
d'amende.
« Le présent article n'est pas applicable lorsque la consultation est effectuée
de bonne foi, résulte de l'exercice normal d'une profession ayant pour objet
d'informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou
est réalisée afin de servir de preuve en justice ».
2. Le requérant soutient que les dispositions contestées méconnaissent la liberté de communication et d'opinion dès lors qu'elles répriment la seule consultation d'un service de communication au public en ligne sans que soit exigée concomitamment la preuve de ce que la personne est animée d'intentions illégales. Ces dispositions contreviendraient également au principe de légalité des délits et des peines et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi en raison de l'imprécision des termes employés. Par ailleurs, le principe d'égalité serait méconnu à un double titre. D'une part, seules certaines personnes sont autorisées par la loi à accéder à ces contenus en raison de leur profession. D'autre part, la consultation des contenus provoquant à la commission d'actes terroristes est seulement sanctionnée lorsqu'elle a lieu par internet à l'exclusion d'autres supports. Enfin, les dispositions contestées violeraient le principe de la présomption d'innocence dès lors que la personne se livrant à la consultation incriminée serait présumée vouloir commettre des actes terroristes.
3. La partie intervenante soutient, pour les mêmes raisons, que les dispositions contestées contreviennent à la liberté de communication et d'opinion ainsi qu'au principe de légalité des délits et des peines.
- Sur le fond :
4. Aux termes de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». En l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services.
5. Aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant ... les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ». Sur ce fondement, il est loisible au législateur d'édicter des règles de nature à concilier la poursuite de l'objectif de lutte contre l'incitation et la provocation au terrorisme sur les services de communication au public en ligne, qui participe de l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de prévention des infractions, avec l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, écrire et imprimer. Toutefois, la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi.
6. Les dispositions contestées, qui sanctionnent d'une peine de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende le fait de consulter de manière habituelle un service de communication au public en ligne faisant l'apologie ou provoquant à la commission d'actes de terrorisme et comportant des images ou représentations d'atteintes volontaires à la vie, ont pour objet de prévenir l'endoctrinement d'individus susceptibles de commettre ensuite de tels actes.
7. En premier lieu, d'une part, la législation comprend un ensemble d'infractions pénales autres que celle prévue par l'article 421-2-5-2 du code pénal et de dispositions procédurales pénales spécifiques ayant pour objet de prévenir la commission d'actes de terrorisme.
8. Ainsi, l'article 421-2-1 du code pénal réprime le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un acte de terrorisme. L'article 421-2-4 du même code sanctionne le fait d'adresser à une personne des offres ou des promesses, de lui proposer des dons, présents ou avantages quelconques, de la menacer ou d'exercer sur elle des pressions afin qu'elle participe à un groupement ou une entente prévu à l'article 421-2-1 ou qu'elle commette un acte de terrorisme. L'article 421-2-5 sanctionne le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l'apologie de ces actes. Enfin, l'article 421-2-6 réprime le fait de préparer la commission d'un acte de terrorisme dès lors que cette préparation est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur et qu'elle est caractérisée par le fait de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui ainsi que par d'autres agissements tels que la consultation habituelle d'un ou de plusieurs services de communication au public en ligne provoquant directement à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie.
9. Dans le cadre des procédures d'enquêtes relatives à ces infractions, les magistrats et enquêteurs disposent de pouvoirs étendus pour procéder à des mesures d'interception de correspondances émises par voie de communication électronique, de recueil des données techniques de connexion, de sonorisation, de fixation d'images et de captation de données informatiques. Par ailleurs, sauf pour les faits réprimés par l'article 421-2-5 du code pénal, des dispositions procédurales spécifiques en matière de garde à vue et de perquisitions sont applicables.
10. D'autre part, le législateur a également conféré à l'autorité administrative de nombreux pouvoirs afin de prévenir la commission d'actes de terrorisme.
11. Ainsi, en application du 4° de l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, les services spécialisés de renseignement peuvent recourir aux techniques mentionnées au titre V du livre VIII de ce même code pour le recueil des renseignements relatifs à la prévention du terrorisme. Ces services peuvent accéder à des données de connexion, procéder à des interceptions de sécurité, sonoriser des lieux et véhicules et capter des images et données informatiques.
12. Enfin, en application de l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 mentionnée ci-dessus, lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes ou l'apologie de tels actes relevant de l'article 421-2-5 du code pénal le justifient, l'autorité administrative peut demander à tout éditeur ou hébergeur d'un service de communication au public en ligne de retirer les contenus qui contreviennent à cet article. Selon l'article 706-23 du code de procédure pénale, l'arrêt d'un service de communication au public en ligne peut également être prononcé par le juge des référés pour les faits prévus à l'article 421-2-5 du code pénal lorsqu'ils constituent un trouble manifestement illicite. L'article 421-2-5-1 du même code réprime le fait d'extraire, de reproduire et de transmettre intentionnellement des données faisant l'apologie publique d'actes de terrorisme ou provoquant directement à ces actes afin d'entraver, en connaissance de cause, l'efficacité des procédures précitées.
13. Dès lors, au regard de l'exigence de nécessité de l'atteinte portée à la liberté de communication, les autorités administrative et judiciaire disposent, indépendamment de l'article contesté, de nombreuses prérogatives, non seulement pour contrôler les services de communication au public en ligne provoquant au terrorisme ou en faisant l'apologie et réprimer leurs auteurs, mais aussi pour surveiller une personne consultant ces services et pour l'interpeller et la sanctionner lorsque cette consultation s'accompagne d'un comportement révélant une intention terroriste, avant même que ce projet soit entré dans sa phase d'exécution.
14. En second lieu, s'agissant des exigences d'adaptation et de proportionnalité requises en matière d'atteinte à la liberté de communication, les dispositions contestées n'imposent pas que l'auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes ni même la preuve que cette consultation s'accompagne d'une manifestation de l'adhésion à l'idéologie exprimée sur ces services. Ces dispositions répriment donc d'une peine de deux ans d'emprisonnement le simple fait de consulter à plusieurs reprises un service de communication au public en ligne, quelle que soit l'intention de l'auteur de la consultation, dès lors que cette consultation ne résulte pas de l'exercice normal d'une profession ayant pour objet d'informer le public, qu'elle n'intervient pas dans le cadre de recherches scientifiques ou qu'elle n'est pas réalisée afin de servir de preuve en justice.
15. Si le législateur a exclu la pénalisation de la consultation effectuée de « bonne foi », les travaux parlementaires ne permettent pas de déterminer la portée que le législateur a entendu attribuer à cette exemption alors même que l'incrimination instituée, ainsi qu'il vient d'être rappelé, ne requiert pas que l'auteur des faits soit animé d'une intention terroriste. Dès lors, les dispositions contestées font peser une incertitude sur la licéité de la consultation de certains services de communication au public en ligne et, en conséquence, de l'usage d'internet pour rechercher des informations.
16. Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées portent une atteinte à l'exercice de la liberté de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée. L'article 421-2-5-2 du code pénal doit donc, sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres griefs, être déclaré contraire à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
17. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.
18. En l'espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - L'article 421-2-5-2 du code pénal, dans sa rédaction issue de la
loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le
terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de
la procédure pénale, est contraire à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet
dans les conditions prévues au paragraphe 18 de cette décision.
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République
française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 9 février 2017, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mme Corinne LUQUIENS et M. Michel PINAULT.
Décision n° 2016-600 QPC du 2 décembre 2016
Les saisies informatiques dans le cadre de l'état d'urgence, ne portent pas atteinte aux droit de propriété, en revanche le législateur n'a pas prévu de délai pour détruire les données saisies après la fin de l'état d'urgence.
M. Raïme A. [Perquisitions administratives dans le cadre de l'état d'urgence III]
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 16 septembre 2016 par le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité portant
sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de certaines dispositions du paragraphe I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3
avril 1955 relative à l'état d'urgence, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3
avril 1955 relative à l'état d'urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.
Les dispositions contestées ont été adoptées par le législateur à la suite de la décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016 du Conseil constitutionnel qui avait
déclaré contraires à la Constitution les dispositions antérieures de la loi relative à l'état d'urgence permettant de copier des données stockées dans un
système informatique auxquelles les perquisitions administratives donnent accès. Le Conseil avait alors estimé que le dispositif n'était pas entouré de garanties légales suffisantes.
Les dispositions contestées autorisent, lors de telles perquisitions, la saisie des données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal se
trouvant sur les lieux ou contenues dans un autre système informatique ou équipement terminal, dès lors que ces données sont accessibles à partir du système initial ou disponibles pour ce système.
Cette saisie est effectuée soit par copie de ces données, soit par saisie du support dans lequel elles sont contenues. Les dispositions contestées
déterminent les conditions d'exploitation et de conservation de ces données par l'autorité administrative, sous le contrôle du juge administratif.
S'agissant de la saisie et de l'exploitation des données informatiques, le Conseil constitutionnel a relevé, d'une part, que les dispositions contestées
définissent les motifs pouvant justifier cette saisie: la perquisition doit avoir révélé l'existence de données relatives à la menace.
Ces mêmes dispositions déterminent, d'autre part, les conditions de sa mise en œuvre : la saisie est réalisée en présence de l'officier de police judiciaire ; elle ne peut être effectuée
sans que soit établi un procès-verbal indiquant ses motifs et sans qu'une copie en soit remise au procureur de la République ainsi qu'à l'occupant du lieu, à son représentant ou à deux témoins.
Les dispositions contestées imposent enfin l'autorisation préalable, par un juge, de l'exploitation des données collectées, laquelle ne peut porter sur
celles dépourvues de lien avec la menace. Dans l'attente de la décision du juge, les données sont placées sous la responsabilité du chef du service ayant procédé
à la perquisition et nul ne peut y avoir accès.
Le Conseil constitutionnel a jugé qu'en prévoyant ces différentes garanties légales, le législateur a, en ce qui concerne la saisie et l'exploitation de
données informatiques, assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif de valeur
constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Il a également jugé que le législateur n'a pas méconnu le droit à un recours juridictionnel effectif.
S'agissant de la conservation des données informatiques, le Conseil constitutionnel a relevé que le législateur avait encadré les conditions de
conservation des données autres que celles caractérisant la menace ayant justifié la saisie en prévoyant un délai à l'issu duquel elles sont détruites.
De la même manière, lorsque l'exploitation des données conduit à la constatation d'une infraction, la loi prévoit qu'elles sont conservées selon les règles
applicables en matière de procédure pénale.
Le Conseil constitutionnel a, en revanche, constaté que lorsque les données copiées caractérisent une menace sans conduire à la constatation d'une
infraction, le législateur n'a prévu aucun délai, après la fin de l'état d'urgence, à l'issue duquel ces données sont détruites. Le Conseil a en
conséquence jugé que le législateur n'a, en ce qui concerne la conservation de ces données, pas prévu de garanties légales propres à assurer une conciliation
équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public.
Le Conseil a donc déclaré contraires à la Constitution les mots : « À l'exception de celles qui caractérisent la menace que constitue pour la sécurité
et l'ordre publics le comportement de la personne concernée, » figurant à la dernière phrase du huitième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du
3 avril 1955. Il a toutefois reporté les effets de cette déclaration d'inconstitutionnalité au 1er mars 2017.
En ce qui concerne l'atteinte au droit de propriété, le Conseil constitutionnel a relevé que la saisie des systèmes et appareils informatiques est non seulement
encadrée par les garanties légales mentionnées plus haut, mais qu'elle n'est possible que si la copie des données qu'ils contiennent ne peut être réalisée ou
achevée pendant le temps de la perquisition. Cette impossibilité doit être justifiée par l'autorité administrative lorsqu'elle sollicite du juge
l'autorisation d'exploiter les données contenues dans ces supports. En outre, le procès-verbal de saisie dresse l'inventaire des matériels saisis.
Enfin, les systèmes et les équipements saisis sont restitués à leur propriétaire à l'issue d'un délai maximal de quinze jours à compter de la date de leur saisie
ou de la date à laquelle le juge des référés a autorisé l'exploitation des données. Ce délai ne peut être prorogé, pour la même durée, que par le juge des
référés et en cas de difficulté dans l'accès aux données contenues dans les supports saisis.
Aussi, le Conseil constitutionnel a jugé qu'en permettant la saisie de supports informatiques sans autorisation préalable d'un juge lors d'une perquisition
administrative dans le cadre de l'état d'urgence, le législateur a assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre le droit de
propriété et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public
Hormis les mots précités, le Conseil a jugé conformes à la Constitution les dispositions des cinquième à dixième alinéas du paragraphe I de l'article 11 de
la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, dans leur version contestée.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 16 septembre 2016 par le Conseil d'État (décision n° 402941 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Raïme A. par Me Amandine Dravigny, avocat au barreau de Besançon. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-600 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des troisième à dixième alinéas du paragraphe I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ;
- la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et portant mesures de
renforcement de la lutte antiterroriste ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2016-536 QPC du 19 février 2016 ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par Me Dravigny, enregistrées le 24 octobre 2016 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 10 octobre 2016 ;
- les observations en intervention présentées pour les associations La Ligue des droits de l'Homme, La Quadrature du Net, French Data Network et Fédération des
fournisseurs d'accès à Internet associatifs par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées les 10 et 21 octobre 2016 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Dravigny, pour le requérant, Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour les parties intervenantes, et
M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 22 novembre 2016 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. Le paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 mentionnée ci-dessus, dans sa rédaction résultant de la loi du 21 juillet 2016 mentionnée
ci-dessus, détermine le régime des perquisitions et des saisies administratives dans le cadre de l'état d'urgence. Ses troisième à dixième alinéas prévoient :
« Lorsqu'une perquisition révèle qu'un autre lieu répond aux conditions fixées au premier alinéa du présent I, l'autorité administrative peut en autoriser par
tout moyen la perquisition. Cette autorisation est régularisée en la forme dans les meilleurs délais. Le procureur de la République en est informé sans délai.
« Il peut être accédé, par un système informatique ou un équipement terminal présent sur les lieux où se déroule la perquisition, à des données stockées dans
ledit système ou équipement ou dans un autre système informatique ou équipement terminal, dès lors que ces données sont accessibles à partir du système initial
ou disponibles pour le système initial.
« Si la perquisition révèle l'existence d'éléments, notamment informatiques, relatifs à la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le
comportement de la personne concernée, les données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal présent sur les lieux de la perquisition
peuvent être saisies soit par leur copie, soit par la saisie de leur support lorsque la copie ne peut être réalisée ou achevée pendant le temps de la perquisition.
« La copie des données ou la saisie des systèmes informatiques ou des équipements terminaux est réalisée en présence de l'officier de police
judiciaire. L'agent sous la responsabilité duquel est conduite la perquisition rédige un procès-verbal de saisie qui en indique les motifs et dresse
l'inventaire des matériels saisis. Une copie de ce procès-verbal est remise aux personnes mentionnées au deuxième alinéa du présent I. Les données et les
supports saisis sont conservés sous la responsabilité du chef du service ayant procédé à la perquisition. À compter de la saisie, nul n'y a accès avant l'autorisation du juge.
« L'autorité administrative demande, dès la fin de la perquisition, au juge des référés du tribunal administratif d'autoriser leur exploitation. Au vu des
éléments révélés par la perquisition, le juge statue dans un délai de quarante-huit heures à compter de sa saisine sur la régularité de la saisie et
sur la demande de l'autorité administrative. Sont exclus de l'autorisation les éléments dépourvus de tout lien avec la menace que constitue pour la sécurité et
l'ordre publics le comportement de la personne concernée. En cas de refus du juge des référés, et sous réserve de l'appel mentionné au dixième alinéa du
présent I, les données copiées sont détruites et les supports saisis sont restitués à leur propriétaire.
« Pendant le temps strictement nécessaire à leur exploitation autorisée par le juge des référés, les données et les supports saisis sont conservés sous la
responsabilité du chef du service ayant procédé à la perquisition et à la saisie. Les systèmes informatiques ou équipements terminaux sont restitués à
leur propriétaire, le cas échéant après qu'il a été procédé à la copie des données qu'ils contiennent, à l'issue d'un délai maximal de quinze jours à
compter de la date de leur saisie ou de la date à laquelle le juge des référés, saisi dans ce délai, a autorisé l'exploitation des données qu'ils contiennent. À
l'exception de celles qui caractérisent la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le comportement de la personne concernée, les données copiées
sont détruites à l'expiration d'un délai maximal de trois mois à compter de la date de la perquisition ou de la date à laquelle le juge des référés, saisi dans
ce délai, en a autorisé l'exploitation.
« En cas de difficulté dans l'accès aux données contenues dans les supports saisis ou dans l'exploitation des données copiées, lorsque cela est nécessaire,
les délais prévus au huitième alinéa du présent I peuvent être prorogés, pour la même durée, par le juge des référés saisi par l'autorité administrative au moins
quarante-huit heures avant l'expiration de ces délais. Le juge des référés statue dans un délai de quarante-huit heures sur la demande de prorogation
présentée par l'autorité administrative. Si l'exploitation ou l'examen des données et des supports saisis conduisent à la constatation d'une infraction,
ces données et supports sont conservés selon les règles applicables en matière de procédure pénale.
« Pour l'application du présent article, le juge des référés est celui du tribunal administratif dans le ressort duquel se trouve le lieu de la
perquisition. Il statue dans les formes prévues au livre V du code de justice administrative, sous réserve du présent article. Ses décisions sont susceptibles
d'appel devant le juge des référés du Conseil d'État dans un délai de quarante-huit heures à compter de leur notification. Le juge des référés du
Conseil d'État statue dans le délai de quarante-huit heures. En cas d'appel, les données et les supports saisis demeurent conservés dans les conditions
mentionnées au huitième alinéa du présent I ».
2. Selon le requérant, en permettant la saisie de données et de matériels informatiques lors d'une perquisition administrative dans le cadre de l'état d'urgence, sans autorisation préalable d'un juge et sans limiter suffisamment les conditions d'accès aux données ainsi saisies, ces dispositions méconnaissent le droit au respect de la vie privée et le droit de propriété. Pour les mêmes raisons, les parties intervenantes estiment, d'une part, que ces dispositions portent une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au droit à un recours juridictionnel effectif et, d'autre part, que le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant ces mêmes droits.
3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les quatrième à dixième alinéas du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955.
- Sur la recevabilité :
4. Selon les dispositions combinées du troisième alinéa de l'article 23-2 et du troisième alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 mentionnée ci-dessus, le Conseil constitutionnel ne peut être saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à une disposition qui a déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances.
5. Dans sa décision du 19 février 2016 mentionnée ci-dessus, le Conseil constitutionnel a spécialement examiné les dispositions de la première phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955. Il les a déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif de cette décision. Dès lors, en l'absence de changement des circonstances, il n'y a pas lieu de procéder à un nouvel examen de ces dispositions, qui figurent désormais au quatrième alinéa du même paragraphe I, dans sa rédaction résultant de la loi du 21 juillet 2016.
- Sur le fond :
. En ce qui concerne le droit au respect de la vie privée et le droit à un recours juridictionnel effectif :
6. La Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence. Il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la sauvegarde des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. Parmi ces droits et libertés figure le droit au respect de la vie privée, en particulier de l'inviolabilité du domicile, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
7. Selon l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Il résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction.
8. En application du premier alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, lorsque le décret déclarant l'état d'urgence ou la loi le prorogeant l'a expressément prévu, l'autorité administrative peut, sous certaines conditions, ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris un domicile, de jour et de nuit, « lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics ». Les dispositions contestées autorisent, lors de telles perquisitions, la saisie des données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal se trouvant sur les lieux ou contenues dans un autre système informatique ou équipement terminal, dès lors que ces données sont accessibles à partir du système initial ou disponibles pour ce système. Cette saisie est effectuée soit par copie de ces données, soit par saisie du support dans lequel elles sont contenues. Les dispositions contestées déterminent les conditions d'exploitation et de conservation de ces données par l'autorité administrative, sous le contrôle du juge administratif.
- S'agissant de la saisie et de l'exploitation de données informatiques :
9. En premier lieu, les mesures prévues par les dispositions contestées ne peuvent être mises en œuvre que lorsque l'état d'urgence a été déclaré et uniquement pour des lieux situés dans la zone couverte par cet état d'urgence. L'état d'urgence ne peut être déclaré, en vertu de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, qu' « en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public » ou « en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».
10. En deuxième lieu, la copie de données informatiques ne peut être effectuée que si la perquisition révèle l'existence d'éléments relatifs à la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le comportement de la personne justifiant cette perquisition.
11. En troisième lieu, la saisie de données informatiques est réalisée en présence de l'officier de police judiciaire. Elle ne peut être effectuée sans que soit établi un procès-verbal indiquant ses motifs et sans qu'une copie en soit remise au procureur de la République ainsi qu'à l'occupant du lieu, à son représentant ou à deux témoins.
12. En dernier lieu, l'exploitation des données saisies nécessite l'autorisation préalable du juge des référés du tribunal administratif, saisi à cette fin par l'autorité administrative à l'issue de la perquisition. Cette autorisation ne peut porter que sur des éléments présentant un lien avec la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le comportement de la personne justifiant la perquisition. Dans l'attente de la décision du juge, les données sont placées sous la responsabilité du chef du service ayant procédé à la perquisition et nul ne peut y avoir accès.
13. Ainsi, les dispositions contestées définissent les motifs pouvant justifier la saisie de données informatiques, déterminent les conditions de sa mise en œuvre et imposent l'autorisation préalable, par un juge, de l'exploitation des données collectées, laquelle ne peut porter sur celles dépourvues de lien avec la menace. En prévoyant ces différentes garanties légales, le législateur a, en ce qui concerne la saisie et l'exploitation de données informatiques, assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Il n'a pas non plus méconnu le droit à un recours juridictionnel effectif.
- S'agissant de la conservation des données informatiques saisies :
14. Lorsque le juge rejette la demande d'autorisation d'exploitation des données informatiques, les données copiées sont, sous réserve d'un appel devant le juge des référés du Conseil d'État, détruites sans délai. Lorsque le juge autorise leur exploitation, ces données sont conservées sous la responsabilité du chef du service pendant le temps strictement nécessaire à cette exploitation.
15. En tout état de cause, à l'issue d'un délai de trois mois à compter de la perquisition ou de la date à laquelle le juge des référés a autorisé leur exploitation, les données copiées, autres que celles caractérisant la menace ayant justifié la saisie, sont détruites. Ce délai ne peut être prorogé, pour la même durée, que par le juge des référés et en cas de difficulté dans l'exploitation des données saisies. Lorsque l'exploitation des données conduit à la constatation d'une infraction, ces données sont conservées selon les règles applicables en matière de procédure pénale.
16. En revanche, lorsque les données copiées caractérisent une menace sans conduire à la constatation d'une infraction, le législateur n'a prévu aucun délai, après la fin de l'état d'urgence, à l'issue duquel ces données sont détruites. Par conséquent, le législateur n'a, en ce qui concerne la conservation de ces données, pas prévu de garanties légales propres à assurer une conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Dès lors, les mots : « À l'exception de celles qui caractérisent la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le comportement de la personne concernée, » figurant à la dernière phrase du huitième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 doivent être déclarés contraires à la Constitution.
. En ce qui concerne le droit de propriété :;
17. La propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789. Selon son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». En l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.
18. En premier lieu, lors d'une perquisition administrative dans le cadre de l'état d'urgence, la saisie de systèmes informatiques ou d'équipements terminaux est encadrée par les garanties légales mentionnées aux paragraphes 9 à 12 et 14 de la présente décision.
19. En deuxième lieu, les dispositions contestées n'autorisent la saisie de tels systèmes et équipements que lorsque la copie des données qu'ils contiennent ne peut être réalisée ou achevée pendant le temps de la perquisition. Cette impossibilité doit être justifiée par l'autorité administrative lorsqu'elle sollicite du juge l'autorisation d'exploiter les données contenues dans ces supports. En outre, le procès-verbal de saisie dresse l'inventaire des matériels
20. En dernier lieu, les systèmes et les équipements saisis sont restitués à leur propriétaire, le cas échéant après copie des données qu'ils contiennent, à l'issue d'un délai maximal de quinze jours à compter de la date de leur saisie ou de la date à laquelle le juge des référés a autorisé l'exploitation des données. Ce délai ne peut être prorogé, pour la même durée, que par le juge des référés et en cas de difficulté dans l'accès aux données contenues dans les supports saisis.
21. La copie des données informatiques sur le lieu même de la perquisition comporte des contraintes particulières, liées notamment à la durée de l'opération et aux difficultés techniques d'accès à ces données. Par conséquent, compte tenu des garanties légales mentionnées ci-dessus, en permettant la saisie de supports informatiques sans autorisation préalable d'un juge lors d'une perquisition administrative dans le cadre de l'état d'urgence, le législateur a assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre le droit de propriété et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre
22. Il résulte de tout ce qui précède que, hormis les mots : « À l'exception de celles qui caractérisent la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le comportement de la personne concernée, », les cinquième à dixième alinéas du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, qui ne sont pas entachés d'incompétence négative et ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
23. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.
24. L'abrogation immédiate des mots : « À l'exception de celles qui caractérisent la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le comportement de la personne concernée, » figurant à la dernière phrase du huitième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 entraînerait des conséquences manifestement excessives. Afin de permettre au législateur de remédier à l'inconstitutionnalité constatée, il y a donc lieu de reporter la date de cette abrogation au 1er mars 2017.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er.- Il n'y a pas lieu de statuer sur le quatrième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état
d'urgence, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état
d'urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.
Article 2.- Les mots : « À l'exception de celles qui caractérisent la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le comportement de la personne
concernée, » figurant à la dernière phrase du huitième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence,
dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et
portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste, sont contraires à la Constitution.
Article 3.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 2 prend effet dans les conditions prévues au paragraphe 24 de cette décision.
Article 4.- Le reste des dispositions des cinquième à dixième alinéas du paragraphe I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à
l'état d'urgence, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence
et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste, est conforme à la Constitution.
Article 5.- Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 1er décembre 2016, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.
Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016 Ligue des droits de l'homme [Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l'état d'urgence]
LA SECONDE PHRASE DU TROISIÈME ALINÉA DU PARAGRAPHE I DE L'ARTICLE 11 DE LA LOI DU 3 AVRIL 1955 SUR LA CONSERVATION DES SAISIES EST INCONSTITUTIONNELLE
14. Considérant que les dispositions de la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 permettent à l'autorité administrative de copier toutes les données informatiques auxquelles il aura été possible d'accéder au cours de la perquisition ; que cette mesure est assimilable à une saisie ; que ni cette saisie ni l'exploitation des données ainsi collectées ne sont autorisées par un juge, y compris lorsque l'occupant du lieu perquisitionné ou le propriétaire des données s'y oppose et alors même qu'aucune infraction n'est constatée ; qu'au demeurant peuvent être copiées des données dépourvues de lien avec la personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics ayant fréquenté le lieu où a été ordonnée la perquisition ; que, ce faisant, le législateur n'a pas prévu de garanties légales propres à assurer une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et le droit au respect de la vie privée ; que, par suite et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, les dispositions de la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, qui méconnaissent l'article 2 de la Déclaration de 1789, doivent être déclarées contraires à la Constitution ;
15. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;
16. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité de la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 prend effet à compter de la date de la publication de la présente décision ; qu'elle peut être invoquée dans toutes les instances introduites à cette date et non jugées définitivement,
D É C I D E
Article 1er.- Les dispositions de la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 sont contraires à la Constitution.
Article 2.- Le surplus des dispositions du paragraphe I de cet article est conforme à la Constitution.
Article 3.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions
fixées par son considérant 16.
Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015 M. Cédric D. [Assignations à résidence dans le cadre de l'état d'urgence]
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 11 décembre 2015 par le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité relative
à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence dans sa rédaction
résultant de la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015.
Ces dispositions fixent le régime juridique des mesures d'assignation à
résidence qui peuvent être décidées par le ministre de l'intérieur lorsqu'est
déclaré l'état d'urgence en application de la loi du 3 avril 1955.
Les critiques du requérant n'étaient adressées qu'aux neuf premiers alinéas de
l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, ce qui a conduit le Conseil
constitutionnel à restreindre le champ de la QPC à ces dispositions. Le
requérant faisait notamment grief à ces dispositions de méconnaître les droits
garantis par l'article 66 de la Constitution et de porter atteinte à la liberté d'aller et de venir.
Le Conseil constitutionnel a d'abord relevé les conditions auxquelles est
subordonné le prononcé d'une assignation à résidence et précisé qu'une telle
mesure relève de la seule police administrative et ne peut donc avoir d'autre
but que de préserver l'ordre public et de prévenir les infractions.
Il a jugé que, tant par leur objet que par leur portée, ces dispositions ne
comportent pas de privation de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution.
Cependant, s'agissant de l'astreinte à domicile dont peut faire l'objet une
personne assignée à résidence, le Conseil constitutionnel a jugé que la plage
horaire maximale de cette astreinte, fixée à douze heures par jour, ne saurait
être allongée sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une
mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l'article 66 de la Constitution.
En ce qui concerne la liberté d'aller et de venir, après avoir relevé que la
Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un
régime d'état d'urgence, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions
contestées n'y portent pas une atteinte disproportionnée au bénéfice de trois séries de considérations.
En premier lieu, l'assignation à résidence ne peut être prononcée que lorsque
l'état d'urgence a été déclaré. Celui-ci ne peut être déclaré, en vertu de
l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, qu'« en cas de péril imminent résultant
d'atteintes graves à l'ordre public » ou « en cas d'événements présentant, par
leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Par ailleurs,
ne peut être soumise à une telle assignation que la personne résidant dans la
zone couverte par l'état d'urgence et à l'égard de laquelle « il existe des
raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics ».
En deuxième lieu, tant la mesure d'assignation à résidence que sa durée, ses
conditions d'application et les obligations complémentaires dont elle peut être
assortie doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la
mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de
l'état d'urgence. Le juge administratif est chargé de s'assurer que cette mesure
est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit.
En troisième lieu, en vertu de l'article 14 de la loi du 3 avril 1955, la mesure
d'assignation à résidence prise en application de cette loi cesse au plus tard
en même temps que prend fin l'état d'urgence. L'état d'urgence, déclaré par
décret en conseil des ministres, doit, au-delà d'un délai de douze jours, être
prorogé par une loi qui en fixe la durée. Sur ce point, le Conseil
constitutionnel a précisé, d'une part, que cette durée ne saurait être excessive
au regard du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la
déclaration de l'état d'urgence. D'autre part, si le législateur prolonge l'état
d'urgence par une nouvelle loi, les mesures d'assignation à résidence prises
antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ;
Vu la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n°
55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil
constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour le requérant par la SCP Garreau Bauer-Violas
Feschotte-Desbois, enregistrées le 15 décembre 2015 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 15 décembre 2015 ;
Vu les observations en intervention produites pour M. Pierre B., Mme Soizic C.,
M. Luc G., Mme Marion S., MM. Corentin V., Sid Ahmed G. et Fabien K. par Me
Marie Dosé, avocat au barreau de Paris, enregistrées les 15 et 16 décembre 2015 ;
Vu les observations en intervention produites pour M. Joël D. par Me Muriel Ruef,
avocat au barreau de Lille, enregistrées le 15 décembre 2015 ;
Vu les observations en intervention produites pour l'association Ligue des
Droits de l'Homme par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'Etat et à la
Cour de cassation, enregistrées les 15 et 16 décembre 2015 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Denis Garreau et Me Alexandre Faro, avocat au barreau de Paris, pour le
requérant, Me Dosé et Me Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris pour M.
Pierre B., Mme Soizic C., M. Luc G., Mme Marion S., MM. Corentin V., Sid Ahmed
G. et Fabien K., Me Ruef pour M. Joël D., Me Patrice Spinosi pour l'association
Ligue des Droits de l'Homme et M. Thierry-Xavier Girardot, désigné par le
Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 17 décembre 2015 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la loi du 3
avril 1955 susvisée dans sa rédaction issue de la loi du 20 novembre 2015
susvisée : « Le ministre de l'intérieur peut prononcer l'assignation à
résidence, dans le lieu qu'il fixe, de toute personne résidant dans la zone
fixée par le décret mentionné à l'article 2 et à l'égard de laquelle il existe
des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour
la sécurité et l'ordre publics dans les circonscriptions territoriales
mentionnées au même article 2. Le ministre de l'intérieur peut la faire conduire
sur le lieu de l'assignation à résidence par les services de police ou les
unités de gendarmerie.« La personne mentionnée au premier alinéa du présent
article peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d'habitation
déterminé par le ministre de l'intérieur, pendant la plage horaire qu'il fixe,
dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures.
« L'assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l'objet de résider
dans une agglomération ou à proximité immédiate d'une agglomération.
« En aucun cas, l'assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création
de camps où seraient détenues les personnes mentionnées au premier alinéa.
« L'autorité administrative devra prendre toutes dispositions pour assurer la
subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille.
« Le ministre de l'intérieur peut prescrire à la personne assignée à résidence :
« 1° L'obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux
unités de gendarmerie, selon une fréquence qu'il détermine dans la limite de
trois présentations par jour, en précisant si cette obligation s'applique y compris les dimanches et jours fériés ou chômés ;
« 2° La remise à ces services de son passeport ou de tout document justificatif
de son identité. Il lui est délivré en échange un récépissé, valant
justification de son identité en application de l'article 1er de la loi n°
2012-410 du 27 mars 2012 relative à la protection de l'identité, sur lequel sont
mentionnées la date de retenue et les modalités de restitution du document retenu.
« La personne astreinte à résider dans le lieu qui lui est fixé en application
du premier alinéa du présent article peut se voir interdire par le ministre de
l'intérieur de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec
certaines personnes, nommément désignées, dont il existe des raisons sérieuses
de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre
publics. Cette interdiction est levée dès qu'elle n'est plus nécessaire.
« Lorsque la personne assignée à résidence a été condamnée à une peine privative
de liberté pour un crime qualifié d'acte de terrorisme ou pour un délit recevant
la même qualification puni de dix ans d'emprisonnement et a fini l'exécution de
sa peine depuis moins de huit ans, le ministre de l'intérieur peut également
ordonner qu'elle soit placée sous surveillance électronique mobile. Ce placement
est prononcé après accord de la personne concernée, recueilli par écrit. La
personne concernée est astreinte, pendant toute la durée du placement, au port
d'un dispositif technique permettant à tout moment de déterminer à distance sa
localisation sur l'ensemble du territoire national. Elle ne peut être astreinte
ni à l'obligation de se présenter périodiquement aux services de police et de
gendarmerie, ni à l'obligation de demeurer dans le lieu d'habitation mentionné
au deuxième alinéa. Le ministre de l'intérieur peut à tout moment mettre fin au
placement sous surveillance électronique mobile, notamment en cas de manquement
de la personne placée aux prescriptions liées à son assignation à résidence ou à
son placement ou en cas de dysfonctionnement technique du dispositif de
localisation à distance»;
2. Considérant que, selon le requérant, l'association Ligue des Droits de l'Homme et M. Joël D., en posant une obligation de ne pas quitter un lieu déterminé et en imposant, le cas échéant, à la personne ainsi assignée à résidence de demeurer dans un lieu d'habitation et de se présenter plusieurs fois par jour aux services de police ou de gendarmerie, les dispositions contestées portent une atteinte inconstitutionnelle à la liberté d'aller et de venir, au droit de mener une vie privée et familiale normale ainsi qu'aux libertés de réunion et de manifestation ; qu'en ne définissant pas avec suffisamment de précision le régime de l'assignation à résidence, le législateur aurait méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant ces droits et libertés constitutionnellement garantis ; que, dès lors que l'assignation à résidence n'est pas placée sous le contrôle de l'autorité judiciaire, les dispositions contestées méconnaîtraient les exigences de l'article 66 de la Constitution ; que selon M. Pierre B., Mme Soizic C., M. Luc G., Mme Marion S., MM. Corentin V., Sid Ahmed G. et Fabien K., les dispositions contestées méconnaissent le droit à un procès équitable, les droits de la défense et le principe du contradictoire ;
3. Considérant que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les neuf premiers alinéas de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 ;
- SUR LE GRIEF TIRÉ DE LA MÉCONNAISSANCE DES DROITS GARANTIS PAR L'ARTICLE 66 DE LA CONSTITUTION :
4. Considérant qu'aux termes de l'article 66 de la Constitution : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. - L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi » ; que la liberté individuelle, dont la protection est confiée à l'autorité judiciaire, ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire ; que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis ;
5. Considérant, en premier lieu, que les dispositions contestées permettent au ministre de l'intérieur, lorsque l'état d'urgence a été déclaré, de « prononcer l'assignation à résidence, dans le lieu qu'il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée » par le décret déclarant l'état d'urgence ; que cette assignation à résidence, qui ne peut être prononcée qu'à l'égard d'une personne pour laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics », est une mesure qui relève de la seule police administrative et qui ne peut donc avoir d'autre but que de préserver l'ordre public et de prévenir les infractions ; que cette assignation à résidence « doit permettre à ceux qui en sont l'objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d'une agglomération » ; qu'elle ne peut en aucun cas « avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes » assignées à résidence ; que, tant par leur objet que par leur portée, ces dispositions ne comportent pas de privation de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ;
6. Considérant, en second lieu, que, dans le cadre d'une assignation à résidence prononcée par le ministre de l'intérieur, la personne « peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d'habitation déterminé par le ministre de l'intérieur, pendant la plage horaire qu'il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures » ; que la plage horaire maximale de l'astreinte à domicile dans le cadre de l'assignation à résidence, fixée à douze heures par jour, ne saurait être allongée sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l'article 66 de la Constitution ;
7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le grief tiré de la méconnaissance de l'article 66 de la Constitution doit être écarté ;
- SUR LES GRIEFS TIRÉS DE LA MÉCONNAISSANCE DES DROITS ET LIBERTÉS GARANTIS PAR LES ARTICLES 2 ET 4 DE LA DÉCLARATION DE 1789 ET DE L'ARTICLE 34 DE LA CONSTITUTION :
8. Considérant que la Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence ; qu'il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que parmi ces droits et libertés figurent la liberté d'aller et de venir, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ;
9. Considérant que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit ; qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant... les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques » ;
10. Considérant que les dispositions contestées permettent à l'autorité administrative prononçant une assignation à résidence d'accompagner cette mesure d'une astreinte à demeurer dans un lieu d'habitation déterminé pendant une plage horaire ne pouvant excéder douze heures par vingt-quatre heures, de prescrire à la personne assignée à résidence de se présenter aux services de police ou aux unités de gendarmerie jusqu'à trois fois par jour, de lui imposer de remettre à ces services son passeport ou tout document justificatif de son identité, de lui interdire de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes dont il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public ; que ces dispositions portent donc atteinte à la liberté d'aller et de venir ;
11. Considérant, en premier lieu, que l'assignation à résidence ne peut être prononcée que lorsque l'état d'urgence a été déclaré ; que celui-ci ne peut être déclaré, en vertu de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, qu'« en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public » ou « en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » ; que ne peut être soumise à une telle assignation que la personne résidant dans la zone couverte par l'état d'urgence et à l'égard de laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics » ;
12. Considérant, en deuxième lieu, que tant la mesure d'assignation à résidence que sa durée, ses conditions d'application et les obligations complémentaires dont elle peut être assortie doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ; que le juge administratif est chargé de s'assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit ;
13. Considérant, en troisième lieu, qu'en vertu de l'article 14 de la loi du 3 avril 1955, la mesure d'assignation à résidence prise en application de cette loi cesse au plus tard en même temps que prend fin l'état d'urgence ; que l'état d'urgence, déclaré par décret en conseil des ministres, doit, au-delà d'un délai de douze jours, être prorogé par une loi qui en fixe la durée ; que cette durée ne saurait être excessive au regard du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ; que, si le législateur prolonge l'état d'urgence par une nouvelle loi, les mesures d'assignation à résidence prises antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées ;
14. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées, qui ne sont pas entachées d'incompétence négative, ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et de venir ;
- SUR LES AUTRES GRIEFS :
15. Considérant que les dispositions contestées ne privent pas les personnes à l'encontre desquelles est prononcée une assignation à résidence du droit de contester devant le juge administratif, y compris par la voie du référé, cette mesure ; qu'il appartient à ce dernier d'apprécier, au regard des éléments débattus contradictoirement devant lui, l'existence de raisons sérieuses permettant de penser que le comportement de la personne assignée à résidence constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics ; que, par suite, ne sont pas méconnues les exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 ;
16. Considérant que, pour les motifs mentionnés aux considérants 11 à 13, les dispositions contestées ne méconnaissent ni le droit au respect de la vie privée ni le droit de mener une vie familiale normale ;
17. Considérant que les dispositions des neuf premiers
alinéas de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, qui ne méconnaissent ni la
liberté d'expression et de communication ni aucun autre droit ou liberté que la
Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution,
D É C I D E :
Article 1er.- Les neuf premiers alinéas de l'article 6 de la loi n° 55-385 du 3
avril 1955 relative à l'état d'urgence sont conformes à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la
République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11
de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 22 décembre 2015, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.
LA GUERRE EN IRAK ! CA VOUS GAGNE !
Grande Chambre Hassan C. RU du 16 septembre 2014 requête 29750/09
NON VIOLATION : Le requérant frère d'un irakien mort dans les geôles du Royaume Uni durant la seconde guerre en Irak, s'est présenté devant la CEDH pour violation des articles 2, 3 et 5 de la Convention, contre le Royaume Uni. Il n'avait vraiment aucune chance de gagner au sens de l'article 15 ! Vers la fin des droits de l'homme en Europe, en temps de guerre ?
Article 3 de la Convention
62. Selon la jurisprudence de la Cour, l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requiert par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force par des agents de l’État a entraîné mort d’homme (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 163, CEDH 2011). De plus, lorsqu’un individu « affirme de manière défendable » avoir subi, aux mains d’agents de l’État, des traitements contraires à l’article 3 ou, en l’absence d’un grief expressément formulé, que d’autres indices suffisamment clairs montrent qu’il a pu y avoir des actes de torture ou des mauvais traitements, cette disposition fait obligation à l’État de conduire une enquête officielle effective (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV, et Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et autres c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007, et les affaires qui y sont citées).
63. En l’espèce, compte tenu des faits tels qu’établis ci-dessus par la Cour, rien ne permet de dire que Tarek Hassan ait subi en détention des mauvais traitements qui, en vertu de l’article 3, auraient obligé l’État à conduire une enquête officielle. Rien ne prouve non plus que les autorités britanniques soient responsables, directement ou indirectement, du décès de Tarek Hassan, intervenu environ quatre mois après sa sortie de Camp Bucca, dans une partie lointaine du pays non contrôlée par les forces britanniques. Faute du moindre élément établissant que des agents britanniques aient été impliqués dans ce décès, ou même que celui-ci soit survenu sur un territoire contrôlé par ce pays, on ne peut conclure que l’article 2 faisait obligation au Royaume-Uni d’enquêter.
64. La Cour conclut que les griefs soulevés sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention sont manifestement mal fondés, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’ils doivent être déclarés irrecevables en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Article 5 de la Convention
a) Les principes généraux à appliquer
96. L’article 5 § 1 de la Convention énonce une règle générale aux termes de laquelle « [t]oute personne a droit à la liberté et à la sûreté » et « [n]ul ne peut être privé de sa liberté », sauf dans les cas énumérés aux alinéas a) à f).
97. Il est établi de longue date que, dans les cas où l’on n’envisage pas d’ouvrir des poursuites pénales dans un délai raisonnable, ni l’internement ni la détention préventive ne figurent parmi les motifs de détention permis par l’article 5 § 1 (Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, §§ 13 et 14, série A no 3, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 196, série A no 25, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 102, série A no 39, Ječius c. Lituanie, no 34578/9, §§ 47-52, CEDH 2000‑IX, et Al-Jedda, précité, § 100). La Cour considère par ailleurs que les arrestations conduites en temps de paix et les arrestations de combattants au cours d’un conflit armé présentent d’importantes différences quant à leur contexte et à leur finalité. Elle estime qu’une détention décidée en vertu des pouvoirs conférés par les troisième et quatrième Conventions de Genève ne correspond à aucune des catégories énumérées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Si l’alinéa c) peut sembler à première vue être la disposition la plus pertinente, il n’y a pas forcément de corrélation entre, d’une part, les raisons de sécurité justifiant l’internement et, d’autre part, les raisons plausibles de penser qu’une infraction a été commise ou le risque de perpétration d’une infraction pénale. Pour ce qui est des combattants détenus en tant que prisonniers de guerre, la Cour ne peut guère considérer que leur détention tombe sous le coup de l’article 5 § 1 c) car ils bénéficient des privilèges attachés au statut de combattant, ce qui leur permet de participer aux hostilités sans encourir de sanctions pénales.
98. En outre, l’article 5 § 2 exige que tout détenu soit promptement informé des raisons de son arrestation, et l’article 5 § 4 que tout détenu ait le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue à bref délai sur la légalité de sa détention. L’article 15 de la Convention dispose qu’« [e]n cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation » un État contractant peut prendre des mesures dérogeant à certaines de ses obligations prévues par la Convention, dont celles découlant de l’article 5. En l’espèce, le Royaume-Uni n’a pas cherché à déroger, sur la base de l’article 15, à l’une quelconque de ses obligations découlant de l’article 5.
99. La Cour note que c’est la première fois qu’un État défendeur lui demande de juger inapplicables ses obligations découlant de l’article 5 ou, autrement, de les interpréter à la lumière des pouvoirs d’incarcération que lui confère le droit international humanitaire. Elle observe en particulier que dans l’affaire Al-Jedda (précitée) le gouvernement britannique n’avait pas soutenu que l’article 5 fût modifié ou écarté par les pouvoirs d’incarcération prévus par les troisième et quatrième Conventions de Genève mais avait plaidé que le Conseil de sécurité de l’ONU avait donné obligation au Royaume-Uni d’incarcérer le requérant et que, par l’effet de l’article 103 de la Charte des Nations unies, cette obligation primait celles que la Convention mettait à la charge du Royaume-Uni. Selon lui, une obligation d’interner le requérant était née à la fois du texte de la Résolution 1546 du Conseil de sécurité de l’ONU et des lettres annexées à celui-ci et de ce que la résolution avait eu pour effet de maintenir les obligations que le droit international humanitaire, en particulier l’article 43 du règlement de La Haye, faisait peser sur les puissances occupantes (Al-Jedda, précité, § 107). La Cour avait quant à elle conclu à l’inexistence de pareille obligation. Elle précise que c’est seulement devant la Commission, dans l’affaire Chypre c. Turquie (précitée), qu’a été soulevée une question similaire à celle qui se pose en l’espèce, à savoir celle de la compatibilité avec les obligations tirées de l’article 5 de la Convention de la détention d’une personne ordonnée sur la base de la troisième ou de la quatrième Convention de Genève en l’absence d’une dérogation valable au titre de l’article 15 de la Convention. Dans son rapport, la Commission avait refusé de rechercher si des violations de l’article 5 avaient été commises à l’égard des détenus à qui le statut de prisonnier de guerre avait été reconnu, et elle avait tenu compte du fait que Chypre et la Turquie étaient deux pays parties à la troisième Convention de Genève (paragraphe 313 du rapport). La Cour n’a encore jamais eu l’occasion de revenir sur l’approche suivie par la Commission et de statuer elle-même sur cette question.
100. La Cour doit prendre comme point de départ pour mener son examen sa pratique constante d’interprétation de la Convention à la lumière des règles énoncées dans la Convention de Vienne du 23 mars 1969 sur le droit des traités (voir l’arrêt Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18, ainsi que de nombreuses affaires ultérieures). L’article 31 de la Convention de Vienne, qui énonce la « règle générale d’interprétation » (paragraphe 34 ci‑dessus), dispose en son paragraphe 3 qu’il sera tenu compte, en même temps que du contexte, a) de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ; b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité et c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.
101. Il n’y a eu entre les Hautes Parties contractantes aucun accord ultérieur sur l’interprétation à donner à l’article 5 en cas de conflit armé international. Cela étant, s’agissant du critère prévu à l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour a déjà dit qu’une pratique constante de la part des Hautes Parties contractantes, postérieure à la ratification par elles de la Convention, peut passer pour établir leur accord non seulement sur l’interprétation à donner au texte de la Convention mais aussi sur telle ou elle modification de celui-ci (voir, mutatis mutandis, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, §§ 102-103, série A no 161, et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume‑Uni, no 61498/08, § 120, CEDH 2010). La pratique des Hautes Parties contractantes est de ne pas notifier de dérogation à leurs obligations découlant de l’article 5 lorsqu’elles incarcèrent des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève en période de conflit armé international. En l’espèce, il ressort effectivement de la pratique des États que ceux-ci n’estiment pas nécessaire de déroger à leurs obligations découlant de l’article 5 pour incarcérer des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève au cours de conflits armés internationaux [dans des États non parties à la Convention]. Comme la Cour l’a relevé dans sa décision Banković et autres c. Belgique et autres ([GC], no 52207/99, § 62, CEDH 2001‑XII), une série d’États contractants ont participé à un certain nombre de missions militaires hors de leur territoire depuis qu’ils ont ratifié la Convention, mais aucun d’eux n’a jamais émis de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention concernant ces activités. Les dérogations formulées relativement à l’article 5 concernaient les pouvoirs de détention additionnels que, selon les États, des conflits internes ou des menaces terroristes sur leur territoire avaient rendus nécessaires (voir, par exemple, Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, série A no 258‑B, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, CEDH 2009 ; voir aussi les paragraphes 40-41 ci-dessus). Il apparaît en outre que la pratique consistant à ne pas notifier de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention aux fins des détentions ordonnées sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève lors de conflits armés internationaux trouve son pendant dans la pratique des États sur le terrain du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Là aussi, de nombreux États ont interné des personnes en vertu des pouvoirs conférés par les troisième et quatrième Conventions de Genève dans le contexte de conflits armés internationaux postérieurs à la ratification par eux dudit Pacte, mais aucun d’eux n’a, pour ce faire, formulé de dérogation expresse au titre de l’article 4 de cet instrument (paragraphe 42 ci‑dessus), même après que la Cour internationale de justice eut rendu les avis consultatifs et arrêts susmentionnés, dans lesquels elle précisait bien que les obligations découlant pour les États des instruments internationaux de protection des droits de l’homme auxquels ils étaient parties continuaient de s’appliquer en cas de conflit armé international (paragraphes 35 et 37 ci-dessus).
102. Quant au critère énoncé à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour a clairement indiqué à de nombreuses reprises que la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie (paragraphe 77 ci-dessus). Cela vaut tout autant pour le droit international humanitaire. Il y a des raisons particulièrement convaincantes d’interpréter la Convention en harmonie avec le droit international humanitaire. Les quatre Conventions de Genève de 1949, créées pour atténuer les horreurs de la guerre, furent rédigées parallèlement à la Convention européenne des droits de l’homme et jouissent d’une ratification universelle. Les dispositions des troisième et quatrième Conventions de Genève en matière d’internement, qui sont ici en cause, ont été conçues pour protéger les combattants capturés et les civils représentant une menace pour la sécurité. La Cour a déjà dit que l’article 2 de la Convention « doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire, qui jouent un rôle indispensable et universellement reconnu dans l’atténuation de la sauvagerie et de l’inhumanité des conflits armés » (Varnava et autres, précité, § 185) et elle estime qu’il en va de même pour l’article 5. De plus, la Cour internationale de justice a jugé que la protection offerte par les conventions de sauvegarde des droits de l’homme et celle offerte par le droit international humanitaire coexistent en situation de conflit armé (paragraphes 35-37 ci-dessus). Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo, la haute juridiction, se référant à son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, a observé que « [d]ans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international » (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). La Cour doit s’attacher à interpréter et appliquer la Convention d’une manière qui soit compatible avec le cadre du droit international ainsi délimité par la Cour internationale de justice.
103. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour juge bien fondée la thèse du Gouvernement selon laquelle l’absence de dérogation formelle au titre de l’article 15 ne l’empêche pas de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer l’article 5 en l’espèce.
104. Toutefois, et conformément à la jurisprudence de la Cour internationale de justice, la Cour considère que, même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire. Du fait de la coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention, les motifs de privation de liberté autorisés exposés aux alinéas a) à f) de l’article 5 doivent, dans la mesure du possible, s’accorder avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève. La Cour est consciente que l’internement en temps de paix ne cadre pas avec le régime des privations de liberté fixé par l’article 5 de la Convention, sauf si le pouvoir de dérogation prévu par l’article 15 est exercé (paragraphe 97 ci-dessus). Ce ne peut être qu’en cas de conflit armé international, lorsque la faculté de prendre des prisonniers de guerre et de détenir des civils représentant une menace pour la sécurité est un attribut reconnu du droit international humanitaire, que l’article 5 peut être interprété comme permettant l’exercice de pouvoirs aussi étendus.
105. À l’instar des motifs de détention autorisés déjà énumérés dans ces alinéas, une privation de liberté imposée en vertu des pouvoirs conférés par le droit international humanitaire doit être « régulière » pour qu’il n’y ait pas violation de l’article 5 § 1. Cela signifie qu’elle doit être conforme aux règles du droit international humanitaire et, surtout, au but fondamental de l’article 5 § 1, qui est de protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, par exemple, Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, § 122, Recueil 1998‑III, et El Masri, précité, § 230 ; voir aussi Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 67-74, CEDH 2008, et les affaires qui y sont citées).
106. Pour ce qui est des garanties procédurales, la Cour considère que dans le cas d’une détention intervenant lors d’un conflit armé international, l’article 5 §§ 2 et 4 doit être interprété d’une manière qui tienne compte du contexte et des règles du droit international humanitaire applicables. Les articles 43 et 78 de la quatrième Convention de Genève disposent que les internements « seront l’objet d’une révision périodique, si possible semestrielle, par les soins d’un organisme compétent ». S’il peut ne pas être réalisable, au cours d’un conflit armé international, de faire examiner la régularité d’une détention par un « tribunal » indépendant au sens généralement requis par l’article 5 § 4 (voir, sur le terrain de cette dernière disposition, Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 31, CEDH 2005‑XII), il faut néanmoins, pour que l’État contractant puisse être réputé avoir satisfait à ses obligations découlant de l’article 5 § 4 dans ce contexte, que l’« organe compétent » offre, en matière d’impartialité et d’équité de la procédure, des garanties suffisantes pour protéger contre l’arbitraire. De plus, la première révision doit intervenir peu après l’incarcération et être ultérieurement suivie de révisions fréquentes, de manière à garantir qu’un détenu qui ne relèverait d’aucune des catégories d’internement possibles en droit international humanitaire soit libéré sans retard injustifié. Le requérant invoque également l’article 5 § 3, mais la Cour considère que cette disposition ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce, Tarek Hassan n’ayant pas été détenu dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) de l’article 5.
107. Enfin, bien que, pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour ne juge pas nécessaire le dépôt d’une dérogation formelle, les dispositions de l’article 5 ne seront interprétées et appliquées à la lumière des règles pertinentes du droit international humanitaire que si l’État défendeur le demande expressément. La Cour n’a pas à présumer qu’un État entend modifier les engagements qu’il a pris en ratifiant la Convention s’il ne l’indique pas clairement.
b) Application des principes susmentionnés aux faits de la cause
108. La Cour observe d’emblée que, pendant la période considérée en Irak, les États impliqués étaient tous des Hautes Parties contractantes aux quatre Conventions de Genève, qui s’appliquent en cas de conflit armé international et d’occupation de tout ou partie du territoire d’une Haute Partie contractante (article 2 commun aux quatre Conventions de Genève, reproduit au paragraphe 33 ci-dessus). Par conséquent, que la situation qui régnait dans le sud-est de l’Irak à la fin du mois d’avril et au début du mois de mai 2003 se définisse comme une occupation ou comme un conflit armé international actif, il est clair que les quatre Conventions de Genève y étaient applicables.
109. La Cour renvoie aux constatations qu’elle a tirées de son analyse de l’ensemble des éléments de preuve à sa disposition (paragraphes 47-57 ci‑dessus). Elle a établi en particulier que des soldats britanniques avaient trouvé Tarek Hassan posté armé sur le toit de la maison de son frère, où d’autres armes et des documents utiles pour le renseignement militaire furent découverts (paragraphes 51-54 ci-dessus). Elle estime que, dans ces conditions, les autorités britanniques étaient fondées à croire que Tarek Hassan était une personne qui pouvait être incarcérée en tant que prisonnier de guerre, ou dont l’internement était nécessaire pour d’impérieuses raisons de sécurité, l’un et l’autre cas constituant des motifs légitimes de capture et de détention (articles 4A et 21 de la troisième Convention de Genève et articles 42 et 78 de la quatrième Convention de Genève, tous reproduits au paragraphe 33 ci-dessus). Presque aussitôt après son entrée à Camp Bucca, Tarek Hassan a été soumis à un processus de filtrage consistant en deux entretiens avec des agents du renseignement militaire américain et du renseignement militaire britannique, à l’issue duquel la décision fut prise de le libérer car il était établi qu’il était un civil ne représentant aucune menace pour la sécurité (paragraphes 21-24 ci‑dessus). La Cour a également estimé, au vu du dossier, qu’il avait été physiquement libéré de ce camp peu après (paragraphes 55-56 ci-dessus).
110. Dans ces conditions, il apparaît que la capture et la détention de Tarek Hassan étaient conformes aux pouvoirs dont jouissait le Royaume-Uni en vertu des troisième et quatrième Conventions de Genève et dépourvues d’arbitraire. En outre, Tarek Hassan ayant été jugé libérable et ayant été physiquement libéré quelques jours après avoir été conduit au camp, point n’est besoin pour la Cour de rechercher si le processus de filtrage constituait une garantie adéquate contre la détention arbitraire. Enfin, le contexte et les questions posées à Tarek Hassan pendant les deux entretiens de filtrage permettent de considérer qu’il n’a pu ignorer la raison de sa détention.
111. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 §§ 1, 2, 3 ou 4 dans les circonstances de l’espèce.
OPINION EN PARTIE
DISSIDENTE DU JUGE SPANO,
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES NICOLAOU, BIANKU ET
KALAYDJIEVA
(Traduction à laquelle se rallie très modestement, Frédéric Fabre)
I.
1. La présente affaire concerne Tarek Hassan, un Irakien de 22 ans, fervent footballeur, capturé par des soldats britanniques pendant l’invasion de l’Irak, le 23 avril 2003 au matin, alors qu’il se trouvait à son domicile à Umm Qasr, une ville portuaire de la région de Bassorah. Après avoir fait l’objet à Camp Bucca d’un processus de filtrage à l’issue duquel il fut jugé qu’il était un civil ne représentant aucune menace pour la sécurité, il fut détenu pendant plus d’une semaine, à la suite de quoi il fut finalement libéré à Umm Qasr ou à proximité de cette ville le 2 mai 2003 (paragraphes 47 à 58 de l’arrêt).
2. Je partage pleinement les conclusions de la Cour selon lesquelles Tarek Hassan était passé sous la juridiction du Royaume-Uni à partir de sa capture par des soldats britanniques jusqu’à sa sortie de l’autocar dans lequel il avait été conduit de Camp Bucca au point de dépôt (paragraphe 80 de l’arrêt). Cependant, puisqu’il est clair que Tarek Hassan a été privé de sa liberté, la question principale qui se pose en l’espèce est de savoir si son internement par le Royaume-Uni était permis au regard des dispositions de l’article 5 § 1 de la Convention.
3. Le Gouvernement n’a pas soutenu que Tarek Hassan avait été capturé puis incarcéré dans l’optique d’une inculpation. La majorité en conclut fort justement (paragraphes 96-97) que sa privation de liberté n’était permise par aucun des motifs autorisant une telle restriction à ses droits fondamentaux, énumérés limitativement aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention. En particulier, la thèse du Gouvernement voulant que cette capture et cette détention fussent permises par l’article 5 § 1 c) ne saurait être retenue, faute pour lui d’avoir plaidé que Tarek Hassan était au moins soupçonné d’être un civil ayant directement participé à des hostilités et ne jouissant donc pas des privilèges attachés à la qualité de combattant, de sorte que son action pouvait être réprimée pénalement en vertu des lois de l’Irak ou du Royaume-Uni en tant que puissance détentrice. De plus, les faits tels qu’appréciés par la Cour (paragraphes 47 à 58) ne permettent pas de qualifier ainsi les événements survenus le 23 avril 2003. La thèse – plus limitée – du Gouvernement est donc que Tarek Hassan ne fut capturé et détenu pendant neuf jours à Camp Bucca que parce qu’il pouvait être un prisonnier de guerre ou un civil représentant une menace pour la sécurité.
4. Sur ce fondement, et pour la première fois dans l’histoire de la Cour, un État partie à la Convention prie la Cour de « juger inapplicables ses obligations découlant de l’article 5 ou, autrement, de les interpréter à la lumière des pouvoirs d’incarcération que lui confère le droit international humanitaire » (paragraphe 99 de l’arrêt). Une majorité de la Cour règle aujourd’hui ce problème par l’énoncé suivant (paragraphe 104 de l’arrêt) :
« [d]u fait de la coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention, les motifs de privation de liberté autorisés exposés aux alinéas a) à f) de [l’article 5 § 1] doivent, dans la mesure du possible, s’accorder avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève. La Cour est consciente que l’internement en temps de paix ne cadre pas avec le régime des privations de liberté fixé par l’article 5 de la Convention, sauf si le pouvoir de dérogation prévu par l’article 15 est exercé (...) Ce ne peut être qu’en cas de conflit armé international, lorsque la faculté de prendre des prisonniers de guerre et de détenir des civils représentant une menace pour la sécurité est un attribut reconnu du droit international humanitaire, que l’article 5 peut être interprété comme permettant l’exercice de pouvoirs aussi étendus ».
5. Il est impératif de bien peser la portée et les conséquences de ce passage de l’arrêt, d’une importance considérable.
Premièrement, la majorité conclut qu’il est permis au regard de la Convention, et sans que l’État ait émis de dérogation au titre de l’article 15, d’interner des prisonniers de guerre pendant la durée des hostilités, ainsi que des civils représentant une menace pour la sécurité, tant que les garanties procédurales du droit international humanitaire sont en place. Il est important de comprendre les répercussions, sur le terrain des Conventions de Genève, de cette conclusion tirée par la majorité. L’article 4A de la troisième Convention de Genève énonce les catégories de personnes protégées jouissant du statut de prisonnier de guerre. S’il y a d’emblée un doute quant à savoir si une personne bénéficie des privilèges attachés à la qualité de combattant, l’article 5 § 2 de cette même Convention prévoit que cette question sera tranchée par un « tribunal compétent ». Or, en principe, cela ne vaut que pour la décision initiale sur le statut de prisonnier de guerre, dont la reconnaissance offre à l’intéressé certains privilèges pendant qu’il est interné, et cela exclut la possibilité de considérer ses actes comme criminels et de les réprimer en conséquence. Toutefois, le statut de prisonnier de guerre étant étroitement rattaché à l’existence d’hostilités, la troisième Convention de Genève ne donne au détenu aucun droit au réexamen ultérieur de sa détention à des intervalles fréquents. Par conséquent, et c’est le plus important, une personne catégorisée comme prisonnier de guerre n’a aucun droit, en vertu des conventions de Genève, à être libérée tant que les hostilités se poursuivent. Pour ce qui est des civils internés pour des raisons de sécurité, l’article 43 de la quatrième Convention de Genève leur permet de faire reconsidérer une telle mesure dans le plus bref délai par un tribunal ou un collège administratif adéquat désigné à cette fin par la puissance détentrice. S’il y a maintien de l’internement ou de la mise en résidence forcée, le tribunal ou le collège administratif « procédera périodiquement, et au moins deux fois l’an, à un examen du cas de cette personne en vue d’amender en sa faveur la décision initiale, si les circonstances le permettent ». Dès lors, aussi longtemps que subsisteront des raisons tenant à la « sécurité de la Puissance [détentrice] » considérées comme « impérieuses » (articles 43 et 78 de la quatrième Convention de Genève), le civil détenu pour ces raisons pourra être indéfiniment maintenu en internement et ne pourra être libéré.
Deuxièmement, comme la majorité le reconnaît fort justement, quoiqu’implicitement, le principe de droit sur lequel repose cette nouvelle interprétation des motifs de détention limitatifs énumérés à l’article 5 § 1 ne peut se limiter aux actes perpétrés sur le territoire d’États non parties à la Convention par un État contractant exerçant sa juridiction, au sens de l’article 1, hors de son territoire. En théorie et en principe, il doit aussi être applicable dans l’espace juridique de la Convention : il en découle concrètement que la décision aujourd’hui rendue doit logiquement avoir pour conséquence que, lorsqu’un État contractant est engagé dans un conflit armé international contre un autre État contractant, la Convention permet aux belligérants d’invoquer leurs pouvoirs d’internement en vertu des troisième et quatrième Conventions de Genève sans avoir à passer par le processus manifestement transparent et ardu consistant à notifier une dérogation à l’article 5 § 1, dont la portée et la régularité sont ensuite attaquables devant les juridictions nationales et, si nécessaire, devant la Cour sur le terrain de l’article 15.
6. En somme, la solution donnée à cette affaire par la majorité constitue, comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, une tentative de réconciliation de normes de droit international qui sont irréconciliables au vu des faits de la cause. L’arrêt rendu par la Cour n’étant conforme ni au texte, ni à l’objet ni au but de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi que cette disposition a été constamment interprétée par la Cour depuis des décennies, ni au mécanisme structurel de dérogation en temps de guerre prévu par l’article 15, je dois respectueusement me dissocier du constat opéré par la majorité de non-violation du droit fondamental de Tarek Hassan à la liberté.
II.
7. L’article 5 § 1 de la Convention consacre l’un des droits les plus fondamentaux de l’homme, à savoir la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’État à son droit à la liberté. Comme la Grande Chambre de la Cour l’a récemment confirmé dans son arrêt Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, « [l]e libellé de cette disposition précise bien que la garantie qu’elle renferme s’applique à « toute personne » ». Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 énumèrent limitativement les motifs autorisant la privation de liberté (Al-Jedda, loc. cit.) Pareille privation n’est pas conforme à l’article 5 § 1 si elle ne relève pas de l’un de ces motifs ou si elle n’est pas prévue par une dérogation faite conformément à l’article 15 de la Convention, qui permet à un État contractant « [e]n cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation » de prendre des mesures dérogatoires à ses obligations découlant de l’article 5 « dans la stricte mesure où la situation l’exige » (voir, entre autres, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 194, série A no 25, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162 et 163, CEDH 2009). De plus, et comme la majorité le reconnaît fort justement au paragraphe 97 de l’arrêt, « [i]l est établi de longue date que, dans les cas où l’on n’envisage pas d’ouvrir des poursuites pénales dans un délai raisonnable, ni l’internement ni la détention préventive ne figurent parmi les motifs de détention permis par l’article 5 § 1 » (Al-Jedda, précité, § 100).
8. La Convention s’applique aussi bien en période de paix qu’en période de guerre. C’est là tout l’objet du mécanisme de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention. Il n’y aurait eu aucune raison de créer cette institution si, lorsque la guerre fait rage, les garanties fondamentales de la Convention deviennent automatiquement muettes ou sont substantiellement écartées en offrant aux États contractants des motifs supplémentaires non écrits leur permettant de limiter les droits fondamentaux sur la seule base d’autres normes applicables de droit international. Rien dans le libellé de cette disposition, compte tenu de son but, n’exclut son application lorsque l’État contractant est engagé dans un conflit armé, que ce soit dans l’espace juridique de la Convention ou sur le territoire d’un État non partie à celle-ci. La portée extraterritoriale de la Convention en vertu de l’article 1 doit forcément aller de pair avec le champ d’application de l’article 15 (Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, § 62, CEDH 2001‑XII).
9. Il s’ensuit que, si le Royaume-Uni avait estimé vraisemblable que, au cours de l’invasion de l’Irak, la « situation (...) exig[eait] » de détenir des prisonniers de guerre ou des civils représentant une menace pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève, une dérogation au titre de l’article 15 était la seule voie de droit ouverte à lui pour appliquer les règles en matière d’internement prévues par le droit international humanitaire sans enfreindre l’article 5 § 1 de la Convention. Rappelons qu’une dérogation au titre de l’article 15 ne passera pour régulière au regard du premier paragraphe de cette disposition que si les mesures prises par l’État contractant ne sont pas « en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». Lorsqu’elles apprécient la régularité d’une déclaration faite par un État contractant dans le cadre d’un conflit armé international, les juridictions nationales, et si nécessaire la Cour, doivent donc examiner si ces mesures sont conformes aux obligations que le droit international humanitaire fait peser sur l’État en question.
III.
10. La conclusion de la majorité selon laquelle « les motifs de privation de liberté autorisés définis aux alinéas a) à f) de [l’article 5 § 1] doivent, dans la mesure du possible, s’accorder avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité prévues par les troisième et quatrième Conventions de Genève » repose principalement sur une application de l’article 31 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, dont la Cour conclut ceci :
Premièrement, la pratique des États indique que ces derniers ne dérogent pas à leurs obligations découlant de l’article 5 lorsqu’ils incarcèrent des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève en période de conflit armé international (paragraphe 101 de l’arrêt).
Deuxièmement, la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie. Les dispositions des troisième et quatrième Conventions de Genève en matière d’internement, qui sont ici en cause, ont été conçues pour protéger les combattants capturés et les civils représentant une menace pour la sécurité. L’absence de dérogation formelle au titre de l’article 15 n’empêche donc pas la Cour de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer l’article 5 en l’espèce (paragraphes 102-103 de l’arrêt).
Troisièmement, même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire. Du fait de la coexistence des garanties offertes par le droit international humanitaire, les motifs de privation de liberté autorisés exposés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 doivent, « dans la mesure du possible, s’accorder » avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève (paragraphe 104).
Je vais examiner chacun de ces arguments l’un après l’autre.
IV.
11. Le raisonnement fondé sur la pratique des États est faussé pour trois raisons.
12. Premièrement, cette pratique repose sur un postulat fondamental, invoqué par le Gouvernement en l’espèce (paragraphe 86), qui porte sur l’étendue de la portée extraterritoriale de la Convention. Ce postulat est le suivant : l’article 5 ne s’applique pas aux situations de conflit armé international pour la simple raison que la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention n’est pas extraterritoriale au sens où elle serait applicable dans de telles situations.
Dans son arrêt Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 137, CEDH 2011, la Cour a confirmé, en des termes clairs et non équivoques, ce qu’elle avait dit auparavant dans les affaires Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005‑IV, Issa et autres c. Turquie, no 31821/96, 16 novembre 2004, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni (déc.), no 61498/08, 30 juin 2009, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, CEDH 2010, à savoir que les obligations tirées de la Convention demeurent « dès l’instant où l’État, par le biais de ses agents, exerce son contrôle et son autorité sur un individu ». Elle n’a établi aucune distinction entre les situations en période de paix ou de conflit interne ou international. De plus, elle a expressément dit (arrêt Al-Skeini, § 142) qu’un État contractant qui, par le biais de ses forces armées, occupe le territoire d’un autre doit en principe être tenu pour responsable au regard de la Convention des violations des droits de l’homme qui y sont perpétrées car, sinon, les habitants de ce territoire seraient privés des droits et libertés dont ils jouissaient jusque-là et il y aurait une « solution de continuité » dans la protection de ces droits et libertés au sein de l’« espace juridique de la Convention ». Cependant, elle a expressément souligné que « s’il est important d’établir la juridiction de l’État occupant dans ce type de cas, cela ne veut pas dire, a contrario, que la juridiction au sens de l’article 1 ne puisse jamais exister hors du territoire des États membres du Conseil de l’Europe ». Elle a ajouté qu’elle n’avait « jamais appliqué semblable restriction dans sa jurisprudence », évoquant parmi d’autres exemples les affaires précitées Öcalan, Issa, Al‑Saadoon et Mufdhi, et Medvedyev.
De plus, il ne sert à rien aux États membres de s’appuyer sur la décision de Grande Chambre Banković et autres précitée, du moins lorsque la juridiction extraterritoriale en période de conflit armé international se fonde sur l’autorité et le contrôle d’agents de l’État sous la forme de l’arrestation et de la détention d’une personne, comme en l’espèce, où le contexte factuel diffère matériellement de celui auquel la Cour était confrontée dans l’affaire Banković et autres précitée. À cet égard, je rappellerais que le Royaume‑Uni lui-même, avec d’autres États, avait expressément soutenu dans l’affaire Banković (voir § 37 de la décision) que l’arrestation et la détention des requérants hors du territoire de l’État défendeur, telles que décrites dans les décisions de recevabilité rendues dans les affaires précitées Issa et Öcalan (Issa et autres c. Turquie (déc.), no 31821/96, 30 mai 2000, et Öcalan c. Turquie (déc.), no 46221/99, 14 décembre 2000), constituaient, selon ces États, un « exercice classique, par des forces militaires opérant sur un sol étranger, de pareille autorité juridique ou compétence sur les personnes ». Telle est exactement la situation en l’espèce, situation qui, comme le Royaume-Uni l’avait plaidé devant la Cour deux ans seulement avant le début de la guerre en Irak, relevait clairement de sa juridiction extraterritoriale au sens de l’article 1 de la Convention.
13. Deuxièmement, la règle de la pratique ultérieure énoncée à l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne a jusqu’à présent été appliquée par la Cour dans plusieurs affaires d’importance essentielle pour la protection des droits de l’homme, qui concernaient l’abolition de la peine de mort (Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, §§ 102-103, série A no 161, et Al-Saadoon et Mufdhi, précité, § 120), le caractère obligatoire des mesures provisoires et la validité des réserves émises par les États. Outre ces applications expresses, l’article 31 § 3 b) se manifeste aussi dans la qualification d’« instrument vivant » donnée par la Cour à la Convention (voir Magdalena Forowicz, The Reception of International Law in the European Court of Human Rights, Oxford University Press, Oxford 2010, p. 38). Cependant, pour des raisons évidentes, la Cour a appliqué avec une certaine prudence la règle de la pratique ultérieure, l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne ne devant être entendu que comme visant la seule pratique ultérieure commune à toutes les parties et comme exigeant de celle‑ci qu’elle soit cohérente, commune et concordante. Une pratique ultérieure des États parties qui ne satisferait pas à ces critères ne peut constituer qu’un moyen supplémentaire d’interprétation d’un traité (voir Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa 18e session, Genève, 4 mai au 19 juillet 1966, Annuaire de la Commission du droit international 1966, vol. II, p. 222). Au vu de ces éléments, on peut se demander si la pratique des États évoquée par la majorité en l’espèce peut passer pour conforme, en substance, aux critères découlant de la règle de la pratique ultérieure énoncée à l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne, telle qu’elle s’est développée en droit international.
Par ailleurs, et c’est ce qui est plus important à mes yeux, lorsqu’il faut rechercher si une pratique des États satisfait aux critères découlant de l’article 31 § 3 b) et modifie donc de façon plausible le texte de la Convention (voir le paragraphe 101 de l’arrêt), il existe une différence fondamentale entre, d’une part, une pratique des États exprimant clairement une volonté concordante, commune et cohérente des États membres de modifier collectivement les droits fondamentaux consacrés dans la Convention vers une interprétation plus extensive ou généreuse de leur portée que celle initialement envisagée et, d’autre part, une pratique des États qui limite ou restreint ces droits, comme en l’espèce, en contradiction directe avec une disposition de la Convention libellée de manière limitative et stricte protégeant un droit fondamental.
14. Troisièmement, lorsqu’elle invoque la pratique des États concernant l’absence de dérogation au titre de l’article 15 pour les détentions relevant des troisième et quatrième Conventions de Vienne en période de conflit armé international, la Cour s’appuie également sur la pratique des États consistant à ne pas formuler de dérogation en vertu de l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte ») pour ce type de mesure. Or en tirer argument est clairement déplacé à mes yeux car il faut faire une distinction fondamentale entre le libellé et la portée de l’article 5 § 1 de la Convention, d’une part, et des articles 9 du Pacte et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, d’autre part. La première disposition est limitative, en ce qu’elle énonce les motifs de détention permis, mais pas les secondes, en ce qu’elles se contentent de formuler une interdiction générale des formes de détention arbitraires. La Baronne Hale of Richmond a exprimé ce point de vue de manière très claire et éloquente dans son opinion devant la Chambre des lords en l’affaire Al-Jedda (citée au paragraphe 39 de l’arrêt de la Cour), disant ceci (§ 122) :
« 122. (...) Il ne fait aucun doute qu’une détention prolongée entre les mains de militaires n’est pas conforme aux lois du Royaume-Uni. Elle ne pourrait au demeurant être licite sans une dérogation à nos obligations résultant de la Convention européenne des droits de l’homme. L’article 5 § 1 de la Convention prévoit qu’une privation de liberté n’est autorisée que dans des cas bien précis, parmi lesquels ne figure pas le cas d’espèce. Les rédacteurs de la Convention avaient le choix entre une interdiction générale des détentions « arbitraires », s’inspirant de celle énoncée à l’article 9 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et une énumération des motifs de détention permis. Ils optèrent délibérément pour la seconde solution. Ils connaissaient parfaitement la conception de Churchill selon laquelle l’internement même d’ennemis étrangers en temps de guerre était « odieux au plus haut point » (...) »
15. Au vu de ce qui précède, les arguments tirés de la pratique des États, dont la majorité fait grand cas, ne sauraient permettre à mes yeux de fonder sa décision en l’espèce.
V.
16. Pour ce qui est du deuxième argument exposé par la majorité, il est tout à fait vrai que la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie. Cependant, la doctrine de l’interprétation de la Convention en conformité avec les autres règles de droit international a ses limites, comme toute autre méthode d’interprétation juridique reposant sur l’harmonisation. L’article 5 § 1 est libellé de manière limitative, pour ce qui est des motifs permis de privation de liberté, et la Cour a toujours dit, sans exception jusqu’aujourd’hui, que ces motifs sont d’interprétation stricte. Il n’y a tout simplement aucune possibilité d’« accorder » – pour reprendre les mots de la majorité (paragraphe 104) – les pouvoirs d’internement prévus par le droit international humanitaire avec l’article 5 § 1, que ce soit sur le terrain de cette disposition ou de manière inhérente ou parallèle à celle-ci. C’est la raison d’être même de l’article 15, qui donne expressément aux États la faculté, en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation, de déroger à l’article 5 ou à certaines autres dispositions. Le soutien apporté par la majorité à une interprétation contraire de l’article 5 rend l’article 15 effectivement caduc dans l’économie de la Convention pour ce qui est du droit fondamental à la liberté en période de guerre.
17. Par ailleurs, la majorité conclut que les dispositions des troisième et quatrième conventions de Genève en matière d’internement, qui sont ici en cause, « ont été conçues pour protéger les combattants capturés et les civils représentant une menace pour la sécurité ». Dès lors, l’absence de dérogation formelle au titre de l’article 15 « n’empêche pas la Cour de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer l’article 5 en l’espèce » (paragraphe 103). À l’appui de ce raisonnement, la majorité, au paragraphe 102, cite les observations faites au paragraphe 185 de l’arrêt Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90 et al., où la Cour a dit que l’article 2 de la Convention « doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire, qui jouent un rôle indispensable et universellement reconnu dans l’atténuation de la sauvagerie et de l’inhumanité des conflits armés ». De plus, elle évoque la « coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention » (paragraphe 104).
Le droit international des droits de l’homme et le droit international humanitaire diffèrent à bien des égards, du point de vue tant de la méthodologie que de la structure, de sorte que le juge apprécie par des méthodes distinctes les droits individuels. Comme l’a fait observer le Centre des droits de l’homme de l’Université d’Essex, tiers intervenant en l’espèce, il est donc clair que « le droit international humanitaire n’a pas du tout la même cohérence interne que les droits de l’homme » (paragraphe 92 de l’arrêt). J’estime donc que les différences fondamentales entre, d’une part, le système de protection prévu par la Convention et, d’autre part, le droit international humanitaire, sont une raison particulièrement convaincante d’écarter l’assimilation automatique de ces branches distinctes du droit international, du moins lorsque la disposition en cause de la Convention ne se prête pas juridiquement à une telle méthode.
Je note également que les observations ci-dessus tirées de l’arrêt Varnava et autres, invoquées par la majorité, doivent être interprétées à l’aune de ces éléments. Voilà pourquoi, dans cet arrêt, la Grande Chambre a expressément dit « dans la mesure du possible » à titre de réserve lorsqu’elle a évoqué la nécessité d’interpréter la Convention à la lumière du droit international humanitaire. De plus, et ce n’est pas moins important, l’arrêt Varnava et autres concernait l’interprétation de l’article 2 sur le terrain de l’obligation positive pour l’État de protéger la vie en vertu de cette disposition dans une « zone de conflit international » (paragraphe 185). Il est évident que le volet positif de l’article 2 est suffisamment souple pour tenir compte des règles pertinentes du droit international humanitaire de manière à rendre plus robuste et cohérent le régime de protection prévu par la Convention. Pour des raisons évidentes, la présente affaire, sur le terrain de l’article 5 § 1, n’a pas du tout le même objet.
Pour ce qui est de la mention par la majorité de la « coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention », il suffit d’observer que parmi les premières ne figurent pas les garanties découlant des motifs permis de privation de liberté énoncés de manière limitative et restrictive par l’article 5 § 1. Au contraire, l’internement à titre préventif et à durée indéterminée en période de guerre est tout à fait incompatible avec la nature même des motifs énoncés aux alinéas a) à f), une opinion qu’a bien mieux exprimée que moi la baronne Hale of Richmond dans son opinion précitée en l’affaire Al-Jedda devant la Chambre des lords.
VI.
18. Enfin, pour ce qui est du troisième argument exposé dans l’arrêt de la Cour, la majorité dit que « même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire » (paragraphe 104). Ainsi ne donne-t-elle pas suite, fort justement, à l’invitation du Gouvernement de ne pas juger applicable l’article 5 de la Convention. Or elle ajoute ensuite que « [d]u fait de la coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention, les motifs de privation de liberté autorisés exposés aux alinéas a) à f) de [l’article 5 § 1] doivent, dans la mesure du possible, s’accorder avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève » (ibidem.)
Cette méthode consistant à « accorder » les droits de la Convention est une nouveauté dans la jurisprudence de la Cour. Sa portée est ambiguë et son contenu tout à fait incertain, du moins en tant que méthode légitime d’interprétation d’un texte juridique. Quelle que soit la teneur de cette prétendue méthode, rappelons qu’il n’y a tout simplement aucune possibilité d’« accorder » les pouvoirs d’internement prévus par le droit international humanitaire avec l’article 5 § 1, que ce soit sur le terrain de cette disposition ou de manière inhérente ou parallèle à celle-ci (paragraphe 16 ci-dessus). De plus, l’option de la non-application étant écartée puisqu’il n’y a eu aucune dérogation à la Convention, cette nouvelle méthode de l’« accord » ne saurait être appliquée d’une manière qui aurait concrètement les mêmes effets juridiques que la non‑application. Or, en concluant, comme elle le fait, que les motifs de privation de liberté autorisés exposés à l’article 5 § 1 doivent, « dans la mesure du possible, s’accorder » avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève, la majorité ne fait fondamentalement rien d’autre au regard des faits de la cause. Concrètement, elle juge inapplicables ou écarte les garanties fondamentales qui découlent des motifs de détention permis par la Convention, limitatifs et d’interprétation stricte, en créant de manière prétorienne un nouveau motif non écrit de privation de liberté et, par là même, en incorporant des normes tirées d’une autre branche, distincte, du droit international en contradiction directe avec ce que dit la Convention. Quoi que veuille dire « s’accorder », ce ne peut être cela !
VII.
19. En conclusion, au regard des faits de la cause, les pouvoirs d’internement prévus par les troisième et quatrième Conventions de Genève, invoqués par le Gouvernement comme motifs permettant la capture et la détention de Tarek Hassan, sont en conflit direct avec l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour ne dispose d’aucun instrument légitime, en tant que tribunal, de remédier à ce conflit de normes. Elle doit donc donner priorité à la Convention, son rôle se bornant en vertu de l’article 19 à « assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (...) Convention et de ses Protocoles ». En cherchant à réconcilier l’irréconciliable, j’estime très respectueusement que la conclusion tirée aujourd’hui par la majorité n’est pas le fruit d’une bonne appréciation de l’étendue et de la teneur du droit fondamental à la liberté consacré dans la Convention, tels qu’ils découlent de sa finalité et de sa genèse, à savoir les atrocités commises au cours des conflits armés internationaux de la Seconde Guerre mondiale.
"Aucune des dispositions des articles 10; 11 et 14 ne peut être considérée comme interdisant aux Hautes Parties contractantes d'imposer des restrictions à l'activité politique des étrangers"
- Arrêt Piermont contre France du 22/04/1995; Hudoc 507; requêtes 15773/89 et 15774/89; l'article 16 a été évoqué sans succès lors de l'expulsion de Madame Piermont de Nouvelle Calédonie.
Si elle était un député européen vert allemand, les polynésiens votent pour le parlement européen.
Elle n'était donc pas "étrangère" au sens de l'article 16 de la Convention.
"Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention"
- Arrêt Delta contre France du 19/12/1990; Hudoc 231; requête 11444/85; la Cour constate que le grief tiré de l'article 17 n'est pas présent dans la décision de recevabilité, en conséquence, la Cour n'a pas compétence pour en connaître.
- Arrêt Lehideux et Isorni contre France du 23/09/1998; Hudoc 983; requête 24662/94; la Cour constate qu'elle a condamné les faits sous l'angle de l'article 10, en conséquence elle n'a pas besoin de regarder le même grief sous l'angle de l'article 17 de la Convention.
M’BALA M’BALA du 10/11/2015 requête 25239/13 contre la France
Affaire Dieudonné Faurisson : La Convention européenne des droits de l’homme ne protège pas les spectacles négationnistes et antisémites.
LES FAITS
8. Les enquêteurs retrouvèrent des images du passage litigieux du spectacle sur un site internet de partage de vidéos en ligne. Ils retranscrivirent les propos tenus comme suit:
« Dieudonné : Vous savez que le Zénith c’est toujours pour moi une étape assez importante chaque année, alors quand je veux le faire c’est toujours plus difficile. Je me suis dit : faut que je trouve une idée quand même sur ce Zénith, une idée pour leur glisser une quenelle comme y fallait.
Évidemment, je réfléchis, hein ça m’arrive, et donc euh je me suis inspiré un petit peu de la dernière critique très élogieuse de Bernard H (inaudible - huées dans le public) qui décrivait la soirée au Zénith, le spectacle, cette soirée, cette soirée au Zénith comme le plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale, alors évidemment, il me laissait une petite marge de progression, parce que je me suis dit, il faut que je fasse mieux cette fois-ci, hein , alors si vous voulez participer à ce qu’on appelle une œuvre collective de glissage de quenelle, je vous propose d’accueillir une personne alors là qui va les faire grimper aux rideaux, hein, est-ce que ça vous intéresse ? (approbation bruyante du public). Alors la personne qui va monter sur cette scène est un scandale à lui tout seul, je vous le dis tout de suite [...] je crois que c’est la personne la plus infréquentable de France (cris dans la salle, « Sarkozy »). Sarkozy, il s’est accommodé, il est devenu fréquentable mais sachez que dès demain matin, il ne restera de cette soirée que le moment où il est arrivé sur scène, comme quoi il s’est fait tabasser par les milices d’occupation israéliennes, le BETAR et la LDJ, il a été laissé pour mort sur le bord d’un chemin et l’homme, d’ailleurs, pour la petite anecdote, qui lui a sauvé la vie, qui l’a conduit à l’hôpital, cet homme a été obligé de s’en justifier dans la presse. Ce mec-là, je ne le connaissais pas il y a quelques années, je le connais encore très peu mais je sais que c’est l’homme le plus infréquentable et donc je me suis dit, si on veut faire un truc qui s’appelle un truc d’enfer, un truc puisqu’ils sont là, la presse est parmi nous, donc demain (huée dans le public). Écoutez la meilleure façon de leur répondre, c’est d’accueillir un homme qui était au départ accroché à la poésie et qui a développé ensuite des thèses qui sont les siennes. Je vous demande d’applaudir M. Robert Faurisson... (applaudissements) mieux qu’ça, mieux qu’ça, plus de cœur, encore, encore, (entrée de M. Faurisson - embrassade avec Dieudonné). Alors-là, sachez en tous cas une chose, vos applaudissements vont retentir vous verrez dans les médias dès demain matin, jusqu’assez loin... Robert je crois que vous méritez bien ce prix... Alors le sketch, le sketch ne serait pas complet, si Jacky, je vais demander à Jacky, mon fidèle technicien, de remettre à Robert le prix de l’infréquentabilité et de l’insolence, Jacky, dans son habit de lumière. Photographes lâchez-vous ... ! (entrée d’une personne vêtue d’un pyjama à carreaux, avec une étoile juive qui remet à M. Faurisson un objet avec trois pommes). Regardez ce scandale, appréciez, ovation... (cris dans le public : « Faurisson a raison » « il a gagné »).
Robert Faurisson : Un mot et peut-être plus qu’un mot, zumbele pour commencer, à toi Jacky, à Pierre Panet, à Sandra je crois. Écoute, tu nous dis « j’ai fait le con ». C’est sûr... mais ce soir, tu es vraiment en train de faire le con.
Dieudonné : C’est sûr je n’en doute pas, c’est la plus grosse connerie que j’ai faite je pense. Mais la vie est courte, la vie est très courte, déconnons et désobéissons le plus possible.
Robert Faurisson : Je vous remercie parce que je n’ai pas du tout l’habitude de ce genre d’accueil, je suis supposé être un gangster de l’histoire. C’est Le Monde qui l’a dit et Le Monde a toujours raison (cris dans le public : « Jacques Mesrine »). Tu as raison en tout cas, toi, de dire que j’ai été l’objet de traitements spéciaux dix fois. Dont une fois où je suis quand même passé à deux doigts de la mort et je te préviens que celui qui m’a sauvé sans savoir mon nom, lorsqu’il a su mon nom, le lendemain, a dit à la police qu’il regrettait de m’avoir sauvé la vie.
Dieudonné : Il a été tabassé par les milices sionistes qui sont très actives. [...] (cris dans le public : « Bâtard »).
Robert Faurisson : Je peux ajouter...
Dieudonné : Oui oui pas de problème Robert, les musiciens se mettent en place, on va terminer sur un zumbele en forme de liberté d’expression...
Robert Faurisson : Je peux te compromettre...
Dieudonné : Euh...Oui... tu peux... Liberté d’expression
Robert Faurisson : Nous allons... Alors... Vous ne savez pas ce que je dis ni ce que je maintiens. Certains d’entre vous ou la plupart d’entre vous ne savent pas ou savent ce que les médias osent dire à mon propos, toutes les sottises qu’ils peuvent prêter aux révisionnistes. Vous savez qu’il existe en France une loi spéciale qui va permettre à notre ami de se retrouver à la 17ème chambre d’ici peu de temps, comme moi j’y ai été un nombre de fois que je ne peux pas dire. Je peux simplement vous dire ceci, c’est que je n’ai pas le droit... C’est la loi, comme tu disais si bien.
Je n’ai pas le droit de vous dire ce qu’est en réalité le révisionnisme, que ces gens-là appellent le négationnisme (applaudissements dans la salle) mais je peux vous dire... Oui enfin s’ils tiennent à m’appeler négationniste, je les appelle affirmationnistes et vous écrirez le mot comme vous voudrez (applaudissements). Voilà... écoutez-moi bien... voilà 34 ans, 1974-1998 que je suis traité dans mon pays en Palestinien. Je suis traité en Palestinien et je ne peux m’empêcher de faire cause commune avec eux (cris et applaudissements du public). Je n’ai pas d’opinion politique, mais je trouve émouvant ce que tu as dit à la fin à propos de la Palestine (cris dans le public : « vive la Palestine »).
Dieudonné : Je réitère notre soutien indéfectible à la Palestine, je vais demander aux musiciens de se mettre en place car il faut malheureusement arrêter. De toute façon, votre présence ici, notre poignée de main, est déjà un scandale en soi et sachez que demain le débat sera lancé et vous aurez tous l’occasion à mon avis de le suivre. Liberté d’expression, merci à tous, merci de votre solidarité, mes respects, chapeau bas. Liberté d’expression. Merci à vous, merci de votre solidarité. Mes respects, chapeaux bas. Liberté d’expression.
LA CEDH
30. La Cour note d’emblée qu’elle n’a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs de l’infraction d’injure publique envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée en droit français. Il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit national (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII). La Cour a seulement pour tâche de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions rendues par les juridictions nationales compétentes en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 48, Recueil 1998‑IV, et Molnar c. Roumanie (déc.), no 16637/06, § 21, 23 octobre 2012).
31. Concernant la liberté d’expression, la Cour rappelle que sa jurisprudence a consacré le caractère éminent et essentiel de celle-ci dans une société démocratique (voir Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103). La protection conférée par l’article 10 s’applique également à la satire, qui est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste à s’exprimer par ce biais (Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 33, 25 janvier 2007).
32. Cependant, la jurisprudence de la Cour a également défini les limites de la liberté d’expression. En particulier, la Cour a jugé que « l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; qu’ainsi personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés (...) » (Lawless c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, série A no 3).
33. Ainsi, la Cour a jugé qu’un « propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention » se voit soustrait par l’article 17 à la protection de l’article 10 (voir Lehideux et Isorni précité, §§ 47 et 53). Dans l’affaire Garaudy, relative notamment à la condamnation pour contestation de crimes contre l’humanité de l’auteur d’un ouvrage remettant en cause de manière systématique des crimes contre l’humanité commis par les nazis envers la communauté juive, la Cour a conclu à l’incompatibilité rationae materiae avec les dispositions de la Convention du grief qu’en tirait l’intéressé sur le terrain de l’article 10. Elle a fondé cette conclusion sur le constat que la plus grande partie du contenu et la tonalité générale de l’ouvrage du requérant, et donc son « but », avaient un caractère négationniste marqué et allaient donc à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention que sont la justice et la paix ; elle a ensuite déduit de ce constat que le requérant tentait de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention (Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003‑IX (extraits) ; cf. également, Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005). Auparavant, la Commission européenne des Droits de l’Homme était parvenue à la même conclusion concernant la condamnation de l’auteur d’une publication qui, sous couvert d’une démonstration technique, visait en réalité à remettre en cause l’existence de l’usage de chambres à gaz pour une extermination humaine de masse (Marais c. France, no 31159/96, décision de la Commission du 24 juin 1996, D.R. 86, p. 194). D’autres décisions de la Cour, notamment dans les affaires Norwood c. Royaume-Uni (no 23131/03, CEDH 2004‑XI) et Ivanov c. Russie (no 35222/04, 20 février 2007), ont concerné l’usage de la liberté d’expression dans des buts respectivement islamophobe et antisémite.
2. L’application des principes susmentionnés au cas d’espèce
34. En l’espèce, la Cour note que les juridictions internes ont condamné le requérant pour injure raciste. Elles ont constaté que l’intéressé avait honoré publiquement une personne connue pour ses thèses négationnistes et lui avait fait remettre, par un comédien caricaturant un déporté juif, un objet ridiculisant un symbole de la religion juive, après avoir annoncé en préambule son désir de « faire mieux » que lors d’un précédent spectacle, qui aurait été qualifié de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale ». Les juges ont considéré que cette scène, présentée par le requérant comme une « quenelle », expression évoquant selon la cour d’appel la sodomie, était adressée aux personnes d’origine ou de confession juive dans leur ensemble.
35. La Cour estime que ce constat des juges internes est fondé sur une appréciation des faits qu’elle peut partager. En particulier, elle n’a aucun doute quant à la teneur fortement antisémite du passage litigieux du spectacle du requérant. Elle remarque que ce dernier a honoré une personne connue et condamnée en France pour ses thèses négationnistes, en le faisant applaudir avec « cœur » par le public et en lui faisant remettre le « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence ». Elle note, tout comme le tribunal correctionnel, que ces postures et ces termes revêtent indéniablement un caractère positif dans l’esprit du requérant.
36. La Cour observe que ce dernier, loin de se désolidariser du discours de son invité, soutient que celui-ci n’aurait tenu aucun propos révisionniste lors de cette scène. La Cour ne peut admettre cet argument. Elle considère au contraire que le fait de qualifier d’« affirmationnistes » ceux qui l’accusent d’être négationniste, a constitué pour Robert Faurisson une incitation claire à mettre sur le même plan des « faits historiques clairement établis » (Lehideux et Isorni, précité, §§ 47) et une thèse dont l’expression est prohibée en droit français et se voit soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 (idem). La Cour remarque également que l’invitation faite à l’auditoire d’orthographier le mot librement avait manifestement pour but, au moyen d’un jeu de mots, d’inciter le public à considérer les tenants de cette vérité historique comme étant animés par des motivations « sionistes », ce qui renvoie à un argumentaire que l’on peut retrouver dans des thèses négationnistes, le terme renvoyant par ailleurs à une thématique récurrente chez le requérant qui a fait de l’antisionisme l’un de ses engagements politiques principaux (paragraphe 3 ci-dessus). Elle note que ce dernier a indiqué, au cours de l’enquête, qu’il avait été convenu que les déclarations de Robert Faurisson auraient un contenu différent (paragraphe 12 ci-dessus). Cependant, elle relève que la citation projetée d’un extrait de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline (paragraphes 10 et 12 ci-dessus), n’aurait pas été de nature, dans le contexte de la mise en scène décrite précédemment, à atténuer le caractère insultant de ce passage du spectacle pour les personnes de confession ou d’origine juive. La Cour relève encore que la désignation du costume de déporté revêtu par J.S. par l’expression « habit de lumière », témoignait a minima d’un mépris affiché par le requérant à l’égard des victimes de la Shoah, ajoutant ainsi à la dimension offensante de l’ensemble de la scène.
37. La Cour rappelle que, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, il convient d’examiner les propos litigieux à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens, précité, § 40, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 162, 23 avril 2015). À cet égard, elle ne partage pas non plus l’argument du requérant selon lequel les juridictions internes ont à tort interprété le « sketch » au premier degré, sans rechercher les éléments extrinsèques suggérant une interprétation contraire. Elle remarque que l’intéressé est un humoriste ayant marqué son fort engagement politique en se portant candidat à plusieurs élections (paragraphe 3 ci-dessus). Elle constate également qu’au moment des faits litigieux, il avait déjà été condamné pour injure raciale (paragraphe 27 ci-dessus). Elle estime donc que les éléments de contexte, pas plus que les propos effectivement tenus sur scène, n’étaient de nature à témoigner d’une quelconque volonté de l’humoriste de dénigrer les thèses de son invité ou de dénoncer l’antisémitisme. Elle relève qu’au contraire, le comédien jouant le rôle du déporté a lui-même déclaré ne pas avoir été surpris par la décision de faire monter sur scène Robert Faurisson, compte tenu des choix exprimés depuis deux années par le requérant à travers ses apparitions publiques, notamment son rapprochement avec le président de l’époque du parti Front National (paragraphe 10 ci-dessus). À ce titre, la Cour observe que les réactions du public montrent que la portée antisémite et révisionniste de la scène a été perçue par les spectateurs (ou au moins certains d’entre eux) de la même manière que par les juges nationaux, la phrase « Faurisson a raison » ayant notamment été criée (paragraphe 8 ci‑dessus).
38. Enfin, et surtout, la Cour constate que le requérant ne s’est pas expliqué dans ses observations en réponse au Gouvernement sur son désir, annoncé en préambule de la scène litigieuse et souligné par les juges nationaux, de surpasser son précédent spectacle qui aurait été qualifié par un observateur de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale ». Elle observe que cette indication a nécessairement orienté la perception par le public de la suite de la représentation, celle-ci ne pouvant être interprétée qu’en tenant compte de la volonté exprimée par son auteur de « faire mieux » en matière d’antisémitisme. Elle relève de plus que, devant les juridictions internes, le requérant s’est contenté de faire allusion à ce préambule en invoquant l’excuse de provocation pour justifier l’injure raciste pour laquelle il était poursuivi. Dans sa requête, il a repris cet argument en indiquant avoir répondu à la « provocation » de l’observateur cité, en reprenant les termes de sa critique, qu’il estimait exagérés et en invitant Robert Faurisson sur scène.
39. La Cour considère ainsi, à l’instar de la cour d’appel, qu’au cours du passage litigieux, la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting. Le requérant ne saurait prétendre, dans les circonstances particulières de l’espèce et au regard de l’ensemble du contexte de l’affaire, avoir agi en qualité d’artiste ayant le droit de s’exprimer par le biais de la satire, de l’humour et de la provocation. En effet, sous couvert d’une représentation humoristique, il a invité l’un des négationnistes français les plus connus, condamné un an auparavant pour contestation de crime contre l’humanité, pour l’honorer et lui donner la parole. En outre, dans le cadre d’une mise en scène outrageusement grotesque, il a fait intervenir un figurant jouant le rôle d’un déporté juif des camps de concentration, chargé de remettre un prix à Robert Faurisson. Dans cette valorisation du négationnisme à travers la place centrale donnée à l’intervention de Robert Faurisson et dans la mise en position avilissante des victimes juives des déportations face à celui qui nie leur extermination, la Cour voit une démonstration de haine et d’antisémitisme, ainsi que la remise en cause de l’holocauste. Elle ne saurait accepter que l’expression d’une idéologie qui va à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention, telle que l’exprime son préambule, à savoir la justice et la paix, soit assimilée à un spectacle, même satirique ou provocateur, qui relèverait de la protection de l’article 10 de la Convention.
40. En outre, la Cour souligne que si l’article 17 de la Convention a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation, elle est convaincue qu’une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte (voir également, mutatis mutandis, Marais, précitée, pour le recours à une démonstration prétendument technique). Elle ne mérite donc pas la protection de l’article 10 de la Convention.
41. Partant, dès lors que les faits litigieux, tant dans leur contenu que dans leur tonalité générale, et donc dans leur but, ont un caractère négationniste et antisémite marqué, la Cour considère que le requérant tente de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires au texte et à l’esprit de la Convention et qui, si elles étaient admises, contribueraient à la destruction des droits et libertés garantis par la Convention (voir notamment, mutatis mutandis, les décisions Marais, Garaudy, et Witzsch précitées).
42. En conséquence, la Cour estime qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, le requérant ne peut bénéficier de la protection de l’article 10. Il s’ensuit que la requête doit être rejetée comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4.
"Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues"
LA JURISPRUDENCE DE L'ARTICLE 18 vu par la CEDH au format pdf
Miroslava Todorova c. Bulgarie du 19 octobre 2021 requête n o 40072/13
Les poursuites disciplinaires et les sanctions imposées à la requérante, juge et présidente de l’Union des juges de Bulgarie, ont violé son droit à la liberté d’expression
Art 18 • Art 10 • Restrictions dans un but non prévu • Liberté d’expression • Poursuites et sanctions disciplinaires contre la présidente de l’association des juges en représailles à ses critiques du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) et de l’exécutif • Prises de position relevant du débat d’intérêt général, pourvues de base factuelle et ne dépassant pas la critique acceptable d’ordre strictement professionnel • Effet dissuasif de la mesure de révocation sur la juge et l’ensemble des magistrats • Absence de motifs pertinents et suffisants
Art 6 § 1 (civil) • Indépendance et impartialité de la Cour administrative suprême ayant contrôlé la décision disciplinaire du CSM • Impartialité objective non entachée dans le cadre de l’attribution de l’affaire à une formation de jugement, même en l’absence de désignation aléatoire de tous ses juges
L’affaire concerne deux procédures disciplinaires engagées contre la requérante, juge et présidente de la principale association professionnelle de juges au moment des faits. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) lui imposa une réduction de salaire puis sa révocation au motif de retards dans le traitement de ses affaires. La Cour relève que la procédure disciplinaire devant le CSM comporte un certain nombre de garanties procédurales. La requérante a ainsi pu prendre connaissance des faits qui lui étaient reprochés, comparaître en personne devant le collège disciplinaire et présenter des éléments pour sa défense. La Cour observe que la Cour administrative suprême était compétente pour examiner toute question de fait qu’elle jugeait pertinente ainsi que la qualification juridique de fautes disciplinaires donnée aux actes ou omissions de la requérante. Il apparaît dès lors que la Cour administrative suprême jouissait en l’espèce d’une juridiction d’une étendue suffisante et que les défauts de la procédure devant le CSM allégués par la requérante étaient susceptibles d’être corrigés, le cas échéant, dans le cadre de la procédure judiciaire. S’agissant de la procédure devant la Cour administrative suprême, la Cour ne constate pas un défaut d’indépendance et d’impartialité de cette juridiction ni de méconnaissance des autres aspects de l’équité de la procédure et conclut à l’absence de violation de l’article 6. Ayant à l’esprit l’importance primordiale de la liberté d’expression sur des sujets d’intérêt général tels que le fonctionnement de la justice ou la nécessité d’en préserver l’indépendance, la Cour considère que les poursuites disciplinaires dirigées contre la requérante et les sanctions qui lui ont été imposées étaient constitutives d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression qui n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite des buts légitimes visés par l’article 10 de la Convention. Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour considère que le but prédominant des poursuites disciplinaires engagées contre la requérante et des sanctions qui lui ont été imposées par le CSM n’était pas d’assurer le respect des délais de clôture des affaires mais celui de sanctionner et intimider l’intéressée à raison de ses prises de position critiques à l’égard du CSM et du pouvoir exécutif.
FAITS
La requérante, Mme Miroslava Stefanova Todorova, est une ressortissante bulgare, née en 1972 et résidant à Sofia. Elle exerce les fonctions de juge depuis 1999 et, au moment des faits, occupait un poste à la chambre pénale du tribunal de la ville de Sofia. En octobre 2009, Mme Todorova fut élue présidente de la principale association professionnelle de magistrats, l’Union des juges de Bulgarie (UJB). En cette qualité, elle prit publiquement position à de nombreuses occasions pour critiquer l’action du CSM, notamment concernant certaines nominations de présidents de juridictions, ainsi que la politique du gouvernement en matière judiciaire. Au cours des derniers mois de l’année 2009, puis courant 2010, l’UJB, par l’intermédiaire de sa présidente, fit plusieurs déclarations publiques pour dénoncer divers propos tenus devant la presse par le ministre de l’Intérieur alors en exercice. Le 14 septembre 2010, le président de la cour d’appel de Sofia adressa à l’inspectrice générale du CSM une lettre contenant une liste d’affaires pendantes dont les motifs n’avaient pas été rendus publics plus de trois mois après le prononcé, ce qui empêchait leur examen par la cour d’appel. L’inspectrice générale du CSM ordonna un contrôle au sein de la chambre pénale du tribunal de la ville de Sofia. En novembre 2010, l’UJB émit publiquement des critiques envers la procédure de nomination dans le cadre de laquelle le nouveau président de la Cour administrative suprême, G.K., avait été désigné. En juin 2011, à l’occasion de la procédure de nomination du président du tribunal de la ville de Sofia, Mme Todorova et de nombreux autres juges prirent position contre la candidature de V.Y., une juge qui était connue pour être une amie proche du ministre de l’Intérieur., et se prononcèrent en faveur d’une autre candidate. Le 26 juillet 2011, l’inspectrice générale du CSM saisit le CSM d’une proposition d’engager des poursuites disciplinaires contre les juges qui avaient des retards importants. Le collège disciplinaire constata que Mme Todorova avait retardé le prononcé des décisions ou l’élaboration des motifs dans cinquante-sept affaires, ce qui constituait un « non-respect systématique des délais prévus » au sens de l’article 307, alinéa 4 1) de la loi sur le pouvoir judiciaire. Le collège proposa au CSM de lui imposer une réduction de salaire de 15 % pour une durée de deux ans à titre de sanction disciplinaire. Le 19 janvier 2012, le CSM par 18 voix pour et 1 abstention, adopta la proposition. Mme Todorova saisit la Cour administrative suprême d’un recours contre la décision du CSM. Par la suite, ayant constaté que Mme Todorova était responsable de retards considérables dans trois affaires et qu’elle avait donné pour instruction d’introduire des éléments inexacts dans le registre électronique du tribunal, le collège disciplinaire proposa au CSM de lui imposer la sanction disciplinaire la plus grave, à savoir la révocation. Le 12 juillet 2012, le CSM décida sa révocation par une majorité de 19 voix contre 3, avec 2 abstentions. La requérante introduisit un recours en annulation devant la Cour administrative suprême. Le recours introduit par Mme Todorova contre la décision par laquelle le CSM lui avait imposé une réduction de salaire à titre disciplinaire fut examiné en première instance par une formation de trois juges de la Cour administrative suprême, qui décida d’annuler la décision du CSM. Le CSM se pourvut en cassation devant une formation élargie de la Cour administrative suprême. Le 18 décembre 2012, la Cour administrative suprême, siégeant en formation de cinq juges, annula l’arrêt et rejeta le recours. La réduction de la rémunération de 15 % pour une durée de deux ans devint définitive et fut exécutée.
Dans son recours contre la décision par laquelle le CSM avait ordonné sa révocation, Mme Todorova invoqua le défaut d’impartialité du CSM et la contrariété de ladite décision à la loi matérielle et procédurale ainsi qu’au but de la loi. La Cour administrative suprême rejeta son recours. Mme Todorova se pourvut en cassation. Par un arrêt du 16 juillet 2013, la Cour administrative suprême, statuant en formation de cinq juges, estima que la responsabilité de la requérante devait être retenue pour les retards constatés dans deux affaires, mais ordonna le renvoi du dossier au CSM afin que celui-ci statue de nouveau sur la sanction à imposer. Mme Todorova fut réintégrée dans son poste le 18 juillet 2013. À la suite du renvoi par la Cour administrative suprême, le collège disciplinaire proposa au CSM d’imposer à la requérante une sanction de diminution de son salaire de 25 % pour une durée de deux ans. Le CSM examina l’affaire le 27 mars 2014 et Mme Todorova se vit imposer la sanction de rétrogradation au tribunal de rang inférieur (le tribunal de district de Sofia) pour une durée de deux ans. Mme Todorova introduisit un recours en annulation contre cette décision devant la Cour administrative suprême et demanda le sursis à l’exécution de la sanction, arguant qu’il était dans l’intérêt général qu’elle pût terminer l’examen de ses affaires pendantes. Une formation de trois juges de la Cour administrative suprême examina le recours en annulation et y fit partiellement droit. La formation de trois juges de la Cour administrative suprême estima que la rétrogradation constituait une sanction appropriée mais qu’il convenait d’en réduire la durée à une année. La requérante et le CSM se pourvurent en cassation. La Cour administrative suprême rejeta le recours de la requérante et confirma la sanction de rétrogradation pour une durée de deux ans.
Article 6
La Cour observe que le CSM est un organe établi par la loi qui, lorsqu’il statue en matière disciplinaire, a pleine compétence pour apprécier les faits litigieux et déterminer la responsabilité du magistrat mis en cause, à l’issue d’une procédure réglementée par la loi. Il peut dès lors être considéré, au sens de la jurisprudence de la Cour, comme un organe judiciaire de pleine juridiction, auquel les garanties de l’article 6 trouvent à s’appliquer. La Cour relève que la procédure disciplinaire devant le CSM comporte un certain nombre de garanties procédurales. La requérante a ainsi pu prendre connaissance des faits qui lui étaient reprochés, comparaître en personne devant le collège disciplinaire et présenter des éléments pour sa défense. Elle a eu connaissance de la proposition du collège et a pu présenter des observations écrites devant la formation plénière du CSM. La requérante se plaint néanmoins d’un défaut d’impartialité des membres du CSM. En l’espèce, la Cour n’estime pas nécessaire de déterminer si la procédure devant le CSM était conforme à l’article 6 de la Convention eu égard à ses conclusions concernant le respect par la Cour administrative suprême des exigences découlant de cette disposition et l’étendue du contrôle opéré par cette juridiction. La Cour observe que la Cour administrative suprême était compétente pour examiner toute question de fait qu’elle jugeait pertinente ainsi que la qualification juridique de fautes disciplinaires donnée aux actes ou omissions de la requérante. Il apparaît dès lors que la Cour administrative suprême jouissait en l’espèce d’une juridiction d’une étendue suffisante et que les défauts de la procédure devant le CSM allégués par la requérante étaient susceptibles d’être corrigés, le cas échéant, dans le cadre de la procédure judiciaire. En ce qui concerne l’impartialité objective, la Cour constate que l’attribution à la sixième chambre de la Cour administrative suprême du recours de la requérante contre la décision du CSM de prononcer sa révocation, a été faite à la suite d’un changement dans la répartition des types de contentieux entre les différentes chambres de la Cour administrative suprême décidé par le président de cette juridiction en mars 2012. Cette modification ne concernait pas seulement l’affaire de la requérante mais l’ensemble des recours dirigés contre des décisions du CSM. La Cour observe que G.K., le président de la Cour administrative suprême – qui, selon la requérante avait un parti pris contre elle à raison des critiques exprimées par l’UJB lors de sa nomination – n’a pas pris part aux formations ayant statué sur les affaires de la requérante. La Cour considère que le fait que la requérante ait pris position en tant que présidente de l’UJB sur la nomination du président de la Cour administrative suprême ne saurait avoir pour conséquence d’entacher de partialité toutes les décisions prises par celui-ci dans le cadre exclusif de ses fonctions administratives. Par ailleurs, la requérante a eu la possibilité de contester les décisions rendues par les formations de la sixième chambre devant des formations de cinq juges n’émanant pas de cette même chambre. Pour ce qui est des critiques de la requérante concernant le système de répartition applicable, en particulier le fait que seul le juge rapporteur était désigné de manière aléatoire et non l’ensemble de la formation de jugement, la Cour rappelle que la manière de répartir les affaires au sein d’une juridiction relève en principe de la marge d’appréciation des États et constate que la requérante n’a pas invoqué des éléments indiquant un manque d’impartialité des magistrats particuliers ayant statué sur ses recours. La Cour ne constate pas un défaut d’indépendance et d’impartialité de la Cour administrative suprême en l’espèce et conclut à l’absence de violation de l’article 6 à cet égard
Article 8
La Cour rappelle que la requérante s’est vu imposer, dans le cadre d’une première procédure disciplinaire, une réduction de son salaire de 15 % pour une durée de deux ans, puis, dans le cadre d’une seconde procédure, la sanction de révocation, qui a cependant été annulée à la suite du recours exercé par l’intéressée et remplacée par une rétrogradation pour une durée de deux ans. La Cour observe que si la requérante a été privée de sa rémunération pendant une durée d’environ un an avant que sa révocation ne soit annulée par la Cour administrative suprême, le droit interne lui offrait la possibilité, après cette annulation, de recevoir une compensation pour ses pertes de salaires. La perte de revenus consécutive à l’exécution provisoire de la mesure de révocation s’est donc avérée temporaire. De surcroît, la requérante n’a pas été empêchée d’exercer une autre activité rémunérée. L’intéressée n’apporte pas d’éléments démontrant que les poursuites disciplinaires ou le compte rendu qui en a été fait dans les médias auraient terni sa réputation professionnelle au point d’atteindre le niveau de gravité requis par l’article 8 de la Convention. Si les poursuites disciplinaires contre la requérante ont effectivement été largement médiatisées, il n’apparaît pas que les publications en cause – informations émanant du CSM ou des divers commentaires parus dans la presse – étaient majoritairement négatives. Bien au contraire, ces publications reflétaient des opinions tant critiques que positives et la publicité donnée à son affaire a aussi valu à l’intéressée des soutiens parmi les professionnels du droit, les journalistes et l’opinion publique. La Cour n’estime pas, dans ces circonstances, que les sanctions disciplinaires imposées à la requérante ont eu sur sa réputation des conséquences qui auraient atteint le niveau de gravité requis par l’article 8 de la Convention. Le grief doit donc être rejeté.
Article 10
La Cour ne néglige pas le fait que ces sanctions avaient pour motif formel de sérieux manquements professionnels de la part de la requérante, distincts de ses prises de position publiques et dont la réalité ne peut être contestée. Elle considère néanmoins que les poursuites contre la requérante étaient liées à ses prises de position publiques. Ces poursuites et ces sanctions ont dès lors pu avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression de l’intéressée et de celle de l’ensemble des magistrats. La mesure de révocation a fait l’objet d’une exécution provisoire pendant une période d’environ un an durant laquelle la requérante a été démise de ses fonctions. La Cour considère que la révocation ordonnée par le CSM et l’exécution provisoire de cette sanction ont indéniablement eu un effet dissuasif tant sur la requérante que sur les autres juges, les décourageant d’exprimer des avis critiques sur l’action du CSM ou, plus généralement, sur des questions relatives à l’indépendance de la justice. La Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni dans leurs décisions des motifs pertinents et suffisants pour justifier que les poursuites disciplinaires et les sanctions imposées à la requérante étaient nécessaires et proportionnées aux buts légitimes poursuivis en l’espèce. Ayant à l’esprit l’importance primordiale de la liberté d’expression sur des sujets d’intérêt général tels que le fonctionnement de la justice ou la nécessité d’en préserver l’indépendance, la Cour considère que les poursuites disciplinaires dirigées contre la requérante et les sanctions qui lui ont été imposées étaient constitutives d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression qui n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite des buts légitimes visés par l’article 10 de la Convention. Ce constat ne doit cependant pas être interprété comme excluant la possibilité de poursuivre un magistrat pour des manquements à ses obligations professionnelles faisant suite à l’exercice de sa liberté d’expression, à condition qu’une telle action soit exempte de tout soupçon d’avoir été menée à titre de représailles pour l’exercice de ce droit fondamental. Pour dissiper toute suspicion à cet égard, les autorités nationales doivent être en mesure d’établir que les poursuites en cause visaient exclusivement un ou plusieurs des objectifs légitimes figurant au deuxième paragraphe de l’article 10. En l’espèce, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention
Article 18
La Cour observe d’emblée qu’elle voit dans le grief formulé par la requérante sur le terrain de l’article 18 de la Convention un aspect fondamental de la présente affaire. La Cour a déjà relevé que les mesures disciplinaires prises à l’encontre de la requérante étaient directement liées à ses prises de position publiques. La Cour observe par ailleurs que des polémiques ont eu lieu entre l’association de juges représentée par la requérante, d’une part, et le pouvoir exécutif, d’autre part. En particulier, le ministre de l’Intérieur a fait devant la presse des déclarations qui visaient personnellement la requérante et critiquaient son travail en tant que juge. La Cour considère ces éléments suffisants pour conclure que les poursuites disciplinaires et les sanctions infligées par le CSM à la requérante poursuivaient aussi un objectif non prévu par la Convention, à savoir celui de la sanctionner pour ses prises de position en tant que présidente de l’UJB. La Cour observe que le CSM a fait preuve d’une particulière sévérité à l’égard de l’intéressée, en particulier en ordonnant d’abord sa révocation. La sévérité exceptionnelle et le caractère disproportionné de cette sanction ont été relevés par une grande partie de la communauté judiciaire et juridique en Bulgarie, par la ministre de la Justice elle-même, par des médias, des ONG et également par des organisations internationales. Il est également notable à cet égard que, dans le cadre des deux procédures disciplinaires, le CSM a pris en compte des retards pour lesquels la responsabilité disciplinaire de la requérante était prescrite, erreur qui a dû être rectifiée par la Cour administrative suprême et qui a notamment justifié l’annulation de la révocation de la requérante. La Cour observe que les activités de la requérante au sein de l’UJB constituaient l’exercice par l’intéressée de ses libertés d’association et d’expression, et que rien n’indique que ces activités auraient été contraires à la loi ou aux règles de déontologie des magistrats. Au vu de ces éléments, la volonté d’utiliser la procédure disciplinaire à titre de représailles pour les prises de position de la requérante apparaît comme particulièrement préoccupante. En conclusion, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour considère que, indépendamment du fait que la révocation de la requérante a finalement été annulée par la Cour administrative suprême, le but prédominant des poursuites disciplinaires engagées contre la requérante et des sanctions qui lui ont été imposées par le CSM n’était pas d’assurer le respect des délais de clôture des affaires mais celui de sanctionner et intimider l’intéressée à raison de ses prises de position critiques à l’égard du CSM et du pouvoir exécutif. Il y a donc eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 10.
CEDH
ARTICLE 6-1
106. Eu égard aux griefs formulés par la requérante, la Cour se penchera tout d’abord sur la question du respect des exigences découlant de l’article 6 de la Convention dans le cadre des procédures devant le CSM puis de celles qui se sont déroulées devant la Cour administrative suprême. À cet égard, elle examinera successivement l’étendue du contrôle opéré par la haute juridiction, le respect des garanties d’indépendance et d’impartialité, puis les autres aspects du droit à un procès équitable invoqués par la requérante.
a) Sur l’équité des procédures menées devant le CSM
107. La Cour relève que selon le droit interne, le CSM est un organe judiciaire sui generis qui n’est considéré ni comme une juridiction ni comme un organe administratif classique relevant du pouvoir exécutif (paragraphe 67 ci-dessus). Elle rappelle que, selon sa jurisprudence, le terme « tribunal », ne désigne pas nécessairement une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires du pays, et qu’une autorité peut être considérée comme un « tribunal », au sens matériel du terme, lorsqu’il lui appartient de trancher, sur la base de normes de droit, avec plénitude de juridiction et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (Argyrou et autres, précité, § 24, Di Giovanni, précité, § 52, et Kamenos, précité, §§ 85-87).
108. En l’espèce, elle observe que le collège disciplinaire du CSM était chargé d’instruire le dossier et de faire une proposition au CSM, lequel n’était pas lié par cette proposition. Ledit collège n’avait dès lors pas le pouvoir de statuer sur la responsabilité disciplinaire de la requérante et il n’y a donc pas lieu d’examiner de manière séparée la procédure devant lui (voir, à titre de comparaison, Denisov, précité, §§ 66-67). Le CSM, en revanche, est un organe établi par la loi qui, lorsqu’il statue en matière disciplinaire, a pleine compétence pour apprécier les faits litigieux et déterminer la responsabilité du magistrat mis en cause, à l’issue d’une procédure réglementée par la loi. Il peut dès lors être considéré, au sens de la jurisprudence de la Cour, comme un organe judiciaire de pleine juridiction, auquel les garanties de l’article 6 trouvent à s’appliquer (voir, à titre de comparaison, Di Giovanni, précité, § 53, et Denisov, précité, § 67).
109. La Cour relève que la procédure disciplinaire devant le CSM comporte un certain nombre de garanties procédurales. La requérante a ainsi pu prendre connaissance des faits qui lui étaient reprochés, comparaître en personne devant le collège disciplinaire et présenter des éléments pour sa défense. Elle a ensuite eu connaissance de la proposition du collège et a pu présenter des observations écrites devant la formation plénière du CSM. La requérante se plaint néanmoins d’un défaut d’impartialité des membres du CSM, en particulier ceux qui composaient le collège disciplinaire, ainsi que de l’absence de comparution personnelle devant la formation plénière du CSM qui a statué sur sa responsabilité disciplinaire, circonstances qui sont en principe susceptibles de remettre en cause la conformité de cette procédure à l’article 6. La Cour rappelle cependant que lorsqu’une autorité chargée d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas violation de la Convention si la procédure devant cet organe peut faire l’objet du « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article », c’est-à-dire si des défauts structurels ou de nature procédurale identifiés dans la procédure sont corrigés dans le cadre du contrôle ultérieur par un organe judiciaire doté de la pleine juridiction (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132, et les affaires qui y sont citées). En l’espèce, elle n’estime pas nécessaire de déterminer si la procédure devant le CSM était conforme à l’article 6 de la Convention eu égard à ses conclusions ci-après concernant le respect par la Cour administrative suprême des exigences découlant de cette disposition et l’étendue du contrôle opéré par cette juridiction.
b) Sur l’étendue du contrôle opéré par la Cour administrative suprême sur les décisions du CSM
110. Les principes généraux découlant de la jurisprudence de la Cour concernant l’étendue du contrôle juridictionnel ont été résumés dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 176-184).
111. En l’espèce, la Cour observe que la Cour administrative suprême était compétente pour examiner toute question de fait qu’elle jugeait pertinente ainsi que la qualification juridique de fautes disciplinaires donnée aux actes ou omissions de la requérante. Si elle n’était en principe pas compétente pour déterminer la sanction appropriée, elle pouvait contrôler le respect des critères prévus par la loi concernant la proportionnalité de celle‑ci. La haute juridiction a par ailleurs répondu aux arguments de la requérante sur ces différents aspects sans avoir à décliner sa compétence. Si elle avait jugé fondés les moyens soulevés par la requérante à cet égard, cette juridiction avait le pouvoir d’annuler la décision du CSM et de renvoyer l’affaire devant le même organe pour un nouvel examen, ce qu’elle a d’ailleurs fait à une occasion (paragraphes 75 et 48 ci-dessus).
112. Il apparaît dès lors que la Cour administrative suprême jouissait en l’espèce d’une juridiction d’une étendue suffisante et que les défauts de la procédure devant le CSM allégués par la requérante étaient susceptibles d’être corrigés, le cas échéant, dans le cadre de la procédure judiciaire (voir, à titre de comparaison Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 36, série A no 58, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 201 et 212, Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, §§ 93-94, 15 septembre 2015, et Peleki c. Grèce, no 69291/12, § 59, 5 mars 2020).
c) Sur le défaut allégué d’indépendance et d’impartialité de la Cour administrative suprême
113. La requérante soutient que la Cour administrative suprême n’a pas satisfait aux exigences d’indépendance et d’impartialité requises par l’article 6 de la Convention à raison, d’une part, de l’attribution de son recours dans la procédure disciplinaire no 3/2012 à la sixième chambre de la haute juridiction et, d’autre part, de la méthode de désignation des juges dans les formations de cinq juges ayant statué sur ses affaires qui n’étaient pas, selon l’intéressée, composées dans le respect du principe de répartition aléatoire.
114. La Cour observe que ce grief, tel que formulé en l’espèce, porte principalement sur l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême, mais a aussi trait à la composition des formations qui ont statué dans l’affaire de la requérante, et pourrait dès lors être interprété comme visant également le droit à un tribunal établi par la loi, prévu à l’article 6 de la Convention. Elle rappelle à cet égard que, bien que constituant des droits autonomes, les garanties d’« indépendance » et d’« impartialité » et la notion de « tribunal établi par la loi » présentent des liens très étroits (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 231, 1er décembre 2020). En l’espèce, eu égard au grief, tel que formulé par la requérante et communiqué au Gouvernement, la Cour procédera à son examen sous l’angle des garanties d’indépendance et d’impartialité sans perdre de vue l’exigence d’un tribunal « établi par la loi » lorsque cela s’avère pertinent.
115. Les principes généraux de la jurisprudence concernant les garanties d’indépendance et d’impartialité ont été résumés dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 144-150). Les principes généraux concernant le droit à un tribunal établi par la loi figurent dans l’arrêt Guðmundur Andri Ástráðsson (précité, §§ 211-252).
116. En l’espèce, la Cour constate que la requérante ne remet pas en cause l’impartialité subjective de l’un des membres des formations judiciaires ayant statué sur ses affaires et n’a d’ailleurs jamais demandé la récusation d’aucun d’entre eux pour de tels motifs, alors qu’elle en avait légalement la possibilité.
117. Quant à l’impartialité objective, en ce qui concerne tout d’abord l’attribution à la sixième chambre de la Cour administrative suprême du recours de la requérante contre la décision du CSM rendue le 12 juillet 2012 dans la procédure disciplinaire no 3/2012 (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour constate que cette attribution a été faite à la suite d’un changement dans la répartition des types de contentieux entre les différentes chambres de la Cour administrative suprême décidé par le président de cette juridiction en mars 2012. Elle relève que cette décision a été prise par le président de la juridiction dans le cadre de ses compétences d’organisation du travail de la juridiction et qu’elle a été jugée conforme à la loi par une formation de cinq juges (paragraphe 47 ci-dessus). La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’interprétation livrée par les juridictions nationales quant au respect du droit interne dans pareille situation, sauf si leur conclusion peut être regardée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 244), ce qui, au vu des considérations ci-dessous, n’apparaît pas être le cas en l’espèce. La Cour a par ailleurs considéré qu’il ne lui appartenait pas, en principe, d’examiner la validité des motifs pour lesquels une affaire particulière a été confiée à un juge ou à un tribunal particulier mais qu’elle doit néanmoins s’assurer qu’une telle affectation est compatible avec les exigences d’indépendance et d’impartialité. Il incombe en effet aux États contractants d’assurer une bonne administration de la justice et de nombreux facteurs sont à prendre en compte pour effectuer la répartition des affaires judiciaires (Bochan c. Ukraine, no 7577/02, § 71, 3 mai 2007, Moïsseïev c. Russie, no 62936/00, § 176, 9 octobre 2008, et Bahaettin Uzan c. Turquie, no 30836/07, § 59, 24 novembre 2020).
118. En l’espèce, elle note que la modification en cause ne concernait pas seulement l’affaire de la requérante mais l’ensemble des recours dirigés contre des décisions du CSM et surtout qu’elle est intervenue plusieurs mois avant l’introduction de son recours par l’intéressée (paragraphe 41 ci‑dessus). En ce qui concerne plus particulièrement les allégations de la requérante selon lesquelles le président de la Cour administrative suprême, G.K., avait un parti pris contre elle à raison des critiques exprimées par l’UJB lors de sa nomination, la Cour observe, tout d’abord, que G.K. n’a pas pris part aux formations ayant statué sur les affaires de la requérante. Elle considère, ensuite, que le fait que la requérante ait pris position en tant que présidente de l’UJB sur la nomination du président de la Cour administrative suprême ne saurait avoir pour conséquence d’entacher de partialité toutes les décisions prises par celui-ci dans le cadre exclusif de ses fonctions administratives, telles que la répartition habituelle des types de contentieux entre les différentes chambres de cette juridiction. Au vu des observations qui précèdent, et en l’absence d’autres éléments indiquant un manque de neutralité des magistrats composant les formations ayant statué sur le recours de la requérante, la Cour n’est pas convaincue que l’attribution de son affaire à la sixième chambre de la Cour administrative suprême puisse être vue comme ayant visé à influencer l’issue de la procédure et donc comme ayant affecté l’indépendance ou l’impartialité des formations en cause. Elle relève par ailleurs que la requérante a eu la possibilité de contester les décisions rendues par les formations de la sixième chambre devant des formations de cinq juges n’émanant pas de cette même chambre.
119. En ce qui concerne ensuite les formations de cinq juges de la Cour administrative suprême, dont la requérante soutient que la désignation n’a pas été effectuée conformément au droit interne, la Cour relève qu’il ressort de la règlementation et de la pratique internes pertinentes que seul le juge rapporteur devait être désigné au moyen d’un système informatique de répartition aléatoire (paragraphe 77 ci-dessus). Il apparaît dès lors que l’absence de désignation aléatoire des autres membres des formations de cinq juges n’était pas contraire au droit interne. Par ailleurs, pour autant que la requérante soutient que l’attribution de son recours contre la décision du CSM du 12 juillet 2012 n’a pas été faite dans le respect des règles internes applicables en ce qu’elle aurait été retardée de plusieurs jours dans le but de manipuler le système de répartition aléatoire, la Cour note que cet argument a été examiné par la Cour administrative suprême qui n’a pas constaté de méconnaissance de la procédure (paragraphe 47 ci-dessus), et qu’il ne lui appartient pas, en l’absence d’indice d’arbitraire, de revenir sur ce constat.
120. Pour ce qui est des critiques de la requérante concernant le système de répartition applicable, en particulier le fait que seul le juge rapporteur était désigné de manière aléatoire et non l’ensemble de la formation de jugement, la Cour rappelle que la manière de répartir les affaires au sein d’une juridiction relève en principe de la marge d’appréciation des États (Bochan, précité, § 71). Il peut exister une grande variété de manières de procéder parmi les États membres et la tâche de la Cour n’est pas d’imposer un système d’attribution plutôt qu’un autre mais de vérifier si, dans une affaire donnée, les exigences de la Convention ont été respectées (voir, mutatis mutandis, Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, §§ 207 et 230, et les références qui y sont citées). Dès lors, le défaut de désignation aléatoire de tous les juges des formations de jugement ne saurait suffire pour conclure à une méconnaissance de l’article 6 de la Convention.
121. En l’espèce, la requérante allègue plus particulièrement que la désignation des membres de la formation de cinq juges par le président de la Cour administrative suprême, G.K., a porté atteinte à l’impartialité de ceux‑ci en raison du parti pris que celui-ci avait contre elle. La Cour observe que, selon le droit interne, la compétence de désigner les membres de la formation de cinq juges appartient en principe au président de la juridiction ou à un président de section (paragraphe 77 ci-dessus). Elle relève que les parties n’ont pas précisé qui a désigné les membres des formations de cinq juges en l’espèce et selon quels critères, et que cela ne ressort pas des éléments dont elle dispose. Néanmoins, comme elle l’a déjà observé ci‑dessus (paragraphe 118), la Cour ne considère pas que le fait que la requérante ait pris position en tant que présidente de l’UJB sur la nomination du président de la Cour administrative suprême soit susceptible d’entacher de partialité toutes les décisions prises par celui-ci dans le cadre de ses fonctions administratives. Or la requérante n’a pas allégué, ni dans le cadre de la présente procédure ni devant les juridictions internes, que les juges ayant statué sur son affaire auraient été spécifiquement désignés en vue de connaître son cas ou qu’ils auraient agi sur les instructions ou sous pression du président de la haute juridiction (voir, mutatis mutandis, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 155). Qui plus est, la Cour remarque que la requérante n’a pas récusé les membres de la Cour administrative suprême pour de tels motifs, alors qu’elle en avait la possibilité, en particulier au vu de la rédaction de l’article 22 du code de procédure civile, qui définit de manière large les motifs de récusation des juges (paragraphe 76 ci-dessus). Elle note enfin que les juges composant les formations de cinq membres, qui avaient tous été désignés en application des modalités critiquées par la requérante, n’ont pas nécessairement pris des positions défavorables à l’intéressé (paragraphes 47 et 60 ci-dessus). Au vu de ces considérations, et en l’absence d’autres éléments indiquant un manque de neutralité des magistrats composant les formations particulières ayant statué sur les recours de la requérante, la Cour ne saurait conclure que ces formations auraient manqué de l’indépendance et de l’impartialité voulues par l’article 6 de la Convention.
122. Les décisions adoptées par la Cour administrative suprême sur le fond des recours de la requérante ou le rejet de sa demande de sursis à l’exécution de la décision de la révoquer ne permettent pas non plus d’arriver à une telle conclusion.
123. Au vu des observations qui précèdent, la Cour ne constate pas un défaut d’indépendance et d’impartialité de la Cour administrative suprême en l’espèce et conclut à l’absence de violation de l’article 6 à cet égard.
d) Sur les autres aspects de l’équité de la procédure devant la Cour administrative suprême
124. Pour ce qui est de la partie du grief que la requérante tire de la motivation, selon elle insuffisante, des décisions judiciaires, la Cour rappelle que l’article 6 de la Convention veut que les juridictions internes indiquent de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à obtenir une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi beaucoup d’autres, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 185).
125. En l’espèce, la Cour observe que la Cour administrative suprême a répondu aux principaux arguments soulevés par la requérante concernant, notamment, le respect de la procédure et la légalité des décisions du CSM. Plus particulièrement, les différentes formations qui ont examiné les recours de la requérante ont considéré que le CSM avait pris en compte l’ensemble des facteurs pertinents pour déterminer la responsabilité disciplinaire de l’intéressée et conclure que la complexité des affaires dont elle avait la charge ou ses activités extrajudiciaires ne pouvaient justifier l’ampleur des retards générés. Elles ont également, du moins indirectement, répondu aux arguments de l’intéressée concernant le caractère tendancieux des poursuites disciplinaires en affirmant que la procédure n’était pas viciée, que les membres du CSM n’avaient pas manqué d’indépendance et d’impartialité et que la procédure disciplinaire avait pour seul objet les retards avérés dans la production des motifs dans plusieurs affaires et non les autres activités de la requérante (paragraphes 43-47 ci-dessus). Dès lors, la Cour considère que la Cour administrative suprême a suffisamment motivé ses décisions au regard des exigences de l’article 6 de la Convention.
126. Par ailleurs, pour ce qui est
de la partie du grief par laquelle la requérante conteste les conclusions des
différentes formations de la Cour administrative suprême dans son affaire et
soutient que celles-ci étaient en contradiction avec la jurisprudence habituelle
de cette juridiction, la Cour rappelle qu’il ne lui revient pas, en principe, de
connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les
juridictions ni de comparer les diverses décisions rendues dans des litiges de
prime abord voisins ou connexes (
e) Conclusion
127. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention en l’espèce.
ARTICLE 10
a) Sur l’existence d’une ingérence
Principes découlant de la jurisprudence de la Cour
153. Dans les affaires relatives à une procédure disciplinaire, une révocation ou une nomination touchant un fonctionnaire ou un magistrat, la Cour a dû d’abord rechercher si les mesures en cause constituaient une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression – telle qu’une « formalité, condition, restriction ou sanction » – ou si elles restreignaient seulement le maintien à un poste dans l’administration publique, droit qui n’est pas garanti par la Convention. Pour répondre à cette question, il a fallu déterminer la portée de ces mesures en les replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente (Baka, précité, §§ 140 et 143, Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, § 149, 20 novembre 2012, et Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 43, CEDH 1999‑VII).
154. Lorsqu’elle a pu constater que les mesures litigieuses étaient exclusivement ou principalement motivées par l’exercice de la liberté d’expression des requérants, la Cour a considéré qu’il y avait eu ingérence dans l’exercice du droit protégé par l’article 10 de la Convention (Baka, précité, § 151, Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 80, 13 novembre 2008, Koudechkina, précité, §§ 79-80, et Cimperšek c. Slovénie, no 58512/16, § 58, 30 juin 2020). Dans les cas où elle a, au contraire, considéré que les mesures étaient essentiellement liées à la capacité des requérants à exercer leurs fonctions, elle a conclu à l’absence d’ingérence au regard de l’article 10 (Harabin, arrêt précité, § 151, Köseoğlu c. Turquie (déc.), no 24067/05, §§ 25-26, 10 avril 2018, Simić c. Bosnie‑Herzégovine (déc.), no 75255/10, § 35, 15 novembre 2016, et Harabin, décision précitée).
155. À cette fin, elle tient compte des raisons invoquées par les autorités pour justifier les mesures en cause (voir, par exemple, Harabin, décision précitée, Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, §§ 184-187, 5 mai 2020, et Goryaynova c. Ukraine, no 41752/09, § 54, 8 octobre 2020) ainsi que, le cas échéant, des arguments présentés dans le cadre des procédures de recours subséquentes (Koudechkina, précité, § 79, Köseoğlu, décision précitée, § 25, et, mutatis mutandis, Nenkova-Lalova c. Bulgarie, no 35745/05, § 51, 11 décembre 2012). Elle doit néanmoins procéder à une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits dans leur ensemble et des observations des parties (Baka, précité, § 143). Elle doit notamment tenir compte de la manière dont les événements pertinents se sont enchaînés dans le temps plutôt que séparément comme des incidents distincts (Baka, précité, § 148, et Kövesi, précité, § 188).
156. Par ailleurs, dès lors qu’il y a un commencement de preuve en faveur de la version des faits présentée par le requérant et de l’existence d’un lien de causalité entre les mesures litigieuses et l’exercice de la liberté d’expression, il incombe au Gouvernement de prouver que les mesures en cause étaient motivées par d’autres raisons (Baka, précité, §§ 149-151, et Kövesi, précité, § 189).
Application en l’espèce
157. Se tournant vers le cas de l’espèce, la Cour observe que les motifs exposés par le CSM, puis par la Cour administrative suprême, pour justifier les sanctions disciplinaires infligées à la requérante avaient trait au non‑respect par l’intéressée de ses obligations professionnelles, en particulier les retards de production des motifs dans un certain nombre de dossiers dont elle avait la charge, et non à des opinions qu’elle aurait exprimées.
158. La Cour estime néanmoins nécessaire de rappeler le contexte dans lequel se sont déroulées les procédures disciplinaires en cause et l’enchaînement de certains événements. Elle note, d’emblée, qu’à compter de son élection en tant que présidente de l’UJB en octobre 2009, la requérante s’est exprimée à de nombreuses reprises dans les médias pour afficher la position de son association professionnelle concernant l’action du CSM et la politique du gouvernement. Elle a en particulier sévèrement critiqué l’absence de transparence des procédures de nomination par le CSM de plusieurs présidents de juridiction ainsi que les pressions alléguées du pouvoir exécutif sur la justice, et notamment certaines déclarations du ministre de l’Intérieur devant les médias (paragraphes 8-11 et 14‑15 ci‑dessus).
159. Même si les contrôles réalisés par l’Inspection du CSM ne visaient pas uniquement la requérante, mais l’ensemble des juges de la chambre pénale du tribunal de la ville de Sofia, et qu’ils portaient sur le respect des délais de procédure, la Cour relève plusieurs éléments laissant penser que les procédures disciplinaires et les sanctions imposées à l’intéressée n’étaient pas sans lien avec ses prises de position en tant que présidente de l’UJB.
160. Il ressort tout d’abord des déclarations faites dans la presse par l’inspectrice générale du CSM que le contrôle de la chambre pénale réalisé en juin 2011, qui donna lieu à la première procédure disciplinaire contre la requérante, était une réponse aux critiques émanant de magistrats, au premier rang desquels l’organisation présidée par la requérante, contre la nomination de la nouvelle présidente du tribunal : « (...) ce signalement [contre V.Y.] vient de toute évidence d’un membre de l’organisation judiciaire ». Ces déclarations laissent également apparaître que ce contrôle était susceptible d’intimider les magistrats qui auraient voulu émettre des critiques : « Je respecte la conscience éveillée et courageuse de tous les magistrats. (...) Mais le contribuable les paye en premier lieu pour qu’ils rendent des jugements, et ils peuvent écrire des déclarations (...) en dehors de leur temps de travail » (paragraphe 17 ci-dessus).
161. Plus généralement, les opinions critiques formulées par l’UJB et d’autres organisations semblent avoir provoqué une réaction hostile de la part du CSM et du gouvernement. Le ministre de l’Intérieur a en effet formulé des attaques personnelles contre la requérante (paragraphe 26 ci‑dessus). Quant à la réaction du CSM, elle a été décrite par la Cour administrative suprême dans son arrêt du 1er juillet 2014, statuant sur le recours de la requérante (paragraphe 54 ci-dessus), dans les termes suivants : « L’UJB et d’autres organisations non gouvernementales (...), au moyen de nombreuses déclarations critiques, se sont mises à exercer une pression sur le CSM (...). Malheureusement, le CSM a perçu cette pression comme une sorte de guerre, surtout à la suite d’appels à la démission de ses membres ».
162. La Cour note par ailleurs que le CSM a fait preuve à l’égard de la requérante d’une particulière sévérité, en lui infligeant la sanction la plus grave de révocation de la magistrature (paragraphe 32 ci-dessus), sanction qui a été par la suite jugée disproportionnée par la juridiction administrative et annulée par voie de conséquence (paragraphe 48 ci-dessus).
163. Au vu de ces observations et compte tenu des évènements dans leur ensemble et de la manière dont ils se sont enchaînés, la Cour estime qu’il y a un commencement de preuve de l’existence d’un lien de causalité entre l’exercice par la requérante de sa liberté d’expression et les sanctions disciplinaires imposées par le CSM (Baka, précité, § 148). Cette impression est aussi corroborée par les documents produits par l’intéressée, tels que des articles publiés dans la presse bulgare et des textes adoptés par des institutions internationales (paragraphe 34 ci-dessus) qui font état de la perception qu’un tel lien existait.
164. La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel les procédures engagées contre la requérante faisaient partie des mesures prises par les autorités bulgares pour veiller au respect des délais de procédure et ainsi améliorer le bon fonctionnement de la justice. Elle considère toutefois, compte tenu du contexte existant en l’espèce, de l’enchaînement des événements et de la gravité de la sanction imposée par le CSM, que ces mesures étaient aussi liées aux prises de position publiques de l’intéressée. La Cour considère dès lors que ces sanctions ont constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention. Il reste donc à vérifier si cette ingérence était justifiée au regard du deuxième paragraphe de cette disposition.
b) Sur la justification de l’ingérence
165. Pour être conforme à l’article 10 de la Convention, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes prévus à l’article 10 § 2 et être « nécessaire dans une société démocratique » à l’accomplissement de ces buts.
« Prévue par la loi »
166. La Cour note que les procédures disciplinaires, les infractions constatées et les sanctions infligées à la requérante étaient fondées sur les dispositions pertinentes de la loi sur le pouvoir judiciaire (paragraphe 73 ci‑dessus) et que leur conformité avec cette loi a été confirmée par la Cour administrative suprême dans le cadre des recours exercés par l’intéressée. Elle considère que les mesures litigieuses étaient donc « prévues par la loi » au sens de l’article 10 § 2.
But légitime
167. La Cour a relevé ci-dessus, pour conclure à l’existence d’une ingérence, que les poursuites disciplinaires et les sanctions imposées à la requérante pouvaient être la conséquence de l’exercice par celle-ci de son droit à la liberté d’expression. Ce constat est de nature à soulever des questions sur la légitimité des buts poursuivis par les mesures litigieuses (voir Baka, précité, § 156). La Cour observe cependant que les mesures en cause, en ce qu’elles visaient aussi à sanctionner la requérante pour un manquement à ses obligations professionnelles sous la forme d’importants retards accumulés dans le traitement de ses dossiers – retards susceptibles de conduire à l’extinction des poursuites pénales du fait de la prescription – poursuivaient également l’objectif légitime d’assurer le bon fonctionnement de la justice pénale en vue de « garantir l’autorité (...) du pouvoir judiciaire » et d’assurer la prévention du crime, lesquels figurent parmi les buts visés par cette disposition. Elle accepte dès lors que les mesures litigieuses poursuivaient un but légitime aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.
Principes découlant de la jurisprudence de la Cour
168. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour, ont été rappelés dans l’arrêt Baka (précité, § 158) en ces termes :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
169. Un autre principe constamment souligné dans la jurisprudence de la Cour veut que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (voir, parmi d’autres,Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 197, CEDH 2015 (extraits)). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125, CEDH 2015, et Baka, précité, § 159).
170. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des facteurs à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence. En effet, les ingérences dans la liberté d’expression risquent d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (Guja, précité, § 95, Morice, précité, § 127, et Baka, précité, § 160).
171. Pour évaluer la justification d’une mesure litigieuse, il faut aussi garder à l’esprit que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées au requérant sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, §§ 47-48, série A no 236, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001‑VIII, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005‑XIII, Koudechkina, précité, § 83, et Morice, précité, § 155). La Cour a déjà dit que l’absence de contrôle juridictionnel effectif pouvait justifier un constat de violation de l’article 10 (voir, en particulier, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, §§ 45‑56, 20 octobre 2009). En effet, comme elle l’a déclaré précédemment dans le contexte de cet article, « [l]a qualité de l’examen (...) judiciaire de la nécessité de la mesure (...) revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente » (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013, et Baka, précité, § 161).
172. En ce qui concerne plus particulièrement le droit à la liberté d’expression des juges, la Cour a souligné que, eu égard en particulier à l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle se doit d’examiner attentivement toute ingérence dans l’exercice par un juge de sa liberté d’expression (Harabin, décision précitée ; voir aussi Wille, précité, § 64, et Baka, précité, § 165). De plus, les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général ; or les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10 (Koudechkina, précité, § 86, et Morice, précité, § 128). Même si une question suscitant un débat a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet (Wille, précité, § 67).
Application en l’espèce
173. La Cour rappelle qu’elle a conclu ci-dessus que les procédures disciplinaires engagées contre la requérante et les sanctions qui lui ont été imposées dans ce cadre étaient suffisamment liées à ses prises de position exprimées publiquement pour être considérées comme une ingérence par les autorités publiques dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’expression (paragraphe 164 ci-dessus). Eu égard aux circonstances de la présente espèce, pour apprécier si cette ingérence peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique », la Cour attachera une importance particulière aux fonctions occupées par la requérante, à la nature des positions exprimées par elle et au contexte dans lequel elles l’ont été, ainsi qu’à la sévérité des sanctions imposées et aux garanties procédurales dont l’intéressée a bénéficié.
174. La Cour observe d’emblée qu’à l’époque des faits la requérante était la présidente de la principale association professionnelle de juges en Bulgarie. À ce titre, son rôle et son devoir consistaient avant tout à défendre les intérêts professionnels des membres de l’organisation, notamment en exprimant publiquement des avis sur le fonctionnement du système judiciaire, la nécessité de le réformer ou l’impératif de préserver l’indépendance de la justice (voir, mutatis mutandis, Eminağaoğlu c Turquie, no 76521/12, § 134, 9 mars 2021, et Kövesi, précité, § 205).
175. En cette qualité, la requérante a souvent exprimé des positions critiques sur la gestion par le CSM et le gouvernement de l’organisation de la justice, questions qui relèvent indiscutablement de l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 171, et Koudechkina, précité, §§ 86 et 94). Ses déclarations s’inscrivaient d’ailleurs dans un vaste débat public, en cours à l’époque des faits, concernant la réforme du système judiciaire et, plus généralement, l’efficacité et l’indépendance de la justice (paragraphes 6-15 et 34-35 ci-dessus). Dès lors, la Cour considère que les prises de position de la requérante relevaient manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général, dans lequel elle a pris part en sa qualité de présidente de la principale association professionnelle de juges dans le pays. Il en résulte que sa liberté d’expression devait bénéficier d’un niveau élevé de protection, et que toute ingérence dans l’exercice de cette liberté devait faire l’objet d’un contrôle strict, qui va de pair avec une marge d’appréciation restreinte des autorités de l’État défendeur (voir le paragraphe 172 ci-dessus). De plus, en l’espèce, aucun élément au dossier n’indique que les déclarations de la requérante auraient été totalement dépourvues de base factuelle ou auraient dépassé le domaine de la critique acceptable d’ordre strictement professionnel (voir, à titre de comparaison, Baka, §§ 170-171, Di Giovanni, § 81, Koudeschkina, §§ 94-95, et Kövesi, § 207, tous précités).
176. Concernant la lourdeur des sanctions imposées, la Cour observe que la requérante a fait l’objet, à deux reprises, de poursuites disciplinaires et qu’elle s’est vu infliger une première sanction de réduction de salaire pour une durée de deux ans, puis a fait l’objet d’une révocation, sanction qui a été ensuite remplacée par une rétrogradation pour deux ans. La Cour ne néglige pas le fait que ces sanctions avaient pour motif formel de sérieux manquements professionnels de la part de la requérante qui sont distincts de ses prises de position publiques et dont la réalité ne peut être contestée (voir, a contrario, Koudechkina, précité, § 79, et Wille, précité, § 69). Elle a néanmoins considéré ci-dessus que les poursuites contre la requérante étaient liées aux prises de position de l’intéressée (paragraphe 164). Ces poursuites et les sanctions imposées ont dès lors pu avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression de l’intéressée et de celle de l’ensemble des magistrats. En particulier, la sanction de révocation initialement imposée à la requérante dans la seconde procédure disciplinaire revêtait une particulière gravité et a été perçue par une partie de l’opinion publique bulgare et par des organismes internationaux comme une atteinte à la liberté d’expression de l’intéressée et à l’indépendance de la magistrature (paragraphe 34 ci-dessus). Si cette sanction a été annulée par la Cour administrative suprême et a été finalement remplacée par une sanction moins sévère, il n’en reste pas moins que la mesure de révocation a fait l’objet d’une exécution provisoire pendant une période d’environ un an durant laquelle la requérante a été démise de ses fonctions (paragraphes 42 et 59 ci-dessus). Indépendamment de la possibilité qu’avait l’intéressée d’obtenir une indemnisation à la suite de l’annulation de cette mesure (paragraphe 80 ci-dessus), la Cour considère que la révocation ordonnée par le CSM et l’exécution provisoire de cette sanction ont indéniablement eu un effet dissuasif tant sur la requérante que sur les autres juges, les décourageant d’exprimer des avis critiques sur l’action du CSM ou, plus généralement, sur des questions relatives à l’indépendance de la justice (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 209).
177. En ce qui concerne l’existence de garanties procédurales adéquates, la Cour observe que la requérante a eu la possibilité de présenter les arguments en sa défense à la fois devant le collège disciplinaire du CSM, au cours de la procédure disciplinaire devant le CSM, et auprès de la Cour administrative suprême, dans le cadre du contrôle juridictionnel des décisions du CSM. Devant cette juridiction, elle a notamment exposé sa thèse selon laquelle les poursuites disciplinaires dirigées contre elle avaient été motivées par des motifs politiques et visaient à réprimer, par des sanctions disproportionnées, son droit à la liberté d’expression (paragraphe 39 ci-dessus). La Cour constate que si la haute juridiction a répondu, en particulier dans son arrêt du 4 janvier 2013, à certains moyens développés par la requérante à cet égard, notamment ceux tirés du manque d’impartialité du CSM, de la méconnaissance du but de la loi ou du caractère disproportionné de la sanction de révocation (paragraphes 43‑46 et 125 ci-dessus), elle a fait abstraction, dans son appréciation de la responsabilité de l’intéressée et des sanctions à imposer, des fonctions de la requérante au sein de l’UJB et de l’argument de l’intéressée selon lequel les contrôles et les poursuites disciplinaires avaient été engagés par le CSM à titre de réprimande pour ses prises de position critiques. La Cour administrative suprême n’a pas non plus tenu compte de l’effet dissuasif des sanctions imposées à la requérante et en particulier de la révocation prise à son égard et mise en application pendant un an (paragraphe 176 ci-dessus).
178. Dans son arrêt rendu le 1er juillet 2014, la formation de trois juges de la Cour administrative suprême avait pourtant admis que les poursuites disciplinaires contre la requérante pouvaient être la conséquence de ses prises de position en tant que présidente de l’UJB, et jugé nécessaire de réduire la sanction imposée à l’intéressée (paragraphes 54-56 ci-dessus), mais cette décision a été annulée par l’arrêt rendu le 12 février 2015 par la formation de cinq juges, qui a confirmé la sanction imposée par le CSM (paragraphes 57-59 ci-dessus). La haute juridiction a donc passé sous silence les constats faits par la formation de trois juges et n’a pas analysé la question d’une manière conforme à la Convention (voir, mutatis mutandis, Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 278). Au vu de ces observations, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni dans leurs décisions des motifs pertinents et suffisants pour justifier que les poursuites disciplinaires et les sanctions imposées à la requérante étaient nécessaires et proportionnées aux buts légitimes poursuivis en l’espèce.
179. Eu égard à ce qui précède, et ayant à l’esprit l’importance primordiale de la liberté d’expression sur des sujets d’intérêt général tels que le fonctionnement de la justice ou la nécessité d’en préserver l’indépendance, la Cour considère que les poursuites disciplinaires dirigées contre la requérante et les sanctions qui lui ont été imposées étaient constitutives d’une ingérence dans l’exercice par elle de son droit à la liberté d’expression qui n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite des buts légitimes visés par l’article 10 de la Convention.
180. Ce constat ne doit cependant pas être interprété comme excluant la possibilité de poursuivre un magistrat pour des manquements à ses obligations professionnelles suite à l’exercice de sa liberté d’expression, à condition qu’une telle action soit exempte de tout soupçon d’avoir été menée à titre de représailles pour l’exercice de ce droit fondamental. Pour dissiper toute suspicion à cet égard, les autorités nationales doivent être en mesure d’établir que les poursuites en cause visaient exclusivement un ou plusieurs des objectifs légitimes figurant au deuxième paragraphe de l’article 10.
181. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 10 de la Convention.
Article 18 et article 10
Principes généraux
191. Comme l’article 14, l’article 18 de la Convention n’a pas d’existence indépendante ; il ne peut être appliqué que combiné avec un article de la Convention ou de ses Protocoles qui énonce l’un des droits et libertés que les Hautes Parties contractantes se sont engagées à reconnaître aux personnes relevant de leur juridiction ou qui définit les conditions dans lesquelles il peut être dérogé à ces droits et libertés. Cette règle découle, d’une part, du libellé de l’article 18, qui complète celui de dispositions telles que la deuxième phrase de l’article 5 § 1 et les deuxièmes paragraphes des articles 8 à 11, qui autorisent des restrictions aux droits et libertés que ces articles consacrent, et, d’autre part, de sa place dans la Convention, à la fin du titre I, qui contient les articles qui énoncent ces droits et libertés ou définissent les conditions dans lesquelles il peut y être dérogé (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 287, 28 novembre 2017, avec les références citées, Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 164, 15 novembre 2018, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 421, 22 décembre 2020).
192. L’article 18 n’est toutefois pas seulement destiné à préciser la portée des clauses de restriction. Il interdit aussi expressément aux Hautes Parties contractantes de restreindre les droits et libertés consacrés par la Convention dans des buts autres que ceux prévus par la Convention elle‑même. Dans cette mesure, il possède une portée autonome. Par conséquent, comme l’article 14, il peut être violé sans pour autant qu’il y ait violation de l’article avec lequel il s’applique de manière combinée (Merabishvili, précité, § 288, avec les références citées).
193. Il découle également du libellé de l’article 18 qu’il ne peut y avoir violation que si le droit ou la liberté en question peuvent faire l’objet de restrictions autorisées par la Convention (ibidem, § 290).
194. Le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégés par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non-conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire (ibidem, § 291, avec les références citées ; voir également Navalnyy, § 164, et Selahattin Demirtaş, § 421, tous deux précités).
195. Un droit ou une liberté fait parfois l’objet d’une restriction seulement dans un but non-conventionnel. Il est toutefois également possible qu’une restriction soit apportée à la fois dans un but non‑conventionnel et dans un but prévu par la Convention, c’est-à-dire qu’elle poursuive une pluralité de buts (Merabishvili, précité, § 292). Lorsque dans ce même arrêt elle a exposé les principes généraux d’interprétation de l’article 18, la Cour a envisagé la situation où les restrictions en cause poursuivent une « pluralité de buts » et elle a adapté son raisonnement en énonçant un critère consistant à rechercher si le but prédominant était le but inavoué, par rapport au but conforme à la Convention. Si les principes présentés ci-dessous visent les situations de pluralité de buts, ils donnent aussi des indications pour des situations où le Gouvernement n’aurait pas démontré l’existence d’un but légitime (Navalnyy, précité, § 165).
196. L’aperçu de jurisprudence que contient le paragraphe 301 de l’arrêt Merabishvili montre que si les buts et motifs légitimes sont énoncés de manière exhaustive dans les clauses de la Convention autorisant des restrictions, ils sont aussi définis de manière large et interprétés avec une certaine souplesse. En vérité, la Cour s’attache surtout à trancher la question, étroitement liée à celle de l’existence d’un but légitime, de savoir si la restriction est nécessaire ou justifiée, en d’autres termes si elle est fondée sur des motifs pertinents et suffisants et si elle est proportionnée aux buts ou motifs pour lesquels elle est autorisée. Ces buts et motifs constituent les critères d’appréciation de la nécessité ou de la justification de la restriction (Merabishvili, précité, § 302).
197. Cette manière de procéder devrait guider la Cour dans sa façon d’interpréter et d’appliquer l’article 18 de la Convention lorsqu’une restriction poursuit plusieurs buts. Certains des buts visés sont susceptibles d’être rattachés à la clause de restriction applicable et d’autres non. En pareille situation, la simple présence d’un but qui ne relève pas de cette clause ne peut en soi emporter violation de l’article 18. Il existe une différence considérable entre une situation dans laquelle le but prévu par la Convention est celui qui a véritablement animé les autorités, même si elles ont aussi voulu obtenir un autre avantage, et une situation dans laquelle le but prévu par la Convention, tout en étant présent, n’est en réalité qu’une couverture permettant aux autorités de parvenir à une autre fin, primordiale pour elles. Considérer que la présence d’un autre but quel qu’il soit est en elle-même contraire à l’article 18 ne rendrait pas compte de cette différence fondamentale et serait contraire à l’objet et au but de l’article 18, qui sont d’interdire le détournement de pouvoir. Cela pourrait en effet signifier que, chaque fois que la Cour rejette un but ou un motif invoqué par le Gouvernement au regard d’une disposition normative de la Convention, elle devrait conclure à la violation de l’article 18, parce que les observations du Gouvernement prouveraient que les autorités ont poursuivi non seulement le but accepté par la Cour comme légitime, mais aussi un autre but (ibidem, § 303).
198. Pour la même raison, un constat qu’une restriction vise un but prévu par la Convention n’exclut pas non plus nécessairement une violation de l’article 18. En juger autrement reviendrait en effet à priver cette disposition de son caractère autonome (ibidem, § 304).
199. La Cour considère par conséquent qu’une restriction peut être compatible avec la disposition normative de la Convention qui l’autorise dès lors qu’elle poursuit un des buts énoncés par cette disposition et, en même temps, être contraire à l’article 18 au motif qu’elle vise principalement un autre but, non prévu par la Convention, autrement dit au motif que cet autre but est prédominant. À l’inverse, si le but prévu par la Convention est le but principal, la restriction ne méconnaît pas l’article 18 même si elle poursuit également un autre but (ibidem, § 305).
200. Le point de savoir quel but est prédominant dans une affaire donnée dépend de l’ensemble des circonstances de la cause. Dans son appréciation à cet égard, la Cour prendra en considération la nature et le degré de répréhensibilité du but non-conventionnel censé avoir été poursuivi. Elle gardera aussi à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit (ibidem, § 307).
201. En cas de situation continue, on ne saurait exclure que cette appréciation varie avec le temps (ibidem, § 308, et Navalnyy, précité, § 165).
202. Aux fins de son examen sous l’angle de l’article 18 de la Convention, la Cour a estimé qu’elle doit s’en tenir à son approche habituelle sur la question de la preuve (Merabishvili, précité, § 310). Cela implique, premièrement, que la charge de la preuve ne pèse pas sur l’une ou l’autre partie, car la Cour étudie l’ensemble des éléments en sa possession, d’où qu’ils proviennent, et au besoin elle s’en procure d’office d’autres. Cela signifie, deuxièmement, que le critère de la preuve retenu devant elle est celui de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Selon la jurisprudence de la Cour, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; par ailleurs, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion est intrinsèquement lié à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. Troisièmement, la Cour apprécie en toute liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la valeur probante de chaque élément du dossier. Dans ce contexte, on entend par éléments circonstanciels des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements qui permettent de tirer des conclusions à propos des faits principaux. Les rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou de médias, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales, sont fréquemment pris en considération, notamment pour faire la lumière sur les faits, ou pour corroborer les constats effectués par la Cour (Merabishvili, précité, §§ 309-317).
b) Application en l’espèce
203. La Cour observe d’emblée qu’elle voit dans le grief formulé par la requérante sur le terrain de l’article 18 de la Convention un aspect fondamental de la présente affaire. Estimant en outre ne pas avoir examiné la substance même de ce grief dans le cadre de l’analyse des autres griefs de la requérante, elle l’appréciera séparément (Merabishvili, précité, § 291, Navalnyy, précité, § 164 et Selahattin Demirtaş, précité, § 401).
204. La Cour rappelle qu’elle a accepté ci-dessus que pour autant que les poursuites disciplinaires et les sanctions imposées à la requérante ont été appliquées à raison du non-respect par l’intéressée de ses obligations professionnelles en tant que juge, à savoir les retards importants accusés dans la production des motifs de plusieurs jugements, ces mesures poursuivaient un but légitime visé par l’article 10 de la Convention, celui d’assurer notamment le bon fonctionnement de la justice pénale en vue de « garantir l’autorité (...) du pouvoir judiciaire » et d’assurer la prévention du crime (paragraphe 167 ci-dessus). Sous l’angle de l’article 18 de la Convention, la Cour doit donc rechercher si ces mesures poursuivaient aussi un autre but, non visé par la Convention, et, le cas échéant, si cet autre but revêtait un caractère prédominant (Merabishvili, précité, §§ 318-319, et Azizov et Novruzlu c. Azerbaïdjan, nos 65583/13 et 70106/13, § 70, 18 février 2021.
205. Sur la question de savoir si les poursuites disciplinaires dirigées contre la requérante et les sanctions qui lui ont été imposées visaient aussi, comme le soutient l’intéressée, à la sanctionner pour les positions et critiques qu’elle avait exprimées vis-à-vis de l’action du CSM et de la politique du gouvernement en matière de justice, la Cour a déjà relevé ci‑dessus, dans le contexte de l’article 10 de la Convention, que les mesures disciplinaires prises à l’encontre de la requérante étaient directement liées à ses prises de position publiques (paragraphe 164 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard que les déclarations de l’inspectrice générale du CSM démontrent que le contrôle réalisé au sein de la chambre pénale du tribunal de la ville de Sofia en juin 2011 constituait une forme de réprimande pour les critiques émises par des magistrats, en particulier par l’organisation présidée par la requérante, à l’occasion de la nomination par le CSM au poste de président du tribunal de V.Y., qui était notoirement proche du ministre de l’Intérieur en exercice (paragraphes 17 et 160 ci-dessus).
206. La Cour observe par ailleurs que les procédures disciplinaires contre la requérante ont commencé dans un contexte de vifs débats dans la société concernant l’indépendance et l’efficacité de la justice, en particulier concernant le traitement des affaires de crime organisé, et que des polémiques ont eu lieu entre l’association de juges représentée par la requérante, d’une part, et le pouvoir exécutif, d’autre part (paragraphes 6‑11, 14-15 et 26 ci-dessus). En particulier, le ministre de l’Intérieur a fait devant la presse des déclarations qui visaient personnellement la requérante et critiquaient son travail en tant que juge (paragraphe 26 ci-dessus).
207. La Cour considère ces éléments suffisants pour conclure que les poursuites disciplinaires et les sanctions infligées par le CSM à la requérante poursuivaient aussi un objectif non prévu par la Convention, à savoir celui de la sanctionner pour ses prises de position en tant que présidente de l’UJB. Les mesures adoptées contre l’intéressée poursuivaient donc une pluralité de buts et, pour déterminer s’il y a ou non eu violation de l’article 18 de la Convention, la Cour doit rechercher si le but non-conventionnel pouvait être considéré comme prédominant au sens de sa jurisprudence. Pour procéder à cette évaluation, la Cour doit tenir compte de l’ensemble des circonstances de la cause. Dans son appréciation, elle prendra notamment en considération la nature et le degré de répréhensibilité du but non-conventionnel poursuivi et gardera aussi à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit (Merabishvili, précité, § 307).
208. À cet égard, la Cour note tout d’abord la manière dont les événements se sont succédé en l’espèce : la requérante et son organisation ont d’abord exprimé de vives critiques vis-à-vis du CSM, concernant en particulier des nominations à des postes de présidents de juridictions qui, selon elles, manquaient de transparence et permettaient de supposer une intervention de l’exécutif ; des contrôles ont ensuite été réalisés, parfois sur signalement des magistrats concernés par ces critiques, et des poursuites disciplinaires ont été engagées à l’encontre de la requérante ; les fautes disciplinaires constatées concernaient parfois des retards intervenus bien avant le début des contrôles. Cette séquence des événements tend à démontrer, aux yeux de la Cour, que la réalisation de ces contrôles était principalement motivée par la volonté de sanctionner la requérante et non par le souci légitime de remédier aux délais excessifs des procédures judiciaires.
209. Le poids des activités de la requérante au sein de l’UJB dans la motivation des poursuites engagées et des sanctions imposées ressort par ailleurs des avis exprimés lors de la réunion du CSM relative à la responsabilité disciplinaire des magistrats, tenue quelques jours après la décision de révoquer l’intéressée. Les avis clairement hostiles à l’UJB et à d’autres ONG démontrent le caractère dominant de cette motivation chez au moins une partie des membres du CSM (paragraphes 35 et 54 ci-dessus).
210. La manière dont le CSM a traité les affaires disciplinaires de la requérante est également significative. Cet organe a en effet fait preuve d’une particulière sévérité à l’égard de l’intéressée, en particulier en ordonnant d’abord sa révocation. La sévérité exceptionnelle et le caractère disproportionné de cette sanction ont été relevés par une grande partie de la communauté judiciaire et juridique en Bulgarie, par la ministre de la Justice elle-même, par des médias, des ONG et également par des organisations internationales (paragraphe 34 ci-dessus). Il est également notable à cet égard que, dans le cadre des deux procédures disciplinaires, le CSM a pris en compte des retards pour lesquels la responsabilité disciplinaire de la requérante était prescrite, erreur qui a dû être rectifiée par la Cour administrative suprême et qui a notamment justifié l’annulation de la révocation de la requérante (paragraphes 36 et 47 ci-dessus).
211. Or la Cour observe que les activités de la requérante au sein de l’UJB constituaient l’exercice par l’intéressée de ses libertés d’association et d’expression, et que rien n’indique que ces activités auraient été contraires à la loi ou aux règles de déontologie des magistrats. En particulier, les positions critiques exprimées par l’organisation présidée par la requérante visaient à assurer plus de transparence et à limiter les interventions de l’exécutif dans les promotions de magistrats, dans le but de renforcer l’indépendance de la justice, dont la Cour a fréquemment souligné l’importance dans sa jurisprudence (voir, récemment, Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 215). Au vu de ces éléments, la volonté d’utiliser la procédure disciplinaire à titre de représailles pour les prises de position de la requérante apparaît comme particulièrement préoccupante.
212. La Cour constate par ailleurs que le contrôle judiciaire de la décision du CSM n’a pas corrigé cette situation. La requérante avait pourtant soutenu dans ses recours que les poursuites disciplinaires avaient été motivées exclusivement par des considérations politiques et visaient, en réalité, à punir ses prises de position en tant que présidente de l’UJB (voir en particulier le paragraphe 39 ci-dessus). Une formation de trois juges de la Cour administrative suprême avait même fait des constats dans ce sens dans son arrêt rendu le 1er juillet 2014 et en avait tenu compte pour conclure que la sanction imposée à la requérante devait être réduite (paragraphes 54‑56 ci-dessus). Cependant, dans l’arrêt définitif du 12 février 2015, la formation de cinq juges de la haute juridiction s’est contentée d’examiner la légalité de la décision du CSM selon le droit disciplinaire national (paragraphes 58‑59 ci-dessus). Elle a ainsi passé sous silence la thèse de la requérante et n’en a tiré aucune conséquence pratique sur sa responsabilité disciplinaire ou la lourdeur de la sanction imposée (voir aussi, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, les paragraphes 177-178 ci-dessus).
213. En conclusion, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour considère que, indépendamment du fait que la révocation de la requérante a finalement été annulée par la Cour administrative suprême, le but prédominant des poursuites disciplinaires engagées contre la requérante et des sanctions qui lui ont été imposées par le CSM n’était pas d’assurer le respect des délais de clôture des affaires mais celui de sanctionner et intimider l’intéressée à raison de ses prises de position critiques à l’égard du CSM et du pouvoir exécutif.
214. Partant, il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 10.
Kavala c. Turquie du 10 décembre 2019 requête n° 28749/18
Constatant violation des articles 5 et 18 de la Convention, la Cour demande la libération immédiate de M. Kavala, un homme d’affaires défenseur des droits de l’homme, détenu en prison, c'est une première, la CEDH demande à un Etat de libérer l'un des principaux opposants d'un chef d'Etat.
à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l’homme, et violation de l’article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention) de la Convention ;
par six voix contre une, violation de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) combiné avec l’article 5 § 1, et que l’Etat défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate.
Dans cette affaire, M. Kavala, un homme d’affaires ayant contribué à la création de nombreuses organisations non-gouvernementales qui oeuvrent à la promotion ou à la protection des droits de l’homme, dénonçait le caractère injustifié de son arrestation et de sa détention provisoire.
La Cour observe que M. Kavala a été placé en détention provisoire au motif qu’il existait de « forts soupçons» qu’il ait commis deux infractions : tentative de renversement du Gouvernement et del’ordre constitutionnel par la force et la violence. Pour la Cour, les autorités ne sont pas en mesure de démontrer que la privation de liberté de l’intéressé était justifiée par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés. La Cour relève de surcroît que cette mesure était essentiellement fondée non seulement sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais aussi sur des actes manifestement liés à l’exercice des droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention et que ces actes étaient non violents.
En l’absence de faits, informations ou preuves démontrant qu’il se livrait à une activité délictuelle, M. Kavala ne pouvait être raisonnablement soupçonné d’avoir commis une tentative de renversement du Gouvernement par la force et la violence.
En ce qui concerne la durée globale du contrôle de légalité du recours individuel de M. Kavala par la Cour constitutionnelle turque et aux enjeux en cause, la Cour conclut que la procédure dans le cadre de laquelle la Cour constitutionnelle a statué sur la régularité de la détention de M. Kavala ne peut passer pour compatible avec l’exigence de « célérité » prévue à l’article 5 § 4.
La Cour constate enfin qu’au regard des éléments du dossier, il est établi au-delà de doute raisonnable que les mesures dénoncées en l’espèce poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18, à savoir réduire M. Kavala au silence et avec lui tous les défenseurs des droits de l’homme. En conséquence, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et aux motifs sur lesquels sont fondés ses constats de violation, la Cour estime que le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate.
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FAITS
Le requérant, M. Mehmet Osman Kavala, est un ressortissant turc, né en 1957 et résidant à Istanbul (Turquie). Il est actuellement détenu, doublement soupçonné par les autorités de tentative de renversement du Gouvernement et de l’ordre constitutionnel. M. Kavala est un homme d’affaires ayant contribué à la création de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) et initiatives de la société civile pour les droits de l’homme, la culture, les études sociales, la réconciliation historique et la protection de l’environnement. M. Kavala fut arrêté à Istanbul le 18 octobre 2017, soupçonné de tentative de renversement du Gouvernement et de l’ordre constitutionnel par la force et la violence, les chefs d’accusation retenus contre lui étant liés aux événements de Gezi et à la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016. En mai 2013, à la suite du démarrage des travaux de démolition du parc de Gezi – un espace vert du centre d’Istanbul –, des militants écologistes et des riverains investirent le lieu. Le 31 mai 2013, les forces de police intervinrent violemment. Les événements prirent de l’ampleur en juin et juillet 2013 et se propagèrent à de nombreuses villes de Turquie. Quatre civils et deux policiers furent tués, des milliers de personnes blessées. Par ailleurs, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques fit une tentative de coup d’Etat militaire afin de renverser le Parlement, le Gouvernement et le Président de la République. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2 500 blessées. Les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant aux Etats-Unis, considéré comme étant le chef présumé d’une organisation désignée par les autorités turques « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste güleniste / Structure d’Etat parallèle »). Le 21 juillet 2016, le Gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois, période qui fut ensuite prolongée de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres sous la présidence du Président de la République. Les autorités turques notifièrent au Secrétaire général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15. Le 31 octobre 2017, assisté de ses avocats, M. Kavala fut interrogé par des policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Istanbul. Le 1 er novembre 2017, le parquet demanda la mise en détention provisoire de M. Kavala pour « tentative de renversement de l’ordre constitutionnel par la force et la violence » (code pénal (CP), article 309) et pour « tentative de renversement du Gouvernement ou d’entrave, par la force et la violence, à l’exercice par les autorités de leurs fonctions » (CP, article 312). Pour justifier les soupçons relatifs aux événements de Gezi, le parquet allégua que M. Kavala avait organisé et dirigé des manifestations qui avaient été en réalité une insurrection à laquelle toutes les organisations terroristes avaient participé activement et dont le but était de renverser le Gouvernement. Le 8 novembre 2017, M. Kavala forma opposition contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise à son encontre. Le 13 novembre 2017, le 2 e juge de paix d’Istanbul écarta l’opposition, au motif que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi. Entre les mois de novembre 2017 et d’août 2018, M. Kavala présenta plusieurs demandes de libération provisoire. Toutes ces demandes furent rejetées. Par ailleurs, à maintes reprises, des juges de paix compétents examinèrent d’office la question du maintien en détention et ordonnèrent la prolongation de la mesure. Le 19 février 2019, le parquet d’Istanbul déposa un acte d’accusation contre M. Kavala ainsi que quinze autres suspects, leur reprochant principalement d’avoir tenté de renverser le Gouvernement par la force et par la violence, au sens de l’article 312 du CP et d’avoir commis de nombreuses atteintes à l’ordre public. Entre temps, le 29 décembre 2017, M. Kavala saisit la Cour constitutionnelle (CCT) d’un recours individuel. Le 28 juin 2019, la CCT publia son arrêt dans lequel elle concluait par dix voix contre cinq à l’absence de violation de l’article 19 de la Constitution. Dans son arrêt, elle déclara recevable le grief soulevé par M. Kavala concernant la régularité et la légalité de sa mise en détention provisoire, mais conclut à l’absence de violation de l’article 19 de la Constitution. Elle rejeta le grief tiré de l’absence d’audience lors de l’examen de ses demandes de remise en liberté. La CCT admit que la considération qu’il existait des éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la responsabilité et la commission des actes de violence perpétrés lors des événements de Gezi dont l’objectif ultime était le renversement du Gouvernement, n’était ni arbitraire ni dénuée de fondement. Quant au grief tiré de l’absence d’audience lors de l’examen des demandes de remise en liberté, la CCT constata qu’au cours de la période comprise entre le 1 er novembre 2017 et le 30 avril 2019, l’intéressé n’avait pas comparu devant les juges appelés à se prononcer sur son maintien en détention provisoire. Considérant que l’intéressé avait eu la possibilité de former un recours indemnitaire, elle déclara ce grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours ordinaires.
Article 5 §§ 1 et 3
La Cour rappelle que l’article 5 §§ 1 c) n’autorise le placement d’une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente et lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner que la personne a commis une infraction. Le terme « plausible » désigne le seuil que doit atteindre le soupçon pour convaincre l’observateur objectif de la vraisemblance des accusations. Il convient alors de se demander si la privation de liberté se fondait sur des éléments objectifs suffisants ; et les faits invoqués doivent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections du CP traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou les faits retenus ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits. La Cour observe que le requérant a été placé en détention provisoire au motif qu’il existait de « forts soupçons » qu’il ait commis deux infractions différentes : tentative du renversement du Gouvernement et tentative de renversement de l’ordre constitutionnel, au moyen de la force et de la violence. La Cour rappelle que pour rechercher l’existence ou non d’un soupçon raisonnable propre à justifier l’arrestation et la détention du requérant, le point de départ de son analyse doit être les décisions relatives à la mise et au maintien en détention adoptées par les juridictions nationales. En outre, la Cour constitutionnelle ayant apprécié la légalité de la détention provisoire, elle doit rechercher si le raisonnement développé par la haute juridiction, qui a également pris en compte l’acte d’accusation, a démontré de manière adéquate qu’il existait un soupçon raisonnable à l’appui de la détention provisoire du requérant au moment où les juridictions nationales ont ordonné cette mesure. Le requérant était soupçonné d’être l’instigateur et le leader des événements de Gezi, qui, selon le parquet, visaient à renverser le Gouvernement. Il convient cependant d’observer qu’au cours de son audition pendant sa garde à vue, le requérant ne fut à aucun moment interrogé sur son éventuelle implication dans la commission des actes violents constatés lors de ces événements. Par ailleurs, il n’y a pas dans le dossier, le moindre indice donnant à penser que l’intéressé aurait eu recours à la force ou à la violence, aurait organisé ou dirigé les actes violents dont il était question ou aurait soutenu de tels agissements criminels. Bien qu’elle fasse référence à des « preuves concrètes », la décision de placement en détention du requérant rendue par le juge de paix le 1 er novembre 2017 ne contient aucun élément de nature à convaincre un observateur objectif de l’existence de soupçons plausibles de participation ou d’appui à ces actes violents. Aucune des décisions subséquentes de maintien en détention du requérant ne fait non plus référence à de tels éléments de preuve matériels. Aux yeux de la Cour et en l’espèce, cette circonstance revêt une importance capitale, dans la mesure où l’un des éléments matériels constituant l’infraction reprochée – relevant de l’article 312 du CP – était l’emploi de la « force » ou de la « violence » pour renverser le Gouvernement. La Cour observe également que dans l’acte d’accusation, le parquet a présenté ces événements comme le résultat des agissements d’un groupe de personnes influentes dans la société civile, ayant opéré dans l’ombre. Ce groupe aurait constitué une structure dirigée en Turquie par le requérant, lequel aurait eu l’appui d’acteurs étrangers. La Cour relève cependant que les faits reprochés au requérant constituaient soit des activités légales, soit des actes isolés n’ayant aucun lien les uns avec les autres, soit des actes manifestement liés à l’exercice des droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention ; et, en tout état de cause, il s’agissait d’actes non violents. La Cour conclut qu’en l’absence de faits, informations ou preuves démontrant que le requérant se livrait à une activité délictuelle, celui-ci ne pouvait pas être raisonnablement soupçonné d’avoir commis une tentative de renversement du Gouvernement. En particulier, les faits invoqués ne suffisent pas à faire croire que le requérant avait cherché par la force et la violence à organiser et financer une insurrection contre le Gouvernement. En ce qui concerne les accusations relatives à la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, la Cour observe que ces accusations reposaient principalement sur l’existence de « contacts intenses » entre le requérant et un certain H.J.B., visé par une instruction pénale pour participation à l’organisation d’une tentative de coup d’Etat. Or, pour la Cour, les éléments du dossier sont trop légers pour justifier le soupçon en question. En conclusion, la Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées ne permettent pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Qui plus est, il n’a pas été démontré que les éléments de preuve versés au dossier après l’arrestation du requérant et pendant la période durant laquelle sa détention a été prolongée dans le cadre de la présente affaire s’analysent en des faits ou informations de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise et le maintien en détention. La Cour conclut dès lors que les autorités ne sont pas en mesure de démontrer que la mise et le maintien en détention de l’intéressé étaient justifiés par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes reprochés. Quant à l’article 15 de la Convention, la Cour rappelle avoir conclu que les pièces qui lui avaient été présentées ne permettaient pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles. Il en résulte que les soupçons pesant sur l’intéressé n’ont pas atteint le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposées sous le contrôle du système judiciaire, les mesures litigieuses reposaient donc sur un simple soupçon. Par conséquent, les mesures dénoncées en l’espèce ne sauraient être considérées comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction.
Article 5 § 4
Le 29 décembre 2017, M. Kavala a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Un an, quatre mois et vingt-quatre jours – dont dix mois et cinq jours depuis la levée de l’état d’urgence – se sont écoulés entre l’introduction du recours devant la CCT et la date de publication du résultat de ses délibérations. Il convient également de tenir compte du laps de temps qui s’est écoulé jusqu’à la date de publication de l’arrêt définitif. En effet, selon la jurisprudence établie de la Cour, le « délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention commence avec la présentation du recours au tribunal et s’achève le jour de la communication de la décision au requérant ou à son conseil. Par conséquent, la période à prendre en considération est d’un an, cinq mois et vingt-neuf jours. La Cour peut admettre qu’en l’espèce, les questions dont la CCT a été saisie étaient complexes. Cependant, rien dans les éléments dont elle dispose ne permet de dire que le requérant ou son conseil ont contribué à l’allongement de la durée du contrôle juridictionnel de la mesure en question. De plus, à la suite de l’introduction par le requérant de son recours, la CCT est restée inactive pendant environ dix mois, et ce, malgré la demande de traitement prioritaire que l’intéressé avait formulée. La lenteur procédurale constatée en l’espèce est donc imputable aux autorités. La Cour a estimé dans les affaires Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay (20 mars 2018) et l’affaire Akgün (2 avril 2019), qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la CCT prenne plus de temps qu’à l’ordinaire. En dépit de la longueur manifeste des délais, la Cour avait conclu dans ces affaires que l’exigence de célérité énoncée à l’article 5 § 4 avait été satisfaite. En effet, dans ses arrêts précédents qui concernaient l’exigence de « bref délai », elle a tenu compte de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence et a considéré qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Elle avait néanmoins précisé que cette conclusion ne signifiait pas que la CCT avait carte blanche pour des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4. En l’espèce, il suffit donc à la Cour de constater que la durée d’examen du recours du requérant par la CCT a dépassé la durée déjà longue de toutes les affaires précitées La Cour rappelle que, dès lors que la liberté d’un individu est en jeu, elle applique des critères très stricts pour déterminer si l’Etat a statué à bref délai sur la régularité de la détention. Cela vaut d’autant plus lorsque le requérant est maintenu en détention provisoire sans pouvoir comparaître devant un juge pendant plus d’un an et sept mois et que toutes ses demandes de remise en liberté ont été rejetées pour les mêmes motifs stéréotypés. De plus, la restriction d’examen du dossier d’instruction est demeurée en vigueur jusqu’à l’adoption de l’acte d’accusation, le 4 mars 2019. Par conséquent, la Cour considère que la CCT, qui joue un rôle primordial au plan national aux fins de la protection du droit à la liberté et à la sûreté, n’a pas dûment tenu compte de l’importance de ce droit en question. Le requérant a été arrêté le 18 octobre 2017, l’acte d’accusation concernant une partie des charges pesant contre lui n’a été déposé que le 19 février 2019. Il en découle que pendant les seize mois qui ont suivi sa détention, le requérant a été détenu sans avoir été inculpé par le parquet. Ainsi que l’a souligné la Commissaire aux droits de l’homme, la prolongation de la détention du requérant pouvait ainsi avoir un effet dissuasif sur les ONG dont les activités portaient sur des questions d’intérêt public. Dans le cas d’espèce, un contrôle juridictionnel rapide de cette mesure par la CCT aurait pu dissiper les doutes éventuels quant à la nécessité de recourir à la mise en détention du requérant ou de prolonger la mesure pendant si longtemps. En ce qui concerne la dérogation de la Turquie, la Cour observe que l’état d’urgence a été levé le 18 juillet 2018, et que plus de onze mois se sont écoulés avant que la CCT ne rende son arrêt. Eu égard à la durée globale du contrôle de légalité du recours individuel par la CCT et aux enjeux pour le requérant, la Cour conclut que la procédure dans le cadre de laquelle la CCT a statué sur la régularité de la détention du requérant ne peut passer pour compatible avec l’exigence de « célérité » prévue à l’article 5 § 4. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4.
Article 18
La Cour rappelle sa conclusion selon laquelle les mesures prises contre le requérant n’étaient pas justifiées par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés, mais étaient essentiellement fondées sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne mais aussi sur des faits liés en grande partie à l’exercice de ses droits protégés par la Convention. La Cour observe que le but apparent des mesures prises contre le requérant était d’enquêter sur les événements de Gezi et sur la tentative de coup d’État et d’établir si le requérant avait réellement commis les infractions qui lui étaient reprochées. Compte tenu des troubles graves et des nombreuses pertes humaines que ces deux événements ont occasionnés, il est parfaitement légitime d’instruire ces incidents. En outre, il ne faut pas perdre de vue que la tentative de coup d’État a entraîné la proclamation de l’état d’urgence dans tout le pays. Cependant, il semble que, dès le début, les autorités d’enquête ne se soient pas intéressées principalement à l’implication présumée du requérant dans les troubles publics survenus lors des événements de Gezi. En effet, lors de son interrogatoire, le requérant s’est vu poser de nombreuses questions n’ayant à première vue aucun lien avec ces événements. De même, certaines questions posées portaient sur ses rencontres avec les représentants de pays étrangers, ses conversations téléphoniques avec des universitaires, des journalistes, des représentants d’ONG ou encore sur la visite d’une délégation de l’EU Turkey Civic Commission. Le Gouvernement n’a présenté aucun commentaire sur la pertinence de ces éléments aux fins de l’évaluation de la « plausibilité » des soupçons en l’espèce. La Cour observe également que l’acte d’accusation est loin de combler la lacune décrite ci-dessus. Ce long document de 657 pages ne contient pas d’exposé succinct des faits. Il ne précise pas non plus clairement les faits ou agissements criminels sur lesquels se fonde la responsabilité pénale du requérant dans les événements de Gezi. En effet, rien dans le dossier n’indique que les autorités de poursuite pénale aient disposé d’informations objectives permettant de soupçonner de bonne foi le requérant au moment des événements de Gezi. En particulier, les documents de l’accusation font référence à de nombreux actes, accomplis en toute légalité, en lien avec l’exercice d’un droit garanti par la Convention et en coopération avec les organes du Conseil de l’Europe ou les institutions internationales. Ces documents font également référence à des activités ordinaires et légitimes de la part d’un défenseur des droits de l’homme et d’un responsable d’ONG, comme le fait de mener une campagne pour l’interdiction de la vente de gaz lacrymogène à la Turquie ou de soutenir les recours individuels. Par ailleurs, le requérant a été arrêté plus de quatre ans après les événements de Gezi et plus d’un an après la tentative de coup d’Etat, pour des chefs d’accusation liés à ces événements. La Cour tient pour un élément crucial, aux fins de son appréciation sous l’angle de l’article 18, le fait que de nombreuses années se soient écoulées entre les événements à l’origine de la mise en détention du requérant et les décisions judiciaires ordonnant sa mise en détention. Le Gouvernement n’a avancé aucun argument plausible pour expliquer les raisons de ce laps de temps. Il importe également de noter que cette inculpation intervint postérieurement aux deux discours prononcés par le Président de la république en novembre et décembre 2018 dans lesquels le nom du requérant était cité. Pour la Cour, l’on ne peut que constater une corrélation entre, d’une part, les accusations prononcées publiquement contre le requérant lors de deux discours publics, et, d’autre part, la formulation des chefs d’accusation dans l’acte d’accusation déposé environ trois mois après les discours en question. Ces éléments pourraient corroborer l’argument du requérant selon lequel sa mise et son maintien en détention poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que défenseur des droits de l’homme. Le fait aussi que dans l’acte d’accusation le parquet ait fait référence aux activités des ONG et à leur financement par des moyens légaux, sans pour autant indiquer en quoi cela était pertinent par rapport aux accusations, est de nature à étayer cet argument. La Cour est également consciente des préoccupations de la Commissaire aux droits de l’homme et des tiers intervenants qui estiment que la détention du requérant s’inscrit dans une campagne plus vaste de répression des défenseurs des droits de l’homme en Turquie. La Cour juge par conséquent qu’il est établi au-delà de doute raisonnable que les mesures dénoncées en l’espèce poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18, à savoir réduire le requérant au silence. En outre, elle considère que les mesures en cause étaient susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs des droits de l’homme. Elle conclut que la restriction de la liberté du requérant a été imposée à des fins autres que celle de le traduire devant une autorité judiciaire compétente en raison d’un soupçon raisonnable qu’il ait commis une infraction, conformément à l’article 5 § 1 c). La Cour conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1
Satisfaction équitable (Article 41) et force obligatoire et exécution des arrêts (Article 46)
Aucune demande de satisfaction équitable n’a été formulée au stade de la communication dans le cadre de la procédure devant la chambre depuis 2018. Par conséquent, la Cour n’octroie au requérant aucune somme à ce titre. Eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et aux motifs sur lesquels sont fondés ses constats de violation, la Cour estime que le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate.
Aliyev c. Azerbaïdjan du 20 septembre 2018 requête n° 68762/14
Article 18 : Violation des droits d’un avocat défenseur des droits de l’homme : jeter les avocats en prison permet de vivre tranquille quant on est un dictateur !!!
violation de l’article 3 (interdiction de la torture) de la Convention européenne des droits de l’homme relativement aux conditions de la détention provisoire du requérant, et non-violation de l’article 3 relativement aux soins qui lui ont été prodigués en détention et aux conditions de sa détention ultérieure ;
violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) du fait de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale pour justifier sa détention, et violation de l’article 5 § 4 (contrôle de la détention) à raison de l’absence de contrôle juridictionnel adéquat de la légalité de sa détention ;
violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et des communications) du fait de la perquisition de son bureau et de son domicile,
violation de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) en ce que la Cour estime que les mesures prises contre le requérant visaient à le réduire au silence et à le punir pour ses activités de défense des droits de l’homme et ne poursuivaient aucun des buts légitimes prévus par la Convention.
La CEDH juge en particulier que cette affaire s’inscrit dans une « tendance troublante à l’arrestation et à la détention arbitraires de personnes critiques du gouvernement, de militants de la société civile et de défenseurs des droits de l’homme ». Elle appelle le Gouvernement à adopter des mesures pour protéger ces personnes en veillant à ce qu’elles ne fassent plus l’objet de poursuites en représailles à leurs activités ni d’un recours abusif au droit pénal.
Article 3
La Cour conclut que les soins prodigués à M. Aliyev en détention n’ont pas emporté violation de l’article 3 en ce que le requérant n’a pas démontré de manière convaincante qu’ils étaient inappropriés. Elle constate en revanche une violation de cette disposition relativement à la détention provisoire de M. Aliyev du 9 au 12 août 2014 à raison du manque d’espace dans sa cellule, aggravé par la nécessité de partager les lits avec d’autres détenus. Elle estime toutefois que les conditions de sa détention à compter du 12 août ont respecté la Convention. La Cour rejette le grief du requérant tiré des conditions de son transfert vers le tribunal le 24 octobre 2014 au motif qu’il n’a pas épuisé les voies de recours internes avant de saisir la Cour de Strasbourg de cette question.
Article 5 §§ 1 et 3
M. Aliyev alléguait que les autorités n’avaient pas produit d’éléments raisonnables et bien établis prouvant qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées. Le Gouvernement s’opposait à cette thèse. Se référant aux principes établis dans l’arrêt Rasul Jafarov quant aux « raisons plausibles de soupçonner » une personne, la Cour rappelle que ce critère présuppose l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que cette personne peut avoir accompli l’infraction. La Cour relève que, tout comme le requérant dans l’affaire Rasul Jafarov, M. Aliyev a été poursuivi pour des infractions pénales à raison de manquements administratifs (omission d’informer les autorités qu’il était devenu responsable de l’association) ou liés à une obligation de notification (notification des dons reçus). Par ailleurs, les autorités de poursuite n’ont produit aucun document permettant d’étayer l’accusation d’exploitation d’entreprise illégale formulée contre M. Aliyev ou de démontrer que les dons reçus avaient généré des profits, ce qui signifie qu’il n’existait aucune raison plausible de soupçonner l’intéressé d’évasion fiscale. La Cour juge qu’il est également difficile d’accepter les accusations de détournement de fonds et de faux en ce que les donateurs, qui ont volontairement donné de l’argent, ne se sont jamais plaints de malversations, tandis que les autorités n’ont produit aucun élément prouvant que le requérant aurait pu commettre une infraction de faux. La Cour conclut que M. Aliyev a été privé de sa liberté sans « raisons plausibles de [le] soupçonner », ce qui a emporté violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Vu ce constat, elle considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les questions soulevées sous l’angle de l’article 5 § 3.
Article 5 § 4
La Cour constate également une violation de cette disposition au motif que, comme dans l’affaire Rasul Jafarov, les juridictions internes n’ont pas vérifié l’existence de raisons plausibles de soupçonner M. Aliyev pour justifier son arrestation et son placement en détention. Elle estime que, pour l’essentiel, les tribunaux ont automatiquement approuvé le dossier de l’accusation sans exercer aucun contrôle indépendant et véritable quant à la légalité de la détention de l’intéressé.
Article 8
La Cour souligne que la perquisition des cabinets d’avocats requiert un contrôle particulièrement rigoureux en ce que la persécution et le harcèlement de gens de loi touche le cœur même du système de la Convention. La Cour relève en particulier que le tribunal a autorisé la perquisition en se fondant sur des motifs vagues, sans aucune mention de faits en lien avec les infractions spécifiques d’abus de pouvoir et de faux qui étaient reprochées à M. Aliyev. Il n’apparaît pas que le tribunal se soit assuré de l’existence de raisons plausibles de soupçonner M. Aliyev ni de la possibilité de trouver des éléments de preuve pertinents à son bureau ou à son domicile. Dans son ensemble, la perquisition ne poursuivait aucun des buts légitimes énumérés dans l’article 8 pour justifier une ingérence dans la vie privée d’une personne. Il y a donc eu violation de cette disposition.
Article 18
M. Aliyev alléguait que son placement en détention et la saisie de ses dossiers concernant des affaires introduites devant la Cour visaient à le punir et à le réduire au silence en tant que détracteur du gouvernement et défenseur des droits de l’homme. La Cour rappelle les constats de violation auxquels elle est déjà parvenue en l’espèce et les vives critiques de la part d’agents publics dont ont fait l’objet M. Aliyev et d’autres défenseurs des droits de l’homme. Elle relève que la perquisition du domicile et du bureau de l’intéressé s’est déroulée de manière arbitraire, notamment en ce que les autorités ne se sont pas bornées à prendre des dossiers en lien avec l’association mais ont également saisi des dossiers concernant des affaires introduites devant la Cour. Elle observe que les faits de l’espèce se sont produits à un moment où la législation applicable aux activités des ONG en Azerbaïdjan se faisait plus dure et plus restrictive et que les mesures prises contre M. Aliyev ont restreint sa liberté d’association et sa capacité à mener de manière significative ses activités dans le domaine des droits de l’homme. Elle estime également que ces mesures ont eu un effet dissuasif sur l’activité des ONG de manière générale. Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour conclut que les restrictions imposées à M. Aliyev visaient en réalité à le réduire au silence et à le punir et qu’elles ne poursuivaient aucun des buts légitimes prévus par la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 18. Vu les autres constats, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief fondé sur l’article 11.
Mammadli c. Azerbaïdjan du 19 avril 2018 requête n° 47145/14
Un militant des droits de l’homme arrêté et placé en détention par les autorités azerbaïdjanaises suite à des critiques exprimées sur des irrégularités électorales
Il s'agit de l’arrestation et la détention d’un ressortissant azerbaïdjanais, Anar Asaf oglu Mammadli, militant de premier plan de la société civile et défenseur des droits de l’homme, qui dirige plusieurs organisations non gouvernementales impliquées dans l’observation électorale. Il fut arrêté en décembre 2013 et placé en détention provisoire jusqu’en mai 2014, date à laquelle il fut condamné pour plusieurs infractions, notamment pour exercice illégal d’activités commerciales, fraude fiscale et abus de pouvoir. Dans son arrêt de chambre rendu ce jour dans l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l’homme en ce que les faits invoqués par les autorités de poursuite, à savoir que M. Mammadli n’avait pas respecté certaines formalités administratives dans l’accomplissement de son travail au sein des ONG, ne suffisaient pas à le soupçonner d’avoir commis les infractions qui lui ont été reprochées. Les autorités n’ont par ailleurs produit aucun autre élément ni aucune autre information qui aurait pu fonder le soupçon sur lequel ont reposé l’arrestation et la détention de l’intéressé.
violation de l’article 5 § 4 (droit à ce qu’un tribunal statue à bref délai sur la légalité de la détention) de la Convention européenne en raison de l’absence de contrôle judiciaire adéquat de la détention de M. Mammadli par les juridictions internes, et
violation de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) combiné avec l’article 5 au motif que l’arrestation et la détention de M. Mammadli n’avaient pas pour but de le traduire devant l’autorité judiciaire compétente du chef de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction, mais s’inscrivaient dans une campagne plus vaste de répression des activités des défenseurs des droits de l’homme menée en Azerbaïdjan en 2014.
Principaux faits
Le requérant, Anar Asaf Oglu Mammadli, est un ressortissant azerbaïdjanais né en 1978. Il réside à Bakou (Azerbaïdjan). Il a créé plusieurs organisations non gouvernementales spécialisées dans l’observation des élections, organisations qui ont été dissoutes ou dont les autorités ont refusé l’enregistrement. Ces ONG ont régulièrement critiqué le gouvernement pour des irrégularités électorales. En décembre 2013, quelques mois après la publication par l’une de ces ONG non enregistrées d’un rapport critiquant le déroulement des élections présidentielles de 2013, M. Mammadli fut arrêté et inculpé d’exercice illégal d’activités commerciales, de fraude fiscale à grande échelle et d’abus de pouvoir. Par la suite, il fut également inculpé de détournement massif de fonds et de faux dans l’exercice d’une charge publique.
Les tribunaux ordonnèrent son placement en détention à la demande des autorités de poursuite, mettant en avant la gravité des charges retenues contre lui et le risque de récidive. Malgré ses demandes répétées de libération sous caution ou d’assignation à résidence, sa détention fut prolongée, essentiellement pour les mêmes motifs, jusqu’en mai 2014, date à laquelle il fut reconnu coupable de tous les chefs d’accusation retenus contre lui et condamné à une peine de cinq ans et demi d’emprisonnement. L’arrestation de M. Mammadli et la procédure dirigée contre lui furent dénoncées au niveau national et international, tandis que des responsables politiques et des fonctionnaires appartenant au parti au pouvoir en Azerbaïdjan critiquèrent vivement les militants des ONG et les défenseurs des droits de l’homme, qualifiés d’espions, de traîtres et d’agents étrangers, et accusés de contribuer à l’image négative du pays à l’étranger.
Article 5 §§ 1, 3 et 4 (arrestation et détention de M. Mammadli)
La Cour souligne tout d’abord le contexte de plus en plus difficile dans lequel les ONG doivent exercer leurs activités ces dernières années en Azerbaïdjan, en particulier en raison de nouvelles réglementations relatives à leur enregistrement.
Du fait de ces difficultés, M. Mammadli a dû recevoir des subventions destinées à son ONG non enregistrée par l’intermédiaire d’une autre ONG enregistrée, opération au cœur des agissements qui lui ont été reprochés. Aucun autre élément ne permettait de soupçonner qu’il s’était rendu coupable d’« exercice illégal d’activités commerciales », de « fraude fiscale » ou d’« abus de pouvoir ». La législation nationale n’interdisait pourtant pas aux ONG d’opérer en l’absence d’un enregistrement public. Par ailleurs, ni les autorités nationales ni le Gouvernement n’ont été en mesure de citer une quelconque disposition du code pénal qui aurait sanctionné précisément le fait de recevoir des subventions par l’intermédiaire d’une autre ONG enregistrée. De même, les autorités n’ont jamais avancé que les subventions avaient été octroyées dans un but, celui de financer l’observation des élections présidentielles de 2013, qui aurait été illégal, ni que les activités effectivement exercées par M. Mammadli grâce à ces subventions auraient été illégales. De surcroît, les donateurs n’ont jamais déclaré que l’argent octroyé avait été employé différemment de ce qui avait été convenu. On peut donc supposer que les activités de M. Mammadli ne poursuivaient aucun but commercial, qu’elles n’étaient pas interdites par la loi et qu’elles ne visaient pas à générer des profits. En tout état de cause, les autorités de poursuite n’ont jamais apporté de preuve contraire à cet égard. Partant, la Cour conclut que les faits invoqués par les autorités de poursuite n’étaient pas suffisants pour soupçonner M. Mammadli d’avoir commis les trois infractions qui lui ont été initialement reprochées et justifier une arrestation ou détention régulière au sens de l’article 5 § 1. Les autres charges ont été retenues contre M. Mammadli après la dernière ordonnance prorogeant sa détention provisoire, en mars 2014, et elles étaient donc sans importance pour l’appréciation du caractère raisonnable des soupçons qui pesaient contre l’intéressé.
La Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1. Compte tenu de cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré par le requérant de l’article 5 § 3.
Enfin, la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 4 faute d’un contrôle judiciaire adéquat de la régularité de la détention de M. Mammadli. Elle observe en particulier que les juridictions nationales se sont pour l’essentiel bornées à approuver automatiquement les demandes de maintien en détention de l’intéressé formulées par le ministère public, utilisant des formules brèves et vagues pour rejeter les griefs soulevés par le requérant à cet égard.
Article 18 combiné avec l’article 5 (arrestation et détention de M Mammadli reposant sur un motif inavoué)
La Cour considère que plusieurs facteurs se combinent pour étayer l’argument avancé par M. Mammadli et les tierces parties selon lequel l’arrestation et la détention de l’intéressé s’inscrivaient dans une campagne plus vaste de répression des activités des défenseurs des droits de l’homme menée en Azerbaïdjan en 2014. En particulier, la Cour tient compte du contexte général dans lequel M. Mammadli a été arrêté et placé en détention, à savoir une législation de plus en plus sévère et restrictive à l’égard des activités et du financement des ONG, les commentaires des responsables du pays sur les ONG et leurs dirigeants, le fait que plusieurs défenseurs des droits de l’homme connus ont été arrêtés et inculpés dans des circonstances similaires, et le calendrier choisi pour engager une procédure pénale contre M. Mammadli, seulement quelques jours après la publication par son ONG d’un rapport sur les résultats des dernières élections présidentielles. Partant, la Cour estime que le véritable but de l’arrestation et du placement en détention de M. Mammadli était de le réduire au silence et de le punir pour ses activités dans le domaine de l’observation électorale, et non pas de le traduire devant l’autorité judiciaire compétente du chef de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Il y a donc eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 5.
Grande chambre Merabishvili c. Géorgie du 28 novembre 2017 requête n° 72508/13
Article 18 combiné à l'article 5 § 1 : Initialement justifiée, la détention provisoire d’un ancien Premier ministre de la Géorgie a été ensuite injustement utilisée comme moyen de pression sur lui. La détention pour une cause est en réalité, utilisée pour un autre but.
un ancien Premier ministre de la Géorgie, Ivane Merabishvili, qui soulevait notamment un grief selon lequel ces mesures avaient des buts autres que ceux affichés. En particulier, M. Merabishvili alléguait que l’arrestation et la détention provisoire avaient eu pour but de l’exclure de la scène politique et que le Procureur général – qui l’avait fait secrètement extraire de sa cellule tard dans la nuit, plusieurs mois après son arrestation, afin de l’interroger – avait cherché à utiliser sa détention comme moyen de pression, pour le contraindre à donner des informations sur les comptes bancaires étrangers de l’ancien président de la Géorgie, Mikheil Saakashvili, et sur la mort d’un ancien Premier ministre du même pays, Zurab Zhvania, survenue en 2005. Cliquez ici pour lire l'arrêt intégralement au format pdf
LES FAITS
Le requérant, Ivane Merabishvili, est un ressortissant géorgien né en 1968. Il purge actuellement une peine d’emprisonnement à Tbilissi (Géorgie). Avant les élections législatives d’octobre 2012, qui aboutirent à un changement de gouvernement, M. Merabishvili, qui était l’un des dirigeants du parti alors au pouvoir, le Mouvement national uni (MNU), avait été membre du gouvernement géorgien. En effet, de 2005 à 2012, il avait été ministre de l’Intérieur et, de juillet à octobre 2012, Premier ministre. Après que la coalition politique Rêve géorgien, vainqueur des élections législatives d’octobre 2012, eut formé un nouveau gouvernement, M. Merabishvili fut élu secrétaire général du MNU, qui devint le principal parti d’opposition en Géorgie. M. Merabishvili fut arrêté le 21 mai 2013 à la suite de l’ouverture de deux procédures pénales dirigées contre lui. Selon le premier chef d’inculpation, de juillet à septembre 2012 il avait conçu un stratagème permettant de créer des emplois publics fictifs pour plus de 20 000 personnes, lesquelles avaient ainsi indûment perçu l’équivalent de deux millions d’euros, pour l’exécution de tâches liées à la campagne en faveur du MNU avant les élections d’octobre 2012. D’après les autorités, il avait ainsi acheté des voix, détourné des biens et abusé de son autorité en tant qu’agent public. Le deuxième chef d’inculpation indiquait que M. Merabishvili avait systématiquement utilisé, pour des vacances en famille, une résidence qui était située dans une station balnéaire sur la côte géorgienne de la mer Noire et appartenait à une société visée par une enquête du ministère de l’Intérieur, et qu’il avait usé de fonds publics pour faire réaliser des travaux de rénovation dans cette résidence. Selon les autorités, en usant d’une position officielle, il avait de la sorte porté atteinte à l’inviolabilité de la propriété et détourné des biens. Le 22 mai 2013, le tribunal de Koutaïssi fit droit à la demande du parquet de Géorgie occidentale tendant au placement de M. Merabishvili en détention provisoire au motif que celui-ci risquait de prendre la fuite et d’entraver l’administration des preuves. Quant au risque de fuite, le parquet avait notamment relevé les circonstances suivantes : grâce aux fonctions publiques occupées par lui pendant plusieurs années, M. Merabishvili avait de nombreux contacts à l’étranger ; son épouse avait quitté la Géorgie juste après qu’il avait été convoqué pour être interrogé ; une perquisition de l’appartement de M. Merabishvili avait permis de découvrir d’importantes sommes d’argent liquide ; et il avait été découvert qu’il possédait un faux passeport. L’appel formé par M. Merabishvili contre la décision de placement en détention provisoire fut rejeté le 25 mai 2013. Lors d’une séance de l’audience préliminaire le 25 septembre 2013, M. Merabishvili demanda la levée de sa détention provisoire. Il faisait valoir en particulier qu’avant son arrestation il s’était toujours dûment présenté aux interrogatoires et qu’il s’était rendu de nombreuses fois à l’étranger et était toujours rentré comme prévu. Par ailleurs, il proposa de rendre son passeport. Il souligna aussi que l’enquête était déjà close et que les autorités avaient recueilli tous les témoignages et autres éléments de preuve. Il en déduisait qu’il n’y avait plus de risque qu’il influençât les témoins. Le parquet soutint entre autres que ce risque perdurait. À l’appui, il se référait notamment à un incident de novembre 2012, lors duquel M. Merabishvili aurait été interpellé à l’aéroport de Tbilissi alors qu’il tentait de franchir la frontière à l’aide d’un faux passeport, et aurait ensuite menacé le chef de la police des frontières, essayant de l’empêcher d’enquêter sur cet incident. Le parquet fit également remarquer que les témoins devaient encore déposer lors du procès. Le même jour, le tribunal de Koutaïssi examina la demande de mise en liberté introduite par M. Merabishvili et la rejeta, sans plus d’explication. À la date du début de son procès, le 7 octobre 2013, M. Merabishvili demanda encore la levée de sa détention provisoire. Le tribunal rejeta à nouveau la demande, notant que l’intéressé n’avait pas indiqué l’existence de nouvelles circonstances appelant un réexamen. Le fait que le procès avait déjà commencé était sans rapport avec la justification de sa détention.
En février 2014, M. Merabishvili fut reconnu coupable de la majorité des infractions qui lui étaient reprochées, notamment de celles-ci : achat de votes, détournement de biens et atteinte à l’inviolabilité du domicile d’autrui. Considérée comme superflue, l’accusation d’abus d’autorité fut rejetée. M. Merabishvili fut condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement et à une interdiction d’exercer une fonction publique pendant une période de un an et demi. Le jugement fut confirmé en appel. Par la suite, dans le cadre de trois autres procédures pénales, M. Merabishvili fut reconnu coupable d’autres infractions relatives à des abus d’autorité commis lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Selon M. Merabishvili, alors qu’il était en détention provisoire, au petit matin du 14 décembre 2013, il fut secrètement extrait de sa cellule et emmené en voiture, la tête couverte, à un entretien avec le Procureur général, O.P., et le chef de la direction pénitentiaire, D.D. Ces deux personnes le menacèrent pour obtenir des informations sur les comptes bancaires de l’ancien président géorgien Mikheil Saakashvili, qui avait quitté le pays en octobre 2013, et sur la mort survenue en 2005 de l’ancien Premier ministre Zurab Zhvania. La mort de celui-ci, qui, selon la version officielle des faits, était décédé accidentellement d’une intoxication au monoxyde de carbone, continuait d’alimenter un débat très animé. L’une des promesses de campagne faites par le parti Rêve géorgien avait été d’éclaircir les circonstances de ce décès. Lors d’une audience tenue dans son affaire le 17 décembre 2013, qui fut diffusée en direct à la télévision, M. Merabishvili formula ses allégations sur ce qui s’était passé la nuit du 14 décembre 2013. Il proposa aux autorités de vérifier ses allégations, notamment en visionnant les images enregistrées par le système de vidéosurveillance de la prison où il était détenu. Le 20 décembre 2013, l’inspection générale du ministère des Prisons ouvrit une enquête interne au sujet des allégations de M. Merabishvili. Au cours de cette enquête, le chef adjoint de la direction pénitentiaire informa le chef adjoint de l’inspection générale qu’il n’était pas possible de donner suite à la demande de ce dernier visant à obtenir une copie des images enregistrées par les caméras de surveillance de la prison et du bâtiment de la direction pénitentiaire pour la période pertinente, car ces images n’étaient conservées que pendant 24 heures avant d’être effacées. Les inspecteurs visionnèrent les images enregistrées par les caméras de surveillance qui équipaient des locaux, tels que des stations-service, se trouvant le long de la route censée avoir été empruntée par la voiture qui aurait transporté M. Merabishvili la nuit en question. Ils notèrent qu’ils n’avaient rien vu d’intéressant sur ces images. L’enquête fut close en janvier 2014 avec un rapport concluant que les allégations n’avaient pas été confirmées. Après le prononcé de l’arrêt rendu par une chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans la présente affaire, le parquet général ouvrit une enquête pénale le 21 juin 2016 sur les allégations de M. Merabishvili. Parmi d’autres témoins, l’ancien Procureur général, O.P., et l’ancien chef de la direction pénitentiaire, D.D., furent interrogés pour la première fois en septembre 2016. Tous les deux contestèrent les allégations. En février 2017, un procureur du parquet général mit un terme à l’enquête, concluant que les allégations de M. Merabishvili n’avaient pas été confirmées.
ARTICLE 5 § 1
La Cour conclut à la non-violation de l’article 5 § 1 en qui concerne tant l’arrestation de M. Merabishvili que sa détention provisoire considérée isolément. Elle note en particulier que celui-ci n’a pas soutenu que son arrestation et sa détention provisoire ne se fondaient pas sur des raisons plausibles de soupçonner qu’il avait commis les infractions en question.
Aucun des éléments du dossier ne jette le doute sur le caractère plausible des soupçons ayant pesé sur M. Merabishvili. En outre, rien n’indique qu’au moment de son arrestation il n’y ait eu aucune intention de le conduire devant un tribunal. M. Merabishvili a d’ailleurs été amené devant un tribunal le lendemain de son arrestation. Notant que M. Merabishvili se plaignait de ce que le tribunal n’avait pas fixé la durée de sa détention provisoire, la Cour estime que cette omission ne soulève pas de question sous l’angle de la Convention. Elle observe en particulier que, d’après le code géorgien de procédure pénale, M. Merabishvili ne pouvait pas être détenu plus de neuf mois pour les infractions qui lui étaient reprochées. Par conséquent, les règles régissant sa détention provisoire n’étaient pas source d’incertitude et il n’existait pas de risque que cette détention durât indéfiniment. De plus, l’intéressé avait été condamné huit mois et vingt-sept jours après son arrestation. Article 5 § 3 La Cour conclut à la non-violation de l’article 5 § 3 en ce qui concerne la phase initiale de la détention provisoire de M. Merabishvili en mai 2013. Elle relève que le tribunal a énoncé des motifs pertinents pour le placer en détention provisoire, à savoir les risques de fuite et de pression sur les témoins. Alors que le tribunal n’a pas solidement établi le risque que l’intéressé influençât les témoins, le risque de fuite a été établi de façon plus concrète. Le parquet avait notamment souligné que l’épouse de M. Merabishvili avait quitté la Géorgie juste après qu’il avait été convoqué pour être interrogé, qu’une perquisition de l’appartement de l’intéressé avait permis de découvrir d’importantes sommes d’argent liquide et qu’il possédait encore un faux passeport. Ces faits, auxquels s’ajoutait la gravité de la peine à laquelle M. Merabishvili pouvait s’attendre en cas de condamnation, semblaient indiquer qu’immédiatement après l’inculpation du requérant on pouvait considérer que le risque de fuite à l’étranger était suffisamment réel et qu’il ne pouvait pas être écarté par l’application d’une mesure moins restrictive. La Cour conclut cependant à la violation de l’article 5 § 3 quant à la persistance de motifs justifiant le maintien de M. Merabishvili en détention provisoire. Lorsque M. Merabishvili a contesté sa détention pour la première fois en septembre 2013, quatre mois après son arrestation, les parties ont repris en substance leurs arguments relatifs aux risques de fuite et de pression sur les témoins. Par leur nature, les motifs qui avaient initialement légitimé le placement de l’intéressé en détention provisoire pouvaient avoir changé au fil du temps et, par conséquent, il fallait les examiner à nouveau. Pourtant, le tribunal n’a énoncé aucun motif pour justifier sa décision de prolongation de la détention provisoire. Dans sa décision ultérieure d’octobre 2013, le même tribunal a brièvement constaté que M. Merabishvili n’avait pas indiqué l’existence de faits ou d’éléments de preuve nouveaux. Il n’a donc absolument pas tenu compte du passage du temps et a clairement indiqué qu’il appartenait à M. Merabishvili de démontrer que sa détention n’était plus justifiée. Cependant, sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, il incombe aux autorités et non à la personne détenue d’établir la persistance de motifs justifiant son maintien en détention provisoire. Les motifs avancés par le tribunal ne suffisaient donc pas à justifier sa décision de prolongation de la détention provisoire.
ARTICLE 5 § 4
Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue sous l’angle de l’article 5 § 3, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’aborder la même question sur le terrain de l’article 5 § 4.
ARTICLE 18 COMBINE A L'ARTICLE 5 § 1
La Cour rejette d’abord une exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.
Selon ce dernier, M. Merabishvili n’a pas présenté ses allégations relatives à l’entretien qu’il aurait eu avec le Procureur général dans les six mois suivant la date à laquelle celui-ci aurait eu lieu. L’intéressé n’aurait donc pas respecté le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. La Cour reconnaît que ces allégations ont été dûment formulées plus de six mois après l’entretien allégué et plus de six mois après que l’avocat de M. Merabishvili avait été informé de la clôture de l’enquête menée à cet égard. Si l’on considère que ces allégations constituent un grief distinct, elles ont été présentées tardivement.
Cependant, la Cour juge qu’elles ne sont qu’un aspect de plus ou un argument supplémentaire à l’appui du grief déjà soulevé dans la requête, à savoir que la restriction au droit de M. Merabishvili à la liberté aurait été apportée dans un but non prévu par la Convention. Il s’ensuit que rien n’empêche la Cour de connaître de ces allégations.
Principes
Dans son arrêt, la Cour donne un aperçu de la jurisprudence existante relative à l’article 18, notant que l’examen de l’affaire concernant M. Merabishvili a mis en exergue la nécessité de préciser cette jurisprudence. La Cour souligne que l’article 18 n’a pas d’existence indépendante : il ne peut être appliqué que combiné avec un article de la Convention ou de ses Protocoles qui énonce l’un des droits et libertés garantis ou qui définit les conditions dans lesquelles il peut être dérogé à ces droits ou libertés. Le libellé de l’article 18 complète celui de dispositions telles que la deuxième phrase de l’article 5 § 1 et les deuxièmes paragraphes des articles 8 à 11 de la Convention (droit au respect de la vie privée, liberté de religion, liberté d’expression, liberté de réunion et d’association), qui autorisent des restrictions aux droits et libertés que ces articles consacrent. L’article 18 interdit toutefois aussi expressément aux États membres de restreindre les droits et libertés garantis par la Convention dans des buts autres que ceux prévus par la Convention elle-même. Dans cette mesure, il possède une portée autonome. Partant, il peut être violé sans pour autant qu’il y ait violation de l’article avec lequel il s’applique de manière combinée. Par ailleurs, le simple fait qu’une restriction apportée à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non prévu par la Convention se révèle être un aspect fondamental de l’affaire. Quant aux situations dans lesquelles la restriction d’un droit ou d’une liberté poursuit une pluralité de buts – à la fois un but non affiché et un but prévu par la Convention –, la Cour est d’avis que la simple présence d’un but qui ne relève pas de la clause de restriction de l’article concerné ne peut en soi emporter violation de l’article 18. À l’inverse, un constat qu’une restriction vise un but prévu par la Convention n’exclut pas nécessairement une violation de cet article. Il en résulte qu’une restriction peut être compatible avec la disposition normative de la Convention qui l’autorise et, en même temps, être contraire à l’article 18 au motif qu’elle vise principalement un autre but qui n’est pas prévu par la Convention. La question importante est celle de savoir si cet autre but est prédominant. En cas de situation continue, on ne saurait exclure que cette appréciation varie avec le temps. S’agissant du critère de preuve requis, la Cour considère qu’elle n’a aucune raison de se limiter aux preuves directes ou d’appliquer un critère spécial de preuve lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18. Elle doit plutôt s’en tenir à son approche habituelle de la question de la preuve. Bien qu’elle se fonde sur les éléments produits par les parties, elle demande régulièrement d’office à celles-ci d’en présenter qui soient susceptibles de corroborer ou de réfuter les allégations formulées devant elle. Si le gouvernement défendeur ne répond pas à une telle demande, la Cour peut en tirer des conclusions, particulièrement lorsque l’État défendeur est le seul à avoir accès aux informations pertinentes. De plus, le critère de preuve applicable doit être celui de la preuve au-delà de tout doute raisonnable. Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices suffisamment graves, précis et concordants. Les informations provenant de rapports établis par des observateurs internationaux ou des organisations non gouvernementales, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales, sont fréquemment prises en considération pour tirer des conclusions sur les faits.
Application à l’affaire concernant M. Merabishvili
Quant au premier aspect du grief soulevé par M. Merabishvili sur le terrain de l’article 18, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que sa détention provisoire visait principalement à l’exclure de la scène politique géorgienne. Bien que sa détention provisoire ait été ordonnée dans le contexte d’un antagonisme politique violent entre le MNU et la coalition Rêve géorgien, les éléments avancés par M. Merabishvili ne sont pas suffisants pour prouver que le but prédominant de cette détention était de l’empêcher de participer à la vie politique géorgienne. En particulier, même si le fait que des poursuites pénales ont été engagées contre un certain nombre d’anciens hauts responsables du MNU peut faire penser qu’il s’agissait de nuire à ce parti, on peut tout autant y voir l’objectif de s’attaquer aux actes répréhensibles qui étaient censés avoir été commis sous un gouvernement antérieur, dont les membres ne pouvaient voir leur responsabilité engagée alors qu’ils étaient au pouvoir. Il n’y a pas d’éléments indiquant que les tribunaux n’étaient pas suffisamment indépendants des autorités exécutives. Par ailleurs, la façon dont la procédure pénale visant M. Merabishvili a été conduite ne révèle pas non plus que le but de sa détention provisoire revêtait un caractère principalement politique. La durée du procès n’a pas été excessivement longue et le fait qu’il se soit déroulé à Koutaïssi plutôt qu’à Tbilissi n’indique pas que les autorités de poursuite aient souhaité faire juger l’affaire par la juridiction la plus favorable à leur thèse – contrairement à ce que M. Merabishvili soutenait –, car, dans le cadre d’une procédure pénale distincte, un tribunal situé à Tbilissi a aussi ordonné la détention provisoire de l’intéressé. S’agissant du deuxième aspect du grief soulevé par M. Merabishvili sur le terrain de l’article 18, la Cour juge suffisamment convaincantes et donc prouvées les allégations de l’intéressé – dont le Gouvernement contestait l’intégralité – d’après lesquelles celui-ci a été secrètement extrait de sa cellule de prison le 14 décembre 2013. En particulier, le récit de M. Merabishvili quant à la manière dont il aurait été extrait de prison et emmené devant le Procureur général est détaillé et précis et est toujours demeuré cohérent. Il est vrai qu’il n’existe aucune preuve directe à l’appui du récit de M. Merabishvili, mais, détenu par les autorités, il n’était guère en mesure de produire de telles preuves. Néanmoins, ses déclarations sont corroborées par plusieurs éléments indirects. Par exemple, deux témoins interrogés au cours de l’enquête menée par le parquet général ont affirmé qu’ils avaient plusieurs fois entendu l’homme qui était le chef des forces spéciales du ministère des Prisons à l’époque des faits dire qu’il était l’une des personnes qui avaient emmené M. Merabishvili tard dans la nuit devant le Procureur général. Les déclarations de ces deux témoins sont certes des témoignages par ouï-dire, par des personnes qui étaient auparavant les subordonnés de M. Merabishvili. Toutefois, cet aspect est contrebalancé par le fait que M. Merabishvili a précédemment démis l’un de ces témoins de ses fonctions. Ce témoin n’avait donc pas de motif de déformer la vérité en faveur de M. Merabishvili. En outre, une responsable de la direction pénitentiaire a déclaré à deux reprises aux médias que M. Merabishvili avait été emmené devant le Procureur général pour l’entretien en question et, peu de temps après, elle a été démise de ses fonctions. De plus, plusieurs éléments remettent en question les affirmations du Gouvernement. Surtout, celuici a affirmé que les enregistrements des caméras de surveillance de la prison et de celles du bâtiment de la direction pénitentiaire (qui auraient pu confirmer ou infirmer de manière concluante les allégations de M. Merabishvili) avaient été automatiquement détruits après 24 heures. Cette affirmation est douteuse, étant donné que deux responsables, le ministre des Prisons et le chef adjoint de l’inspection générale du même ministère, n’étaient apparemment pas au courant de cette pratique, comme cela ressort de la déclaration faite par le premier en réponse aux allégations, ainsi que de la demande de copie des enregistrements formulée par le second au cours de l’enquête menée par l’inspection générale. De plus, on ne sait pas clairement quelle était la méthode employée pour visionner les enregistrements des caméras de surveillance privée et des caméras de surveillance du trafic routier – ce qui, selon les inspecteurs du ministère, n’aurait rien révélé d’intéressant – et l’avocat de M. Merabishvili n’a pas eu accès à ces enregistrements. Enfin, la Cour ne peut pas vraiment accorder de poids aux déclarations faites durant l’enquête par des personnes, telles que le directeur de la prison, qui étaient des subordonnés des accusés. Ces derniers, à savoir le Procureur général et le chef de la direction pénitentiaire, n’ont pas été interrogés avant septembre 2016, au cours de la seconde enquête ouverte à la suite du prononcé de l’arrêt de la chambre. La Cour estime qu’elle peut tirer des conclusions des éléments dont elle dispose et de la conduite des autorités. Rien n’indique que jusqu’au 14 décembre 2013, soit pendant une période de près de sept mois après l’arrestation de M. Merabishvili, les autorités aient cherché à utiliser sa détention provisoire pour le contraindre à fournir des informations sur la mort de M. Zhvania ou sur les comptes bancaires de M. Saakashvili. La Cour considère toutefois que la restriction au droit de M. Merabishvili à la liberté s’analyse en une situation continue. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, elle conclut que le but prédominant de la restriction a changé. Alors qu’au début il s’agissait d’enquêter sur la base de raisons plausibles de soupçonner M. Merabishvili d’avoir commis des infractions, il s’est agi par la suite d’obtenir des informations sur la mort de M. Zhvania et sur les comptes bancaires de M. Saakashvili, comme le démontrent les faits du 14 décembre 2013. La Cour observe notamment qu’à ce moment-là les raisons de maintenir M. Merabishvili en détention provisoire avaient perdu de leur pertinence. C’est pourquoi elle a constaté une violation de l’article 5 § 3. De plus, les deux questions sur lesquelles M. Merabishvili a été interrogé revêtaient une importance considérable pour les autorités à cette période-là. M. Saakashvili – qui est devenu la cible de plusieurs procédures pénales – venait de quitter le pays à la fin de sa présidence et l’enquête sur la mort de M. Zhvania, qui avait été rouverte à la fin de l’année 2012, ne connaissait aucun progrès significatif. La Cour conclut à la violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1.
Satisfaction équitable (Article 41)
La Cour dit, par neuf voix contre huit, que la Géorgie doit verser à M. Merabishvili 4 000 euros pour dommage moral.
Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan du 17 mars 2016 requête no 69981/14
Violations des articles 18 et 34 : La détention d’un militant était injustifiée car les accusations sont imaginaires et visait à le punir pour ses activités de défense des droits de l’homme. Son avocat est rayé du barreau
Article 18 combiné avec l’article 5
La Cour considère que plusieurs facteurs combinés viennent à l’appui de l’argument de M. Jafarov et des tiers intervenants selon lequel l’arrestation et la détention de M. Javarov s’inscrivaient plus largement dans le cadre d’une campagne menée en 2014 destinée à « réprimer les défenseurs des droits de l’homme en Azerbaïdjan ».
Premièrement, l’arrestation et la détention de M. Jafarov se sont produites à un moment où la législation sur les activités et le financement des ONG se faisait plus dure et plus restrictive.
Deuxièmement, la Cour prend note des nombreuses déclarations émanant de hauts fonctionnaires et des articles parus dans les médias favorables au Gouvernement qui accusaient régulièrement les ONG locales et leurs dirigeants, dont M. Jafarov, d’être des traîtres, des agents à la solde de l’étranger, et de contribuer à donner une image négative du pays en rendant compte de la situation y régnant dans le domaine des droits de l’homme. Enfin, la Cour considère que la situation de M. Jafarov ne peut être étudiée isolément. En effet, plusieurs défenseurs des droits de l’homme connus ayant aussi collaboré avec des organisations internationales de défense des droits de l’homme – parmi lesquelles le Conseil de l’Europe – ont aussi été arrêtés et inculpés de chefs similaires.
Toutes ces circonstances prises ensemble indiquent que le véritable but des mesures prises contre M. Jafarov était de le réduire au silence et de le punir de ses activités dans le domaine des droits de l’homme. La Cour juge donc que la liberté du requérant a fait l’objet de restrictions visant des buts autres que celui de le conduire devant l’autorité judiciaire compétente en raison de motifs plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction, ainsi que le prévoit l’article 5 § 1 c). La Cour juge que cela suffit pour conclure à la violation de l’article 18 combiné avec l’article 5.
Article 34
Nul ne conteste que, après sa suspension du barreau en décembre 2014, M. Bagirov, l’avocat de M. Jafarov, s’est vu refuser l’autorisation de rencontrer son client. Les autorités nationales n’ont pas autorisé pareille rencontre alors qu’il apparaissait clairement que la demande en ce sens était en rapport avec la requête introduite par M. Jafarov devant la Cour.
La Cour souligne en particulier que si la suspension du barreau frappant M. Bagirov l’empêchait de défendre des clients dans le cadre de procédures pénales devant les juridictions internes, cette mesure ne pouvait être interprétée comme lui interdisant de représenter des requérants devant elle. Étant donné que l’article 36 § 4 a) de son règlement permet qu’une personne n’ayant pas le titre d’avocat représente un requérant, la Cour dit que les États doivent veiller à ce que les représentants non avocats soient autorisés à rendre visite à des détenus ayant introduit ou ayant l’intention d’introduire une requête devant elle dans les mêmes conditions que les avocats.
Concernant l’argument du Gouvernement selon lequel le représentant de M. Jafarov a pu soumettre à la Cour des observations longues et détaillées, la Cour fait remarquer qu’un manquement du Gouvernement à ses obligations découlant de l’article 34 ne signifie pas obligatoirement que l’ingérence ait un effet perceptible sur l’exercice du droit de recours individuel. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut que l’Azerbaïdjan n’a pas respecté les obligations qui découlaient pour lui de l’article 34.
Timochenko C. Ukraine requête 49872/11 du 30 avril 2013
VIOLATION DE L'ARTICLE 5§1 DE LA CONVENTION
Sur l’allégation de Mme Timochenko relative à l’illégalité et l’arbitraire de sa détention provisoire, la Cour relève que la détention provisoire a été ordonnée pour une période indéterminée, ce qui en soi est contraire aux exigences de l’article 5. La Cour a conclu dans d’autres affaires dirigées contre l’Ukraine qu’il s’agit là d’un problème récurrent dénotant une lacune législative.
De plus, il n’était pas indiqué dans l’ordonnance de mise en détention du 5 août 2011 que Mme Timochenko avait failli à se conformer à la mesure préventive dont elle faisait l’objet, à savoir l’obligation de ne pas quitter la ville. Par ailleurs, le juge de première instance n’a pas affirmé que l’intéressée avait omis d’assister à l’une ou l’autre des audiences. En conséquence, les accusations avancées pour justifier sa détention, notamment le fait qu’elle avait refusé de donner son adresse lors d’une audience et qu’elle avait eu quelques minutes de retard à une autre, ne dénotaient aucun risque que la requérante ne se soustraie à la justice. Le juge a justifié la mise en détention essentiellement par le fait que Mme Timochenko aurait entravé la procédure et aurait eu un comportement outrageant. Or ces motifs ne sont pas compris dans la liste de ceux qui peuvent justifier une privation de liberté en vertu de l’article 5 § 1. De plus, on voit mal pourquoi il était plus approprié, eu égard au comportement prétendument outrageant de Mme Timochenko, de remplacer l’obligation de ne pas quitter la ville par une incarcération. Etant donné que les raisons indiquées pour justifier la détention provisoire sont restées les mêmes jusqu’à la condamnation de Mme Timochenko, la Cour estime que la détention a été arbitraire et illégale pendant l’ensemble de la période.
Partant, elle conclut à la violation de l’article 5 § 1.
VIOLATION DE L'ARTICLE 18 ET 5§1 DE LA CONVENTION
La Cour relève que Mme Timochenko, qui a été Premier ministre et qui dirigeait l’un des principaux partis d’opposition, a été accusée d’abus de pouvoir et de fonctions officielles et a été poursuivie peu après le changement de gouvernement. A cet égard, l’espèce est similaire à l’affaire Loutsenko c. Ukraine (6492/11), qui concernait la détention d’un ancien ministre. Mme Timochenko soutenait en particulier que les autorités l’avaient mise en détention en vue de l’empêcher de participer à la vie politique et de se porter candidate aux élections du 28 octobre 2012.
La Cour a déjà estimé que la détention de Mme Timochenko – même si le Gouvernement soutient que celle-ci était conforme à l’article 5 – avait pour but principal de la sanctionner pour son manque de respect allégué à l’égard du tribunal de première instance. Dès lors, la Cour conclut que la restriction à la liberté de Mme Timochenko n’a pas été appliquée aux fins de la conduire devant l’autorité judiciaire compétente parce qu’il y avait des raisons plausibles de soupçonner qu’elle avait commis une infraction, mais pour d’autres motifs. La Cour estime que cela constitue une base suffisante pour conclure à la violation de l’article 18 combiné avec l’article 5.
TROIS ARRÊTS DE NON EXAMEN CONTRE LA FRANCE
- Arrêt Bozano contre France du 18/12/1986; Hudoc 33; requêtes 9990/82; la Cour constate que les faits sont condamnés sous l'angle de l'article 5§1; elle n'a donc pas besoin de les examiner sous l'angle de l'article 18.
- Arrêt Delta contre France du 19/12/1990; Hudoc 231; requête 11444/85; la Cour a constaté que le grief tiré de l'article 18 n'apparaît pas dans la décision de recevabilité, elle n'a donc pas compétence pour en connaître.
- Arrêt Quinn contre France du 22/03/1995; Hudoc 502; requête 18590/91; la Cour constate que comme les faits sont déjà condamnés, elle n'a pas besoin de les examiner sous l'angle de l'article 18 de la Convention.
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