ÉGALITÉ DES ARMES DEVANT UN TRIBUNAL

ARTICLE 6§1 DE LA CONVENTION

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"L'égalité des armes est nécessaire devant une juridiction mais la pauvreté est un frein au principe"
Frédéric Fabre docteur en droit.

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Article 6§1 en ses termes compatibles :

"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement () par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle"

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- Le caractère inéquitable de la procédure, décision arbitraire ou déni de justice

- Les juridictions internes reprochent au requérant leur propre faute

- La sécurité juridique des décisions favorables quand les délais de procédure sont dépassées

- Le respect du contradictoire et les garanties procédurales

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MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH

Timofeyev et Postupkin c. Russie du 19 janvier 2021 requêtes nos 45431/14 et 22769/15

99.  Dans son arrêt Steel et Morris c. Royaume-Uni (no 68416/01, CEDH 2005‑II), la Cour a formulé ainsi les critères applicables en la matière :

« 59.  La Cour rappelle que la Convention a pour but de protéger des droits concrets et effectifs. La remarque vaut en particulier pour le droit d’accès aux tribunaux, eu égard à la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (arrêt Airey, précité, pp. 12-14, § 24). Il est essentiel à la notion de procès équitable, tant au civil qu’au pénal, qu’un plaideur se voie offrir la possibilité de défendre utilement sa cause devant le tribunal (ibidem) et qu’il bénéficie de l’égalité des armes avec son adversaire (voir, parmi de nombreux autres exemples, De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 238, § 53).

60.  L’article 6 § 1 laisse à l’Etat le choix des moyens à employer pour garantir aux plaideurs les droits susmentionnés. L’instauration d’un système d’aide judiciaire en constitue un, mais il y en a d’autres, par exemple une simplification de la procédure (Airey, pp. 14-16, § 26, et McVicar, § 50).

61.  La question de savoir si l’octroi d’une aide judiciaire est nécessaire pour que la procédure soit équitable doit être tranchée au regard des faits et circonstances particuliers de chaque espèce et dépend notamment de la gravité de l’enjeu pour le requérant, de la complexité́ du droit et de la procédure applicables, ainsi que de la capacité du requérant de défendre effectivement sa cause (Airey, pp. 14-16, § 26 ; McVicar, §§ 48 et 50 ; P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 91, CEDH 2002‑VI ; et aussi Munro, décision précitée).

62.  Toutefois, le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations à condition que celles-ci poursuivent un but légitime et soient proportionnées (Ashingdane c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 93, pp. 24-25, § 57). Il peut par conséquent être acceptable d’imposer des limitations à l’octroi d’une aide judiciaire notamment en fonction de la situation financière du plaideur ou de ses chances de succès dans la procédure (Munro, décision précitée). En outre, l’Etat n’a pas pour obligation de chercher à garantir, au moyen de fonds publics, une égalité des armes totale entre la personne assistée et son adversaire, du moment que chaque partie se voit offrir une possibilité́ raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (De Haes et Gijsels, précité, p. 238, § 53, et aussi McVicar, §§ 51 et 62). »

103.  En ce qui concerne la complexité de la procédure, la Cour note que l’examen judiciaire de la demande tendant au placement du premier requérant sous surveillance administrative était régi par le code de procédure civile en vigueur au moment des faits. Ni le premier requérant ni le Gouvernement ne se sont prononcés sur la question de savoir si la procédure était particulièrement complexe, par exemple en raison de règles spécifiques quant à la forme des observations des parties (voir, à titre d’exemple, Gnahoré c. France, no 40031/98, § 40, CEDH 2000‑IX) ou quant à la présentation de preuves (voir, à titre d’exemple, McVicar, précité, § 54). La Cour, quant à elle, relève que les éléments soumis à l’attention du tribunal de l’arrondissement Oktiabrskiy n’étaient pas excessivement volumineux et que l’examen au fond de la demande du 17 septembre 2013 a nécessité une seule audience (paragraphes 9‑10 ci‑dessus ; comparer, a contrario, avec Steel et Morris, précité, § 65). Quant au droit matériel, la Cour constate que l’examen de la demande tendant à la mise en place de la surveillance administrative portait sur des questions juridiques qui demandaient une certaine connaissance du droit et de la jurisprudence (voir la partie relative au droit interne pertinent, paragraphes 30‑61 ci‑dessus).

104.  En ce qui concerne la capacité du premier requérant à défendre effectivement sa cause, la Cour observe que l’intéressé n’était pas une personne expérimentée ou spécialiste dans le domaine du droit (voir, a contrario, McVicar, précité, § 53). Elle rappelle que les parties à une affaire peuvent se heurter à certains problèmes juridiques délicats, tels que la nécessité de recueillir des dépositions d’experts, de respecter des délais légaux, de formuler des questions et des objections pertinentes pour l’issue du litige, de rechercher des témoins, de les citer et de les interroger (Nenov, précité, § 46). En l’occurrence, la Cour constate que, lors de l’audience du 26 novembre 2013, le premier requérant a fait part de ses difficultés relatives à l’envoi de ses plaintes par l’administration pénitentiaire et qu’il a également demandé l’assistance du tribunal dans la collecte de preuves pour démontrer que l’attestation du 7 décembre 2013 portant sur son évaluation psychologique avait été falsifiée par l’administration de la colonie pénitentiaire (paragraphes 9‑10 ci‑dessus). Cependant, le juge n’a pas assisté le premier requérant, ayant décidé de rejeter toutes ses demandes procédurales faites en ce sens (comparer, a contrario, avec Steel et Morris, précité, § 69, affaire dans laquelle les juges internes avaient accordé une « ample assistance » et une « grande liberté » aux requérants). Or la Cour estime que, si le premier requérant avait été représenté par un avocat, il aurait pu préparer sa défense afin de remettre en cause les éléments versés par son adversaire. Aux yeux de la Cour, il était d’autant plus important d’assurer au premier requérant la défense de sa cause que, pour imposer les restrictions administratives audit requérant, le juge de première instance a pris en compte la « personnalité » de l’intéressé et « l’avis négatif » de l’administration de l’établissement pénitentiaire (paragraphe 11 ci‑dessus). La Cour observe en outre que l’adversaire du premier requérant, à savoir le représentant de la colonie pénitentiaire, a bénéficié de l’assistance du procureur tout au long de la procédure.

105.  La Cour note ensuite que, en l’occurrence, les juridictions internes ont prononcé plusieurs ajournements afin de permettre au premier requérant de trouver un représentant (paragraphes 6‑7 ci‑dessus). Elle constate en même temps que les demandes de l’intéressé formulées sur le terrain de l’article 50 du CPC étaient motivées par l’absence de moyens financiers pour rémunérer un avocat, et non pas par le manque de temps pour en trouver. Les ajournements prononcés n’auraient donc pas pu remédier à la situation du premier requérant, lequel purgeait une peine d’emprisonnement au moment de l’examen de l’affaire par la juridiction de première instance et, de ce fait, avait peu de chances de voir sa situation financière s’améliorer. Il en va de même quant à la procédure en instance d’appel : bien que celle-ci eût ajourné l’audience pour permettre à l’intéressé de conclure une convention d’assistance juridique avec l’avocat N. (paragraphes 15‑16 ci‑dessus), rien ne permet d’admettre qu’une telle convention aurait pu être conclue à titre gratuit.

107.  Eu égard à ce qui précède, notamment à la gravité de l’enjeu pour le premier requérant dans la procédure relative à son placement sous surveillance administrative pour une durée de huit ans ainsi qu’aux difficultés rencontrées par l’intéressé pour préparer sa défense, dont celui‑ci a fait part aux tribunaux, la Cour estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’impossibilité pour ledit requérant de bénéficier d’une aide judiciaire gratuite en vue d’obtenir l’assistance d’un avocat a dû placer l’intéressé dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

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LE CARACTÈRE INÉQUITABLE D'UNE PROCÉDURE

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- LA CEDH N'EST PAS UNE QUATRIÈME INSTANCE

- LE TRIBUNAL REND UNE DECISION CONTRAIRE A LA JURISPRUDENCE HABITUELLE

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- LE TRIBUNAL COMMET UNE ERREUR MANIFESTE D'INTERPRETATION DE LA LOI

- LE TRIBUNAL COMMET DES ERREURS DE FAITS

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- LE TRIBUNAL N'EXAMINE PAS LES OFFRES DE PREUVE

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- LE TRIBUNAL IMPOSE UNE PRESCRIPTION NON FONDÉE

- LE REFUS DE REPORT D'AUDIENCE POUR MOTIF LÉGITIME

- LE REFUS D'EXAMEN DE L'AFFAIRE EN L'ABSENCE DU DEMANDEUR

- LE DEFAUT D'ASSISTANCE DU DEFENDEUR A L'AUDIENCE QUI DÉCIDE DE SES DROITS

   

LA CEDH N'EST PAS UNE QUATRIÈME INSTANCE

Xhoxhaj c. Albanie du 9 février 2021 requête n° 15227/19

Article 6-1 : La procédure de réévaluation qui a conduit à la révocation d’un juge de la Cour constitutionnelle était équitable et la révocation proportionnée.

par 6 voix contre 1, non-violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’homme en ce qui concerne le prétendu manque d’indépendance et d’impartialité des organes de réévaluation ;

par 5 voix contre 2, non-violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne le caractère prétendument inéquitable de la procédure ;

par 5 voix contre 2, non-violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne le défaut allégué d’audience publique devant la Chambre d’appel ;

par 5 voix contre 2, non-violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne l’atteinte alléguée au principe de sécurité juridique ;

et par 5 voix contre 2, non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).

L’affaire concerne une juge de la Cour constitutionnelle qui fut démise de ses fonctions à l’issue d’une procédure de réévaluation entamée à son égard, dans le cadre d’un processus exceptionnel de réévaluation de l’aptitude à exercer des fonctions de tous les juges et procureurs du pays, dit « vetting ». La Cour juge en particulier qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1, constatant que les organes de réévaluation ont été indépendants et impartiaux, que la procédure a été équitable, que la tenue d’une audience publique devant la chambre d’appel n’était pas strictement requise et qu’il n’a pas été porté atteinte au principe de sécurité juridique. La Cour estime en outre que la révocation a été proportionnée et que l’interdiction légale perpétuelle de réintégrer le système judiciaire imposée à la requérante en raison de graves violations éthiques se conciliait avec la garantie d’intégrité de la fonction judiciaire et de la confiance du public dans le système judiciaire et n’a donc pas violé les droits de l’intéressée au titre de l’article 8.

FAITS

Pendant un certain nombre d’années, des enquêtes menées en Albanie ont montré que l’opinion publique était très préoccupée par le niveau de corruption perçu dans le système judiciaire. Étaient ainsi considérés comme largement répandues, entre autres, les commissions occultes pour obtenir des nominations judiciaires, le versement de pots-de-vin à des procureurs pour qu’ils classent des affaires, et le fait pour des juges d’accepter des pots-de-vin pour retarder des audiences ou favoriser certaines parties. En 2016, le Parlement albanais modifia la Constitution et adopta la loi sur la réévaluation transitoire des juges et des procureurs (dite « loi sur la réévaluation ») pour permettre une réforme. Tous les juges et les procureurs seraient soumis à une réévaluation par la nouvelle Commission indépendante des qualifications (CIQ), en première instance, et la Chambre d’appel, en appel. La réévaluation consisterait à réévaluer trois critères : une évaluation du patrimoine détenu par la personne à réévaluer et par les membres de sa famille proche, une vérification des antécédents en matière d’intégrité concernant d’éventuels liens avec la criminalité organisée et une évaluation des compétences professionnelles. La Commission de Venise a rendu des avis sur les amendements constitutionnels et la loi sur la réévaluation, constatant que la réévaluation des juges et des procureurs était justifiée et nécessaire pour que l’Albanie « se protège du fléau de la corruption, qui, s’il n’est pas combattu, pourrait détruire totalement [le] système judiciaire ». La Cour constitutionnelle albanaise se prononça également en faveur de la constitutionnalité de la loi sur la réévaluation.

Le cas de Mme Xhoxhaj

En 1995, la requérante fut nommée juge au tribunal de district de Tirana. Elle fut par la suite membre de la Cour suprême de justice. En 2010, elle fut élue juge à la Cour constitutionnelle pour un mandat de neuf ans. À partir de 2003, la requérante et son partenaire, qui était également un fonctionnaire, produisirent chaque année une déclaration de patrimoine. En 2016, la requérante déposa trois déclarations distinctes, à savoir une déclaration de patrimoine, une déclaration d’intégrité et d’antécédents et un formulaire d’auto-évaluation professionnelle, conformément à la loi sur la réévaluation. En ce qui concerne la déclaration de patrimoine, la requérante révéla, notamment, qu’elle était copropriétaire d’un appartement de 101 m² et qu’elle détenait certains comptes bancaires à l’étranger. En novembre 2017, un collège fut formé au sein de la CIQ, qui ouvrit une enquête sur les déclarations de la requérante, en raison de son statut de juge à la Cour constitutionnelle. En mars 2018, la CIQ informa la requérante de ses conclusions préliminaires, qui mettaient en évidence des incohérences relevées en ce qui concerne une partie du patrimoine de la requérante et ses liquidités prétendument injustifiées pour certaines années. En outre, un citoyen se plaignit d’un conflit d’intérêts impliquant la requérante et son père, ce qui amena la requérante à ne pas se récuser de l’examen d’un recours constitutionnel déposé par cette personne. Conformément à la loi, la charge fut transférée à la requérante de justifier la légalité de son patrimoine, et celle-ci dut fournir des explications concernant ces discordances. La requérante présenta de nombreux arguments par écrit et oralement lors d’une audience publique. Le 4 juin 2018, la CIQ rendit sa décision, concluant, en ce qui concerne l’appartement de 101 m², qu’il n’avait pas été établi que la requérante et son partenaire avaient eu des revenus légaux suffisants pour acquérir ce bien. La requérante n’avait pas non plus indiqué de manière exacte la source des revenus utilisés pour acquérir l’appartement et avait omis de révéler l’existence de ce bien pendant plusieurs années dans ses déclarations de patrimoine. De plus, il manquait les pièces justificatives légales justifiant la légalité de la source de revenus utilisée. La CIQ estima également, entre autres, que la requérante avait omis de révéler son conflit d’intérêts et ne s’était pas récusée de la procédure constitutionnelle, ce dont s’était plaint un citoyen. Sa révocation de la fonction judiciaire fut ordonnée en raison de ces manquements. La requérante introduisit un recours devant la Chambre d’appel, en présentant des arguments détaillés, à savoir, notamment, que sa révocation aurait été disproportionnée, et que la procédure de réévaluation aurait été, entre autres, inéquitable, impartiale et contraire à la loi. L’appel fut examiné à huis clos. La Chambre d’appel formula des conclusions détaillées concernant la procédure devant les organes de réévaluation et les critères de réévaluation. En ce qui concerne l’évaluation du patrimoine, elle annula certaines des conclusions de la CIQ, mais elle confirma le constat selon lequel la requérante et son partenaire n’avaient pas eu de revenus suffisants pour acheter l’appartement de 101 m², et celui selon lequel l’intéressée avait fait une fausse déclaration et dissimulé ce bien pendant un certain nombre d’années. S’agissant des liquidités injustifiées pour certaines années, la Chambre d’appel constata que « la requérante [n’avait] pas expliqu[é] de manière convaincante de quelle source légale provenaient ces montants monétaires ; elle [avait] tent[é] de dissimuler et de présenter les liquidités de façon inexacte ; et elle et [son partenaire] n’[avaient] pas justifi[é] la légalité des revenus pour ces montants financiers ». La Chambre d’appel jugea également que le partenaire de la requérante n’avait pas divulgué l’existence d’un montant en espèces au cours des années, agissant ainsi en violation de la loi, et que la requérante n’avait pas divulgué ses comptes bancaires à l’étranger dans les déclarations annuelles de patrimoine. Enfin, en ce qui concerne l’évaluation des compétences professionnelles, il fut jugé que le fait que la requérante ne s’était pas récusée de la procédure constitutionnelle, ce dont s’était plaint un citoyen, avait sapé la confiance du public dans le système judiciaire. La décision de révoquer la requérante fut confirmée et est devenue définitive.

1. Respect du principe d’un « tribunal indépendant et impartial établi par la loi »

La Cour, après s’être tout d’abord prononcée en faveur de l’applicabilité de l’article 6 sous son volet civil uniquement, estime que, compte tenu de la base juridique suffisamment claire (c’est-à-dire la Constitution et la loi sur la réévaluation) prévoyant la mise en place de la CIQ et de la Chambre d’appel, leur juridiction et leur compétence exclusives pour procéder à la réévaluation transitoire des juges, procureurs, conseillers et assistants juridiques ainsi que leur formation dans le cas de la requérante, les organes de réévaluation ont été créés et composés de manière légitime et ont donc été considérés comme des « tribuna[ux] établis par la loi ». La Cour ne constate pas d’absence d’indépendance de la part de la CIQ ou de la Chambre d’appel. Elle ne remet pas en cause le mode de désignation des membres des organes de réévaluation, car leur nomination a été effectuée conformément à la procédure prévue par la loi. Les éléments du dossier montrent que, une fois nommés, ils n’ont fait l’objet d’aucune pression de la part de l’Exécutif pendant l’examen du dossier de la requérante. Le fait que les membres des organes de réévaluation ne provenaient pas du corps des juges professionnels en exercice était conforme à l’esprit et à l’objectif du processus de réévaluation, en particulier pour éviter tout conflit d’intérêts personnel et pour garantir la confiance du public dans le processus. La durée fixe de leur mandat était compréhensible compte tenu de la nature extraordinaire du processus de réévaluation. La Cour est convaincue que la législation nationale avait prévu des garanties pour leur inamovibilité et leur bon fonctionnement. En ce qui concerne l’impartialité, la Cour a noté qu’il n’y a pas eu de confusion des rôles pour la CIQ : il y avait une obligation légale pour la CIQ d’ouvrir l’enquête qui ne dépendait pas de la volonté de la CIQ de porter des accusations de mauvaise conduite contre la requérante ; ses conclusions préliminaires étaient fondées sur les informations disponibles sans le bénéfice de la défense de la requérante ; et la CIQ avait pris sa décision finale sur la responsabilité disciplinaire de la requérante sur la base de toutes les observations disponibles, y compris les éléments de preuve produits et les arguments présentés par la requérante lors d’une audience publique. Selon la Cour, le simple fait que la CIQ ait formulé des conclusions préliminaires dans le cas de la requérante ne suffit pas à susciter des craintes objectivement justifiées quant à son impartialité. En ce qui concerne la Chambre d’appel, la Cour constate que la requérante n’a pas présenté d’arguments de nature à être examinés au fond. Elle est également convaincue que la Chambre d’appel avait pleine compétence pour examiner les motifs du recours de la requérante et qu’elle a rendu une décision détaillée dans son affaire. La Cour conclut donc à l’absence de violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne le prétendu manque d’indépendance et d’impartialité des organes de réévaluation.

2. Respect des exigences d’équité

La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions nationales. Il appartient en premier lieu aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, de résoudre les problèmes d’interprétation de la législation nationale et d’apprécier les éléments de preuve. La Cour note, tout d’abord, que l’ouverture de l’enquête par la CIQ a été conforme à la loi. À l’issue de celle-ci, des conclusions préliminaires ont été communiquées à la requérante. Selon la Cour, les résultats de l’enquête auraient dû permettre à la requérante de comprendre le sérieux des conclusions préliminaires et de préparer sa défense. La requérante, qui avait été représentée par un avocat de son choix, avait présenté des arguments et des observations détaillés. Rien n’indique qu’elle ait manqué de temps et de moyens pour préparer une défense adéquate. L’accusation de la requérante selon laquelle la CIQ aurait dissimulé des éléments de preuve n’est, pour la Cour, étayée par aucune preuve dans le dossier de l’affaire, et n’est qu’une « simple conjecture ». La CIQ avait pleine juridiction sur toutes les questions de fait et de droit, et a rendu une décision dûment motivée en réponse aux principaux arguments de la requérante.

Enfin, la Cour estime que la Chambre d’appel s’est déclarée pleinement compétente dans la procédure qui lui a été soumise, conformément à la loi, et qu’elle a examiné chacun des motifs du recours de la requérante, y compris le refus d’accepter de nouveaux éléments de preuve, en motivant suffisamment sa décision. La Cour conclut donc à l’absence de violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne le caractère prétendument inéquitable de la procédure. 3. Respect de l’exigence d’une audience pub.

3. Respect de l’exigence d’une audience publique devant la Chambre d’appel

La Cour rappelle qu’elle a jugé que le droit à une audience publique implique le droit à une audience orale devant au moins une instance. En outre, la Cour constate que des procédures disciplinaires concernant des juges ne devraient qu’exceptionnellement se dérouler sans aucune audience orale. La Cour note qu’il y a eu une audience publique devant la CIQ, qui a été indépendante et impartiale, et que la requérante n’avait pas demandé une audience orale devant la Chambre d’appel, qui avait néanmoins fourni des raisons suffisantes pour ne pas tenir d’audience publique. Compte tenu de la nature de la procédure en appel, au cours de laquelle la requérante a eu amplement l’occasion de présenter ses arguments par écrit et où il n’a pas été nécessaire d’entendre des témoins ou de recueillir d’autres éléments de preuve oralement, la tenue d’une audience publique n’était pas strictement requise. La Cour ne constate donc aucune violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne l’absence alléguée d’audience publique devant la Chambre d’appel.

4. Le respect du principe de sécurité juridique

La Cour rappelle que les délais de prescription sont importants pour assurer la sécurité juridique. Toutefois, la Cour déclare que l’audit du patrimoine, en tant que mesure de lutte contre la corruption, présentait des caractéristiques particulières, étant donné que le patrimoine s’accumule tout au long d’une vie et que les autorités nationales étaient tenues d’évaluer la légalité de l’ensemble du patrimoine acquis par les personnes soumises à la procédure de réévaluation. La Cour constate que les conclusions défavorables à l’encontre de la requérante avaient été formulées eu égard aux informations figurant dans la déclaration de patrimoine et les déclarations antérieures faites sur de nombreuses années. Même si la requérante avait été placée dans une position quelque peu difficile pour justifier la légalité des sources financières ayant servi à l’achat de l’appartement de 101 m2 , cela était dû en partie au fait qu’elle n’avait elle-même pas révélé l’existence de ce bien au moment de l’acquisition. De plus, la requérante n’avait fourni aucune pièce justificative de l’existence d’une impossibilité objective de démontrer la nature licite des sources financières, ce qui constituait une circonstance atténuante prévue par la loi sur la compensation. En outre, il n’était pas en soi arbitraire que la charge de la preuve se soit transférée à la requérante dans la procédure de réévaluation après les conclusions préliminaires. La Cour ne constate donc aucune violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne la prétendue violation du principe de sécurité juridique

Article 8

La Cour constate que la révocation constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la requérante, qui est conforme au droit interne et qui poursuit des objectifs légitimes conformes à la Convention. La révocation est probablement la sanction disciplinaire la plus grave qui puisse être imposée à une personne, ce qui exige des éléments de preuve très solides de manquements éthiques ou professionnels. En évaluant la nécessité de prendre cette mesure, la Cour a pris note du « besoin social impérieux » en Albanie de réformer le système judiciaire en raison des niveaux alarmants de corruption dans le système judiciaire.

Pour apprécier si les raisons invoquées par les organes de réévaluation étaient « pertinentes et suffisantes », la Cour a examiné les motifs qui avaient conduit à la révocation de la requérante, en particulier l’évaluation du patrimoine et des compétences professionnelles. En ce qui concerne l’évaluation du patrimoine, elle note que la requérante avait été tenue de justifier les revenus légaux ayant servi à l’acquisition de ses biens. La Cour ne trouve rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans les décisions internes connexes concluant que la requérante avait été une des parties à l’acquisition de l’appartement de 101 m2 dont elle avait omis de révéler l’existence pendant plusieurs années. Elle se réfère aux principes internationaux qui imposent aux juges de respecter des normes d’intégrité particulièrement élevées dans la conduite de leurs affaires privées en dehors des tribunaux – irréprochables aux yeux d’un observateur avisé – afin de maintenir et de renforcer la confiance du public et de réaffirmer la foi dans l’intégrité du pouvoir judiciaire. La Cour prend également note des conclusions internes indiquant que la requérante n’avait pas de revenus suffisants pour justifier des liquidités au cours de certaines années, qu’elle avait omis de révéler l’origine de l’argent sur ses comptes bancaires à l’étranger et que son partenaire avait omis de révéler l’existence, en temps utile, d’une importante somme d’argent liquide, en violation du droit applicable. En ce qui concerne l’évaluation de la compétence professionnelle, la Cour estime que, compte tenu des circonstances de l’espèce, les organes de réévaluation n’avaient pas donné de raisons suffisantes pour justifier la constatation de l’érosion de la confiance du public dans le système en raison de son prétendu manquement à se récuser de la procédure constitutionnelle. En outre, la Cour rappelle que la récusation automatique d’un juge qui a des liens de sang avec un autre juge qui a eu à connaître d’une autre série de procédures concernant une ou toutes les parties à la procédure n’est pas requise dans tous les cas, en particulier pour un pays de la taille de l’Albanie. Néanmoins, la Cour estime que les constatations faites dans le cadre de l’évaluation du patrimoine étaient suffisamment sérieuses au regard du droit national pour justifier la révocation de la requérante. La Cour juge, en se référant aux conclusions des tribunaux nationaux, que la révocation de la requérante était proportionnée. L’existence d’une échelle limitée de sanctions dans la loi sur la réévaluation est conforme à l’esprit de la procédure de réévaluation qui, dans le cadre d’un processus unique, vise à débarrasser le système judiciaire des éléments de corruption et à préserver sa partie saine. En outre, la Cour estime que l’interdiction perpétuelle de réintégrer le système judiciaire imposée, par une autre loi distincte, à la requérante et à d’autres personnes démises de leurs fonctions en raison de graves violations éthiques se conciliait avec la garantie d’intégrité de la fonction judiciaire et de la confiance du public dans le système judiciaire. L’interdiction en question était d’autant plus justifiée compte tenu du contexte national de consolidation en cours de l’État de droit. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8.

ÖZÇELEBİ c. TURQUIE du 23 juin 2015 requête 34823/05

Non violation de l'article 6 : La CEDH n'est pas une quatrième instance et ne peut apprécier les éléments de preuves qui échappe à la CEDH sauf en cas d'arbitraire ou d'appréciation manifestement déraisonnable.

54.  Le requérant se plaint aussi d’une violation de son droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention. Il reproche aux juridictions de n’avoir pas apprécié les preuves de manière juste et équitable.

55.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004-I), par exemple si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, 5 février 2015).

56.  La Cour estime que l’appréciation des éléments de preuve par les juridictions nationales n’est en l’espèce pas arbitraire ou manifestement déraisonnable.

57.  Partant, ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Perez C. France du 12 février 2004 requête n° 47287/99

Non violation de l'article 6 : La CEDH n'est pas une quatrième instance et ne peut apprécier les éléments de preuves qui échappe à la CEDH

80.  La Cour rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, englobe, entre autres, le droit des parties au procès à présenter les observations qu'elles estiment pertinentes pour leur affaire. La Convention ne visant pas à garantir des droits théoriques ou illusoires mais des droits concrets et effectifs (Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37, p. 16, § 33), ce droit ne peut passer pour effectif que si ces observations sont vraiment « entendues », c'est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi. Autrement dit, l'article 6 implique notamment, à la charge du « tribunal », l'obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence (Van de Hurk c. Pays-Bas, arrêt du 19 avril 1994, série A no 288, p. 19, § 59).

81.  Par ailleurs, si l'article 6 § 1 oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, cette obligation ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (ibidem, p. 20, § 61 ; Ruiz Torija c. Espagne, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 303-A, p. 12, § 29 ; voir aussi Jahnke et Lenoble c. France (déc.), no 40490/98, CEDH 2000-IX).

82.  Enfin, la Cour rappelle également qu'il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, entre autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). En tout état de cause, l'interprétation de la législation interne incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux (Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 115, CEDH 2000-VII).

83.  Or la Cour estime, à la lumière des circonstances de l'espèce, qu'il n'a pas été porté atteinte aux dispositions de l'article 6 § 1 de la Convention.

Ainsi, elle ne saurait reprocher à la Cour de cassation, par une critique purement formelle, l'absence de citation de toutes les dispositions de droit interne invoquées par la requérante. A titre surabondant, la Cour note, avec le Gouvernement, que certaines de ces dispositions semblaient d'ailleurs manifestement inopérantes.

La Cour constate en outre que la Cour de cassation a dûment pris en compte les moyens péremptoires de la requérante et qu'elle y a effectivement répondu. La requérante n'est donc pas fondée à soutenir que l'arrêt de la Cour de cassation n'était pas suffisamment motivé.

84.  En conclusion, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

GARCÍA RUIZ c. ESPAGNE du 31 janvier 1999 requête 30544/96

Non violation de l'article 6 : La motivation était trop légère mais existante, ce qui ne permet pas de dire qu'il s'agit d'une décision arbitraire.

27.  En l’occurrence, la Cour constate qu’en premier ressort le juge d’instance n° 12 de Madrid prit en compte dans sa décision les déclarations de la partie défenderesse niant les faits allégués par le requérant dans sa demande. Il estima non concluante la déposition du témoin présenté par l’intéressé et considéra que celui-ci n’avait pas démontré avoir fourni les services pour lesquels il réclamait des honoraires (voir paragraphe 13 ci-dessus).

En appel, l’Audiencia Provincial déclara tout d’abord accepter et considérer comme reproduit dans sa propre décision l’exposé des faits figurant dans le jugement de première instance, estimant ainsi que le requérant n’avait pas démontré avoir fourni en qualité de conseil les services hors procédure justifiant sa prétention. Ensuite, elle fit également siens les motifs de la décision entreprise dans la mesure où ceux-ci ne s’opposaient pas aux siens propres. Sur ce point, elle considéra qu’il n’existait pas dans le dossier la moindre preuve que le requérant eût agi en tant qu’avocat dans la procédure d’exécution sommaire n° 843/81, même si l’intéressé pouvait avoir accompli des actes hors procédure. En conséquence, elle rejeta le recours et confirma le jugement de première instance (voir paragraphe 14 ci-dessus). 

Saisi à son tour, le Tribunal constitutionnel, dans sa décision du 11 juillet 1995, rejeta le recours d’amparo du requérant aux motifs que, d’après les juridictions du fond, l’intéressé n’avait pas établi avoir fourni les services professionnels pour lesquels il réclamait des honoraires, et que l’appréciation des faits n’était pas du ressort de la juridiction constitutionnelle (voir paragraphe 16 ci-dessus).

28.  Pour autant que le grief du requérant puisse être compris comme visant l’appréciation des preuves et le résultat de la procédure menée devant les juridictions internes, la Cour rappelle qu’aux termes de l’article 19 de la Convention elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Par ailleurs, si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève dès lors au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (voir l’arrêt Schenk c. Suisse du 12 juillet 1988, série A n° 140, p. 29, §§ 45-46).

29.  A la lumière de ce qui précède, la Cour relève que le requérant a bénéficié d’une procédure contradictoire. Il a pu, aux différents stades de celle-ci, présenter les arguments qu’il jugeait pertinents pour la défense de sa cause. La décision de rejet de sa prétention prononcée en première instance était amplement motivée, en fait comme en droit. Quant à l’arrêt rendu en appel, l’Audiencia Provincial y déclarait entériner l’exposé des faits et les motifs figurant dans la décision de première instance pour autant qu’ils n’étaient pas incompatibles avec les siens propres. Le requérant n’est donc pas fondé à soutenir qu’il péchait par manque de motivation même si, en l’occurrence, une motivation plus étayée eût été souhaitable.

30.  En conclusion, la Cour estime que, considérée dans son ensemble, la procédure litigieuse a revêtu un caractère équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

  

LE TRIBUNAL REND UNE DÉCISION

CONTRAIRE A LA JURISPRUDENCE HABITUELLE

OKAN GÜVEN ET AUTRES c. TURQUIE du 14 novembre 2017 requête 13476/05

Violation de l'article 6-1 : La Cour de Cassation n'a pas répondu aux moyens des requérants sur un conflit de propriété spolié par une erreur de cadastre, pour ne pas appliquer sa jurisprudence habituelle !

83. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne. Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007‑I), son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). Il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I), par exemple si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 170, CEDH 2017 (extraits), et Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 83, 11 juillet 2017).

84. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont introduit devant les juridictions internes une procédure civile concernant un terrain adjacent aux parcelles nos 479 et 658, qui leur appartiennent. Elle note d’emblée que les requérants ne disposaient pas d’un titre de propriété inscrit au registre foncier relativement au terrain litigieux et qu’ils n’ont jamais formellement acquis ce bien. Pour autant qu’ils affirment que ledit terrain n’a pas été inscrit sur le registre foncier à leur nom lors des travaux de cadastre effectués dans les années 1950 en raison d’une erreur dans les croquis, la Cour observe que les intéressés n’ont formé aucune opposition à cet égard et qu’ils n’ont pas non plus présenté une demande de rectification des registres de cadastre concernant les croquis établis et les immatriculations effectuées après ces travaux. Les conclusions des travaux de cadastre relatives au terrain litigieux sont ainsi devenues définitives.

85. La Cour note ensuite que la demande introduite par les requérants en 1990 visait à l’inscription du terrain litigieux à leur nom en vertu d’une acquisition par la prescription sur le fondement de l’article 639 de l’ACC (actuellement l’article 713 du NCC). Elle relève à cet égard que, d’après cette disposition, toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figurait au registre foncier pouvait demander l’inscription au registre foncier de ce bien comme étant sa propriété (paragraphe 40 ci-dessus), et elle note qu’une disposition similaire figure à l’article 14 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 sur le cadastre (paragraphe 43 ci-dessus). La Cour observe, par ailleurs, que le droit turc exclut l’acquisition de certains terrains, notamment de ceux se trouvant sur la bande littorale, par la voie de l’usucapion (paragraphe 44 ci-dessus).

86. La Cour constate donc que, tout au long de la procédure civile intentée par les requérants devant les juridictions internes, se posait la question de savoir si les intéressés remplissaient ou non les conditions prévues par le droit turc pour bénéficier de l’immatriculation du bien litigieux à leur nom par la prescription acquisitive, à savoir les conditions de possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans d’un bien immeuble et de susceptibilité du bien concerné d’être acquis par la prescription acquisitive.

87. La Cour observe que, au cours de cette procédure, la Cour de cassation a, à trois reprises, infirmé les jugements successifs du tribunal de grande instance par lesquels celui-ci avait fait droit à la demande des requérants en décidant d’inscrire le terrain litigieux à leur nom sur le registre foncier. En effet, par un premier arrêt de cassation, du 6 juin 1995, la Cour de cassation a demandé au tribunal de grande instance, notamment, de vérifier si le terrain objet de l’affaire était le même que celui pour lequel le requérant Orhun Güven avait déclaré, dans le cadre du litige no 1987/372, qu’il appartenait au Trésor public, d’ordonner une expertise géologique afin de vérifier si le terrain avait été pris sur une partie de la mer et d’établir une carte montrant la bande littorale (paragraphe 18 ci-dessus). Ensuite, par un deuxième arrêt de cassation, du 10 décembre 1998, la haute juridiction a demandé au tribunal de grande instance de prendre en considération les principes établis par l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 pour la délimitation de la bande littorale et de consulter le dossier du litige no 1987/372, eu égard aux déclarations précitées du requérant Orhun Güven lors de ce litige selon lesquelles les intéressés n’utilisaient pas le terrain au motif qu’il appartenait au Trésor public (paragraphe 20 ci-dessus). Enfin, par un troisième arrêt de cassation, du 4 mai 2000, la Cour de cassation a demandé au tribunal de grande instance de prendre en considération, conformément à l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997, le tracé de la bande littorale effectué par l’administration, et elle s’est à nouveau référée au dossier du litige no 1987/372, dans le cadre duquel un expert avait constaté dans son rapport du 24 février 1988 que le terrain en cause se situait sur la bande littorale, pour considérer qu’il s’agissait du même terrain que celui faisant l’objet de l’affaire pendante devant elle (paragraphe 24 ci-dessus).

88. La Cour observe encore que la procédure s’est terminée par l’arrêt final de la Cour de cassation du 30 mars 2004, qui a confirmé le jugement du tribunal de grande instance du 30 mars 2001, par lequel ce dernier avait rejeté la demande des requérants, en considérant que, selon le tracé définitif de la bande littorale établi par l’administration, le terrain litigieux se trouvait sur le littoral et ne pouvait pas faire l’objet d’une acquisition par la prescription (paragraphe 26 ci-dessus). Par son arrêt du 30 mars 2004, la Cour de cassation, après avoir constaté l’annulation du tracé de la bande littoral par les juridictions administratives, a définitivement rejeté la demande des requérants en substituant ses motifs à ceux adoptés par le tribunal de grande instance dans son jugement du 30 mars 2001. En effet, la haute juridiction a conclu qu’aucune des deux conditions de la prescription acquisitive n’était remplie en l’espèce. Plus particulièrement, elle a considéré, d’une part, que le terrain litigieux se trouvait sur la bande littorale, ce qui pour elle rendait impossible son acquisition par la prescription, et, d’autre part, qu’il n’était pas utilisé par les requérants à des fins agricoles depuis dix à quinze ans, ce qui à ses yeux démontrait que la condition de la possession effective d’une manière paisible et continue à titre de propriétaire faisait défaut. Pour arriver à ces conclusions, la Cour de cassation s’est référée notamment aux constatations et déclarations contenues dans le dossier du litige no 1987/372 du tribunal de grande instance d’Ünye, aux données du cadastre et aux conclusions du rapport d’expertise du 27 octobre 1997 (paragraphe 28 ci-dessus).

89. Examinant de près les décisions des juridictions internes, la Cour constate que tout au long de cette procédure la Cour de cassation s’est fondée d’une manière récurrente sur deux éléments du dossier de l’affaire no 1987/372 : les déclarations du requérant Orhun Güven recueillies dans le cadre de ce litige, selon lesquelles les intéressés n’utilisaient pas le terrain faisant l’objet dudit litige au motif qu’il appartenait au Trésor public, et le rapport d’expertise du 24 février 1988, obtenu lors de ce litige, selon lequel ledit terrain se situait sur la bande littorale. À cet égard, la Cour note d’abord que le litige no 19 87/372 concernait l’occupation illégale d’un terrain appartenant au Trésor public et ne visait pas la délimitation de la bande littorale. Elle note ensuite que dans ses jugements des 1er juin 1998 et 20 décembre 1999, rendus à la suite des arrêts d’infirmation de la Cour de cassation, qui soulevaient notamment la question de savoir si le terrain litigieux était le même que celui qui avait fait l’objet du litige no 1987/372, le tribunal de grande instance a apporté une réponse négative à cette question à la lumière de nouveaux rapports d’expertise (paragraphes 19, 22 et 23 ci‑dessus). Or la Cour de cassation a continué à se référer, dans ses arrêts rendus ultérieurement, les 4 mai 2000 et 30 mars 2004, aux éléments du dossier de l’affaire no 1987/372 pour considérer que le terrain litigieux était celui qui avait fait l’objet de cette affaire, et ce sans apporter d’explications sur les raisons pour lesquelles elle préférait se fonder sur ces éléments malgré les constats figurant dans les jugements du tribunal de grande instance des 1er juin 1998 et 20 décembre 1999 (paragraphes 24 et 28 ci-dessus).

90. La Cour observe par ailleurs que la Cour de cassation, par ses deux arrêts d’infirmation successifs des 10 décembre 1998 et 4 mai 2000 (paragraphes 20 et 24 ci-dessus), a demandé au tribunal de grande instance d’appliquer les principes établis par l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 relatif à la délimitation de la bande littorale, selon lesquels, lorsqu’il existe un tracé définitif de la bande littorale établi par l’administration, c’est ce dernier qui doit être pris en compte (paragraphe 54 ci-dessus). C’est ainsi que dans son jugement du 30 mars 2001 le tribunal de grande instance a considéré que, compte tenu de la décision administrative du 18 août 1994 relative au tracé de la bande littorale, le terrain litigieux se trouvait sur le littoral (paragraphe 26 ci‑dessus). Cependant, la décision administrative en question a par la suite été annulée par les juridictions administratives (paragraphes 36-37 ci‑dessus). Or, dans son arrêt rendu le 30 mars 2004, soit après l’annulation de cette décision administrative, la Cour de cassation a estimé qu’elle ne pouvait accorder de « valeur » à ladite annulation, compte tenu des éléments du dossier du litige no 1987/372. Elle a aussi considéré que son précédent arrêt d’annulation, auquel le tribunal de grande instance s’était conformé, constituait un droit acquis procédural, tout en ignorant le fait que, lorsqu’elle avait rendu ce dernier arrêt de cassation, la décision administrative relative au tracé de la bande littorale était toujours valide et non encore annulée. La Cour relève en particulier que, par cet arrêt du 30 mars 2004, la Cour de cassation, contrairement à ce qu’elle avait fait par ses arrêts des 10 octobre 1998 et 4 mai 2000, n’a pas renvoyé l’affaire au tribunal de grande instance en demandant à ce dernier la prise en compte des principes découlant de l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 pour la délimitation de la bande littorale : au contraire, prenant acte de l’annulation de la décision administrative par les juridictions administratives, la haute juridiction a elle-même conclu que le terrain litigieux faisait partie de la zone de sable de la Mer noire sur la base d’autres éléments du dossier, à savoir notamment les constatations et déclarations contenues dans le dossier du litige no 1987/372 et les conclusions du rapport d’expertise du 27 octobre 1997. À cet égard, la Cour observe que la Cour de cassation s’est fondée sur ces éléments, qui figuraient parmi plusieurs autres éléments et rapports d’expertise contenus dans le dossier de l’affaire, sans exposer les raisons de ce choix. Elle estime donc que, dans cet arrêt, la Cour de cassation a adopté une attitude inattendue, incohérente avec la logique suivie depuis le début de la procédure, sans expliquer pour quelles raisons elle s’appuyait sur certains éléments du dossier plutôt que sur d’autres.

91. La Cour constate enfin que ni le tribunal de grande instance, dans ses jugements du 20 décembre 1999 et du 30 mars 2001, ni la Cour de cassation, dans son arrêt du 30 mars 2004, n’ont répondu au moyen, présenté par les requérants le 26 avril 1999 devant le tribunal de grande instance (paragraphe 21 ci-dessus) ainsi que lors de leur pourvoi en cassation formé contre le jugement du 30 mars 2001 devant la Cour de cassation (paragraphe 27 ci-dessus), tiré du renouvellement des enregistrements de cadastre. Or elle estime qu’en l’espèce ce moyen pouvait être d’une importance particulière pour l’issue de la procédure dans la mesure où le grief des requérants tenait aux erreurs d’enregistrements prétendument commises par l’administration lors des travaux de cadastre de 1952 et où les nouveaux croquis établis après ledit renouvellement, sur lesquels, selon les requérants, le terrain litigieux apparaissait, pouvaient avoir une valeur probante quant à l’allégation des intéressés relative à la possession effective dudit terrain par eux pendant plus de vingt ans.

92. À la lumière de ce qui précède, la Cour relève que la Cour de cassation, dans ses arrêts, a fait des choix déterminants sur les éléments du dossier de l’affaire sans pourtant suffisamment motiver ces choix, notamment quant à ses références constantes aux éléments du dossier du litige no 1987/372, malgré les réponses antérieurement apportées par le tribunal de grande instance à cet égard. En outre, la Cour de cassation n’a pas renvoyé l’affaire au tribunal de grande instance pour une nouvelle délimitation en fait de la bande littorale conformément aux principes établis par l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 après l’annulation de la décision administrative relative au tracé de la bande littorale, contrairement à ce qu’elle avait fait dans ses arrêts de cassation antérieurs. Enfin, les juridictions internes n’ont pas pris en compte, sans en expliquer les raisons, l’argument des requérants tiré du renouvellement des enregistrements de cadastre, qui, aux yeux de la Cour, pouvait constituer un élément de preuve déterminant sur une question importante de l’affaire.

93. Eu égard à l’ensemble de ces constats, la Cour considère que la motivation retenue dans la décision définitive rendue dans la procédure entamée par les requérants ne permet pas de comprendre pour quelles raisons les éléments de preuve ont été appréciés en défaveur des intéressés. Par conséquent, cette décision doit, dans les circonstances de l’espèce, être considérée comme étant arbitraire ou, à tout le moins, manifestement déraisonnable.

94. Il s’ensuit que la procédure civile menée par les juridictions internes en l’espèce n’a pas satisfait aux exigences d’équité du procès énoncées à l’article 6 § 1 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

Kozma C. Roumanie du 11 avril 2017 requête 22342/08

Violation de l'article 6-1 et de l'article 1 du Protocole 1, les requérants subissent une jurisprudence différente avec les autres justiciables dans la même situation pour obtenir réparation de leur immeuble nationalisé sans indemnisation sous l'ancien régime dit "communiste".

25. La Cour rappelle qu’elle a considéré dans plusieurs affaires que, même en l’absence d’annulation d’un jugement, la remise en cause de la solution apportée à un litige par une décision de justice définitive dans le cadre d’une autre procédure judiciaire pouvait porter atteinte à l’article 6 de la Convention puisqu’elle pouvait rendre illusoire le droit à un tribunal et enfreindre le principe de sécurité juridique (voir, entre autres, Kehaya et autres c. Bulgarie, nos 47797/99 et 68698/01, §§ 67-70, 12 janvier 2006 ; Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01, 71869/01, 73319/01 et 74858/01, §§ 57-62, 27 juillet 2006 ; Esertas c. Lituanie, no 50208/06, §§ 23-32, 31 mai 2012; et Rozalia Avram c. Roumanie, no 19037/07, § 32, 16 septembre 2014).

26. La Cour rappelle également qu’elle a déjà conclu que l’omission des autorités internes, sans justification valable, d’exécuter dans un délai raisonnable une décision définitive rendue à leur encontre s’analyse en une violation du droit d’accès à un tribunal ainsi que du droit au respect des biens (voir, parmi de nombreux exemples, Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu c. Roumanie, nos 2699/03 et 43597/07, § 70, 7 janvier 2014 et les affaires qui y sont citées).

27. En l’espèce, la Cour constate que la reconnaissance du droit de propriété du père des requérants sur l’immeuble litigieux était au cœur du différend existant entre les requérants et les autorités locales.

28. La Cour relève ensuite que, par ses arrêts définitifs des 4 décembre 2002 et 21 mai 2003 (paragraphes 8 et 9 ci-dessus), la cour d’appel de Cluj-Napoca a jugé que le père des requérants était le propriétaire de l’immeuble litigieux au moment de la nationalisation de ce bien et qu’à ce titre les requérants étaient en droit de bénéficier des mesures de réparation. Ce constat a été confirmé par le tribunal départemental de Cluj dans son arrêt définitif du 13 septembre 2005 (paragraphe 12 ci-dessus).

29. Cependant, dans son arrêt du 9 novembre 2007, la Haute Cour a considéré que, à défaut d’inscription de la vente de 1950 au livre foncier, le transfert de propriété en faveur du père des requérants n’avait pas eu lieu et que l’immeuble avait été nationalisé au détriment de l’ancien propriétaire, à savoir la Fédération. Dès lors, aux yeux de la Haute Cour, les requérants n’étaient pas en droit de recevoir une réparation (paragraphe 16 ci-dessus).

30. La Cour estime qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’un effacement pur et simple des procédures judiciaires ayant abouti aux deux arrêts définitifs susmentionnés rendus par la cour d’appel de Cluj-Napoca (comparer avec Brumărescu, précité, § 62), mais d’une appréciation radicalement différente des faits opérée par la Haute Cour.

31. Quant à savoir si cette appréciation a porté atteinte au principe de sécurité juridique, la Cour estime que les requérants pouvaient légitimement s’attendre à ce que la Haute Cour tranchât la question des effets de l’absence d’inscription de la vente sur le livre foncier dans le sens du respect de la force de chose jugée des précédents arrêts définitifs (voir, mutatis mutandis, Siegle c. Roumanie, no 23456/04, § 38, 16 avril 2013).

32. Pour autant que le Gouvernement allègue que l’arrêt de la Haute Cour a corrigé une erreur commise par la cour d’appel relativement au droit de propriété du père des requérants (paragraphe 22 ci-dessus), la Cour rappelle que seules les erreurs de fait qui ne sont devenues visibles qu’après la fin d’une procédure judiciaire peuvent justifier une dérogation au principe de sécurité juridique (Stanca Popescu c. Roumanie, no 8727/03, § 104, 7 juillet 2009).

33. Or, en l’espèce, la Cour relève que la cour d’appel de Cluj-Napoca a examiné les arguments des parties concernant les conséquences juridiques de l’absence d’inscription de la vente au livre foncier et qu’elle a rendu des arrêts dûment motivés qui ont confirmé le droit de propriété du père des requérants. De surcroît, elle note que, par son arrêt définitif du 13 septembre 2005, le tribunal départemental de Cluj a considéré que la restitution de l’immeuble à l’héritière de l’ancien propriétaire ne constituait pas un obstacle à l’exécution de l’arrêt définitif de la cour d’appel en date du 4 décembre 2002 pour autant que celui-ci portait sur l’octroi d’un dédommagement aux requérants (paragraphe 12 ci‑dessus).

34. La Cour estime qu’en revenant sur la question de la reconnaissance du droit de propriété du père des requérants, définitivement tranchée par la cour d’appel, la Haute Cour n’a pas visé à corriger une erreur de fait qui serait devenue visible après la fin de la procédure devant la cour d’appel, mais a donné une différente interprétation des effets juridiques de la non‑inscription de la vente de 1950 au livre foncier. Dès lors, son arrêt du 9 novembre 2007 a porté atteinte au principe de sécurité juridique.

35. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

36. La Cour relève ensuite que l’arrêt définitif de la cour d’appel de Cluj-Napoca du 4 décembre 2002, qui a reconnu aux requérants le droit à une indemnisation, n’a jamais été annulé ni modifié et qu’au contraire il a été confirmé par l’arrêt définitif du 13 septembre 2005 du tribunal départemental de Cluj (paragraphe 12 ci-dessus). Quant à l’arrêt de la Haute Cour du 9 novembre 2007, la Cour constate qu’il a rejeté la demande d’indemnisation faite en vertu de la loi no 10/2001 (paragraphe 16 ci‑dessus), alors que l’arrêt du 4 décembre 2002 susmentionné portait sur le droit à l’indemnisation fondé sur la loi no 112/1995 (paragraphe 8 ci‑dessus).

37. Pour la Cour, les autorités locales étaient donc tenues d’exécuter d’elles-mêmes et dans un délai raisonnable l’arrêt définitif du 4 décembre 2002, et d’octroyer aux requérants la réparation qui leur était due en vertu de la loi no 112/1995 (voir, mutatis mutandis, Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu, précité, §§ 68-70).

38. Or, la Cour observe qu’à la date des dernières informations dont elle dispose (19 août 2016 – voir paragraphe 17 ci-dessus), aucun dédommagement pécuniaire n’avait été octroyé aux intéressés et qu’aucune mesure compensatoire n’a été proposée à ceux-ci par les autorités locales (paragraphes 10 et 13 ci-dessus).

39. Enfin, la Cour ne saurait accueillir l’argument du Gouvernement fondé sur la possibilité qui serait offerte aux requérants de réclamer à la Fédération le remboursement du montant payé pour l’achat de l’immeuble. À cet égard, elle note que le Gouvernement n’a fourni aucun exemple de jurisprudence pour démontrer qu’une telle action serait toujours susceptible d’être engagée plus de cinquante ans après la vente.

40. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

GRANDE CHAMBRE

Paroisse Gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie du 29 novembre 2016 Requête n°76943/11

Article 6-1 et article 14 : l'affaire a été examinée par les tribunaux, il y a donc bien accès à un tribunal en revanche il n'y a pas de sécurité juridique car les tribunaux internes ont des jurisprudence différente sur l'examen de faits similaires sans qu'un mécanisme pour mettre en place une jurisprudence unique soit mise en place et il y a un délai non raisonnable pour une procédure qui a duré 10 ans et 3 semaines. Au sens de l'article 14 combiné avec l'article 6-1, le statut de l'église orthodoxe bien supérieur aux autres religions alors qu'elle n'est pas religion d'état, par rapport à la paroisse greco catholique, démontre une discrimination.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

64. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, les requérants soulèvent en substance trois griefs. Premièrement, ils se plaignent d’une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal, reprochant aux juridictions nationales d’avoir tranché leur litige non pas en appliquant les règles du droit commun, mais selon le critère énoncé par le décret-loi no 126/1990 applicable dans le cadre de la procédure amiable, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien. Deuxièmement, les requérants soutiennent, sans se référer explicitement au principe de sécurité juridique, que l’application de ce critère n’était pas prévisible et a rendu leur droit d’accès à un tribunal illusoire. Troisièmement, ils se plaignent de la durée de la procédure.

65. Il convient, à titre liminaire, de rappeler que la chambre a examiné les griefs des requérants uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, estimant que les garanties de l’article 13 se trouvaient absorbées par les garanties plus strictes de l’article 6. La Cour marque son accord avec cette approche et procédera à l’identique.

66. Il y a également lieu de rappeler que la chambre a estimé nécessaire d’examiner les arguments des requérants concernant l’application du critère de la volonté de la majorité des fidèles dans le cadre d’une action en revendication fondée sur le droit commun tant sous l’angle du droit d’accès à un tribunal que sous celui du respect du principe de la sécurité juridique.

67. Rappelant sa jurisprudence bien établie quant à sa compétence pour qualifier les faits qui lui sont soumis (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de l’approche de la chambre et elle examinera donc les arguments des requérants également sous l’angle du respect dudit principe.

68. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention

69. Dans son arrêt du 19 mai 2015, la chambre a estimé que l’action des requérants relevait de l’article 6 § 1 de la Convention dans son volet civil, dès lors qu’elle avait pour but la reconnaissance de leur droit de propriété sur un immeuble, droit à caractère patrimonial.

70. Ce constat n’a pas été remis en cause par les parties.

71. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 sous son volet « civil » trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, et ce, qu’il soit protégé par la Convention ou non. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi bien d’autres précédents, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009 et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012).

72. La Cour relève que le droit invoqué par les requérants, du fait qu’il se fonde sur le droit interne en matière de revendication, revêtait un caractère civil. Il ne fait aucun doute qu’il existait une contestation, qu’elle était suffisamment sérieuse et que l’issue de la procédure en cause était directement déterminante pour le droit en question. Eu égard aux termes de l’article 480 du code civil (paragraphes 44 et 45 ci-dessus), les requérants pouvaient de manière défendable soutenir qu’ils avaient, en droit roumain, le droit de chercher à rétablir leur droit de propriété sur l’immeuble en litige.

73. La Cour souscrit donc entièrement aux considérations exposées par la chambre quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1, et conclut que le litige engagé par les requérants porte sur un droit de caractère civil et visait à établir par la voie judiciaire un droit de propriété, même si l’objet du litige est un lieu de culte.

74. Cette approche cadre, en outre, avec la jurisprudence déjà bien établie de la Cour en la matière. Ainsi, dans les affaires Paroisse gréco‑catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie (no 48107/99, § 65, 12 janvier 2010), Paroisse gréco-catholique Sfântul Vasile Polonă c. Roumanie (no 65965/01, §§ 67 et 76, 7 avril 2009), Paroisse gréco‑catholique Bogdan Vodă c. Roumanie (no 26270/04, § 41, 19 novembre 2013) et Paroisse gréco-catholique de Siseşti c. Roumanie (no 32419/04, § 27, 3 novembre 2015), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention les griefs des paroisses requérantes relatifs à des procédures portant sur la restitution de lieux de culte ou sur l’exécution de jugements définitifs ordonnant le partage de l’usage d’un lieu de culte.

75. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que « l’un des moyens d’exercer le droit de manifester sa religion, surtout pour une communauté religieuse, dans sa dimension collective, passe par la possibilité d’assurer la protection juridictionnelle de la communauté, de ses membres et de ses biens, de sorte que l’article 9 doit s’envisager (...) à la lumière de l’article 6 » (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 118, CEDH 2001‑XII).

76. Dès lors, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable en l’espèce. Pour vérifier si les exigences de cette disposition ont été respectées, la Cour examinera l’affaire sous les trois angles suivants : droit d’accès à un tribunal, respect du principe de la sécurité juridique et droit à un procès équitable dans un délai raisonnable.

1. Sur le droit d’accès à un tribunal

. Principes généraux

84. Le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 a été défini dans l’arrêt Golder (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §§ 28-36, série A no 18). Se référant aux principes de la prééminence du droit et de l’interdiction de tout pouvoir arbitraire qui sous-tendent pour une bonne part la Convention, la Cour y avait conclu que le droit d’accès à un tribunal était un élément inhérent aux garanties consacrées par l’article 6. Ainsi, l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 116, voir aussi Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 91, CEDH 2001‑V et Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, CEDH 2010).

85. L’article 6 § 1 peut donc être invoqué par quiconque, estimant illégale une ingérence dans l’exercice de l’un de ses droits de caractère civil, se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1. Lorsqu’il y a, au sujet de la légalité d’une telle ingérence, une contestation réelle et sérieuse, qu’elle soit relative à l’existence même ou à la portée du droit revendiqué, le justiciable a droit, en vertu de l’article 6 § 1, « à ce qu’un tribunal tranch[e] cette question de droit interne » (Z et autres, précité, § 92, voir aussi Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 98, CEDH 2006‑XIV).

86. Le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non pas théorique et illusoire (voir en ce sens Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333‑B). Cette remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par l’article 6, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 45, CEDH 2001‑VIII). L’effectivité du droit d’accès demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Nunes Dias c. Portugal (déc.), nos 2672/03 et 69829/01, CEDH 2003-IV et Bellet précité, § 36). De même, le droit d’accès à un tribunal comprend non seulement le droit d’engager une action mais aussi le droit à une solution juridictionnelle du litige (voir, par exemple, Fălie c. Roumanie, no 23257/04, §§ 22 et 24, 19 mai 2015 et Kutić c. Croatie, no 48778/99, § 25, CEDH 2002‑II).

87. Qu’une personne ait, au plan interne, une prétention pouvant donner lieu à une action en justice peut dépendre non seulement du contenu matériel, à proprement parler, du droit de caractère civil en cause tel que le définit le droit national, mais encore de l’existence de barrières procédurales empêchant ou limitant les possibilités de saisir un tribunal de plaintes potentielles (McElhinney c. Irlande [GC], no 31253/96, § 24, 21 novembre 2001).

88. Il est toutefois important de souligner, ainsi que la Cour l’a fait à maintes reprises, que l’article 6 § 1 n’assure aux « droits » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (Roche, précité, § 117, Z et autres, précité, § 87 et 98 et Fayed c. Royaume‑Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B).

89. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012). En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Ibidem, voir aussi Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 54, CEDH 2003-I, ainsi que le rappel des principes pertinents dans Fayed précité, § 65).

90. La Cour rappelle, enfin, qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I). En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan (no 2), précité, § 61).

ii. Application au cas d’espèce

91. À titre liminaire, la Cour note que la spécificité des biens et des parties en litige, à savoir un lieu de culte dont le droit de propriété est disputé entre une église orthodoxe et une église gréco-catholique, doit être prise en compte pour établir le contexte de l’affaire, sans toutefois être déterminante pour décider du présent grief.

92. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 79 ci-dessus, les requérants allèguent que l’application dans le cadre de leur action en revendication du critère de la volonté des fidèles prévu par le décret-loi no 126/1990 constitue une limitation rendant leur droit d’accès à un tribunal illusoire.

93. La Cour constate que les requérants n’ont pas été empêchés de porter leur action tendant à la restitution du lieu de culte devant les juridictions internes. Leur cause a été débattue à trois degrés de juridiction et, après que l’action a été déclarée recevable en 2004, aucun obstacle procédural ou délai de prescription ne leur a été opposé.

94. De même, les requérants ont pu présenter des preuves et ont bénéficié d’une procédure contradictoire à l’issue de laquelle les juridictions internes ont examiné ces preuves et rendu des décisions motivées.

95. Les juridictions internes ont donc examiné l’action portée devant elles par les requérants en se livrant à une analyse des faits et du droit applicable. Elles ont tenu compte des particularités de l’objet en litige et fait une application conjuguée des dispositions du droit commun ainsi que de la loi spéciale en la matière. Elles ont également expliqué, en avançant des raisons convaincantes, l’application qu’elles ont faite en l’espèce du droit matériel, de sorte que cette application ne peut pas être considérée comme manifestement arbitraire (voir, pour des exemples contraires concernant « l’erreur manifeste d’appréciation », Dulaurans c. France, no 34553/97, §§ 33-34 et 38, 21 mars 2000, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013).

96. La Cour observe ensuite que les juridictions internes ont recherché elles-mêmes, sur la base des preuves susmentionnées, les éléments qui avaient conduit les détenteurs du lieu de culte à refuser la restitution du bien et ont déterminé quelle était la volonté des fidèles. Pour ce faire, la cour d’appel, dont les considérations de fait ont été entérinées par la Haute Cour, a examiné les circonstances qui avaient entouré la construction du lieu de culte en litige, les contributions financières des différentes parties, la manière dont cet édifice avait été utilisé et l’évolution de la structure de la communauté à Lupeni (voir, pour une situation contraire, Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, §§ 73 et 74, Recueil 1998‑IV). Ainsi, les juridictions internes se sont assurées que la volonté des fidèles avait une base réelle dans les faits, elles ont pris en compte des éléments historiques et sociaux et non pas uniquement des éléments statistiques et elles ont vérifié que le critère de la volonté des fidèles n’avait pas été, en l’espèce, opposé arbitrairement aux requérants.

97. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 54 ci-dessus, lorsque les juridictions internes ont, dans une autre affaire, constaté que le refus par une paroisse orthodoxe de restituer une église qu’elle n’utilisait pas était arbitraire, elles ont, malgré le critère litigieux, admis l’action en revendication de la paroisse gréco-catholique.

98. Les juridictions nationales, indépendantes et impartiales au sens de la jurisprudence de la Cour, dans l’exercice de leur compétence juridictionnelle, disposaient clairement d’un pouvoir d’appréciation et leur rôle ne se limitait pas à entériner un résultat déterminé avant sa saisine.

99. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, dans la présente affaire, ce qui est en jeu n’est pas un obstacle procédural entravant l’accès des requérants à la justice mais une disposition matérielle qui, tout en étant de nature à avoir un impact sur l’issue de la procédure, n’empêche pas l’examen au fond du litige par un tribunal. En réalité, les requérants se plaignent de la difficulté de satisfaire aux conditions imposées par le droit matériel pour l’obtention de la restitution du lieu de culte visé.

100. Or, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence bien établie de la Cour, il convient de maintenir la distinction entre ce qui est d’ordre procédural et ce qui est d’ordre matériel : aussi subtile qu’elle puisse être dans une réglementation nationale donnée, il n’en reste pas moins que cette distinction détermine l’applicabilité et, le cas échéant, la portée des garanties de l’article 6 de la Convention, lequel, en principe, ne peut s’appliquer aux limitations matérielles d’un droit consacré par la législation interne (voir, en ce sens, Roche, précité, § 119, Z et autres, précité, § 98 et Markovic et autres, précité, § 94).

101. Contrairement aux arguments des requérants, le critère de la volonté des fidèles en cause en l’espèce ne saurait être considéré comme une quelconque limitation de la compétence des tribunaux pour trancher les actions en revendication concernant des lieux de culte mais comme un tempérament à un droit matériel (voir, mutatis mutandis, Fayed précité, § 65, Cudak, précité, § 58 et McElhinney, précité, § 25). En l’espèce, les juridictions internes ont disposé de la plénitude de juridiction pour appliquer et interpréter la loi interne, sans avoir été liées par le refus qu’avait formulé́ la paroisse orthodoxe dans le cadre de la procédure devant la commission mixte.

102. De même, il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle examine une affaire sur le terrain de l’article 6 de la Convention, de substituer sa propre opinion à celle du législateur national quant à la meilleure législation à adopter et à appliquer pour régler les différends, notamment lorsqu’il s’agit de litiges entre différentes communautés religieuses portant sur des lieux de culte. D’une part, ainsi qu’il ressort du paragraphe 89 ci-dessus, les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’ils élaborent des règles relatives au droit d’accès à un tribunal. D’autre part, lors de l’exercice de cette marge en l’espèce, le critère litigieux a donné lieu à des débats soutenus lors de son adoption au Parlement (paragraphe 39 in fine ci‑dessus) ainsi qu’à l’occasion des modifications apportées au décret-loi no 126/1990 par la loi no 182/2005. De même, les deux Églises concernées ont été consultées dans le cadre du processus législatif qui a abouti à l’adoption du critère litigieux (paragraphe 39 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a été constante dans sa jurisprudence concernant la compatibilité de ce critère avec la Constitution, tant lorsqu’il a été appliqué par les commissions mixtes que lorsqu’il l’a été dans le cadre des actions en justice fondées sur les dispositions du droit commun (paragraphes 55-57 ci‑dessus).

103. Par ailleurs, appelée à examiner des exemples de décisions soumis par les parties dans des affaires roumaines similaires, la Cour a récemment jugé que « [quel que soit le critère appliqué par les juridictions internes, il ressort de ces décisions qu’un examen du fond de l’affaire a bel et bien été effectué » et que « (...) une action en revendication fondée sur le droit commun aurait mené sans conteste à un examen au fond de l’affaire, que cela soit en application des règles régissant une action en revendication classique ou par l’application du critère de la loi spéciale » (Paroisse gréco‑catholique Pruniș c. Roumanie (déc.), no 38134/02, §§ 37 et 40, 8 avril 2014).

104. Certes, les requérants invoquent l’arrêt Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie, dont il ressort, d’après eux, que le contrôle exercé par les tribunaux sur les décisions des commissions mixtes portait atteinte au droit d’accès à un tribunal en ce qu’il se limitait à vérifier si le critère de la volonté des fidèles avait été respecté. Toutefois, la Cour relève que, dans ladite affaire, elle a examiné le cadre législatif existant avant les modifications apportées au texte de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 par l’ordonnance no 64/2004 et la loi no 182/2005, et donc avant l’ouverture de la possibilité clairement prévue par ces modifications d’introduire des actions en justice fondées sur les dispositions du droit commun. Son raisonnement s’appuyait alors essentiellement sur le fait que, avant lesdites modifications, certaines juridictions internes avaient estimé qu’elles n’étaient pas compétentes pour statuer sur le bien-fondé d’une décision rendue par une commission mixte et n’avaient donc pas tenu dûment compte des intérêts et des droits protégés qui étaient en jeu. En conséquence, le contrôle juridictionnel exercé par lesdites juridictions a été jugé insuffisant aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour a néanmoins pris note du fait que les modifications du décret-loi rendaient possible de saisir les juridictions internes, qui étaient désormais compétentes pour trancher les litiges portant sur les lieux de culte et salué ces changements législatifs, tout en notant qu’ils étaient largement postérieurs aux faits dénoncés dans ladite affaire (Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor, précité, §§ 72-75).

105. Les requérants s’étonnent de l’interprétation du droit interne faite par la cour d’appel et la Haute Cour quant au sens à donner à la notion de droit commun. Ces juridictions ont jugé que malgré le fait que les requérants avaient fondé leur action sur les dispositions du code civil, celle‑ci devait être tranchée en tenant compte du critère établi par l’article 3 du décret-loi no 126/1990. Toutefois, si cette interprétation de la loi interne, qui a évolué dans le temps ou selon la juridiction concernée (paragraphes 48-54 ci-dessus), est de nature à soulever une question sur le terrain de la Convention, la Cour estime qu’il s’agit d’un point à examiner sous l’angle du respect du principe de la sécurité juridique et non sous celui de l’accès à un tribunal.

106. Eu égard aux considérations exposées ci-dessus, la Cour considère que les requérants n’ont pas été privés du droit d’obtenir une décision sur le bien-fondé de leurs allégations concernant leur droit de propriété sur un lieu de culte. Les difficultés que les intéressés ont rencontrées dans leurs démarches visant à se voir restituer le lieu de culte en litige étaient une conséquence du droit matériel applicable et n’étaient pas liées à une quelconque limitation du droit d’accès à un tribunal.

107. Partant, la Cour conclut que le droit d’accès à un tribunal a été respecté en l’espèce et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

2. Sur le respect du principe de la sécurité juridique

i. Principes généraux

116. La Cour rappelle d’emblée son arrêt Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie ([GC], no 13279/05, §§ 49-58 et 61, 20 octobre 2011), dans lequel ont été posés les principes applicables aux affaires portant sur des divergences de jurisprudence. Ces principes, qui relèvent de l’article 6 § 1 de la Convention, peuvent se résumer comme suit :

a) Dans ce type d’affaires, l’appréciation de la Cour repose constamment sur le principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et qui constitue l’un des éléments fondamentaux de l’état de droit (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 56). Ce principe tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice. Toute persistance de divergences de jurisprudence risque d’engendrer un état d’incertitude juridique de nature à réduire la confiance du public dans le système judiciaire, alors même que cette confiance est l’une des composantes fondamentales de l’état de droit (Hayati Çelebi et autres c. Turquie, no 582/05, § 52, 9 février 2016, et Ferreira Santos Pardal c. Portugal, no 30123/10, § 42, 30 juillet 2015).

b) Toutefois, l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction. Cela en soi ne saurait être jugé comme contraire à la Convention (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 51, et Albu et autres c. Roumanie, nos 34796/09 et soixante-trois autres requêtes, § 34, 10 mai 2012).

c) Les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent donc pas un droit acquis à une jurisprudence constante. En effet, une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice, car l’abandon d’une approche dynamique et évolutive risquerait d’entraver toute réforme ou amélioration (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 58, et Albu et autres précité, § 34).

d) En principe, il n’appartient pas à la Cour de comparer les diverses décisions rendues – même dans des litiges de prime abord voisins ou connexes – par des tribunaux dont l’indépendance s’impose à elle. De même, la différence de traitement opérée entre deux litiges ne saurait s’entendre comme une divergence de jurisprudence si elle est justifiée par une différence dans les situations de fait en cause (Hayati Çelebi et autres,précité, § 52, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 42).

e) Les critères qui guident la Cour dans son appréciation des conditions dans lesquelles des décisions contradictoires de différentes juridictions internes statuant en dernier ressort emportent violation du droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, consistent à déterminer, premièrement, s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », deuxièmement, si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences et, troisièmement, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 53, Hayati Çelebi et autres précité, § 52, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 42).

ii. Application au cas d’espèce

117. La Cour observe que la présente affaire se différencie de l’affaire Nejdet Şahin et Perihan Şahin (précitée) en ce qu’elle porte non pas sur des disparités alléguées de jurisprudence entre des arrêts émanant de deux instances juridictionnelles suprêmes qui n’entretiennent pas de rapports hiérarchiques, distincts et autonomes, mais sur des divergences existant principalement dans la jurisprudence de la plus haute juridiction nationale. Force est en effet de constater qu’en l’espèce, la divergence jurisprudentielle trouve principalement son origine dans les décisions de la Haute Cour (voir également Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 38, CEDH 2007-V (extraits), Ferreira Santos Pardal, précité, § 45, et Hayati Çelebi et autres, précité, § 54), même si elle s’est répercutée au niveau des juridictions inférieures.

118. Les principes posés dans l’arrêt Nejdet Şahin et Perihan Şahin sont néanmoins applicables dans la présente espèce. La Cour déterminera donc successivement si, en l’occurrence, il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application.

α. Sur l’existence de « divergences de jurisprudence profondes et persistantes »

119. La Cour estime important de noter à titre liminaire que, dans l’affaire Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor précitée (§§ 43-49 et 81), elle a déjà noté l’existence d’une divergence de jurisprudence au sein de la plus haute juridiction, à l’époque la Cour suprême de Justice (paragraphe 51 ci-dessus), cette divergence s’étant répercutée sur la jurisprudence des juridictions inférieures. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 104 ci-dessus, cette divergence portait à l’époque sur l’interprétation à donner à l’article 3 du décret-loi no 126/1990 tel qu’il était libellé avant son amendement en 2004 et 2005 et visait la compétence même des juridictions pour trancher une action engagée par une paroisse gréco-catholique et ayant comme objet un lieu de culte. En effet, la Cour suprême, et, par conséquent, les cours d’appel avaient interprété cette disposition de façon contradictoire, tantôt refusant, tantôt acceptant de juger des litiges portés devant elles par des paroisses gréco-catholiques. Les requérants dans la présente affaire ont constaté l’incidence de cette interprétation divergente dans leur propre affaire, le recours qu’ils ont introduit en 2001 ayant été, au premier stade de la procédure, déclaré irrecevable (paragraphe 19 ci-dessus).

120. La Cour observe ensuite que, ainsi qu’il ressort des paragraphes 41 et 42 du présent arrêt, le législateur roumain a estimé nécessaire de modifier le texte du décret-loi no 126/1990 afin de donner expressément à la partie insatisfaite du résultat de la procédure tenue devant la commission mixte la possibilité de s’adresser à un tribunal. Ainsi, l’article 3 du décret-loi no 126/1990 modifié prévoit que, si les représentants cléricaux des deux cultes ne trouvent pas un accord au sein de la commission mixte, la partie intéressée peut introduire une action en justice en vertu des dispositions du droit commun.

121. Toutefois, ce nouveau texte, qui visait à mettre fin à une divergence de jurisprudence, en a engendré une autre. Cette fois-ci, c’est la notion de « droit commun » qui a fait l’objet d’interprétations divergentes : certaines juridictions lui ont accordé son sens habituel en matière de protection du droit de propriété et ont traité l’action en revendication de manière classique sur la base des dispositions du code civil (paragraphes 44 et 45 ci-dessus) ; d’autres ont estimé qu’elle devait s’interpréter à la lumière du texte de l’article 3 paragraphe premier du décret-loi no 126/1990 et qu’elles devaient prendre en compte la volonté des fidèles. En fonction de l’interprétation donnée par les juridictions à la notion de droit commun, le droit matériel applicable à un litige pouvait donc différer : dans le premier cas, les juridictions internes procédaient à une comparaison des titres, tandis que dans le second, les tribunaux recherchaient la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien lors de l’examen de la situation juridique du lieu de culte.

122. La Cour rappelle que l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. Toutefois, elle note que, comme il ressort des exemples de jurisprudence versés au dossier ainsi que du paragraphe 117 ci-dessus, l’interprétation divergente de la notion de droit commun a existé au sein même de la Haute Cour, appelée à trancher ces litiges en dernier ressort. Ainsi, dans un arrêt rendu le 29 mai 2007, la Haute Cour a confirmé l’application du critère de la volonté des fidèles prévu par le décret-loi no 126/1990 (paragraphe 52 in fine ci-dessus) ; dans un arrêt définitif du 25 novembre 2008, elle a renvoyé une affaire pour jugement aux juridictions inférieures en indiquant que le critère de la volonté des croyants n’était applicable qu’au cours de la procédure devant la commission mixte (paragraphe 51 ci-dessus) ; puis, dans un arrêt du 24 mars 2009, elle a renvoyé une autre affaire pour réexamen, au motif que le critère prévu par la loi spéciale n’avait pas été appliqué (paragraphe 52 ci-dessus). En 2011 et 2012, la Haute Cour a encore rendu des arrêts contenant des interprétations divergentes (paragraphes 52-53 ci-dessus).

123. La Cour a déjà souligné à de nombreuses reprises que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler ces contradictions (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 47). Par conséquent, si une pratique divergente se développe au sein d’une des plus hautes autorités judiciaires du pays, cette dernière devient elle-même source d’insécurité juridique, portant ainsi atteinte au principe de la sécurité juridique et réduisant la confiance du public dans le système judiciaire (Beian (no 1), précité, § 39, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 47).

124. En l’occurrence, la divergence de jurisprudence existante au sein de la Haute Cour s’est répercutée sur les décisions des juridictions inférieures, lesquelles ont rendu elles aussi des décisions contradictoires. Ainsi, un nombre important de paroisses gréco-catholiques ont été affectées par ces différences d’approche de la part des tribunaux nationaux quant à l’interprétation du droit applicable, de sorte que leur incidence a été importante. Cette divergence de jurisprudence risquait de créer une situation d’insécurité juridique susceptible de saper la confiance du public dans le système judiciaire (Albu et autres, précité, §§ 37-38). Par ailleurs, les juridictions internes pouvaient s’attendre à un nombre important de recours judiciaires, étant donné qu’avant la modification apportée par la loi no 182/2005 l’accès à un tribunal avait été incertain (paragraphe 119 ci‑dessus).

125. La Cour observe ensuite que le Gouvernement ne conteste pas qu’une divergence de jurisprudence interne ait existé pendant une certaine période. Il souligne toutefois qu’à partir de l’année 2012, la Haute Cour et la Cour constitutionnelle ont aligné leurs positions respectives et ont confirmé l’application du critère prévu par l’article 3 du décret-loi no 126/1990 dans les procédures portant sur la restitution des lieux de culte. La Cour constate que cela a abouti, en pratique, à l’uniformisation de la jurisprudence des juridictions inférieures, comme le démontrent les exemples de jurisprudence versés au dossier par le Gouvernement (paragraphes 50 et 54 ci-dessus).

126. Toutefois, il n’en reste pas moins que, de 2007 à 2012, la Haute Cour a adopté des solutions diamétralement opposées les unes aux autres. La Cour estime qu’on ne saurait considérer ces fluctuations dans l’interprétation judiciaire comme une évolution de la jurisprudence naturellement inhérente au système judiciaire (paragraphe 116 ci-dessus), étant donné que la Haute Cour est revenue sur sa position et que, pendant les années 2011 et 2012, elle a rendu plusieurs arrêts contradictoires.

127. La Cour observe enfin qu’en l’espèce, elle se trouve en présence d’une incertitude juridique qui a porté successivement sur la question de l’accès à un tribunal et sur le droit matériel applicable. Il ne lui appartient pas de spéculer sur ce qu’était l’intention du législateur roumain lorsqu’il a adopté les dispositions légales applicables à la situation juridique des lieux de culte tels que celui en cause en l’espèce. En revanche, il lui revient de constater que la même disposition légale, à savoir l’article 3 du décret-loi no 126/1990, a donné lieu à différentes interprétations de la part des juridictions nationales pendant plusieurs années et, plus particulièrement, jusqu’en 2012.

128. Par conséquent, il y a eu en l’espèce « une divergence de jurisprudence profonde et persistante » au sens de la jurisprudence précitée de la Cour.

β. Sur l’existence et l’utilisation d’un mécanisme de droit interne visant à la suppression des incohérences jurisprudentielles

129. Les États contractants ont l’obligation d’organiser leur système judiciaire de façon à éviter l’adoption de jugements divergents (Nejdet Şahin et Perihan Şahin précité, § 55). Cette exigence s’impose d’autant plus lorsqu’il s’agit non pas d’une interprétation divergente isolée mais d’une divergence qui affecte un nombre important des justiciables.

130. La Cour rappelle qu’elle a déjà été confrontée à la question de savoir si le système judiciaire roumain dispose d’un mécanisme apte à remédier à une divergence de jurisprudence telle que celle en cause en l’espèce. Ainsi, dans l’arrêt Albu et autres c. Roumanie, (précité, § 40) elle a noté l’existence d’un recours dans l’intérêt de la loi prévu à l’époque par l’article 329 du code de procédure civile (paragraphe 46 ci-dessus). En vertu de cette disposition, la Haute Cour pouvait être saisie, tant par le parquet que par les collèges directeurs des cours d’appel, d’une demande d’interprétation des dispositions pertinentes du droit interne et elle pouvait uniformiser la jurisprudence interne en rendant une décision interprétative obligatoire (voir également Zelca et autres c. Roumanie (déc.), no 65161/10, § 14, 6 septembre 2011, et Maria Atanasiu et autres c. Roumanie, nos 30767/05 et 33800/06, § 73, 12 octobre 2010). Dans son arrêt Albu et autres, (précité, § 42), la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu de violation de l’article 6 § 1 de la Convention étant donné que le recours dans l’intérêt de la loi avait été déclenché de manière prompte et avait abouti à un arrêt de la Haute Cour qui avait fourni des directives non équivoques sur l’interprétation correcte du texte juridique.

131. Or, en l’espèce, le Gouvernement a confirmé que les autorités compétentes n’ont pas fait usage du recours dans l’intérêt de la loi afin de mettre fin rapidement à la divergence de jurisprudence décrite ci-dessus, alors qu’elles auraient pu le faire. Certes, ainsi que le Gouvernement le fait valoir, le système judiciaire roumain a été capable, à terme, de mettre fin à cette divergence par la voie jurisprudentielle.

132. Toutefois, ainsi qu’il ressort des paragraphes 124 et 128 ci-dessus, la Cour se trouve en l’espèce en présence d’une incertitude juridique générale qui trouvait sa source dans la jurisprudence de la Haute Cour mais qui était perceptible aussi dans la jurisprudence des tribunaux inférieurs, et qui a porté successivement sur la question de l’accès à un tribunal et sur celle du droit matériel applicable. De plus, un grand nombre de justiciables ont subi cette divergence jurisprudentielle, et les juridictions internes pouvaient s’attendre à un nombre important de recours judiciaires. Dans ces circonstances, la Cour ne peut pas conclure que le mécanisme le plus approprié d’uniformisation de la jurisprudence ait été mis en œuvre promptement pour mettre fin à la divergence de jurisprudence en cause.

133. La Cour constate par ailleurs que les autorités internes n’ont pas adopté de disposition légale propre à clarifier la situation juridique des biens litigieux comme le prévoyait l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 94/2000 telle que modifiée en 2005, après l’adoption de la loi no 182/2005 (paragraphe 38 ci-dessus). Si, pour le législateur, la loi spéciale devait être le décret-loi no 126/1990, il aurait pu l’indiquer, dans un souci de clarté, lorsqu’il a modifié l’ordonnance no 94/2000.

γ. Conclusion

134. La Cour conclut que l’incertitude jurisprudentielle dans le cadre de laquelle a été examinée l’action formée par les intéressés, à laquelle s’ajoute en l’espèce l’absence d’utilisation prompte du mécanisme prévu par le droit interne pour assurer la cohérence des pratiques au sein même de la plus haute juridiction du pays, a porté atteinte au principe de la sécurité juridique et, en cela, a eu pour effet de priver les requérants d’un procès équitable.

135. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la méconnaissance du principe de la sécurité juridique.

3. Sur le droit à un procès équitable dans un délai raisonnable

i. Principes généraux

142. Il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 24, CEDH 2000‑IV, et Vassilios Athanasiou et autres c. Grèce, no 50973/08, § 26, 21 décembre 2010).

143. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et à l’aide des critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes et l’enjeu du litige pour les intéressés (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 128, CEDH 2006‑VII).

ii. Application au cas d’espèce

α. Sur la période à prendre en considération

144. La Cour constate que, en ce qui concerne le deuxième requérant, il n’est pas contesté que la période à prendre en considération était de dix ans et trois semaines environ, pour trois degrés de juridiction.

145. Quant à la première et au troisième requérants, ils figuraient dans l’acte introductif d’instance en tant que mandataires du deuxième requérant. De même, il ressort du dossier que la première requérante était très active dans la procédure et que, avec le deuxième requérant, elle a posé un certain nombre d’actes de procédure (paragraphe 20 ci-dessus). Toutefois, il ne ressort clairement ni du dossier ni des décisions rendues par les juridictions internes que la première requérante ait été considérée comme partie en tant que telle à la procédure avant 2006, année où les juridictions internes l’ont mentionnée avec le troisième requérant comme partie à la procédure formellement. La Cour estime donc que la période à prendre en considération pour ces deux requérants est d’environ cinq ans, pour trois instances.

β. Sur le caractère raisonnable de la durée de la procédure

146. La Cour observe d’emblée qu’en l’espèce, aucun retard dans la procédure ne peut être reproché aux requérants, la suspension à laquelle fait référence le Gouvernement visant une tentative de règlement à l’amiable de l’affaire (paragraphe 20 ci-dessus). Par ailleurs, les intéressés ont bien décrit l’ampleur de l’enjeu de l’affaire pour eux.

147. Concernant la durée d’un peu plus de dix ans, la Cour note que la procédure a été suspendue à plusieurs reprises afin que les parties puissent entamer la procédure devant la commission mixte, alors que la position de la partie défenderesse (consistant à refuser la restitution du lieu de culte) était connue dès le début de la procédure et que cette partie n’avait donné aucun signe d’un changement d’attitude. La durée de la procédure s’explique aussi par les cassations et les renvois successifs de l’affaire (paragraphes 18-25 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que, si elle n’est pas compétente pour analyser la manière dont les juridictions nationales ont interprété et appliqué le droit interne, elle considère toutefois que les cassations avec renvoi sont en général dues à des erreurs commises par les juridictions inférieures et que la répétition de telles cassations peut dénoter une déficience de fonctionnement du système judiciaire (Paroisse gréco-catholique Sfântul Vasile Polonă, précité, § 74).

148. Pour ce qui est de la durée de cinq ans concernant la première requérante et le troisième requérant, la Cour note également que, bien que le tribunal départemental fût déjà saisi du fond de l’affaire, ces parties ont été à nouveau invitées à suivre la procédure devant la commission mixte, ce qu’elles ont fait sans succès (paragraphe 23 ci-dessus). Par la suite, un premier jugement a été annulé pour vice de forme (paragraphe 25 ci‑dessus).

149. S’il est vrai que, pour la première requérante et le troisième requérant, la procédure a duré moins de temps que pour le deuxième requérant, la Cour ne peut manquer de constater que, lorsque ces deux requérants ont été formellement inscrits comme parties à la procédure, l’affaire était déjà pendante depuis cinq ans devant les juridictions internes et la première requérante avait participé activement au déroulement de la procédure depuis au moins 2002. Par ailleurs, elle note que la procédure visait à défendre l’intérêt commun des requérants.

150. Alors que l’affaire ne présentait pas en elle-même une complexité particulière, son examen a été rendu difficile par le manque de clarté et de prévisibilité de la loi applicable (paragraphe 121 ci-dessus), défauts qui sont imputables entièrement aux autorités nationales et qui, de l’avis de la Cour, ont contribué de manière déterminante à l’allongement de la durée de la procédure.

151. Eu égard à l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour conclut que la cause des requérants n’a pas été entendue dans un délai raisonnable.

152. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 § 1

a) Principes généraux

162. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. L’interdiction de la discrimination qu’il consacre dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 88, 24 mai 2016 ; voir aussi Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 39-40, CEDH 2005‑X, E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013).

163. Selon la jurisprudence établie de la Cour, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14. En outre, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. L’article 14 énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que la race, l’origine nationale ou sociale et la naissance. Toutefois, la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, ce dont témoigne l’adverbe « notamment » (« any ground such as » dans la version anglaise) ainsi que la présence, dans cette liste, de l’expression « toute autre situation » (« any other status » dans la version anglaise). L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (voir Biao précité, § 89, avec la jurisprudence citée).

164. Une différence est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Biao, précité, § 90, voir également Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI).

b) Application au cas d’espèce

i. Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1

165. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 76 du présent arrêt, le litige des requérants porte sur des droits de caractère civil. Il s’ensuit que les faits dénoncés par les intéressés tombent sous l’empire de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, en ce sens, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 32, série A no 87). Cela suffit pour rendre l’article 14 applicable et oblige la Cour à rechercher s’il y a eu violation de cette disposition combinée avec l’article 6 § 1.

166. La Cour examinera séparément les deux types de discrimination allégués : en premier lieu, la discrimination par rapport à d’autres paroisses gréco-catholiques et, en second lieu, la discrimination par rapport à la paroisse orthodoxe.

ii. Sur la différence de traitement par rapport à d’autres paroisses gréco‑catholiques

167. La Cour estime que, si la manière dont les juridictions internes ont tranché les actions en revendication introduites par les différentes paroisses gréco-catholiques (selon le droit commun avec ou sans prise en compte de la volonté des fidèles) a constitué une différence de traitement, celle-ci n’était pas fondée sur la religion.

168. Par ailleurs, cette différence de traitement est invoquée en relation avec le droit d’accès à un tribunal et le droit applicable dans le cadre d’une action en revendication. La Cour considère que ce grief relève, pour l’essentiel, de l’examen, déjà effectué, du respect du principe de la sécurité juridique (paragraphes 117 et 135 ci-dessus).

169. Dans ces circonstances, à supposer même que la différence de traitement alléguée puisse être examinée à l’aune de l’article 14 de la Convention, et compte tenu du raisonnement l’ayant conduite à conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la méconnaissance du principe de la sécurité juridique, la Cour ne décèle aucun élément susceptible de justifier un examen séparé des mêmes faits sous l’angle de l’article 14 de la Convention.

iii. Sur la différence de traitement par rapport à la paroisse orthodoxe

170. La Cour rappelle que le texte de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 indiquait que la situation juridique des lieux de culte serait déterminée compte tenu de « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ». Ce critère doit être compris dans le contexte historique et social roumain, où les lieux de culte revendiqués par les paroisses gréco-catholiques avaient été transférés aux paroisses orthodoxes à la suite de la dissolution du culte gréco-catholique en 1948. D’ailleurs, lorsqu’il a été adopté en 1990, le texte de loi en cause avait été élaboré après consultation des parties intéressées et dans un souci de neutralité visant à respecter la liberté des anciens gréco-catholiques devenus orthodoxes de décider de leur croyance et du sort du lieu de culte.

171. La Cour est appelée à examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention uniquement en combinaison avec l’article 6 § 1 de la Convention sous l’angle du droit d’accès à un tribunal. Or, après avoir noté que les requérants dénonçaient pour l’essentiel une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal en raison du contenu du droit matériel et avoir souligné que l’article 6 § 1 de la Convention n’assure en lui-même aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants, elle a jugé qu’en l’espèce, il n’y avait pas eu limitation du droit d’accès à un tribunal, les deux parties en litige jouissant du même droit de saisir le juge et d’obtenir une décision sur le fond de l’affaire (paragraphes 91-107 ci‑dessus).

172. En l’absence d’une telle limitation, la Cour estime qu’il n’est pas établi que le critère de la volonté des fidèles ait créé une différence de traitement entre les paroisses gréco-catholiques et les paroisses de l’Église orthodoxe dans l’exercice du droit d’accès à un tribunal. Certes, les conditions imposées par le droit matériel sont clairement de nature à avoir un impact sur l’issue de la procédure. Toutefois, dès lors que les requérants avaient, aussi bien que la paroisse orthodoxe, accès à des juridictions internes qui avaient compétence pour interpréter et appliquer la loi interne et qui exerçaient un contrôle d’une étendue suffisante pour satisfaire aux exigences de l’article 6 § 1 (paragraphes 93-98 ci-dessus), cet élément ne créé pas une différence de traitement entre les deux parties au litige en ce qui concerne l’accès à un tribunal.

173. Ainsi, aux fins d’application de l’article 14 de la Convention, la Cour ne décèle pas de différence de traitement entre les requérants et la partie défenderesse quant à la possibilité de saisir le juge et d’obtenir une décision judiciaire sur l’action visant à la restitution du lieu de culte.

174. Cet élément suffit à la Cour pour conclure qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.

FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL du 30 juillet 2015, requête  30123/10

Violation de l'article 6-1, la Cour suprême s'est écartée de sa jurisprudence habituelle sans aucune raison objective.

CEDH

46. La Cour rappelle que les divergences de jurisprudence constituent, par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui repose sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial.

47. Cependant, la Cour souligne que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler ces contradictions (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], no 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII). Par conséquent, si une pratique divergente se développe au sein d’une des plus hautes autorités judiciaires du pays, cette dernière devient elle-même source d’insécurité juridique, portant ainsi atteinte au principe de la sécurité juridique et réduisant la confiance du public dans le système judiciaire (Beian, précité, § 39).

48. Dans la présente espèce, la Cour observe que la Cour suprême a adopté une solution diamétralement opposée à une jurisprudence interne constante, comme elle l’avait d’ailleurs déjà fait dans un arrêt du 19 juin 2008 (paragraphe 30 point b) ci-dessus). Elle estime qu’on ne saurait néanmoins considérer ces deux arrêts comme des revirements jurisprudentiels fondés sur une nouvelle interprétation de la loi, étant donné que la Cour suprême est revenue ultérieurement à sa jurisprudence constante (voir, a contrario, Işık c. Turquie (déc.), no 35224/05, 16 juin 2009), comme le démontrent les arrêts du 28 février 2012 et du 23 octobre 2014 (paragraphe 30 points d) et e) ci-dessus).

49. Aux yeux de la Cour, ces deux interprétations divergentes quant à la recevabilité d’une action en responsabilité civile de l’État pour dysfonctionnement de la justice ont inévitablement, s’agissant de la Cour suprême, créé une situation d’incertitude jurisprudentielle de nature à porter atteinte au principe de la sécurité juridique.

50. La Cour prend note de l’allégation du Gouvernement selon laquelle le requérant disposait de deux moyens pour remédier à cette situation. Cependant, s’agissant du premier recours (julgamento ampliado de revista), la Cour constate que sa mise en œuvre dépend d’une décision du président de la Cour suprême et qu’il n’a pas fonctionné dans la présente espèce. En effet, malgré l’existence d’une divergence de jurisprudence au sein de la Cour suprême, le président de cette haute juridiction n’a pas saisi d’office l’assemblée plénière des chambres civiles de la Cour suprême aux fins d’assurer l’uniformité de la jurisprudence, alors qu’il aurait pu le faire conformément à l’alinéa 1 de l’article 732-A du code de procédure civile (paragraphe 28 ci-dessus). Quant au recours extraordinaire en harmonisation de jurisprudence (recurso extraordinário de uniformização de jurisprudência), la Cour note – à l’instar du Gouvernement qui l’admet – qu’il n’était pas applicable au moment des faits. En effet, le décret‑loi 303/2007 du 24 août 2007 régissant ce recours ne couvre pas les procédures qui, comme en l’espèce, étaient pendantes avant son entrée en vigueur (paragraphe 29 ci-dessus). Le requérant ne disposait donc pas d’un mécanisme pour pallier les différends jurisprudentiels qui existaient au sein de la Cour suprême.

51. La Cour en conclut que l’incertitude jurisprudentielle qui a entraîné le rejet de l’action formée par l’intéressé, à laquelle s’ajoute, dans la présente espèce, l’absence d’un mécanisme apte à assurer la cohérence des pratiques au sein même de la plus haute juridiction interne, a eu pour effet de priver le requérant de la possibilité de faire examiner son action en responsabilité dirigée contre l’État, alors que d’autres personnes dans une situation similaire se sont vu reconnaître ce droit. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

S.C. UZINEXPORT S.A. c. ROUMANIE du 31 mars 2015, Requête 43807/06

Violation de l'article 6-1 : un jugement contraire à la jurisprudence habituelle interne, est arbitraire.

26. La Cour note que l’arrêt rendu le 23 mai 2006 par la Haute Cour ne s’inscrit pas dans une divergence qui pouvait exister au sein de cette juridiction, mais qu’il constitue, ainsi que le reconnait le Gouvernement, un écart tout à fait singulier par rapport à la propre jurisprudence de la Haute Cour et à celle des autres tribunaux internes.

27.  La Cour constate que l’article 12 du décret no 167/1958 dispose que pour chaque prestation successive court un nouveau délai de prescription. La jurisprudence constante des tribunaux internes, y compris celle de la Haute Cour (paragraphes 16 et 17 ci-dessus), considère que les intérêts de retard s’analysent bien en des prestations successives, dont le délai de prescription est par conséquent différent de celui de la créance principale. L’application de cet article dans le cas de la requérante était donc prévisible. Par ailleurs, dans un litige opposant les mêmes parties, la Haute Cour a fait droit à une demande similaire de la requérante (paragraphe 13 ci-dessus).

28.  Dès lors, l’arrêt du 23 mai 2006 de la Haute Cour, qui a rejeté pour cause de prescription la demande de la requérante, apparaît diamétralement opposé au décret no 167/1958, tel qu’interprété par elle-même et par la jurisprudence constante des autres cours et tribunaux. Il a supprimé toute possibilité pour la requérante d’obtenir des dommages et intérêts pour le paiement tardif par l’État de la créance dont elle était titulaire en vertu du jugement du 1er février 2000.

29.  Certes, la possibilité de divergences de jurisprudence est, par nature, inhérente à tout système judiciaire qui repose sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. Cependant, le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler ces contradictions (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], no 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII).

30.  Or, quand la plus haute juridiction est à l’origine des décisions contradictoires qui ne reposent sur aucune raison valable, elle devient elle-même source d’insécurité juridique. Pareille situation est de nature à saper la confiance du public dans le système judiciaire et porte atteinte au principe de la sécurité juridique (Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 39, CEDH 2007‑V (extraits)).

31.  En l’espèce, le respect à accorder à l’autonomie dont jouissent les autorités judiciaires nationales dans leur pouvoir interprétatif vis-à-vis du droit interne ne saurait avoir d’incidence, puisque le Gouvernement reconnaît que l’arrêt du 23 mai 2006 était contraire à la loi interne, à la propre jurisprudence de la Haute Cour et à celle des autres tribunaux internes. La Cour relève que ni la Haute Cour ni le Gouvernement n’ont avancé aucun argument pour justifier que l’arrêt litigieux constituait une évolution par rapport à la jurisprudence invoquée par la requérante ou qu’il reposait sur des faits différents qui auraient permis une approche opposée.

32.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’application du premier article du décret no 167/1958 dans le cas d’espèce était arbitraire et portait atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques dès lors que rien ne permettait à la Haute Cour de conclure à la tardiveté de la demande de la requérante, en présence d’une norme de droit et d’une jurisprudence suffisamment claires dans le sens contraire.

33.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

  

LES CHAMBRES DU CONSEIL D'ETAT ET DE LA COUR DE CASSATION

DOIVENT AVOIR LA MÊME JURISPRUDENCE

Sine Tsaggarakis A.E.E. c. Grèce du 23 mai 2019 requête n° 17257/13

Violation article 6-1 : Insécurité juridique au sein du Conseil d’État grec en raison de divergences de jurisprudence

L’affaire concerne une divergence de jurisprudence entre les quatrième et cinquième sections du Conseil d’État grec et également entre la formation plénière et la quatrième section.

Le litige concernait un recours en annulation introduit par la société requérante concernant des permis de construction et d’exploitation accordés à des sociétés concurrentes en vue de la construction d’un multiplex dans un secteur destiné aux résidences privées. La question juridique posée était celle de savoir s’il était possible d’examiner à nouveau la légalité du permis de construction à l’occasion de l’examen de la légalité et de l’octroi du permis d’exploitation. Saisie par la quatrième section, la formation plénière jugea, à l’instar de la cinquième section, que ce contrôle devait avoir lieu tant au stade de l’octroi du permis de construction qu’à l’occasion de l’octroi du permis d’exploitation, dans le but de mieux respecter le principe constitutionnel de la protection de l’environnement. Toutefois, la quatrième section, statuant sur renvoi, ne se conforma pas à l’arrêt de la formation plénière. Elle estima que la légalité du permis de construction ne pouvait pas, en raison du principe de la confiance légitime, être réexaminée par l’administration lors de l’octroi du permis d’exploitation. Elle rejeta donc le recours de la société requérante. La Cour juge qu’il est évident que la divergence de jurisprudence entre la quatrième et la cinquième section a persisté pendant des années et persiste encore malgré l’intervention de la formation plénière du Conseil d’État. Il en est ainsi résulté une situation d’insécurité juridique qui démontre l’inefficacité du mécanisme d’harmonisation de la jurisprudence qu’aurait dû constituer, en l’occurrence, le renvoi de l’affaire à la formation plénière du Conseil d’État. Les conditions posées par la Cour en matière de sécurité juridique ne sont donc pas remplies en l’espèce.

LES FAITS

La requérante, Sine Tsaggarakis A.E.E, est une société ayant son siège en Grèce. Elle opérait dans le domaine des services de divertissement et exploitait un multiplex à Héraklion. En 2007, la société requérante introduisit un recours en annulation concernant des permis de construction et d’exploitation accordés à des sociétés concurrentes pour l’exploitation d’un multiplex. D’une part, elle allégua que ces permis étaient illégaux car le secteur concerné était destiné à la construction de résidences privées et les autorités n’avaient pas procédé à un examen préalable du respect des conditions environnementales prévues par la réglementation. D’autre part, elle invoqua que le fonctionnement du multiplex concurrent lui ferait subir une concurrence déloyale puisqu’elle exploitait, elle-même, un multiplex dans un quartier voisin.

En 2009, la quatrième section du Conseil d’État affirma que la légalité du permis de construction d’un cinéma ne pouvait pas, en raison du principe de la confiance légitime, être réexaminée par l’administration lors de l’octroi du permis d’exploitation. S’apercevant toutefois qu’il y avait une divergence de jurisprudence entre elle et la cinquième section – qui estimait qu’un tel examen était possible tant au stade de l’octroi du permis de construire qu’au stade de l’octroi du permis d’exploitation – elle décida de renvoyer l’affaire devant la formation plénière du Conseil d’État.

En 2011, la formation plénière du Conseil d’État jugea, à l’instar de la cinquième section, qu’un tel examen pouvait être effectué tant au stade de l’octroi du permis de construction qu’au stade de l’octroi du permis d’exploitation afin de préserver le principe constitutionnel de la protection de l’environnement (arrêt n° 1792/2011).

En 2012, la quatrième section du Conseil d’État rendit son arrêt (n° 3064/2012) en restant sur sa position initiale. Elle ne suivit donc pas l’arrêt de la formation plénière et rejeta le recours en annulation de la société requérante. Entretemps, en 2008, la société requérante demanda au bureau d’urbanisme de mettre sous scellés le multiplex concurrent. Par la suite, la mairie d’Héraklion n’ayant pas mis de scellés, la société requérante saisit le Conseil d’État.

En 2014, la cinquième section du Conseil d’État lui donna gain de cause (arrêt n° 2738/2014), considérant que l’administration était obligée de mettre sous scellés le multiplex. Toutefois, la mairie refusa de se conformer à cet arrêt car dans l’intervalle la société concurrence avait demandé à bénéficier des dispositions de la loi portant sur la régularisation des constructions illégales. Le multiplex concurrent poursuit actuellement son fonctionnement.

CEDH

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

25.  La requérante se plaint que sa cause n’a pas été entendue équitablement et notamment en respectant le principe de la sécurité juridique, ainsi que de manière impartiale, car la formation plénière (arrêt n1792/2011) et la quatrième section du Conseil d’État (arrêt no 3064/2012) ont rendu des arrêts contradictoires dans son affaire. Elle allègue une violation l’article 6 § 1 de la Convention, qui dans sa partie pertinente ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...), par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

  1. Sur la recevabilité

26.  En premier lieu, le Gouvernement soutient qu’à la date de l’introduction de la requête à la Cour, le 5 mars 2013, les voies de recours internes n’avaient pas encore été épuisées : d’une part, le recours en annulation introduit le 2 février 2009 par la requérante devant le Conseil d’État était encore pendant ; d’autre part, la procédure relative à la régularisation des illégalités des permis de la société concurrente et le recours y relatif devant le Conseil d’État étaient aussi pendants. En outre, il affirme que si la requérante estimait que la quatrième section a commis une erreur manifeste, elle aurait dû introduire une action en dommages-intérêts contre l’État sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil.

27.  En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que la requérante a perdu sa qualité de victime. En effet, en saisissant le Conseil d’État d’un recours en annulation de l’omission de l’administration de mettre sous scellés le multiplex concurrent et en obtenant gain de cause dans cette procédure, la requérante ne peut plus prétendre que l’issue de la procédure relative à son premier recours devant le Conseil d’État était encore « déterminante » pour le droit à la sécurité juridique dont elle se prévaut.

28.  La requérante conteste les exceptions du Gouvernement. Les conséquences d’un procès inéquitable ne peuvent pas être ignorées au prétexte que le requérant a tenté par tous les moyens légaux de se protéger des actes arbitraires de l’administration. Tenter à obtenir gain de cause par d’autres procédures non liées à celle qui a abouti aux arrêts no 3064/2012 et no 3065/2012 rendus par la quatrième section ne peut pas conduire à considérer comme « prescrites » les violations de la Convention, ni à considérer que la requérante a perdu sa qualité de victime. Les procédures ultérieures engagées en l’espèce ne pouvaient pas effacer les violations des articles 6 § 1 et 13 commises par la quatrième section.

29.  La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. L’obligation découlant de l’article 35 se limite à celle de faire un usage normal des recours vraisemblablement effectifs, suffisants et accessibles. En particulier, la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 69-70, CEDH 2009). Quant à la qualité de « victime », la Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, §§ 128, CEDH 2012).

30.  En ce qui concerne l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour relève, comme le souligne la requérante, que la procédure par rapport à laquelle celle-ci allègue la violation de l’article 6 § 1 a pris fin avec les arrêts no 3064/2012 et no 3065/2012 de la quatrième section du Conseil d’État. Le recours en annulation de l’omission de l’administration de mettre sous scellés le multiplex concurrent et le recours en annulation de la demande de la société concurrente de bénéficier de la loi relative à la régularisation des constructions illégales avaient un objet différent de celle visant à l’annulation des permis de construction et d’exploitation. Ils ne sauraient donc être considérés comme ayant eu pour effet de prolonger la procédure dont se plaint la requérante. Quant au recours sur le fondement de l’article 105 précité, le fait que la quatrième section du Conseil d’État, en faisant sa propre analyse des circonstances de l’affaire, n’a pas suivi l’interprétation donnée par la formation plénière de celui-ci, ne saurait s’analyser en une erreur manifeste du pouvoir judiciaire, selon la jurisprudence du Conseil d’État, ouvrant la voie à indemnisation.

31.  En ce qui concerne la deuxième exception du Gouvernement, la Cour estime que la qualité de victime d’une violation du droit à un procès équitable ne saurait être perdue au motif qu’un autre arrêt portant sur une question différente de celle faisant l’objet de la violation alléguée par l’intéressé a été rendu en faveur de celui-ci dans le cadre d’une autre procédure. En effet, l’arrêt no 2738/2014 du Conseil d’État concernait l’omission de l’administration de mettre sous scellés le multiplex concurrent et avait donc un objet différent de celui de la procédure ayant abouti aux arrêts no 3064/2012 et no 3065/2012. La Cour note de surcroît à cet égard que l’arrêt no 2738/2014 en question reste à ce jour en attente d’être exécuté. Quant à la procédure relative à la demande de régularisation du multiplex concurrent, elle a aussi un objet différent.

32.  La Cour rejette donc les deux exceptions soulevées par le Gouvernement.

33.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

  1. Sur le fond

    1. Applicabilité de l’article 6

34.  Le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 6 dans la présente affaire, mais la Cour estime devoir examiner d’office cette question.

35.  La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, et Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 100, CEDH 2016).

36.  S’agissant tout d’abord de l’existence d’un droit, la Cour rappelle qu’il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes. L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné. Les droits ainsi conférés par les législations nationales peuvent être soit matériels, soit procéduraux, soit encore une combinaison des deux (Masson et Van Zon c. Pays-Bas, 28 septembre 1995, § 49, série A no 327‑A, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, §§ 119-120, CEDH 2005‑X, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 91, CEDH 2012, Al-Dulimi et Montana Management INC. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 97, CEDH 2016, et les autres références y citées, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 101, CEDH 2016, et Paroisse gréco-catholique de Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, CEDH 2016 (extraits), Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, §§ 99-101, 19 septembre 2017).

37.  Dans certaines hypothèses, le droit national, sans reconnaître un droit subjectif à un individu, lui confère en revanche le droit à une procédure d’examen de sa demande, appelant le juge compétent à statuer sur des moyens tels que l’arbitraire, le détournement de pouvoir ou encore les vices de procédure. Tel est le cas de certaines décisions pour lesquelles l’administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire d’octroyer ou de refuser un avantage ou un privilège, la loi conférant à l’administré le droit de saisir la justice qui, au cas où celle-ci constaterait le caractère illégal de la décision, peut en prononcer l’annulation. En pareil cas, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable, à condition que l’avantage ou le privilège, une fois accordé, crée un droit civil (Regner, précité, § 105).

38.  La Cour note qu’en saisissant le Conseil d’État d’un recours en annulation des permis accordés par la mairie d’Héraklion pour la construction du multiplex concurrent, la requérante soutenait que ces permis étaient illégaux car, d’une part, il était construit dans un secteur destiné seulement à la construction des résidences privées, et, d’autre part, le permis d’exploitation avait été accordé sans que les autorités aient procédé à un examen préalable concernant le respect des conditions environnementales prévue par la réglementation pertinente. Elle alléguait par ailleurs que le fonctionnement du multiplex concurrent en exécution des permis illégaux lui faisait subir une concurrence déloyale, elle-même étant une exploitante de multiplex dans un quartier voisin de la ville d’Héraklion (paragraphe 5 ci-dessus).

39.  Si, à première vue, le litige semble porter sur une question de défense de la légalité, la Cour considère que le recours de la requérante ne peut pas être assimilé à des recours de type actio popularis. En effet, outre des arguments relatifs à la conformité générale des permis litigieux avec la législation applicable, la requérante soulevait aussi des arguments tenant au respect des conditions de l’environnement ainsi qu’aux effets du fonctionnement du multiplex en question sur ses intérêts patrimoniaux en vertu d’une concurrence prétendument déloyale.

40.  Or, la Cour estime que la « contestation » dont il s’agit en l’espèce était déterminante pour les droits civils de la requérante, à savoir ses intérêts patrimoniaux. La concurrence déloyale invoquée par la requérante était liée à la perte de la clientèle qu’avait commencé à subir la requérante en raison du fonctionnement d’un multiplex qui était construit illégalement à proximité de son cinéma. La Cour rappelle qu’elle a déjà affirmé, dans sa jurisprudence relative à l’article 1 du Protocole no 1, que la clientèle, revêtant à beaucoup d’égards le caractère d’un droit privé, s’analysait en une valeur patrimoniale et donc en un bien (Van Marle et autres c. Pays-Bas, 26 juin 1986, série A no 101, § 41 ; Döring c. Allemagne (déc.), no. 37595/97, CEDH 1999-VIII; Wendenburg et autres c. Allemagne (déc.), no 71630/01, CEDH 2003-II; Buzescu c. Roumanie, no. 61302/00, § 81, 24 mai 2005; Oklešen et Pokopališko Pogrebne Storitve Leopold Oklešen S.P. c. Slovénie, no. 35264/04, § 54, 30 novembre 2010 et Könyv-Tár Kft et autres c. Hongrie, no 21623/13, §§ 31-32, 16 octobre 2018). Plus particulièrement encore, la Cour rappelle que dans l’arrêt Iatridis c. Grèce ([GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II), elle a souligné que grâce à l’exploitation d’un cinéma pendant de longues années, le requérant avait constitué une clientèle qui s’analysait en une valeur patrimoniale relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1. Il en est de même du cinéma de la requérante lequel, au fil de ses longues années de fonctionnement, s’était constitué sa propre clientèle. En conséquence, la « contestation » avait clairement un impact considérable sur les droits de caractère civil de la requérante car elle avait trait à la protection des intérêts patrimoniaux de celle-ci.

41.  De surcroît, la qualité pour agir de la requérante n’a jamais été contestée par les intervenants dans la procédure ni par les diverses formations du Conseil d’État qui ont statué sur l’affaire. La Cour note à cet égard que la quatrième section a rejeté la demande d’intervention présentée par une coopérative agricole qui possédait et exploitait des commerces à proximité du multiplex concurrent et qui invoquait un préjudice économique qui résulterait de la diminution de la clientèle de ces commerces en cas de cessation de fonctionnement du multiplex. À cet égard, la quatrième section a considéré que la coopérative n’établissait pas un lien de causalité pour le préjudice allégué (paragraphes 6 et 8 ci-dessus).

42.  La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, notamment l’enjeu du recours, la nature des actes attaqués et la qualité pour agir de la requérante, que la « contestation » soulevée par la requérante avait un lien suffisant avec un « droit de caractère civil » dont l’intéressée pouvait se dire titulaire (voir, mutatis mutandis, Bursa Barosu Başkanlığı et autres c. Turquie, no 25680/05, §§ 127-128, 19 juin 2018). Enfin, l’issue de la procédure devant le Conseil d’État était directement déterminante pour le droit en question car une décision favorable à la requérante aurait entraîné la fermeture du multiplex concurrent, but poursuivi en réalité par le recours en annulation de la requérante.

43.  La Cour constate que tous les critères établis par sa jurisprudence concernant l’applicabilité de l’article 6 en matière civile et mentionnés au paragraphe 34 ci-dessus se trouvent remplis et en l’espèce et conclut que l’article 6 trouve donc à s’appliquer.

  1. Observation de l’article 6

a)  Arguments des parties

44.  La requérante soutient qu’il ressort sans aucun doute des arrêts no 3064/2012 et no 3065/2012 que la quatrième section du Conseil d’État n’a pas suivi l’interprétation des dispositions pertinentes par la formation plénière de celui-ci. L’obligation d’une Chambre de se conformer à un arrêt de la formation plénière résulte non seulement des dispositions internes pertinentes mais aussi du caractère solennel de la formation plénière en tant que formation judiciaire. Le fait qu’une Chambre décide de renvoyer une affaire à la formation plénière témoigne du besoin de la Chambre de bénéficier de l’apport de plusieurs juges expérimentés pour se prononcer sur une affaire. Il est dès lors surprenant qu’à la suite de l’arrêt de la formation plénière, la quatrième section ait décidé de ne pas suivre cet arrêt et de statuer différemment sans même indiquer les circonstances exceptionnelles qu’elle a mentionnées dans son arrêt et qui rendraient légaux le permis de construction et d’exploitation du multiplex concurrent.

45.  Le Gouvernement soutient que le principe de la sécurité juridique n’a pas été ébranlé par le refus allégué de la quatrième section de se conformer à l’arrêt de la formation plénière et cela même si l’on admet qu’il y ait eu un tel refus. L’arrêt non définitif de la formation plénière et l’arrêt définitif de la quatrième section ont été rendus dans les limites du renvoi et dans celles de la marge juridictionnelle que leur reconnaît la Constitution et la loi pour statuer dans une affaire. Les deux arrêts ne révèlent pas une divergence de jurisprudence profonde du Conseil d’État qui statue de manière contradictoire dans des affaires similaires avec des parties différentes.

46.  Le Gouvernement précise qu’à supposer même que la quatrième section devait se conformer à l’arrêt de la formation plénière qui lui a renvoyé l’affaire, il n’y a pas eu violation du principe de la sécurité juridique. Il ressort des motifs de l’arrêt que la quatrième section ne s’est pas opposée à l’interprétation des dispositions pertinentes faite par la formation plénière. Elle s’est limitée à déceler en l’espèce des circonstances exceptionnelles justifiant l’application du principe de la confiance légitime.

47.  Le Gouvernement conclut ne trouvant pas établi : a) qu’un arrêt définitif de la formation plénière du Conseil d’État ait été contesté ; que la requérante avait un droit acquis à ce que la quatrième section, à laquelle la formation plénière a renvoyé l’affaire, ne statue pas à la suite d’un nouvel examen de l’affaire ; c) que plusieurs affaires de ce type ont été portées devant le Conseil d’État et celui-ci a interprété de manière contradictoire les mêmes dispositions du droit interne ; et d) qu’il y avait une divergence de jurisprudence « profonde et persistante » du Conseil d’État quant à l’interprétation des dispositions pertinentes.

b)     Appréciation de la Cour

  1. Principes généraux

48.  La Cour rappelle d’emblée son arrêt Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie ([GC], no 13279/05, §§ 49-58 et 61, 20 octobre 2011), dans lequel ont été posés les principes applicables aux affaires portant sur des divergences de jurisprudence. Ces principes peuvent se résumer comme suit :

a)  Dans ce type d’affaires, l’appréciation de la Cour repose constamment sur le principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et qui constitue l’un des éléments fondamentaux de l’état de droit (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 56). Ce principe tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice. Toute persistance de divergences de jurisprudence risque d’engendrer un état d’incertitude juridique de nature à réduire la confiance du public dans le système judiciaire, alors même que cette confiance est l’une des composantes fondamentales de l’état de droit (Hayati Çelebi et autres c. Turquie, no 582/05, § 52, 9 février 2016, et Ferreira Santos Pardal c. Portugal, no 30123/10, § 42, 30 juillet 2015) ;

b)  Toutefois, l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions de fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction. Cela en soi ne saurait être jugé comme contraire à la Convention (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 51, et Albu et autres c. Roumanie, nos 34796/09 et soixante-trois autres requêtes, § 34, 10 mai 2012) ;

c)  Les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent donc pas un droit acquis à une jurisprudence constante. En effet, une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice, car l’abandon d’une approche dynamique et évolutive risquerait d’entraver toute réforme ou amélioration (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 58, et Albu et autres précité, § 34) ;

d)  En principe, il n’appartient pas à la Cour de comparer les diverses décisions rendues – même dans des litiges de prime abord voisins ou connexes – par des tribunaux dont l’indépendance s’impose à elle. De même, la différence de traitement opérée entre deux litiges ne saurait s’entendre comme une divergence de jurisprudence si elle est justifiée par une différence dans les situations de fait en cause (Hayati Çelebi et autres, précité, § 52, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 42) ;

e)  Les critères qui guident la Cour dans son appréciation des conditions dans lesquelles des décisions contradictoires de différentes juridictions internes statuant en dernier ressort emportent violation du droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, consistent à déterminer, premièrement, s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », deuxièmement, si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences et, troisièmement, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 53, Hayati Çelebi et autres précité, § 52, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 42).

  1. Application au cas d’espèce

49.  La Cour souligne d’emblée que le rôle d’une juridiction suprême est de régler les contradictions de jurisprudence entre les juridictions de fond d’un même ordre de juridiction (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], no 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII). Le rôle de la formation plénière d’une juridiction suprême, telle le Conseil d’État, consiste de surcroît à régler les divergences de jurisprudence entre les différentes sections de celle-ci et à fixer définitivement l’interprétation d’une disposition législative, supprimant ainsi l’incertitude juridique qui pouvait exister en la matière. Dans l’ordre juridique administratif grec, ce principe est reflété dans l’article 14 du décret no 18/1989 (paragraphe 23 ci-dessus).

50.  Plus particulièrement, en ce qui concerne le respect en l’espèce des principes dégagés par sa jurisprudence (paragraphe 45 ci-dessus), la Cour constate ce qui suit.

51.  En premier lieu, il existait une divergence « profonde et persistante » entre la jurisprudence de la quatrième et de la cinquième section du Conseil d’État au sujet de la question de savoir s’il était possible, voire nécessaire d’examiner à nouveau la légalité du permis de construction à l’occasion de l’examen de la légalité et de l’octroi du permis d’exploitation. Cette divergence existait depuis plusieurs années, ainsi qu’il apparaît à travers les exemples d’arrêts cités par la quatrième section, datant de 2002 et de 2008 (paragraphe 7 ci-dessus). Elle touchait, de surcroît, à des questions d’intérêt général puisqu’elle concernait plusieurs cas similaires et impliquait le respect par l’administration des principes de droit administratif et constitutionnel de grande importance.

52.  En deuxième lieu, en ce qui concerne l’existence dans l’ordre administratif grec d’un mécanisme chargé de supprimer les divergences de jurisprudence entre les différentes juridictions administratives ou même entre les différentes sections du Conseil d’État, la Cour constate que cette fonction est attribuée à la formation plénière de la haute juridiction administrative (paragraphes 23 et 46 ci-dessus).

53.  En l’occurrence, dans son arrêt no 1792/2011, la formation plénière a été appelée à se prononcer sur la question juridique déterminante qui était à la base de la divergence de jurisprudence entre la quatrième et la cinquième section, à savoir la question de savoir si le principe de la confiance légitime devait l’emporter ou non sur le principe de la protection de l’environnement, tel que celui-ci est mis en œuvre par le biais de la législation urbanistique. D’une part, la cinquième section avait pris position en faveur de la primauté de la protection de l’environnement, d’autre part, la quatrième section en faveur de celle de la confiance légitime.

54.  La formation plénière a estimé que le contrôle de la possibilité d’installer le multiplex « devait avoir lieu » – autrement dit, était non seulement permis mais nécessaire – tant au stade de l’octroi du permis de construction qu’à l’occasion de l’octroi du permis d’exploitation, dans le but de mieux respecter le principe constitutionnel de la protection de l’environnement, garanti par l’article 24 de la Constitution. Tournant au cas d’espèce, la formation plénière a souligné qu’un multiplex diffère d’un simple cinéma du point de vue urbanistique et en ce qui concerne les conséquences sur la morphologie du quartier. Elle a relevé également que la question des principes de la confiance légitime et de la stabilité des situations administratives – principes sur lesquels s’était basée la quatrième section – « ne se posait même pas en l’espèce car ces principes ne pouvaient pas s’appliquer lorsqu’une situation était créée en violation des dispositions constitutionnelles ».

55.  En d’autres termes, la formation plénière a statué sur la base de la hiérarchie normative, en excluant des déviations de nature à créer de faits accomplis, et a privilégié la logique qui avait animé la jurisprudence de la cinquième section. La Cour observe également que l’arrêt de la formation plénière ne s’est pas limité à un énoncé abstrait des principes applicables mais elle a tranché la question-clé du litige en cause, ainsi qu’il apparaît à travers les références concrètes au multiplex concerné et des termes « en l’espèce » utilisés pour exclure d’emblée l’application du principe la confiance légitime invoqué par la quatrième section.

56.  En troisième lieu, en ce qui concerne la question de l’efficacité du mécanisme, la Cour constate que statuant sur renvoi, la quatrième section, même si elle a réitéré la position de la formation plénière, elle a en réalité décidé dans les lignes de son ancienne jurisprudence, en invoquant des « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient en l’espèce l’acceptation du fait accompli au nom du principe de la confiance légitime. Or, la formation plénière avait déjà tenu compte des particularités du cas d’espèce et elle avait exclu d’emblée l’application du principe de la confiance légitime en estimant que celui-ci devait céder au principe d’ordre constitutionnel de la protection de l’environnement. Quant à la cinquième section, dans son arrêt no 2738/2014 (paragraphe 14 ci-dessus), elle a elle aussi persévéré dans sa logique de protection de l’environnement, telle que garantie par l’article 24 de la Constitution et concrétisée par les lois urbanistiques. En effet, en appliquant ces lois, elle a ordonné la mise sous scellés du multiplex.

57.  ll est vrai que l’objet des recours de la requérante devant la quatrième et la cinquième section est techniquement différent. Il n’empêche qu’en réalité les deux recours poursuivaient le même but, à savoir l’arrêt du fonctionnement d’une entreprise fonctionnant dans un grand bâtiment construit sur un terrain destiné uniquement à des habitations privées. Il en est résulté une situation d’après laquelle l’arrêt de la quatrième section permettait le fonctionnement normal du multiplex alors que celui de la cinquième section ordonnait la cessation de ce fonctionnement par le biais de la mise sous scellés du multiplex. En outre, la situation s’est encore aggravée par le refus de la mairie de se conformer à l’arrêt de la cinquième section, refus entériné en quelque sorte par le comité des trois membres du Conseil d’État – organe compétent pour surveiller précisément la bonne exécution des arrêts de cette juridiction – qui, pour justifier sa décision, a invoqué l’existence d’une demande de « régularisation » déposée par le multiplex concurrent (paragraphe 20 ci-dessus).

58.  Il devient ainsi évident que la divergence entre la quatrième et la cinquième section a persisté pendant des années et persiste encore malgré l’intervention de la formation plénière du Conseil d’État. Il en est ainsi résulté une situation d’insécurité juridique qui démontre l’inefficacité du mécanisme d’harmonisation de la jurisprudence qu’aurait dû constituer, en l’occurrence, le renvoi de l’affaire à la formation plénière du Conseil d’État.

59.  Au vu de sa jurisprudence, la Cour constate que les conditions qu’elle a posées en matière de sécurité juridique ne sont pas remplies en l’espèce.

60.  Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

61.  Invoquant l’article 13 de la Convention, la requérante se plaint que le droit grec ne lui offrait pas un moyen de soulever, devant les juridictions nationales, la question de la divergence de jurisprudence dont elle allègue avoir été victime.

62.  Eu égard à ses conclusions relatives à l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 13.

ÇELEBİ ET AUTRES c. TURQUIE du 9 février 2016 requête n° 582/05

Violation de l'article 6-1 : Le recours du requérant, contre une entreprise de travaux pour obtenir réparation a été rejeté pour cause d'une différence de jurisprudence d'une chambre de la Cour de Cassation, alors que d'autres justiciables ont obtenu gain de cause devant d'autres chambres de la Cour de Cassation.

b) Application à la présente espèce

53. La Cour note qu’en déclarant irrecevable l’action des requérants au motif qu’elle était prescrite, les juridictions turques semblent avoir restreint le droit d’accès des requérants à un tribunal. Elle estime toutefois qu’il ne s’impose pas d’examiner plus avant la question de savoir si cette limitation du droit d’accès à un tribunal constitue en soi une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle estime qu’il s’impose avant tout d’examiner le grief tiré de l’existence d’une divergence de jurisprudence au sein de la Cour de cassation.

54. À cet égard, la Cour observe d’emblée que la présente affaire se différencie de l’affaire Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, en ce qu’elle porte non pas sur des disparités alléguées de jurisprudence entre les arrêts émanant de deux instances juridictionnelles suprêmes n’entretenant pas de rapports hiérarchiques, distinctes et autonomes (ibidem, § 59), mais sur des divergences existant dans la jurisprudence de la seule Cour de cassation. À l’instar notamment de l’affaire Beian (no 1) (précitée, § 38), c’est donc la plus haute juridiction dans l’un des ordres de juridiction qui est à l’origine de la divergence jurisprudentielle dénoncée par les requérants.

55. Si les divergences de jurisprudence constituent, par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui repose sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial (voir paragraphe 52 c), ci-dessus), la Cour souligne cependant que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler ces contradictions (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII). Par conséquent, si une pratique divergente se développe au sein d’une des plus hautes autorités judiciaires du pays, cette dernière devient elle-même source d’insécurité juridique, portant ainsi atteinte au principe de la sécurité juridique et réduisant la confiance du public dans le système judiciaire (Beian (no 1), précité, § 39).

56. Pour bien comprendre la portée de la divergence de jurisprudence dont se plaignent les requérants, il est nécessaire de rappeler les dispositions légales qui font l’objet des interprétations en cause. Il s’agit des articles 60 et 125 du code des obligations, qui règlent la prescription des actions en dommages et intérêts en droit civil.

L’article 125 contient la règle générale. Selon cette disposition, toutes les actions se prescrivent par dix ans, lorsque la loi n’en dispose pas autrement. D’après l’interprétation adoptée par le tribunal de grande instance de Yalova (paragraphe 12, ci-dessus), confirmée par la 13ème chambre de la Cour de cassation (paragraphe 13, ci-dessus), cette disposition s’applique notamment aux actions en réparation du dommage résultant de vices cachés.

L’article 60 alinéa 1er fixe le délai de prescription à un an à compter du jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage ainsi que de la personne qui en est l’auteur lorsqu’il s’agit d’une responsabilité pour des actes illicites, c’est-à-dire contrevenant aux lois ou aux règlements. Toutefois, l’action doit être introduite au plus tard dix ans après l’évènement à l’origine du dommage, ce délai étant un délai absolu.

Selon l’article 60 alinéa 2, si l’acte illicite à l’origine des dommages-intérêts est punissable selon les lois pénales et à cet égard soumises à une prescription de plus longue durée, les règles concernant la prescription pénale s’appliquent.

57. La Cour observe que les différentes chambres de la Cour de cassation ont adopté des positions divergentes dans leur interprétation des règles de prescription, et ce alors que les faits qui leur étaient soumis étaient quasi identiques ou similaires. La question soulevée par la présente requête est celle de savoir si ces divergences de jurisprudence ont porté atteinte au droit des requérants à un procès équitable en enfreignant le principe de la sécurité juridique et l’équité de la procédure.

58. Quant à l’interprétation et l’application des dispositions légales précitées, plus particulièrement en ce qui concerne le point de départ des délais de prescription respectifs, la Cour note que les requérants se sont référés, tant dans leur demande en rectification devant la Cour de cassation que dans leur requête devant la Cour, aux éléments suivants :

- la 9ème chambre pénale avait estimé que le moment de la commission du délit, dans une affaire concernant la responsabilité pénale de constructeurs d’immeubles effondrés lors du tremblement de terre de 1999, n’était pas le moment auquel l’immeuble avait été construit, mais le moment auquel l’immeuble s’était effondré ;

- la 4ème chambre civile avait appliqué aux demandes résultant du tremblement de terre de 1999 l’article 60 du code des obligations, et avait considéré que le délai de dix ans (alinéa 2) ne pouvait pas commencer à courir avant la survenance du préjudice, c’est-à-dire avant le tremblement de terre ;

- dans l’affaire des requérants, la 13ème chambre civile de la Cour de cassation s’est ralliée, sans motivation substantielle, au jugement du tribunal de Yalova qui avait appliqué l’article 125 du code des obligations et qui avait considéré que le délai de dix ans avait commencé à courir à la date où le permis d’habitation de l’immeuble avait été obtenu.

59. Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut que constater qu’il existait une divergence de jurisprudence entre les différentes chambres. Alors que la 4ème chambre civile, suivant l’exemple de la 9ème chambre pénale, prenait la date du tremblement de terre comme le point de départ du délai de prescription, la 13ème chambre civile situait le point de départ à une date beaucoup plus avancée. Le résultat était que selon la 4ème chambre civile une action en dommages et intérêts était encore possible, alors que pour la 13ème chambre le délai pour introduire une action s’était déjà expiré au moment où le tremblement de terre avait eu lieu, et donc au moment où les dommages surgissaient.

60. Ces interprétations divergentes quant au point de départ pour le calcul du délai de prescription d’une action en responsabilité civile contre les constructeurs ont créé une situation d’incertitude jurisprudentielle de nature à porter atteinte au principe de la sécurité juridique. Cette incertitude a en l’espèce joué contre les requérants.

61. Le système turc prévoyait un mécanisme permettant d’éliminer la contradiction entre les différentes chambres de la Cour de cassation. En effet, la loi no 2797 relative à la Cour de cassation et le Règlement intérieur de la Cour de cassation offraient la possibilité à l’assemblée plénière, en réponse notamment à une demande de renvoi préjudiciel émanant d’une partie dans une affaire pendante devant une des chambres de la Cour, d’harmoniser la jurisprudence (paragraphes 26-28, ci-dessus). Cependant, la mise en œuvre de la procédure devant l’assemblée plénière dépendait dans un tel cas d’une décision de la première présidence de la Cour de cassation.

62. Dans leur demande en rectification, les requérants ont indiqué à la 13ème chambre que l’arrêt à rectifier n’était pas compatible avec des arrêts rendus antérieurement par d’autres chambres de la Cour de cassation. En outre, ils se sont explicitement référés à une demande en harmonisation de la jurisprudence déposée la veille par des requérants dans une autre affaire similaire, devant une autre chambre, et ils ont demandé à la 13ème chambre de surseoir à statuer sur leur demande jusqu’à ce qu’une décision soit prise relative à la demande en harmonisation de la jurisprudence dans cette autre affaire.

63. La Cour note l’enjeu pour les requérants, qui avaient souffert des dommages matériels et moraux considérables et en avaient demandé la réparation. Alors qu’ils pouvaient s’attendre à entendre casser le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Yalova, au vu de la jurisprudence existante à l’époque de certaines chambres de la Cour de cassation, leur pourvoi fut rejeté sur base d’une autre interprétation de la loi que celle adoptée par ces autres chambres.

64. Alors que la 13ème chambre avait par la suite l’occasion de revoir sa jurisprudence, elle rejeta la demande en rectification de son arrêt sans motivation substantielle (paragraphe 16, ci-dessus), et en tout cas sans prêter une attention explicite à la divergence entre sa jurisprudence et celle d’autres chambres, alors que son attention y avait été explicitement attirée. Quelques jours plus tard, la première présidence rejeta la demande en harmonisation de la jurisprudence émanant des requérants dans l’autre affaire, se référant en particulier aux différences de contenu, de nature et de faits entre les arrêts divergents (paragraphe 17, ci-dessus).

65. La Cour n’a pas à se prononcer sur l’opportunité de ne pas renvoyer l’autre affaire à l’assemblée plénière, ni sur l’opportunité de décider sur la demande des présents requérants en rectification d’arrêt sans attendre, ou du moins sans formellement attendre, l’issue de l’examen de la demande précitée de renvoi à l’assemblée plénière. Il lui suffit de constater que le mécanisme pour harmoniser la jurisprudence au sein de la Cour de cassation n’a pas été mis en œuvre, et qu’il n’a donc pas pu apporter une solution au problème de divergence de jurisprudence dont les requérants se plaignaient.

66. Les contradictions manifestes dans la jurisprudence de la Cour de cassation et la défaillance du mécanisme conçu pour assurer l’harmonisation de la pratique au sein de cette haute juridiction, ont eu pour effet que l’action en responsabilité dirigée par les requérants contre les constructeurs fut déclarée irrecevable, alors que d’autres personnes dans une situation similaire ont pu obtenir un examen au fond de leur demande. La Cour en conclut que, dans les circonstances particulières de l’affaire, la cause des requérants n’a pas fait l’objet d’un procès équitable devant la Cour de cassation.

67. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

  

LE TRIBUNAL COMMET UNE ERREUR MANIFESTE D'INTERPRÉTATION DE LA LOI

Tel c. Turquie du 17 octobre 2017 requête n° 36785/03

Article 6-1 : La Cour rejette de manière générique le recours du requérant sur la foi d'un rapport qui a été annulé. L'erreur manifeste avec la loi est patente !

58. Pour autant que le grief du requérant doit être compris comme visant l’appréciation des preuves et le résultat de la procédure menée devant les juridictions administratives concernant son licenciement (paragraphe 41 ci‑dessus), la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, si l’article 6 § 1 de la Convention garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour, à moins que leurs conclusions puissent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables.

De même, il n’appartient pas non plus à la Cour de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, par exemple, si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015, ainsi que les références qui y sont mentionnées).

59. En la matière, la Cour a déjà conclu à une violation du droit à un procès équitable au motif que la seule raison pour laquelle la Cour de cassation française avait rejeté un pourvoi était le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation » (Dulaurans c. France, no 34553/97, §§ 33-34 et 38, 21 mars 2000), cette notion couvrant les cas où une erreur de fait ou de droit commise par le juge national est évidente au point d’être qualifiée de « manifeste » – en ce sens que nul magistrat raisonnable n’aurait pu la commettre – et peut par conséquent avoir nui à l’équité du procès.

60. Dans l’affaire Khamidov, le caractère déraisonnable de la conclusion des juridictions nationales sur les faits était si « flagrant et manifeste » que la Cour a estimé que la procédure dénoncée devait être regardée comme « grossièrement arbitraire » (Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 174, 15 novembre 2007).

Dans l’arrêt Anđelković, la Cour a jugé que la décision de justice interne litigieuse, qui, en substance, était dépourvue de base légale en droit interne et ne faisait pas de lien entre les faits établis, le droit applicable et l’issue du procès, revêtait un caractère arbitraire et s’analysait en un « déni de justice » (Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 27, 9 avril 2013).

Par ailleurs, dans l’affaire Bochan, la Cour a sanctionné le raisonnement d’une haute juridiction comme étant « manifestement arbitraire » ou comme emportant un « déni de justice », après avoir observé que celle-ci avait « grossièrement dénaturé » les constats opérés par elle-même dans son arrêt du 3 mai 2007, de manière à faire échouer la démarche de la requérante tendant à voir examiner sa demande à la lumière de cet arrêt dans le cadre de la procédure de type cassation prévue par le droit interne (Bochan, précité, §§ 63 et 64).

Plus récemment, dans son arrêt Carmel Saliba c. Malte (no 24221/13, § 79, 29 novembre 2016), la Cour a jugé qu’il n’était pas acceptable qu’une condamnation au civil soit prononcée, sans motifs convaincants, sur la base de preuves aussi incohérentes que conflictuelles, et ce en faisant fi des arguments contraires du requérant.

61. À la lumière de ce qui précède, la Cour entend tout d’abord cerner la situation de fait exposée devant elle, en tenant compte des arguments du Gouvernement.

Tout d’abord, elle observe, comme le Gouvernement le laisse entendre (paragraphe 51 ci-dessus), que le tribunal administratif d’Eskişehir pourrait effectivement passer pour avoir fondé son jugement sur la marge d’appréciation dont l’ancien recteur İ.H.D. jouissait s’agissant du sort des contrats des enseignants-chercheurs, en partant de la présomption que l’appréciation négative faite en l’espèce par ce dernier, en sa qualité de N+2, rendait le licenciement du requérant conforme à « l’intérêt public » et aux « besoins du service » du rectorat (paragraphes 14 in fine, 17, 38 et 46 in fine ci-dessus).

Toutefois, encore fallait-il que cette appréciation respectât elle-même la réglementation et fût légale, ce qui n’a assurément pas été le cas en l’espèce. La Cour reviendra ultérieurement sur ce point.

62. Cela dit, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement (paragraphe 53 ci-dessus), rien dans le jugement n’indique que, pour asseoir celui-ci, les juges aient tenu compte de l’ensemble des rapports d’appréciation du requérant établis depuis 1996, qui étaient prétendument tous défavorables à ce dernier.

Hormis le fait que le Gouvernement n’a pas été en mesure de produire ces rapports, il suffit de se référer à la décision de sursis à l’exécution de l’arrêté de licenciement prise par le tribunal (paragraphe 14 ci-dessus) pour constater que, jusqu’en 2000, le requérant avait eu un cursus parfait et qu’il n’avait jamais été inquiété relativement à la prolongation de son contrat ni n’avait subi une quelconque mesure disciplinaire.

63. De fait, la Cour observe que les juges s’en sont tenus uniquement au dernier rapport d’appréciation de l’année 2000, rédigé par l’ancien recteur İ.H.D. Cela ressort des attendus du jugement du 13 septembre 2001 (paragraphe 17 ci-dessus), en ce que l’évaluation défavorable émise par celui-ci – en sa qualité de N+2 – a suffi pour répondre aux exigences « de l’intérêt public et aux besoins du service » (paragraphe 61 ci-dessus). Cela ressort également de l’opinion dissidente du président de la 8e chambre du Conseil d’État, A.N.Ç., jointe à l’arrêt du 24 février 2003 (paragraphe 20 ci‑dessus). Le fait que ce rapport seul était au cœur du litige a aussi été confirmé, non seulement lors de la seconde procédure administrative entamée aux fins de son annulation (paragraphe 22 ci-dessus), mais aussi encore plus clairement lors du procès pénal diligenté contre İ.H.D. pour abus de fonctions (paragraphes 29 et 30 in fine ci-dessus).

64. Eu égard à ce constat, la Cour n’a pas à s’attarder sur la question de savoir si l’annulation du rapport litigieux aurait entraîné ou non l’annulation ipso jure du licenciement du requérant ou bien si le rectorat aurait été tenu de réintégrer le requérant à son poste en cas d’annulation de l’arrêté portant licenciement de celui-ci (paragraphe 52 ci-dessus). Dans la présente affaire, la tâche de la Cour est d’apprécier si les circonstances dénoncées par le requérant peuvent s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention, et non pas de spéculer sur les possibilités de réintégration de l’intéressé dans la fonction publique.

Le fait que le rapport litigieux a été annulé pour vice de forme, mais jamais sanctionné quant à son bien-fondé (paragraphe 53 in fine ci-dessus), ne prête pas non plus à conséquence, car ce qui importe est de savoir que, durant l’épisode judiciaire en cause, ce document se trouvait tout simplement frappé de nullité.

65. La Cour ne saurait non plus suivre le Gouvernement lorsqu’il reproche au requérant d’avoir trop attendu pour ester en justice afin de faire annuler le rapport litigieux, arguant que les demandes de l’intéressé concernant son licenciement avaient déjà été examinées au fond et que, par conséquent, tout recours en rectification d’arrêt était voué à l’échec (paragraphe 54 ci‑dessus).

66. Premièrement, il ressort du dossier que le requérant n’a jamais été informé ni averti des tenants et aboutissants dudit rapport (paragraphe 29 ci‑dessus) – et ce en violation de l’article 21 du règlement sur l’appréciation –, jusqu’à ce que le rectorat décide enfin de verser ce document au dossier de l’affaire devant le tribunal administratif d’Eskişehir, après le 10 juillet 2001, soit plus de six mois après la première injonction des juges à ce sujet (paragraphes 13, 15 et 16 ci-dessus).

Le requérant ayant demandé l’annulation de ce rapport, après en avoir pris connaissance, le 11 septembre 2001 (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour voit mal comment il aurait pu le faire avant.

67. Deuxièmement, sur la question de savoir si le recours en rectification du requérant était vain, il faut rappeler derechef que l’action en annulation du rapport litigieux avait été introduite devant une chambre du tribunal présidée par le juge E.A., le 11 septembre 2001, soit avant que la première action en annulation de l’arrêté de licenciement ne fût rejetée en première instance, et ce par une autre chambre du même tribunal, également présidée par le juge E.A. (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour comprend mal les raisons pour lesquelles la seconde chambre n’a pas envisagé de soulever une question préjudicielle sur ce point, conformément à la jurisprudence turque en la matière (paragraphe 39 ci-dessus), dès lors qu’à l’évidence l’issue de l’action visant le rapport litigieux était déterminante pour la solution du litige concernant le licenciement, fondé uniquement sur la teneur de ce même rapport (paragraphe 63 ci-dessus).

À supposer que les deux chambres du tribunal administratif d’Eskişehir, présidées par un même juge, n’aient pas eu le temps suffisant pour réagir, rien n’empêchait pourtant la 8e chambre du Conseil d’État, présidée par le juge A.N.Ç., de le faire d’office lors de l’examen du pourvoi du requérant. Or ce recours a été écarté le 4 juin 2002 (paragraphe 18 in fine ci-dessus), sans aucune explication sur le fait que le rapport litigieux avait déjà été déclaré nul et non avenu bien avant cette date, le 20 mars 2002 (paragraphe 22 ci-dessus).

Aux yeux de la Cour, il s’agit là de problèmes de coordination et de diligence judiciaires qui ont eu un impact certain sur le sort du requérant.

68. Quoi qu’il en soit, l’ultime possibilité pour les juridictions nationales de remédier à ces problèmes était bel et bien le recours en rectification d’arrêt que le requérant avait introduit peu après le 19 juillet 2002, en tirant expressément moyen du caractère illégal du rapport litigieux, qui avait été annulé entre‑temps (paragraphes 22 et 67 in fine ci-dessus).

Il convient de rappeler que ce recours, directement accessible aux justiciables, constituait une voie de recours ordinaire dans la pratique de la procédure administrative, à l’instar de ce qui a déjà été établi relativement aux procédures civiles (Hasan Tunç et autres c. Turquie, no 19074/05, § 36, 31 janvier 2017, et les références qui y figurent).

Reste toutefois à s’assurer que, en pratique, le rejet, sans motif, de ce recours n’a pas été le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation » (paragraphe 59 ci-dessus) de la part des juges du Conseil d’État.

69. En l’occurrence, la Cour note que la chambre du Conseil d’État saisie dudit recours était également présidée par A.N.Ç. (paragraphe 67 in fine ci-dessus), accompagné de quatre juges, dont A.A. et T.Ş. Il s’agit là d’un point important, car ces trois magistrats sont les mêmes que ceux qui ont confirmé en appel l’annulation du rapport litigieux, le 25 novembre 2002 (paragraphe 24 ci-dessus). À partir de là, le recours en rectification étant encore pendant, ces magistrats ne pouvaient ignorer que leur arrêt précédent du 4 juin 2002 concernant le licenciement du requérant (paragraphe 18 in fine ci-dessus) reposait désormais sur un élément de preuve qu’ils avaient eux-mêmes rétroactivement et définitivement annulé pour illégalité.

70. Encore faut-il rappeler que, bien avant ce développement, soit le 27 juin 2002, le rectorat, qui agissait en tant que partie défenderesse dans la procédure administrative en annulation de l’arrêté no 242/3356 (paragraphe 13 ci-dessus), avait lui-même déclenché une procédure disciplinaire à l’encontre de İ.H.D., qui avait été limogé dans l’intervalle, pour abus de fonctions dans l’établissement des rapports d’appréciation du personnel académique (paragraphe 27 ci-dessus). Or, au mépris de sa qualité d’entité publique agissant dans le cadre de fonctions officielles et dont les actes peuvent être imputés à l’État (voir, entre autres, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 56, CEDH 2009, et les références qui y figurent, ainsi que Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 46, CEDH 1999‑VII), le rectorat a omis de faire part aux juges administratifs de cette démarche, qui mettait sérieusement en cause la responsabilité pénale de İ.H.D. dans les faits ayant entraîné le licenciement du requérant (paragraphe 27 ci-dessus).

71. En tout état de cause, à ce stade, toutes les conditions se trouvaient réunies pour que les autorités judiciaires puissent concevoir non seulement que l’unique preuve qui avait permis de débouter le requérant de son action contre son licenciement était frappée de nullité, mais aussi qu’elle était éventuellement le fruit d’un acte délictuel (paragraphes 29 et 30 ci-dessus).

Force est alors de considérer que, dans les circonstances particulières de la présente affaire, le moyen que le requérant avait fait valoir aux fins de son recours en rectification tombait, fût-il en substance, sous le coup de l’alinéa d) de l’article 54 § 1 du CDPA, dès lors qu’il puisait dans le caractère illégal de ladite preuve qui avait permis d’asseoir le jugement attaqué (paragraphe 19 ci-dessus). À l’évidence, cette voie offrait donc prima facie au requérant un moyen pour redresser le grief précis qu’il soulève maintenant devant la Cour (paragraphe 41 ci-dessus – comparer avec les décisions Gülizar Öz et Zeynep Tekin, précitées).

72. La première observation qui découle de ce constat est que ce recours doit dès lors entrer en ligne de compte dans le calcul du délai de six mois (voir, par exemple, Zaman c. Turquie, no 17839/07, §§ 8, 9 et 15, 25 janvier 2011, et Terzi c. Turquie, no 23086/07, §§ 15, 16 et 23, 25 janvier 2011). Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée de la tardivité de la requête (paragraphes 44, 49 et 50 ci-dessus) doit être écartée : l’arrêt définitif portant sur le recours en question ayant été notifié au requérant le 2 mai 2003 (paragraphe 20 in fine ci-dessus) et la présente requête ayant été introduite le 30 octobre 2003, aucun problème ne se pose à ce titre.

73. La deuxième observation est que le Conseil d’État – avec la participation des juges A.A. et T.Ş., qui ne pouvaient ignorer la situation exposée ci-avant (paragraphe 69 in limine ci-dessus) – a rejeté le recours du requérant de manière expéditive, sans s’interroger sur les points soulevés ultérieurement dans l’opinion dissidente de son président A.N.Ç., au motif que ce recours ne « reposait sur aucun des motifs prévus par l’article 54 § 1 du code de procédure administrative » (paragraphe 20 ci-dessus).

74. Dans les circonstances de la présente cause, pareille conclusion ne saurait passer pour cadrer avec la jurisprudence de la Cour.

À cet égard, il suffit de rappeler qu’en l’espèce, nonobstant les prérogatives des juges administratifs concernés quant à l’appréciation des éléments de preuve et quant à la détermination de la pertinence et de l’admissibilité de ces éléments, l’article 6 § 1 de la Convention mettait à la charge de ceux-ci l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens du requérant et que cette obligation ne pouvait passer pour être respectée que si ces moyens étaient vraiment « entendues », c’est‑à‑dire dûment examinées, ce qui à l’évidence devait transparaître de la motivation, en dernier lieu, de l’arrêt du 24 février 2003 (pour le principe, voir, par exemple, Carmel Saliba, précité, § 66, Khamidov, précité, § 173, et Dulaurans, précité, § 33, ainsi que les références qui y figurent). Il y va du principe selon lequel la Convention ne vise pas à garantir des droits théoriques ou illusoires, mais des droits concrets et effectifs.

Au vu de ces exigences, les juges administratifs auraient dû démontrer que le moyen de rectification du requérant avait bien été examiné à la lumière des circonstances précédemment relevées par la Cour (paragraphes 68 à 71 ci-dessus), qu’ils ne pouvaient prétendre ignorer.

75. Cela n’ayant pas été le cas, rien ne permet de distinguer la présente espèce des affaires Dulaurans (arrêt précité, §§ 33-34 et 38) et Carmel Saliba (arrêt précité, §§ 79 et 80). S’alignant sur ces précédents, la Cour juge inacceptable qu’en l’espèce le Conseil d’État se soit borné à se retrancher derrière un constat d’irrecevabilité générique, sans expliquer en quoi l’unique moyen de rectification que le requérant avait dûment fait valoir pour contester son licenciement abusif était étranger au but visé par l’alinéa d) de l’article 54 § 1 du CDPA, lequel sanctionnait justement les jugements rendus – comme en l’occurrence – sur la base de documents frauduleux, donc illégaux. En outre, elle ne peut comprendre quelles raisons ont pu conduire le Conseil d’État à écarter des débats le caractère illégal – qu’il avait lui-même établi – du rapport litigieux qui se trouvait au cœur du litige devant lui.

Ce faisant, le Conseil d’État a tacitement entériné le résultat d’un abus commis par un supérieur hiérarchique, qui, finalement, a valu au requérant de perdre son poste de chercheur.

76. La Cour en conclut que le rejet du recours du requérant a, pour le moins, été le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation » et qu’il y a eu par conséquent violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Dulaurans contre France du 21 mars 2000 Hudoc 1417 requête 34553/97

Une requérante refuse de payer une commission de transaction à un marchand de biens puisque celui-ci n'avait le statut d'agent immobilier.

"La Cour rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l'article 6§1 de la Convention, englobe, entre autres, le droit des parties au procès à présenter les observations qu'elles estiment pertinentes pour leur affaire. La Convention ne visant pas à garantir des droits théoriques ou illusoires mais des droits concrets et effectifs (arrêt Artico contre Italie du 13 mai 1980, série A, n°37,  p16, §33), ce droit ne peut passer pour effectif que si ces observations sont vraiment "entendues", c'est à dire dûment examinées par le tribunal saisi. Autrement dit, l'article 6 implique notamment, à la charge du "tribunal", l'obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence (voir l'arrêt Van de Hurk contre Pays-Bas du 19 avril 1994, série A, n°288, p19, §59)

La tâche de la Cour consiste donc à rechercher si cette condition se trouva remplie en l'espèce : la Cour doit s'assurer que l'irrecevabilité de l'unique moyen produit par la requérante à l'appui de son pourvoi ne fut pas le résultat d'une erreur manifeste d'appréciation de la part de la Cour de Cassation. La Cour note, en particulier, que la requérante reprochait à la cour d'appel d'avoir à tort considéré que son adversaire ne tombait pas sous le coup de la loi du 2 janvier 1970 (loi régissant l'activité d'intermédiaire immobilier). Or la Cour de Cassation rejeta ce moyen, au motif qu'il était nouveau ()

Or, la Cour estime que cette conclusion est contredite par le dispositif même de l'arrêt de la Cour d'Appel, qui conclut que B.N "ne se livrait pas d'une manière habituelle aux opérations visées à l'article 1er de la loi du 2 janvier 1970". La Cour n'aperçoit aucune raison pour laquelle la cour d'appel serait arrivée à une telle constatation, si ce n'est pour répondre à une allégation soulevée par la requérante en ce sens ()

L'absence de toute autre motivation amène la Cour à conclure que la seule raison pour laquelle la Cour de cassation rejeta le moyen en question était le résultat d'une erreur manifeste d'appréciation. La Cour conclut que la Cour de Cassation n'a pas assuré à la requérante son droit à un procès équitable, au sens de l'article 6§1 de la Convention.

  

LE TRIBUNAL COMMET DES ERREURS DE FAITS

Grande Chambre Moreira Ferreita c. Portugual du 11 juillet 2017 requête 19867/12

Article 6-1 de la Convention et décision arbitraire : il suffit de s’assurer que l’arrêt du 21 mars 2012 n’est pas entaché d’arbitraire, en ce qu’il y aurait eu une déformation ou une dénaturation par les juges de la Cour suprême de l’arrêt rendu par la Cour. La CEDH ne saurait conclure que la lecture par la Cour suprême de l’arrêt rendu par la Cour en 2011, était, dans son ensemble, le résultat d’une erreur de fait ou de droit manifeste aboutissant à un « déni de justice ».

a) Principes généraux

83. La Cour rappelle que, dans l’arrêt Bochan (no 2), précité, elle a examiné, sous l’angle du volet civil de l’article 6 de la Convention, la question d’un manque d’équité résultant du raisonnement suivi par les juridictions internes. Les principes posés par la Cour dans cet arrêt peuvent se résumer comme suit :

a) Il n’appartient pas à la Cour de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, par exemple si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention (ibidem, § 61).

b) L’article 6 §1 de la Convention ne réglemente pas l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (ibidem, § 61, voir également les affaires qui y sont citées : Dulaurans c. France, no 34553/97, §§ 33-34 et 38, 21 mars 2000, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013 ; ainsi que l’application de cette jurisprudence dans des arrêts plus récents : Pavlović et autres c. Croatie, no 13274/11, § 49, 2 avril 2015, Yaremenko (no 2), précité, §§ 64-67, et Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, § 91, 15 septembre 2015).

84. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I). Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi d’autres exemples, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, §§ 29-30, série A no 303‑A, et Higgins et autres c. France, 19 février 1998, §§ 42-43, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). De plus, dans les affaires concernant les ingérences dans les droits protégés par la Convention, la Cour vérifie si la motivation des décisions rendues par les juridictions nationales n’est pas automatique ou stéréotypée (mutatis mutandis, Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 210, CEDH 2017). Par ailleurs, la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n’est pas motivé. Il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public, et au premier chef l’accusé, doit être à même de comprendre le verdict qui a été rendu (Lhermitte c. Belgique [GC], no 34238/09, §§ 66 et 67, CEDH 2016).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

85. Il ressort de la jurisprudence précitée qu’une décision de justice interne ne peut être qualifiée d’« arbitraire » au point de nuire à l’équité du procès que si elle est dépourvue de motivation ou si cette motivation est fondée sur une erreur de fait ou de droit manifeste commise par le juge national qui aboutit à un « déni de justice ».

86. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la motivation de la décision de justice rendue par la Cour suprême est conforme aux standards de la Convention.

87. La Cour note que ni l’article 6 de la Convention ni aucun autre article n’introduit une obligation générale de motiver toutes les décisions constatant l’irrecevabilité des recours extraordinaires. Le droit national peut dispenser ces décisions de toute motivation. Toutefois, dès lors que, dans le cadre de l’examen d’un recours extraordinaire, une juridiction nationale se prononce sur le bien-fondé d’une accusation pénale et motive sa décision, cette motivation doit satisfaire aux critères imposés par l’article 6 en matière de motivation des décisions de justice.

88. En l’espèce, la Cour relève que, dans son arrêt du 21 mars 2012, la Cour suprême a jugé qu’au regard de l’article 449 § 1 g) du CPP, la révision de l’arrêt de la cour d’appel ne pouvait être autorisée pour le motif invoqué par la requérante. Elle a considéré que si l’irrégularité procédurale constatée par la Cour pouvait avoir une incidence sur la peine infligée à la requérante, elle n’était pas d’une gravité telle que la condamnation puisse être regardée comme inconciliable avec l’arrêt de la Cour.

89. La Cour observe que la motivation de la décision de justice rendue a répondu aux principaux arguments soulevés par la requérante. Selon l’interprétation donnée par la Cour suprême à l’article 449 § 1 g) du CPP, les irrégularités procédurales du type de celle constatée en l’espèce n’entraînent pas de plein droit la réouverture de la procédure.

90. La Cour estime que cette interprétation du droit portugais applicable, qui a pour conséquence de limiter les cas de réouverture des procédures pénales définitivement closes ou au moins de les assujettir à des critères soumis à l’appréciation des juridictions internes, n’apparaît pas arbitraire.

91. La Cour relève que cette interprétation est confortée par la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle la Convention ne garantit pas le droit à la réouverture d’une procédure ou à d’autres formes de recours permettant d’annuler ou de réviser des décisions de justice définitive et par l’absence d’approche uniforme parmi les États membres quant aux modalités de fonctionnement des mécanismes de réouverture existants. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’un constat de violation de l’article 6 de la Convention ne crée pas généralement une situation continue et ne met pas à la charge de l’État défendeur une obligation procédurale continue (voir, a contrario, Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 118, CEDH 2016).

92. S’agissant de la lecture faite par la Cour suprême de l’arrêt rendu par la Cour en 2011, la Grande Chambre souligne que dans cet arrêt, la chambre a dit qu’un nouveau procès ou une réouverture de la procédure à la demande de l’intéressé représentait « en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée ». Un nouveau procès ou une réouverture de la procédure étaient ainsi qualifiés de moyens appropriés mais non pas nécessaires ou uniques. De plus, l’emploi de l’expression « en principe » relativise la portée de la recommandation, laissant supposer que dans certaines situations, un nouveau procès ou la réouverture de la procédure n’apparaîtront pas comme des moyens appropriés (paragraphe 20 ci-dessus).

93. Il ressort de la lecture de cette partie de l’arrêt et notamment de l’emploi des mots « en principe » et « cependant » (paragraphe 20 ci‑dessus) que la Cour s’est abstenue de donner des indications contraignantes quant aux modalités d’exécution de son arrêt et a choisi de laisser à l’État une marge de manœuvre étendue dans ce domaine. En outre, la Cour rappelle qu’elle ne saurait préjuger de l’issue de l’examen par les juridictions internes de la question de l’opportunité d’autoriser, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, le réexamen ou la réouverture (Davydov c. Russie, no 18967/07, § 29, 30 octobre 2014).

94. Dès lors, la révision du procès n’apparaissait pas comme la seule façon d’exécuter l’arrêt de la Cour du 5 juillet 2011 ; elle constituait tout au plus l’option la plus souhaitable dont l’opportunité en l’espèce devait être examinée par les juridictions internes au regard du droit national et des circonstances particulières de l’affaire.

95. La Cour suprême, dans la motivation de son arrêt du 21 mars 2012, a analysé le contenu de l’arrêt de la Cour du 5 juillet 2011. Certes, elle a inféré de la lecture de l’arrêt du 5 juillet 2011 que la Cour avait « exclu d’emblée que sa décision pût susciter des doutes sérieux sur la condamnation » (paragraphe 26 ci-dessus) faute pour la requérante d’avoir comparu en appel. Il s’agit là de la propre interprétation par elle de l’arrêt de la Cour. Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités internes dans l’interprétation des arrêts de la Cour, à la lumière des principes relatifs à l’exécution (voir, mutatis mutandis, Emre c. Suisse (no 2), no 5056/10, § 71, 11 octobre 2011), celle-ci estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la validité de cette interprétation.

96. En effet, il lui suffit de s’assurer que l’arrêt du 21 mars 2012 n’est pas entaché d’arbitraire, en ce qu’il y aurait eu une déformation ou une dénaturation par les juges de la Cour suprême de l’arrêt rendu par la Cour (voir et comparer avec Bochan (no 2), précité, §§ 63-65, et Emre (no 2), précité, §§ 71-75).

97. La Cour ne saurait conclure que la lecture par la Cour suprême de l’arrêt rendu par la Cour en 2011, était, dans son ensemble, le résultat d’une erreur de fait ou de droit manifeste aboutissant à un « déni de justice ».

98. Eu égard au principe de subsidiarité et aux formules employées par la Cour dans l’arrêt de 2011, celle-ci estime que le refus par la Cour suprême d’octroyer à la requérante la réouverture de la procédure n’a pas été arbitraire. L’arrêt rendu par cette juridiction le 21 mars 2012 indique de manière suffisante les motifs sur lesquels il se fonde. Ces motifs relèvent de la marge d’appréciation des autorités nationales et n’ont pas dénaturé les constats de l’arrêt de la Cour.

99. La Cour souligne que les considérations ci-dessus n’ont pas pour but de nier l’importance qu’il y a à garantir la mise en place de procédures internes permettant le réexamen d’une affaire à la lumière d’un constat de violation de l’article 6 de la Convention. Au contraire, de telles procédures peuvent être considérées comme un aspect important de l’exécution de ses arrêts et leur existence démontre l’engagement d’un État contractant de respecter la Convention et la jurisprudence de la Cour (Lyons et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 15227/03, CEDH 2003-IX).

100. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

GRANDE CHAMBRE arrêt BOCHAN c. UKRAINE du 5 février 2015 requête 22251/08

VIOLATION POUR MANQUE D'ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE : Les erreurs de faits de la Chambre suprême rendent l'arrêt arbitraire et inéquitable. La Grande Chambre renoue avec la jurisprudence Dulaurans contre France.

D.  Sur le fond du nouveau grief formulé par la requérante sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention

60.  Sur la question du respect en l’espèce des exigences de l’article 6 § 1, la Cour observe que le grief de manque d’équité soulevé par la requérante est spécifiquement dirigé contre le raisonnement suivi par la Cour suprême dans sa décision du 14 mars 2008.

61.  Elle rappelle que, selon une jurisprudence ancienne et constante, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I), par exemple si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Dulaurans c. France, no 34553/97, §§ 33-34 et 38, 21 mars 2000, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013).

62.  C’est ainsi que, dans l’arrêt Dulaurans, la Cour a conclu à une violation du droit à un procès équitable au motif que la seule raison pour laquelle la Cour de cassation française était parvenue à sa décision litigieuse de rejet, pour irrecevabilité, d’un pourvoi en cassation était le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation » (Dulaurans, précité). La logique qui sous-tend cette notion d’« erreur manifeste d’appréciation » (tirée du droit administratif français), telle qu’employée dans le contexte de l’article 6 § 1 de la Convention, est sans aucun doute que, dès lors que l’erreur de fait ou de droit commise par le juge national est évidente au point d’être qualifiée de « manifeste » – en ce sens que nul magistrat raisonnable n’aurait pu la commettre , elle peut avoir nui à l’équité du procès. Dans l’affaire Khamidov, le caractère déraisonnable de la conclusion des juridictions nationales sur les faits était si « flagrant et manifeste » que la Cour a estimé que la procédure dénoncée devait être regardée comme « grossièrement arbitraire » (Khamidov, précité, § 174). Dans l’arrêt Anđelković, la Cour a jugé que la décision de justice interne, qui en substance était dépourvue de base légale en droit interne et ne faisait pas de lien entre les faits établis, le droit applicable et l’issue du procès, revêtait ainsi un caractère arbitraire et s’analysait en un « déni de justice » (Anđelković, précité, § 27).

63.  En l’espèce, la Cour note que, dans sa décision du 14 mars 2008, la Cour suprême a grossièrement dénaturé les constats opérés par elle dans son arrêt du 3 mai 2007. La Cour suprême a notamment expliqué que la Cour avait conclu que les décisions rendues en l’espèce par les tribunaux nationaux étaient licites et fondées et que la requérante avait obtenu une satisfaction équitable pour le manquement à la garantie de « délai raisonnable », ce qui est totalement erroné (paragraphes 13 à 18 et 21 ci‑dessus).

64.  La Cour observe que le raisonnement de la Cour suprême ne se réduit pas simplement à une lecture différente d’un texte juridique. Il ne peut être regardé que comme étant « manifestement arbitraire » ou comme emportant un « déni de justice », la dénaturation de l’arrêt rendu en 2007 dans la première affaire Bochan précitée ayant eu pour effet de faire échouer la démarche de la requérante tendant à voir examiner sa demande à la lumière de cet arrêt dans le cadre de la procédure de type cassation prévue par le droit interne (paragraphes 51 à 53 ci-dessus). À cet égard, il y a lieu de noter que dans son arrêt de 2007 la Cour avait conclu que, au vu des circonstances de la réattribution de l’affaire aux tribunaux inférieurs par la Cour suprême, les doutes nourris par la requérante quant à l’impartialité des magistrats ayant connu de l’affaire, y compris ceux de la haute juridiction, étaient objectivement justifiés (paragraphes 13 à 15 ci-dessus).

65.  Force est donc pour la Cour de conclure, à partir de ses constats sur la nature et les répercussions du vice dont était entachée la décision de la Cour suprême du 14 mars 2008 (paragraphes 63-64 ci-dessus), que la procédure dénoncée n’a pas satisfait aux exigences d’équité du procès énoncées à l’article 6 § 1 de la Convention et qu’il y a donc eu violation de cette disposition.

  

LE TRIBUNAL COMMET DES OMISSIONS

QUI RENDENT LE RAISONNEMENT DEFAILLANT

Paixão Moreira Sá Fernandes c. Portugal du 25 février 2020 requête n° 78108/14

Article 6-1 : Une personne condamnée en deuxième instance pour l’enregistrement illicite d’une conversation n’a pas bénéficié d’un procès équitable

L’affaire concerne la condamnation du requérant pour avoir enregistré secrètement une conversation avec un homme d’affaires qui lui proposait une somme d’argent pour que son frère, conseiller à la mairie de Lisbonne, ne s’oppose pas à un marché qu’il souhaitait conclure avec la mairie. La Cour juge que le requérant n’a pas bénéficié d’une procédure équitable car la cour d’appel, qui a statué pour la première fois sur la culpabilité du requérant en deuxième instance, n’a pas administré les éléments de preuve directement. La Cour constate aussi des omissions qui rendent le raisonnement de la cour d’appel défaillant. Elle relève enfin un manque d’impartialité de la cour d’appel lorsque celle-ci a statué, en deuxième instance, sur la peine d’amende infligée au requérant.

Art 6 § 1 (pénal) • Procès équitable • Condamnation en appel d’un avocat pour enregistrements illicites d’un homme d’affaires à son insu sans une appréciation directe des preuves ayant amené le tribunal de première instance à l’acquitter • Omission par la cour d’appel de prendre en compte la collaboration du requérant avec la justice en tant qu’informateur ayant permis la condamnation de l’homme d’affaires pour corruption active • Tribunal impartial • Recours contre la peine appliquée à l’avocat attribué à la même formation que celle ayant statué sur sa culpabilité en appel

LES FAITS

Le requérant, Ricardo Paixão Moreira Sá Fernandes, est un ressortissant portugais né en 1954 et résidant à Lisbonne. Il est avocat de profession. En janvier 2006, le requérant fut contacté par un homme d’affaires, gérant d’une société d’investissements immobilier, afin de discuter d’une question d’intérêt commun. Les deux hommes se rencontrèrent quelques jours plus tard. Au cours de la conversation, l’homme d’affaires proposa une somme d’argent au requérant afin que le frère de ce dernier, conseiller à la mairie de Lisbonne, cesse de s’opposer à un marché qu’il avait conclu avec la mairie. Le requérant enregistra cette conversation secrètement. Puis, il transmit l’enregistrement aux autorités de police avec lesquelles il collabora, par la suite, en tant qu’agent infiltré dans le cadre de l’enquête pénale ouverte contre l’homme d’affaires. Les deux hommes se rencontrèrent à plusieurs reprises pour discuter des modalités de l’accord visant à mettre fin à l’opposition du frère au contrat litigieux, puis les rencontres furent interrompues. En février 2006, l’homme d’affaires fut mis en examen pour corruption active. En 2012, la Cour suprême le condamna à une peine de cinq mois de prison avec un sursis moyennant le paiement de 200 000 euros (EUR) au Trésor public. Entretemps, l’homme d’affaires porta plainte à l’encontre du requérant pour avoir enregistré illicitement leur première conversation. En 2011, le parquet de Lisbonne ouvrit une enquête et inculpa le requérant d’enregistrement illicite. Le requérant fut acquitté en première instance par le tribunal de Lisbonne (« le tribunal »). Il fut toutefois condamné, le 26 avril 2012, par la cour d’appel composée de trois juges. L’affaire fut ensuite renvoyée devant le tribunal pour déterminer la peine à appliquer. Le requérant fut alors condamné à une amende de 1 200 EUR. Il fit appel. En juin 2014, la même formation de la cour d’appel que celle qui avait rendu l’arrêt du 26 avril 2012 rejeta le recours du requérant et jugea qu’une peine plus sévère s’imposait. L’intéressé fut condamné au paiement d’une amende de 4 800 EUR pour enregistrement illicite.

Article 6 § 1 (droit à un procès équitable).

La Cour relève que la cour d’appel a condamné le requérant, pour la première fois, en deuxième instance sans faire une appréciation directe des éléments de preuve. En première instance, le tribunal a tenu une audience lors de laquelle le requérant et de nombreux témoins ont été entendus. Le requérant fut ensuite acquitté, le tribunal ayant jugé qu’il n’était pas prouvé que le requérant avait agi en sachant que son acte était illégal et qu’il avait agi en vertu d’un droit de nécessité (article 34 du Code pénal (CP)), ce qui retirait tout caractère illicite à l’enregistrement. En deuxième instance, la cour d’appel a procédé à un réexamen des faits et du droit. Puis, elle a opéré un revirement factuel, considérant comme prouvé que le requérant avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi. La cour d’appel n’a cependant entendu aucun témoin ni même le requérant. Par conséquent, le requérant n’a pas pu présenter sa défense sur la question de savoir s’il avait agi avec nécessité et si, plus particulièrement, il savait que son acte était interdit par la loi. Par conséquent, la Cour estime que la cour d’appel aurait dû procéder à l’administration directe de l’ensemble des preuves ayant amené le tribunal à acquitter le requérant ou qu’elle aurait dû entendre le requérant personnellement. Le requérant n’a donc pas bénéficié d’une procédure équitable devant la cour d’appel. Il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

La Cour relève que le raisonnement suivi par la cour d’appel lorsqu’elle a statué sur la culpabilité du requérant est défaillant.

D’une part, la cour d’appel a estimé que le requérant avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi. Toutefois, elle n’a pas administré directement les preuves. D’autre part, la cour d’appel a jugé que le requérant n’avait pas agi par nécessité. Toutefois, elle ne s’est pas exprimée sur la contribution apportée par le requérant dans la condamnation de l’homme d’affaires pour corruption ni sur l’intérêt général à lutter contre ce problème. Elle ne s’est pas non plus prononcée sur le comportement blâmable de l’homme d’affaires. Pourtant, ces éléments avaient pesé dans l’analyse faite par le tribunal sur l’existence d’un droit de nécessité. Le tribunal avait considéré, entre autres, que l’homme d’affaires ne pouvait faire prévaloir ses droits sur ceux du requérant étant donné que son comportement allait à l’encontre de l’éthique et de l’ordre juridique considéré dans sa globalité. La cour d’appel aurait donc dû se pencher sur les circonstances excluant l’illicéité, en particulier le but légitime poursuivi, à savoir la lutte contre la corruption. En omettant de le faire, elle n’a pas répondu à un argument important soulevé tout au long de la procédure par le requérant pour sa défense. Par ailleurs, l’enregistrement litigieux a été joint à la procédure pénale ouverte contre l’homme d’affaires et il a été pris en considération dans l’appréciation des faits. Cet élément factuel a clairement été omis de l’appréciation juridique des faits opérée par la cour d’appel, qui n’a donc pas fait une analyse de l’ordre juridique dans sa globalité. Par conséquent, la Cour constate des omissions qui rendent le raisonnement de la cour d’appel défaillant.

Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

La Cour relève un manque d’impartialité de la cour d’appel, lorsque celle-ci a statué, en deuxième instance, sur la peine d’amende infligée au requérant.

La Cour constate que les appréhensions du requérant quant au manque d’impartialité de deux des juges qui ont eu à statuer sur la peine prononcée étaient objectivement justifiées. Elle note, entre autres, qu’à la suite de critiques exprimées par le requérant par voie de presse ou dans ses mémoires en appel à l’égard de l’arrêt condamnatoire du 26 avril 2012, une certaine animosité a pu s’établir entre lui et ces deux juges. Ces derniers ont, d’ailleurs, tous deux soulevé la possibilité d’engager une procédure disciplinaire contre le requérant en raison des accusations qu’il avait portées contre eux. Par ailleurs, le requérant n’a pas été informé que le recours contre la peine appliquée à son égard avait été attribué à la même formation collégiale que celle qui avait eu à statuer sur le fond du premier recours. Il n’a donc pas pu faire valoir ses craintes dans le cadre d’une demande en récusation. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

CEDH

  1. Sur le fond
    1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la condamnation du requérant, en deuxième instance, sans appréciation directe des éléments de preuve

a)      Les arguments des parties

56.  Le requérant se plaint d’avoir été condamné pour enregistrement illicite par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 26 avril 2012 alors que le tribunal de Lisbonne l’avait acquitté. Il reproche à la cour d’appel de Lisbonne d’être revenue, sans entendre des témoins ni l’entendre personnellement, sur un fait considéré comme non prouvé par le tribunal de Lisbonne, à savoir que, en enregistrant la conversation avec D.N., il aurait agi sans savoir que cette action était interdit par la loi.

57.  Le Gouvernement indique que, en l’espèce, même si l’appel interjeté par D.N. contre le jugement d’acquittement du requérant prononcé par le tribunal de Lisbonne ne portait pas sur des questions de fait, en vertu de l’étendue du contrôle juridictionnel qui lui incombait, la cour d’appel de Lisbonne a estimé d’office qu’il existait une erreur évidente d’appréciation des éléments de fait de l’affaire qui emportait nullité du jugement et lui donnait, dès lors, le pouvoir de faire son propre examen même si l’appel était limité aux questions de droit, comme le prévoit l’article 410 § 2 c) du CPP. D’après le Gouvernement, un réexamen des preuves n’était pas nécessaire étant donné que la question de savoir si le requérant avait eu ou non conscience du caractère illégal de l’enregistrement au moment des faits était évidente : le requérante étant avocat, il ne pouvait ignorer que le fait d’enregistrer D.N. à son insu était bien illicite. Selon le Gouvernement, l’appréciation de cette question de fait n’imposait donc pas à la cour d’appel de Lisbonne qu’elle entendît de nouveau les témoins ou le requérant lui-même.

b)     L’appréciation de la Cour

  1. Rappel des principes

58.  La Cour rappelle que les modalités d’application de l’article 6 de la Convention en appel dépendent des particularités de la procédure dont il s’agit : il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la juridiction d’appel (Kashlev c. Estonie, no 22574/08, § 38, 26 avril 2016 et Marcello Viola c. Italie, no 45106/04, § 54, CEDH 2006‑XI (extraits)). Lorsqu’une audience publique a eu lieu en première instance, l’absence de débats publics en appel peut se justifier par les particularités de la procédure en question, eu égard à la nature du système d’appel interne, à l’étendue des pouvoirs de la juridiction d’appel, à la manière dont les intérêts du requérant ont réellement été exposés et protégés devant elle, et notamment à la nature des questions qu’elle avait à trancher (Botten c. Norvège, 19 février 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996-I). Une requête en autorisation d’appel ou une procédure ne comportant que des points de droit et non de fait peut satisfaire aux exigences de l’article 6, même si l’appelant ne s’est pas vu offrir la possibilité de comparaître personnellement devant la cour d’appel ou la Cour de cassation (Meftah et autres c. France [GC], nos 32911/96 et 2 autres, § 41, CEDH 2002‑VII et Júlíus Þór Sigurþórsson c. Islande, no 38797/17, § 32, 16 juillet 2019).

59.  En revanche, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a considéré que, lorsqu’une instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité de la procédure, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne soit par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (voir, parmi d’autres exemples, Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, Constantinescu c. Roumanie, n28871/95, § 55, CEDH 2000-VIII, Dondarini c. Saint-Marin, n50545/99, § 27, 6 juillet 2004, Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars 2009, et Zahirović c. Croatie, no 58590/11, § 63, 25 avril 2013) soit, si elle renverse par une condamnation un verdict d’acquittement prononcé par une instance inférieure, par les témoins ayant déposé pendant la procédure (Găitănaru c. Roumanie, no 26082/05, § 35, 26 juin 2012 et Hogea c. Roumanie, no 31912/04, § 54, 29 octobre 2013).

60.  Le droit du prévenu à une audience publique ne représente pas seulement une garantie de plus que l’on s’efforcera d’établir la vérité : il contribue également à convaincre l’accusé que sa cause a été entendue par un tribunal dont il pouvait contrôler l’indépendance et l’impartialité. La publicité de la procédure des organes judiciaires protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à réaliser le but de l’article 6 § 1 de la Convention : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (Dondarini, précité, § 25).

  1. Application à la présente espèce

61.  En l’espèce, la Cour constate que le tribunal de Lisbonne a tenu une audience lors de laquelle le requérant et de nombreux témoins ont été entendus (paragraphe 25 ci-dessus). Sur la base de ces témoignages, le tribunal a considéré un ensemble d’éléments factuels comme établis et d’autres comme non établis. Il a notamment jugé qu’il n’était pas prouvé que, en procédant à l’enregistrement de sa conversation avec D.N. le 22 septembre 20016, le requérant avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi. Il a également estimé que, au moment des faits, le requérant avait agi en vertu d’un droit de nécessité, ce qui retirait tout caractère illicite à l’enregistrement (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).

62.  La Cour relève que l’établissement des faits n’a pas été contesté par les parties. L’appel formé par D.N. contre le jugement du tribunal de Lisbonne qui acquittait le requérant ne revenait effectivement pas sur les faits. En revanche, celui-ci attaquait l’appréciation juridique des faits de la cause (paragraphe 28 ci-dessus) et plus particulièrement l’appréciation de la nécessité de l’enregistrement qui avait amené le tribunal de Lisbonne à exclure le caractère illégal de cet enregistrement et, dès lors, la culpabilité du requérant.

63.  Dans son arrêt du 26 avril 2012, statuant en deuxième instance, la cour d’appel de Lisbonne est revenue sur l’établissement des faits qui avait été effectué par le tribunal de Lisbonne. Elle a ainsi considéré comme prouvé que le requérant avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi. Dans son raisonnement, la cour d’appel est également revenue sur l’appréciation juridique des faits, et plus particulièrement sur l’appréciation de la cause justificative, à savoir l’existence d’un droit de nécessité, qui avait amené le tribunal de Lisbonne à exclure le caractère illégal de l’enregistrement et, dès lors, la culpabilité du requérant (paragraphe 31 ci-dessus).

64.  Certes, étant donné qu’elle disposait d’une plénitude de juridiction en vertu de l’article 428 du CPP, la cour d’appel de Lisbonne pouvait connaître de l’affaire en fait et en droit (paragraphe 48 ci-dessus). Cependant, la Cour estime qu’un examen direct des témoignages qui avaient été présentés devant le tribunal de Lisbonne s’imposait pour réapprécier les faits. D’ailleurs, la Cour relève que, d’après l’article 430 §§ 1 et 3 du CPP, la cour d’appel de Lisbonne aurait pu réadministrer les preuves en tenant une audience (paragraphe 48 ci-dessus). Or, en l’espèce, la cour d’appel a, sans entendre aucun témoin, ni même le requérant, opéré un revirement factuel et considéré comme prouvé que l’intéressé avait agi en sachant que son acte était interdit par la loi, alors que le tribunal avait conclu l’inverse. Aux yeux de la Cour, cet élément factuel ainsi que l’appréciation de la question de savoir si le requérant avait agi par nécessité au moment des faits ont été déterminants dans l’établissement de la culpabilité du requérant par la cour d’appel de Lisbonne. Le requérant n’ayant pas été entendu, il n’a pu présenter sa défense sur ces points, plus particulièrement sur celui de savoir s’il savait que son acte était interdit par la loi.

65.  Ainsi, la Cour estime que, puisque, dans son arrêt du 26 avril 2012, la cour d’appel de Lisbonne a infirmé le jugement du tribunal de Lisbonne et condamné le requérant pour la première fois au cours de la procédure pénale ouverte contre lui, il aurait fallu que la cour d’appel procède à une administration directe de l’ensemble des preuves qui avaient amené le tribunal de Lisbonne à acquitter le requérant (Ekbatani, précité, § 32, Popovici c. Moldova, nos 289/04 et 41194/04, § 72, 27 novembre 2007 et Júlíus Þór Sigurþórsson, précité, § 42) ou qu’elle entende personnellement le requérant (Gómez Olmeda c. Espagne, no 61112/12, § 33, 29 mars 2016). La Cour considère donc que le requérant n’a pas bénéficié d’une procédure équitable devant la cour d’appel de Lisbonne.

66.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la condamnation du requérant en deuxième instance sans appréciation directe des éléments de preuve.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du raisonnement suivi par la cour d’appel de Lisbonne lorsqu’elle a statué sur la culpabilité du requérant

a)      Les arguments des parties

67.  Le requérant allègue que l’enregistrement litigieux du 22 janvier 2006 avait pour objectif légitime de lutter contre la corruption et d’éviter que D.N. ne retourne les faits contre lui, dans l’hypothèse où une procédure pénale serait ouverte contre lui, ce qui se serait en l’occurrence vérifié. Il soutient que, en le condamnant pour enregistrement illicite, en application de l’article 199 § 1 a) et b) du CP, la cour d’appel de Lisbonne n’a pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, l’intérêt public à lutter contre la corruption et son droit à l’honneur et, d’autre part, le droit à la parole de D.N. Elle aurait ainsi omis de prendre en considération dans son raisonnement l’article 31 du CP qui prévoit l’exclusion de toute illégalité en vertu de l’ordre juridique considéré dans sa globalité. En l’occurrence, le requérant expose que, après avoir porté l’enregistrement litigieux à la connaissance des autorités, il a agi comme agent infiltré dans le cadre de l’enquête ouverte contre D.N. En outre, il indique que l’enregistrement litigieux du 22 janvier 2006 a bien été pris en considération pour condamner D.N. à l’issue de la procédure pénale ouverte contre lui pour corruption. Par conséquent, il considère que sa condamnation pour enregistrement litigieux est anormale, inacceptable et inéquitable, d’autant plus compte tenu de la corruption endémique qui frapperait le Portugal.

68.  Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. D’après lui, l’arrêt de la cour d’appel du 26 avril 2016 a bien mis en balance les intérêts qui étaient en jeu, à savoir le droit à la parole de D.N. et le droit à la réputation du requérant. Tout en reconnaissant l’importance de la lutte contre la corruption, en se référant à l’affaire Guja c. Moldova ([GC], no 14277/04, § 77, CEDH 2008), il estime que, au moment des faits, le requérant disposait de moyens plus discrets et efficaces pour dénoncer les faits en question, l’enquête pénale pour corruption ayant d’ailleurs, selon lui, immédiatement été engagée. Par conséquent, aux yeux du Gouvernement, l’existence d’un droit de nécessité tiré de la lutte contre la corruption n’était pas en l’espèce un élément pertinent.

69.  En outre, selon le Gouvernement, le requérant ayant pu présenter ses arguments aux juridictions internes qui ont statué, à l’issue d’une procédure contradictoire et par des décisions motivées, sa condamnation n’a pas été arbitraire ou inéquitable. Le Gouvernement ajoute à cet égard que la Cour n’a pas à agir comme une « juridiction de quatrième instance ».

b)     L’appréciation de la Cour

  1. Rappel des principes

70.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I), dans le cas où elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 170, 23 février 2017 (extraits), Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 83, 11 juillet 2017, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 79, 5 avril 2018 et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019).

71.  La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (Moreira Ferreira, précité, § 84 et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 185, 6 novembre 2018). Une décision motivée a aussi pour finalité de démontrer aux parties qu’elles ont été entendues. Elle permet en outre à ces dernières d’attaquer la décision en cause, et à un organe d’appel de la reconsidérer. Enfin, seule une décision motivée offre un droit de regard du public sur l’administration de la justice (Tatichvili c. Russie, n1509/02, § 58, CEDH 2007‑I).

  1. Application à la présente espèce

72.  Il ressort de la jurisprudence précitée qu’une décision de justice interne ne peut être qualifiée d’« arbitraire » au point de nuire à l’équité du procès que si elle est dépourvue de motivation ou si cette motivation est fondée sur une erreur de fait ou de droit manifeste commise par le juge national qui aboutit à un « déni de justice » (Moreira Ferreira, précité, § 85).

73.  En l’espèce, la Cour relève que, dans son arrêt du 26 avril 2012, la cour d’appel de Lisbonne a fondé la condamnation du requérant sur deux motifs. Premièrement, elle a estimé que, en procédant à l’enregistrement de sa conversation avec D.N. à l’insu de ce dernier, le requérant avait agi en connaissance de cause, autrement dit en sachant que son acte était interdit par la loi. Deuxièmement, elle a considéré que les conditions prévues à l’article 34 du CP (paragraphe 47 ci-dessus) n’étaient pas remplies, étant donné qu’il n’existait au moment des faits aucune circonstance permettant d’exclure l’illégalité de son acte. Sur ce point en particulier, la cour d’appel a jugé que le requérant n’avait pas agi par nécessité et que, en l’occurrence, il aurait pu éviter de s’exposer à une atteinte alléguée à son droit à la réputation en refusant de rencontrer D.N. (paragraphe 31 ci-dessus).

74.  S’agissant du premier motif, tenant compte des observations et conclusions auxquelles elle est parvenue aux paragraphes 65 et 66 ci-dessus, la Cour estime d’emblée que l’absence d’une administration directe des preuves rend le raisonnement suivi par la cour d’appel défaillant, notamment quant à la question de savoir si le requérant avait agi en étant conscient de l’illicéité de son acte au sens de l’article 17 du CP (paragraphe 47 ci-dessus).

75.  En ce qui concerne le deuxième motif, la Cour constate que, dans son arrêt du 24 février 2012, la cour d’appel de Lisbonne ne s’est pas exprimée sur la contribution apportée par le requérant dans la condamnation de D.N. pour corruption (paragraphes 18 et 21 ci-dessus) ni sur l’intérêt général à lutter contre ce problème. Elle ne s’est pas non plus prononcée sur le comportement blâmable de D.N. Pourtant, ces éléments avaient pesé dans l’analyse faite par le tribunal de Lisbonne sur l’existence, en l’espèce, d’un droit de nécessité au sens de l’article 34 du CP. En effet, dans son jugement du 15 novembre 2011, le tribunal avait considéré, entre autres, que D.N. ne pouvait faire prévaloir ses droits sur ceux du requérant étant donné que son comportement allait à l’encontre de l’éthique et de l’ordre juridique considéré dans sa globalité (paragraphe 27 ci-dessus). Dans son mémoire en réponse à l’appel de D.N. contre le verdict d’acquittement, le ministère public avait également souligné que c’était notamment grâce à l’enregistrement litigieux que D.N. avait pu être condamné pour corruption (paragraphe 29 ci-dessus).

76.  Eu égard aux moyens soulevés par le requérant pour sa défense, l’analyse des faits qui lui étaient reprochés au titre de l’article 199 § 1 du CP aurait voulu que la cour d’appel de Lisbonne se penche sur les circonstances excluant leur illicéité prévues à l’article 34, en particulier le but légitime poursuivi, à savoir la lutte contre la corruption. En omettant de le faire dans son arrêt condamnatoire, la cour d’appel de Lisbonne n’a donc pas répondu à un argument important soulevé par le requérant tout au long de la procédure et, notamment, dans son mémoire en réponse à l’appel interjeté par D.N. contre le jugement d’acquittement (paragraphe 30 ci-dessus).

77.  La Cour note en outre qu’il n’est pas contesté en l’espèce que l’enregistrement litigieux a été joint à la procédure pénale pour corruption ouverte contre D.N. Elle constate aussi que, à l’issue de cette procédure, ce dernier a été condamné par un arrêt de la Cour suprême du 20 janvier 2012 pour corruption active en vue de la commission d’un acte licite et que l’enregistrement litigieux a été pris en considération dans l’appréciation des faits (paragraphe 21 ci-dessus). Elle constate aussi que, dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre le requérant, le tribunal de Lisbonne avait bien considéré comme établi que l’enregistrement litigieux avait été joint à la procédure pénale ouverte contre D.N. (paragraphe 27 ci-dessus). Si cet élément factuel n’a pas été révisé par la cour d’appel de Lisbonne, il a clairement été omis de l’appréciation juridique des faits de la cause opérée par cette juridiction. La cour d’appel de Lisbonne n’a donc pas fait une analyse de l’ordre juridique dans sa globalité aux fins de l’article 31 § 1 du CP, telle que l’exige cette norme (paragraphe 24 ci-dessus)

78.  En l’espèce, la cour d’appel de Lisbonne a donc omis de considérer tout type de circonstances excluant ou atténuant l’illicéité de la conduite et la culpabilité du requérant. Elle a confirmé cette approche par la suite, en aggravant la peine d’amende infligée au requérant dans son arrêt du 5 juin 2014 (paragraphe 45 ci-dessus), malgré le rappel du parquet relatif à la contribution de l’enregistrement litigieux à la condamnation de D.N. pour corruption (paragraphe 39 ci-dessus).

79.  Notant la nécessité reconnue au niveau européen de protéger, au moyen de mesures législatives et autres, les personnes dénonçant des actes de corruption (paragraphes 50 et 51 ci-dessus), la Cour rappelle qu’en principe elle ne voit rien d’inadéquat ou d’arbitraire dans la décision des autorités de poursuite de donner des instructions à un particulier pour qu’il agisse comme informateur après qu’il les a informées de l’offre de corruption faite par un requérant (Gorgievski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 18002/02, § 52, 16 juillet 2009 et Matanović c. Croatie, no 2742/12, § 139, 4 avril 2017).

80.  Par conséquent, la Cour estime que les omissions constatées ci-dessus rendent le raisonnement suivi par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 24 février 2012 défaillant (voir, mutatis mutandis, Tatichvili, précité, §§ 62-63, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 174, 15 novembre 2007, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 27, 9 avril 2013).

81.  Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du raisonnement défaillant suivi par la cour d’appel de Lisbonne lorsqu’elle a statué sur la culpabilité du requérant.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 en raison du manque d’impartialité des juges de la cour d’appel de Lisbonne

a)      Les arguments des parties

82.  Le requérant allègue que, en statuant sur les appels interjetés contre le jugement du tribunal de Lisbonne du 3 octobre 2013 qui avait fixé la peine d’amende à son encontre (paragraphe 36 ci-dessus), les juges A.C. et R.R. de la cour d’appel de Lisbonne ont manqué à leur devoir d’impartialité. Il relève que les mêmes juges avaient déjà statué s’agissant de l’appel formé par D.N. contre le jugement du tribunal de Lisbonne qui l’avait acquitté des charges portées contre lui. Ensuite, selon le requérant, la multiplication par quatre de la peine d’amende qui lui avait été infligée par le tribunal de Lisbonne démontre que les juges en question ont voulu le sanctionner davantage, notamment en raison des critiques qu’il avait exprimées publiquement sur l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 26 février 2012. À cet égard, le requérant fait référence aux menaces de poursuites disciplinaires faites par les juges A.C. et R.R. dans la requête du 20 mars 2014. S’agissant du juge R.R., le requérant invoque également, à l’appui de sa thèse, un article de presse publié le 2 mai 2012 (paragraphes 42 et 33 ci-dessus).

83.  À titre surabondant, en s’appuyant sur un article de presse publié dans l’édition du 7 novembre 2018 du journal de référence Diário de Notícias, le requérant déclare que le juge R.R. a été suspendu provisoirement de ses fonctions par une décision du Conseil supérieur de la magistrature en raison d’une enquête ouverte contre lui pour corruption, trafic d’influence et blanchiment d’argent.

84.  Le Gouvernement expose que l’impartialité des juges A.C. et R.R qui ont statué sur le recours du requérant concernant la peine d’amende lui ayant été infligée ne saurait être mise en cause parce qu’ils avaient rendu l’arrêt condamnatoire du 26 avril 2012. Selon le Gouvernement, il s’agit, pour une question de célérité de la procédure et de bonne administration de la justice, d’une pratique courante au Portugal, entérinée par l’article 426 § 4 du CPP dans sa rédaction actuelle (paragraphe 49 ci-dessus). En outre, le Gouvernement soutient que, en l’espèce, aucun élément ne permettait de mettre en cause l’impartialité objective des juges susmentionnés. Le Gouvernement indique que, certes, dans sa requête du 20 mars 2014, le juge A.C. a considéré que le deuxième appel ne pouvait pas être apprécié par les juges qui avaient rendu l’arrêt du 26 avril 2012 (paragraphe 42 ci-dessus), mais que, par une ordonnance du 23 mai 2014 faisant suite à l’ordonnance du 27 mars 2014 du juge à qui l’appel avait été réattribué, le président de la cour d’appel de Lisbonne a tranché la question en leur renvoyant l’affaire au motif qu’aucune circonstance ne les empêchait de statuer sur la peine appliquée (paragraphes 43 et 44 ci-dessus). Quant aux observations faites par les juges A.C. et juge R.R., dans la requête du 20 mars 2014 et dans l’article de presse du 2 mai 2012 respectivement, celles-ci ne constituaient, selon le Gouvernement, qu’une réponse aux accusations que le requérant avait formulées dans la presse et ne faisaient aucune référence à l’objet de la cause. Le Gouvernement estime donc que l’impartialité subjective de ces juges ne saurait être mise en cause en l’espèce.

85.  En ce qui concerne l’ouverture contre le juge R.R. d’une enquête pour corruption, trafic d’influence et blanchiment d’argent, le Gouvernement indique qu’aucune décision n’a à ce jour été rendue et que, quoi qu’il en soit, cette affaire est sans rapport avec la présente espèce.

b)     L’appréciation de la Cour

  1. Rappel des principes

86.  Les principes généraux relatifs aux exigences d’un « tribunal indépendant et impartial » ont ainsi été résumés dans l’arrêt récent de Grande Chambre Denisov c. Ukraine (no 76639/11, §§ 61-64, 25 septembre 2018) :

« 61. L’impartialité se définit en principe par l’absence de préjugé ou de parti pris. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier i) selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement de tel juge, c’est-à-dire du point de savoir si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans tel cas, et aussi ii) selon une démarche objective consistant à déterminer si, abstraction faite du comportement de ses membres, le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, parmi d’autres précédents, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009, avec d’autres références).

62. La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005 XIII). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante de plus (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil 1996 III).

63. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit l’adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 78, CEDH 2015).

64. Enfin, les notions d’indépendance et d’impartialité objective sont étroitement liées et, selon les circonstances, peuvent appeler un examen conjoint (Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 104, CEDH 2003 XII). »

87.  La Cour rappelle aussi que le fait qu’un requérant ait été jugé par un magistrat qui lui-même avait exprimé des doutes quant à son impartialité dans le procès peut poser problème sous l’angle de l’apparence d’un procès équitable (voir Rudnichenko c. Ukraine, no 2775/07, § 118, 11 juillet 2013). Cela ne suffit toutefois pas à constater une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Dans chaque cas, les doutes du requérant quant à l’impartialité du juge doivent être objectivement justifiés (Dragojević c. Croatie, no 68955/11, §§ 116-123, 15 janvier 2015).

  1. Application à la présente espèce

88.  Le requérant allègue que, lorsqu’ils ont été amenés à statuer en deuxième instance sur la peine qui avait été prononcée par le tribunal de Lisbonne, les juges A.C. et R.R. avaient déjà un parti pris à son égard, non seulement parce qu’ils avaient déjà statué sur le fond de l’accusation pénale mais aussi parce qu’ils l’avaient selon lui menacé de procédures disciplinaires. Le requérant indique que le juge A.C. avait, d’ailleurs, demandé à ce que l’affaire fût attribuée à une formation judiciaire autre que celle qui avait déjà rendu l’arrêt condamnatoire (paragraphe 82 ci-dessus). Aux yeux du requérant, c’est donc l’impartialité autant subjective qu’objective qui est mise en cause en l’espèce. Le requérant expose enfin que la question qui se pose est donc celle de de savoir si d’une part, l’attitude des juges A.C. et R.R. démontre un parti pris et, d’autre part, si ses craintes étaient objectivement justifiées.

89.  En recourant à la démarche objective, la Cour note d’emblée que les parties s’accordent pour dire que, en l’espèce, les juges A.C. et R.R., qui faisaient partie de la formation de trois juges de la cour d’appel de Lisbonne ont statué, toujours en deuxième instance, d’abord sur la culpabilité du requérant puis sur la peine qui lui avait été infligée consécutivement à un renvoi ordonné par eux dans l’arrêt condamnatoire qu’ils avaient rendu le 26 février 2012. S’agissant d’affaires où un tribunal avait eu à statuer une nouvelle fois sur une affaire donnée, après infirmation ou annulation d’une décision par une juridiction supérieure, la Cour a dit que le devoir d’impartialité ne peut s’interpréter comme imposant à toute juridiction de recours l’obligation de renvoyer l’affaire à une autre autorité juridictionnelle ou à un organe autrement constitué de cette autorité (Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, §§ 85-89, CEDH 2014 (extraits), Thomann c. Suisse, 10 juin 1996, § 33, Recueil 1996‑III, et Stow et Gai c. Portugal (déc.), no 18306/04, 4 octobre 2005). En l’espèce, à la différence de ces affaires, ce n’est pas le manque d’impartialité du tribunal de première instance à qui l’affaire a été renvoyée qui est en cause, mais celui de la juridiction à l’origine de l’infirmation du verdict d’acquittement et à qui l’affaire a été de nouveau attribuée. En outre, les questions sur lesquelles la cour d’appel de Lisbonne a eu à statuer à ces deux occasions sont différentes. En effet, dans l’arrêt du 26 février 2012, elle s’est prononcée sur la culpabilité du requérant et, dans l’arrêt du 5 juin 2014, elle s’est prononcée sur la peine infligée. Aux yeux de la Cour, le fait que l’appel portant sur le jugement qui avait fixé la peine d’amende ait été attribué à la même formation judiciaire que celle qui avait statué sur la condamnation du requérant ne saurait donc, à lui seul, être considéré comme incompatible avec l’exigence d’impartialité posée par l’article 6 de la Convention. La Cour estime d’ailleurs tout à fait normal que ce soit la même formation judiciaire qui statue sur le fond et sur la peine à appliquer.

90.  Cependant, en l’espèce, elle note que, même s’il n’avait pas expressément demandé à être dessaisi de l’affaire en raison d’un empêchement, le juge A.C. avait demandé au président de la cour d’appel, dans sa requête du 20 mars 2014, d’attribuer le recours concernant la peine appliquée au requérant à une autre formation judiciaire au motif que celle dont il faisait partie avait déjà connu du fond de l’affaire (paragraphe 42 ci-dessus). Ceci démontre, aux yeux de la Cour, qu’il doutait lui-même de son impartialité dans l’analyse du deuxième recours.

91.  En outre, dans le cadre de la démarche subjective, la Cour admet que, à la suite des critiques exprimées par le requérant par voie de presse (paragraphe 32 ci-dessus) ou dans ses mémoires en appel à l’égard de l’arrêt condamnatoire du 26 avril 2012 (paragraphe 37 ci-dessus), une certaine animosité a pu s’établir entre lui et les juges A.C. et R.R. Elle constate que ces derniers ont, d’ailleurs, tous deux soulevé la possibilité d’engager une procédure disciplinaire contre le requérant en raison des accusations qu’il avait portées contre eux (paragraphes 33 et 42 ci-dessus).

92.  Au demeurant, la Cour constate que le requérant n’a pas été informé que le recours contre la peine appliquée à son égard avait été attribué à la même formation collégiale que celle qui avait eu à statuer sur le fond du premier recours. Il n’a donc pas pu faire valoir ses craintes dans le cadre d’une demande en récusation fondée sur l’article 43 §§ 1-3 du CPP (paragraphe 48 ci-dessus).

93.  Eu égard à ces constatations, la Cour ne peut que conclure que les appréhensions du requérant quant au manque d’impartialité des juges A.C. et R.R. qui ont eu à statuer sur la peine prononcée à son égard étaient objectivement justifiées (comparer avec Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 85-86, CEDH 2015, et Rudnichenko, précité, §§ 116-119).

94.  Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’impartialité de la cour d’appel de Lisbonne, lorsque celle-ci a statué, en deuxième instance, sur la peine d’amende infligée au requérant.

  

LE TRIBUNAL N'EXAMINE PAS LES OFFRES DE PREUVE

LOUPAS c. GRÈCE du 20 juin 2019 Requête no 21268/16

Violation de l'article 6-1 : Une sanction disciplinaire contre la requérante agent diplomatique. La CEDH  considère la sanction dans son volet civil.

Le manquement du Conseil d’État de prendre en compte ces éléments de preuve suffit à la Cour pour conclure que la haute juridiction administrative n’a pas assuré à la requérante un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

RECEVABILITE

24.  Le Gouvernement soutient que la sanction disciplinaire imposée à la requérante pour manquement aux devoirs de la fonction ne peut pas être qualifiée de « pénale » car elle ne fait pas partie du noyau dur du droit pénal. Elle n’avait pas de caractère punitif mais tendait à assurer le bon fonctionnement du service public et à protéger les droits de fonctionnaires. Elle n’était pas non plus sévère car pour la même faute disciplinaire, la sanction de la suspension définitive aurait pu être prononcée à l’encontre de la requérante. Le Gouvernement soutient, en outre, que l’issue de la procédure disciplinaire contre la requérante n’était pas directement déterminante pour un droit de caractère civil de celle-ci.

25.  La requérante soutient que la procédure qui a abouti à l’imposition d’une sanction disciplinaire à son encontre était de nature « pénale » car elle remplissait les trois critères pertinents de l’arrêt Engel et autres c. Pays-Bas, (8 juin 1976, série A no 22) : l’infraction de manquement aux devoirs de la fonction était qualifiée de « pénale » par l’article 107 § 1 b) du code des fonctionnaires ; la disposition en question était à la fois punitive et dissuasive pour tous les fonctionnaires grecs ; la sanction qui lui a été imposée était d’une gravité unique dans l’histoire du corps diplomatique et, selon l’article 109 § 2 b) du même code, le maximum prévu était la suspension définitive des fonctions. En tout état de cause, la procédure portait sur ses droits de caractère civil (privation totale de sa rémunération pendant six mois).

26.  En ce qui concerne l’applicabilité de l’article 6 à la procédure judiciaire en cause, la Cour rappelle que cette disposition s’applique sous son volet civil aux « contestations » relatives à des « droits » de « caractère civil » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne, qu’ils soient ou non protégés de surcroît par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. De plus, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012).

27.  En l’espèce, il y en avait, à n’en pas douter, une « contestation » : la procédure litigieuse portait sur les accusations de manquement aux devoirs de la fonction, de négligence dans l’exercice de ces fonctions et de comportement non conforme à la représentation digne du pays portées contre la requérante dans le cadre de la procédure disciplinaire ouverte par le ministère des Affaires étrangères. Cette contestation portait aussi sur un l’existence d’un « droit » de la requérante : celui de ne pas être suspendu de ses fonctions et de ne pas être privé de sa rémunération (voir, mutatis mutandis, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, §§ 46-47, 25 septembre 2018, Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, §117, CEDH 2017, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, §§ 107-111, CEDH 2016).

28.  En outre, la « contestation » avait un caractère réel et sérieux et la procédure qui s’ensuivit était déterminante pour les droits de la requérante : la procédure litigieuse aurait pu avoir – et a effectivement eu – des répercussions graves à son égard telles que la suspension temporaire de ses fonctions avec privation de rémunération et le remboursement à l’État de la somme que celui-ci avait dû verser à l’issue de la procédure devant le tribunal des prud’hommes de Genève.

29.  Quant au caractère « civil » d’un tel droit au sens de l’article 6, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses fonctionnaires entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6, sauf si deux conditions cumulatives sont remplies. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-IV).

30.  En l’espèce, force est de constater que la première de ces conditions ne se trouve pas remplie. Le droit interne prévoit en effet que le Conseil d’État est compétent pour examiner les recours en annulation contre l’imposition des sanctions par les conseils de discipline présidés par un haut magistrat (paragraphes 19-20 ci-dessus). Cette disposition était applicable au cas de la requérante, qui a effectivement été sanctionnée à l’issue de la procédure devant le Conseil d’État. La première condition du test Vilho Eskelinen n’est donc pas remplie et, partant, l’article 6 trouve à s’appliquer dans son volet civil.

31.  Compte tenu de l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner si le volet pénal de cette disposition s’applique en l’espèce.

32.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

LE FOND

36.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I), dans le cas où elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013 et Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015).

37.  La Cour rappelle par ailleurs que l’article 6 § 1 implique, à la charge du « tribunal », l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties. Les États contractants jouissent d’une latitude plus grande dans le domaine du contentieux civil que pour les poursuites pénales. Toutefois, dans les affaires où la responsabilité civile est imputée pour des dommages résultant d’actes criminels, les décisions internes doivent impérativement se fonder sur un examen approfondi des éléments de preuve présentés et contenir des motifs suffisants en raison des lourdes conséquences que peuvent emporter de tels constats (voir, à titre d’exemple, Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, série A no 274, §§ 32-33, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 68, CEDH 2002‑IV, Dilipak et Karakaya c. Turquie, no 7942/05 et 24838/05, § 80, 4 mars 2014, et Carmel Saliba c. Malte, no 24221/13, § 67, 29 novembre 2016).

38.  En l’espèce, la Cour note d’emblée que devant le tribunal des prud’hommes de Genève, l’État défendeur excipait en premier lieu de son immunité de juridiction, exception que le tribunal a rejetée en se fondant notamment sur la nature subalterne des fonctions de N.P. (paragraphe 8 ci‑dessus). Le tribunal a relevé aussi que la République hellénique avait produit plusieurs documents officiels pour démontrer que N.P. n’était pas l’employée personnelle de la requérante, mais, qu’en revanche, l’État lui-même était bien l’employeur de N.P. (paragraphe 9 ci-dessus). Ce constat est aussi corroboré par les documents officiels établis par le ministère des Affaires étrangères et produits par la requérante devant la Cour (paragraphes 13 et 16 ci-dessus). La grande majorité de ces documents, datés de différentes dates entre septembre et décembre 2006, étaient établis par différents services de ce ministère et par le Conseil juridique de l’État et produits par la requérante lors de la procédure devant le Conseil d’État pour la défense de sa thèse selon laquelle N.P n’était pas son employée personnelle mais faisait partie du personnel du consulat.

39.  En revanche, dans la procédure engagée contre la requérante devant le Conseil d’État, celui-ci a ignoré les thèses soutenues par l’État dans la procédure devant les juridictions suisses. Le Conseil d’État a contesté le fait que N.P. ne faisait pas partie du personnel du consulat. Il a souligné que l’État avait soutenu la thèse contraire devant les juridictions suisses afin d’étayer l’exception de l’immunité de juridiction et a aussi refusé de considérer comme éléments de preuve l’ensemble des documents officiels qui constituaient le cœur de la défense de l’État dans la procédure suisse. Pour sanctionner la requérante, et alors que le conseil de discipline du ministère des Affaires étrangères n’avait pas retenu l’accusation portée contre elle, le Conseil d’État s’est fondé sur une déclaration du rapporteur chargé de l’affaire devant ce conseil et directeur des ressources humaines du ministère faite lors de la procédure disciplinaire. Le directeur déclarait qu’il était de son devoir envers ses prédécesseurs de préciser que la direction des ressources humaines ignorait totalement les démarches de la requérante en ce qui concernait la nature et la durée du contrat de N.P. au consulat général de Genève (paragraphe 18 ci-dessus).

40.  La Cour constate donc qu’il y a eu une contradiction entre ce que l’État défendeur soutenait devant les juridictions suisses et ce qu’il relevait dans la procédure interne. Devant les juridictions suisses, l’État excipait de son immunité de juridiction et soutenait que N.P. était l’employée du consulat et non l’employée personnelle de la requérante. En revanche, dans la procédure interne, l’État, par le biais du recours introduit par l’inspecteur général de l’Administration contre la décision d’acquittement prise par le conseil de discipline du ministère revenait sur la position défendue antérieurement. Certes, en matière de contentieux, l’État, en tant que défendeur devant une juridiction, est libre de choisir la tactique de défense qu’il estime la plus efficace pour défendre au mieux ses intérêts. Toutefois, si l’immunité de juridiction constituait l’argument juridique principal de la défense de l’État devant le tribunal des prud’hommes de Genève, celle des modalités de l’emploi de N.P. constituait la question factuelle cruciale tant devant ce tribunal, mais aussi, devant le Conseil d’État. Eu égard au retournement de la position de l’État, la décision du Conseil d’État de ne pas prendre en compte tout un pan d’éléments de preuves qui avait servi à étayer la thèse initiale de la défense de l’État grec en Suisse – y compris des documents officiels de l’État – et qui était essentiel pour l’issue du litige, ne peut que conduire à la constatation que la décision de la haute juridiction était entachée d’une appréciation inexacte au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, Carmel Saliba, précité, § 79, Fodor c. Roumanie, no 45266/07, § 33,16 septembre 2014, et Dulaurans c. France, no 34553/97, § 38, 21 mars 2000).

41.  Tout en se gardant de spéculer sur les conséquences qu’aurait eue la prise en compte, par le Conseil d’État, des documents officiels du ministère des Affaires étrangères (paragraphe 16 ci‑dessus) produits par la requérante, la Cour considère que ceux-ci étaient de nature à avoir une incidence sur l’issue de la procédure devant le Conseil d’État.

42.  Le manquement du Conseil d’État de prendre en compte ces éléments de preuve suffit à la Cour pour conclure que la haute juridiction administrative n’a pas assuré à la requérante un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

43.  Partant, il y a eu violation de cette disposition.

  

LES JURIDICTIONS INTERNES OPPOSENT LE MANQUE D'INTERÊT Á AGIR

Association BURESTOP 55 et autres c. France du 1er juillet 2021

requêtes nos 56176/18, 56189/18, 56232/18, 56236/18, 56241/18, 56247/18

Art 6-1 : Associations de protection de l’environnement opposées au projet d’un centre de stockage de produits radioactifs sur le site de Bure : une restriction disproportionnée au droit d’accès au tribunal mais pas de violation du droit d’accès à l’information

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • ONG environnementale déclarée sans intérêt à agir pour contester la justesse des informations sur la gestion des déchets radioactifs diffusées par une autorité publique • Art 6 § 1 applicable à la procédure visant à obtenir la réparation du préjudice subi du fait de la méconnaissance alléguée du droit à l’information et à la participation au processus décisionnel en matière d’environnement • Agrément de l’association lui donnant un intérêt à agir • Interprétation ayant limité de façon excessivement restrictive le champ de l’objet statutaire de l’association en excluant les risques nucléaires

Art 10 • Liberté de recevoir des informations • Contrôle effectif par les tribunaux du contenu et de la qualité de l’information sur la gestion des déchets radioactifs diffusée par une autorité publique en vertu d’une obligation légale d’informer • Art 10 applicable  Accès à l’information déterminant pour l’exercice par les associations de leur droit à la liberté d’expression • Caractère prétendument insincère, inexact ou insuffisant d’une information fournie par une autorité publique s’apparentant à un refus d’informer

violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) de la Convention européenne des droits de l’homme dans le chef de l’association MIRABEL-LNE ;

non-violation de l’article 10 (droit d’accès à l’information) dans le chef de l’association Burestop 55, de l’association ASODEDRA, de la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire, de l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt et du collectif CEDRA 52.

L’affaire concerne des associations de protection de l’environnement qui s’opposent au projet de centre industriel de stockage géologique dénommé « Cigéo », établi sur le site de Bure, aux confins des départements de la Meuse, de la Haute-Marne et des Vosges, dans la région administrative Grand Est, destiné à stocker en couche géologique profonde des déchets radioactifs de haute activité et à vie longue. Ces associations ont assigné l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) en vue de l’indemnisation du préjudice qu’elles alléguaient avoir subi en raison de manquements fautifs à l’obligation d’information du public mise à sa charge par l’article L. 542-12 7o du code de l’environnement. Leurs demandes ont été rejetées, l’une faute d’intérêt à agir de l’association, les cinq autres au fond. En ce qui concerne le droit d’accès à un tribunal de l’association MIRABLE-LNE, la Cour constate d’abord que la cour d’appel de Versailles, qui a déclaré son action irrecevable, n’a pas tenu compte de ce que l’association était agréée au titre de l’article L. 141-1 du code de l’environnement. Or, un tel agrément lui conférait en principe intérêt à agir. La Cour relève ensuite que la cour d’appel de Versailles a retenu que l’objet statutaire de la requérante ne comprenait expressément ni la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représentent l’industrie nucléaire et les activités et projets d’aménagements liés, ni l’information du public sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs mais qu’il était rédigé en des termes plus généraux selon lesquels l’association avait pour but la protection de l’environnement. Soulignant, notamment, qu’il est manifeste que la protection contre les risques nucléaires se rattache pleinement à la protection de l’environnement, la Cour juge que la conclusion de la cour d’appel de Versailles, confirmée par la Cour de cassation, qui a apporté une restriction disproportionnée au droit d’accès au tribunal, est sur ce point manifestement déraisonnable. Elle constate une violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur ce point. En ce qui concerne le droit d’accès à l’information qui peut découler, dans certaines conditions, de l’article 10 de la Convention, la Cour juge, pour la première fois, qu’il se trouverait vidé de sa substance si l’information fournie était insincère, inexacte ou insuffisante. Elle en déduit que le respect de ce droit implique nécessairement que l’information fournie soit fiable, en particulier lorsque ce droit résulte d’une obligation légale mise à la charge de l’État et qu’en cas de contestation à cet égard, les intéressés disposent d’un recours permettant le contrôle du contenu et de la qualité de l’information fournie, dans le cadre d’une procédure contradictoire. Au cas d’espèce, la Cour constate que cinq des six associations requérantes ont pu saisir les juridictions internes d’un recours qui a permis, dans le cadre d’une procédure pleinement contradictoire, l’exercice d’un contrôle effectif du respect par l’ANDRA de son obligation légale de mettre à la disposition du public des informations relatives à la gestion des déchets radioactifs et portant sur le contenu et la qualité de l’information diffusée par l’agence quant au potentiel géothermique du site de Bure. Tout en relevant qu’il aurait été souhaitable que les juges d’appel étayent davantage leur réponse à la contestation par les requérantes de la fiabilité de certains éléments figurant dans le rapport de synthèse de l’ANDRA du 21 juillet 2009, la Cour estime que les cinq associations ont eu accès à un recours répondant aux exigences de l’article 10 de la Convention.

FAITS

Les requérantes sont les associations Burestop 55 et MIRABEL-LNE, ayant leur siège social à Bar-leDuc (Meuse) ; l’association ASODEDRA, ayant son siège social à Grand (Vosges) ; l’association CEDRA 52, ayant son siège social à Saint Dizier (Haute-Marne) ; l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt, ayant son siège social à Gondrecourt-le-Château (Meuse) ; la Fédération Réseau sortir du Nucléaire, ayant son siège social à Lyon. Ces associations de protection de l’environnement s’opposent au projet de centre industriel de stockage géologique dénommé « Cigéo », destiné à stocker en couche géologique profonde les déchets radioactifs de haute activité et à vie longue. Le Cigéo devrait être implanté sur le site de Bure qui s’étend sur le territoire des communes de Bure, Ribeaucourt, Mandres-en Barrois et Bonnet (ci-après, le « site de Bure »), aux confins des départements de la Meuse, de la Haute-Marne et des Vosges, dans la région administrative Grand Est. La gestion à long terme des déchets radioactifs a été confiée à l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), établissement public industriel et commercial, chargé notamment « de mettre à la disposition du public des informations relatives à la gestion des déchets radioactifs et de participer à la diffusion de la culture scientifique et technologique dans ce domaine ». En 1998, le gouvernement retint le site de Bure pour la construction d’un laboratoire de recherche sur le stockage des déchets radioactifs en couche géologique profonde. Les travaux débutèrent en 2000, et le laboratoire, géré par l’ANDRA, fut mis en service en 2007. En 2006, le Parlement retint la solution du stockage géologique profond comme solution de référence pour la gestion des déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue. En 2009, l’ANDRA proposa une zone de 30 km2 à proximité de Bure, destinée à accueillir le centre de stockage souterrain. Le gouvernement accepta cette proposition en 2010. Un débat public se déroula du 15 mai au 15 octobre 2013. Le 11 janvier 2018, l’autorité de la sûreté nucléaire rendit un avis positif. Le 3 août 2020, l’ANDRA déposa auprès du ministère de la transition écologique une demande de déclaration d’utilité publique du projet Cigéo, afin notamment de pouvoir acquérir les terrains nécessaires.

L’instruction de la demande d’autorisation de création devrait prendre trois ans. Si le projet est autorisé, les travaux de construction pourraient démarrer en 2023 ou 2024. Une phase industrielle pilote d’une durée de dix ans suivra, à l’issue de laquelle le Cigéo pourra entrer en phase d’exploitation. À la suite d’un rapport d’un ingénieur géophysicien de décembre 2002, selon lequel le site de Bure se situe au-dessus d’une ressource géothermique « non-négligeable », l’aquifère de Trias, les associations requérantes adressèrent plusieurs demandes au comité local d’information et de suivi du laboratoire de Bure tendant à ce qu’un forage expérimental soit effectué. L’ANDRA réalisa ce forage en 2008. Dans un rapport de synthèse, l’ANDRA, se fondant sur les résultats du forage, indiqua que « la ressource géothermique à l’échelle de la zone de transposition [était] faible ». Le 17 décembre 2012, les associations requérantes demandèrent à l’ANDRA de reconnaître qu’elle avait ainsi diffusé des informations scientifiques et technologiques erronées et insincères et avait en conséquence commis une faute. Le 14 mai 2013, les associations requérantes assignèrent l’ANDRA devant le tribunal de grande instance de Nanterre en vue de l’indemnisation du préjudice résultant de manquements fautifs à l’obligation d’information du public mise à sa charge par l’article L. 542-12 7 o du code de l’environnement. Elles soulignèrent à cet égard que la conclusion de l’ANDRA sur le potentiel géothermique du site était erronée et reposait sur une appréciation délibérément partiale des données existantes. Selon elles, l’ANDRA s’était rendue responsable de manquements à son obligation d’information. Le 16 mars 2015, le tribunal de grande instance de Nanterre déclara les demandes des associations irrecevables. Les associations requérantes interjetèrent appel du jugement du 16 mars 2015 devant la cour d’appel de Versailles. Par un arrêt du 23 mars 2017, la Cour d’appel confirma le jugement du 16 mars 2015 en tant qu’il déclarait l’action de l’association MIRABEL LNE irrecevable. Elle l’infirma en ce qu’il déclarait irrecevable l’action des cinq autres associations requérantes. Statuant sur la recevabilité, la cour d’appel constata que l’objet statutaire des associations requérantes visait la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représentent l’industrie nucléaire ou l’information du public sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs, à l’exception de l’association MIRABEL-LNE dont l’objet statutaire visait, en des termes plus généraux, la protection de l’environnement. Statuant ensuite au fond, la cour d’appel débouta les cinq associations requérantes dont elle avait admis la recevabilité. Les associations requérantes se pourvurent en cassation contre l’arrêt du 23 mars 2017. La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 24 mai 2018.

Article 6 § 1

Pour justifier l’irrecevabilité opposée à l’action de l’association requérante, le Gouvernement renvoie aux conditions de l’accès des associations à la justice lorsqu’elles entendent faire valoir les intérêts collectifs qu’elle se sont donnés pour but de défendre. À cet égard, la condition de principe, dont la cour d’appel de Versailles a contrôlé le respect dans son arrêt du 23 mars 2017, repose sur la corrélation entre l’objet statutaire de l’association demandeuse et les intérêts collectifs qu’elle veut défendre devant le juge. Le Gouvernement fait valoir que cette limitation a pour objectif d’éviter l’engorgement des juridictions ainsi que d’éventuels abus par les associations, tels que l’utilisation du droit d’accès à la justice dans un but lucratif. La Cour rappelle que l’action dont l’association MIRABEL-LNE entendait saisir le juge tendait notamment à l’examen d’une contestation portant sur un droit de caractère civil, au sens de l’article 6 § 1, dont elle était titulaire (le droit à l’information et à la participation en matière d’environnement). Or, la Cour observe que le Gouvernement, qui se place exclusivement sur le terrain de la défense, par des associations, d’intérêts collectifs, ne fournit aucun élément susceptible de justifier que le refus d’examiner une contestation sur un droit de cette nature poursuivait un but légitime et était proportionné à ce but. Au surplus, la Cour constate en premier lieu que la cour d’appel de Versailles n’a pas tenu compte de ce que l’association MIRABLE-LNE était agréée au titre de l’article L. 141-1 du code de l’environnement. Or, comme le reconnaît le Gouvernement, un tel agrément lui conférait en principe intérêt à agir. Il ressort en effet de l’article L. 142-2 du code de l’environnement que les associations ainsi agréées « peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l’environnement (...) ou ayant pour objet la lutte contre les pollutions et les nuisances, la sûreté nucléaire et la radioprotection (...) ainsi qu’aux textes pris pour leur application ». En deuxième lieu , la Cour relève que, pour conclure à l’irrecevabilité de l’action de l’association MIRABEL-LNE, la cour d’appel de Versailles a retenu qu’à la différence des autres associations requérantes, son objet statutaire ne comportait pas expressément la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représentent l’industrie nucléaire et les activités et projets d’aménagement liés, ou l’information du public sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs, mais était rédigé en des termes plus généraux, selon lesquels elle avait pour but la protection de l’environnement. Cette approche revient à faire une distinction entre la protection contre les risques nucléaires et la protection de l’environnement alors qu’il est manifeste que la première se rattache pleinement à la seconde. D’autre part, l’interprétation retenue des statuts de l’association requérante a pour effet de limiter de manière excessivement restrictive le champ de son objet social, alors même que l’article 2 de ses statuts visait la prévention des « risques technologiques ». La conclusion de la cour d’appel de Versailles, entérinée par la Cour de cassation, qui a apporté une restriction disproportionnée au droit d’accès au tribunal, apparaît donc, sur ce point, manifestement déraisonnable. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de l’association MIRABEL-LNE.

Article 10

La Cour constate que l’ensemble des allégations des associations requérantes concerne le droit à l’information en matière de risques environnementaux et le respect de garanties procédurales dans ce contexte. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour décide de les examiner sous l’angle de l’article 10. La Cour a rappelé que si l’article 10 de la Convention n’ouvre pas un droit général d’accès aux informations détenues par les autorités, il peut, dans une certaine mesure et sous certaines conditions, garantir un droit de cette nature et une obligation pour les autorités de communiquer des informations (voir Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie). Cela vaut notamment pour l’accès à des informations relatives à des projets dont la réalisation est susceptible d’avoir un impact sur l’environnement (Cangı c. Turquie). Le droit d’accès à l’information se trouverait vidé de sa substance si l’information fournie était insincère, inexacte ou insuffisante. Le respect du droit d’accès à l’information implique nécessairement que l’information fournie soit fiable, en particulier lorsque ce droit résulte d’une obligation légale mise à la charge de l’État. Cela implique qu’en cas de contestation à cet égard, les intéressés disposent d’un recours permettant le contrôle du contenu et de la qualité de l’information fournie, dans le cadre d’une procédure contradictoire. L’accès à un tel contrôle revêt une importance particulière lorsqu’il s’agit d’informations relatives à un projet représentant un risque environnemental majeur tel que le risque nucléaire. Il y a bien un lien direct entre le potentiel géothermique du site de Bure sur lequel portait la communication litigieuse de l’ANDRA et le risque nucléaire que représente le projet Cigéo. En l’espèce, les associations requérantes ont assigné l’ANDRA devant le juge civil en vue de la réparation du préjudice résultant de manquements fautifs à son obligation d’informer le public. Si leur action a été déclarée irrecevable en première instance, elle a été déclarée recevable en appel pour autant qu’elle était présentée par l’association Burestop 55, l’association ASODEDRA, la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire, l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt et le collectif CEDRA 52. À l’issue d’un débat contradictoire la cour d’appel de Versailles a estimé qu’aucune faute n’était caractérisée. La cour d’appel a jugé que l’ANDRA avait à juste titre fait valoir que les résultats de ses travaux avaient été corroborés par tous ses partenaires institutionnels, faisant ainsi nécessairement référence aux avis de l’autorité de sûreté nucléaire, de l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et de la commission nationale d’évaluation. La cour d’appel a ensuite considéré que l’existence d’une divergence d’appréciation sur les éléments techniques discutés ne suffisait pas en elle-même à démontrer que l’ANDRA aurait fait preuve d’incompétence, de négligence, ou de partialité dans la position qu’elle avait exprimée, et que la formulation, après études approfondies, de conclusions favorables à la création du Cigéo ne pouvait être en elle-même fautive. La Cour constate ensuite que les associations requérantes ont eu la possibilité de contester la solution retenue par les juges d’appel en se pourvoyant en cassation. La Cour de cassation a jugé que la cour d’appel avait légalement justifié sa décision. Cinq des six associations requérantes – l’association Burestop 55, l’association ASODEDRA, la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire, l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt et le collectif CEDRA 52 – ont donc pu saisir les juridictions internes d’un recours qui a permis, dans le cadre d’une procédure pleinement contradictoire, l’exercice d’un contrôle effectif du respect par l’ANDRA de son obligation légale de mettre à la disposition du public des informations relatives à la gestion des déchets radioactifs et portant sur le contenu et la qualité de l’information diffusée par l’ANDRA quant au potentiel géothermique du site de Bure. La motivation de l’arrêt de la cour d’appel n’est certes pas exempte de toute critique. La Cour estime en effet qu’il aurait été souhaitable que les juges d’appel étayent davantage leur réponse à la contestation par les requérantes de la fiabilité de l’indication figurant dans le rapport de synthèse de l’ANDRA du 21 juillet 2009 selon laquelle la ressource géothermique à l’échelle de la zone concernée était faible. Cela ne suffit cependant pas pour mettre en cause le constat que les cinq associations précitées ont eu accès à un recours répondant aux exigences de l’article 10 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de l’association Burestop 55, de l’association ASODEDRA, de la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire, de l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt et du collectif CEDRA 52. En ce qui concerne l’association MIRABEL-LNE, la Cour a déjà conclu que le fait que son recours avait été déclaré irrecevable par la cour d’appel de Versailles emportait violation de l’article 6 § 1. Elle estime en conséquence qu’il n’est pas nécessaire d’examiner si cette circonstance caractérise une méconnaissance du volet procédural de l’article 10.

RECEVABILITE

52.  L’article 6 § 1 s’applique dans son volet civil à toute procédure interne relative à une « contestation » sur, notamment, un ou des « droits » de caractère « civil » dont une personne peut se dire titulaire. Il faut que l’on puisse prétendre, au moins de manière défendable, que le ou les « droits » en question sont reconnus en droit interne. Par ailleurs, il doit s’agir d’une « contestation » réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. En outre, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le « droit » en question ; un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisent pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, par exemple, la décision Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox précitée).

53.  Dans l’affaire Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox précitée, à laquelle le Gouvernement renvoie pertinemment, une association de protection de l’environnement dénonçait une violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le cadre d’une procédure visant à l’annulation d’un décret autorisant l’extension d’une usine de combustible nucléaire. Elle soutenait principalement devant le juge interne que ce projet n’avait pas été soumis à enquête publique et qu’aucune mesure d’information du public n’avait été prise, en méconnaissance du droit interne, du droit de l’Union européenne et de la jurisprudence de la Cour.

54.  Examinant l’applicabilité de l’article 6 § 1 dans son volet civil, la Cour a constaté que l’association entendait avant tout défendre l’intérêt général et que, vue sous cet angle, sa « contestation » ne portait pas sur un « droit » de caractère civil dont elle pouvait se prétendre elle-même titulaire. Elle a noté qu’une lecture stricte de l’article 6 § 1 conduirait en conséquence à la conclusion qu’il n’était pas applicable à la procédure dont il était question. Toutefois, estimant notamment qu’une telle approche ne serait pas en phase avec la réalité de la société civile actuelle, dans laquelle les associations jouent un rôle important, notamment en défendant certaines causes devant les autorités ou les juridictions internes, particulièrement dans le domaine de la protection de l’environnement, la Cour a jugé qu’il fallait appliquer avec souplesse les critères susmentionnés lorsqu’une association se plaint d’une méconnaissance de l’article 6 § 1. Ce faisant, elle a constaté qu’au cœur des revendications de l’association requérante se trouvait la question du droit du public à l’information et à la participation au processus décisionnel lorsqu’il s’agit d’autoriser une activité présentant un danger pour la santé ou l’environnement. Elle a ensuite souligné qu’actrices de la société civiles, les organisations non gouvernementales qui disposent de la personnalité morale participent sans aucun doute à la composition de ce « public », relevant qu’au sens de la convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement (ratifiée par la France), « le terme « public » désigne une ou plusieurs personnes physiques ou morales et, conformément à la législation ou à la coutume du pays, les associations, organisations ou groupes constitués par ces personnes » (article 2.4 de ladite convention).

55.  La Cour en a déduit que, si l’objet de la procédure litigieuse était essentiellement la défense de l’intérêt général, la « contestation » soulevée par l’association requérante avait en sus un lien suffisant avec un « droit » dont elle pouvait se dire titulaire en tant que personne morale pour que l’article 6 § 1 de la Convention ne soit pas d’office jugé inapplicable.

56.  Ensuite, au vu des textes de droit interne et de droit de l’Union européenne relatifs au « droit » à l’information et à la participation en matière d’environnement, et compte-tenu du caractère élaboré des motifs retenus par le juge interne pour écarter les moyens de l’association requérante relatifs à la méconnaissance de ces textes, la Cour a conclu qu’il pouvait être soutenu « au moins de manière défendable » que ce « droit » était reconnu en droit interne et que la « contestation » était « réelle et sérieuse ». Enfin, la Cour a estimé qu’il n’était pas douteux que la procédure était directement déterminante pour ce « droit », et que sa nature « civile » se déduisait essentiellement du fait qu’il s’agissait d’un droit dont toute « personne » ayant intérêt pouvait à titre individuel, revendiquer le respect devant les juridictions internes. Elle a en conséquence conclu que l’article 6 § 1 de la Convention était applicable à la procédure dont il était question.

57.  En l’espèce, l’action engagée par les associations requérantes devant le juge interne visait à obtenir l’indemnisation du préjudice résultant d’une exécution qu’elles estimaient fautive de la mission d’information du public mise à la charge de l’ANDRA par l’article L. 542-12 7o du code de l’environnement. Ainsi, comme dans l’affaire Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox précitée, au cœur de leurs prétentions se trouvait la question du droit à l’information et à la participation au processus décisionnel en matière d’environnement. Il s’ensuit que si la « contestation » qu’elles soulevaient avait indéniablement pour objet la défense de l’intérêt général, elle portait également sur un « droit » de nature « civile » reconnu en droit interne dont les associations requérantes pouvaient se dire titulaires.

58.  La Cour observe en outre que, si les associations requérantes ont agi ensemble devant les juridictions internes, elles ont chacune présenté leur propre demande en réparation du préjudice moral que, selon elle, leur avait causé la diffusion par l’ANDRA d’informations erronées. Cela confirme qu’elles entendaient défendre leur propre droit à l’information.

59.  Quant au sérieux de la contestation, il peut se déduire en l’espèce de la substance des moyens relatifs à la méconnaissance de ce droit développés par les associations requérantes dans leur recours (voir, à titre d’exemple, Association Greenpeace France c. France (déc.), no 55243/10, 13 décembre 2011) et, comme dans l’affaire Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox, de la motivation retenue par le juge interne pour les écarter. Enfin, la Cour ne doute pas que la procédure engagée par les associations requérantes, qui visait à obtenir la réparation du préjudice que la méconnaissance du droit à l’information et à la participation au processus décisionnel en matière d’environnement leur avait prétendument causé, était directement déterminante pour ce droit.

60.  La Cour parvient en conséquence à la même conclusion que dans l’affaire Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox précitée s’agissant de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention.

61.  Constatant ensuite que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

FOND

64.  La Cour rappelle tout d’abord que lorsque l’article 6 § 1 s’applique, comme c’est le cas en l’espèce (paragraphes 57-60 ci-dessus), il constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 : ses exigences, qui impliquent toute la panoplie des garanties propres aux procédures judiciaires, sont plus strictes que celles de l’article 13, qui se trouvent absorbées par elles. Il y a lieu en conséquence d’examiner le présent grief sur le terrain de l’article 6 § 1 uniquement (voir, par exemple, Ravon et autres c. France, n18497/03, § 27, 21 février 2008).

65.  Ensuite, dès lors que l’article 6 § 1 s’applique, la décision déclarant l’action dont l’association MIRABEL-LNE avait saisi le juge interne irrecevable pour défaut d’intérêt à agir soulève une question au regard du droit d’accès à un tribunal que garantit cette disposition.

66.  La Cour rappelle à cet égard que le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu. Il peut donner lieu à des limitations implicitement admises – notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours (voir, par exemple, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, no 49230/07, § 35, CEDH 2009 (extraits)) – car il appelle, par sa nature même, une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018, ainsi que les références qui y figurent). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (L’Erablière A.S.B.L., précité, ibidem).

67.  La Cour rappelle aussi qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, notamment, Zubac, précité, § 79, ainsi que les références qui y figurent). Cela vaut notamment pour l’interprétation des règles relatives à la procédure interne (voir, par exemple, Kurşun c. Turquie, no 22677/10, § 95, 30 octobre 2018).

68.  En l’espèce, pour justifier l’irrecevabilité opposée à l’action de l’association requérante, le Gouvernement renvoie aux conditions de l’accès des associations à la justice lorsqu’elles entendent faire valoir les intérêts collectifs qu’elle se sont donnés pour but de défendre. À cet égard, la condition de principe, dont la cour d’appel de Versailles a contrôlé le respect dans son arrêt du 23 mars 2017, repose sur la corrélation entre l’objet statutaire de l’association demandeuse et les intérêts collectifs qu’elle veut défendre devant le juge. Le Gouvernement fait valoir que cette limitation a pour objectif d’éviter l’engorgement des juridictions ainsi que d’éventuels abus par les associations, tels que l’utilisation du droit d’accès à la justice dans un but lucratif.

69.  La Cour ne met pas en cause la légitimité de tels objectifs.

70.  Elle rappelle toutefois que l’action dont l’association MIRABEL‑LNE entendait saisir le juge tendait notamment à l’examen d’une contestation portant sur un droit de caractère civil, au sens de l’article 6 § 1, dont elle était titulaire (le droit à l’information et à la participation en matière d’environnement). Cette action tendait donc aussi à la défense des intérêts propres de l’association MIRABEL-LNE. Or, le Gouvernement, qui se place exclusivement sur le terrain de la défense, par des associations, d’intérêts collectifs, ne fournit aucun élément susceptible de justifier que le refus d’examiner une contestation sur un droit de cette nature poursuivait, dans les circonstances de l’espèce, un but légitime et était proportionné à ce but.

71.  La Cour constate au surplus, en premier lieu, que la cour d’appel de Versailles n’a pas tenu compte de ce que l’association MIRABLE-LNE était agréée au titre de l’article L. 141-1 du code de l’environnement, alors que cette dernière l’avait clairement indiqué sur la première page des conclusions d’appel (paragraphe 29 ci-dessus). Or, comme le reconnaît le Gouvernement, un tel agrément lui conférait en principe intérêt à agir. Il ressort en effet de l’article L. 142-2 du code de l’environnement, dans sa version issue de la loi du 8 août 2016, que les associations ainsi agréées « peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l’environnement (...) ou ayant pour objet la lutte contre les pollutions et les nuisances, la sûreté nucléaire et la radioprotection (...) ainsi qu’aux textes pris pour leur application » (paragraphe 38 ci-dessus). La Cour note d’ailleurs que c’est la loi du 13 juin 2006 qui a expressément étendu l’intérêt à agir des associations de protection de l’environnement agréées au titre de l’article L. 141-1 du code de l’environnement aux litiges relatifs à des faits constituant une infraction aux textes ayant pour objet « la sûreté nucléaire et la radioprotection ». En deuxième lieu, la Cour relève que, pour conclure à l’irrecevabilité de l’action de l’association MIRABEL-LNE, la cour d’appel de Versailles a retenu qu’à la différence des autres associations requérantes, son objet statutaire ne comportait pas expressément la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représentent l’industrie nucléaire et les activités et projets d’aménagement liés, ou l’information du public sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs, mais était rédigé en des termes plus généraux, selon lesquels elle avait pour but la protection de l’environnement. Cette approche ne saurait toutefois emporter l’adhésion. En effet, d’une part, elle revient à faire une distinction entre la protection contre les risques nucléaires et la protection de l’environnement alors qu’il est manifeste que la première se rattache pleinement à la seconde. D’autre part, l’interprétation retenue des statuts de l’association requérante a pour effet de limiter de manière excessivement restrictive le champ de son objet social, alors même que déjà à l’époque des faits, l’article 2 de ses statuts visait la prévention des « risques technologiques ».

72.  La conclusion de la cour d’appel de Versailles, entérinée par la Cour de cassation, qui a apporté une restriction disproportionnée au droit d’accès au tribunal, apparaît donc, sur ce point, manifestement déraisonnable.

73.Partant,il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de l’association MIRABEL-LNE.

Ronald Vermeulen c. Belgique du 17 juillet 2017 requête n° 5475/06

Violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) de la Convention européenne des droits de l’homme : Une personne ayant contesté les résultats d’un concours pour la fonction publique n’a pas bénéficié du droit d’accès à un tribunal

L’affaire concerne un contentieux administratif portant sur les résultats obtenus par M. Vermeulen lors d’un concours de la fonction publique2 . M. Vermeulen, qui fut informé qu’il avait échoué à l’épreuve devant le jury, introduisit un recours en suspension et en annulation. Le Conseil d’État, qui était le seul organe juridictionnel compétent pour connaître du litige, déclara le recours irrecevable, estimant qu’au moment où il avait statué, M. Vermeulen n’avait plus d’intérêt actuel à agir (article 19 § 1 er des lois sur le Conseil d’État), les résultats des lauréats du concours étant devenus définitifs et la liste de réserve ayant expiré. La Cour juge en particulier qu’au moment de l’introduction du recours en suspension et en annulation, la liste de réserve était toujours valide ; M. Vermeulen avait donc, à ce moment-là, un intérêt actuel à agir. C’est en raison de la durée de la procédure devant le Conseil d’État que M. Vermeulen a perdu cet intérêt : le recours en suspension a duré 10 mois et le recours en annulation a duré un peu plus de trois ans et demi. La Cour juge donc que le Conseil d’État ne s’étant pas penché sur l’éventuelle influence de la durée de la procédure devant lui sur la perte d’intérêt à agir de M. Vermeulen, la décision d’irrecevabilité du recours en annulation a atteint le droit d’accès à un tribunal dans sa substance même et n’était pas proportionnée au principe de bonne administration de la justice.

Principaux faits

Le requérant, Ronald Vermeulen, est né en 1951 et réside à Sas van Gent (Pays-Bas). Il était belge au moment des faits et il a obtenu la nationalité néerlandaise au cours de la procédure. En juin 2000, M. Vermeulen fut informé par le Secrétariat permanent de recrutement des agents de l’État (Selor) qu’il n’avait pas réussi le concours organisé pour le recrutement « d’agents de quatrième classe administrative de la carrière de la Chancellerie », ayant échoué à l’entretien avec le jury. L’intéressé introduisit un premier recours en annulation devant le Conseil d’État, lequel annula la décision attaquée, estimant qu’elle n’était pas motivée.

En novembre 2001, M. Vermeulen fut invité à passer un nouvel entretien avec le jury mais il échoua à nouveau. En janvier 2002, il introduisit un recours en suspension – qui fut rejeté en novembre 2002 pour absence de moyens sérieux – ainsi qu’un recours en annulation devant le Conseil d’État, se plaignant du manque de motivation de la décision et du manque d’impartialité du jury. En août 2005, son recours en annulation fut déclaré irrecevable au motif qu’il n’avait plus d’intérêt actuel au sens de l’article 19 § 1er des lois sur le Conseil d’État, n’ayant demandé que l’annulation de son propre résultat et non pas l’annulation du résultat des candidats lauréats, de la liste de réserve elle-même ou de la nomination des lauréats, et qu’il n’invoquait aucun moyen de nature à annuler l’examen dans sa globalité. Selon la haute juridiction administrative, M. Vermeulen avait laissé les résultats des lauréats du concours devenir définitifs, ce qui avait créé une situation de droit. Par ailleurs, la liste de réserve avait entre temps expiré (le 4 juin 2002) de sorte que l’administration n’aurait en tout état de cause plus la possibilité de le nommer même s’il réussissait la dernière épreuve de l’examen.

Article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal)

La Cour relève que l’irrecevabilité du recours en annulation résulte de l’application par le Conseil d’État de l’article 19 (alinéa 1 er) des lois sur le Conseil d’État, qui prévoit qu’un requérant doit justifier d’un intérêt tout au long de la procédure afin de faire disparaître de l’ordre juridique les actes administratifs irréguliers tout en évitant l’action populaire. Les objectifs poursuivis par cette condition sont, entre autres, d’empêcher que l’action des autorités administratives puisse être remise en cause abusivement sous peine de conduire à une potentielle paralysie de l’action des pouvoirs publics, et de prévenir l’engorgement de la haute juridiction administrative. À l’instar de la Cour constitutionnelle (arrêt n o 117/99 du 10 novembre 1999), la Cour considère que ces objectifs qui visent la bonne administration de la justice sont légitimes. En l’espèce, la Cour constate que le Conseil d’État était le seul organe juridictionnel compétent pour connaître d’un recours à l’encontre de la décision litigieuse. Au moment de l’introduction du recours en annulation, la liste de réserve était toujours valide. M. Vermeulen avait donc, à ce moment-là, un intérêt actuel au sens de l’article 19 alinéa 1er des lois sur le Conseil d’État. C’est, en fait, en raison de la durée de la procédure devant le Conseil d’État qu’il a perdu cet intérêt. Par ailleurs, la liste de réserve a expiré un peu plus de quatre mois après l’introduction du recours en annulation et en suspension. Le Conseil d’État s’est prononcé sur la demande de suspension de la décision litigieuse 10 mois après l’introduction du recours et après l’expiration de ladite liste de réserve sans tenir compte de l’expiration de la liste. Il a rendu son arrêt sur le recours en annulation un peu plus de trois ans et demi après l’introduction du recours et il ne s’est à aucun moment interrogé sur les causes de la perte d’intérêt de M. Vermeulen, en particulier sur l’impact qu’avait pu avoir la durée de la procédure à cet égard. En outre, la Cour note que la Cour constitutionnelle a déjà rappelé au Conseil d’État qu’il devait veiller à ce que la condition de l’intérêt ne soit pas appliquée de manière trop restrictive ou formaliste. Elle a également considéré que l’interprétation de la notion d’intérêt avait été trop formaliste dans une affaire présentant certaines similitudes avec le cas d’espèce (arrêt n o 109/2010 du 30 septembre 2010). De surcroît, le recours en annulation introduit par M. Vermeulen ne semblait pas être manifestement dépourvu de fondement dès lors que l’auditeur concluait, dans son rapport du 9 janvier 2004, au caractère fondé de deux des moyens développés par l’intéressé. Par conséquent, eu égard à la procédure prise dans son ensemble et en particulier au fait que le Conseil d’État ne s’est pas penché sur l’éventuelle influence de la durée de la procédure devant lui sur la perte d’intérêt à agir de M. Vermeulen, la Cour conclut que l’irrecevabilité du recours en annulation introduit par ce dernier a, en l’espèce, atteint le droit d’accès à un tribunal dans sa substance même et n’était pas proportionnée au principe de bonne administration de la justice. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Article 41 (satisfaction équitable)

La Cour dit que la Belgique doit verser à M. Vermeulen 5 000 euros (EUR) pour tous préjudices confondus ainsi que 263,18 EUR pour frais et dépens.

LA CEDH

b) Application au cas d’espèce 

45. La Cour relève qu’en l’espèce l’irrecevabilité du recours en annulation du requérant résulte de l’application par le Conseil d’État de l’article 19 alinéa 1er des lois sur le Conseil d’État tel qu’interprété dans sa jurisprudence et qui prévoit qu’un requérant doit justifier d’un intérêt tout au long de la procédure (paragraphes 20 et 23 et suivants, ci-dessus).

46. La tâche de la Cour consiste à vérifier si la décision litigieuse du Conseil d’État a porté atteinte à la substance même du droit du requérant à un tribunal. Pour ce faire, elle recherchera, d’abord, si les conditions de recevabilité du recours en annulation devant le Conseil d’État poursuivaient un but légitime. Elle se penchera ensuite sur la proportionnalité de la limitation imposée (voir, parmi beaucoup d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 33, Recueil 1997‑VIII, et Papaioannou, précité, § 49).

47. La Cour observe que l’exigence d’un intérêt comme élément de recevabilité du recours en annulation devant le Conseil d’État est à mettre en relation avec la finalité du contentieux objectif qui est de faire disparaître de l’ordre juridique les actes administratifs irréguliers tout en évitant l’action populaire (paragraphes 23 et suivants, ci-dessus). Un des objectifs poursuivis par cette condition de recevabilité est ainsi d’empêcher que l’action des autorités administratives puisse être remise en cause abusivement sous peine de conduire à une potentielle paralysie de l’action des pouvoirs publics. Un autre objectif est de prévenir l’engorgement de la haute juridiction administrative. À l’instar de la Cour constitutionnelle (paragraphe 29, ci-dessus), la Cour considère que ces objectifs qui visent la bonne administration de la justice sont légitimes (dans le même sens, K.T. c. Norvège, no 26664/03, § 97 in fine, 25 septembre 2008).

48. Ensuite, la Cour rappelle que la compatibilité des limitations dépend des particularités de la procédure en cause. Il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y joue la Cour suprême (L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, no 49230/07, § 36, CEDH 2009 (extraits), Sturm c. Luxembourg, no 55291/15, § 30, 27 juin 2017, et Zubac, précité, § 82). Pour se prononcer sur la question de savoir si, dans les circonstances particulières de la cause, la limitation au droit d’accès à un tribunal du requérant n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et a atteint la substance même de ce droit, la Cour estime pertinent de prendre en compte les éléments suivants.

49. Tout d’abord, la Cour souligne qu’en l’espèce, le Conseil d’État était le seul organe juridictionnel compétent pour connaître d’un recours à l’encontre de la décision litigieuse du Selor prononçant l’échec du requérant au concours (dans le même sens, mutatis mutandis, L’Érablière A.S.B.L., précité). Les griefs du requérant à l’encontre de la décision litigieuse n’avaient donc pas été examinés par un quelconque autre organe ou juridiction (a contrario, Mohr c. Luxembourg (déc.), no 29236/95, 20 avril 1999, Papaioannou, précité, et Zubac, précité, § 125).

50. Aussi, la Cour note que la majorité des affaires dont elle a eu à connaître dans lesquelles les requérants alléguaient une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal concernait des formalités à accomplir ou des exigences procédurales à respecter lors de l’introduction du recours (voir, par exemple, L’Érablière A.S.B.L., précité, Papaioannou, précité, Trevisanato c. Italie, no 32610/07, 15 septembre 2016, Miessen c. Belgique, no 31517/12, 18 octobre 2016, et Sturm, précité). À la différence de ces affaires, le cas d’espèce ne concerne pas une formalité que le requérant aurait omis d’accomplir ou une règle procédurale qu’il n’aurait pas respecté ; il s’agit de la perte d’intérêt au cours de la procédure devant le Conseil d’État.

51. À cet égard, la Cour relève qu’au moment de l’introduction du recours en annulation, la liste de réserve était toujours valide et il n’est pas contesté par les parties que le requérant avait donc, à ce moment-là, un intérêt actuel au sens de l’article 19 alinéa 1er des lois sur le Conseil d’État. C’est, en fait, en raison de la durée de la procédure devant le Conseil d’État que le requérant a perdu cet intérêt. Or, la Cour note que la liste de réserve a expiré un peu plus de quatre mois après l’introduction du recours en annulation et en suspension (paragraphe 15, ci-dessus). Le Conseil d’État s’est prononcé sur la demande de suspension de la décision litigieuse dix mois après l’introduction du recours et après l’expiration de ladite liste de réserve sans tenir compte de l’expiration de la liste (paragraphe 16, ci‑dessus). Il rendit ensuite son arrêt sur le recours en annulation un peu plus de trois ans et demi après l’introduction du recours (paragraphe 20, ci‑dessus).

52. De surcroît, la Cour constate que le Conseil d’État ne s’est à aucun moment interrogé sur les causes de la perte d’intérêt du requérant, en particulier sur l’impact qu’avait pu avoir la durée de la procédure à cet égard. En raison de l’arrêt du Conseil d’État déclarant le recours irrecevable, le requérant n’a pas non plus bénéficié d’un examen des moyens de fond soulevés à l’appui de son recours en annulation (Obermeier c. Autriche, 28 juin 1990, § 68, série A no 179).

53. Certes, la notion d’intérêt comme élément de recevabilité d’un recours en annulation est évoquée explicitement à l’article 19 alinéa 1er des lois sur le Conseil d’État et elle fait l’objet d’une jurisprudence constante et bien établie de cette juridiction (paragraphes 23 et suivants, ci-dessus). Le requérant n’a pas allégué que les dispositions légales ou la jurisprudence n’étaient pas suffisamment claires ou prévisibles, et la Cour n’a aucune raison de remettre en cause leur clarté (dans le même sens, Sturm, précité, § 39, Zubac, précité, §§ 87-88, et, a contrario, Miessen, précité, § 69). Aussi, la Cour rappelle que, par analogie avec la jurisprudence développée au sujet des formalités et délais à observer, les intéressés doivent normalement s’attendre à ce que les règles procédurales soient appliquées (Miragall Escolano et autres, précité, § 33). De plus, il ne lui revient pas d’apprécier l’opportunité des choix de politique jurisprudentielle opérée par les juridictions internes (Papaioannou, précité, § 43).

54. La Cour constate toutefois que la Cour constitutionnelle a déjà rappelé au Conseil d’État qu’il devait veiller à ce que la condition de l’intérêt ne soit pas appliquée de manière trop restrictive ou formaliste. La Cour constitutionnelle a également considéré que l’interprétation de la notion d’intérêt avait été trop formaliste dans une affaire présentant certaines similitudes avec le cas d’espèce (paragraphes 29 et suivants, ci‑dessus).

55. S’agissant de l’argument du Gouvernement qui, à l’instar du Conseil d’État, reproche au requérant d’avoir limité l’étendue de son recours en annulation et que c’est de ce fait qu’il a perdu son intérêt (paragraphe 40, ci‑dessus), la Cour constate que cet élément n’avait pas constitué une barrière procédurale ni empêché le Conseil d’État de suspendre puis d’annuler une première fois la décision du Selor (paragraphe 11, ci-dessus). Les moyens développés par le requérant à l’appui de son deuxième recours en annulation étaient d’ailleurs en partie les mêmes que ceux invoqués la première fois.

56. Par ailleurs, il ne revient pas à la Cour de se prononcer sur les éventuelles chances de succès de la demande en dommages et intérêts que le requérant avait introduit en l’espèce. Elle note que le requérant a de toute manière renoncé à la poursuite de cette procédure (paragraphes 21 et suivants, ci-dessus).

57. Enfin, à titre surabondant, la Cour relève que le recours en annulation introduit par le requérant ne semblait pas être manifestement dépourvu de fondement dès lors que l’auditeur concluait, dans son rapport du 9 janvier 2004, au caractère fondé de deux des moyens développés par le requérant (paragraphe 17, ci-dessus).

58. Ainsi, eu égard à la procédure prise dans son ensemble et en particulier au fait que le Conseil d’État ne s’est pas penché sur l’éventuelle influence de la durée de la procédure devant lui sur la perte d’intérêt à agir du requérant, la Cour conclut que l’irrecevabilité du recours en annulation introduit par ce dernier a, en l’espèce, atteint le droit d’accès à un tribunal dans sa substance même et n’était pas proportionnée au principe de bonne administration de la justice.

59. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

  

LE TRIBUNAL OPPOSE UNE PRESCRIPTION NON FONDÉE

LEGROS ET AUTRES c. FRANCE du 9 novembre 2023 requête n° 72173/17

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Imprévisibilité de l’application rétroactive du nouveau délai, limitant dans le temps l’introduction d’un recours contentieux, aux recours des requérants introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, rejetés pour tardivité • Possibilité de contester hors délai légal ou réglementaire une décision prise par l’administration en l’absence de mention des voies et délais de recours que dans un « délai raisonnable », en règle générale, n’excédant pas un an à compter de la notification ou de la connaissance de la décision, sauf à justifier de circonstances particulières • Création par le Conseil d’État, par voie prétorienne (décision « Czabaj »), d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré • Susceptible d’affecter la substance du droit de recours sans porter une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal • Observations présentées, le cas échéant, non susceptibles in concreto d’allonger la durée du « délai raisonnable »

Art 1 P1 • Requérant, n’ayant pu, à la suite de l’irrecevabilité opposée en appel, obtenir de réponse juridictionnelle sur le fond du litige concernant l’atteinte au droit au respect de ses biens • Juste équilibre rompu

CEDH

La jurisprudence antérieure

  • Décision M. Czabaj, 13 juillet 2016, no 387763

    67.  Les principes dégagés par le Conseil d’État dans la décision Czabaj sont les suivants :

    « 1.  Considérant qu’aux termes de l’article R. 104 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, en vigueur à la date de la décision contestée devant le juge du fond et dont les dispositions sont désormais reprises à l’article R. 421-5 du code de justice administrative : « Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision. » ; qu’il résulte de ces dispositions que cette notification doit, s’agissant des voies de recours, mentionner, le cas échéant, l’existence d’un recours administratif préalable obligatoire ainsi que l’autorité devant laquelle il doit être porté ou, dans l’hypothèse d’un recours contentieux direct, indiquer si celui-ci doit être formé auprès de la juridiction administrative de droit commun ou devant une juridiction spécialisée et, dans ce dernier cas, préciser laquelle ; (...)

    4.  Considérant qu’aux termes de l’article R. 102 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, alors en vigueur, repris au premier alinéa de l’article R. 421-1 du code de justice administrative : « Sauf en matière de travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. » ; qu’il résulte des dispositions citées au point 1 que lorsque la notification ne comporte pas les mentions requises, ce délai n’est pas opposable ;

    5.  Considérant toutefois que le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance ; qu’en une telle hypothèse, si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable ; qu’en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance ;

    6.  Considérant que la règle énoncée ci-dessus, qui a pour seul objet de borner dans le temps les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours, ne porte pas atteinte à la substance du droit au recours, mais tend seulement à éviter que son exercice, au-delà d’un délai raisonnable, ne mette en péril la stabilité des situations juridiques et la bonne administration de la justice, en exposant les défendeurs potentiels à des recours excessivement tardifs ; qu’il appartient dès lors au juge administratif d’en faire application au litige dont il est saisi, quelle que soit la date des faits qui lui ont donné naissanc (...) » 

    1. REQUÉRANTS POUR LESQUELS L’IRRECEVABILITÉ ISSUE DE LA DÉCISION « CZABAJ » DU CONSEIL D’ÉTAT DU 13 JUILLET 2016 (NO 387763) FUT OPPOSÉE DÈS LA PREMIÈRE INSTANCE

    4.  Il est précisé, à titre liminaire, que, pour l’ensemble des requêtes, la tardiveté opposée aux requérants par les juridictions internes a été précédée d’une reprise des motifs de principe de la décision Czabaj (paragraphe 67 ci‑dessous).

    1. Requête Meynier c. France, no 81453/17

    5.  Par une décision du 2 juin 2010, le ministre de l’intérieur informa le requérant des retraits de points opérés au capital de son permis de conduire et de la perte de validité de son permis de conduire pour solde de points nul.

    6.  Le 26 août 2010, le requérant forma un recours gracieux à l’encontre de la décision du 2 juin 2010.

    7.  Une décision implicite de rejet naquit du silence gardé par l’administration sur cette demande.

    8.  Par une requête présentée le 24 juillet 2014 auprès du tribunal administratif de Rennes, le requérant demanda l’annulation de la décision du 2 juin 2010 ainsi que des décisions successives portant retrait de points au capital de son permis de conduire et présenta des conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint au ministre de l’intérieur de lui restituer son permis de conduire affecté d’un capital de douze points dans un délai de quinze jours.

    9.  Par un jugement du 14 octobre 2016, sa requête fut rejetée pour les motifs suivants :

    « 3.  Considérant que si le ministre soutient [...] qu’une décision [...] informant l’intéressé des retraits de points opérés au capital de son permis de conduire et de la perte de validité de son permis de conduire pour solde de points nul, a été présentée le 2 juin 2010 à l’adresse du requérant, il ne produit aucune autre pièce permettant d’établir la régularité de cette notification ; qu’en outre, si M. Meynier a formé, le 26 août 2010, un recours gracieux à l’encontre de cette décision, cette demande, étant dirigée contre une décision présentant le caractère d’une sanction prise par une autorité administrative contre un administré, relève du plein contentieux ; que, par suite, en application des dispositions citées ci-dessus du 1o de l’article R. 421-3 du code de justice administrative, le délai de deux mois imparti à l’intéressé pour saisir le tribunal administratif, qui avait été interrompu par la présentation d’un recours gracieux, ne pouvait courir à nouveau qu’à compter de la notification d’une décision expresse rejetant ce recours ; qu’en l’absence en l’espèce de décision rejetant expressément le recours gracieux de M. Meynier, le délai de deux mois imparti à l’intéressé pour saisir le tribunal administratif n’a dès lors pas pu courir à compter de la naissance de la décision implicite de rejet de son recours gracieux ; (...)

    5.  Considérant [toutefois] qu’il résulte de l’instruction que M. Meynier, qui a formé le 26 août 2010 un recours gracieux à l’encontre de la décision l’informant des retraits de points opérés au capital de son permis de conduire et de la perte de validité de son permis de conduire pour solde de points nul, doit être regardé comme ayant eu connaissance au plus tard à cette date, de cette décision (...) ; qu’il en résulte que le recours dont M. Meynier a saisi le tribunal près de quatre ans après qu’il a eu connaissance de la décision qu’il conteste excède le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé ; que, par suite, les conclusions à fin d’annulation de la requête ont été présentées tardivement et doivent, dès lors, être rejetées ; qu’il en va de même des conclusions à fin d’injonction présentées par M. Meynier ; »

    10.  Par une décision du 31 mai 2017, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative (CJA), n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par le requérant.

    1. Requête Trani c. France, no 47881/18

    11.  Par un arrêté du 18 août 1986, le sous-préfet de Sartène (Corse) déclara d’utilité publique des travaux d’aménagement d’un chemin communal.

    12.  Par un arrêté du 26 janvier 1987, il déclara cessibles les parcelles nécessaires à ces aménagements.

    13.  Par une ordonnance du 21 décembre 1987, le juge de l’expropriation déclara expropriés immédiatement pour cause d’utilité publique certains immeubles, portions d’immeubles et droits réels immobiliers dont l’acquisition était nécessaire pour parvenir à l’exécution de l’acte déclaratif. Le requérant fut alors exproprié de certaines parcelles dont il était propriétaire.

    14.  Par une requête présentée le 22 juin 2013 auprès du tribunal administratif de Bastia, le requérant demanda, à titre principal, l’annulation des arrêtés du 18 août 1986 et 26 janvier 1987 (paragraphes 11 et 12 ci‑dessus), et, à titre subsidiaire que soit jugée irrégulière l’emprise effectuée par la commune de Bonifacio sur l’une de ses parcelles.

    15.  Par un jugement du 1er décembre 2016, sa requête fut rejetée pour les motifs suivants :

    « 5.  Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. Trani a reçu notification le 12 février 1987 de l’arrêté de cessibilité des terrains en date du 26 janvier 1987, comme l’atteste la lettre du maire de Bonifacio en date du 9 février 1987 sur laquelle figure la copie de l’avis de réception signé par le requérant ; que cet arrêté mentionnait expressément l’arrêté no 86/52 du 18 août 1986 ; que si une telle notification était incomplète au regard des dispositions de l’article R. 421-5 précité du code de justice administrative, faute de préciser les voies et délais de recours, et si, par suite, le délai de deux mois fixé par l’article R. 421-1 précité du même code ne lui était pas opposable, il résulte de ce qui précède que le recours dont M. Trani a saisi le tribunal plus de vingt‑six ans après la notification de l’arrêté contesté a été présenté au-delà du délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé ; que la requête de M. Trani est dès lors tardive (...) »

    16.  Par un arrêt du 23 octobre 2017, la cour administrative d’appel (CAA) de Marseille, confirmant le raisonnement des premiers juges, rejeta la requête d’appel formée par le requérant.

    17.  Par une décision du 16 août 2018, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par le requérant.

    1. Requête Maillard c. France, no 25625/20

    18.  Du 13 juillet 2012 au 4 avril 2014, le requérant contesta auprès de sa hiérarchie, à plusieurs reprises, deux arrêtés des 14 janvier 2011 et 22 août 2011, relatifs à sa nomination dans le grade d’inspecteur départemental de 1ère classe des impôts et à son reclassement dans le grade d’inspecteur divisionnaire des finances publiques. Il sollicita également le Défenseur des droits qui, le 14 août 2013, lui conseilla, pour régler le différend dont il faisait état, d’exercer les recours gracieux, hiérarchique et juridictionnel dont il disposait en prenant conseil, le cas échéant, dans un point d’accès au droit.

    19.  Par une requête présentée le 18 juin 2014 auprès du tribunal administratif de Lille, le requérant demanda l’annulation de l’arrêté du 14 janvier 2011 et, en conséquence, l’annulation de l’arrêté du 22 août 2011.

    20.  Par un courrier du 30 avril 2015, l’avocate du requérant demanda au tribunal administratif de Lille de mettre en demeure la partie adverse de répondre à la requête.

    21.  Par une ordonnance du 20 octobre 2016, le président de la 5e chambre du tribunal administratif de Lille rejeta la requête du requérant pour les motifs suivants :

    « 5.  Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. Maillard a eu connaissance de l’arrêté du 14 janvier 2011 au plus tard le 15 mars 2011, date à laquelle il indique avoir eu notification d’une lettre du directeur divisionnaire l’informant, d’une part, de sa nomination dans le grade d’inspecteur départemental de première classe, 3ème échelon, avec prise d’effet au 1er avril 2011 et, d’autre part, de son affectation au SIP d’Hazebrouck à compter de cette même date ; que, par ailleurs, il ne conteste pas avoir reçu, s’agissant de l’arrêté du 22 août 2011, une notification similaire le 15 septembre 2011 ; qu’alors même que les arrêtés eux-mêmes n’auraient pas été annexés à ces notifications et que celles-ci n’auraient pas mentionné les voies et délais de recours, de telle sorte que le délai de deux mois fixé par l’article R. 421-1 du code de justice administrative ne lui était pas opposable, il résulte de ce qui précède que le recours dont M. Maillard a saisi le tribunal administratif de Lille le 18 juin 2014 excédait le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé (...) »

    22.  Par un arrêt du 31 janvier 2019, la CAA de Douai, après avoir relevé que le tribunal de première instance avait pu, à bon droit, traiter sa requête par ordonnance, rejeta l’appel formé par le requérant, notamment pour les motifs suivants :

    « 6.  En premier lieu, il résulte de ce qui a été énoncé au point 3[1] que M. Maillard n’est pas fondé à soutenir que l’application rétroactive de la règle énoncée au point 2[2] porterait atteinte à la substance du droit au recours et méconnaîtrait ainsi les stipulations des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

    7.  En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier, notamment du courriel de M. Maillard du 12 octobre 2011, qu’il reconnaît avoir reçu notification de l’arrêté du 14 janvier 2011 le 15 mars 2011 et de l’arrêté du 22 août 2011 le 15 septembre 2011. Il a donc eu connaissance de ces arrêtés au plus tard à ces dates nonobstant la double circonstance, à la supposer établie, que les arrêtés eux-mêmes n’aient pas été annexés à ces lettres de notification et que ces lettres ne mentionnaient pas les délais et voies de recours.

    8.  En dernier lieu, si M. Maillard soutient qu’il a cherché à obtenir un règlement amiable de cette affaire par tout moyen, étant soucieux du devoir de loyauté envers son administration, qui constituait un « empêchement moral » d’agir en justice, et que s’agissant d’un problème touchant de nombreux agents, il souhaitait laisser place au dialogue (...), ces circonstances ne sont pas de nature à ce qu’il soit dérogé au délai d’un an mentionné au point 2[3].

    9.  Il ressort de ce qui précède que la requête de M. Maillard, enregistrée le 18 juin 2014 par le tribunal administratif de Lille, soit près de trois ans après qu’il a eu connaissance des arrêtés dont il demandait l’annulation, a été exercée au-delà d’un délai raisonnable et était, par suite, irrecevable (...) »

    23.  Par une décision du 10 février 2020, le Conseil d’État rejeta le pourvoi formé par le requérant.

    24.  Par cette décision, le Conseil d’État précisa l’office du juge lors de la mise en œuvre des principes dégagés par la décision Czabaj en relevant les éléments suivants :

    « 5.  Lorsque, dans l’hypothèse où l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours n’a pas été respectée, ou en l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, le requérant entend contester devant le juge une décision administrative individuelle dont il a eu connaissance depuis plus d’un an, il lui appartient de faire valoir, le cas échéant, que, dans les circonstances de l’espèce, le délai raisonnable dont il disposait pour la contester devait être regardé comme supérieur à un an. En l’absence de tels éléments, et lorsqu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges que le requérant a eu connaissance de la décision depuis plus d’un an, la requête peut être rejetée par ordonnance comme manifestement irrecevable, sur le fondement de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, sans que le requérant soit invité à justifier de sa recevabilité (...)

    8.  [...] il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. Maillard n’a pas avancé, dans le cadre de l’instance devant le tribunal administratif de Lille, de circonstances particulières susceptibles de justifier le délai entre les notifications, les 15 mars et 15 septembre 2011, des arrêtés des 14 janvier et 22 août 2011, et la saisine du tribunal administratif le 18 juin 2014. Dès lors, en jugeant que la présidente de la 5ème chambre du tribunal administratif avait pu rejeter la demande de M. Maillard, en application des dispositions du 4o de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, sans l’inviter préalablement à justifier de sa recevabilité, la cour n’a pas commis d’erreur de droit. (...)

    9.  En troisième lieu, si, aux termes du premier alinéa de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, « lorsque la décision lui paraît susceptible d’être fondée sur un moyen relevé d’office, le président de la formation de jugement (...) en informe les parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent, sans qu’y fasse obstacle la clôture éventuelle de l’instruction, présenter leurs observations sur le moyen communiqué », le second alinéa du même article prévoi[t] que ces dispositions ne sont pas applicables lorsque le juge rejette une demande par ordonnance sur le fondement de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, sans réserver le cas où cette ordonnance interviendrait alors que l’instruction a été ouverte. Par suite, la cour administrative d’appel de Douai n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit en jugeant qu’alors même que l’instruction avait été ouverte, le tribunal administratif pouvait rejeter par ordonnance la demande de M. Maillard sans informer celui-ci qu’il entendait se fonder sur la circonstance que sa demande n’avait pas été présentée dans un délai raisonnable. (...)

    11.  Enfin, si M. Maillard soutenait devant elle qu’il avait cherché à obtenir un règlement amiable du litige l’opposant à l’administration par tout moyen avant d’agir en justice, y compris en saisissant le Défenseur des droits, et que, s’agissant d’un problème touchant de nombreux agents, il avait souhaité laisser place au dialogue, notamment par l’intermédiaire des associations et syndicats, la cour administrative d’appel n’a, en tout état de cause, pas entaché son arrêt de dénaturation des faits en relevant que de telles circonstances ne permettaient pas de déroger, en l’espèce, au délai d’un an mentionné au point 3[4] (...) »

    1. REQUÉRANTS POUR LESQUELS L’IRRECEVABILITÉ ISSUE DE LA DÉCISION « CZABAJ » DU CONSEIL D’ÉTAT DU 13 JUILLET 2016 (NO 387763) FUT OPPOSÉE EN APPEL OU EN CASSATION
      1. Requête Legros c. France, no 72173/17

    25.  Par un jugement d’adjudication du tribunal de grande instance de Pontoise du 6 mai 1999, le requérant acquit un bien immobilier.

    26.  Par une décision du conseil municipal du 2 juin 1999, la commune de Bonneuil-en-France décida d’exercer son droit de préemption sur ce bien.

    27.  Par une requête présentée le 11 décembre 2013 auprès du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, le requérant demanda l’annulation de la délibération du 2 juin 1999 et à ce qu’il soit enjoint à la commune de lui proposer d’acquérir le bien au prix de 44 207 euros, diminué des dépenses qu’il devrait exposer pour remettre le bien en état.

    28.  Par un jugement du 10 mars 2015, le tribunal administratif annula cette délibération, enjoignit à la commune de Bonneuil-en-France de s’abstenir de revendre à un tiers le bien en litige et de proposer ce bien à l’acquéreur évincé, à un prix visant à rétablir autant que possible et sans enrichissement sans cause de l’une quelconque des parties les conditions de l’adjudication à laquelle l’exercice du droit de préemption avait fait obstacle.

    29.  Par un arrêt du 29 septembre 2016, la CAA de Versailles annula le jugement du tribunal administratif et rejeta les conclusions du requérant, pour les motifs suivants :

    « 4.  Considérant que la commune de Bonneuil-en-France ne rapporte pas la preuve que [le requérant], adjudicataire évincé, aurait reçu notification de la décision de préemption du 2 juin 1999 avec mention des voies et délais de recours ; que si, par suite, le délai de deux mois alors fixé par l’article R. 104 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ne lui était pas opposable, il ressort des pièces du dossier que le greffier du greffe des criées du Tribunal de grande instance de Cergy-Pontoise a adressé, le 4 juin 1999, deux courriers à la SCP d’avocats représentant [le requérant] et [au requérant] lui-même, notifiant le droit de préemption exercé par " la mairie de Bonneuil-en-France " à la suite de l’adjudication en date du 6 mai 1999, accompagnés d’une copie de la déclaration de préemption ; qu’à supposer même, ainsi que le soutient [le requérant], que la déclaration de préemption n’était pas jointe ou que ces courriers n’ont pas atteint leurs destinataires, [le requérant], en tant qu’adjudicataire évincé, avait cependant connaissance de ce qu’une préemption avait fait échec à l’adjudication ; qu’il ne résulte pas de l’instruction que des circonstances particulières auraient fait obstacle à ce que [le requérant] s’informe des voies et délais de recours aux fins d’exercer, dans un délai raisonnable, un recours contentieux contre les décisions précitées prises par le conseil municipal et le maire ; que, par suite, il résulte de ce qui précède, que le recours dont [le requérant] a saisi le tribunal administratif de Cergy‑Pontoise plus de quatorze ans après la date à laquelle il est établi qu’il a eu connaissance de ce que la préemption par la commune de Bonneuil-en-France faisait échec à l’adjudication, excédait le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé ; que sa demande devait, en conséquence, être rejetée comme tardive (...) »

    30.  Par une décision du 1er juin 2017, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par le requérant.

    1. Requêtes Mebtoul et autres c. France, no 38287/18 et 11 autres requêtes

    31.  Par des décisions datées du 3 ou 4 avril 2003, selon les requérants, l’inspecteur du travail autorisa leur licenciement en tant que salariés protégés de la société Metaleurop Nord, en liquidation judiciaire.

    32.  Les liquidateurs judiciaires de la société procédèrent alors à leur licenciement.

    33.  Les requérants présentèrent un recours hiérarchique devant le ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité respectivement les 16 avril 2003, 9 ou 13 mai 2003.

    34.  Par des décisions datées, selon les requérants, du 18 août 2003, 19 août 2003 ou 1er septembre 2003, le ministre confirma la décision de l’inspecteur du travail et décida que les licenciements demeuraient autorisés.

    35.  Par des requêtes présentées le 24 avril 2012 ou 6 décembre 2012, selon les requérants, ils demandèrent au tribunal administratif de Lille l’annulation des décisions du ministre.

    36.  Par des jugements du 2 octobre 2013, le tribunal administratif de Lille admit la recevabilité des recours dès lors que le ministre n’apportait pas la preuve de la notification des décisions expresses de rejet des recours hiérarchiques formés par les requérants. Le tribunal administratif annula ensuite les décisions tant de l’inspecteur du travail que du ministre.

    37.  Les liquidateurs judiciaires et le ministre relevèrent appel de ce jugement.

    38.  Par des arrêts du 31 décembre 2015, la CAA de Douai rejeta cet appel, en confirmant notamment que les demandes des requérants tendant à l’annulation des décisions expresses du ministre et de l’inspecteur du travail étaient recevables et que ces décisions devaient être annulées pour manquement à l’obligation de recherche de reclassement des salariés concernés.

    39.  Par des décisions des 7 février 2018 ou 13 avril 2018, selon les requérants, le Conseil d’État releva qu’il n’était établi ni que les recours hiérarchiques formés contre les décisions de l’inspecteur du travail avaient fait l’objet de l’accusé de réception prévu à l’époque par les dispositions de l’article 19 de la loi du 12 avril 2000 sur les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, ni que les décisions expresses de rejet du ministre chargé du travail avaient été notifiées aux requérants. Il releva qu’il ressortait des pièces des dossiers que les archives administratives qui auraient, le cas échéant, comporté les documents susceptibles de l’établir, avaient été détruites au terme de deux ans, en vertu de règles établies conjointement par la direction des archives de France et la direction générale du travail. Il en conclut que les délais de recours fixés par le code de justice administrative n’étaient pas opposables aux requérants, ni en ce qui concerne les décisions implicites de rejet du ministre ni en ce qui concerne ses décisions expresses. Il tint un raisonnement identique pour M. Leleu et M. Rodziewicz à ceci près que seules les décisions expresses du ministre étaient concernées.

    40.  Le Conseil d’État ajouta toutefois qu’il ressortait des pièces des dossiers que les requérants, dont les licenciements étaient intervenus en avril 2003, avaient engagé, dans le courant de l’année 2005, une action indemnitaire contre la société Recylex devant le conseil de prud’hommes de Lens, en soutenant qu’ils justifiaient d’un préjudice distinct de celui résultant de leur licenciement, né de la méconnaissance des engagements pris par la société Recylex dans le cadre du plan de sauvegarde de l’emploi de la société Metaleurop Nord. Le Conseil d’État décida qu’il résultait tant de cette action contentieuse, dans laquelle les intéressés ne soulevaient pas la nullité de leur licenciement, que des énonciations non contestées des arrêts de la cour d’appel de Douai (du 18 décembre 2009 ou 17 décembre 2010, selon les requérants), qui relevaient qu’ils avaient connaissance des décisions administratives les concernant, que les requérants devaient être regardés comme ayant eu connaissance, au plus tard dans le courant de l’année 2005, des décisions autorisant leur licenciement et du rejet des recours hiérarchiques dirigés contre ces décisions.

    41.  Le Conseil d’État en conclut que si le délai de deux mois fixé par les articles R. 421-1 et R. 421-2 du code de justice administrative n’était pas opposable aux requérants, les recours dont ils avaient saisi le tribunal administratif de Lille plus de six ans après avoir eu connaissance des décisions autorisant leur licenciement excédaient le délai raisonnable durant lequel ils pouvaient être exercés et, en conséquence, que les liquidateurs étaient fondés à soutenir que les demandes présentées par les requérants étaient irrecevables pour tardiveté.

    1. Requête Baclet c. France, no 26768/20

    42.  Par une décision du 11 août 2014, le président du conseil général des Alpes‑Maritimes procéda à la résiliation du contrat de travail de l’intéressée, assistante familiale agréée, en application des articles L. 1232-2 et suivants du code du travail.

    43.  Par une requête présentée le 24 juin 2016 auprès du tribunal administratif de Nice, la requérante demanda l’annulation de la décision du 11 août 2014, sa réintégration dans ses fonctions, la reconstitution de ses droits à pension de retraite et la condamnation du département des Alpes-Maritimes à lui verser une indemnité d’un montant de 33 519,08 euros.

    44.  Par un jugement du 16 février 2018, le tribunal administratif de Nice rejeta la requête au fond, sans se prononcer sur sa recevabilité.

    45.  Par un arrêt du 26 avril 2019, la CAA de Marseille rejeta l’appel présenté par la requérante, pour les motifs suivants :

    « 6.  Il ressort des pièces du dossier que Mme Baclet a reçu notification le 12 août 2014 de la décision du président du conseil général des Alpes-Maritimes prononçant son licenciement, ainsi qu’en atteste l’accusé de réception postal revêtu de sa signature mentionnant que le pli correspondant a été distribué à cette date. Si le délai de deux mois fixé par les dispositions précitées de l’article R. 421-1 du code de justice administrative n’était pas opposable à Mme Baclet en ce qui concerne cette décision, en l’absence d’indications sur les voies et les délais de recours, il résulte de ces mêmes pièces que l’intéressée, qui ne fait état d’aucune circonstance particulière qui aurait été de nature à conserver à son égard le délai de recours contentieux, n’a introduit un recours devant le tribunal administratif de Nice contre cette décision que le 24 juin 2016, soit plus d’un an après en avoir eu connaissance. Ce recours excédait ainsi d’une dizaine de mois le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé. Par suite, le département des Alpes-Maritimes est fondé à soutenir que les conclusions en excès de pouvoir présentées en première instance par Mme Baclet aux fins d’annulation de la décision du 11 août 2014 devaient être rejetées comme tardives. »

    46.  Par une décision du 27 décembre 2019, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par la requérante.

    1. Requête Koulla c. France, no 31317/20

    47.  Par une décision du 24 novembre 2009, la commune de Hem confirma sa décision du 15 juillet 2009 de ne pas reconnaître l’imputabilité au service de la maladie dont souffrait la requérante.

    48.  Le 19 décembre 2009, la requérante forma un recours gracieux à l’encontre de cette décision, rejeté le 13 janvier 2010.

    49.  Par une requête présentée le 4 novembre 2013 auprès du tribunal administratif de Lille, la requérante demanda l’annulation des décisions du 15 juillet 2009, du 24 novembre 2009 et du 13 janvier 2010 et sollicita qu’il fût enjoint à la commune de Hem de reconnaître l’imputabilité au service de sa maladie ou de réexaminer son dossier.

    50.  Par un jugement du 7 février 2017, le tribunal administratif de Lille considéra la requête recevable pour les motifs ci-après reproduits puis annula les décisions des 15 juillet 2009, du 24 novembre 2009 et du 13 janvier 2010 et enjoignit à la commune de Hem de reconnaître, dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement, l’imputabilité au service de la pathologie de l’intéressée :

    « 6.  Considérant que Mme Koulla demande, par sa requête enregistrée le 4 novembre 2013, l’annulation des décisions du 15 juillet 2009, du 24 novembre 2009 et du 13 janvier 2010 ; qu’il est constant que ces décisions ne comportent pas la mention des voies et délais de recours ; que toutefois, Mme Koulla a eu nécessairement connaissance des décisions du 15 juillet 2009 et du 24 novembre 2009, à l’encontre desquelles elle a formé un recours administratif, respectivement les 2 août et 24 novembre 2009 ; qu’en outre, elle ne conteste pas avoir eu connaissance de la décision du 13 janvier 2010 refusant l’imputabilité au service de son état de santé ; que toutefois, la date de notification de cette décision ne peut être déterminée avec certitude ; qu’il ressort en outre des pièces du dossier que par un courrier du 9 février 2010, la commune de Hem a informé Mme Koulla de ce qu’il lui était loisible de diligenter elle-même et à sa charge une expertise médicale à l’issue de laquelle la commission de réforme pourrait être de nouveau saisie ; que, d’ailleurs, Mme Koulla a sollicité une expertise dont les conclusions ont été rendues le 4 juillet 2013 ; que, dans ces circonstances particulières, Mme Koulla pouvait légitiment croire que l’instruction de sa demande se poursuivait ; qu’ainsi, et en dépit du délai de plus de trois ans qui s’est écoulé entre la décision du 13 janvier 2010 et la saisine du tribunal le 4 novembre 2013, la requête de Mme Koulla n’est pas tardive (...) »

    51.  Par un arrêt du 4 avril 2019, la CAA de Douai annula le jugement du tribunal administratif et rejeta la demande présentée par la requérante, pour les motifs suivants :

    « 4.  D’une part, il résulte de ce qui a été énoncé au point 3[5] que Mme Koulla n’est pas fondée à soutenir que l’application rétroactive de la règle énoncée au point 2[6] porterait atteinte à la substance du droit au recours et méconnaîtrait ainsi les stipulations des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

    5.  D’autre part, s’il ressort des pièces du dossier que les décisions des 15 juillet 2009, 24 novembre 2009 et 13 janvier 2010 en litige ne mentionnaient pas, de manière suffisante et complète, les délais et voies de recours et que la commune de Hem ne rapporte pas la preuve de leur notification à Mme Koulla, il ressort toutefois aussi des pièces du dossier, notamment des recours administratifs des 2 août 2009 et 19 décembre 2009, par lesquels Mme Koulla a respectivement contesté les décisions des 15 juillet 2009 et 24 novembre 2009, ainsi que du courrier de Mme Koulla demandant à la commune de procéder à une nouvelle saisine de la commission de réforme qui, s’il est daté du « 19 décembre », a été reçu en mairie le 2 février 2010, soit postérieurement à la décision du 13 janvier 2010, que Mme Koulla a eu connaissance des décisions des 15 juillet 2009, 24 novembre 2009 et 13 janvier 2010 en litige, au plus tard, en février 2010.

    6.  Enfin, si Mme Koulla soutient que la complexité de ce type de procédures rend difficile l’identification des décisions faisant grief et des voies de recours, que la commune de Hem ne justifie d’aucun intérêt général susceptible de conduire à rejeter sa requête pour tardiveté, qu’on ne peut lui reprocher des démarches amiables, qui évitent d’encombrer le prétoire, qu’elle est atteinte d’un syndrome anxio-dépressif et que la commission de réforme a émis un nouvel avis, le 21 septembre 2012, ces circonstances, à les supposer mêmes établies, ne sont pas de nature à ce qu’il soit dérogé au délai d’un an mentionné au point 2[7]. En outre, si le tribunal administratif a relevé, alors au demeurant que Mme Koulla ne s’en est pas prévalu devant lui, que, par un courrier du 9 février 2010, la commune de Hem a informé Mme Koulla de ce qu’il lui était loisible de diligenter elle-même et à sa charge une expertise médicale à l’issue de laquelle la commission de réforme pourrait être, le cas échéant, de nouveau saisie, et que Mme Koulla a d’ailleurs fait diligenter une expertise, pour en déduire que, dans ces circonstances particulières, elle pouvait légitiment croire que l’instruction de sa demande se poursuivait, il ne ressort toutefois pas des pièces du dossier que des échanges aient eu lieu entre Mme Koulla et la commune de Hem entre les mois de février 2010 et septembre 2012, ni que Mme Koulla ait tenu la commune informée de la saisine de cet expert, ni qu’elle lui ait adressé les conclusions de ce dernier rendues le 4 juillet 2013. La commune indique sans être contredite avoir découvert cette expertise en prenant connaissance, en novembre 2013, de la requête introduite par Mme Koulla devant le tribunal administratif de Lille. Alors pourtant que la commune lui avait expressément demandé de la tenir informée de ses éventuelles démarches en ce sens, tant dans son courrier du 9 février 2010, que dans un courrier du 5 octobre 2012 qui réitérait le refus d’imputabilité au service et que Mme Koulla n’a, d’ailleurs, pas contesté. Ces deux courriers ne peuvent, ainsi, être regardés comme révélant la poursuite de l’instruction de la demande de Mme Koulla par la commune. Dans ces circonstances, il ne ressort pas des pièces du dossier que Mme Koulla puisse être regardée comme justifiant de circonstances particulières de nature à ce qu’il soit dérogé au délai d’un an mentionné au point 2[8].

    7.  La requête de Mme Koulla, enregistrée le 4 novembre 2013 par le tribunal administratif de Lille, soit plus de trois ans après qu’elle a eu connaissance des décisions des 15 juillet 2009, 24 novembre 2009 et 13 janvier 2010 dont elle demandait l’annulation, a dès lors été exercée au-delà d’un délai raisonnable et était, par suite, irrecevable. »

    52.  Par une décision du 24 décembre 2019, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par la requérante.

    a) Principes applicables

    125.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être concret et effectif. L’effectivité de l’accès au juge suppose qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (voir, notamment, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 86, 29 novembre 2016, et Allègre c. France, no 22008/12, § 50, 12 juillet 2018).

    126.  Le droit d’accès aux tribunaux n’étant toutefois pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle en raison de sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 89, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018, et Allègre, précité, § 51).

    127.  En particulier, elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes ; c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000‑I, et Gil Sanjuan c. Espagne, n48297/15, § 33, 26 mai 2020), le rôle de la Cour étant seulement de vérifier la compatibilité des effets de telle interprétation avec la Convention (Zubac, précité, §§ 79 et 81, Miragall Escolano et autres, précité, § 33, Allègre, précité, § 54, et Gil Sanjuan, précité, § 33). Elle relève à cet égard qu’une évolution de la jurisprudence des juridictions internes n’est pas, en elle-même, contraire à la bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 116, Unédic c. France, no 20153/04, § 74, 18 décembre 2008, Legrand c. France, no 23228/08, §§ 36-37, 26 mai 2011, et Allègre, précité, § 52).

    128.  La Cour considère néanmoins que les limitations appliquées au droit d’accès à un tribunal ne sauraient restreindre cet accès d’une manière ou à un point tels que ce droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 89, Zubac, précité, § 78, Guillard c. France, no 24488/04, § 34, 15 janvier 2009, et Allègre, précité, § 51).

    129.  S’agissant, en particulier, des délais légaux de péremption ou de prescription, la Cour rappelle avoir elle-même relevé qu’ils figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal et ont plusieurs finalités importantes. Il s’agit, d’une part, de garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et de mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives, peut-être difficiles à contrer. À cet égard, la Cour rappelle que l’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, lequel tend notamment à garantir aux justiciables une certaine stabilité des situations juridiques ainsi qu’à favoriser la confiance du public dans la justice (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII, et, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 57, 20 octobre 2011). Il s’agit, d’autre part, d’empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, § 50, 13 février 2020). La Cour réaffirme que l’existence de tels délais n’est pas en soi incompatible avec la Convention (Baničević c. Croatie (déc.), § 32, no 44252/10, 2 octobre 2012).

    130.  Elle rappelle toutefois que, pour satisfaire aux exigences attachées à l’article 6 § 1 de la Convention, ces limitations doivent être entourées de certaines garanties pour le justiciable. À cet égard, elle souligne que cet article n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation ; cependant, si de telles juridictions existent, les garanties qui y sont attachées doivent être respectées (Zubac, précité, § 80).

    131.  D’une part, la Cour réaffirme que l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, s’agissant notamment des règles de forme, de délais de recours et de prescription est assurée par l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence (Zubac, précité, §§ 87-89, Legrand, précité, § 34, Petko Petkov c. Bulgarie, no 2834/06, § 32, 19 février 2013, Allègre, précité, § 50, et Gil Sanjuan, précité, § 38).

    132.  D’autre part, la réglementation relative aux formalités et aux délais à observer pour former un recours, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, Kaufmann c. Italie, no 14021/02, § 32, 19 mai 2005, Melnyk c. Ukraine, no 23436/03, § 23, 28 mars 2006, et Guillard c. France, précité, § 35). À cet égard, la Cour attache de l’importance à la question de savoir si le requérant était représenté au cours de la procédure et si lui-même et/ou son représentant en justice ont fait preuve de la diligence requise pour l’accomplissement des actes de procédure pertinents. La Cour considère qu’une restriction à l’accès à un tribunal est disproportionnée quand l’irrecevabilité d’un recours résulte de l’imputation au requérant d’une faute dont celui-ci n’est objectivement pas responsable (Zubac, précité, §§ 93-95 et les jurisprudences citées, et Magomedov et autres c. Russie, nos 33636/09 et 9 autres, § 94, 28 mars 2017). La Cour tient enfin compte de la possibilité pour les requérants, d’une part, de présenter des observations sur l’existence éventuelle de motifs d’irrecevabilité et, d’autre part, de remédier aux lacunes constatées (Gil Sanjuan, précité, § 34).

    b)   Application de ces principes aux cas d’espèce

    133.  S’agissant de l’application des principes susmentionnés aux cas d’espèce, la Cour se prononcera tout d’abord sur la consécration, par voie prétorienne, d’un délai raisonnable de recours contentieux (i) puis examinera les conséquences de l’application de ce délai aux instances en cours (ii).

    1. Sur le principe de la création, par voie prétorienne, d’une limitation temporelle du droit de présenter un recours contentieux

    134.  À titre liminaire, la Cour se penchera sur la nature de la limitation du droit au recours introduite par la décision Czabaj.

    135.  La Cour note que, par cette décision, le Conseil d’État a créé, de manière prétorienne, une limitation temporelle d’ordre procédural susceptible, dans certains cas, d’entraîner l’irrecevabilité du recours formé contre une décision administrative individuelle, faisant ainsi obstacle à ce que les juridictions puissent apprécier le fond du litige.

    136.  Elle relève que le Conseil d’État s’est abstenu de qualifier la nature du délai raisonnable de recours dont il a consacré l’existence dans cette décision (a contrario d’autres décisions, voir par exemple paragraphe 66 ci‑dessus). Le rapporteur public a, quant à lui, exclu tant la qualification de prescription que celle de forclusion (paragraphe 68 ci-dessus).

    137.  La Cour considère qu’il ne lui appartient pas, alors que les autorités nationales se sont délibérément abstenues de le faire, de qualifier, au regard du droit interne, la nature de ce délai raisonnable de recours. Elle note que selon les termes de la décision Czabaj, la règle qu’elle énonce « a pour seul objet de borner dans le temps les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours » (paragraphe 67 ci-dessus). Elle relève en outre que la consécration de cette nouvelle limitation dans le temps de la justiciabilité des décisions administratives individuelles peut être comprise comme visant non seulement à tempérer l’ampleur de la sanction attachée à la méconnaissance, par l’administration, de la garantie que constitue pour le destinataire d’une décision la mention des voies et délais de recours mais aussi à sanctionner l’éventuel abus du droit de recours de la part d’un requérant ayant, en pratique, eu connaissance de la décision qu’il attaque bien longtemps avant l’introduction de sa requête.

    138.  Sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la nature exacte de cette restriction du droit d’accès au tribunal, la Cour considère que cette nouvelle règle de recevabilité touche non pas aux seules modalités d’exercice du droit au recours, ainsi que l’a estimé le Conseil d’État, mais est susceptible d’affecter sa substance même.

    139.  Ayant précisé ces éléments, la Cour rappelle, en premier lieu, qu’elle considère, s’agissant de l’élaboration de règles régissant l’accès à un tribunal, que les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Elle souligne que tel est le cas indépendamment du fait qu’il s’agisse de dispositions élaborées dans le cadre législatif et réglementaire ou de normes dégagées dans le cadre jurisprudentiel (voir, notamment, mutatis mutandis, Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 88, CEDH 2005-XI).

    140.  La Cour rappelle que l’évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire aux droits protégés par l’article 6 de la Convention et qu’elle n’a pas à se prononcer sur l’opportunité d’une telle évolution (Legrand, précité, § 41). Ainsi, quand bien même la jurisprudence administrative antérieure à la décision Czabaj ne retenait l’existence d’aucun délai de recours quand les conditions d’opposabilité du délai de recours de droit commun n’étaient pas remplies (paragraphes 61 à 63 ci-dessus), la Cour ne saurait substituer son appréciation à celle des autorités nationales quant à la nécessité d’une modification de ces règles par voie prétorienne (Sen et autres c. Turquie (déc)[comité], no 24537/10, 14 février 2012). Elle rappelle à cet égard qu’elle doit éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice des fonctions juridictionnelles, de même que dans l’organisation juridictionnelle des États ( Allègre, précité, § 63).

    141.  En deuxième lieu, la Cour constate que la règle dégagée par la décision Czabaj vise, selon ses propres termes, à assurer la bonne administration de la justice et le respect du principe de sécurité juridique (paragraphe 67 ci-dessus). Elle reconnaît qu’il s’agit là de buts légitimes. Elle relève que cette règle nouvelle, que le Conseil d’État rattache au principe de sécurité juridique, vise à remédier aux effets combinés de l’article R. 421-5 du code de justice administrative et de la jurisprudence jusqu’alors bien établie à savoir, en l’absence de notification des voies et délais de recours qui constitue la condition de l’opposabilité de ces derniers, la possibilité pour le destinataire d’une décision de la contester indéfiniment.

    142.  Eu égard à ce qu’elle a rappelé précédemment concernant la légitimité de délais légaux de péremption ou de prescription (paragraphe 129 ci-dessus), la Cour souligne que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, le principe de sécurité juridique ne saurait bénéficier au seul justiciable mais vise également à protéger les défendeurs et les tiers.

    143.  En troisième lieu, s’agissant du rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et les buts visés, la Cour relève que le délai raisonnable consacré par la décision Czabaj est normalement fixé à un an. Elle note, ainsi qu’en a fait état le rapporteur public dans ses conclusions sur cette affaire que, parmi les règles et pratiques en vigueur dans trois autres États européens et celles mises en œuvre dans le champ du droit de l’Union européenne (paragraphe 68 ci-dessus), le délai d’un an est le plus long de ceux applicables dans les hypothèses d’une information inexistante ou défaillante sur les voies et délais de recours.

    144.  Dans ces conditions, la Cour considère que la consécration d’un délai raisonnable de recours contentieux, fixé, en règle générale, à une année à compter du moment où le requérant a eu connaissance de la décision dont il est le destinataire, accorde à celui-ci une période de temps qui ne saurait être regardée, en principe, comme insuffisante pour pouvoir s’enquérir des voies et délais de recours lui permettant de contester cette décision. Elle relève que si cette nouvelle cause d’irrecevabilité n’est pas susceptible de donner lieu à régularisation en cours d’instance sur le fondement de l’article R. 612-1 du code de justice administrative, le requérant est néanmoins mis à même de justifier de circonstances particulières pouvant entraîner, à l’appréciation du juge, l’allongement du délai raisonnable.

    145.  En quatrième lieu, la Cour note que ce délai raisonnable ne se déclenche qu’en l’absence d’opposabilité du délai réglementaire de droit commun fixé à deux mois (paragraphe 55 ci-dessus), à savoir dans la situation particulière où l’auteur de la décision attaquée a omis d’indiquer les voies et délais de recours au destinataire de la décision, et à compter du moment où est établie, sous le contrôle du juge, la connaissance par le requérant de cette décision.

    146.  À cet égard, la Cour relève que si les requérants soutiennent que l’approche adoptée par les juridictions administratives pour établir l’existence de la connaissance acquise d’une décision n’est pas suffisamment encadrée, celle-ci résulte d’une jurisprudence bien établie et préexistante à la décision Czabaj (paragraphes 64 et 65 ci-dessus), dont il n’est pas démontré qu’elle aurait eu pour objet ou pour effet d’en modifier l’économie générale.

    147.  En cinquième et dernier lieu, la Cour souligne que la décision Czabaj prévoit que le délai raisonnable de recours est susceptible, en fonction des circonstances de chaque espèce, de faire l’objet d’une prorogation (voir pour une telle prorogation les paragraphes 72 et 73 ci‑dessus).

    148.  Dans ces conditions, la Cour considère que la création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré, ne porte pas, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention.

    1. Sur l’application aux instances en cours d’un nouveau délai de recours contentieux

    149.  Il revient ensuite à la Cour d’examiner in concreto si l’application du revirement de jurisprudence dans les instances en cours a méconnu le principe de sécurité juridique dans une mesure telle que cela aurait eu pour effet de porter atteinte à la substance même du droit au recours des requérants (De Geouffre de la Pradelle c. France, 16 décembre 1992, § 31, série A no 253-B).

    150.  En premier lieu, la Cour relève qu’à la date à laquelle les requérants ont introduit leurs requêtes respectives devant la juridiction administrative de première instance, les règles relatives au délai de recours contentieux et à son opposabilité étaient déterminées par les dispositions des articles R. 421-1, R. 421-3 et R. 421-5 du code de justice administrative, l’article 19 de la loi du 12 avril 2000 et les articles L. 112-3, L. 112-6 et R. 112-5 du code des relations entre le public et l’administration (paragraphes 55 à 58 ci-dessus).

    151.  Par ailleurs, il existait une jurisprudence administrative bien établie précisant les modalités d’opposabilité du délai de recours contentieux et prévoyant, en cas de non-respect de celles-ci, la possibilité de contester, de manière perpétuelle, les décisions administratives individuelles (paragraphes 61 à 63 ci-dessus). En ce qui concerne l’abus du droit de recours, la Cour note que ni les textes applicables ni la jurisprudence n’en avait fait une cause d’irrecevabilité. La seule sanction d’un tel abus prévue jusqu’alors était la possibilité d’infliger au requérant une amende pour recours abusif, sur le fondement de l’article R. 741-12 du code de justice administrative, hormis dans l’hypothèse où il aurait obtenu entière satisfaction sur le fond du litige.

    152.  La Cour note que la nouvelle cause d’irrecevabilité issue du revirement de jurisprudence a été consacrée à une date postérieure à celle à laquelle les requêtes de première instance de chacun des requérants ont été introduites. Il s’ensuit que l’application immédiate, en cours d’instance, de la nouvelle règle de délai de recours revient à ce que la cause d’irrecevabilité a été opposée rétroactivement à l’ensemble des requérants (voir en ce sens Gil Sanjuan, précité, §§ 32 et 35).

    153.  D’une part, elle constate qu’il n’est pas contesté qu’aucune erreur procédurale ne pouvait être imputée aux requérants concernant le délai de recours contentieux à la date d’introduction de leur requête (Gil Sanjuan, précité, §§ 40 et 43). Elle relève d’ailleurs que, dans un certain nombre des présentes affaires, seul le délai mis par les juridictions pour rendre une décision a rendu possible l’application en cours d’instance de la décision Czabaj.

    154.  D’autre part, la Cour note que le non-respect du nouveau délai raisonnable, dégagé par voie prétorienne, a constitué l’unique motif d’irrecevabilité opposé aux requérants (Gil Sanjuan, précité, § 41).

    155.  La Cour ajoute au demeurant que, hormis le cas de Mme Baclet, les requêtes des intéressés n’ont jamais été tranchées au fond, ou bien l’ont été en leur faveur avant que ne leur soit ensuite opposée l’irrecevabilité au stade de l’instance d’appel ou de cassation.

    156.  En deuxième lieu, la Cour relève que les requérants font valoir, sans être contestés, sur ce point, par le Gouvernement, que ce revirement de jurisprudence était, de leur point de vue, absolument imprévisible, en l’absence de tout élément permettant d’en augurer l’intervention.

    157.  Eu égard à ces éléments, et à la circonstance que les requérants n’étaient pas parties à la procédure contentieuse ayant abouti à la décision Czabaj, la Cour considère qu’à la date à laquelle ils ont saisi les tribunaux administratifs ils ne pouvaient raisonnablement anticiper le contenu et les effets de la décision Czabaj sur la recevabilité de leurs recours respectifs (Gil Sanjuan, précité, § 39).

    158.  En troisième lieu, la Cour note que le Gouvernement, tout en reconnaissant que la tardiveté du recours n’est pas une cause d’irrecevabilité susceptible d’être régularisée en cours d’instance, invoque la possibilité pour les requérants de faire valoir des circonstances particulières propres à allonger la durée du délai raisonnable, fixée, en règle générale, à un an. Il ajoute que les juridictions ont effectivement mis les requérants à même de présenter leurs observations sur ce point en leur communicant un moyen relevé d’office dans les conditions prévues par l’article R. 611-7 du code de justice administrative.

    159.  La Cour relève néanmoins que la justification de circonstances particulières ne conduit pas le juge à écarter l’exigence d’introduction du recours dans un délai raisonnable mais a seulement pour effet d’allonger la durée de ce dernier. La Cour ne peut que constater que, dans aucune des présentes requêtes, les juridictions n’ont considéré que de telles circonstances devaient être retenues. La Cour considère, qu’en l’absence, à cette période, de jurisprudence établie sur ce point, il était difficile aux requérants d’anticiper la nature des circonstances particulières susceptibles d’allonger la durée de ce délai raisonnable. Au demeurant, les illustrations jurisprudentielles citées par le Gouvernement ne correspondent à aucun des cas d’espèce dans lesquels se trouvaient ces derniers. Dans ces conditions, la Cour considère que les requérants, en ce qui concerne leurs litiges respectifs, n’avaient pas de perspective raisonnable de voir allongé le délai raisonnable d’une année. Ils ne peuvent donc être regardés comme ayant effectivement, dans les circonstances des espèces, eu la possibilité de remédier à la cause d’irrecevabilité issue de la jurisprudence nouvelle qui leur fut appliquée rétroactivement (Gil Sanjuan, précité, §§ 41-42).

    160.  En quatrième lieu, la Cour note que le Gouvernement n’apporte pas d’autre explication concernant l’absence de report dans le temps de l’application du délai raisonnable de recours contentieux que celle ressortant des motifs mêmes de la décision Czabaj, alors que, comme le relèvent les requérants, le Conseil d’État a notamment, postérieurement à celle-ci, procédé à un tel report pour une règle de forclusion (paragraphe 66 ci‑dessus).

    162. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

    a) Principes applicables

    173.  Pour se concilier avec la règle générale énoncée à la première phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1, une atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I, Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 72, 16 juillet 2009, et Elif Kızıl c. Turquie, no 4601/06, § 87, 24 mars 2020). En outre, la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n’était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II, et Beyeler, précité, § 107).

    174.  L’article 1er du Protocole no 1 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte de l’État au respect de ses biens. Or, en vertu de l’article 1er de la Convention, chaque État contractant « reconna[ît] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention ». Cette obligation générale de garantir l’exercice effectif des droits définis par cet instrument peut impliquer des obligations positives. En ce qui concerne l’article 1er du Protocole no 1, de telles obligations positives peuvent entraîner pour l’État certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 143, CEDH 2004-V, et Elif Kızıl, précité, § 88).

    175.  Nonobstant le silence de l’article 1er du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, les procédures applicables à une espèce doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte au droit au respect des biens (Zehentner, précité, § 73, Société Anonyme Thaleia Karydi Axte c. Grèce, no 44769/07, § 36, 5 novembre 2009, et Elif Kızıl, précité, § 89).

    b) Application de ces principes au cas d’espèce

    176.  La Cour constate que le grief du requérant concerne la perte de jouissance de son bien résultant d’une délibération communale autorisant sa préemption et l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de la contester au fond, au‑delà de la première instance, en raison de la tardiveté qui lui fut opposée en appel, en application de la règle du délai raisonnable consacrée par la décision Czabaj, puis confirmée en cassation.

    177.  L’ingérence dans le droit au respect des biens du requérant reposait sur la décision de préemption de la commune, laquelle était notamment fondée sur les articles L. 211-1 et R. 213-15 du code de l’urbanisme. La commune avait décidé de préempter ce bien, en se substituant au requérant, adjudicataire, aux prix et conditions de la dernière enchère, au motif qu’il était situé dans une zone d’urbanisation future du plan d’occupation des sols de la commune et qu’elle souhaitait procéder sur ces lieux à l’aménagement de logements en vue de répondre à l’importante demande exprimée dans ce bassin de population.

    178.  La Cour note que le tribunal administratif, sur le fondement de différents motifs, a annulé la décision de préemption puis enjoint à la commune de Bonneuil-en-France, d’une part, de s’abstenir de revendre à un tiers le bien en litige et, d’autre part, de proposer ce bien à l’acquéreur évincé, à un prix visant à rétablir autant que possible et sans enrichissement sans cause de l’une quelconque des parties les conditions de l’adjudication à laquelle l’exercice du droit de préemption avait fait obstacle (paragraphe 28 ci-dessus). Le tribunal a reconnu que la décision était entachée, en premier lieu, d’un vice de procédure en l’absence de consultation du service des domaines, en deuxième lieu, d’une erreur de droit résultant de la circonstance que, contrairement à ce que prévoyaient les dispositions de l’article L. 213-1 du code de l’urbanisme, la vente forcée d’un immeuble dans le cadre d’une procédure de saisie immobilière ne pouvait être regardée comme une aliénation volontaire, et, en troisième lieu, d’une erreur d’appréciation en l’absence de justification de la réalité d’un projet d’aménagement au sens des dispositions de l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme.

    179.  La Cour relève néanmoins qu’en raison de l’irrecevabilité résultant de l’application rétroactive du délai raisonnable de recours contentieux, dont elle a dit précédemment qu’elle constituait en l’espèce une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 162 ci-dessus), le requérant n’a pu faire valoir ses droits concernant le fond du litige au stade de l’appel, auquel il se trouvait placé en position de défendeur (paragraphe 29 ci‑dessus). Enfin, le pourvoi du requérant n’a pas été admis par le Conseil d’État (paragraphe 30 ci‑dessus).

    180.  La Cour relève que, bien que la procédure d’admission des pourvois en cassation ne soit pas critiquable en soi (Immeubles Groupe Kosser c. France, no 38748/97, 21 mars 2002), le requérant, qui avait de sérieux arguments à faire valoir devant les juridictions internes concernant le fond du litige, ainsi qu’en atteste le jugement du tribunal administratif (paragraphe 28 ci-dessus), n’a finalement pu, à la suite de l’irrecevabilité opposée en appel, obtenir de réponse juridictionnelle sur le fond du litige en ce qui concerne l’atteinte au droit au respect de ses biens.

    181.  Or, la Cour rappelle que les procédures applicables doivent offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte à son droit de propriété (paragraphe 175 ci-dessus).

    182.  Dans ces conditions, la Cour considère que, du fait de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dont il a été victime (paragraphe 162 ci‑dessus), le juste équilibre requis par l’article 1er du Protocole no 1 a été rompu au détriment du requérant et, en conséquence, qu’il y a eu violation de cet article ( Société Anonyme Thaleia Karydi Axte, précité, §§ 36-38, Elif Kızıl, précité, §§ 97‑111, et Kemal Bayram c. Turquie, no 33808/11, §§ 73-74, 31 août 2021).

    Kurşun c. Turquie du 30 octobre 2018 requête n° 22677/10

    Article 6-1 : Le rejet par le juge d’une action en réparation par le jeu – non fondé – de la prescription est contraire au droit à un procès équitable.

    Dans cette affaire, le requérant avait demandé réparation pour des dommages causés à sa propriété par une explosion de pétrole. Il estimait que l’État avait traité cette affaire sans lui accorder un procès équitable et sans respecter son droit de propriété. La Cour a estimé en particulier que la décision par laquelle Cour de cassation turque a jugé que le requérant avait présenté sa demande d’indemnisation une fois passé le délai d’un an n’était ni raisonnable ni prévisible. Ayant rappelé qu’elle n’a pas pour fonction d’interpréter la législation interne, elle a dit que le juge interne, en décidant sans le moindre fondement juridique de commencer à faire courir le délai d’un an avant que le requérant ne soit censé connaître la partie responsable du dommage causé à sa propriété, a privé ce dernier du droit d’accès à un tribunal en vue de faire examiner sa demande d’indemnisation.

    La Cour rejette le grief tiré d’une violation du droit de propriété garanti par l’article 1 du Protocole n° 1 faute pour le requérant d’avoir épuisé les voies de recours internes en saisissant de ce grief les autorités de l’État.

    LES FAITS

    Le 3 mai 2004, une grande explosion souterraine se produisit dans le quartier de Toptancılar Sitesi, à Batman. Peu après, des poursuites furent engagées contre un certain nombre de responsables de la raffinerie pétrolière Tüpraş Batman, mais elles furent abandonnées en 2012 par le jeu de la prescription. Pendant la procédure, il fut considéré que, si Tüpraş était probablement à l’origine de l’explosion, il n’y avait pas suffisamment de preuves pour le confirmer. Après l’introduction par d’autres propriétaires d’un certain nombre d’actions contre Tüpraş, le tribunal civil de Batman conclut en juillet 2006 que la raffinerie était seule responsable de la fuite à l’origine de l’explosion initiale. Le 30 janvier 2007, ce premier jugement déclarant publiquement la raffinerie responsable fut confirmé par la Cour de cassation. Le 16 novembre 2006, M. Kurşun engagea devant le tribunal civil de Batman une action en réparation contre Tüpraş. Selon la conclusion formulée dans une expertise qui avait été demandée par le tribunal, la propriété du requérant avait subi des dommages équivalents à ceux que provoque un tremblement de terre de magnitude 9. Le tribunal constata que le requérant avait déposé sa plainte dans le délai d’un an fixé par le code des obligations.

    Il considérait en effet que le délai ne commençait à courir qu’à partir du moment où la victime avait connaissance des dommages causés à sa propriété, d’une part, et de l’identité de la partie responsable de ces dommages, d’autre part. Or l’identité de la partie responsable des dommages n’avait été confirmée que par le jugement de juillet 2006. En février 2008, après un pourvoi formé par Tüpraş, la Cour de cassation cassa le jugement initial, jugeant que le délai avait commencé à courir à partir de la date de l’explosion. Appliquant cette décision lorsque l’affaire fut renvoyée devant lui en décembre 2008, le tribunal civil de Batman débouta M. Kurşun au motif que son action était éteinte. Son jugement fut confirmé par la Cour de cassation en mai 2009. M. Kurşun forma une demande en rectification de cette dernière décision mais il fut définitivement débouté en octobre 2009.

    ARTICLE 6-1

    La CEDH rappelle que la responsabilité d’interpréter la législation interne appartient au premier chef au juge interne. Il n’en reste pas moins qu’elle a un rôle à jouer en ce qu’elle contrôle les conséquences de l’interprétation pour ce qui est de leur compatibilité avec la Convention. La Cour n’estime ni raisonnable ni prévisible la conclusion de la Cour de cassation selon laquelle le délai d’un an pour demander réparation doit être calculé à compter du jour de l’explosion. L’État défendeur n’a pu produire aucun précédent juridique à l’appui de cette décision. En revanche, M. Kurşun a montré de nombreux exemples à l’appui de sa thèse qui est que la Cour de cassation a interprété de manière plus indulgente cette règle procédurale à d’autres occasions, y compris dans des affaires similaires portant sur des prétentions ayant pour origine la même explosion. La Cour reconnaît qu’elle n’a pas compétence pour donner une interprétation solide du sens du mot « savoir » tel qu’employé dans la règle procédurale tirée de l’ancien code des obligations turc. Elle s’estime néanmoins en mesure de conclure que le passage de l’arrêt de la Cour de cassation selon lequel M. Kurşun aurait dû savoir le jour de l’explosion lui-même qui avait causé le dommage avait fait peser sur lui un fardeau excessif. Sur la base de ces éléments pris ensemble, la Cour conclut à la violation du droit d’accès de M. Kurşun à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

    ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

    M. Kurşun soutient également que le Gouvernement a violé son droit de propriété faute pour ce dernier d’avoir pris les mesures préventives nécessaires à la protection de son droit contre les activités dangereuses à l’origine de l’explosion et de lui avoir ouvert un recours adéquat pour faire valoir ce droit. La Cour dit que le Gouvernement a l’obligation positive d’encadrer les activités industrielles dangereuses du type de celles menées par la raffinerie Tüpraş et de prendre des mesures appropriées pour protéger le droit de propriété. Le Gouvernement est également tenu d’ouvrir des recours adéquats en cas de violation de ce droit. Cependant, la Cour estime, avec le Gouvernement, qu’un procès pénal ne s’imposait pas au vu des circonstances de l’espèce et que le requérant disposait d’autres recours effectifs. Tenant compte de sa conclusion déjà exposée sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour juge inutile d’examiner la recevabilité ou le fond du grief de violation de l’article 1 du Protocole n o 1 pour autant qu’il se rapporte à la responsabilité de Tüpraş dans l’explosion et à l’impossibilité pour lui d’obtenir réparation de cette raffinerie pour le dommage ainsi causé. Pour ce qui est des griefs restants tirés de ce que les autorités de l’État auraient manqué à leurs obligations positives de protéger le droit de propriété de M. Kurşun, que ce soit avant ou après l’explosion, la Cour estime que ce dernier n’a pas exploré d’autres voies qui lui auraient permis de faire valoir son droit de propriété, dont certaines paraissaient selon elle plus indiquées. La Cour rejette donc pour irrecevabilité le grief de violation de l’article 1 du Protocole n o 1.

      

    REFUS DE REPORT D'AUDIENCE POUR MOTIF LÉGITIME

    OLGA NAZARENKO c. RUSSIE du 31 mai 2016 requête 3189/07

    Violation de l'article 6 : pas de report d'audience pour écouter les arguments de la partie civile alors que l'audience a lieu dans une zone géographique particulière, lors d'une grève des transport. La requérante n'a pu entendre les arguments de la partie civile.

    37. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention ne garantit pas le droit à une comparution personnelle à l’audience d’un tribunal civil et qu’il consacre le droit plus général de l’égalité des armes avec la partie adverse. Ce principe – l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable – requiert que chaque partie se voit offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Krčmář et autres c. République tchèque, no 35376/97, § 39, 3 mars 2000).

    38. Par ailleurs, le droit à une procédure contradictoire implique la faculté pour les parties à un procès, de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue d’influencer sa décision et de la discuter (voir, notamment, Van Orshoven c. Belgique, 25 juin 1997, Recueil 1997‑III, J.J. c. Pays-Bas, 27 mars 1998, § 24, Recueil 1998‑II, et Krčmář et autres, précité, § 40).

    39. L’article 6 § 1 de la Convention laisse aux États le choix des moyens à employer pour garantir aux plaideurs les droits susmentionnés (Khoujine et autres c. Russie, no 13470/02, 23 octobre 2008, § 104, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 59-60, CEDH 2005‑II). Par conséquent, le rôle de la Cour consiste à analyser les différentes formes de participation d’une partie à la procédure civile – par le biais, entre autres, de la comparution personnelle à l’audience publique, de l’échange des dossiers écrits et du recours à une assistance juridictionnelle – au regard de la notion de procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (Larin c. Russie, no 15034/02, § 36, 20 mai 2010).

    40. En l’espèce, la Cour note d’emblée que la requérante a choisi de présenter sa cause en personne.

    41. Elle relève que, avant l’audience du 6 mai 2006, l’intéressée n’a jamais reçu les observations écrites de la partie adverse (paragraphe 17 ci‑dessus), malgré sa demande expresse (paragraphe 11 ci-dessus).

    42. Elle relève également que la requérante était dans l’impossibilité de prendre connaissance de ces observations lors de l’audience préliminaire du 13 avril 2006, puisque la convocation à celle-ci lui fut communiquée le lendemain (paragraphe 9 ci‑dessus).

    43. En outre, la Cour ne partage pas la position du Gouvernement selon laquelle la position de la partie défenderesse était connue de l’intéressée avant l’audience (paragraphe 26 ci‑dessus). Elle est d’avis que l’échange des observations a précisément pour finalité de permettre de prendre connaissance de toute pièce ou observation telles que présentées par la partie adverse au juge : une simple présomption de connaissance du contenu du dossier constitué par celle-ci ne saurait suffire.

    44. La Cour n’est pas convaincue, non plus, par l’argument du Gouvernement consistant à reprocher à la requérante une inertie dans la prise de connaissance du dossier (paragraphe 27 ci-dessus). Elle estime qu’il convient de distinguer la présente cause de l’affaire Moumladze (précitée), mentionnée par le Gouvernement. En effet, dans cette dernière affaire, il était question d’un échange d’observations complémentaires, dans le cadre d’une procédure devant la Cour suprême de Géorgie, alors que chacune des parties avait déjà pris connaissance des positions de l’autre partie (ibidem, § 61). En revanche, dans la présente espèce, la requérante, qui ignorait totalement la position de la partie adverse avant le déroulement de l’audience, s’est adressée au tribunal compétent pour lui demander la communication des observations de cette dernière (paragraphe 11 ci‑dessus). Elle les a reçues a posteriori, soit le 30 mai 2006 (paragraphe 17 ci‑dessus).

    45. La Cour note, également, que, lors de l’audience du tribunal de district, la représentante du défendeur et le procureur étaient présents (paragraphe 14 ci-dessus), alors que la requérante, qui contestait la base factuelle de l’enquête interne (paragraphe 15 ci-dessus) et souhaitait la remettre en question à l’audience (paragraphe 31 ci-dessus), était absente.

    46. La Cour constate que le Gouvernement n’a pas fourni d’informations sur les moyens offerts par le droit national, autres que la tenue d’une audience publique, pour assurer le respect de l’égalité des armes (tel l’échange des mémoires et des observations). Par conséquent, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, la comparution personnelle de la requérante à l’audience était indispensable pour permettre à l’intéressée de connaître les arguments de la partie adverse et d’y répondre.

    47. La Cour note, par ailleurs, que deux jours avant l’audience, le 4 mai 2006, la requérante a demandé le report de celle-ci au motif d’une non-circulation des transports en commun (paragraphe 12 ci-dessus).

    48. La Cour relève qu’il y a une controverse entre les parties au sujet de la possibilité d’arriver au palais de justice, situé sur l’île de Kounashir, le jour de l’audience. Les parties ont fourni des preuves opposées à l’appui de leurs thèses.

    49. À cet égard, la Cour rappelle que c’est d’abord aux autorités nationales, et spécialement aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne. La Cour a néanmoins pour tâche de rechercher si la procédure, considérée dans son ensemble, a revêtu le caractère équitable voulu par l’article 6 § 1 (Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, §§ 46, 47, CEDH 2003‑VII).

    50. En l’espèce, eu égard à l’importance de la comparution personnelle de la requérante (paragraphe 46 ci-dessus), au malentendu quant au lieu de l’audience (paragraphes 9 - 11 ci-dessus), à la situation géographique très particulière du siège du tribunal de district (paragraphe 7 ci-dessus), aux difficultés avérées de liaison entre les deux îles (paragraphe 21 ci-dessus), ainsi qu’à l’impossibilité pour la requérante d’assister à l’audience préliminaire (paragraphes 9, 29, 42 ci-dessus), la Cour considère que le report de l’audience du 6 mai 2006 s’imposait afin d’assurer l’équité du procès.

    51. La Cour observe pourtant que le Gouvernement n’a pas invoqué des motifs impérieux justifiant le rejet de la demande de report – et ce, d’autant plus qu’une seule demande de report a été formulée par la requérante.

    52. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la requérante a été privée de la possibilité de connaître les arguments de la partie adverse et de présenter les siens en réponse, ce qui a méconnu son droit à un procès équitable.

    53. Dès lors, la Cour conclut qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

      

    REFUS D'EXAMEN DE L'AFFAIRE EN L'ABSENCE DU DEMANDEUR

    Sukhanov et autres c. Russie du 7 novembre 2017 requêtes 56251/12, 53116/14 et autre

    Violation de l'article 6-1 : Les demandeurs ne pouvant pas se déplacer, ont demandé à être jugés en leur absence. Les juridictions ont conclu à leur désistement implicite. C'est un déni de justice.

    i. Les principes généraux

    44. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 84, CEDH 2016 (extraits)). Ce droit d’accès à un tribunal comprend non seulement le droit d’engager une action mais aussi le droit à une solution juridictionnelle du litige (idem, § 86, Multiplex c. Croatie, no 58112/00, § 45, 10 juillet 2003, et Kutić c. Croatie, no 48778/99, § 25, CEDH 2002‑II).

    45. La Cour rappelle ensuite que le droit d’accès à un tribunal, reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État. Néanmoins, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 129, CEDH 2016).

    46. La réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 60, CEDH 2002‑IX).

    47. La Cour rappelle enfin qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). La Cour n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Paroisse Gréco‑Catholique Lupeni et autres, précité, § 90).

    48. La Cour n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015).

    ii. L’application de ces principes

    49. En l’espèce, la Cour note que les parties sont en désaccord sur le caractère justifié de l’application de l’article 222 § 8 du code de procédure civile. Les requérants assurent qu’ils ne se sont pas désistés, alors que le Gouvernement affirme le contraire. En effet, selon le Gouvernement, les requérants n’ont ni comparu ni demandé l’examen de leurs causes en leur absence. Le Gouvernement estime que pareille situation signifie un désistement implicite des demandeurs et entraîne une extinction d’instance, et ce conformément à l’article 222 § 8 du code de procédure civile.

    50. La Cour note d’emblée que la comparution devant le tribunal, en matière civile, est un droit et non une obligation du demandeur (paragraphe 31 ci-dessus). Le tribunal est en mesure de considérer la non‑comparution répétée du demandeur comme un désistement implicite et de prononcer, en conséquence, l’extinction d’instance. Cette dernière décision est possible si les deux conditions suivantes sont réunies : le demandeur a été dûment informé de la date d’audience, et il n’a pas demandé l’examen de l’affaire en son absence (paragraphe 23 ci-dessus). Dès lors, la question principale qui se pose dans la présente affaire est de savoir si les requérants ont sollicité ou non l’examen de leurs causes en leur absence.

    51. La Cour relève d’abord que MM. Sukhanov et Mazunin, ont formulé des demandes en ce sens. Les lettres destinées aux tribunaux en font foi (paragraphes 6, 16 et 18 ci‑dessus), et, en outre, le Gouvernement le confirme dans ses observations en ce qui concerne M. Sukhanov (paragraphe 31 ci-dessus). Ces démarches démontrent que lesdits requérants ne se sont désistés ni expressément ni implicitement. Ainsi, l’application par les tribunaux de l’article 222 § 8 du code de procédure civile paraît manifestement arbitraire, puisqu’elle ne fait pas de lien entre les faits établis, la disposition applicable et l’issue des procès (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, §§ 61-65, CEDH 2015, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, §§ 24-28, 9 avril 2013, et Khamidov c. Russie, no 72118/01, §§ 170 et 174, 15 novembre 2007).

    52. La Cour considère dès lors qu’il serait inutile pour elle de rechercher in abstracto si l’extinction de l’instance, telle que conçue par le législateur dans l’article 222 § 8 du code de procédure civile, poursuivait un but légitime, dans la mesure où son application, manifestement arbitraire, a détourné le sens de cette disposition. Pour la même raison, la Cour ne trouve pas nécessaire d’examiner la proportionnalité de la mesure contestée, notamment quant à la question de savoir si les requérants susmentionnés ont la possibilité, suggérée par le Gouvernement, de réintroduire la même demande pour réaliser leur droit au tribunal (paragraphes 24, 33 et 39 ci‑dessus).

    53. Quant à l’exception soulevée par le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus), la Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Saoud c. France, no 9375/02, § 77, 9 octobre 2007, et Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI).

    54. La Cour relève que l’article 223 du code de procédure civile n’est pas opérant dans le cas de MM. Sukhanov et Mazunin l’exercice du recours prévu par cette disposition étant envisageable en cas d’application correcte de l’article 222 § 8 du même code, c’est-à-dire en cas d’absence injustifiée du demandeur. En effet, ce recours permet à la partie concernée de renverser la présomption de désistement en apportant des preuves que son absence était due à des raisons excusables dont elle était incapable d’informer le tribunal à temps (paragraphe 24 ci-dessus). Exiger des requérants susmentionnés, qui, dès le début, ont fait part de leur volonté de ne pas comparaître (paragraphe 51 ci-dessus), d’apporter de telles preuves reviendrait à leur demander l’impossible. Partant, la Cour rejette cette exception en ce qui concerne MM. Sukhanov et Mazunin et juge que les décisions de justice concernant les requérants revêtaient un caractère arbitraire et s’analysent donc en un « déni de justice ».

    55. La Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à l’égard de MM. Sukhanov et Mazunin.

      

    ASSISTANCE DU DEFENDEUR A L'AUDIENCE

    APARICIO NAVARRO REVERTER ET GARCÍA SAN MIGUEL Y ORUETA c. ESPAGNE

    du 10 janvier 2017 requête n° 39433/11

    Article 6-1 de la Convention pour , les requérants n'ont pas pu assister à l'audience qui a décidé de la démolition de leur appartement.

    34. La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence, l’article 6 § 1 de la Convention « consacre (...) le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect » (Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A n 18, p. 18, § 36). L’effectivité du droit d’accès demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Díaz Ochoa c. Espagne, no 423/03, § 41, 22 juin 2006).

    35. D’autre part, ce « droit à un tribunal » n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tel que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, p. 2955, § 33, et Edificaciones March Gallego S.A c. Espagne, 19 février 1998, Recueil 1998-I , p. 290, § 34).

    36. La Cour note d’emblée que l’objet du présent litige est l’absence de participation des requérants à la procédure contentieuse qui s’est achevée par une décision de démolition de leur logement. La procédure de démolition en tant que telle et les recours dont pourront disposer les requérants pour la contester sont certes des éléments que la Cour prend en compte, mais ils échappent aux griefs soulevés par les requérants devant elle.

    37. À cet égard, la Cour observe que, dans sa décision du 15 septembre 2009, le Tribunal supérieur de justice de Galice a rejeté la demande en nullité des requérants au motif que leur existence n’était pas suffisamment avérée lorsque la procédure en contentieux administratif a été déclenchée par A.P.C. et que l’organe judiciaire ne pouvait donc pas les identifier.

    38. Certes, c’est en principe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter les faits et la législation interne (voir, mutatis mutandisBulut c. Autriche, 22 février 1996, Recueil 1996-II, p. 356, § 29, Brualla Gómez de la Torre, précité, § 31, et Edificaciones March Gallego S.A., précité § 33), le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Société anonyme « Sotiris et Nikos Koutras ATTEE » c. Grèce, no39442/98, § 17, CEDH 2000-XII, et Rodriguez Valin c. Espagne, no 47792/99, § 22, 11 octobre 2001). Ainsi, la Cour ne substituera pas sa propre appréciation des faits et du droit à celle des autorités nationales en l’absence d’arbitraire, sauf si et dans la mesure où elle pourrait avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, entre autres, Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2796, § 31). Cependant, elle pourra intervenir s’il s’avère que les juridictions internes ont examiné la cause des requérants de façon à porter atteinte à la substance même de leur droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

    39. En l’occurrence, la Cour note que, tel qu’il a été souligné par les requérants (paragraphe 15 ci-dessus), l’appel soulevé par le promoteur immobilier mentionnait l’existence de tiers acquéreurs de bonne foi, propriétaires des appartements dans l’immeuble en question. Contrairement à ce qui a été établi dans la décision du 15 septembre 2009 susmentionnée, il ressort clairement du mémoire de la municipalité du 18 mars 2009 déposé devant le Tribunal supérieur de justice de Galice que les requérants étaient parfaitement identifiables (ces derniers figuraient par exemple dans le registre foncier depuis 2001 et s’acquittaient des impôts fonciers depuis 2002). Elle relève également que, à cette même occasion, la municipalité avait reconnu que l’absence de notification de la procédure aux requérants s’analysait en un réel manquement à leurs droits de la défense.

    40. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que, en l’espèce, l’identité des requérants était accessible et qu’il y avait suffisamment d’informations dans le dossier pour permettre à l’administration et aux tribunaux d’identifier les intéressés. Elle juge que l’interprétation du Tribunal supérieur de justice de Galice quant à la justification de l’absence de notification aux requérants a été très restrictive et contraire à la substance même du droit des requérants à un tribunal, le recours d’amparo formé par ces derniers n’ayant par ailleurs pas porté remède à leur absence de participation à la procédure en contentieux administratif.

    41. En outre, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, aucun élément du dossier ne permet d’établir que les requérants ont eu une quelconque connaissance extrajudiciaire de la procédure en contentieux administratif portant sur la légalité du permis de construire alors même que l’issue de ladite procédure pouvait avoir des conséquences négatives pour eux. En effet, les procès-verbaux des réunions de copropriété antérieurs à avril 2009 ne reflètent que les inquiétudes des copropriétaires relatives à la question de savoir qui, de la municipalité ou de P.P.L., était responsable de la mise en service (éclairage et revêtement de la chaussée) d’une voie d’accès au lotissement.

    42. Quant à un éventuel manque de diligence de la part des requérants (Cañete de Goñi c. Espagne, no 55782/00, §§ 40-42, CEDH 2002‑VIII, et Maestre Sánchez c. Espagne(déc.), no29608/12, 4 mai 2004), la Cour relève qu’ils ont introduit leur demande en nullité dès qu’ils se sont vu notifier l’arrêt définitif du 29 mars 2007. En ce sens, la présente affaire se différencie clairement de l’arrêt précité Cañete de Goñi, où il avait été démontré que la requérante avait eu une connaissance extrajudiciaire de l’affaire (Díaz Ochoa, précité, § 47).

    43. Au demeurant, la Cour constate que ni le changement dans la législation urbanistique intervenu en avril 2013, ni la suspension de la démolition, ni la potentielle régularisation à venir de la situation du lotissement ne sont suffisants pour réparer le préjudice réel causé par l’absence de participation des requérants à la procédure qui s’est achevée par l’arrêt du 29 mars 2007 ordonnant la démolition des appartements en cause. En conséquence, il convient de rejeter les objections du Gouvernement relatives tant à l’absence de condition de victime des requérants qu’au manque de préjudice significatif. En ce qui concerne les voies de recours mentionnées par le Gouvernement, à savoir une éventuelle action civile en éviction contre P.P.L. ou une réclamation en responsabilité patrimoniale auprès de la municipalité devant la juridiction contentieuse administrative, la Cour relève que celles-ci auraient pour but, en tout état de cause, de réparer les préjudices subis les requérants du fait d’une éventuelle démolition de leur logement et que, par conséquent, elles ne sauraient compenser l’absence d’assignation des requérants à la procédure.

    44. Enfin, concernant la possibilité de régularisation de l’appartement des requérants en raison de la nouvelle réglementation urbanistique, la Cour note que, bien que cet élément puisse avoir une incidence sur les droits des requérants protégés par l’article 8 de la Convention ou encore l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, cette possibilité est trop incertaine pour considérer que les requérants l’ont omis de façon abusive ou pour faire disparaître la violation du droit des requérants à un procès équitable.

    45. Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter les exceptions préliminaires du Gouvernement et, à la lumière des arguments qui précèdent, elle considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

      

    LES JURIDICTIONS INTERNES REPROCHENT AU REQUÉRANT, LEUR PROPRE FAUTE

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    - LA CONVOCATION REÇUE APRES L'AUDIENCE

    - LA FAUTE DU GREFFE

    - LE REPROCHE INFONDÉ SUR LE DROIT DE TIMBRE

    - LA FAUTE COMMISE PAR LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

    - LA FAUTE COMMISE PAR LE PROCUREUR DE LA RÉPUBLIQUE

    - LA FAUTE COMMISE PAR LA COUR D'APPEL

    CONVOCATION REÇUE APRES L'AUDIENCE

    Gankin et autres c. Russie du 31 mai 2016 requêtes nos 2430/06, 1454/08, 11670/10, et 12938/12

    Violation de l'article 6-1, les tribunaux russes n’ont pas vérifié si des parties à des procès civils avaient été avisées de la prochaine tenue d’audiences d’appel. Le greffe envoie les convocations parfois la veille de l'audience de telle sorte que les convocations arrivent après l'audience

    La Cour rappelle tout d’abord que les règles de procédure civile russe imposent aux tribunaux de tenir audience dans toutes les catégories d’affaires. Le code de procédure civile russe, dans sa rédaction à l’époque des faits, prévoyait donc des audiences devant les instances d’appel. Le contrôle exercé en appel ne se limitait pas aux points de droit mais s’étendait aussi aux points de fait. Les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 de la Convention – qui incluent le droit de présenter verbalement des arguments devant les tribunaux – étaient donc aussi importantes en appel qu’en première instance. Afin que ces garanties aient un effet utile, le justiciable doit être avisé en temps voulu de la tenue de l’audience de manière à ce qu’il puisse y participer, faire appel à un représentant et l’instruire, ou informer le tribunal de sa décision de ne pas y comparaître.

    La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche d’indiquer le meilleur moyen de communiquer avec le justiciable, les tribunaux russes étant mieux placés pour apprécier les aspects pratiques de la situation (par exemple la fiabilité des services postaux locaux, les lieux où habitent les parties et l’équipement technique disponible) et pour choisir le mode de notification. Quel que soit le mode retenu, les tribunaux sont tenus de vérifier, au vu du dossier, si les convocations en justice ont été adressées suffisamment à l’avance aux parties et, si tel n’est pas le cas, d’ajourner l’audience. Le justiciable, pour sa part, a l’obligation concomitante de donner des informations à jour sur son adresse et sur la manière de le joindre, et d’indiquer tout changement qui aurait pu survenir pendant le déroulement de la procédure.

    Or, au vu des circonstances de l’espèce, les instances d’appel n’ont fait état d’aucun élément prouvant que les requérants avaient reçu les convocations, ni vérifié s’il était éventuellement nécessaire d’ajourner les audiences en instance de notification en bonne et due forme. Les décisions d’appel étaient également muettes sur la nature des prétentions en droit des requérants pour lesquelles leur présence n’était peut-être pas nécessaire. Cette lacune dans le raisonnement des tribunaux nationaux ne peut être comblée dans la procédure devant la Cour. Aussi cette dernière n’est-elle pas en mesure d’examiner les arguments du Gouvernement – à savoir que la nature juridique des prétentions de MM. Belkin et Kiryushkin avait rendu inutile leur présence, et que Mme Shevchenok n’avait pas vérifié sa boîte postale à laquelle, selon lui, même les facteurs ne pouvaient accéder –, arguments qui n’ont pas pu être examinés dans le cadre des procédures internes et qui n’ont été présentés pour la première fois que devant la Cour.

    Au vu de sa jurisprudence constante ainsi que des circonstances des cas d’espèce, la Cour conclut que, en examinant au fond les appels formés par les requérants sans avoir vérifié si ceux-ci avaient été avisés de la date et de l’heure des audiences, les tribunaux nationaux les ont privés de la possibilité de présenter effectivement leurs arguments, en violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

    MIKRYUKOV ET AUTRES c. RUSSIE du 31 juillet 2012 requête 34841/06, 59954/09,746/10,1096/10,1162/10 et 1898/10

    31. La Cour rappelle que les principes de la procédure contradictoire et de l’égalité des armes - éléments de la notion plus large de procès équitable - requièrent que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, § 33, série A no 274 ; Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 23, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I ; Krčmář et autres c. République tchèque, no35376/97, § 39, 3 mars 2000).

    32. La Cour prend en compte la circonstance que le code de procédure civile de la Fédération de Russie prévoit une audience publique devant la juridiction d’appel et que la compétence de la juridiction d’appel ne se limite pas aux points de droit: elle englobe aussi les questions de fait. Toutefois, la comparution des parties au procès n’est pas obligatoire. Le tribunal peut examiner l’affaire en l’absence d’une partie, pourvu qu’elle ait été dûment informée de la date et du lieu de l’audience, si cette partie n’explique pas les raisons de sa non-comparution ou si le tribunal trouve ces raisons non valables. L’analyse des dispositions du droit russe concernant la convocation des parties aux audiences permet de conclure que, quel que soit le moyen de la convocation, les tribunaux internes doivent avoir une preuve de la remise de la convocation aux parties. Si ce n’est pas le cas, l’audience doit être ajournée. Il s’ensuit que le Gouvernement doit avoir en sa possession une telle preuve. Or, le Gouvernement n’a pas présenté de justificatifs, tels que des accusés de réception postaux ou des enveloppes retournées avec un cachet, prouvant la remise des avis d’audience aux requérants ou à leurs représentants, ou au moins la tentative d’une telle remise. De surcroît, le Gouvernement reconnaît que de tels justificatifs ne sont pas en sa possession, expliquant que les parties au procès ont été informées des audiences d’appel par des lettres simples. De leur côté, les requérants maintiennent que ni eux ni leurs représentants n’ont été informés de l’audience d’appel.

    33. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 ne prévoit pas une forme spécifique d’envoi des documents afférents aux procédures judiciaires, tel que par exemple l’usage de lettres recommandées (voir Bogonos c. Russie (déc.), no68798/01, 5 février 2004). La Cour considère néanmoins que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, chaque partie au procès doit être informée de l’audience non seulement pour en connaître la date et le lieu mais aussi de façon à disposer d’assez de temps pour s’y préparer et pour y comparaître. Le simple envoi formel d’une convocation sans aucune certitude de sa remise au destinataire ne saurait être considéré par la Cour comme un procédé valable pour garantir la comparution des parties. Qui plus est, rien dans les textes des décisions d’appel ne laisse à penser que les juridictions d’appel ont examiné si les requérants ou leurs représentants avaient été dûment convoqués aux audiences d’appel et, dans la négative, si les audiences devaient être ajournées conformément à l’article 354 du code de procédure civile. La Cour ne dispose pas non plus d’éléments prouvant que les requérants aient eu connaissance de la date et du lieu des audiences par d’autres moyens. Il s’ensuit que le Gouvernement n’a pas démontré que les requérants avaient été dûment convoqués pour les audiences d’appel.

    34. La Cour a conclu à maintes reprises à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans des affaires similaires à la présente (voir Yakovlev c. Russie, no72701/01, §§ 19-23, 15 mars 2005; Groshev c. Russie, no69889/01, §§ 27-31, 20 octobre 2005; Mokrushina c. Russie, no23377/02, §§ 20-24, 5 octobre 2006; Prokopenko c. Russie, no8630/03, §§ 17-21, 3 May 2007 ; Roman Karasev c. Russie, no30251/03, §§ 58-70, 25 novembre 2010; et Shandrov c. Russie, no15093/05, §§ 28-32, 15 mars 2011). Or, le Gouvernement n’a présenté aucun fait ou argument permettant à la Cour de parvenir dans la présente affaire à une conclusion différente. Le fait de ne pas avoir offert aux requérants l’occasion de présenter efficacement leur cause devant les juridictions d’appel lors d’une audience a donc porté atteinte à leur droit à un procès équitable au sens des dispositions de l’article 6.

    35. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

      

    FAUTE DU GREFFE

    ROCCHIA c. FRANCE du 2 février 2023 Requête no 74530/17

    Art 6 § 1 (pénal) • Accès à un tribunal • Charge disproportionnée sur la requérante par les juridictions internes ayant déclaré irrecevable l’appel correctionnel formé pour son compte sans prendre en compte d’autres éléments que les constatations d’un acte d’appel irrégulièrement établi par le greffe

    Motivation importante de la CEDH

    333.  La Cour relève enfin que la restriction litigieuse a eu pour conséquence de priver la requérante d’un examen de la validité de sa procuration et, le cas échéant, d’un examen au fond de son recours, alors même qu’elle avait été condamnée à deux ans d’emprisonnement.

    34.  Au vu de l’ensemble de ce qui précède, la Cour estime qu’en déclarant irrecevable l’appel formé pour le compte de la requérante sans prendre en compte d’autres éléments que les constatations d’un acte d’appel irrégulièrement établi par le greffe, les juridictions internes ont fait peser sur la requérante une charge disproportionnée qui a rompu le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des formalités relatives à la saisine des juridictions et la bonne administration de la justice et, d’autre part, le droit d’accès au juge. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention."

    CEDH

    Principes généraux

    21.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333‑B).

    22.  Le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect (Golder c. Royaume‑Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18), n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours. Celles-ci ne peuvent toutefois pas en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même. Elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).

    23.  Les principes applicables à l’examen des restrictions d’accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l’affaire Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 78-86, 5 avril 2018). Lorsqu’elle statue sur la proportionnalité de telles restrictions, la Cour se montre particulièrement attentive à trois critères, à savoir i) la prévisibilité de la restriction, ii) le point de savoir qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure (Zubac, précité, §§ 90-95) et iii) la question de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif » (Zubac, précité, §§ 96-99, Walchli c. France, no 35787/03, §§ 29‑36, 26 juillet 2007, et Willems et Gorjon c. Belgique, nos 74209/16 et 3 autres, § 80, 21 septembre 2021). Par ailleurs, pour apprécier si les exigences de l’article 6 § 1 ont été respectées à hauteur d’appel ou de cassation, la Cour tient compte de la mesure dans laquelle l’affaire avait été examinée par les juridictions inférieures, du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulevait des questions concernant l’équité, et du rôle de la juridiction concernée (Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, §§ 45-49, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et Zubac, précité, § 84).

    Application en l’espèce

    24.  Les parties s’accordent à considérer que l’irrecevabilité de l’appel de la requérante prononcée par la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 27 avril 2016 a restreint son accès à un second degré de juridiction. La Cour en convient.

    25.  Elle considère par ailleurs que les dispositions de l’article 502 du code de procédure pénale, appliquées en l’espèce, étaient prévisibles (voir, mutatis mutandis, Bertogliati c. France (déc.), no 40195/98, 4 mai 2000, et Marschner c. France (déc.), no 51360/99, 13 mai 2003 au sujet de l’article 576 du même code, qui prévoit une formalité analogue en matière de pourvoi en cassation). Elle rappelle en outre que la réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique (Walchli, précité, § 27).

    26.  Il reste à la Cour à déterminer si la formalité litigieuse constituait un moyen adéquat pour atteindre ce but et si la restriction en cause entretenait un rapport raisonnable de proportionnalité avec celui-ci.

    27.  S’agissant d’abord de l’adéquation au but poursuivi de l’exigence de production d’un pouvoir spécial en cas d’appel par l’intermédiaire d’un tiers, la Cour relève, avec le Gouvernement, que cette règle procédurale vise à s’assurer avec certitude, au moment de l’appel, de la volonté de l’appelant de remettre en cause une décision judiciaire donnée et de la qualité pour agir de son mandataire. Elle note qu’en droit interne, l’exercice du droit d’appel peut entraîner une aggravation de la peine de l’appelant. Elle considère, dès lors, que cette formalité est de nature à contribuer à la bonne administration de la justice et à garantir la sécurité juridique.

    28.  S’agissant ensuite de la proportionnalité de la restriction en cause, la Cour relève d’emblée que la requérante affirme que son époux a présenté au greffe un document écrit valant procuration, conformément d’ailleurs à ce qui est mentionné dans l’acte d’appel (paragraphe 6 ci-dessus) ; ce point n’est pas contesté devant elle. Dans ces conditions, la Cour considère comme établi que l’époux de la requérante a présenté au greffier ayant reçu l’appel litigieux un document écrit équivalant à une procuration. Elle note que, dans ce contexte, le terme « procuration » relève du langage courant et renvoie à l’idée de représentation ou de mandat, au même titre que la notion juridique spécifique de pouvoir spécial au sens de l’article 502 du code de procédure pénale. À cet égard, un tel document peut être qualifié de pouvoir spécial au sens de l’article 502 du code de procédure pénale s’il répond aux exigences formelles prévues par ce texte, ce que les juridictions internes sont mieux placées pour apprécier.

    29.  La Cour observe que la cour d’appel s’est bornée à examiner l’acte d’appel pour statuer sur sa recevabilité, appliquant en cela une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation (paragraphe 14 ci-dessus). Constatant qu’aucun pouvoir n’avait été annexé à l’acte d’appel, la cour d’appel a fait grief au mandataire de la requérante de n’avoir pas produit de pouvoir spécial (paragraphe 9 ci-dessus). Or, aux termes de l’article 502 du code de procédure pénale, il incombait au greffier de joindre la procuration fournie par l’époux de la requérante à l’acte d’appel (paragraphe 12 ci-dessus) et celle-ci n’a pas été annexée à l’acte examiné par la cour d’appel d’Aix-en-Provence (paragraphe 6 ci-dessus). La Cour ne peut déterminer clairement, au vu de la motivation des arrêts rendus par la cour d’appel et par la Cour de cassation, si cette procuration a été égarée ou si le greffier a omis de la joindre à l’acte d’appel. Dans tous les cas, il lui apparaît que les juridictions internes ont ainsi fait peser sur la requérante les conséquences d’un dysfonctionnement imputable au service public de la justice (voir, mutatis mutandis, Willems et Gorjon, précité, §§ 84 et 87-88, et Walchli, précité, § 35). Elle note à cet égard que le greffier devant les juridictions de l’ordre judiciaire est un auxiliaire de justice assermenté, garant de la procédure et participant à la bonne administration de la justice (Walchli, précité, § 35).

    30.  La Cour constate que la jurisprudence précitée empêchait la requérante de prouver l’existence d’un pouvoir spécial par d’autres moyens, cette preuve ne pouvant résulter que des énonciations de l’acte d’appel et de ses annexes (paragraphe 14 ci-dessus). Elle constate que la production, à l’audience d’appel ou devant la Cour de cassation, de la « procuration » litigieuse ne lui aurait pas permis d’échapper à l’application de cette règle probatoire, comme l’a précédemment jugé la Cour de cassation (paragraphe 14 ci-dessus). De la même façon, cette jurisprudence n’autorisait pas la cour d’appel à s’appuyer sur les déclarations de la requérante et de son mandataire, tous deux présents à l’audience, pour forger sa conviction. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que la règle probatoire selon laquelle la recevabilité de l’appel doit être examinée à l’aune du seul acte d’appel et de ses annexes cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et témoigne d’un formalisme excessif.

    31.  La Cour remarque au surplus qu’aucune disposition de droit interne n’imposait au ministère public de se désister de son appel incident.

    32.  Tenant compte de la mesure dans laquelle l’affaire avait été examinée par les juridictions inférieures et du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulevait des questions concernant l’équité, la Cour observe que le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Grasse a été motivé de façon stéréotypée, de sorte que la requérante, qui s’était abstenue de comparaître, n’a pas été mise en mesure de comprendre les motifs de sa condamnation et, éventuellement, de l’accepter (Garcia y Rodriguez c. France, no 31051/16, § 35, 9 septembre 2021). Elle en conclut que l’examen de l’affaire en première instance soulevait également des questions d’équité.

    33.  La Cour relève enfin que la restriction litigieuse a eu pour conséquence de priver la requérante d’un examen de la validité de sa procuration et, le cas échéant, d’un examen au fond de son recours, alors même qu’elle avait été condamnée à deux ans d’emprisonnement.

    34.  Au vu de l’ensemble de ce qui précède, la Cour estime qu’en déclarant irrecevable l’appel formé pour le compte de la requérante sans prendre en compte d’autres éléments que les constatations d’un acte d’appel irrégulièrement établi par le greffe, les juridictions internes ont fait peser sur la requérante une charge disproportionnée qui a rompu le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des formalités relatives à la saisine des juridictions et la bonne administration de la justice et, d’autre part, le droit d’accès au juge. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    SAMOILĂ c. ROUMANIE du 16 juillet 2015 requête 19994/04

    Violation de l'article 6-1 : Le greffe n'inscrit pas le requérant à l'audience alors qu'il a fait appel. Les autres appelants sont prévenus et sont parties à l'audience mais pas le requérant. Il n'a donc pas pu se défendre ni saisir la cour de cassation.

    41.  À cet égard, la Cour note que le Gouvernement excipe de la tardivité du pourvoi en recours, qui aurait dû –selon lui – être formé dès la publication du jugement pertinent du 28 mai 2002 dans le journal Adevărul en novembre 2002, et partant de la tardiveté de la présente requête. Certes, la Cour observe que le requérant pourrait se voir reprocher un certain retard dans le suivi du déroulement de la procédure contre la société débitrice, puisqu’il a introduit sa demande de pourvoi en recours au plus tôt le 4 décembre 2003, après plusieurs lettres envoyées à ce sujet aux autorités (paragraphes 12, 14 et 15 ci-dessus). Toutefois, sur la question du respect du délai de six mois, eu égard au droit interne pertinent en l’espèce, la Cour observe que seule la mention de l’affichage au tribunal du jugement du 28 mai 2002 susmentionné a été publiée dans l’annonce du 17 novembre 2002 du journal Adevărul, le requérant ayant été informé par le tribunal départemental le 27 octobre 2003 des raisons du rejet de sa demande de créance ainsi que de la possibilité de former un pourvoi en recours, à la suite de ses nombreuses démarches faites à cette fin (paragraphes 11 in fine, 14 et 21 in fineci‑dessus). Le point de départ du délai de six mois ne saurait dès lors être le 3 décembre 2002 – date suggérée par le Gouvernement –, puisque la cour d’appel était amenée à se prononcer dans son arrêt, qu’elle a finalement rendu le 5 novembre 2004, sur le pourvoi en recours dont elle avait été saisie par le requérant et, à cette occasion, sur la question de la tardiveté éventuelle dudit pourvoi dans le contexte particulier de la notification du jugement du 28 mai 2002 à l’intéressé.

    42.  Partant, la Cour est amenée à examiner au fond le deuxième volet du grief du requérant, celui-ci se plaignant d’un défaut d’examen effectif de son pourvoi en recours par la cour d’appel de Bucarest (voir la jurisprudence citée au paragraphe 36 in fine ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que, tant que les justiciables s’adressent aux tribunaux pour des demandes relevant du champ d’application de l’article 6 de la Convention et qu’ils ont satisfait aux exigences de forme, ils ont droit à ce qu’il soit statué sur leurs demandes. De même, l’on ne saurait faire dépendre l’application des garanties de l’article 6 de la Convention aux procédures devant les instances supérieures de la question de savoir si le recours d’un plaideur était fondé ou si son grief était ou non défendable, car il s’agit là d’une question amenée à être tranchée seulement dans le cadre de ces procédures (voir, mutatis mutandisSoffer c. République tchèque, n31419/04, § 35, 8 novembre 2007).

    43.  Force est de constater que, en l’espèce, le pourvoi en recours du requérant a été dûment enregistré par la cour d’appel de Bucarest sous le dossier n1794/2002 et que l’intéressé en a été informé le 28 octobre 2004. Or, dans l’arrêt du 5 novembre 2004 rendu par la cour d’appel après examen de pourvois en recours formés dans le cadre du dossier précité, le requérant ne figurait pas en tant que partie à la procédure et son nom n’apparaissait pas dans le dispositif. Cette décision mentionnait exclusivement douze sociétés commerciales ayant formé un pourvoi en recours le 22 février 2002 et indiquait que leur pourvoi était rejeté pour cause de péremption de l’instance. À cet égard, la Cour observe que le Gouvernement n’a pas expliqué cette situation et a plutôt suggéré que le pourvoi en recours du requérant aurait été en tout état de cause tardif.

    44.  Il n’appartient à la Cour ni d’interpréter le droit et la pratique internes ni d’examiner leur application au cas du requérant. Cela étant, il lui suffit de constater qu’il n’y a ni mention ni indication de date dans l’arrêt précité du 5 novembre 2004 susceptibles de l’amener à conclure que le pourvoi en recours du requérant a été réellement pris en compte et examiné par la cour d’appel de Bucarest.

    45.  Étant donné que le requérant était en droit d’avoir un accès effectif à l’ensemble de la procédure et de bénéficier de la plénitude des garanties résultant du principe du contradictoire (S.C. Raïssa M. Shipping S.R.L., précité, § 31), la Cour considère, à la lumière de ce qui précède, que son droit d’accès à un tribunal a été atteint dans sa substance même.

    46.  Ces éléments suffisent à la Cour pour rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois et pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne l’examen du pourvoi en recours du requérant par la cour d’appel de Bucarest

    Sik C. Grèce du 29 janvier 2014 requête 28157/09

    Violation de l'article 6-1, le requérant n'a pas accès à la Cour de Cassation à cause d'une faute du greffe. Par conséquent il a juste droit de faire un recours pour dire q'il est irrecable car le greffier ne l'a pas contresigné !

    12.  Les requérants se plaignent que l’irrecevabilité de leurs pourvois en cassation par la Cour de cassation équivaut à un refus d’accès à cette juridiction. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes se lisent comme suit :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

    13.  Le Gouvernement affirme que les requérants n’ont pas été privés de leur droit d’accès à la Cour de cassation. Dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il faut accepter l’existence de formalités pour saisir valablement une juridiction nationale. Ces formalités, qui sont concrètes et peuvent facilement être observées, ne visent pas à restreindre mais à organiser l’accès à la haute juridiction. Le Gouvernement allègue qu’en l’espèce le représentant des requérants aurait pu faire preuve de diligence ; en effet, il aurait pu attirer l’attention du greffier du tribunal compétent sur son omission de signer les pourvois distincts de cassation afin qu’ils soient valablement joints aux pourvois initiaux de cassation.

    14.  Les requérants considèrent que le rejet de leurs pourvois en cassation comme irrecevables est entièrement imputable à l’omission litigieuse du greffe du tribunal correctionnel de Larissa.

    15.  La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de la recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Gruais et Bousquet c. France, no 67881/01, § 26, 10 janvier 2006). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Viard c. France, no 71658/10, § 29, 9 janvier 2014).

    16.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (voir, parmi d’autres, Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11 ; Erfar-Avef c. Grèce, no 31150/09, § 39, 27 mars 2014). La manière dont l’article 6 § 1 s’y applique dépend des particularités de la procédure en cause. Pour en juger, il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la juridiction de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (voir, parmi d’autres, Liakopoulou c. Grèce, no 20627/04, § 18, 24 mai 2006).

    17.  Dans le cas d’espèce, les requérants ont beau eu formellement accès à la Cour de cassation, mais seulement pour entendre déclarer leurs recours irrecevables au motif que le document de pourvoi distinct n’avait pas été signé par l’agent du greffe l’ayant réceptionné. Or, en soi, le fait d’avoir pu saisir une juridiction ne satisfait pas nécessairement aux impératifs de l’article 6 § 1 : encore faut-il constater que le degré d’accès procuré par la législation nationale suffisait pour assurer à l’intéressé le « droit à un tribunal », eu égard au principe de la prééminence du droit dans une société démocratique (Vamvakas c. Grèce, no 36970/06, § 30, 16 octobre 2008).

    18.  La Cour note que le Code de procédure pénale prévoit explicitement que la personne qui réceptionne le pourvoi en cassation doit, avec celui qui le soumet, apposer sa signature sur le rapport dressé par le greffe du tribunal compétent en ce sens. Partant, le respect de cette modalité relève entièrement de la responsabilité de la personne habilitée à recevoir le recours, en l’occurrence du greffier auprès du tribunal correctionnel de Larissa. Au vu de ce qui précède, la déclaration d’irrecevabilité prononcée en l’espèce par la Cour de cassation a pénalisé les requérants pour une erreur matérielle commise par le greffier du tribunal correctionnel de Larissa lors du dépôt de leur pourvoi en cassation et pour laquelle les requérants ne pourraient pas être tenus de responsables. Cela est d’autant plus vrai, qu’il ne ressort pas du dossier que leur représentant se soit aperçu de ce défaut procédural lors du dépôt du pourvoi en cassation pour pouvoir éventuellement en informer le greffier. Partant, aucun manque de diligence ne saurait en l’espèce être imputé aux requérants ou à leur représentant.

    19.  Dans ces conditions, la Cour ne saurait admettre qu’un formalisme aussi rigide assortisse la procédure suivie devant la Cour de cassation (voir, mutatis mutandisSotiris et Nikos Koutras ATTEE c. Grèce, no 39442/98, § 22, CEDH 2000-XII, et Boulougouras c. Grèce, no 66294/01, § 27, 27 mai 2004). La Cour estime par conséquent que les requérants ont subi une entrave disproportionnée à leur droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, il y a eu atteinte à la substance même de leur droit à un tribunal.

    Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    WALCHLI c. FRANCE du 26 juillet 2007 requête 35787/03

    Violation de l'article 6-1 : le greffe n'a pas vérifier la validité des actes.

    32.  Pour autant, dans les circonstances particulières de l'espèce, la Cour estime que la décision des juridictions nationales de déclarer irrecevable la requête en nullité présentée par le requérant souffre d'un formalisme excessif.

    33.  En effet, elle constate en premier lieu que l'avocat du requérant se présenta, le 31 janvier 2001 à 14 heures 30, au greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Riom pour y déposer une requête, signée par ses soins, intitulée « requête afin d'annulation » des actes de la procédure d'information. La présentation de cette requête, composée de six pages, fut constatée par le greffier, lequel y apposa sur la page de garde le cachet de la juridiction en haut à droite indiquant la date et l'heure de dépôt, et y inscrivit sa signature. En outre, la requête s'adressait à « Messieurs les Présidents et Conseillers composant la chambre d'accusation de la Cour d'Appel de Riom », et indiquait que le requérant « sollicite de la chambre (...) qu'elle annule l'ensemble de la procédure diligentée par Madame Camille [H.], Juge d'Instruction au Tribunal de Grande Instance d'Aurillac, en application des dispositions suivantes » ; il s'ensuivait enfin un rappel des faits et une discussion visant à la « nullité de l'audition en qualité de témoin », la « nullité de la garde à vue » et la « nullité de la poursuite ». A la lumière de ce constat, la Cour en déduit que la requête comportait les informations nécessaires à une identification simple et rapide de son objet, ainsi que l'ensemble des mentions requises par l'article 173 litigieux relatives à la date de dépôt de la requête et aux signatures à y apposer.

    34.  Elle relève en second lieu, et à la lecture de l'article 173 précité, que c'est bien la requête qui constitue l'acte de saisine de la chambre de l'instruction et non la déclaration. Or, il ne pouvait y avoir de doutes quant à la date du dépôt de la requête – attestée par le greffier – et la volonté de l'avocat du requérant de voir annuler des actes de la procédure d'information.

    35.  En troisième lieu, la Cour s'interroge sur le rôle dévolu au greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Riom dans le cas d'espèce dans la mesure où, si celui-ci a bien réceptionné la requête présentée par le conseil du requérant, on pouvait raisonnablement attendre de lui qu'il fournisse à l'avocat la formule de déclaration litigieuse à remplir ou, pour le moins, qu'il rappelle, le cas échéant, les formalités nécessaires à accomplir, étant souligné que le greffier devant les juridictions de l'ordre judiciaire est un auxiliaire de justice garant de la procédure et participant à la bonne administration de la justice.

    36.  Enfin, au vu des conséquences qu'a entraînées l'irrecevabilité de la requête pour le requérant – lequel ne put jamais contester les actes de procédure qu'il estimait litigieux devant les juridictions d'instruction et de jugement, par le jeu des articles 173 et 385 du code de procédure pénale – la Cour estime que le requérant s'est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d'une part, le souci légitime d'assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et, d'autre part, le droit d'accès au juge (voir, en ce sens Kadlec et autres c. République tchèque, no 49478/99, § 23-30, 25 mai 2004). En définitive, les juridictions internes ont fait preuve d'un formalisme excessif en ce qui concerne les exigences procédurales entourant le dépôt de ladite requête.

    37.  Partant, vu l'importance particulière que revêt le droit à un procès équitable dans une société démocratique, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

      

    REPROCHE INFONDÉ SUR LE DROIT DE TIMBRE

    HIETSCH c. ROUMANIE du 23 septembre 2014 Requête no 32015/07

    Il est reproché à la requérante de ne pas avoir payé le droit de timbre alors qu'elle avait justifié son paiement par lettre recommandée avec accusé de réception.

    LA CEDH

    16.  La requérante se plaint d’une violation de son droit d’accès à un tribunal, dans la mesure où le motif de l’annulation de son pourvoi par le tribunal départemental était qu’elle avait omis de payer, dans le délai légal, le droit de timbre exigé pour l’examen de ce pourvoi. Elle apporte la preuve du paiement en question et soutient que l’annulation du pourvoi était due à une erreur qui ne lui serait pas imputable.

    17.  Le Gouvernement estime que la requérante a été sanctionnée pour son manque de diligence concernant l’obligation de payer le droit de timbre. À cet égard, il estime que la requérante, qui était assistée par un avocat, devait s’attendre à ce que son pourvoi fût annulé pour défaut de paiement du droit de timbre dans le délai légal.

    18.  Quant à la contestation en annulation, le Gouvernement estime qu’elle a été rejetée à juste titre dès lors que la preuve du paiement du droit de timbre aurait manqué au dossier porté devant le tribunal pour l’examen du pourvoi de la requérante.

    19.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil 1998-I). Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. La Cour rappelle aussi que cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt des documents ou l’introduction de recours (Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997‑VIII). Elle réaffirme enfin que la réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique, et que les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 23, 11 avril 2002).

    20.  En l’espèce, la Cour constate que la requérante a effectivement acquitté le droit de timbre exigé pour l’examen de son pourvoi et qu’elle a envoyé au tribunal départemental la preuve de ce paiement par lettre recommandée, selon les formes et dans les délais prescrits par le code de procédure civile. La lettre n’a pas été versée au dossier pour des raisons qui sont imputables non pas à la requérante, mais à des dysfonctionnements du greffe du tribunal ou des services postaux.

    21.  Compte tenu de la preuve incontestée de ce paiement et de son envoi par lettre recommandée, force est de constater que l’annulation du pourvoi est entachée d’une erreur manifeste (voir, mutatis mutandisŞega c. Roumanie, no 29022/04, § 37, 13 mars 2012).

    22.  La Cour estime qu’il ne saurait être reproché à la requérante de ne pas s’être assurée que sa lettre était bien arrivée au tribunal avant le 30 janvier 2007 dès lors que le code de procédure civile ne prévoit pas une telle obligation, mais impose seulement l’envoi des actes de procédure par lettre recommandée, ce que la requérante a fait dans le délai prescrit par la loi. Par conséquent, la Cour estime qu’en rejetant la contestation de la requérante au motif que l’attestation du paiement manquait au dossier, le tribunal départemental a fait preuve d’un formalisme trop rigide qui a affecté l’accès de la requérante à un tribunal.

    23.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, en annulant le pourvoi de la requérante et en rejetant sa contestation en annulation, le tribunal départemental de Suceava a privé la requérante de son droit d’accès à un tribunal.

    24.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention

      

    FAUTE COMMISE PAR LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

    Iglesias Casarrubios et Cantalapiedra Iglesias c. Espagne du 11 octobre 2016 Requête no 23298/12

    Violation de l'article 6-1 de la Convention : Il n'y a aucune raison objective pour que le juge aux affaires familiales, refuse d'écouter les enfants, lors d'un divorce.

    34. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, entre autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], n47287/99, § 82, CEDH 2004‑I), par exemple si ces erreurs peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Elle observe qu’il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elles, y compris la manière dont les faits pertinents ont été établis (Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235‑B c).

    35. La Cour rappelle ensuite que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, englobe, entre autres, le droit des parties au procès à présenter les observations qu’elles estiment pertinentes pour leur affaire. La Convention ne visant pas à garantir des droits théoriques ou illusoires mais des droits concrets et effectifs (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A n37), ce droit ne peut passer pour effectif que si ces observations sont vraiment « entendues », c’est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi.

    36. Concernant notamment l’audition des enfants par un tribunal, la Cour a estimé que ce serait aller trop loin que de dire que les tribunaux internes sont toujours tenus d’entendre un enfant en audience lorsqu’est en jeu le droit de visite d’un parent n’exerçant pas la garde. En effet, cela dépend des circonstances particulières de chaque cause et compte dûment tenu de l’âge et de la maturité de l’enfant concerné (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 73, CEDH 2003‑VIII. Elle observe toutefois qu’en droit espagnol (paragraphes 18 et 19 ci-dessus) en cas de procédure contentieuse de divorce, et si cela est estimé nécessaire, les enfants mineurs doivent être entendus par le juge s’ils sont capables de discernement et, dans tous les cas, les mineurs âgés de 12 ans et plus. En tout cas, lorsque le mineur demande à être entendu, le refus d’audition sera motivé.

    37. La Cour note qu’en l’espèce, Mme Iglesias Casarrubios reproche au juge de première instance et à l’Audiencia provincial d’avoir considéré à tort que les expertises antérieures à la procédure de divorce concernant ses enfants mineures et le rapport fourni par l’équipe psychosociale relatif à sa fille aînée étaient suffisants pour que le juge pût s’abstenir de procéder à l’audition des mineures, et ce alors que l’aînée était âgée de plus de 12 ans et sa sœur de 11 ans, lors de l’opposition à la demande de divorce (paragraphe 18 ci-dessus, article 770 du code de procédure civile), et que, de plus, selon la requérante, aucune réponse à cette question n’avait été apportée par l’une ou l’autre des juridictions (paragraphe 13 ci‑dessus).

    38. D’après le Gouvernement, les parties ont été entendues en audience les 5 juin et 11 septembre 2007 (paragraphe 9 ci-dessus) et Mme Iglesias Casarrubios et ses enfants ne s’étaient alors pas plaintes de ne pas avoir été entendues par le juge. Par ailleurs, tant le jugement de première instance que l’arrêt rendu en appel auraient pris en compte l’avis des mineures.

    39. La Cour n’est toutefois pas convaincue par cette argumentation. Elle constate que Mme Iglesias Casarrubios a réclamé, dès le début de la procédure de divorce, que les mineures fussent entendues tant dans le cadre de l’opposition à la demande de divorce et des recours qui s’en sont suivis qu’au moyen de lettres adressées au juge de première instance après son ordonnance du 12 juin 2008, qui leur avait fait craindre un changement susceptible de leur être préjudiciable dans l’attribution de la garde des mineures.

    40. Par ailleurs, la Cour relève que le juge d’instance s’est borné à examiner l’avis que la fille aînée de la requérante avait exprimé auprès de l’équipe psychosociale et qu’il s’est servi de rapports d’expertise antérieurs, relatifs à la procédure de séparation de corps, pour examiner l’avis de la fille cadette de la requérante, sans toutefois l’entendre personnellement.

    41. La Cour observe que, lors du prononcé du jugement de divorce, le 17 septembre 2007 (paragraphe 10 ci-dessus), la fille aînée de la requérante était âgée de 14 ans et 10 mois et sa cadette de 11 ans et 6 mois. Elle constate en outre que, au moment où les lettres jointes au recours en reposición (paragraphe 13 ci-dessus) devant le juge de première instance ont été écrites, les mineures étaient âgées de presque 15 ans et de 12 ans et 3 mois respectivement.

    42. Elle note que la demande d’audition des mineures a été expressément formulée auprès du juge de première instance dès l’opposition présentée par la requérante, le 28 février 2007 (paragraphe 9 ci-dessus) à la demande de divorce. Elle n’aperçoit aucune raison justifiant que l’avis de la fille aînée de la requérante, une mineure alors âgée de plus de 12 ans, ne fût pas directement recueilli par le juge de première instance dans le cadre de la procédure de divorce, ainsi que la loi interne l’exigeait (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour ne voit pas non plus de raison justifiant que le juge de première instance ne se prononçât pas, dans le cadre de la même procédure, de façon motivée sur la demande de la fille cadette de la requérante d’être entendue par lui, comme la loi le lui exigeait. Le refus d’entendre au moins l’aînée ainsi que l’absence de toute motivation pour rejeter les prétentions des mineures d’être entendues directement par le juge qui devait décider du régime de visites de leur père (paragraphe 13 ci-dessus) amène la Cour à conclure que Mme Iglesias Casarrubios s’est vue indûment priver de son droit à ce que ses enfants mineures soient entendues personnellement par le juge, nonobstant les dispositions légales applicables, sans qu’aucun remède à une telle privation n’eût été apporté par les juridictions supérieures ayant examiné les recours qu’elle avait formés.

    43. Aussi la Cour conclut-elle que les juridictions internes n’ont pas garanti à la requérante son droit à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

    GAJTANI C. SUISSE du 9 septembre 2014 Requête n°43730/07

    Violation de l'article 6-1 : Les règles de procédure d'un recours doit être plus souples quand il s'agit d'un particulier non représenté. Le juridisme ne doit pas être un prétexte facile pour ne pas répondre ! Les juridictions suisses ont reporté sur le requérant la faute commise par le tribunal de première instance. C'est le partage du travail ! Le juge fait une faute et le justiciable paie !

    a.  Les principes généraux

    61.  La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention garantit à chacun le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect. Ce droit n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, car il commande de par sa nature même une réglementation de l’État. Toutefois, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Kreuz c. Pologne, no 28249/95, § 53, CEDH 2001‑VI et, mutatis mutandisAirey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32). Les limitations imposées ne doivent en aucun cas restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que le droit d’accès à la justice s’en trouve atteint dans sa substance même (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Kreuz, précité, § 54 et Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 25, 7 juillet 2009).

    62.  La Cour a maintes fois rappelé qu’une limitation de l’accès à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle poursuit un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 72, Recueil 1998‑IV, Stagno, précité, § 25 et Pedro Ramos c. Suisse, no 10111/06, § 37, 14 octobre 2010).

    63.  La Cour rappelle en outre que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation (voir, notamment, Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, §§ 25-26, série A no 11 et Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 48, 24 avril 2008). Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 doivent être respectées, notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil » (voir, parmi d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 37, Recueil 1997-VIII). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la cour suprême, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Khalfaoui c. France, no 34791/97, CEDH 1999-IX).

    64.  La Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes : c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil 1998-I). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Ceci est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt des documents ou l’introduction de recours (voir Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 43, Recueil 1998-VIII). La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise certes à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique, et les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées ; toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Leoni c. Italie, no 43269/98, § 23, 26 octobre 2000, et Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 23, 11 avril 2002).

    b.  Application des principes susmentionnés

    65.  En l’occurrence, en vertu de l’article 100 alinéa 2 lettre c) de la LTF, le délai de recours contre les décisions portant sur le retour d’un enfant fondées sur la Convention de La Haye est de 10 jours suivant la notification de l’expédition complète de la décision (paragraphe 27 ci‑dessus). Il a déjà été relevé plus haut qu’il s’agissait d’un délai nouvellement introduit dans la LTF et qui était entré en vigueur le 1er janvier 2007 (paragraphes 27 et 28 ci‑dessus).

    L’arrêt du tribunal d’appel du canton du Tessin du 12 juin 2007 a été notifié à l’avocat qui avait représenté la requérante devant cette instance le 19 juin 2007, soit près de six mois après l’entrée en vigueur de la LTF.

    66.  En se fiant au délai de 30 jours indiqué de manière erronée dans cet arrêt, la requérante a ensuite déposé elle-même un recours en matière civile et un recours constitutionnel subsidiaire (avec demande d’octroi de mesures suspensives) (« ricorso in materia civile e costituzionale con domanda di concessione dell’effetto sospensivo ») le 16 juillet 2007, soit en dehors du délai de 10 jours légalement applicable.

    Le Tribunal fédéral a alors déclaré le recours irrecevable par sa décision du 29 août 2007.

    67.  La Cour se convainc sans difficulté que la mesure litigieuse visait des buts légitimes, en l’occurrence la bonne administration de la justice et le respect du principe de la sécurité juridique.

    Il reste à examiner si la décision d’irrecevabilité du Tribunal fédéral était proportionnée à ces buts. Dans cet examen, il convient d’avoir à l’esprit l’article 49 de la LTF selon lequel « [u]ne notification irrégulière, notamment en raison de l’indication inexacte ou incomplète des voies de droit ou de l’absence de cette indication si elle est prescrite, ne doit entraîner aucun préjudice pour les parties ».

    68.  La Cour estime que n’est pas en jeu ici l’opportunité d’un délai réduit à dix jours ou sa compatibilité avec l’article 6 § 1. Elle prend acte que ce délai est inspiré par le souci de respecter l’exigence de diligence sous‑jacente au principe du retour immédiat de l’enfant enlevé, qui est au cœur de la Convention de La Haye (paragraphe 28 ci-dessus).

    69.  En revanche, la question qui se pose à la Cour est celle de savoir si le Tribunal fédéral pouvait, sans tomber dans un formalisme excessif, partir de l’hypothèse que la requérante aurait dû ou aurait pu se rendre compte du caractère erroné du délai indiqué par le tribunal d’appel. Le Tribunal fédéral s’est fondé à cet égard sur sa propre jurisprudence bien établie, selon laquelle un requérant ne peut pas invoquer la protection de l’article 49 de la LTF s’il pouvait ou aurait pu reconnaître l’inexactitude à la seule lecture du texte de la loi (paragraphe 30 ci-dessus). Selon la Cour, cette jurisprudence n’est pas nécessairement contraire au droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1, mais elle ne lie pas non plus la Cour dans son examen concret de la question de savoir s’il y a eu en l’espèce violation de cette disposition.

    70.  Avant d’examiner les différents arguments soulevés par le Gouvernement à l’appui de sa thèse selon laquelle la manière de procéder du Tribunal fédéral était compatible avec l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour rappelle que c’est justement dans le contexte du droit d’accès à un tribunal qu’elle a plus particulièrement élaboré le principe selon lequel il convient d’interpréter et d’appliquer les dispositions de la Convention, instrument relatif à la protection des droits de l’homme, d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 35 in fine, série A no 18 ; Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Dans des circonstances bien différentes, elle a en outre précisé qu’il faut prendre en compte les particularités de chaque cas concret pour éviter une application mécanique des dispositions de la loi à une situation particulière (Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 86, 13 décembre 2007).

    71.  Selon l’argument de la requérante, non réfuté par le Gouvernement, l’arrêt contesté a été notifié à son ancien avocat, qui aurait subitement mis fin à son mandat.

    La Cour, à l’instar du Tribunal fédéral et du Gouvernement, admet que c’est en partie à cause de l’ancien représentant de la requérante, qui n’avait apparemment pas informé celle-ci du caractère erroné du délai indiqué, que le recours a été introduit tardivement. Ignorant les motifs et circonstances exactes de ce changement abrupt d’avocat, et consciente du fait que les fautes commises par les représentants des requérants n’engagent en principe pas la responsabilité des autorités en vertu de la Convention, la Cour estime néanmoins qu’il ne s’agit ici que d’un élément parmi d’autres et qu’il faut prendre en compte l’ensemble des circonstances de l’espèce.

    72.  Le Gouvernement soutient ensuite, à l’instar du Tribunal fédéral, que l’erreur dans le délai de recours était reconnaissable à la seule lecture de l’article 100 de la LTF (paragraphe 31 ci-dessus).

    De l’avis de la Cour, cette argumentation est contredite par le fait que le Tribunal fédéral lui-même a entre-temps admis que la teneur de l’article 100 de la LTF n’est pas aisément compréhensible pour toute personne sans connaissances juridiques (« nicht für jeden juristischen Laien ohne weiteres verständlich » ; paragraphe 32 ci-dessus). Si l’on ajoute, entre autres, que la requérante ne se trouvait que depuis peu de temps en Suisse, pays qui lui était étranger, la Cour n’est pas convaincue que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elle qu’elle se méfie du délai indiqué dans l’arrêt du tribunal d’appel et, ensuite, le vérifie en recherchant et consultant la législation pertinente.

    73.  En outre, la Cour observe que l’argument du Gouvernement selon lequel la jurisprudence du Tribunal fédéral n’opère pas de distinction entre partie représentée et partie agissant seule est dépassé depuis le nouvel arrêt de principe du Tribunal fédéral du 12 mars 2009 (arrêt 5A_814/2008, ATF 135 III 374 ; paragraphes 32 et 33 ci-dessus).

    74.  Réaffirmant la jurisprudence susmentionnée, la Cour estime que, bien que rien n’obligeât la Suisse à offrir un recours devant le Tribunal fédéral contre la décision du tribunal d’appel, étant donné que le législateur suisse a opté pour cette voie, les autorités doivent veiller à ce que son fonctionnement soit compatible avec l’article 6 § 1 et qu’elle ne reste pas illusoire ou théorique. En découle notamment l’obligation pour le Tribunal fédéral de faire montre d’une certaine souplesse lorsqu’il est saisi d’un recours introduit par une partie non représentée, dans la mesure où cette non-représentation est admise (voir, dans ce sens, Assunção Chaves c. Portugal, no 61226/08, §§ 80-84, 31 janvier 2012).

    75.  En conclusion, la Cour estime que le Tribunal fédéral n’a pas suffisamment pris en compte les circonstances assez particulières de l’espèce et a appliqué sa jurisprudence pertinente, qui n’est pas en soi contraire à l’article 6 § 1, de manière trop rigide (voir, mutatis mutandis, Assunção Chaves, précité, § 86). En effet, elle a fait subir à la requérante les conséquences d’une faute dont la responsabilité primaire revenait à l’instance inférieure (voir, en ce sens, Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 39, CEDH 2001‑I), qui avait méconnu le nouveau délai de dix jours applicable en la matière depuis le 1er janvier 2007 (paragraphes 27 et 28 ci‑dessus), ce qui apparaît disproportionné par rapport aux buts légitimes visés – en l’occurrence la bonne administration de la justice et le respect de la sécurité juridique –, et cela d’autant plus s’agissant d’une procédure de retour d’enfants selon la Convention de La Haye sur les enlèvements internationaux, à la fois complexe et susceptible d’avoir des conséquences très graves et délicates pour les personnes concernées (voir, mutatis mutandisAssunção Chaves, précité, § 82).

    76.  Partant, la Cour estime que les limitations appliquées à l’accès de la requérante au Tribunal fédéral ont restreint le droit d’accès à un tribunal à un point tel qu’il s’en est trouvé atteint dans sa substance même.

    77.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

      

    FAUTE COMMISE PAR LE PROCUREUR DE LA RÉPUBLIQUE

    HENRIOUD c. FRANCE du 5 novembre 2015 requête 21444/11

    Violation de l'article 6-1 : Le rejet du pourvoi en cassation du requérant pour un vice de forme imputable au procureur l’a privé de l’accès à un tribunal pour un droit fondamental.

    a) Principes généraux

    55. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97 § 36, CEDH 2000‑II). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales. La réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier de la sécurité juridique (Walchli c. France, no 35787/03, § 27, 26 juillet 2007).

    56. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil 1998‑I).

    57. La Cour rappelle en outre que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, lorsque de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s’y déroule doit présenter les garanties prévues à l’article 6, notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à « leurs droits et obligations de caractère civil (Levages Prestations Services, précité, § 44 ; Chatellier c. France, no 34658/07, § 35, 31 mars 2011). La manière dont l’article 6 § 1 s’y applique dépend toutefois des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la Cour de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Levages Prestations Services, précité, § 45).

    58. Il résulte de ces principes que, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli, précité, § 29). À ce jour, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l’application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l’interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, effectivement, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (Kempf et autres c. Luxembourg, no 17140/05 § 59, 24 avril 2008 ; RTBF c. Belgique, no50084/06, § 71, CEDH 2011 (extraits)).

    b) Application de ces principes au cas d’espèce

    59. En l’espèce, la Cour constate que l’irrecevabilité du pourvoi du procureur général près la cour d’appel de Bordeaux a été prononcée par la Cour de cassation, en vertu de l’article 979 du CPC, en raison de l’omission de celui-ci de joindre dans le délai du dépôt de son mémoire ampliatif l’acte de signification de la décision de la cour d’appel attaquée. La Cour de cassation a déclaré le pourvoi provoqué du requérant irrecevable au motif qu’il n’a pas, de même, produit cet acte de signification.

    60. La Cour rappelle que dans l’affaire Levages Prestations Services, elle a considéré que les modalités d’exercice du pourvoi en cassation, prescrites par l’article 979 du CPC, spécialement quant à la production des pièces, pouvaient passer pour prévisibles aux yeux d’un justiciable, de surcroît représenté par un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation (Levages Prestations Services, précité, § 42). Elle a par ailleurs décidé que l’irrecevabilité prononcée sur ce fondement était compatible avec l’article 6 § 1 de la Convention au regard de la spécificité de la procédure devant la Cour de cassation. La Cour n’entend pas revenir sur ce point dès lors qu’il concerne la production de la décision attaquée par le demandeur principal au pourvoi. La question qui se pose en l’espèce porte sur le point de savoir si le requérant, demandeur incident, pouvait s’attendre à ce qu’il doive produire l’acte de signification de la décision attaquée d’une part, et, d’autre part, si l’application de la règle de la dépendance du pourvoi provoqué par rapport au pourvoi principal a, dans les circonstances particulières de l’espèce, porté atteinte à son droit à un tribunal.

    61. En l’espèce, la Cour observe que les parties ne s’accordent pas sur la question de savoir si le pourvoi du requérant pouvait échapper à cette règle. Sur ce point, la Cour relève que le libellé de l’article 1010 du CPC ne permet pas de trancher cette question avec certitude dans la mesure où il ne prévoit pas que l’auteur du pourvoi incident ou provoqué soit assujetti à d’autres formalités que celle du dépôt d’un mémoire (paragraphe 33 ci‑dessus). De plus, si d’après un arrêt de 2003 cité par le Gouvernement, il appartient au demandeur incident de justifier de la signification de l’arrêt attaqué pour échapper à l’irrecevabilité du pourvoi principal (paragraphes 37 et 42 ci-dessus), cet unique exemple diffère du cas d’espèce (il concerne le rejet d’un pourvoi principal pour un motif totalement étranger aux exigences de production des pièces visées par l’article 979 du CPC (idem)). Toutefois, dès lors qu’en principe il ne lui appartient pas d’apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt qu’une autre (Walchi, précité, § 31), la Cour n’aperçoit pas de raison de remettre en cause la conclusion à laquelle est parvenue la Cour de cassation quant à la règle de procédure en cause ; elle note au demeurant que le requérant était représenté par un avocat aux conseils, spécialiste de la procédure de cassation. Pour autant, dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que la décision de cette juridiction de prononcer l’irrecevabilité du pourvoi souffre d’un formalisme excessif.

    62. En effet, la Cour constate en premier lieu que si le Gouvernement indique que la signification de la décision attaquée à l’intimé par l’auteur du pourvoi vise des buts légitimes tels que le respect du contradictoire et les droits de la défense, il ne s’exprime pas sur le but légitime de la production de l’acte de signification de la décision attaquée. La Cour note à cet égard que cette exigence a été récemment supprimée par décret (paragraphe 34 ci‑dessus).

    63. La Cour observe en deuxième lieu que le ministère public, sur transmission du dossier par le procureur général, lui-même saisi par l’autorité centrale française, a mis en œuvre l’ensemble de la procédure de retour en vertu de la Convention de La Haye, de la saisine du juge aux affaires familiales à celle de la Cour de cassation. Il a d’abord engagé une demande de retour des enfants devant le tribunal de grande instance compétent puis fait appel du jugement rendu par celui-ci pour finalement se pourvoir en cassation contre l’arrêt d’appel rendu. La Cour rappelle à cet égard que la Convention de La Haye fait du retour immédiat de l’enfant dans l’État contractant d’origine un principe. Elle charge pour ce faire les autorités centrales d’introduire ou de favoriser l’ouverture d’une procédure judiciaire afin d’obtenir le retour de l’enfant enlevé (article 7 de la Convention de La Haye, paragraphe 39 ci-dessus). En France, cette autorité ne saisit pas directement le juge mais transmet le dossier au parquet (paragraphe 38 ci-dessus). De plus, le parent qui prétend qu’un enfant a été déplacé a la faculté de saisir directement les autorités judiciaires, mais n’est pas tenu de le faire (article 29 de la Convention de La Haye, paragraphe 39 ci-dessus). Le requérant a ainsi été informé le 13 mai 2009 du pourvoi formé par le procureur général (paragraphe 24 ci-dessus) et il pouvait légitimement penser que ce dernier avait respecté les modalités de la signification de l’arrêt d’appel et joint une copie de celle-ci à son pourvoi. La Cour considère que le requérant était dans une situation comparable à celle d’une partie lorsque la signification de la décision attaquée appartient au greffe de la juridiction qui l’a rendue, comme cela est mentionné à l’article 611-1 du CPC, c’est à dire à une autorité publique.

    64. Troisièmement, la Cour relève que, à la suite de la communication du rapport du conseiller rapporteur mettant en lumière le risque de déclaration d’irrecevabilité du pourvoi principal (paragraphe 28 ci-dessus), le procureur général près la cour d’appel de Bordeaux a reconnu l’omission litigieuse et fait savoir qu’il avait procédé à la signification de l’arrêt d’appel tardivement. Il a cependant souligné la nature particulière de l’affaire et de la procédure fondée sur la Convention de La Haye, ainsi que l’importance de l’enjeu du litige au regard de l’intérêt des enfants, pour demander une application exceptionnellement souple des règles procédurales « non essentielles » (paragraphe 29 ci-dessus).

    65. La Cour déduit de ce qui précède que l’irrecevabilité du pourvoi provoqué du requérant tient essentiellement à l’irrecevabilité du pourvoi principal, due à la négligence du procureur qui avait un rôle central et particulier dans la procédure de retour d’enfants sur le fondement de la Convention de La Haye.

    66. Au vu des conséquences qu’a entraînées l’irrecevabilité du pourvoi pour le requérant, la Cour estime qu’il s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge. Elle constate ainsi que le requérant n’a pas pu voir examiner par la Cour de cassation l’argument principal soulevé, à savoir qu’il n’existait aucun élément susceptible de constituer une exception au retour immédiat des enfants au sens de l’article 13 a) de la Convention de La Haye puisqu’il exerçait effectivement son droit de garde au moment du déplacement d’une part, et qu’il n’avait jamais acquiescé au non-retour de ses enfants - principal motif de rejet de la demande de retour par la cour d’appel - d’autre part. La Cour rappelle à cet égard que la procédure de retour d’enfants est « susceptible d’avoir des conséquences très graves et délicates pour les personnes concernées » (mutatis mutandis,Gajtani c. Suisse, n43730/07, § 75, 9 septembre 2014).

    67. En définitive, et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme excessif en ce qui concerne l’application de l’exigence procédurale litigieuse. Partant, elle rejette l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement et conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

      

    FAUTE DE LA COUR D'APPEL

    DIÉMERT c.FRANCE du 30 mars 2023 Requête no 71244/17

    6 § 1 (pénal) • Accès à un tribunal en matière de diffamation • Constat de la prescription de l’action indemnitaire du requérant en cours d’instance d’appel l’ayant privé d’un examen au fond sans lui faire supporter une charge procédurale excessive (en dépit de la négligence de la cour d’appel en matière d’audiencement)

    FAITS : poursuites pour diffamation

    1. La prescription de l’action civile en matière d’infractions à la loi sur la liberté de la presse en France

    18.  L’article 65 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse se lit comme il suit :

    « L’action publique et l’action civile résultant des infractions à la loi sur la presse se prescrivent à l’échéance d’un délai de trois mois, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait. »

    19.  La prescription est acquise à l’expiration du délai précité, à moins que son cours ait été suspendu ou interrompu.

    20.  La Cour de cassation juge que la prescription est suspendue au profit de la partie poursuivante lorsqu’un obstacle de droit ou de fait la met dans l’impossibilité d’agir (Cass. crim., 17 décembre 2013, no 12‑86.393).

    21.  Or, elle considère que le seul fait d’introduire l’instance ne suffit pas à suspendre la prescription, mais ne fait que l’interrompre. Elle juge en effet que le droit de poursuivre l’audience pour faire juger l’affaire appartient à toutes les parties et que la partie civile, comme le ministère public, peuvent assigner le prévenu à une des audiences de la juridiction de jugement (Cass. crim., 26 janvier 1884, Bull. crim. t. 89, no 22, pp. 35-37, et 30 mai 2007, no 06‑86.256, Bull. crim. no 142), une telle citation interrompant la prescription.

    22.  Selon une jurisprudence constante et bien établie, il incombe à la partie civile de surveiller le déroulement de la procédure et d’accomplir les diligences utiles pour poursuivre l’action qu’elle a engagée, en faisant citer elle-même le prévenu à l’une des audiences de la juridiction avant l’expiration du délai de prescription au besoin (voir, parmi beaucoup d’autres, Cass. crim., 2 décembre 1986, no 86-91.698, Bull. crim., no 364, 27 juin 1990, no 89‑85.008, Bull. crim. no 267, 21 mars 1995, no 93‑81.642, Bull. crim. no 115, et 11 avril 2012, no 11-83.916). Si ces décisions concernaient pour la plupart des cas dans lesquels des appels avaient été tardivement audiencés, la Cour de cassation a également appliqué cette jurisprudence dans une hypothèse où la juridiction correctionnelle avait ordonné un renvoi à plus de trois mois en cours d’instance (Cass. crim., 20 octobre 2015, no 14‑87.122, Bull. crim. 2015, no 225).

    23.  Elle juge que cette obligation procédurale n’est pas incompatible avec les articles 6 et 13 de la Convention (Cass. crim., 21 mars 1995 et 20 octobre 2015, précités).

    24.  Par ailleurs, la décision de renvoi de l’examen d’une l’affaire à une audience ultérieure prononcée par un jugement ou un arrêt, en présence du ministère public, constitue un acte interruptif de prescription (Cass. crim., 21 mars 1995, no 93-81.531, Bull. crim. no 116, et 9 octobre 2007, pourvoi no 07-81.786, Bull. crim. no 239). La Cour de cassation reconnaît également le caractère interruptif d’un renvoi ordonné à l’audience, mais non formalisé par une décision, à la double condition qu’il ait été prononcé contradictoirement et qu’il ait été constaté sur les notes d’audience (Cass. crim., 28 novembre 2006, nos 01‑87.169 et 05‑85.085, Bull. crim. no 298).

    CEDH

    a) Principes généraux

    33.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333-B). Ce droit n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours ; les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Cela étant, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, §§ 114‑115, 15 mars 2018, et Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 343, 15 mars 2022).

    34.  Les principes applicables à l’examen des restrictions d’accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l’affaire Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 80-86, 5 avril 2018). Lorsqu’elle statue sur la proportionnalité de telles restrictions, la Cour se montre particulièrement attentive à trois critères, à savoir i) la prévisibilité de la restriction, ii) le point de savoir qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure (Zubac, précité, §§ 90-95, et Willems et Gorjon c. Belgique, nos 74209/16 et 3 autres, §§ 80 et 87-88, 21 septembre 2021 ; voir, également, Barbier c. France, no 76093/01, §§ 27-32, 17 janvier 2006) et iii) la question de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif » (Zubac, précité, §§ 96-99, et Walchli c. France, no 35787/03, §§ 29-36, 26 juillet 2007). Par ailleurs, pour apprécier si les exigences de l’article 6 § 1 ont été respectées à hauteur d’appel ou de cassation, la Cour tient compte de la mesure dans laquelle l’affaire a été examinée par les juridictions inférieures, du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulève des questions concernant l’équité, et du rôle de la juridiction concernée (Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, §§ 45-49, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et Zubac, précité, § 84).

    35.  Enfin, la Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, d’interpréter la législation interne, le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011).

    b) Application en l’espèce

    36.  En l’espèce, la Cour relève que l’acquisition de la prescription de l’action indemnitaire du requérant a restreint son droit d’accès à un tribunal, en le privant d’un examen au fond de son appel. Si le requérant a pu présenter ses observations sur la prescription devant la cour d’appel et la Cour de cassation, la Cour rappelle qu’un tel accès aux juridictions de degré supérieur ne satisfait pas toujours aux impératifs de l’article 6 § 1 (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, §§ 56-57, série A no 93, et Bellet, précité, § 36).

    37.  S’agissant du but poursuivi par cette restriction, la Cour rappelle que la réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique (Walchli, précité, § 27, et Clinique Sainte Marie c. France (déc.), no 24562/03, 29 avril 2008). En outre, elle admet que les exigences procédurales prévues par la loi du 29 juillet 1881 ont également pour but de protéger la liberté d’expression (Vally et autre c. France (déc.), no 39141/04, 17 juin 2008) et reconnaît la légitimité d’une telle finalité. Dès lors, il reste à la Cour à déterminer s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction en cause et les buts qu’elle visait.

    38.  À cet égard, la Cour constate d’emblée que les prétentions du requérant ont fait l’objet d’un examen sérieux en première instance. Le tribunal de première instance de Papeete les a rejetées par un jugement motivé, au terme d’une procédure dont l’équité n’est pas discutée.

    39.  Elle relève ensuite que le régime du délai de prescription litigieux est précisément défini par la loi, dont l’application fait l’objet d’une jurisprudence constante (paragraphes 18‑21 ci‑dessus). Elle précise que le devoir de surveillance de la procédure incombant à la partie civile, s’il fait certes peser sur le requérant une responsabilité lourde de conséquences, n’en est pas moins établi par une jurisprudence claire, accessible et bien établie (paragraphe 22 ci‑dessus et Clinique Sainte Marie, décision précitée). La restriction en cause était donc prévisible.

    40.  La Cour note que le requérant ne conteste ni le principe ni la brièveté du délai de prescription litigieux. Il se plaint d’une application excessivement formaliste de son devoir de surveillance de la procédure, et fait valoir, plus largement, que la déclaration d’appel devrait avoir pour effet de suspendre la prescription (paragraphe 31 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que les délais de péremption ou de prescription figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal (Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, § 50, 13 février 2020). Elle réaffirme ensuite que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans l’élaboration de la réglementation relative à l’accès aux tribunaux. La Cour n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce qui pourrait être la meilleure politique en la matière. En revanche, il lui appartient de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Zubac, précité, § 78).

    41.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il lui revient de déterminer si la combinaison des règles procédurales en cause a fait peser sur le requérant une charge excessive. À cette fin, il convient d’abord d’identifier les raisons qui, en définitive, ont restreint le droit d’accès à un tribunal du requérant (Zubac, précité, § 90).

    42.  S’agissant d’une part du rôle joué par la cour d’appel de Papeete, la Cour relève que le droit interne confère aux décisions de renvoi prises par la juridiction de jugement un effet interruptif de prescription (paragraphe 24 ci-dessus) et qu’il impose à celle-ci de fixer la date de renvoi en déterminant l’audience à laquelle l’affaire pourra utilement être examinée (paragraphe 17 ci-dessus). Or, à l’audience du 9 octobre 2014, la cour d’appel a reporté l’examen de l’affaire à plus de trois mois, c’est-à-dire au-delà de l’échéance du délai de prescription (paragraphe 18 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la cour d’appel ne pouvait ignorer qu’une telle décision entraînerait la prescription. Elle estime donc que la date fixée n’était pas une « date utile » au sens du droit interne, et que l’audiencement de l’affaire procède d’un dysfonctionnement du service public de la justice.

    43.  S’agissant d’autre part du rôle joué par le requérant, la Cour rappelle que le droit interne lui imposait de surveiller le déroulement de la procédure et de veiller à ce que son action en justice, toujours pendante, échappe à la prescription (paragraphe 22 ci-dessus). Or, la décision de renvoi du 9 octobre 2014 a été prononcée contradictoirement, de sorte que le requérant pouvait effectivement faire citer son contradicteur à l’une des audiences de la cour d’appel pour interrompre la prescription. Les juridictions internes ont donc pu considérer que celui-ci avait manqué à son devoir de surveillance sans que cette conclusion puisse passer pour arbitraire ou déraisonnable.

    44.  La Cour en conclut que la cour d’appel de Papeete et le requérant ont tous deux contribué à l’acquisition de la prescription. En pareilles circonstances, pour déterminer si le requérant a dû supporter une charge procédurale excessive, la Cour doit tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire, considérée dans son ensemble, en recherchant en particulier i) si le requérant était assisté d’un avocat et s’il a agi avec la diligence requise, ii) si les erreurs commises auraient pu être évitées dès le début, iii) et si les erreurs sont principalement ou objectivement imputables au requérant ou aux autorités compétentes (Zubac, précité, §§ 91-95).

    45.  À cet égard, la Cour constate en premier lieu que le requérant a été assisté par un avocat spécialisé en droit pénal devant la cour d’appel et qu’il est lui‑même un professionnel du droit. Elle estime donc qu’il ne pouvait ignorer l’étendue de ses obligations procédurales. La Cour remarque que le requérant est à l’origine des poursuites pénales engagées à l’encontre de M. Tuheiava, et elle admet que cette circonstance peut lui conférer une responsabilité particulière dans la conduite de l’instance.

    46.  En deuxième lieu, elle observe que l’avocat du requérant aurait pu présenter des observations sur la demande de renvoi présentée par le prévenu à l’audience du 9 octobre 2014 ou interpeller la juridiction sur le problème lié à la fixation par les juges d’une date d’audience entraînant prescription. Or, il ne résulte pas des documents produits devant la Cour qu’il ait fait usage de cette faculté. Au contraire, le requérant reconnaît dans ses observations que son avocat s’est « [laissé] surprendre par la prescription ».

    47.  En troisième lieu, la Cour souligne que le requérant a eu connaissance de la date de renvoi dès le 9 octobre 2014 et qu’il a disposé d’un délai de trois mois pour faire délivrer aux parties une citation à comparaître à une autre audience. Elle considère que cette formalité procédurale, bien qu’étant nécessairement de nature à générer un coût supplémentaire pour le requérant, était simple et accessible. À cet égard, la Cour rappelle que droits procéduraux et obligations procédurales vont normalement de pair et que les parties sont tenues d’accomplir avec diligence les actes de procédure relatifs à leur affaire (Zubac, précité, § 93, et, par exemple, Clinique Sainte Marie, décision précitée).

    48.  Dans ces conditions, et en dépit de la négligence dont la cour d’appel de Papeete a fait preuve en matière d’audiencement, la Cour juge que le requérant n’a pas eu à supporter une charge procédurale excessive.

    49.  Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour juge qu’en constatant la prescription de l’action du requérant en cours d’instance d’appel, les juridictions internes n’ont ni porté une atteinte disproportionnée au droit d’accès à un tribunal du requérant, ni porté atteinte à la substance même de ce droit. Par conséquent, il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

      

    LA SÉCURITÉ JURIDIQUE DES JUGEMENTS

    - Une décision devenue définitive rejugée à nouveau

    - Un appel accepté alors que les délais pour faire appel sont forclos

    - La jurisprudence de la Cour de Cassation française

    UNE DÉCISION DEVENUE DÉFINITIVE REJUGÉE A NOUVEAU

    Kontalexis c. Grèce (n° 2) du 6 septembre 2018 requête n° 29321/13

    Article 6-1 : REJUGER après un arrêt de la CEDH.

    La CEDH a conclu à la non-violation de la Convention. Le requérant se plaignait du refus de la Cour de cassation grecque de rouvrir une procédure nationale à la suite d’un arrêt rendu par la CEDH ayant conclu à la violation du droit à un procès équitable. La Cour a jugé que le raisonnement suivi par la Cour de cassation n’apparaissait pas arbitraire, et elle a rappelé sa jurisprudence constante selon laquelle la Convention ne garantit pas le droit à la réouverture d’une procédure.

    RECEVABILITÉ

    42. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. À cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002-III).

    43. La Cour réaffirme en outre qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suiv., série A no 51, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil 1996-III, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, et la décision Jensen c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001-X).

    44. La Cour relève que les allégations du Gouvernement concernant la qualité de victime du requérant ont trait à la procédure qui s’est achevée par son arrêt du 31 mai 2011, devenu final le 28 novembre 2011. Elles visent donc une situation antérieure à la procédure relative à la demande de réouverture présentée par le requérant. La Cour réitère à cet égard que seule l’équité de la procédure postérieure à la demande de réouverture du requérant peut faire l’objet d’un nouvel examen. La Cour n’aperçoit pas comment les allégations du Gouvernement à cet égard pourraient rejaillir sur la violation alléguée par le requérant dans le cadre de la procédure en révision. Il convient donc de rejeter l’exception.

    4. Conclusion

    45. Les exceptions du Gouvernement tirées de l’incompétence ratione materiae de la Cour pour connaître du fond du grief soulevé par le requérant ainsi que de l’absence de qualité de victime de celui-ci doivent être rejetées.

    46. La Cour conclut alors que le grief relatif à l’équité de la procédure devant la Cour de cassation ayant abouti à son arrêt du 18 janvier 2013 n’est pas manifestement mal fondé sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

    47. La Cour va à présent rechercher si les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention ont été respectées en l’espèce.

    ARTICLE 6-1

    53. La Cour rappelle que la question devant elle concerne l’équité de la procédure devant la Cour de cassation qui a abouti à son arrêt du 18 janvier 2013. Elle observe, en particulier, que le grief de manque d’équité soulevé par le requérant est spécifiquement dirigé contre le raisonnement suivi par la Cour de cassation dans cet arrêt. À cet égard, la Cour renvoie aux principes ressortant de sa jurisprudence tels qu’elle les a récemment rappelés dans son arrêt Moreira Ferreira (no 2), précité, §§ 83-84).

    54. La Cour note que pour motiver son refus d’ordonner la réouverture, la Cour de cassation a considéré que la violation constatée par la Cour était de nature formelle et ne concernait pas le droit garanti par l’article 6 de la Convention, à savoir le droit de l’accusé d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial et par des juges indépendants et impartiaux.

    55. Plus particulièrement, la Cour de cassation a jugé que la violation constatée par la Cour n’avait pas influé sur le caractère équitable de la procédure et n’avait pas eu d’effet négatif sur l’appréciation faite par les juges du tribunal correctionnel. Cette violation était un fait accompli et était couverte par la force de chose jugée de l’arrêt de la Cour de cassation qui avait rejeté le moyen de cassation que la Cour avait par la suite accueilli. Le jugement de condamnation qui n’avait pas été cassé par la Cour de cassation lors de la première procédure ne pouvait pas être cassé rétroactivement. Le moyen relatif à la composition illégale du tribunal avait été rejeté par la Cour de cassation lors de la première procédure et cette décision ne pouvait pas être remise en cause à la suite de l’arrêt de la Cour.

    56. Les motifs susmentionnés exposés par la Cour de cassation constituent, de l’avis de la Cour, une interprétation de l’article 525 du code de procédure pénale. Selon l’interprétation donnée par la Cour de cassation à l’article 525 précité, les irrégularités procédurales du type de celle constatée en l’espèce n’entraînent pas de plein droit la réouverture de la procédure. La Cour estime que cette interprétation du droit grec applicable, qui a pour conséquence de limiter les cas de réouverture des procédures pénales définitivement closes ou au moins de les assujettir à des critères soumis à l’appréciation des juridictions internes, n’apparaît pas arbitraire. Elle relève que cette interprétation est confortée par la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle la Convention ne garantit pas le droit à la réouverture d’une procédure ou à d’autres formes de recours permettant d’annuler ou de réviser des décisions de justice définitive et par l’absence d’approche uniforme parmi les États membres quant aux modalités de fonctionnement des mécanismes de réouverture existants (Moreira Ferreira (no 2), précité, §§ 90-91).

    57. La Cour note que la Cour de cassation a estimé que l’arrêt de 2011 ne mettait pas en cause l’indépendance ou l’impartialité de la formation de la juridiction qui a rendu l’arrêt litigieux, ni l’équité de la procédure dans son ensemble.

    58. Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités internes dans l’interprétation des arrêts de la Cour, à la lumière des principes relatifs à l’exécution (voir, mutatis mutandis, Emre c. Suisse (no 2), no 5056/10, § 71, 11 octobre 2011), celle-ci estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la validité de l’interprétation donnée par la Cour de cassation dans son arrêt du 18 janvier 2013. En effet, il lui suffit de s’assurer que cet arrêt n’est pas entaché d’arbitraire, en ce qu’il y aurait eu une déformation ou une dénaturation par les juges de la Cour de cassation de l’arrêt rendu par la Cour (Bochan (no 2), précité, §§ 63-65, et Moreira Ferreira (no 2), précité, § 96).

    59. Même si elle ne partage pas nécessairement tous les éléments de l’analyse de l’arrêt du 18 janvier 2013, la Cour ne saurait conclure que la lecture par la Cour de cassation de l’arrêt rendu par la Cour en 2011, était, dans son ensemble, le résultat d’une erreur de fait ou de droit manifeste aboutissant à un « déni de justice » et donc à une appréciation entachée d’arbitraire.

    60. En conséquence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 6 de la Convention.

    Article 46

    61. Le requérant soutient par ailleurs que le rejet par la Cour de cassation de sa demande de réouverture emporte également violation de l’article 46 de la Convention car il s’agirait là d’un refus d’exécution de l’arrêt de la Cour de 2011.

    62. La Cour rappelle que, si elle n’est pas soulevée dans le cadre de la « procédure en manquement » prévue à l’article 46 §§ 4 et 5 de la Convention, la question du respect par les Hautes Parties contractantes de ses arrêts échappe à sa compétence (Bochan (no 2), précité, § 33).

    63. Dès lors, pour autant que le requérant dénonce un défaut de redressement de la violation de l’article 6 § 1 constatée par la Cour dans son arrêt de 2011, la Cour n’a pas compétence ratione materiae pour connaître de ce grief (voir, mutatis mutandis, Moreira Ferreira (no 2), précité, § 103).

    FLORES QUIROS c. ESPAGNE requête 75183/10 du 19 juillet 2016

    Violation de l'article 6-1, la requérante obtient un jugement qui prévoit la vente d'un local appartenant à son ex époux pour payer la pension alimentaire. Le jugement est annulé sur l'opposition d'un tiers. Elle ne bénéficie pas du droit d'exécution des jugements.

    1. Thèses des parties

    29. Le Gouvernement dit être conscient de l’importance de l’obligation d’exécuter les jugements. Il indique que c’est en raison de cette importance que celle-ci est reconnue en droit interne par la Constitution, en son article 118. Il ajoute que, s’agissant des jugements rendus dans le domaine du contentieux administratif, cette obligation est développée dans les articles 103 à 112 de la LRJCA, et, plus particulièrement, en ce qui concerne la présente espèce, dans l’article 105.

    30. Le Gouvernement allègue que, dans la présente affaire, la requérante sollicite une exécution qui serait en contradiction avec le jugement rendu le 31 juillet 2006 qui avait déclaré la validité de la vente aux enchères. Il indique que cette décision doit elle aussi être exécutée.

    31. Pour la requérante, les deux jugements en cause, à savoir celui du 8 mai 2006 et celui du 31 juillet 2006, ne sont pas contradictoires. En effet, le premier ne concernerait que les prétentions de l’intéressée, alors que le deuxième n’aurait trait qu’aux griefs de l’ex-époux de cette dernière, M.B.M., seule partie à la procédure entamée devant le juge du contentieux administratif no 1 de Madrid.

    32. Par ailleurs, la requérante fait référence à l’article 105 § 2 de la LRJCA, invoqué par le Gouvernement, et se plaint que les juridictions internes n’aient pas respecté les prévisions de cette disposition, laquelle exigerait la convocation des parties à une audience en cas d’impossibilité d’exécution d’un jugement.

    2. Appréciation de la Cour

    33. Bien qu’il ressorte de la jurisprudence de la Cour que le droit d’accès à un tribunal ne peut obliger un État à faire exécuter chaque jugement de caractère civil quel qu’il soit et quelles que soient les circonstances (Sanglier c. France, no 50342/99, § 39, 27 mai 2003), la Cour a également déclaré que l’exécution d’un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de l’article 6 de la Convention (voir, notamment, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, §§ 40 et suiv., Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, et Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 25, 27 mai 2004).

    34. L’État est donc tenu de mettre à la disposition des requérants un système leur permettant d’obtenir l’exécution correcte des décisions rendues par les juridictions internes. Ainsi, la tâche de la Cour consistera à examiner si les mesures adoptées par les autorités nationales – en l’espèce une autorité judiciaire – aux fins de l’exécution des décisions en cause ont été adéquates et suffisantes (Ruianu c. Roumanie, no 34647/97, § 66, 17 juin 2003) : en effet, lorsque lesdites autorités sont tenues d’agir en exécution d’une décision judiciaire et omettent de le faire – ou le font incorrectement – cette inertie engage la responsabilité de l’État sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (voir García Mateos c. Espagne, no 38285/09, § 44, 19 février 2013).

    35. De ce fait, la Cour a considéré que le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie (Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 63, CEDH 1999‑V).

    36. Par conséquent, si l’État refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6 de la Convention dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdraient toute raison d’être (Hornsby, précité). L’exécution doit, en outre, être complète, parfaite et non partielle (Matheus c. France, no 62740/00, § 58, 31 mars 2005, et Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, §§ 68-76, 2 mars 2004).

    37. La Cour constate qu’en l’espèce, dans sa décision du 8 mai 2006, le juge du contentieux administratif no 25 de Madrid s’est prononcé sur le recours introduit par la requérante et a décidé de manière non équivoque d’annuler la vente aux enchères, et ce sans préjudice de la continuation de la procédure d’exécution forcée menée à l’encontre de M.B.M.

    38. Pour autant que cette décision concernait les prétentions de la requérante, elle ne peut être considérée comme étant contradictoire avec celle du 31 juillet 2006, laquelle ne répondait qu’au recours introduit par l’ex‑époux de la requérante, qui n’était pas partie à la procédure entamée devant le juge du contentieux administratif no 25 de Madrid.

    39. S’agissant de la question relative à l’épuisement des voies de recours internes, la Cour note que la requérante a entamé des démarches pour solliciter l’exécution du jugement du 8 mai 2006 dès son prononcé et que celles-ci l’ont conduite à former un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. La Cour ne souscrit pas à l’argument du Gouvernement selon lequel l’intéressée aurait pu exercer une action civile à l’encontre de son ex-époux. Elle constate en effet que le dommage allégué par la requérante découlait de l’impossibilité de contester la fixation du prix du bien vendu aux enchères et qu’il s’agissait là d’un préjudice qui n’avait pas été causé par M.B.M. et qui aurait pu trouver son origine dans des irrégularités éventuellement commises par les tribunaux internes.

    40. La Cour souscrit en outre à la thèse de la requérante, et elle estime que, si – comme le Gouvernement semble l’indiquer – la TGSS ou les tribunaux considéraient que l’exécution du jugement du 8 mai 2006 était impossible du fait de l’existence du jugement du 31 juillet 2006, les juridictions internes compétentes auraient dû faire application de l’article 105 § 2 de la LRJCA et convoquer les parties à une audience – possibilité qui n’a pas été offerte à ces dernières en l’espèce.

    41. Quant à la motivation fournie par les juridictions internes pour justifier la non-exécution du jugement du 8 mai 2006, la Cour relève que, après avoir considéré dans sa décision du 9 octobre 2007 que la demande de la requérante était incongrue, le juge du contentieux administratif no 25 de Madrid a fait état d’une absence d’atteinte aux droits de la défense de l’intéressée dans ses décisions du 28 et 31 janvier 2008 sans pour autant rentrer dans le fond de l’affaire.

    42. Ces arguments n’apparaissent pas comme étant suffisants, de l’avis de la Cour, pour décharger l’État de son obligation essentielle, découlant de l’article 6 § 1 de la Convention, de faire exécuter les jugements définitifs.

    43. Aussi les éléments qui précèdent permettent-ils à la Cour de conclure qu’il appartenait en l’espèce aux juridictions internes de respecter l’obligation d’exécuter le jugement du 8 mai 2006, qui concernait la seule requérante. Par leur refus d’exécuter cette décision, qui a ainsi perdu tout effet utile, les tribunaux ont entravé le droit de la requérante à une protection judiciaire effective garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

    44. Partant, la Cour rejette les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement et, statuant au fond, estime qu’il y a eu violation de cette disposition.

    S.C. BRITANIC WORLD S.R.L. c. ROUMANIE du 26 avril 2016 requête 8602/09

    Non respect de l'article 6 de la Convention : annulation d'une décision par un recours exceptionnel de révision, déjà jugée et passée en force de chose jugée, atteinte à la sécurité juridique.

    36. La Cour note d’emblée que la requérante soulève dans ses observations un grief tiré du prétendu défaut d’impartialité de la formation de jugement de la cour d’appel qui a rendu l’arrêt du 27 novembre 2008. Toutefois, elle estime qu’il s’agit d’un grief nouveau que la requérante n’a pas mentionné dans son formulaire de requête et sur lequel les parties n’ont pas échangé leurs observations. À supposer même qu’il ne soit pas tardif, il convient de ne pas examiner ce grief à ce stade de la procédure de la présente requête (Nuray Şen c. Turquie (no 2), no 25354/94, §§ 199-200, 30 mars 2004, et M.C. et autres c. Italie, no 5376/11, § 54, 3 septembre 2013).

    37. L’examen de la Cour portera donc sur l’atteinte alléguée au principe de la sécurité des rapports juridiques qui, selon sa jurisprudence constante, constitue un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII et Stanca Popescu c. Roumanie, no 8727/03, § 99, 7 juillet 2009).

    38. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que le grief de la requérante porte sur la réouverture d’une procédure judiciaire qui a pris fin par une décision définitive à la suite de l’introduction, par l’une des parties à la procédure, d’une demande de révision. Elle note ensuite que la procédure de révision qui fait l’objet de la présente requête est une pratique commune à bon nombre des États parties à la Convention, qui permet la réouverture d’une procédure déjà terminée dans des cas et délais expressément prévus par la loi. Une telle pratique ne pose pas en soi un problème au regard de l’article 6 § 1 de la Convention (Protsenko c. Russie, no 13151/04, §§ 30-34, 31 juillet 2008, et Podrugina et Yedinov c. Russie (déc.), no 39654/07, 17 février 2009). La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu que l’article 6 § 1 de la Convention, pris sous son volet civil, pouvait être applicable à l’examen d’une demande de réouverture d’une procédure civile (San Leonard Band Club c. Malte, no 77562/01, §§ 47-48, CEDH 2004‑IX). Elle a précisé dans l’arrêt Bochan (Bochan c. Ukraine (no 2), [GC], no 22251/08, § 50, ECHR 2015) que la question de l’applicabilité de l’article 6 à la réouverture d’une procédure terminée dépendait de la nature, la portée et des particularités de pareille procédure dans tel ou tel ordre juridique. En tout état de cause et en vue de l’intérêt primordial de la sécurité juridique, les juridictions supérieures ne doivent utiliser leur pouvoir de révision que pour corriger notamment des erreurs de fait ou de droit ou des erreurs judiciaires et non pour procéder à un nouvel examen. La révision ne doit pas devenir un appel déguisé et le simple fait qu’il puisse exister deux points de vue sur le sujet n’est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire. Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003‑IX). La Cour doit donc procéder à un examen particulièrement attentif lorsque la procédure de révision est utilisée une seconde fois.

    39. La Cour doit donc rechercher si, en l’espèce, l’annulation de l’arrêt définitif du 10 avril 2007 du tribunal départemental de Prahova par voie de révision était justifiée et si un rapport de proportionnalité a été ménagé entre les intérêts de la requérante et le besoin d’assurer la bonne administration de la justice, qui comprend le respect du principe de la sécurité des rapports juridiques civils et de l’autorité de la chose jugée (Kourinny c. Russie, no 36495/02, §§ 27-28, 12 juin 2008, et Podrugina et Yedinov, décision précitée).

    40. Elle note que, dans son arrêt du 28 novembre 2008, la cour d’appel a jugé que les conditions requises par l’article 322 § 5 du CPC pour justifier la révision de l’arrêt définitif du 10 avril 2007 étaient remplies. Plus précisément, la cour d’appel a jugé que la société G. avait produit de nouveaux éléments de preuve qu’elle avait été dans l’impossibilité objective de se procurer (paragraphe 25 ci-dessus). Ces nouveaux éléments de preuve étaient en l’espèce les décisions pénales rendues à l’issue d’une procédure pénale pour faux que la requérante avait entamée contre C.B., son ancien directeur (paragraphe 12 ci-dessus). Pour arriver à cette conclusion, la cour d’appel a jugé que l’impossibilité objective pour la société G. de se procurer ces décisions pénales découlait de la législation sur la protection des données personnelles et sur l’accès aux informations publiques, qui l’empêchait d’accéder à des décisions judiciaires rendues dans des procédures auxquelles elle n’avait pas été partie.

    41. Toutefois, la Cour note que l’existence de la procédure pénale antérieure était un fait bien connu tant des parties que des tribunaux saisis de l’action civile en annulation du contrat de vente ; les parties et les tribunaux y ont fait référence à plusieurs reprises au cours de la procédure civile (paragraphes 15 et 17 ci-dessus). Le Gouvernement soutient que la requérante était la seule partie à la procédure civile à avoir connaissance de la motivation précise des décisions pénales en cause (paragraphe 33 ci‑dessus). Toutefois, la Cour note, tout d’abord, que C.B., l’accusé dans la procédure pénale, était lui-même partie à la procédure civile et qu’il s’est servi du non-lieu au pénal comme un argument en sa faveur dans le cadre de la procédure civile (paragraphes 13 et 15 ci-dessus). Le défaut de production des décisions pénales ne saurait être donc reproché à la seule requérante.

    42. La Cour note ensuite que le CPC, tel qu’il était en vigueur au moment des faits, mettait en place un mécanisme afin d’assurer que la juridiction saisie d’une action civile dispose de tous les éléments de preuve pour prendre une décision.

    43. Ainsi, l’article 172 du CPC permettait au tribunal d’ordonner à l’une des parties à la procédure de produire un document relatif au litige si la partie adverse en faisait la demande (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour note que l’article 172 du CPC, rédigé de façon générale, ne dressait pas la liste des documents que la partie pouvait être contrainte de présenter ; rien ne s’opposait donc à ce que cette disposition soit utilisée pour ordonner à la société requérante de produire les copies des décisions pénales en question. La rédaction de l’article 175 du CPC, qui se référait aux documents conservés, entre autres, par les autorités publiques, confirme cette interprétation (paragraphe 26 ci-dessus). L’article 1081 du CPC permettait en outre de sanctionner la partie qui ne se conformait pas à la demande de production d’un document faite par un tribunal (paragraphe 26 ci‑dessus).

    44. La Cour estime donc que le droit interne, tel qu’en vigueur au moment des faits, offrait un mécanisme efficace pour permettre à une partie à la procédure civile de contraindre la partie adverse à produire un document qu’elle ne pouvait pas se procurer par ses seuls moyens. Or, la Cour note que la société G. ne s’est pas prévalue de cette possibilité légale, mais, qu’en revanche, elle n’a agi qu’une fois informée, de manière accidentelle, par C.B., qui, de plus, n’avait aucune obligation légale en ce sens.

    45. Dès lors, la Cour estime que, en faisant droit à la seconde demande de révision, les tribunaux internes ont rouvert une procédure définitivement tranchée et ce, sur des questions que la société G. avait eu la possibilité de soulever pendant cette procédure. La Cour rappelle à cet égard que le simple fait qu’il puisse exister deux points de vue sur le sujet n’est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire (Riabykh, précité, § 52).

    46. Par conséquent, la Cour ne décèle en l’espèce aucune circonstance substantielle et impérieuse de nature à justifier la réouverture de la procédure (mutatis mutandis, S.C. Uzinexport S.A. c. Roumanie, no 43807/06, § 32, 31 mars 2015, et a contrario, Protsenko, précité, §§ 30‑34).

    47. Dès lors, elle estime que l’admission de la demande de révision a méconnu le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par conséquent, le droit de la requérante à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1.

    48. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

    LUNGU ET AUTRES c. ROUMANIE du 21 octobre 2014 requête 25129/06

    Non respect de l'article 6 de la Convention : annulation d'une décision déjà jugée et passée en force de chose jugée, atteinte à la sécurité juridique.

    37.  La Cour a maintes fois conclu à la violation de l’article 6 en raison de l’annulation par la voie d’un recours extraordinaire, sans motifs substantiels et impérieux, de décisions de justice définitives (voir, parmi d’autres, les arrêts Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII et Riabykh c. Russie, no 52854/99, §§ 52 et 56, CEDH 2003-IX). Elle a également considéré dans plusieurs affaires que, même en l’absence d’annulation d’un jugement, la remise en cause de la solution apportée à un litige par une décision de justice définitive dans le cadre d’une autre procédure judiciaire pouvait porter atteinte à l’article 6 dans la mesure où elle pouvait rendre illusoire le droit à un tribunal et enfreindre le principe de la sécurité juridique (Kehaya et autres, précité, §§ 67-70 ; Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01, 71869/01, 73319/01 et 74858/01, §§ 57‑62, 27 juillet 2006, et Esertas c. Lituanie, no 50208/06, §§ 23-32, 31 mai 2012).

    38.  Selon sa jurisprudence constante, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, ou de substituer sa propre appréciation à celle des juridictions nationales, sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui semblent susceptibles d’avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 28-29, CEDH 1999-I).

    39.  La Cour observe également que, dans tous les systèmes juridiques, l’autorité de la chose jugée d’une décision de justice définitive comporte des limitations ad personam et ad rem (Esertas, précité, § 22).

    40.  En l’espèce, tout en acceptant qu’il n’y avait identité ni des parties ni de l’objet des deux procédures internes, la Cour constate que la procédure fiscale et celle pénale portaient sur la même question déterminante pour leur issue, à savoir la qualification juridique des mêmes opérations de transformation et de revente des pneus (mutatis mutandis, Siegle c. Roumanie, no 23456/04, § 36, 16 avril 2013).

    41.  A cet égard, elle note que, dans le cadre du contentieux fiscal entamé par les requérants, par un arrêt définitif du 3 juillet 2003, la chambre commerciale de la cour d’appel de Suceava, après avoir apprécié les éléments de preuve produits et débattus par les parties, a conclu que les opérations de transformation et de revente des pneus étaient légales et qu’elles ouvraient droit à des avantages fiscaux. Elle a accueilli en conséquence l’opposition des requérants au procès-verbal dressé par le Trésor qui leur réclamait des taxes et des pénalités pour ces opérations (paragraphe 13 ci-dessus).

    42.  Cependant, dans la procédure pénale engagée sur plainte du Trésor contre le premier requérant, la chambre pénale de la même cour d’appel, s’appuyant sur une nouvelle expertise, est revenue sur cette conclusion, estimant cette fois, dans son arrêt définitif du 5 décembre 2005, que ces opérations étaient illégales et qu’elles avaient fait bénéficier indûment les requérants des avantages fiscaux (paragraphe 25 ci-dessus).

    43.  A cet égard, la Cour constate que les points de vue des experts étaient divergents (paragraphe 15 ci-dessus). Elle rappelle qu’en tout état de cause, le fait qu’il puisse exister plusieurs points de vue sur un sujet n’est pas un motif suffisant pour porter atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques. Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (SC Maşinexportimport Industrial Group SA c. Roumanie, no 22687/03, § 32, 1er décembre 2005).

    44.  Or, en l’espèce, aucun élément de ce type ne pouvait justifier un tel revirement.

    45.  En admettant même que dans la seconde procédure, la chambre pénale de la cour d’appel se soit penchée davantage sur la situation des requérants et qu’elle ait voulu corriger des prétendues erreurs commises par la chambre commerciale, la Cour estime qu’il ne saurait revenir aux requérants de supporter la charge d’éventuelles carences des autorités judiciaires (mutatis mutandis, Amurăriţei c. Roumanie, no 4351/02, § 36, 23 septembre 2008).

    46.  Il ne s’agit assurément pas ici de l’effacement d’une décision de justice « irrévocable » et ayant acquis force de chose jugée (comparer avec Brumărescu, précité, § 62). Mais le déroulement simultané et en parallèle des deux procédures indépendantes portant sur les mêmes faits, qui a conduit la chambre pénale de la cour d’appel à une nouvelle appréciation de ces faits, radicalement opposée à l’arrêt antérieur de la chambre commerciale de la même cour, a porté atteinte au principe de la sécurité juridique (mutatis mutandis, Siegle, précité, § 38).

    47.  Par conséquent, en revenant sur un point en litige qui avait déjà été tranché et qui avait fait l’objet d’une décision définitive, et ce en l’absence de motif valable, la cour d’appel a enfreint le principe de la sécurité des rapports juridiques. De ce fait, le droit des requérants à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention a été méconnu.

    48.  Il y a donc eu violation de cette disposition de la Convention.

    ROZALIA AVRAM c. ROUMANIE du 16 septembre 2014 requête 19037/07

    VIOLATION DE L'ARTICLE 6-1 : L'affaire est déjà jugée et malgré le principe de la force de la chose jugée, elle est rejugée pour dire le contraire. La requérante perd son appartement, pas de sécurité juridique !

    31.  La Cour rappelle que le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants. L’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, qui veut, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII, et Kehaya et autres c. Bulgarie, nos 47797/99 et 68698/01, § 61, 12 janvier 2006). En vertu de ce principe, une partie ou une autorité de l’État ne peuvent solliciter la révision d’un jugement définitif et exécutoire à seule fin d’obtenir un réexamen de l’affaire et une nouvelle décision à son sujet, à moins que des motifs substantiels et impérieux ne l’exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, §§ 52 et 56, CEDH 2003-IX).

    32.  La Cour a ainsi maintes fois conclu à la violation de l’article 6 de la Convention à raison de l’annulation par la voie d’un recours extraordinaire, sans motifs substantiels et impérieux, de décisions de justice définitives (voir, parmi d’autres, les arrêts Brumărescu et Riabykh, précités). Elle a également considéré dans plusieurs affaires que, même en l’absence d’annulation d’un jugement, la remise en cause de la solution apportée à un litige par une décision de justice définitive dans le cadre d’une autre procédure judiciaire pouvait porter atteinte à l’article 6 de la Convention dans la mesure où elle pouvait rendre illusoire le droit à un tribunal et enfreindre le principe de la sécurité juridique (Kehaya et autres, précité, §§ 67-70, Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01, 71869/01, 73319/01 et 74858/01, §§ 57-62, 27 juillet 2006, et Esertas c. Lituanie, no 50208/06, §§ 23-32, 31 mai 2012).

    33.  En l’espèce, la Cour note que, le 17 décembre 1999, à l’issue de la première action en restitution de l’immeuble, la cour d’appel de Timişoara a écarté les arguments que l’évêché tirait des lois nos 112/1995 et 213/1998 pour alléguer la nullité de l’appropriation du bien litigieux par l’État et la vente des appartements aux locataires. Elle note que la cour d’appel a jugé que le titre de propriété de l’État et la vente des appartements étaient valables.

    34.  La Cour constate qu’à l’occasion de la seconde action, introduite après l’entrée en vigueur des ordonnances concernant les biens ayant appartenu aux cultes religieux et de la loi no 10/2001, la même cour d’appel est revenue sur ses conclusions dans son arrêt définitif du 25 octobre 2006, estimant cette fois que le transfert du bien et la vente des appartements étaient illégaux car contraires aux lois nos 112/1995 et 213/1998.

    35.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, ou de substituer sa propre appréciation à celle des juridictions nationales, sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui semblent susceptibles d’avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 28-29, CEDH 1999-I).

    36.  Elle rappelle également que, dans tous les systèmes juridiques, l’autorité de la chose jugée d’une décision de justice définitive comporte des limitations ad personam et ad rem (Esertas, précité, § 22).

    37.  Cela étant, tout en acceptant que dans la présente affaire il n’y avait pas d’identité des parties dans les deux procédures internes, la Cour constate que ces procédures concernaient le même immeuble et qu’elles portaient sur la même question juridique, à savoir le caractère légal ou non de l’appropriation et de la vente du bien par l’État, déterminante pour leur issue (voir, mutatis mutandis, Siegle c. Roumanie, no 23456/04, § 36, 16 avril 2013).

    38.  De surcroît, la Cour note que les juridictions internes ont examiné cette question par rapport aux mêmes dispositions législatives, à savoir l’article 9 de la loi no 112/1995 et l’article 6 de la loi no 213/1998, à l’égard desquels elles ont adopté une interprétation diamétralement opposée (paragraphes 10 et 15 ci-dessus).

    39. D’après le Gouvernement, le changement normatif apporté par les deux ordonnances du Gouvernement et la loi no 10/2001 justifiait le réexamen de la légalité de l’appropriation de l’immeuble par l’État et de la vente des appartements.

    40.  À ce sujet, la Cour ne sous-estime ni la complexité du processus d’adoption des mesures réparatrices au titre des privations de propriété subies avant 1989 ni son impact économique et social. Toutefois, cela ne saurait exonérer l’État de ses obligations au regard des droits garantis par la Convention.

    41.  En particulier, la Cour souligne que le fait que de nouvelles dispositions ont été introduites pour améliorer la protection des droits des anciens propriétaires ne peut pas se faire au détriment des principes fondamentaux qui sous-tendent la Convention, tels le principe de la sécurité des rapports juridiques (voir, mutatis mutandis, Străin et autres c. Roumanie, n57001/00, § 53, CEDH 2005‑VII). Dans ce contexte, le défaut de cohérence sur le plan législatif et la remise en cause des solutions définitives des litiges données par les tribunaux sont de nature à engendrer une incertitude permanente et à diminuer la confiance du public dans le système judiciaire, qui est l’une des composantes fondamentales de l’État de droit (voir, mutatis mutandis, Păduraru c. Roumanie, no 63252/00, §§ 98 et 99, CEDH 2005‑XII (extraits)).

    42.  Pour la Cour, la présente affaire ne concerne assurément pas l’effacement d’une décision de justice « irrévocable » et ayant acquis l’autorité de la chose jugée (comparer avec Brumărescu, précité, § 62). Toutefois, l’on peut raisonnablement penser que la nouvelle appréciation des faits opérée par la cour d’appel, qui a conduit celle-ci à rendre un arrêt radicalement opposé à son arrêt antérieur, a porté atteinte au principe de la sécurité juridique, et ce d’autant plus que la requérante attendait légitimement que cette même juridiction tranchât la suite du même litige dans le sens du respect de l’autorité de la chose jugée de son précédent arrêt (voir, mutatis mutandis, Siegle, précité, § 38, et Amurăriţei c. Roumanie, n4351/02, § 37, 23 septembre 2008).

    43.  Par conséquent, la Cour estime que la cour d’appel, en revenant sur la question de la légalité du transfert du bien litigieux et de la vente des appartements – qui avait déjà été tranchée et qui avait fait l’objet d’une décision définitive –, et ce en l’absence de faits nouveaux, a enfreint le principe de la sécurité des rapports juridiques.

    44.  Ces éléments suffisent à la Cour pour rejeter l’exception tirée de l’absence de qualité de victime et pour conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

      

    APPEL ACCEPTÉ ALORS QUE LES DÉLAIS SONT FORCLOS

    MAGOMEDOV ET AUTRES c. RUSSIE du 28 mars 2017 Requêtes nos 33636/09 et 9 autres

    Tchernobyl : Violation de l'article 6-1 pour atteinte à la sécurité juridique  : À des dates différentes, les requérants poursuivirent les différentes autorités pour contester l’insuffisance des différentes allocations et indemnisations complémentaires auxquelles ils avaient droit en tant que participants aux opérations d’urgence sur le site de la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl.

    À l’origine de l’affaire se trouvent dix requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 36054/09, 37441/09, 38237/09, 45415/09, 50333/09, 28480/13 et 28506/13 dirigées contre la Fédération de Russie

    Les requérants dénoncent le prononcé des relevés de forclusion par les juridictions internes, qu’ils ualifient d’abusif, en ce qu’il aurait entraîné l’admission des appels tardifs présentés par les différents organismes de l’État et permis ultérieurement l’annulation des jugements définitifs rendus en leur faveur.

    LA CEDH

    86. La Cour rappelle que le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18), n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93). Ces limitations ne peuvent toutefois pas en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même. Elles doivent tendre à un but légitime, et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir notamment Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil 1998‑V, avec toutes les références citées, et Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, §§ 84‑89, CEDH 2016 (extraits)).

    87. La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise certes à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII). C’est ainsi que tout relevé de forclusion entraînant la prorogation des délais pour un appel ordinaire admis après un laps de temps important et pour des motifs qui n’apparaissent pas particulièrement convaincants pourrait conduire à une violation du principe de sécurité juridique et être contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention (voir, par exemple, Ponomaryov, précité, § 42).

    88. Bien qu’une telle décision relève avant tout du pouvoir souverain des juridictions internes, ce pouvoir n’est pas illimité. Le juge statuant sur une demande de relevé de forclusion pour un appel ordinaire est tenu d’indiquer dans chaque cas les motifs justifiant sa décision et de vérifier si les raisons invoquées à l’appui d’une telle demande pourraient justifier une atteinte au principe de l’autorité de la chose jugée, en particulier si son pouvoir souverain n’est limité par la législation interne ni dans le temps ni quant à ses fondements (voir, par exemple, Ponomaryov, précité, et Bezrukovy, précité, § 34).

    89. La Cour rappelle ensuite que l’existence de raisons susceptibles de justifier une atteinte au principe de l’autorité de la chose jugée, à supposer celles-ci établies, ne suffit pas à elle seule à conclure à l’absence de violation de l’article 6 de la Convention (Karen Poghossian, précité, § 47). Un autre facteur important doit être pris en considération, à savoir le temps écoulé depuis le moment où l’auteur d’une demande de relevé de forclusion et d’un appel tardif a eu connaissance de l’existence d’un jugement rendu à son encontre (Raihani c. Belgique, no 12019/08, § 37, 15 décembre 2015). La Cour rappelle que le prononcé de relevé de forclusion pour un appel tardif constitue une entorse au principe de l’autorité de la chose jugée (Bezrukovy, précité, § 34). Par conséquent, l’auteur d’un appel tardif se doit d’agir avec une diligence suffisante, c’est-à-dire sans tarder à partir du moment où il a découvert, ou aurait dû découvrir, l’existence du jugement attaqué (Raihani, précité, § 38).

    2. Application de ces principes aux présentes espèces

    a) Les requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09 et 38237/09

    90. S’agissant des requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09 et 38237/09, la Cour observe d’emblée qu’à des dates différentes en février, mars et avril 2008, le tribunal de Kizilurt a rendu des jugements en faveur des requérants condamnant les services sociaux à leur verser différentes sommes. Bien que présents aux audiences, les services sociaux n’ont pas fait appel des jugements rendus et ces derniers sont devenus définitifs dix jours après leur prononcé. Cependant, le 24 décembre 2008 (le 21 janvier 2009 dans l’affaire de M. Aslamkhanov), la cour suprême de Daguestan a prononcé le relevé de forclusion pour les appels tardifs déposés par les services sociaux et, le 14 janvier 2009 (le 11 février 2009 dans l’affaire de M. Aslamkhanov), elle a annulé les jugements rendus en faveur des requérants.

    91. La Cour observe que de leur propre aveu, il a fallu plusieurs mois aux services sociaux pour étudier la législation pertinente afin d’en contester l’application par les premiers juges. Elle ne trouve aucune explication à ce comportement, d’autant plus qu’il n’a été allégué à aucun moment de la procédure que les services sociaux n’étaient pas au courant des procédures engagées par les requérants ou des jugements rendus à l’issue de celles-ci ni qu’ils avaient été empêchés d’une autre manière de faire appel de ces décisions dans les délais impartis (Bezrukovy, précité, § 38).

    92. La Cour relève ensuite que la cour suprême de Daguestan a prononcé le relevé de forclusion et a admis les appels tardifs des services sociaux aux motifs que l’intérêt du budget fédéral était en jeu et qu’aucun autre recours ne leur était désormais ouvert. Le Gouvernement a par la suite expliqué, s’agissant du premier motif, qu’étant donné que les sommes à payer devaient être prélevées sur le budget fédéral, le superintendant des fonds du budget fédéral aurait dû être attrait à la procédure. Or, de l’avis de la Cour, aucun des motifs invoqués n’apparait suffisant pour justifier le relevé de forclusion et l’entorse subséquente au principe de sécurité juridique par l’effet de l’annulation des jugements rendus en faveur des requérants.

    93. S’agissant de l’intérêt du budget fédéral et plus particulièrement de l’absence du superintendant des fonds du budget fédéral dans la procédure initiale, la Cour rappelle que l’État ne saurait se prévaloir de la complexité de son organisation interne pour en tirer des conséquences au seul détriment des requérants (voir, mutatis mutandis, Bezrukovy, précité, § 42).

    94. S’agissant de l’absence d’autres recours à la disposition des services sociaux, la Cour note que le prononcé des jugements litigieux a coïncidé avec l’entrée en vigueur d’une réforme générale des voies de recours en Russie. En effet, cette réforme a introduit une nouvelle exigence importante, à savoir la nécessité de faire usage de l’appel ordinaire avant d’introduire un recours en supervision (voir, pour plus de détails, Trapeznikov et autres c. Russie, nos 5623/09, 12460/09, 33656/09 et 20758/10, § 15, 5 avril 2016). Or, faute d’avoir interjeté l’appel, les services sociaux se sont vus privés d’accès à la procédure de supervision, qui constituait avant 2008 une voie alternative, et non consécutive, à l’appel. Cependant, il était loisible aux services sociaux d’anticiper l’entrée en vigueur de cette réforme en ce qui concernait les procédures en cours. La Cour rappelle à cet égard que le risque de toute erreur de la part d’une autorité publique doit être supporté par l’État, spécialement quand aucun autre intérêt privé n’est en jeu, et qu’aucune erreur ne doit être réparée au détriment de la personne concernée (voir, mutatis mutandis, Radchikov c. Russie, no 65582/01, § 50, 24 mai 2007, Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007, et Albergas et Arlauskas c. Lituanie, no 17978/05, § 59, 27 mai 2014).

    95. Enfin, la Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel l’annulation des jugements internes définitifs rendus en faveur des requérants était justifiée par des motifs substantiels et impérieux, à savoir le non-respect de l’autorité de la chose jugée des jugements ayant déjà tranché la même question entre les mêmes parties. À supposer que de telles considérations aient de la pertinence pour l’examen d’une affaire dans le cadre d’une procédure ordinaire d’appel auquel donne, en principe, lieu le prononcé de relevé de forclusion, la Cour note que ni les services sociaux, ni la cour suprême de Daguestan n’ont expliqué les raisons pour lesquelles cet argument n’a pas pu déjà être soulevé devant les premiers juges dans les procédures qui se sont conclues par les jugements en faveur des requérants ou dans le délai d’appel initial avant que les jugements litigieux ne deviennent eux-mêmes définitifs. La Cour doute qu’à cette époque, les services sociaux ignorassent l’existence des jugements antérieurs ayant déjà tranché la question de la méthode de calcul des mêmes prestations sociales et dans lesquels ils avaient été eux-mêmes défendeurs. Elle rappelle que quand bien même le besoin de corriger des erreurs judiciaires pourrait en principe constituer une considération légitime, il ne faudrait pas le satisfaire de manière arbitraire et que, en tout état de cause, les autorités doivent ménager, dans toute la mesure du possible, un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et la nécessité d’assurer une bonne administration de la justice (Bezrukovy, précité, § 43, avec d’autres références).

    96. Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut que constater que le prononcé de relevé de forclusion et l’admission des appels tardifs interjetés par les services sociaux dans les circonstances particulières de l’espèce l’ont été en violation du principe de sécurité juridique et du droit à un tribunal des requérants.

    97. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu, dans le cas de chacun des requérants, violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    b) Les requêtes nos 28480/13 et 28506/13

    98. S’agissant ensuite des requêtes nos 28480/13 et 28506/13, la Cour observe que les raisons invoquées par le ministère des Finances pour justifier ses demandes de relevé de forclusion et l’admission des appels tardifs sont étroitement liées aux circonstances ayant entouré le prononcé des jugements litigieux qui font actuellement l’objet d’une enquête criminelle. L’enquête disciplinaire qui l’avait précédée avait conclu à un grand nombre d’irrégularités, dont un défaut de notification systématique de certains actes de procédure aux parties (paragraphe 28 ci-dessus). Cela étant, il n’appartient pas à la Cour de rechercher si le ministère des Finances était effectivement au courant des procédures litigieuses ni s’il avait été valablement représenté dans celles-ci puisque, même à supposer qu’il ne l’eût pas été, il résulte des documents mis à la disposition de la Cour, non contestés par les parties, que celui‑ci a quand même manqué à son devoir d’agir avec une diligence suffisante concernant le dépôt des demandes de relevé de forclusion et des appels tardifs.

    99. La Cour ne peut que constater que le ministère des Finances a découvert l’existence des jugements litigieux – ou du moins aurait dû la découvrir – au plus tard en août 2011, date à laquelle il a commencé à effectuer des paiements en application desdits jugements (paragraphe 17 ci‑dessus) dont les copies intégrales lui auraient dû être fournies conformément au code budgétaire (Gadzhikhanov et Saukov c. Russie, nos 10511/08 et 5866/09, §§ 13-14 et 25, 31 janvier 2012). Même à supposer que le ministère n’ait eu connaissance ni du premier rejet de la demande de relevé de forclusion prononcé en juin 2011 ni de la procédure y afférente dans son ensemble, aucun élément figurant dans le dossier ou dans les observations du Gouvernement ne permet d’expliquer pourquoi il a attendu plus d’un an, soit le 23 octobre 2012 – date du dépôt de la deuxième demande de relevé de forclusion –, avant d’agir. La Cour considère que, indépendamment du fait de savoir si l’État avait été ou non dûment représenté aux audiences litigieuses, il appartenait à celui-ci de faire preuve d’une diligence suffisante, voire particulière, en introduisant la demande de relevé de forclusion, et ce dès la découverte de l’existence des jugements litigieux, surtout si, comme le soutient le Gouvernement, un intérêt public important était en jeu. Or, les juridictions internes en accordant les demandes de relevé de forclusion n’ont pas abordé ce point. En d’autres termes, elles ont omis de rechercher à quel moment l’auteur de la demande de relevé de forclusion et d’un appel tardif avait découvert l’existence du jugement attaqué et, partant, s’il avait agi avec une diligence suffisante. Le fait que rien dans le droit interne applicable à l’époque des faits n’indiquait qu’elles étaient tenues de le faire n’est pas de nature de les dispenser de cette obligation du point de vue de la Convention.

    100. Dès lors, la Cour estime que le relevé de forclusion et l’admission des appels tardifs ainsi accordée ont méconnu le principe de sécurité juridique et le droit à un tribunal des requérants.

    101. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    SFINX-IMPEX S.A. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA du 25 septembre 2012 Requête no 28439/05

    Le requérant obtient en première instance un jugement favorable. Son adversaire qui est un organisme étatique fait appel hors délai et obtient une annulation de la décision.

    Le requérant avait obtenu 78 000 euros en première instance. La CEDH accorde 100 000 euros 

    18.  La requérante se plaint de l’admission par les tribunaux internes de la demande en révision de la société N. et de l’annulation du jugement définitif rendu en sa faveur. Elle affirme que la demande en question a été introduite après l’écoulement du délai légal de prescription de trois mois. La société requérante met en exergue le fait que la société N. a eu connaissance du jugement du 6 juin 2002 dès le 27 novembre 2002, alors que la demande en révision ne fut déposée que le 27 mai 2005.

    19.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    20.  La Cour rappelle que le respect du droit à un procès équitable et du principe de la sécurité des rapports juridiques requiert qu’aucune partie ne soit habilitée à solliciter la supervision d’une décision définitive et exécutoire à la seule fin d’obtenir un réexamen de l’affaire et une nouvelle décision à son sujet. En particulier, la supervision ne doit pas devenir un appel déguisé et le simple fait qu’il puisse exister deux points de vue sur le sujet n’est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire. Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003-IX ; Roşca c. République de Moldova, no 6267/02, § 25, 22 mars 2005).

    21.  La Cour rappelle également que les décisions de rouvrir un procès doivent être conformes aux dispositions internes pertinentes et que l’usage abusif d’une telle procédure peut être contraire à la Convention. Le principe de la sécurité des rapports juridiques et la prééminence du droit exigent que la Cour soit vigilante dans ce domaine (Eugenia et Doina Duca c. République de Moldova, no 75/07, § 33, 3 mars 2009). La tâche de la Cour est de déterminer si la procédure de révision a été appliquée d’une manière compatible avec l’article 6 de la Convention, permettant ainsi d’assurer le respect du principe de la sécurité des rapports juridiques. Cela étant, la Cour doit garder à l’esprit que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I).

    22.  Dans la présente affaire, la Cour remarque que la société requérante disposait d’un jugement définitif rendu en sa faveur en date du 6 juin 2002 qui a été annulé à la suite de l’admission de la demande en révision de la société N. Dans sa demande, introduite le 27 mai 2005, cette dernière arguait que ses droits avaient été affectés par l’adoption du jugement en cause et qu’elle n’avait pas été convoquée au procès. La Cour note qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que la société N. a eu connaissance du jugement du 6 juin 2002 dès le 27 novembre 2002. Dans ces conditions, force est pour la Cour de constater que la société N. a introduit sa demande en révision deux ans et demi après avoir pris connaissance de l’existence du jugement visé. La Cour observe que les tribunaux internes n’ont apporté aucune réponse à la question d’ordre public qui était de savoir si la société N. avait observé le délai de trois mois pour introduire sa demande en révision.

    23.  La Cour relève qu’elle a traité à maintes reprises des affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Popov c. République de Moldova (no 2), no 19960/04, §§ 52-58, 6 décembre 2005 ; Oferta Plus SRL c. République de Moldova, no 14385/04, §§ 104-107 et 112-115, 19 décembre 2006 ; Eugenia et Doina Duca c. République de Moldova, précité, §§ 35-45 ; Melnic c. République de Moldova, no 6923/03, §§ 38-44, 14 novembre 2006 ; Istrate c. République de Moldova, no 53773/00, §§ 46‑61, 13 juin 2006).

    24.  A la lumière des circonstances de l’espèce et des arguments avancés par les parties, la Cour ne voit aucune raison d’arriver à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la procédure de révision a été utilisée par la Cour suprême de justice d’une manière incompatible avec le principe de la sécurité des rapports juridiques. L’omission des tribunaux internes de se prononcer sur l’observation par la partie adverse des délais de procédure relatifs au dépôt de la demande en révision a porté atteinte au droit de la requérante à un procès équitable (voir, mutatis mutandis, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 30, série A no 303‑A).

    25.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’annulation du jugement définitif du 6 juin 2002.

    Banca Internaţională de Investiţii şi Dezvoltare Mb S.A. c.République de Moldova

    du 16 octobre 2012 requête no 28648/05

    33. La requérante se plaint de l’admission par les tribunaux internes de la demande en révision du ministère des Finances et de l’annulation de la décision définitive rendue en sa faveur. Elle affirme que la demande en question a été introduite après l’échéance du délai légal de recours de trois mois.

    34. Le Gouvernement combat cette thèse. Il soutient notamment que la lettre du CCCEC du 13 février 2006, contenant de nouvelles informations importantes pour l’issue de l’affaire, est parvenue au ministère des Finances le 16 février 2006. Ce dernier ayant introduit sa demande en révision le 16 mai 2006, le délai légal de recours de trois mois aurait dès lors été observé.

    35. La Cour rappelle que le respect du droit à un procès équitable et du principe de la sécurité des rapports juridiques requiert qu’aucune partie ne soit habilitée à solliciter la supervision d’une décision définitive et exécutoire à la seule fin d’obtenir un réexamen de l’affaire et une nouvelle décision à son sujet. En particulier, la supervision ne doit pas devenir un appel déguisé et le simple fait qu’il puisse exister deux points de vue sur le sujet n’est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire. Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003-IX, et Roşca c. République de Moldova, no 6267/02, § 25, 22 mars 2005).

    36. La Cour rappelle également que les décisions de réouverture d’un procès doivent être conformes aux dispositions internes pertinentes et que l’usage abusif d’une telle procédure peut être contraire à la Convention. Le principe de la sécurité des rapports juridiques et la prééminence du droit exigent que la Cour soit vigilante dans ce domaine (Eugenia et Doina Duca c. République de Moldova, no 75/07, § 33, 3 mars 2009). La tâche de la Cour est de déterminer si la procédure de révision a été appliquée d’une manière compatible avec l’article 6 de la Convention, permettant ainsi d’assurer le respect du principe de la sécurité des rapports juridiques. Cela étant, la Cour doit garder à l’esprit que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I).

    37. Dans la présente affaire, la Cour observe que la société requérante disposait, en date du 26 février 2003, d’une décision définitive en vertu de laquelle le ministère des Finances devait lui verser 1 352 854 MDL. Elle estime que cette décision avait fait naître dans le chef de la requérante un intérêt économique substantiel constituant un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

    38. Le 27 juillet 2006, la décision définitive favorable à la requérante a été annulée par la Cour suprême de justice à la suite de l’admission de la demande en révision du procès déposée par le ministère des Finances. Ce dernier a fondé sa demande principalement sur le fait que le parquet général avait, le 23 juillet 2004, adopté une nouvelle décision qui revêtait, selon le ministère, une certaine importance pour l’issue de l’affaire. Le ministère des Finances a de plus soutenu qu’il avait eu connaissance de cette décision par une lettre du CCCEC du 13 février 2006.

    39. La Cour note que le ministère des Finances a signé sa demande en révision le 16 mai 2006 et qu’il n’y mentionne que la date de l’envoi de la lettre du CCCEC, à savoir le 13 février 2006. Le ministère des Finances ne fait référence à aucune autre date différente à laquelle il aurait reçu ladite lettre et il ne demande pas non plus à être relevé de forclusion. Quant à la Cour suprême de justice, elle est restée muette sur la question et n’a aucunement répondu à la fin de non-recevoir de la société requérante tirée de la tardiveté de la demande.

    40. Dans ses observations, le Gouvernement a soumis un nouvel argument selon lequel la lettre du CCCEC serait parvenue au ministère des Finances le 16 février 2006. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer à la place des instances nationales qui ont eu connaissance de l’affaire. Il incombe à ces dernières d’examiner les faits de la cause et de les mentionner dans leurs décisions. Par conséquent, le nouvel argument du Gouvernement, qui a été formulé pour la première fois dans le cadre de la procédure devant la Cour, ne saurait être pris en compte (voir, mutatis mutandis, Sarban c. République de Moldova, no 3456/05, § 102, 4 octobre 2005).

    41. Au demeurant, la Cour constate que le ministère des Finances a introduit sa demande en révision trois jours après l’échéance du délai légal de recours de trois mois. Elle souligne également que la Cour suprême de justice n’a aucunement réfuté la thèse de la société requérante selon laquelle cette demande en révision était tardive.

    42. La Cour rappelle avoir conclu, dans maintes affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Popov c. République de Moldova (no 2), no 19960/04, §§ 52-58, 6 décembre 2005 ; Oferta Plus SRL c. République de Moldova, no 14385/04, §§ 104-107 et 112-115, 19 décembre 2006 ; Eugenia et Doina Duca, précité, §§ 35-45 ; Melnic c. République de Moldova, no 6923/03, §§ 38-44, 14 novembre 2006, et Istrate c. République de Moldova, no 53773/00, §§ 46-61, 13 juin 2006).

    43. A la lumière des circonstances de l’espèce et des arguments avancés par les parties, la Cour ne voit aucune raison d’arriver à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce la procédure de révision a été utilisée par la Cour suprême de justice d’une manière incompatible avec le principe de la sécurité des rapports juridiques. De surcroît, le fait que la Cour suprême de justice a omis de se prononcer sur la question de l’observation ou non par la partie adverse des délais de procédure relatifs au dépôt de la demande en révision a porté atteinte au droit de la requérante à un procès équitable (voir, mutatis mutandis, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 30, série A no303‑A).

    44. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à raison de l’annulation de la décision définitive du 26 février 2003.

    COUR DE CASSATION FRANCAISE

    COUR DE CASSATION Chambre Civile 3 arrêt du 4 mai 2016 pourvoi n° 15-14892 REJET

    Mais attendu que la cour d'appel a exactement retenu qu'une décision définitive s'entend d'une décision contre laquelle aucune voie de recours ordinaire ne peut plus être exercée.

      

    LE RESPECT DU CONTRADICTOIRE ET LES GARANTIES PROCEDURALES

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    - La jurisprudence de la CEDH

    - La jurisprudence de la Cour de Cassation française

    JURISPRUDENCE DE LA CEDH

    STOIANOGLO c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA du 24 octobre 2023 requête n° 19371/22

    Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Absence de contrôle judiciaire de la suspension automatique, intervenant par l’effet de la loi, des fonctions d’un procureur général, pour plus de deux ans, au moment de l’ouverture de poursuites pénales à son encontre • Art 6 § 1 applicable • Contestation réelle et sérieuse sur un « droit » en droit interne • Première condition du critère Eskelinen remplie, aucune disposition du droit interne ne permettait au requérant de contester la mesure en question • Législation interne modifiée par la suite ayant donné au Conseil supérieur des procureurs la possibilité de faire vérifier l’opportunité de maintien ou non d’une telle mesure • Seconde condition du critère Eskelinen non remplie, l’impossibilité faite au requérant d’accéder à un tribunal n’étant pas justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État • Exigence d’indépendance énoncée à l’art 6 § 1 s’appliquant aux juges et aux tribunaux et non aux procureurs • Ligne nette entre des juges et des procureurs ne pouvant pas être tracée s’agissant de la nécessité d’une protection contre l’ingérence arbitraire dans leurs fonctions de la part des pouvoirs publics• Supervision par un organe judiciaire indépendant de mesures telles que la révocation à même d’assurer effectivement pareille protection • Procureurs placés expressément dans la même situation que les magistrats concernant leur indépendance par la législation nationale • Justification insuffisante en l’espèce de la simple crainte d’une influence du procureur général suspendu sur les procédures pénales menées contre lui • Atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal

    Le Droit

    Commission de Venise

    23. Lors de sa 129e séance plénière, tenue à Venise et en ligne les 10 et 11 décembre 2021, la Commission de Venise a adopté l’Avis no 1058/2021 sur les amendements du 24 août 2021 à la loi sur le ministère public (document CDL-AD(2021)047), dont les passages pertinents se lisent comme suit :

    1.  Suspension automatique du Procureur général

    87.  Le nouvel article 55-1 prévoit la suspension du PG si une procédure pénale est ouverte à son encontre. Cette suspension est automatique, de plein droit.

    88.  Cette disposition a été examinée par la Cour constitutionnelle de la République de Moldova (CCRM), qui a estimé que la suspension du PG et de ses adjoints ne constituait pas une violation de la présomption d’innocence. Selon la CCRM, la suspension du PG, qui est le supérieur hiérarchique de tous les procureurs et enquêteurs, garantit une enquête indépendante sur les affaires dans lesquelles le PG peut être impliqué. À l’appui de sa conclusion, la CCRM cite l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Kolevi c. Bulgarie. Dans cette affaire, la Cour a estimé que l’article 2 de la Convention européenne exigeait qu’une enquête sur un meurtre présumé impliquant le Procureur général de Bulgarie de l’époque ne soit pas menée par des enquêteurs hiérarchiquement subordonnés à ce même Procureur général. Quant à la suspension des adjoints du PG, selon la CCRM, ils sont nommés à leur poste en raison de la confiance personnelle que leur accorde le PG, de sorte que leur suspension servirait le même objectif légitime.

    89.  La Commission de Venise convient qu’en principe, la suspension du PG dans un cas où une affaire pénale est en cours à son encontre n’est pas incompatible avec la présomption d’innocence, pour les raisons expliquées par la CCRM et aussi parce que le maintien du PG dans ses fonctions malgré de graves allégations à son encontre pourrait saper la confiance du public dans le parquet. Toutefois, des garanties procédurales devraient être mises en place pour s’assurer que le mécanisme de suspension n’est pas utilisé de manière arbitraire. La Commission de Venise réitère sa remarque précédente à cet égard : l’ouverture de la procédure pénale et son déroulement doivent s’accompagner de garanties procédurales adéquates, et la présomption d’innocence de l’accusé doit être respectée par tout organe officiel ou titulaire d’une fonction amené à commenter l’affaire pénale.

    90.  Dans un avis sur la Bulgarie, la Commission de Venise a mis en garde contre une suspension automatique des juges : elle a recommandé que la Chambre judiciaire du Conseil supérieur de la magistrature « examine la substance des accusations et décide si les preuves contre le juge sont suffisamment convaincantes [...] et si elles appellent une suspension ». Sinon, les procureurs auraient « le pouvoir d’initier la suspension de juges pour une période potentiellement longue sur la base de preuves (relativement) minces », ce qui pourrait mettre en danger l’indépendance judiciaire.

    91.  Comme expliqué aux rapporteurs, le nouvel article 55-1 doit être lu conjointement avec l’article 34 § 5 qui prévoit que l’ouverture d’une procédure pénale contre le PG doit être autorisée par le CSP, lequel, dans ce cas, doit également désigner un procureur spécial pour traiter cette affaire. Ainsi, le PG ne peut pas être poursuivi – et donc ne peut pas être suspendu – sans l’implication du CSP. Les autorités considèrent que cela constitue une garantie suffisante de l’indépendance du PG.

    92.  Toutefois, comme il ressort de l’avis sur la Bulgarie, toute enquête pénale ne nécessite pas la suspension automatique du PG. Il serait plus approprié de laisser le CSP décider, sur une base ad hoc et à la lumière de la gravité des accusations portées contre le PG, si la suspension est nécessaire. La suspension automatique peut être réservée aux cas où le PG est soupçonné d’un crime d’une certaine gravité, mais même dans ces cas, le CSP devrait être impliqué pour évaluer si les preuves préliminaires contre le PG sont raisonnablement suffisantes pour ouvrir un dossier. En effet, la qualité et la nature des preuves préliminaires recueillies aux fins de l’ouverture d’une affaire ne sont pas censées être suffisantes pour obtenir une condamnation. Toutefois, le CSP doit lui‑même vérifier que même ces preuves préliminaires ne sont pas clairement fabriquées ou non pertinentes.

    93.  Le ministère de la Justice, dans ses commentaires écrits, a souligné qu’il serait préjudiciable au prestige du ministère public et à l’indépendance de l’enquête de maintenir un PG en fonction alors qu’une enquête pénale est en cours à son encontre. Cet argument est valable : la Commission de Venise n’est pas opposée à la suspension du PG au moment de l’ouverture de l’affaire pénale, à condition que le CSP soit dûment impliqué et puisse garantir que les accusations portées contre le PG ne sont pas frivoles, politiquement motivées ou trop faibles, et que la suspension temporaire du PG est nécessaire pour protéger le prestige du ministère public et l’indépendance de toute enquête future. Aucune suspension automatique du PG n’est admissible, et une participation significative du CSP est nécessaire pour décider de la suspension.

    (...)

    105.  La Commission de Venise invite les autorités de la République de Moldova à envisager le retour du PG au sein du CSP en tant que membre de droit (avec un ajustement correspondant de la composition du CSP, si nécessaire). En outre, certains autres amendements sont contestables du point de vue des normes internationales et/ou des meilleures pratiques et doivent donc être révisés. La Commission de Venise formule tout particulièrement les recommandations suivantes :

    – la perspective qu’entretiennent légitimement les membres de mener leur mandat à son terme ne devrait pas être perturbée sans des raisons très sérieuses ;

    – la procédure d’« évaluation des performances » du PG devrait être considérablement révisée. En particulier, la loi devrait décrire clairement la nature et les principaux indicateurs de l’évaluation des performances et préciser en quoi elle diffère de la responsabilité disciplinaire. Le CSP peut se voir confier la tâche de définir des règlements plus spécifiques, mais toujours dans le cadre fixé par la loi. La Commission d’évaluation (CE) ne devrait pas pouvoir fonctionner sans membres du parquet et la loi devrait clairement stipuler que les recommandations de la CE ne lient pas le CSP ;

    – le CSP devrait avoir le pouvoir de décider si la suspension du PG dans le cadre d’une affaire pénale engagée contre lui est justifiée ; la suspension du PG ne devrait pas automatiquement mettre fin aux mandats de ses adjoints ;

    – en cas de suspension du PG ou si son poste devient vacant, l’un des adjoints devrait être nommé par le CSP en tant que PG intérimaire jusqu’à la conclusion de la procédure pénale et/ou l’élection d’un nouveau PG. Des garanties supplémentaires pourraient être mises en place pour exclure toute influence du PG suspendu ou révoqué sur les procédures pénales ou autres à son encontre. »

    RECEVABILITE

    37.  Avant de procéder à cette analyse, la Cour tient à rappeler que, dans le cas des juges, eu égard au rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société, de la place éminente qu’occupe la magistrature dans une société démocratique et de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle accorde une attention particulière lorsque des mesures sont prises à l’égard des juges en fonction (Baka précité, § 164, et les références qui y sont citées et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 196, 6 novembre 2018). Il serait illusoire de croire que les juges peuvent faire respecter l’État de droit et donner effet à la Convention s’ils sont privés par le droit interne des garanties posées par la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 79, 9 mars 2021, Grzęda, précité, § 264, et les références y citées). Ainsi, dans le contexte de la deuxième condition Eskelinen, lorsqu’il est fait référence à « la confiance et à la loyauté spéciales » exigées des juges, il s’agit de la loyauté envers la prééminence du droit et la démocratie, et non envers les détenteurs de la puissance publique (Bilgen, précité, § 79).

    38.  Certes, en principe, les constats ci-dessus ne sont valables que dans le cas des juges, dont le statut n’est pas en tout point similaire à celui des procureurs. La Cour note à cet égard que l’exigence d’indépendance énoncée à l’article 6 § 1 de la Convention s’applique aux juges et aux tribunaux et non aux procureurs (Thiam c. France, no 80018/12, §§ 70-71, 18 octobre 2018). Néanmoins, la Cour a déjà relevé que, quand il s’agit de la nécessité d’une protection contre l’ingérence arbitraire dans leurs fonctions de la part des pouvoirs publics, notamment à savoir si l’absence d’accès à un contrôle indépendant était justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État, une ligne nette entre des juges et des procureurs ne peut pas être tracée (Eminağaoğlu, précité, §§ 75-80). Ainsi, tous les membres du corps judiciaire, qu’ils soient magistrats ou procureurs, devraient bénéficier – tout comme les autres citoyens – d’une protection contre l’arbitraire susceptible d’émaner des pouvoirs législatif et exécutif ; or seule une supervision par un organe judiciaire indépendant de mesures telles que la révocation est à même d’assurer effectivement pareille protection (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124, et Bilgen, précité, § 79). Par ailleurs, ce qui est crucial pour la présente affaire, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il est particulièrement difficile d’admettre que les limitations concernant l’accès d’un procureur à un tribunal indépendant soient justifiées par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État, alors que la législation de cet État membre place expressément les procureurs dans la même situation que les magistrats en ce qui concerne leur indépendance (Eminağaoğlu, précité, §§ 36, 75-80 ; Kövesi, précité, § 124).

    39.  La Cour considère que la suspension automatique des fonctions d’un procureur général visé par des poursuites ne saurait, en l’absence de toute forme de contrôle judiciaire, être justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124). En effet, la simple crainte – en principe totalement justifiée en soi - que le procureur général suspendu puisse exercer une influence sur les procédures pénales menées contre lui ne suffit pas à justifier l’absence de toute forme de contrôle de quelque nature que ce soit, pendant plus de deux ans, de la mesure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Camelia Bogdan, précité, § 76). En droit moldave, s’il est vrai que les procureurs exercent leurs fonctions de manière autonome et les juges de manière indépendante (paragraphe 15 ci-dessus), le système judiciaire national ne fait cependant aucune distinction fondamentale entre le statut des uns et des autres (paragraphe 16 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Eminağaoğlu, précité, § 76, Kövesi, précité, § 124 et, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, Stancu et autres c. Roumanie, no 22953/16, §§ 113 et 115, 18 octobre 2022 et voir également, a contrario, Thiam c. France, no 80018/12, §§ 70-71, 18 octobre 2018).

    40.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le second critère Eskelinen n’est pas satisfait en l’occurrence, et elle conclut en conséquence que l’article 6 § 1 sous son volet civil est applicable en l’espèce. Il s’ensuit que l’exception d’inapplicabilité de l’article 6 § 1 soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

    FOND

    52.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Il peut être soumis à des limitations, pour autant que celles-ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès des justiciables au juge d’une manière ou à un point tels qu’il s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Baka, précité, § 120, et la jurisprudence y citée).

    53.  La Cour note, avec le Gouvernement, la Cour constitutionnelle et la Commission de Venise que la mesure de suspension, en soi, pouvait en principe être justifiée par la qualité de procureur général du requérant, qui lui conférait des pouvoirs étendus de contrôle des enquêtes pénales, et que l’application d’une telle mesure envers un procureur général ne pose pas, en soi, de problème au regard de la Convention (paragraphes 51 et 22-23 ci‑dessus).

    54.  Cependant, la Cour rappelle – comme l’a soulevé également la Commission de Venise (paragraphe 23 ci-dessus) – que des garanties procédurales devraient être mises en place pour s’assurer que le mécanisme de suspension n’est pas utilisé de manière arbitraire. Dans ce contexte, la Cour note également l’importance croissante de l’équité procédurale dans les affaires impliquant la révocation des procureurs, y compris l’intervention d’une autorité indépendante de l’exécutif et du législatif en ce qui concerne les décisions affectant la nomination et la révocation des procureurs (Kövesi, précité, § 156).

    55.  En l’espèce, la Cour ne peut que constater que le requérant n’a bénéficié d’aucune forme de protection judiciaire relativement à la mesure de suspension de fonctions qui l’a visé, laquelle l’a privé pendant plus de deux ans de la possibilité d’exercer ses fonctions de procureur général et de percevoir les traitements correspondants (voir, mutatis mutandis, Paluda, §§ 52-53 et Camelia Bogdan, § 75, précités, paragraphe 35 ci-dessus).

    56.  Dans ces conditions, la Cour considère que l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal (voir, mutatis mutandis, Paluda, § 46-55, Camelia Bogdan, §§ 71-79 et Kovesi §§ 156-158, tous précités).

    57.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    BEN AMAMOU c. ITALIE DU 29 juin 2023 Requête no 49058/20

    Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Requérant, « pris au dépourvu », n’ayant pas été informé de la substitution de motifs envisagée par la Cour de cassation pour rendre sa décision de rejet • Question s’étant révélée décisive pour l’issue de la procédure non soumise au débat par la Cour de cassation • Parties n’ayant pas eu l’opportunité de présenter leurs arguments à cet égard 

    CEDH

    1. Principes généraux

    49.  La Cour rappelle que la notion de procès équitable comprend le droit à un procès contradictoire qui implique le droit pour les parties non seulement de faire connaître les éléments nécessaires au succès de leurs prétentions, mais aussi de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision, et de la discuter (voir, parmi d’autres, Vegotex International S.A. c. Belgique [GC], no 49812/09, § 134, 3 novembre 2022, Alexe c. Roumanie, no 66522/09, § 33, 3 mai 2016, Liga Portuguesa de Futebol Profissional c. Portugal, no 4687/11, § 49, 17 mai 2016, et Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01 et 3 autres, § 37, 13 octobre 2005).

    50.  Le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu’il tranche un litige sur la base d’un motif invoqué d’office ou d’une exception soulevée d’office (Vegotex International S.A., précité, § 135, Liga Portuguesa de Futebol Profissional, précité, § 58, Alexe, précité, § 34, Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 45, 5 septembre 2013, et Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, § 42, 16 février 2006).

    51.  L’élément déterminant est donc la question de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif relevé d’office (Vegotex International S.A., précité, § 135, Liga Portuguesa de Futebol Profissional, précité, § 59, et Clinique des Acacias et autres, précité, § 43). Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Vegotex International S.A., précité, § 136, Alexe, précité, § 37, et Čepek, précité, § 48).

    1. Application de ces principes en l’espèce

    52.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 162, CEDH 2010). Lorsqu’elle statue sur l’équité d’un procès, la Cour n’agit pas comme une juridiction de quatrième instance. Ainsi, c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf dans les cas d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne par ces juridictions (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49-50, 20 octobre 2011).

    53.  Ainsi, soucieuse d’examiner les faits de la présente affaire en s’inspirant du principe de subsidiarité, la Cour se doit de souligner qu’en l’espèce n’est pas en cause le pouvoir incontesté de la Cour de cassation de trancher l’affaire sur la base d’une question soulevée d’office (iura novit curia). De même, elle n’entend pas se prononcer sur si, en l’espèce, les conditions définies par la jurisprudence de la Cour de cassation pour retenir d’office le motif litigieux étaient réunies (mutatis mutandis, Vegotex International S.A., précité, § 140).

    54.  Seule la non-communication aux parties de l’intention de retenir d’office ladite question pourrait poser problème au regard de la Convention (Vegotex International S.A., précité, § 140). À cet égard, la Cour relève qu’en l’espèce la question relative à l’objet de l’affaire dont elle a à connaître est uniquement celle de savoir si le motif sur lequel la Cour de cassation a fondé sa décision, à savoir la coresponsabilité des conducteurs des véhicules impliqués, posée comme condition nécessaire à l’applicabilité de l’article 141 du CdA, a été soumis au débat contradictoire entre les parties.

    55.  Pour répondre à cette question, la Cour considère nécessaire d’apprécier si le motif en question figurait déjà dans le débat (Clinique des Acacias et autres, précité, § 40, et Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c. France, nos 4696/11 et 4703/11, § 52, 27 octobre 2016), si le motif relevé d’office pouvait prêter à controverse (Prikyan et Angelova, précité, § 44, et Čepek, précité, § 46), son incidence sur l’issue de l’affaire (Stepinska c. France, no 1814/02, § 18, 15 juin 2004, Salé c. France, no 39765/04, § 19, 21 mars 2006, Prikyan et Angelova, précité, § 49, et voir, mutatis mutandis, Da Cerveira Pinto Nadais De Vasconcelos c. Portugal, no 36335/13, § 32, 19 mars 2019), et si l’enjeu n’était pas négligeable (Liga Portuguesa de Futebol Profissional, précité, § 61).

    α)  Sur la question de savoir si le motif figurait déjà dans le débat

        L’objet des décisions des juges du fond

    56.  La Cour note que les parties s’accordent à dire que devant les juridictions internes le thema decidendum de l’affaire concernait les conditions d’applicabilité de l’article 141 du CdA aux circonstances de l’espèce.

    Quant à la question de savoir si le critère de la coresponsabilité avait fait l’objet du débat, la Cour note, en premier lieu, que la question juridique abordée devant le tribunal et la cour d’appel concernait essentiellement l’applicabilité de l’article 141 du CdA dans le cas d’un accident de la circulation où était impliqué un véhicule non identifié (paragraphes 5-9
    ci-dessus). D’autres questions, telles que le nombre de véhicules impliqués, la couverture d’assurance et la nécessité d’une collision, avaient également été débattues.

    57.  En effet, d’une part, le tribunal de première instance a considéré que l’applicabilité de l’article 141 du CdA présupposait « une condition préalable », à savoir la nécessité de deux véhicules impliqués dans l’accident, identifiés et assurés, l’absence de l’une de ces conditions rendant l’article 141 du CdA inapplicable (paragraphe 7 ci-dessus).

    58.  D’autre part, la cour d’appel a constaté que l’applicabilité de cette disposition « exige la réunion de deux conditions » : l’implication dans l’accident d’au moins deux véhicules et le fait que ceux-ci soient tous les deux assurés, l’absence de l’une de ces conditions rendant l’article 141 du CdA inapplicable. Elle a conclu à l’inapplicabilité de l’article 141 du CdA dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, l’accident avait été causé par un véhicule non identifié (paragraphe 9 ci-dessus).

    59.  Quant à la mention, tout à fait accessoire, dont la cour d’appel a fait état, de l’élément factuel de la responsabilité exclusive du tiers (paragraphe 9 ci-dessus), soulignée par le Gouvernement (paragraphe 44 ci-dessus), la Cour note que cette référence a été faite après l’exclusion de l’applicabilité de l’article 141 du CdA, faute d’avoir pu identifier l’autre véhicule impliqué, et uniquement dans le but de justifier la possibilité pour le requérant d’obtenir sur la base des principes généraux de la responsabilité civile une réparation intégrale du préjudice subi par lui en engageant une procédure différente auprès du fonds de garantie des victimes d’accidents de la circulation.

    60.  Ainsi, la Cour relève que le tribunal et la cour d’appel n’ont pas inclus la coresponsabilité parmi les critères d’applicabilité de l’article 141 du CdA.

        Les moyens de recours devant la Cour de cassation

    61.  La Cour constate que devant la Cour de cassation aucun moyen ne portait sur la question de la coresponsabilité considérée comme critère d’applicabilité de l’article 141 du CdA (paragraphes 10 et 13 ci-dessus). Nonobstant cela, la Cour de cassation a fondé sa décision exactement sur ce critère, après l’avoir relevé d’office mais sans le soumettre au contradictoire.

    62.  À cet égard, la Cour note que, d’une part, le moyen soulevé par le requérant portait uniquement sur le critère concernant l’identification du véhicule tiers (paragraphes 10 et 13 ci-dessus). D’autre part, la compagnie d’assurances n’a pas formé un pourvoi incident, fût-il possible, et le procureur n’a pas abordé la question litigieuse dans son mémoire (paragraphe 12 ci‑dessus) (a contrario, Vegotex International S.A., précité, § 140).

    63.  D’ailleurs, le débat entre les parties devant la Cour de cassation ne pouvait que porter sur les raisons qui avaient fondé la décision de la cour d’appel, celle-ci s’étant limitée à rejeter la demande d’indemnisation du requérant au motif que l’autre véhicule impliqué n’avait pas été identifié (paragraphe 9 ci-dessus). Toute autre question aurait été exorbitante de la ratio decidendi de la décision de la cour d’appel.

    64.  En outre, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la question avait été abordée par la compagnie d’assurances dans son mémoire en réplique (paragraphe 48 ci-dessus). En effet, la compagnie d’assurances s’est bornée à contester le bien-fondé du moyen introduit par le requérant et à demander la confirmation de la décision de la cour d’appel sur le même fondement juridique (paragraphe 11 ci‑dessus). Ainsi, elle n’a pas demandé, non plus à titre subsidiaire, de confirmer la décision de la cour d’appel sur un fondement juridique différent, à savoir la coresponsabilité.

    65.  Or après avoir soutenu que l’article 141 du CdA n’entrait pas en jeu sur la base d’un tout autre fondement, à savoir l’absence d’identification du véhicule tiers, la compagnie d’assurances a réintroduit la question de la responsabilité des conducteurs des véhicules impliqués selon les principes généraux de la responsabilité civile : si, comme en l’espèce, la responsabilité était entièrement imputable au véhicule tiers non identifié, selon la compagnie, il était loisible à l’intéressé d’entamer une action uniquement contre le (seul) responsable, c’est-à-dire, en l’espèce, contre le fonds de garantie des victimes d’accidents de la circulation qui répare les dommages causés par la circulation de véhicules non identifiés.

    66.  Ce qui précède est confirmé par les éléments suivants.

    67.  En premier lieu, sur la base des éléments à disposition de la Cour, il ressort que les affaires mentionnées par la compagnie à l’appui de cette affirmation (tribunal de Trévise, sec. I, 14 novembre 2017 ; tribunal de Cassino, no 487 4 juin 2013) concernent uniquement la question de l’applicabilité de l’article 283 du CdA et de l’inapplicabilité de l’article 141 du CdA dans le cas où le véhicule tiers responsable n’est pas identifié (paragraphes 19-20 ci-dessus). De plus, l’un des arrêts parmi ceux mentionnés précise que l’article 141 du CdA s’applique indépendamment de l’établissement de la responsabilité (paragraphe 19 ci-dessus). Aucune mention n’est faite quant au critère de la coresponsabilité.

    68.  En deuxième lieu, il ne ressort pas de l’arrêt de la Cour de cassation, et notamment de la section où sont rappelés les arguments des parties, que la compagnie d’assurances ait soulevé une telle question (paragraphe 13 ci‑dessus).

    69.  La Cour ne peut conclure qu’en s’exprimant comme elle l’a fait dans son mémoire (paragraphe 11 ci-dessus) la compagnie d’assurances aurait soulevé une question totalement nouvelle et d’une telle complexité comme celle en jeu et ce, d’autant plus que, dans l’affaire Prikyan et Angelova (précitée, § 48), elle a rappelé que les objections doivent être « clairement formulées ».

    70.  Ainsi, la question litigieuse ne faisait pas l’objet du débat.

    71.  Qui plus est, la Cour rappelle que, dans l’affaire Alexe (précitée, §§ 39-44), elle a estimé que les tribunaux internes ont l’obligation de soumettre au débat contradictoire la question relative à l’interprétation d’une norme de droit interne changeant au cours de la procédure lorsque ce changement prête à controverse. Et ce, même si ladite norme avait été invoquée par la requérante dès la première instance (ibidem, § 8). Ainsi, même à supposer que l’on puisse considérer le critère de la responsabilité comme faisant partie du débat, la Cour est d’avis que c’est la nouvelle interprétation de ce critère qui aurait dû être soumise au débat contradictoire, vu qu’il ne s’agissait pas de l’application d’une disposition dont l’interprétation demeurait inchangée au cours du procès et que le requérant était censé connaître (voir, mutatis mutandis, Alexe, précité, § 42).

    72.  Enfin, compte tenu du fait que ni le procureur ni la compagnie d’assurances ont soulevé la question litigieuse dans leurs mémoires respectifs, la Cour estime que, contrairement à ce que le Gouvernement soutient (paragraphe 47 ci-dessus), l’on ne pouvait pas s’attendre du requérant qu’il aborde ladite question en déposant un mémoire avant l’audience de la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, Vegotex International S.A., précité, § 140).

    β)  Sur la question de savoir si le motif relevé d’office pouvait prêter à controverse

    73.  La Cour précise que la question de savoir si la Cour de cassation s’est fondée sur des motifs arbitraires ou manifestement déraisonnables n’est pas en jeu (Čepek, précité, § 52) et qu’elle n’a pas à apprécier le bien-fondé des observations qu’aurait pu soumettre le requérant s’il avait eu la possibilité de le faire, et donc à apprécier si l’issue à laquelle les juridictions internes sont parvenues était prévisible (Clinique des Acacias et autres, précité, § 42, et Prikyan et Angelova, précité, § 50). Il convient ici de rechercher si le motif relevé d’office pouvait prêter à controverse.

    74.  À cet égard, la Cour note que, dans son arrêt concernant l’affaire du requérant, la Cour de cassation elle-même a souligné que la question traitée, « qui fai[sai]t encore l’objet d’opinions divergentes », était, au moins en partie, nouvelle (paragraphe 15 ci-dessus). Par ailleurs, le Gouvernement soutient qu’au moment de l’assignation en justice, et pendant une partie de la procédure, aucune jurisprudence de la Cour de cassation n’existait sur la question litigieuse, tout en admettant un conflit doctrinal et jurisprudentiel en la matière, né uniquement à la suite de l’arrêt no 4141/2019 de la Cour de cassation et qui persistait encore au moment de la soumission des observations des parties (paragraphe 45 ci-dessus). De surcroît, la question a fait l’objet d’un dessaisissement de la part de la troisième chambre civile au profit de la plus haute formation de la Cour de cassation par l’ordonnance no 40885/2021 (paragraphe 29 ci-dessus), qui s’est prononcée par un arrêt du 30 novembre 2022 et a résolu le conflit de jurisprudence constaté, en reconnaissant son origine en l’arrêt de la Cour de cassation no 4147/2019 (paragraphes 31-35 ci-dessus).

    75.  Partant, la question soulevée d’office par la Cour de cassation représentait une question nouvelle qui pouvait prêter à controverse, ce qui rendait l’exigence du contradictoire sur l’évolution jurisprudentielle en question encore plus nécessaire.

    γ)  Sur l’incidence du motif relevé d’office quant à l’issue de l’affaire et sur l’enjeu de l’affaire

    76.  La Cour note qu’en l’espèce la Cour de cassation a indiqué qu’une coresponsabilité entre les véhicules impliqués, fût-elle présumée, constitue la condition nécessaire à l’exercice de l’action prévue par l’article 141 du CdA (paragraphe 13 ci-dessus). Le pourvoi du requérant a été rejeté au seul motif que la responsabilité de l’accident pesait exclusivement sur le véhicule ne transportant pas le requérant. La Cour est donc de l’avis que l’absence de coresponsabilité a déterminé l’issue de l’affaire et a été décisive pour le rejet du pourvoi du requérant (Prikyan et Angelova, précité, §§ 45 et 50, Da Cerveira Pinto Nadais de Vasconcelos, précité, § 32, et, a contrario, Cimolino c. Italie, no 12532/05, 22 septembre 2009).

    77.  Par ailleurs, la Cour estime que l’enjeu de l’affaire n’était pas négligeable (Liga Portuguesa de Futebol Profissional, précité, § 61, et voir, mutatis mutandis, Čepek, précité, § 56), le requérant n’ayant pas été indemnisé nonobstant le grave dommage subi par lui et ses conséquences. La Cour constate également que les parties s’accordent à dire qu’à la suite du rejet par la Cour de cassation de la demande d’indemnisation formée par le requérant, celui-ci ne pouvait plus entamer l’action prévue à l’article 283 du CdA afin d’obtenir réparation auprès du fonds de garantie des victimes d’accidents de la circulation dès lors que cette action s’était désormais prescrite.

    δ)   Conclusion

    78.  À la lumière de ce qui précède, le respect du contradictoire et, plus généralement, du caractère équitable de la procédure en l’espèce aurait voulu que la Cour de cassation soumette au débat la question qui s’est révélée décisive pour l’issue de la procédure et qu’elle s’assure que les parties avaient eu l’opportunité de présenter leurs arguments à cet égard (Prikyan et Angelova, précité, §§ 45 et 50).

    79.  N’ayant pas été informé de la substitution de motifs envisagée par la Cour de cassation, le requérant, « pris au dépourvu », n’a pas bénéficié du droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (Liga Portuguesa de Futebol Profissional, précité, §§ 61 et 62, Alexe, précité, § 44, et, a contrario, Andret et autres c. France (déc), no 1956/02, 25 mai 2004). Partant, il y a eu violation de cette disposition.

    1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention concernant le droit d’accès à un tribunal

    80.  Le requérant allègue que l’interprétation faite par la Cour de cassation de l’article 141 du CdA l’a privé de son droit d’accès à un tribunal, estimant que cette interprétation n’était pas prévisible au moment où il a introduit sa demande d’indemnisation.

    81.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    82.  Ayant conclu à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au respect du principe du contradictoire, la Cour estime que le grief fondé sur la violation de l’accès au tribunal ne soulève aucune question distincte essentielle. Dès lors, il n’y a pas lieu de statuer séparément sur ce grief (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014). 

    Test-Achats c. Belgique du 13 décembre 2022 requête no 77039/12

    Art 6-1 : Violation du principe de l’égalité des armes dans une procédure où Test-Achats avait des raisons objectivement justifiées de douter de la neutralité de l’expert désigné

    Non-violation de l’article 6 en ce qui concerne le principe du contradictoire.

    Dans cette affaire, l’association requérante, Test-Achats, met en cause la neutralité de l’expert désigné par la cour d’appel de Bruxelles dans le cadre d’une action civile qu’elle avait introduite contre une compagnie d’assurance et dans laquelle elle demandait la cessation de pratiques qu’elle jugeait discriminatoires sur la base de l’âge des assurés. En particulier, Test-Achats fait valoir qu’alors que sa cause était pendante devant la cour d’appel, un partenariat fut conclu en 2009 entre la partie adverse et un institut universitaire présidé par l’expert désigné par la cour d’appel. Test-Achats allègue avoir subi une violation du principe de l’égalité des armes ainsi que du principe du contradictoire, et partant de son droit à un procès équitable dans le cadre de la procédure ayant abouti au rejet de son action par la cour d’appel. La Cour estime que l’existence dudit partenariat a nécessairement pu entraîner des doutes objectivement justifiés dans le chef de la requérante quant à l’équité de la procédure d’expertise et, par conséquent, de la procédure judiciaire dans son ensemble. Compte tenu de la nature des liens entre l’expert et l’adversaire de Test-Achats, de l’impact déterminant du rapport d’expertise sur la procédure et du rejet de la demande d’écartement dudit rapport formulé par Test-Achats, la Cour juge que la procédure n’a pas respecté le principe de l’égalité des armes. En ce qui concerne le principe du contradictoire, la Cour relève que la cour d’appel a estimé que certaines questions posées par Test-Achats étaient sans lien avec la mission qui avait été confiée à l’expert ou n’étaient pas pertinentes. La Cour n’aperçoit pas de raisons sérieuses qui permettraient, en l’espèce, de justifier qu’elle substitue son appréciation à celle des juridictions internes sur ce point.

    Art 6 § 1 (civil) • Égalité des armes non respectée compte tenu d’un partenariat conclu entre l’adversaire de la requérante et un institut universitaire présidé par l’expert désigné par la cour d’appel, de l’impact déterminant du rapport d’expertise sur la procédure et du rejet de la demande d’écartement du rapport d’expertise formulée par la requérante • Requérante ayant pu critiquer le contenu et la forme du rapport devant la cour d’appel

    Art 6 § 1 (civil) • Procédure contradictoire • Juridictions internes ayant estimé que l’argumentation des parties avait été rencontrée pour autant qu’elle soit en lien avec la mission confiée à l’expert • Expert ayant explicité les raisons pour lesquelles il ne jugeait pas opportun de répondre aux questions lui ayant été adressées

    FAITS

    La requérante, Test-Achats, est une association de droit belge qui a pour but, selon ses statuts, de défendre et représenter les intérêts des consommateurs et des droits de l’homme en général, ainsi que de combattre toutes discriminations.

    En 2004, Test-Achats introduisit une action civile contre une compagnie d’assurance demandant la cessation de pratiques qu’elle jugeait discriminatoires sur la base de l’âge des assurés. L’année suivante, le président du tribunal de commerce de Bruxelles fit droit à sa demande. La compagnie d’assurance interjeta appel. En 2006, la cour d’appel de Bruxelles ordonna une expertise complémentaire et désigna un expert qui déposa son rapport définitif en 2008.

    Au cours de la procédure, Test-Achats mit en cause la neutralité de l’expert désigné. En particulier, elle fit valoir qu’alors que sa cause était pendante devant la cour d’appel, un partenariat fut conclu en 2009 entre la partie adverse et un institut universitaire présidé par l’expert désigné par la cour d’appel. Elle demanda l’écartement du rapport d’expertise déposé par ce dernier le 10 avril 2008.

    En 2010, la cour d’appel infirma l’ordonnance rendue par le premier juge et rejeta l’action de TestAchats, estimant que la différence de traitement pratiquée par la compagnie d’assurance reposait sur une justification objective et raisonnable. Pour parvenir à sa décision, la cour d’appel se basa en particulier sur l’expertise complémentaire fournie par l’expert dont Test-Achats contestait la neutralité. La cour d’appel jugea par ailleurs que l’expert avait répondu en substance aux questions posées par les parties qui étaient en lien avec la mission qui lui avait été confiée.

    En 2012, la Cour de cassation rejeta les deux pourvois de Test-Achats.

    CEDH

    17.  La requérante souligne qu’en droit belge, l’expert est considéré comme un auxiliaire de justice et qu’il doit de ce fait être indépendant et impartial. En réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel, le partenariat n’a été conclu qu’après que l’expert a rendu son rapport, s’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Sacilor Lormines c. France (no 65411/01, 9 novembre 2006, § 69), elle fait valoir que ledit partenariat a dû être précédé de pourparlers et a, en tout état de cause, été conclu à un moment où l’affaire était toujours pendante devant la cour d’appel. Elle considère que cet élément a nécessairement entraîné des « doutes objectivement justifiés » dans son chef quant à l’équité de la procédure d’expertise et, par conséquent, de la procédure judiciaire dans son ensemble, d’autant que la cour d’appel a réformé la décision de première instance en prenant appui de façon déterminante sur le rapport d’expertise concerné. Elle souligne qu’elle a expressément sollicité l’écartement du rapport d’expertise et qu’il appartient en toute hypothèse au juge de contrôler l’expertise judiciaire et d’en tirer les conséquences. Enfin, elle fait valoir que l’expert n’aurait pas répondu aux questions qu’elle lui a adressées.

    18.  Le Gouvernement fait valoir en substance que le partenariat dénoncé par la requérante n’a pris cours qu’après que l’expert a rendu son rapport et qu’aucune contre-expertise n’a été demandée par la requérante. Il souligne que l’article 6 § 1 n’exige pas qu’un expert respecte les mêmes conditions d’indépendance et d’impartialité que le tribunal lui-même dès lors que les conclusions de l’expert ne lient pas le juge. Il rappelle qu’il appartient à l’expert comme au juge de répondre aux observations des parties mais que l’article 6 § 1 de la Convention n’exige pas une réponse détaillée à chaque argument. Il souligne à cet égard que la cour d’appel a relevé que l’expert avait répondu aux questions pertinentes des parties et qu’il avait expliqué pourquoi il estimait ne pas devoir répondre aux autres questions, jugées non pertinentes.

    19.  La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention garantit le droit à un procès équitable devant un « tribunal » indépendant et impartial et ne requiert pas expressément qu’un expert entendu par un tribunal réponde aux mêmes critères. Toutefois, l’avis d’un expert nommé par la juridiction compétente pour traiter les questions soulevées par l’affaire est susceptible de peser de manière significative sur la manière dont ladite juridiction appréciera l’affaire. La Cour a reconnu dans sa jurisprudence que le manque de neutralité d’un expert nommé par une juridiction peut dans certaines circonstances emporter violation du principe d’égalité des armes inhérent à la notion de procès équitable. La question décisive est celle de savoir si les doutes nourris par le requérant quant à l’absence de neutralité de l’expert peuvent être considérés comme objectivement justifiés. Il faut notamment tenir compte de facteurs tels que la place et le rôle de l’expert dans la procédure (Sara Lind Eggertsdóttir c. Islande, no 31930/04, § 47, 5 juillet 2007, Letinčić c. Croatie, no 7183/11, 3 mai 2016, § 51, et Devinar c. Slovénie, no 28621/15, §§ 47-48, 22 mai 2018).

    20.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’un des éléments d’une procédure équitable au sens de l’article 6 § 1 est le caractère contradictoire de celle-ci : chaque partie doit en principe avoir la faculté non seulement de faire connaître les éléments qui sont nécessaires au succès de ses prétentions, mais aussi de prendre connaissance et de discuter toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision (Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 146, 19 septembre 2017, et Manzano Diaz c. Belgique, no 26402/17, §§ 40-41, 18 mai 2021). À ce titre, elle précise que le respect du contradictoire, comme celui des autres garanties de procédure consacrées par l’article 6 § 1, vise l’instance devant un « tribunal » et qu’il ne peut donc être déduit de cette disposition un principe général et abstrait selon lequel, lorsqu’un expert a été désigné par un tribunal, les parties doivent avoir dans tous les cas la faculté d’assister aux entretiens conduits par le premier ou de recevoir communication des pièces qu’il a prises en compte. L’essentiel est que les parties puissent participer de manière adéquate à la procédure devant le « tribunal » (Mantovanelli c. France, 18 mars 1997, §§ 33‑36, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, et Cottin c. Belgique, no 48386/99, § 30, 2 juin 2005).

    21.  Se tournant vers les circonstances de l’affaire, la Cour relève que l’existence d’un partenariat entre l’adversaire de la requérante et un institut universitaire présidé par l’expert désigné par la cour d’appel n’est pas contestée par le Gouvernement.

    22.  De l’avis de la Cour, la circonstance invoquée par le Gouvernement que ledit partenariat ait été conclu à un moment où l’expert avait déjà rendu son rapport n’est pas décisive. En effet, la Cour note que le partenariat a été conclu à une date proche de la date de la remise du rapport de l’expert et à un moment où la cour d’appel était encore saisie de l’affaire. De plus, elle juge vraisemblable que la conclusion de ce partenariat a été précédée de pourparlers (mutatis mutandis, Sacilor Lormines précité, § 69).

    23.  Eu égard à ces éléments, la Cour considère que l’existence dudit partenariat a nécessairement pu entraîner des doutes objectivement justifiés dans le chef de la requérante quant à l’équité de la procédure d’expertise et, par conséquent, de la procédure judiciaire dans son ensemble. Il en va d’autant plus ainsi que la cour d’appel a réformé la décision de première instance en prenant appui de façon déterminante sur le rapport d’expertise litigieux. La Cour observe que la requérante a sollicité expressément l’écartement de l’expertise litigieuse, de sorte que le Gouvernement ne saurait être suivi quand il reproche à la requérante de ne pas avoir sollicité de contre‑expertise.

    24.  La Cour note que la requérante a eu la possibilité de critiquer le contenu et la forme du rapport d’expertise devant la cour d’appel. Cependant, compte tenu de la nature des liens entre l’expert et l’adversaire de la requérante, de l’impact déterminant du rapport d’expertise sur la procédure et du rejet de la demande d’écartement dudit rapport formulé par la requérante, les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que la procédure n’a pas respecté le principe de l’égalité des armes et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    25.  Concernant le défaut allégué de contradictoire de l’expertise, en ce que l’expert n’aurait pas répondu à certaines questions soulevées par la requérante, la Cour relève que la cour d’appel a constaté que l’expert avait répondu que certaines questions posées par la requérante étaient sans lien avec la mission qui lui avait été confiée ou n’étaient pas pertinentes. Il apparaît donc que les questions litigieuses ont été adressées à l’expert, qui a explicité les raisons pour lesquelles il ne jugeait pas opportun d’y répondre. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 n’exige pas des tribunaux une réponse détaillée à chaque argument (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 81, CEDH 2004-I). Elle considère qu’il en va a fortiori ainsi des experts qui ne sont pas directement visés par cette disposition. Par ailleurs, la Cour rappelle que la requérante a eu la possibilité de critiquer le contenu et la forme des conclusions de l’expert devant la cour d’appel. Elle observe que cette dernière a jugé qu’il ressortait du rapport de l’expert que l’argumentation des parties avait été rencontrée pour autant qu’elle soit en lien avec la mission confiée à ce dernier. Elle note que ce raisonnement a ensuite été validé par la Cour de cassation. La Cour n’aperçoit pas de raisons sérieuses qui permettraient de justifier qu’elle substitue son appréciation à celle des juridictions internes sur ce point.

    26.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y pas a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention concernant le principe du contradictoire.

    LI c. RUSSIE du 9 novembre 2021 requête n° 61417/15

    11.  Le requérant se plaint de ne pas avoir pu participer à l’examen de son affaire civile en cassation, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    12. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

    13.   Les principes généraux concernant le droit d’un plaidant de participer effectivement à son procès et les notifications aux parties des audiences par les juridictions sont exposés dans l’arrêt Gankin et autres c. Russie (nos 2430/06 et 3 autres, §§ 25‑28 et 33‑39, 31 mai 2016).

    14.  En l’espèce, il a été établi au niveau interne que le requérant a dûment communiqué à la cour régionale – juridiction d’appel – sa nouvelle adresse, et cette juridiction a tenu compte de cette nouvelle adresse puisqu’elle avait délivré le titre exécutoire mentionnant celle-ci (paragraphes 6 et 10 ci‑dessus). Partant, le requérant s’était déchargé de son obligation prévue par l’article 118 du code de procédure civile de communiquer à la juridiction compétente tout changement d’adresse, et la Cour rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle l’intéressé n’avait pas dûment notifié aux juridictions le changement de son adresse.

    15.  La Cour suprême n’a pas vérifié si l’adresse à laquelle elle a envoyé la citation à comparaître avec les pourvois correspondait à l’adresse dans le dossier de l’affaire qui lui était parvenue des juridictions inférieures. De plus, dans son arrêt de cassation, cette juridiction n’a fait aucune mention sur l’information du requérant et/ou de sa représentante sur la date de l’audience.

    16.  Dans ces circonstances où la juridiction de cassation ne s’est assurée, ni que le requérant ou sa représentante ont été dûment convoqués, ni qu’ils ont été au courant de la procédure de cassation, et où elle n’a aucunement traité cette question dans son arrêt annulant l’arrêt d’appel et confirmant le jugement de première instance, la Cour conclut que le droit du requérant de présenter effectivement sa cause en cassation n’a pas été respecté (mutatis mutandis, Gankin et autres, précité, §§ 40‑44, et, s’agissant précisément de la procédure de cassation, Belova c. Russie, no 33955/08, §§ 52‑54, 15 septembre 2020, et les références qui sont citées dans ces deux arrêts).

    17.   Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    VEGOTEX INTERNATIONAL S.A. c. BELGIQUE du 10 novembre 2020 Requête no 49812/09

    Art 6 § 1 (pénal) • Procès équitable • Dette fiscale éteinte par l’effet rétroactif d’une jurisprudence et ensuite rétablie, toujours en cours du litige et aux fins de la sécurité juridique, par une loi rétroactive mais prévisible • Motif impérieux d’intérêt général

    Art 6 § 1 • Procédure contradictoire • Rejet d’un pourvoi par substitution de motif, opérée d’office • Possibilité suffisante de contester la substitution annoncée

    1. Sur l’intervention du législateur par la loi-programme du 9 juillet 2004
    1. Principes généraux applicables

    58.  Dans le cadre de différends civils, la Cour a jugé à maintes reprises que si le pouvoir législatif n’est, en principe, pas empêché de réglementer, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 49, série A no 301‑B, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 9 autres, § 57, CEDH 1999‑VII, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 126, CEDH 2006‑V, et, plus récemment, Dimopulos c. Turquie, no 37766/05, § 32, 2 avril 2019).

    59.  Ces principes, qui constituent des éléments essentiels des notions de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables, trouvent également à s’appliquer en matière pénale (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 132, 17 septembre 2009, et, dans le même sens, Biagioli c. Saint-Marin (déc.), no 8162/13, §§ 92-94, 8 juillet 2014, et Chim et Przywieczerski c. Pologne, nos 36661/07 et 38433/07, §§ 199-207, 12 avril 2018).

    1. Application au cas d’espèce

    60.  La question se pose en l’espèce de savoir si l’intervention du législateur par la loi-programme du 9 juillet 2004 a porté atteinte au caractère équitable de la procédure en exerçant, en cours d’instance, une influence sur l’issue du litige opposant la requérante à l’État.

    61.  Pour ce faire, la Cour tiendra compte de toutes les circonstances de la cause et examinera de près les raisons que l’État défendeur a avancées pour justifier l’intervention qui s’est produite dans la procédure litigieuse par suite de l’effet rétroactif de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 (National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society, précité, § 107, et OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres c. France, nos 42219/98 et 54563/00, § 63, 27 mai 2004). La Cour ne peut en effet pas perdre de vue l’effet produit par la loi litigieuse combiné avec la méthode et le moment de son adoption (Papageorgiou c. Grèce, 22 octobre 1997, § 38, Recueil 1997‑VI).

    62.  La Cour tiendra également compte du fait qu’est en cause en l’espèce une procédure fiscale. Dans cette matière, à la différence des amendes relevant de la matière pénale au sens strict, la somme due à titre de pénalité constitue en quelque sorte le prolongement de la dette fiscale puisqu’elle se calcule en fonction de cette dernière. En l’espèce, la majoration d’impôt était fixée à 10 % de l’impôt éludé (paragraphe 11 ci‑dessus). La majoration d’impôt entretient ainsi un lien étroit avec la dette fiscale. Dans la mesure où la procédure fiscale concerne la majoration d’impôt, elle est certes qualifiée d’« accusation en matière pénale » conformément au sens autonome donné par la Cour à cette notion par application des critères Engel (paragraphes 49 et 50 ci-dessus). Cela étant, les majorations d’impôt ne faisant pas partie du noyau dur du droit pénal, les garanties offertes par l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur (Jussila, précité, § 43, et A et B c. Norvège [GC], nos 24130/11 et 29758/11, § 133, 15 novembre 2016).

    63.  D’emblée, la Cour observe que lorsqu’elle interjeta appel du jugement de première instance, le 15 avril 2004, la société requérante pouvait légitimement s’attendre à ce que sa dette fiscale se voie prescrite en application de la jurisprudence de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt de celle-ci du 10 octobre 2002 (paragraphe 31 ci-dessus ; voir pour une autre affaire dans laquelle la Cour a reconnu qu’une partie pouvait s’attendre à ce que la jurisprudence de la cour suprême soit suivie dans la procédure la concernant, Gil Sanjuan c. Espagne, no 48297/15, § 38, 26 mai 2020).

    64.  Toutefois, l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 entré en vigueur lorsque l’affaire était pendante devant la cour d’appel (paragraphe 13 ci-dessus) fixa en fait définitivement, et de manière rétroactive, la question de l’interruption de la prescription dans les instances fiscales en cours.

    65.  Cette intervention législative a eu pour conséquence la poursuite du recouvrement de l’impôt dû et de la majoration y afférente dans des affaires, telles que celle de l’espèce, qui avaient, en application de l’enseignement de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, atteint la prescription. En effet, la Cour constate qu’il n’a pas été contesté par le Gouvernement que, sans l’application rétroactive de la loi-programme de 2004, la dette fiscale de la requérante était prescrite, même si cela n’avait pas encore été constaté par une décision judiciaire. C’est donc uniquement du fait de l’application rétroactive de la disposition litigieuse que la dette fiscale de la requérante n’a pas été déclarée éteinte.

    66.  La Cour de cassation a d’ailleurs indiqué dans le cas d’espèce qu’il ressortait clairement des travaux parlementaires que le législateur avait eu « pour objectif de préserver les droits du Trésor dans le cadre de procédures pendantes où des impôts contestés sur pied de la position prise par la jurisprudence (...) avaient atteint la prescription » (paragraphe 20 ci-dessus).

    67.  Eu égard au fait que la dette fiscale de la requérante était prescrite au moment où l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 entra en vigueur, en réglant rétroactivement l’interruption de la prescription, le législateur est intervenu d’une manière décisive pour orienter en sa faveur le dénouement judiciaire du litige auquel l’État était partie.

    68.  Reste à vérifier si la rétroactivité de l’article 49 précité reposait sur d’impérieux motifs d’intérêt général.

    69.  À cet égard, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable impliquent que les raisons invoquées pour justifier de telles mesures soient traitées avec le plus grand degré de circonspection possible (National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society, précité, § 112, et Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09 et 4 autres, § 45, 31 mai 2011).

    70.  La Cour a déjà jugé que le seul intérêt financier de l’État ne permet en principe pas de justifier l’intervention rétroactive d’une loi de validation (parmi d’autres, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 59, Scordino, précité, § 132, et Lilly France c. France (no 2), no 20429/07, § 51, 25 novembre 2010). La préservation des droits du Trésor invoquée par le Gouvernement ne saurait donc suffire à justifier l’intervention rétroactive litigieuse.

    71.  Le Gouvernement fait également valoir, à l’instar de la Cour constitutionnelle (paragraphe 38 ci-dessus) qui se référait aux travaux préparatoires, que certains des dossiers fiscaux pour lesquels il y avait un arriéré dans le règlement des litiges relevaient de la grande fraude fiscale.

    72.  La Cour ne conteste pas que la lutte contre la grande fraude fiscale constitue un motif d’intérêt général. Elle estime toutefois qu’il n’était pas suffisamment impérieux dans les circonstances de l’espèce. En effet, il n’y a aucune indication que le cas de la requérante relevait de la lutte contre la grande fraude fiscale, ce qui n’a d’ailleurs pas été allégué par le Gouvernement. De plus, il ne ressort ni des travaux parlementaires ni des observations du Gouvernement quel était le nombre de dossiers éventuellement concernés ni l’ampleur des sommes qui auraient été prescrites sans l’intervention législative litigieuse (voir, dans le même sens, mutatis mutandis, Arnolin et autres c. France, nos 20127/03 et 24 autres, § 76, 9 janvier 2007, et SCM Scanner de l’Ouest Lyonnais et autres c. France, no 12106/03, § 31, 21 juin 2007).

    73.  En revanche, la Cour est sensible à l’argument du Gouvernement selon lequel l’intervention du législateur était nécessaire pour rétablir la sécurité juridique mise à mal par l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002. En adoptant la disposition rétroactive litigieuse, le législateur avait pour intention de neutraliser l’effet lui-même rétroactif de ladite jurisprudence de la Cour de cassation et de confirmer la légalité d’une pratique administrative qui avait été suivie jusqu’alors et dont la légitimité n’avait pas sérieusement été mise en cause (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 décembre 2005, considérants B.19.1-B.19.4, paragraphe 38 ci-dessus). Le but de l’intervention législative était ainsi de réaffirmer l’intention initiale de l’administration. Celle-ci n’était donc pas imprévisible (voir, dans le même sens, mutatis mutandis, OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres, précité, § 72).

    74.  La Cour doit également tenir compte du fait qu’il ne s’agissait pas simplement de préserver les intérêts financiers de l’État (voir, a contrario, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, série A no 332, affaire dans laquelle la responsabilité de l’État pouvait être engagée, et Maggio et autres, précité, affaire dans laquelle le législateur voulait rétablir l’équilibre dans le système de sécurité sociale). Il s’agissait en l’espèce également d’assurer que les impôts soient payés par ceux qui en étaient redevables (voir, dans ce sens, paragraphe 40 ci-dessus).

    75.  L’intervention du législateur visait à assurer la sécurité juridique (paragraphe 73 ci-dessus) et, comme il a été observé par la Cour constitutionnelle, à éviter une discrimination arbitraire entre différents contribuables (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 décembre 2005, considérant B.19.5, cité au paragraphe 38 ci-dessus). Ces intentions du législateur sont à comprendre à la lumière de la chronologie de la présente affaire. Le 24 octobre 2000, le commandement de payer mentionnant explicitement qu’il visait à interrompre la prescription fut signifié à la requérante. La nouvelle jurisprudence litigieuse de la Cour de cassation intervint le 10 octobre 2002, alors que le recours de la requérante était pendant devant le tribunal de première instance. Il ne ressort pas du dossier que la requérante souleva une exception tirée de la prescription de sa dette devant le tribunal de première instance ce qui tend à indiquer, comme l’a fait remarquer la Cour constitutionnelle (arrêt précité, considérant B.19.11), qu’elle considérait, à l’instar des autres contribuables, que le commandement de payer avait interrompu la prescription. Ce n’est ensuite que dans son acte d’appel du 15 avril 2004 que la requérante se référa pour la première fois à la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation et en déduisit que la prescription était acquise le 15 février 2001, c’est-à-dire avant même qu’ait été rendu l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002. L’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 entra ensuite en vigueur le 25 juillet 2004, avant que la cour d’appel se prononce.

    76.  Il semble donc que, jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, la requérante a elle aussi estimé que la prescription avait été interrompue par le commandement de payer du 24 octobre 2000. Espérant pouvoir bénéficier, de manière inattendue, de la jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 décembre 2005, considérant B.19.11, cité au paragraphe 38 ci-dessus), elle ne pouvait dès lors pas être surprise par la réaction du législateur (dans ce sens également, OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres, précité, § 71).

    77.  Il en résulte que, dans les circonstances particulières de l’affaire, il y avait des motifs impérieux d’intérêt général : celui de rétablir l’interruption de la prescription par des commandements signifiés bien avant l’arrêt de la Cour de cassation de 2002, et de la sorte permettre la résolution des litiges pendants devant les tribunaux, sans pour autant préjuger des droits substantiels des contribuables (dans le même sens, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society, précité, § 112, et OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres, précité, § 72).

    78.  Enfin, la Cour observe que la conclusion à laquelle elle parvient correspond à l’appréciation qui a été faite par la Cour constitutionnelle et par la Cour de cassation (paragraphes 38 et 40 ci-dessus). Ces dernières n’ont pas non plus jugé fallacieuse l’intervention du législateur (a contrario, Maggio et autres, précité, § 48).

    79.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’intervention rétroactive du législateur par l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 était dictée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

    80.  Partant, elle considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

    2. Sur la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation

    85.  D’emblée, la Cour n’aperçoit aucun problème au regard du principe de l’égalité des armes invoqué par la requérante. Ce principe requiert en effet que chaque partie à une procédure se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi d’autres, Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 23, Recueil 1997‑I, et Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 146, 19 septembre 2017). Or, en l’espèce, il ne ressort ni des éléments du dossier ni des arguments des parties qu’elles ont été placées dans des situations différentes à l’égard des conclusions écrites de l’avocat général ou de la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, Krčmář et autres c. République tchèque, no 35376/97, § 39, 3 mars 2000).

    86.  Cela étant, la notion de procès équitable comprend également le droit à un procès contradictoire qui implique le droit pour les parties de faire connaître les éléments nécessaires au succès de leurs prétentions, mais aussi de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision, et de la discuter (Lobo Machado c. Portugal, 20 février 1996, § 31, Recueil 1996‑I, et Vermeulen c. Belgique, 20 février 1996, § 33, Recueil 1996‑I).

    87.  Le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu’il rejette un pourvoi ou tranche un litige sur la base d’un motif retenu d’office (Skondrianos c. Grèce, nos 63000/00, 74291/01 et 74292/01, §§ 29-30, 18 décembre 2003, Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01, 65406/01, 65405/01 et 65407/01, § 38, 13 octobre 2005, Amirov c. Arménie (déc.), no 25512/06, 18 janvier 2011, Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 45, 5 septembre 2013, et Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c. France, nos 4696/11 et 4703/11, § 50, 27 octobre 2016). L’élément déterminant est alors de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif invoqué d’office (Villnow c. Belgique (déc.), no 16938/05, 29 janvier 2008, et Clinique des Acacias et autres, précité, § 43).

    88.  Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Čepek, précité, § 48).

    89.  La Cour de cassation a en l’espèce fait usage de son pouvoir de trancher l’affaire sur la base d’un motif soulevé d’office (dans le même sens, Clinique des Acacias et autres, précité, § 39). La Cour n’entend pas se prononcer sur la technique de substitution de motifs en tant que telle, mais sur le seul point de savoir si le recours à celle-ci par la Cour de cassation a porté atteinte au droit de la requérante à une procédure contradictoire (Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 51).

    90.  En effet, il n’appartient pas à la Cour d’examiner si, en l’espèce, les conditions définies par la jurisprudence de la Cour de cassation pour procéder à une substitution de motifs étaient réunies puisqu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019).

    91.  Dès lors, seule la non-communication éventuelle de la Cour de cassation aux parties de son intention de retenir d’office le motif litigieux pourrait poser problème au regard de la Convention (dans le même sens, Cimolino c. Italie, no 12532/05, § 45, 22 septembre 2009).

    92.  En l’espèce, la Cour constate que la question de l’application de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 n’a pas été soulevée par la requérante dans son pourvoi en cassation. En effet, la cour d’appel d’Anvers avait estimé que cette disposition n’était pas applicable (paragraphe 14 ci‑dessus). La requérante n’avait par conséquent pas d’intérêt à débattre de ce point dans son pourvoi en cassation.

    93.  Cela étant dit, il ne peut être considéré en l’espèce que la requérante a été « prise au dépourvu » (a contrario, parmi d’autres, Clinique des Acacias et autres, précité, § 43, et Liga Portuguesa de Futebol Profissional c. Portugal, no 4687/11, §§ 61-62, 17 mai 2016).

    94.  En effet, d’une part, la Cour relève que la décision de la cour d’appel concernant l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 faisait l’objet du pourvoi en cassation introduit par l’État (paragraphe 16 ci-dessus). Il ne peut donc pas être considéré que la question de l’applicabilité de cette disposition était en dehors du débat (voir, dans le même sens, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 52, et Ndayegamiye-Mporamazina c. Suisse, no 16874/12, § 39, 5 février 2019, et, a contrario, Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, § 46, 16 février 2006), même si les deux pourvois n’étaient pas encore formellement joints.

    95.  D’autre part, et surtout, les parties ont reçu une copie des conclusions écrites de l’avocat général à la Cour de cassation dans lesquelles celui-ci invitait la Cour de cassation à procéder à la substitution de motifs litigieuse (paragraphe 17 ci-dessus). Même si le Gouvernement n’a pas contesté que la requérante a réceptionné les conclusions de l’avocat général quelques jours seulement avant l’audience prévue de la Cour de cassation (paragraphe 18 ci-dessus), il n’en demeure pas moins que la requérante avait la faculté, en vertu de l’article 1107 du code judiciaire, de déposer une note en réponse aux conclusions de l’avocat général et de demander la remise de l’audience afin de répondre verbalement ou par une note à ces conclusions (paragraphe 41 ci-dessus).

    96.  Dans ces circonstances, la Cour considère que la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation n’a méconnu ni le droit à une procédure contradictoire ni le droit d’accès à un tribunal.

    97.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

    RIVERA VAZQUEZ ET CALLEJA DELSORDO c. SUISSE du 22 janvier 2019 requête n° 65048/13

    Violation de l'article 6-1 de la convention : La décision du Tribunal fédéral de disqualifier d’office l’avocat des requérants a rendu le procès inéquitable.

    L’affaire concerne la violation alléguée du principe du contradictoire dans une procédure devant le Tribunal fédéral suisse. La Cour observe que le Tribunal fédéral a privé les requérants de représentation après avoir soulevé d’office la question de la validité de l’avocat qu’ils avaient choisi pour les représenter. Les requérants n’en ont pas été informés, ni été entendus et mis en condition de remédier à l’irrégularité, comme la loi le prévoyait expressément. La Cour considère que la décision du Tribunal fédéral de priver les requérants de représentation, prise en l’absence de contradictoire, les a, de ce fait, objectivement placés dans une situation de net désavantage par rapport à la partie adverse.

    LES REQUERANTS

    30. Les requérants rappellent qu’ils avaient signé la procuration en faveur de leur avocat, P.S., le 18 janvier 2013, alors que ce dernier avait déjà participé à plus d’une dizaine de procédures devant le Tribunal fédéral, sans que sa capacité à représenter ses clients n’ait jamais été mise en cause. En lui confiant leur mandat de représentation, ils ne pouvaient donc s’attendre à ce que le Tribunal fédéral lui dénie la capacité à les représenter et par conséquent les priver du droit à l’indemnisation de leurs dépens. Après le dépôt de leur recours, le 21 janvier 2013, ils n’ont pas été amenés à intervenir dans la procédure et n’ont pas été interpelés sur la capacité de P.S. à les représenter ou mis en condition de confier leur défense à un autre avocat.

    31. Les requérants rappellent que ce n’est qu’à réception de l’arrêt du Tribunal fédéral qu’ils ont pris connaissance de la question de la capacité de leur avocat à les représenter et des conséquences que cela aurait sur leur droit à être indemnisés. Selon eux, cette décision n’était pas prévisible au moment de la signature de la procuration car l’arrêt du Tribunal fédéral du 26 février 2013, dans une procédure parallèle, qui avait conclu à l’incapacité de P.S. à représenter des locataires en raison de ses liens de subordination avec l’ASLOCA, n’avait pas encore été prononcé.

    32. Les requérants en déduisent une violation du principe du contradictoire et soulignent que, s’agissant d’une procédure devant le Tribunal fédéral, qui statue en dernière instance, cette violation ne pouvait pas être réparée devant un autre degré de juridiction au niveau national.

    b) Appréciation de la Cour

    i. Principes généraux

    40. En ce qui concerne le droit à une procédure contradictoire, la Cour renvoie aux principes généraux rappelés dans l’arrêt Čepek c. République tchèque (no 9815/10, §§ 44 à 50, 5 septembre 2013).

    41. Elle rappelle en particulier que le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu’il tranche un litige sur la base d’un motif invoqué d’office ou d’une exception soulevée d’office (ibid. § 45).

    Certes, comme le souligne le Gouvernement, le droit à une procédure contradictoire ne revêt pas un caractère absolu et son étendue peut varier en fonction notamment des spécificités de la procédure en cause (ibid. § 46).

    L’élément déterminant est donc la question de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif invoqué d’office. Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (ibid. § 48).

    42. Les principes rappelés ci-dessus s’appliquent notamment aux décisions en matière de frais. Certes, il s’agit d’un aspect subsidiaire du procès, ce qui peut justifier que le tribunal ne soit pas obligé de soumettre à discussion tous les éléments de fait ou de droit déterminants pour sa décision sur cet aspect du litige. Le principe du contradictoire ne saurait toutefois être mis à l’écart complètement. Même si la possibilité pour les parties de présenter leur point de vue sur la question des frais peut être limitée, il n’en demeure pas moins qu’elles ne doivent pas être surprises par une tournure inattendue et imprévisible (ibid. § 49).

    43. Enfin, la Cour rappelle que le principe du contradictoire et celui de l’égalité des armes, étroitement liés entre eux, sont des éléments fondamentaux de la notion de « procès équitable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils exigent un « juste équilibre » entre les parties : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 146, 19 septembre 2017).

    ii. Application en l’espèce

    44. La Cour rappelle que l’article 40 LTF donnait aux requérants le droit d’être représentés par un avocat de leur choix (paragraphe 17 ci-dessus), ce qu’ils ont fait en signant une procuration en faveur de P.S. le 18 janvier 2013 (paragraphe 14 ci-dessus).

    45. Il ressort de l’arrêt du Tribunal fédéral du 13 avril 2013 que P.S. était inscrit au registre des avocats genevois (paragraphe 15 ci-dessus).

    S’il est vrai que sa capacité à représenter des locataires dans des procédures devant le Tribunal fédéral avait déjà été mise en cause dans une procédure parallèle, en raison d’un conflit d’intérêt avec l’ASLOCA, la Cour relève que, dans cette procédure parallèle, P.S. avait contesté l’existence d’un conflit d’intérêt et, en tout état de cause, l’arrêt du Tribunal fédéral concluant à son incapacité avait été prononcé plus d’un mois après le dépôt du recours des requérants dans le cadre de leur propre procédure (paragraphes 13 et 16 ci-dessus).

    46. La Cour en déduit que, en ce qui concerne le litige qui les opposait à leur bailleur devant le Tribunal fédéral, les requérants avaient remis la défense de leurs intérêts entre les mains d’un avocat qui paraissait apte à les représenter devant cette instance. Ils ont donc été pris au dépourvu par la tournure imprévisible et inattendue que la décision du Tribunal fédéral de disqualifier leur avocat a donnée à la procédure (Čepek, précité, § 49).

    47. Le fait que, au moment du dépôt du recours des requérants, P.S. savait déjà que la question de sa qualité à agir avait été soulevée dans le cadre de la procédure parallèle (paragraphe 16 ci-dessus) ne change rien à ce constat.

    D’une part, ne pouvant préjuger de la décision que le Tribunal fédéral aurait prise dans la procédure parallèle, P.S. n’était pas tenu de conseiller à ses clients de changer d’avocat au moment du dépôt de leur recours.

    D’autre part, comme le Tribunal fédéral l’a lui-même relevé, P.S. ne représentait pas valablement les requérants car il se trouvait dans une situation de conflit d’intérêts, logiquement à leur détriment. Au moment de déposer leur recours, les requérants, à leur insu, ne bénéficiaient donc pas des conseils d’un avocat qualifié pour les représenter et on ne peut pas leur tenir rigueur de ne pas avoir eux-mêmes relevé cette circonstance.

    48. La Cour rappelle que le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (paragraphe 41 ci-dessus). Ce principe s’applique notamment aux décisions en matière de frais (paragraphe 42 ci-dessus).

    49. Elle rappelle également que le principe du contradictoire et celui de l’égalité des armes exigent que chacune des parties à un litige se voit offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (paragraphe 43 ci-dessus).

    50. En l’espèce, le Tribunal fédéral a privé les requérants de représentation après avoir soulevé d’office la question de la capacité de P.S. à agir et sans que les requérants en aient été informés, qu’ils aient été entendus et mis en condition de remédier à l’irrégularité, comme prévu expressément par l’article 42 al. 5 LTF (paragraphe 17 ci-dessus).

    51. Le Tribunal fédéral a lui-même rappelé que, lorsqu’une partie agissait par un mandataire non autorisé, il y avait lieu de lui fixer un délai pour remédier à l’irrégularité. Toutefois, par économie de procédure, en l’espèce, il a renoncé à cette formalité (paragraphe 15 ci-dessus). Pour justifier cette décision, le Tribunal fédéral a présumé que, puisque les requérants avaient signé une procuration en faveur de P.S., il ne faisait « aucun doute qu’ils contresigneraient l’acte de recours reprenant les conclusions déjà prises en appel » (paragraphe 15 ci-dessus).

    52. Par ailleurs, comme le relève le Gouvernement, malgré sa décision de ne pas reconnaitre la qualité de P.S. à agir en tant que mandataire autorisé des requérants, le Tribunal fédéral n’a pas rejeté comme irrecevable le mémoire présenté par cet avocat au nom et pour le compte des requérants et, sur la base de ce mémoire, s’est prononcé sur le fond du litige en donnant partiellement gain de cause aux requérants. Selon le Gouvernement, la seule conséquence de cette décision pour les requérants a été de les priver de l’indemnité pour frais d’avocat.

    53. La Cour n’est pas convaincue par ces arguments.

    54. Sans vouloir spéculer sur quelle aurait été l’issue du litige sur le fond si les requérants avaient été mis en condition d’être valablement représentés, la Cour considère que la décision du Tribunal fédéral de les priver de représentation, prise en l’absence de contradictoire, les a ipso facto objectivement placés dans une situation de net désavantage par rapport à la partie adverse, laquelle était valablement représentée et a pu par conséquent bénéficier des dispositions de l’article 68 LTF (paragraphe 17 ci-dessus).

    55. Enfin, la Cour souligne que, malgré le renvoi du litige sur le fond aux instances cantonales, la décision du Tribunal fédéral concluant à l’absence de représentation valable des requérants et les condamnant à indemniser la partie adverse, est intervenue en dernière instance et ne pouvait donc plus être redressée au niveau national (Čepek, précité, §§ 50 et 59).

    56. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’une atteinte a été portée au droit des requérants à un procès équitable. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

    Scheszták c. Hongrie du 21 novembre 2017 requête n° 5769/11

    Article 6 § 1 Caractère inéquitable d’une procédure concernant un licenciement abusif. La Cour de cassation a rejeté le mémoire en défense du requérant car il a considéré la date de réception et non d'envoi , alors que le requérant ne savait pas qu'il fallait considérer la date de réception. Le principe du contradictoire n'a donc pas été respecté.

    LES FAITS

    Le requérant, Sándor Zsigmond Scheszták, est un ressortissant hongrois né en 1953 et résidant à Ercsi (Hongrie).

    En février 2007, il intenta une action contre son ancien employeur pour licenciement abusif. En première instance, le tribunal se prononça en sa faveur. Ce jugement fut partiellement réformé en appel et l’employeur forma un pourvoi en cassation. La Cour suprême n’accorda à M. Scheszták que huit jours pour présenter ses observations sur le pourvoi de son employeur. M. Scheszták reçut l’ordonnance correspondante le 7 juin 2010 et il envoya ses observations le 14 juin 2010. Celles-ci arrivèrent à la cour le 17 juin 2010.

    Or, dans l’intervalle, la Cour suprême s’était prononcée sur l’affaire (le 16 juin) et, constatant que M. Scheszták n’avait présenté aucune observation sur le pourvoi, elle avait statué en faveur de l’employeur. M. Scheszták forma contre cette décision un recours qui fut rejeté au motif que son mémoire avait été déposé tardivement.

    RÉPONSE DE LA CEDH

    Dans ses observations, le Gouvernement arguait que M. Scheszták aurait dû engager une action en responsabilité administrative devant les juridictions hongroises. Il mentionnait l’existence d’une jurisprudence constante applicable aux cas où une erreur procédurale avait eu de graves conséquences sur le fond de l’affaire, comme cela s’était produit dans la procédure à laquelle M. Scheszták était partie.

    La Cour considère pour sa part que, même si elle avait été couronnée de succès, pareille action n’aurait permis ni de chiffrer ni d’accorder la réparation demandée par M. Scheszták dans le cadre de l’action qu’il avait initialement engagée devant les juridictions du travail, ni même de réexaminer l’affaire. M. Scheszták n’aurait donc pas pu obtenir la réparation intégrale du dommage qu’il estimait avoir subi du fait de l’irrégularité survenue dans la procédure à laquelle il était partie.

    La Cour estime par conséquent qu’on ne pouvait attendre de M. Scheszták qu’il intente une action en responsabilité administrative devant les juridictions hongroises afin d’épuiser les voies de recours internes. Elle déclare donc sa requête recevable.

    La Cour observe que même si le mémoire de M. Scheszták n’est effectivement parvenu à la Cour suprême qu’après l’expiration du délai imparti, rien dans le dossier ou dans les observations du Gouvernement n’indique que le délai de huit jours déterminait la date à laquelle le mémoire aurait dû parvenir à la cour, et non la date limite d’envoi dudit mémoire. Elle note que le Gouvernement lui-même a reconnu dans ses observations qu’une erreur procédurale avait été commise et qu’elle avait eu de graves conséquences sur l’examen au fond de l’affaire.

    Du fait de cette erreur, la Cour suprême n’a examiné l’affaire qu’au regard du mémoire de la partie adverse, ce qui s’analyse en une atteinte au principe du contradictoire.

    La Cour conclut donc à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

    Grande Chambre Regner c. République Tchèque du 19 septembre 2017 Requête 35289/11

    Non violation article 6-1 : Un dossier classé secret défense peut être présenté au juge sans qu'il ne soit communiqué au défenseur dans une affaire civile.

    RECEVABILITÉ

    a) Sur la qualité de victime du requérant

    96. La Cour précise d’emblée que le Gouvernement n’est pas forclos à contester la qualité de victime dans le chef du requérant pour la première fois devant la Grande Chambre, d’autant moins que celle-ci a posé d’office une question aux parties à ce sujet (voir Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, §§ 63-67, CEDH 2006-III).

    97. La Grande Chambre rappelle qu’elle peut, au même titre que la chambre, en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, « rejet[er] toute requête qu’elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure ». Ainsi, même au stade de l’examen au fond et sous réserve de ce qui est prévu à l’article 55 de son règlement, la Grande Chambre peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être considérée comme irrecevable pour l’une des raisons énumérées aux trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et autres, § 56 et les autres références y citées, 25 mars 2014).

    98. Au vu des circonstances particulières de l’espèce, la qualité de victime du requérant est étroitement liée à la substance de son grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, de sorte que la Cour estime justifié de joindre cette question à l’examen de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention.

    b) Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention

    i. Les principes

    99. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1.

    100. S’agissant tout d’abord de l’existence d’un droit, la Cour rappelle qu’il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (Masson et Van Zon c. Pays-Bas, 28 septembre 1995, § 49, série A no 327‑A, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 120, CEDH 2005‑X, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 91, CEDH 2012, Al-Dulimi et Montana Management INC. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 97, CEDH 2016, et les autres références y citées, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 101, CEDH 2016, et Paroisse gréco-catholique de Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, CEDH 2016 (extraits), et les autres références y citées). L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294‑B, Roche, précité, § 119, et Boulois, précité, § 91).

    101. À cet égard, la Cour constate que les droits ainsi conférés par les législations nationales peuvent être soit matériels, soit procéduraux, soit encore une combinaison des deux.

    102. Aucun doute ne saurait exister sur le fait qu’il y a droit au sens de l’article 6 § 1 lorsqu’un droit matériel reconnu en droit national est assorti du droit procédural permettant d’en faire sanctionner le respect en justice. La seule présence d’un élément discrétionnaire dans le libellé d’une disposition légale n’exclut pas, en soi, l’existence d’un droit (Camps c. France (déc.), no 42401/98, 24 octobre 2000 1999, Ellès et autres c. Suisse, no 12573/06, § 16, 16 décembre 2010, a contrario, Boulois, précité, § 99, et Miessen c. Belgique, no 31517/12, § 48, 18 octobre 2016). En effet, l’article 6 s’applique lorsque la procédure judiciaire porte sur une décision discrétionnaire heurtant les droits du requérant (Pudas c. Suède, 27 octobre 1987, § 34, série A noo 125‑A, Obermeier c. Autriche, 28 juin 1990, § 69, série A no 179, et Mats Jacobsson c. Suède, 28 juin 1990, § 32, série A no 180‑A).

    103. En revanche, l’article 6 n’est pas applicable là où la législation nationale, sans conférer un droit, accorde un certain avantage qu’il n’est pas possible de faire reconnaître en justice (Boulois, précité, § 90, affaire qui concernait le refus par une commission pénitentiaire d’accorder une autorisation de sortie à un détenu, sans recours possible devant une juridiction administrative). La même situation se présente lorsqu’une personne ne se voit reconnaître par la législation nationale qu’un espoir de se faire accorder un droit, l’octroi de celui-ci dépendant d’une décision entièrement discrétionnaire et non motivée des autorités (Masson et Van Zon, précité, §§ 49-51, Roche, précité, §§ 122-125, et Ankarcrona c. Suède (déc.), no 35178/97, CEDH 2000‑VI.

    104. Il existe par ailleurs des cas où la législation nationale reconnaît à une personne un droit matériel sans pour autant que, pour une raison quelconque, il existe un recours juridictionnel pour le faire reconnaître ou sanctionner en justice. Tel est le cas, par exemple, des immunités juridictionnelles prévues par la loi nationale. L’immunité apparaît ici non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 48, CEDH 2001‑XI, et Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 57, CEDH 2010-III).

    105. Dans certaines hypothèses, enfin, le droit national, sans reconnaître un droit subjectif à un individu, lui confère en revanche le droit à une procédure d’examen de sa demande, appelant le juge compétent à statuer sur des moyens tels que l’arbitraire, le détournement de pouvoir ou encore les vices de procédure (Van Marle et autres c. Pays-Bas, 26 juin 1986, § 35 série A no 101, ainsi que, mutatis mutandis, Kök c. Turquie, no 1855/02, § 36, 19 octobre 2006). Tel est le cas de certaines décisions pour lesquelles l’administration dispose d’un pouvoir purement discrétionnaire d’octroyer ou de refuser un avantage ou un privilège, la loi conférant à l’administré le droit de saisir la justice qui, au cas où celle-ci constaterait le caractère illégal de la décision, peut en prononcer l’annulation. En pareil cas, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable, à condition que l’avantage ou le privilège, une fois accordé, crée un droit civil.

    106. S’agissant du caractère civil du droit en cause, la Cour observe tout d’abord qu’une relation de travail de droit commun, basée sur un contrat de travail conclu entre un employeur et un salarié engendre dans le chef de l’un et de l’autre des obligations de droit civil, à savoir celles, respectivement, d’accomplir les tâches contractuellement prévues, pour l’un, et de payer le salaire stipulé, pour l’autre.

    Une relation de travail entre une personne morale de droit public, y compris l’État, et un agent peut être basée, selon les normes nationales en vigueur, sur le droit du travail tel qu’il régit les relations entre personnes privées ou selon un corps de règles spécifiques édictées pour réglementer la fonction publique. Il existe aussi des systèmes mixtes, unissant les règles du droit du travail applicable dans le secteur privé à certaines règles spécifiques applicables à la fonction publique.

    107. S’agissant des agents relevant de la fonction publique, selon les critères établis dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, précité, l’État défendeur ne peut invoquer devant la Cour le statut de fonctionnaire d’un requérant afin de soustraire celui-ci à la protection de l’article 6 que si deux conditions sont remplies. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. Pour cela, il ne suffit pas que l’État démontre que le fonctionnaire en question participe à l’exercice de la puissance publique ou qu’il existe un lien spécial de confiance et de loyauté entre l’intéressé et l’État employeur. Il faut aussi que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l’article 6 les conflits ordinaires du travail – tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type – à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l’État en question. En pratique, il y aura présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il appartiendra à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national le requérant fonctionnaire n’a pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 à l’égard de ce fonctionnaire est fondée (ibidem, § 62, et Baka, précité, § 103).

    108. La Cour rappelle par ailleurs que les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres ont été appliqués à de nombreux types de litiges impliquant des fonctionnaires, ayant notamment pour objet le recrutement ou la nomination (Juričić c. Croatie, no 58222/09, §§ 54-58, 26 juillet 2011), la carrière ou la promotion (Dzhidzheva-Trendafilova (déc.), no 12628/09, § 50, 9 octobre 2012), la mutation (Ohneberg c. Autriche, no 10781/08, § 24, 18 septembre 2012) et la cessation des fonctions (Olujić c. Croatie, no 22330/05, §§ 33-34, 5 février 2009, et Nazsiz c. Turquie (déc.), no 22412/05, 26 mai 2009). De manière plus explicite, la Cour a jugé dans l’arrêt Bayer c. Allemagne (no 8453/04, § 38, 16 juillet 2009), qui concernait la révocation à l’issue d’une procédure disciplinaire d’un huissier employé par l’État, que les litiges portant sur « un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type » n’étaient que des exemples parmi d’autres de « conflits ordinaires du travail » auxquels l’article 6 devait en principe s’appliquer en vertu du critère de l’arrêt Eskelinen. Dans l’arrêt Olujić (précité, § 34), elle a dit que la présomption d’applicabilité de l’article 6 découlant de l’arrêt Eskelinen s’appliquait aussi aux révocations (Baka, précité, § 105).

    109. Concrètement, la Cour a appliqué l’article 6 § 1 dans une affaire qui concernait le refus de délivrer une attestation de sécurité au requérant qui avait ainsi été révoqué de ses fonctions de garde-frontière (Ternovskis c. Lettonie, no 33637/02, §§ 9 et 10, 29 avril 2014). Elle a relevé que bien que le droit d’accès aux secrets d’État ne fût pas garanti par la Convention, le refus de délivrer l’attestation de sécurité avait conduit au licenciement du requérant, entraînant d’importantes répercussions pécuniaires pour lui. En effet, le lien entre le refus d’accorder l’autorisation et la perte de revenus était « certainement plus qu’insignifiant et lointain » (ibidem, § 44). Elle a conclu que l’article 6 était applicable, constatant par ailleurs que le droit interne n’avait pas exclu le demandeur de l’accès à un tribunal (ibidem, §§ 46‑50).

    110. L’article 6 de la Convention a également été jugé applicable dans deux affaires qui concernaient la révocation de permis de port d’armes, les requérants ayant été fichés dans un dossier renfermant des informations au sujet de personnes considérées comme représentant un danger potentiel pour la société (Pocius c. Lituanie, no 35601/04, § 40, 6 juillet 2010, et Užukauskas c. Lituanie, no 16965/04, § 34, 6 juillet 2010). Ils avaient contesté en justice leur fichage par la police et demandé que leur nom fût retiré de la base de données. Les tribunaux avaient rejeté leur demande, se fondant sur des preuves produites par la police et classées secrètes qu’il était donc impossible de leur communiquer. La Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 6 au motif que l’inclusion des requérants dans la base de données avait eu une incidence sur leur réputation, leur vie privée et leurs perspectives d’emploi (Pocius §§ 38-46, et Užukauskas §§ 34-39, précités).

    111. La Cour a également conclu à l’applicabilité de l’article 6 dans une affaire relative au contrôle judiciaire de la nomination d’un président de juridiction (Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, §§ 84-85, 15 septembre 2015). Admettant que l’article 6 ne garantissait pas le droit d’être promu ou d’occuper un emploi dans la fonction publique, elle a cependant relevé que le droit à une procédure de recrutement ou de promotion légale et équitable ou à un accès égal à l’emploi et à la fonction publique pouvaient passer de manière défendable pour des droits reconnus en droit interne, dans la mesure où les juridictions internes avaient reconnu leur existence et examiné les moyens soulevés par les intéressés à cet égard.

    112. Enfin, l’article 6 de la Convention a été appliqué récemment dans une affaire où la requérante se plaignait de l’impossibilité pour elle de contester devant les tribunaux son licenciement du Service national de sécurité (Miryana Petrova c. Bulgarie, no 57148/08, §§ 30-35, 21 juillet 2016). Dans cette affaire, la Cour a constaté qu’étaient en cause non pas l’accès aux secrets d’État, lequel n’est pas garanti par la Convention, mais les droits de la requérante qui avaient été heurtés par le refus de lui délivrer l’attestation de sécurité. Selon elle, un tel refus avait eu des conséquences décisives sur la situation personnelle de la requérante, car en l’absence de l’attestation de sécurité requise, elle était incapable de continuer à exercer les fonctions qui étaient les siennes pendant plusieurs années, ce qui avait manifestement eu pour elle des répercussions pécuniaires. En effet, le lien entre le refus d’accorder l’autorisation et la perte de revenus était « plus qu’insignifiant et lointain » (ibidem, § 31).

    ii. Application en l’espèce des principes précités

    α) Sur l’existence d’un droit

    113. Pour déterminer s’il existait en l’espèce un droit dans le chef du requérant, la Cour doit analyser d’abord de quoi celui-ci se plaint concrètement.

    114. Le requérant dénonce un manque d’équité de la procédure devant les juridictions administratives qu’il avait engagée à la suite du retrait, par l’Office, de l’attestation de sécurité que celui-ci lui avait délivrée dans l’optique de son entrée en fonction au ministère de la Défense (paragraphes 11-14 ci-dessus). Selon lui, ce retrait a eu pour conséquence la perte de ses fonctions, puis de son emploi (paragraphes 93-95 ci-dessus).

    115. Il ressort des dispositions de la législation nationale ainsi que de leur interprétation par les tribunaux nationaux que la possession d’une attestation de sécurité constitue un préalable indispensable à l’exercice d’activités professionnelles nécessitant la connaissance ou le traitement d’informations confidentielles relevant de la sphère de l’État (paragraphes 30 et 40 ci-dessus). L’attestation de sécurité ne faisant pas l’objet d’un droit autonome mais étant au contraire une condition sine qua non à l’exercice de fonctions du type de celles exercées par le requérant, la perte par celui-ci de ce document a eu un impact décisif sur sa situation personnelle et professionnelle en ce qu’elle l’a empêché de continuer à exercer certaines fonctions au ministère de la Défense (voir, mutatis mutandis, Helmut Blum c. Autriche, no 33060/10, § 65, 5 avril 2016).

    116. La Cour doit dès lors examiner d’abord si le requérant pouvait se prévaloir d’un droit ou s’il se trouvait dans une situation dans laquelle il aspirait à un simple avantage ou privilège que l’autorité compétente pouvait lui accorder ou lui refuser discrétionnairement sans avoir à motiver son choix.

    117. L’accès à un emploi et, plus encore, aux fonctions exercées par le requérant en l’espèce constitue en principe un privilège discrétionnairement accordé qu’on ne saurait faire judiciairement sanctionner.

    Ce n’est pas le cas du maintien ou des conditions d’exercice d’une telle relation professionnelle. En effet, dans le secteur privé, le droit du travail confère en règle générale aux salariés le droit de contester en justice leur licenciement lorsqu’ils le considèrent comme abusif, voire les modifications substantielles unilatérales de leur contrat de travail. Mutatis mutandis, il en va de même des agents statutaires du secteur public, sauf dans les cas où l’exception énoncée dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres précité trouve à s’appliquer.

    118. En l’espèce, l’exercice par le requérant de sa fonction était conditionné à l’autorisation d’accès aux informations confidentielles. Le retrait de son attestation de sécurité l’a donc privé de la possibilité d’exercer pleinement ses fonctions et a eu des conséquences négatives sur sa capacité à obtenir un nouvel emploi dans la fonction publique.

    119. Dans ces conditions, la Cour estime que le lien entre la décision de retirer l’attestation de sécurité du requérant et la perte de ses fonctions et de son emploi était plus que ténu ou éloigné (voir, mutatis mutandis, Ternovskis, précité, § 44 ; Miryana Petrova, précité, § 31). Il pouvait dès lors se prévaloir d’un droit à contester en justice la légalité de ce retrait.

    β) Sur le caractère civil du droit

    120. Concernant le caractère civil du droit au sens de l’article 6 § 1, s’il est vrai que la présente affaire concerne non pas un litige entre le requérant et son employeur dont l’objet serait le licenciement prétendument irrégulier du premier, mais le retrait de son attestation de sécurité, il ne faudrait pas oublier que ce retrait l’a empêché de continuer à exercer sa fonction auprès du vice-ministre de la Défense. Ce qui était dès lors en jeu pour le requérant, ce n’était pas le droit d’accès à des informations confidentielles, mais sa fonction et son emploi affectés par le retrait de son attestation de sécurité. En effet, en l’absence de l’attestation de sécurité requise, il ne lui était plus possible d’exercer les fonctions qui étaient les siennes. Il s’agit à présent d’examiner si le droit en jeu est de nature civile.

    121. Comme cela a déjà été indiqué précédemment, la relation de travail entre le requérant et le ministère de la Défense était basée sur les dispositions du code du travail, qui ne contenait aucune règle spécifique applicable aux fonctions exercées au sein de de l’administration d’État, de sorte que, au moment des faits, il n’existait aucune fonction publique au sens traditionnel du terme, comportant pour ses agents des obligations et privilèges exorbitants du droit commun. La fonction publique n’a un statut spécifique que depuis l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2015, de la loi sur la fonction publique (loi no 234/2014).

    Or, les litiges en matière d’emploi, surtout ceux ayant pour objet les événements mettant fin à un emploi dans le secteur privé, portent sur des droits civils au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

    122. Sur la base des considérations susmentionnées, il est possible de conclure que la décision par laquelle l’attestation de sécurité a été retirée au requérant et la procédure ultérieure ont affecté ses droits civils.

    123. Cela étant, à supposer même que le requérant fût à considérer comme ayant été un fonctionnaire dont le statut était régi par des dispositions exorbitantes du droit commun, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses agents entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6, sauf si les deux conditions cumulatives rappelées au paragraphe 107 ci-dessus sont remplies.

    124. En l’espèce, force est de constater que la première de ces conditions ne se trouve pas remplie. Le droit tchèque permettait en effet aux personnes ayant un intérêt à agir d’introduire un recours devant les juridictions administratives pour contester la légalité de la décision de l’Office (paragraphes 52-56 ci-dessus). Cette possibilité était ouverte au requérant, qui a effectivement introduit un tel recours. Il s’ensuit que l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce sous son volet civil.

    125. Cette disposition exigeait par conséquent que le requérant eût accès à un tribunal compétent pour statuer sur la contestation sur ses droits et obligations de caractère civil dans le respect des garanties de l’article 6 § 1 (Veeber c. Estonie (no 1), no 37571/97, § 70, 7 novembre 2002).

    126. Par ailleurs, puisqu’il a été conclu que le requérant pouvait se prévaloir d’un droit de nature civile au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère qu’il peut prétendre à la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.

    127. Partant, il y a lieu de rejeter les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement.

    SUR LE FOND

    a) Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

    146. La Cour rappelle que le principe du contradictoire et celui de l’égalité des armes, étroitement liés entre eux, sont des éléments fondamentaux de la notion de « procès équitable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils exigent un « juste équilibre » entre les parties : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, § 119 et autres références, CEDH 2016).

    147. Toutefois, les droits découlant de ces principes ne sont pas absolus. La Cour s’est déjà prononcée, dans plusieurs arrêts, sur le cas particulier où des intérêts nationaux supérieurs étaient mis en avant pour dénier à une partie une procédure pleinement contradictoire (Miryana Petrova, précité, §§ 39-40, et Ternovskis, précité, §§ 65-68). Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (voir par exemple Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 72, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 44, CEDH 2001‑VIII, et Devenney c. Royaume-Uni, no 24265/94, § 23, 19 mars 2002.

    148. Par ailleurs, la Cour rappelle que le droit à la divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu non plus. En matière pénale, elle a retenu qu’il peut y avoir des intérêts concurrents – tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions – qui doivent être mis en balance avec les droits du justiciable. Toutefois, seules sont légitimes au regard de l’article 6 § 1 les limitations des droits de la partie à la procédure qui n’atteignent pas ceux-ci dans leur substance. Pour cela, toutes les difficultés causées à la partie requérante par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (voir, mutatis mutandis, Fitt c. Royaume-Uni [GC], no 29777/96, § 45 avec d’autres références, CEDH 2000‑II, et Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, § 107, CEDH 2015).

    149. Lorsque des preuves ont été dissimulées à la partie requérante au nom de l’intérêt public, la Cour doit examiner si le processus décisionnel a satisfait dans toute la mesure du possible aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes et s’il était assorti de garanties aptes à protéger les intérêts de l’intéressé (Fitt, précité, § 46).

    b) Application en l’espèce des principes précités

    150. En l’espèce, la Cour observe que, conformément aux prescriptions du droit tchèque en cas de contestation en justice du refus de délivrance ou du retrait d’une attestation de sécurité, la procédure intentée par le requérant a subi deux limitations par rapport aux règles de droit commun tendant à garantir un procès équitable : d’une part, les documents et informations classifiés n’étaient accessibles ni à lui-même ni à son avocat et, d’autre part, dans la mesure où la décision de retrait était basée sur de telles pièces, les motifs à la base de la décision ne lui ont pas été communiqués. Il appartient dès lors à la Cour d’examiner si les limitations ainsi imposées ont atteint le droit du requérant à un procès équitable dans sa substance.

    151. La Cour procédera à un tel examen au regard de la procédure considérée dans son ensemble et recherchera si les limitations aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes, tels qu’applicables dans la procédure civile, ont été suffisamment compensées par d’autres garanties procédurales.

    152. Au titre de celles-ci, la Cour prend note des pouvoirs conférés aux juridictions nationales, lesquelles jouissent de l’indépendance et de l’impartialité nécessaires, non remises en doute quant à leur substance par le requérant, lequel se borne à mettre en cause la capacité des juges à apprécier les faits de l’espèce de manière adéquate, au motif qu’ils n’ont pas eu un accès intégral aux documents pertinents (paragraphe 130 ci-dessus).

    Tout d’abord, les tribunaux ont accès à tous les documents classifiés, sans restriction, sur lesquels l’Office s’est basé pour justifier sa décision. Ils ont ensuite le pouvoir de se livrer à un examen approfondi des raisons invoquées par l’Office pour ne pas communiquer les pièces classifiées. Ils peuvent en effet apprécier la justification de la non-communication des pièces classifiées et ordonner la communication de celles dont ils estimeraient qu’elles ne méritent leur classification. Ils peuvent également apprécier le bien-fondé de la décision de l’Office ordonnant le retrait de l’attestation de sécurité et sanctionner, le cas échéant, une décision arbitraire dudit Office.

    153. Par ailleurs, la compétence des juridictions saisies du litige embrasse l’ensemble des faits de l’espèce et ne se limite pas à l’examen des moyens invoqués par le requérant, lequel a été entendu par les juges et a pu soumettre également ses conclusions écrites. Certes, sur ce point, le droit tchèque aurait pu prévoir, dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et de la bonne conduite des investigations visant une personne, que celle-ci soit informée, à tout le moins sommairement, dans le cadre de la procédure, de la substance des reproches dont elle fait l’objet. En l’espèce, le requérant aurait ainsi pu organiser sa défense de manière non pas aveugle mais ciblée et les juridictions saisies n’auraient pas eu à suppléer aux lacunes de celle-ci.

    154. La Cour observe cependant que les juridictions saisies ont dûment exercé les pouvoirs de contrôle dont elles disposaient dans ce type de procédure, à l’égard tant de la nécessité de maintenir la confidentialité des documents classés que de la justification du retrait de l’attestation de sécurité du requérant, motivant leurs décisions au regard des circonstances concrètes du cas d’espèce.

    155. Ainsi la Cour administrative suprême a-t-elle considéré, s’agissant de la nécessité de maintenir la confidentialité des documents classifiés, que leur communication aurait pu avoir pour conséquence la divulgation des méthodes de travail du service de renseignements, la révélation de ses sources d’information ou des tentatives d’influence d’éventuels témoins. Elle a expliqué qu’en vertu de la loi, il n’était pas possible d’indiquer où précisément résidait le risque pour la sécurité ni d’indiquer de manière précise les considérations à la base de la conclusion constatant un tel risque, les raisons et considérations à l’origine de la décision de l’Office trouvant leur origine exclusive dans les informations classifiées. Dès lors, rien ne permet de penser que la classification des documents en cause ait été décidée de manière arbitraire ou dans un objectif autre que l’intérêt légitime présenté comme étant poursuivi.

    156. Sur la justification du retrait de l’attestation de sécurité du requérant, la Cour administrative suprême a considéré qu’il se dégageait à l’exclusion de tout doute des documents classifiés que le requérant ne remplissait plus les conditions légales pour pouvoir être mis au secret. Elle a observé que le risque le concernant tenait à son comportement, qui nuisait à sa crédibilité et à sa capacité à tenir le secret. Elle releva par ailleurs que le document confidentiel émanant du service de renseignements contenait des informations concrètes, complètes, détaillées et relatives au comportement et au mode de vie du requérant, lesquelles permettaient en l’espèce de s’assurer de leur pertinence quant à savoir si le requérant présentait un risque pour la sécurité nationale (paragraphe 20 ci-dessus).

    157. À cet égard, la Cour prend note de ce que, en mars 2011, le requérant fit l’objet de poursuites pénales pour association au crime organisé, complicité d’abus de pouvoir public, complicité de malversations dans des procédures de passation de marchés publics et d’adjudication publique ainsi que pour complicité de violation de règles impératives en matière de relations économiques (paragraphe 22 ci-dessus). Elle trouve compréhensible que quand de tels soupçons existent, les autorités estiment nécessaire d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur les intéressés, ce qui risquerait d’handicaper l’enquête pénale.

    158. Il semble, par ailleurs, au vu des renseignements dont dispose la Cour, que les juridictions nationales n’aient pas fait usage du pouvoir leur permettant de déclassifier certaines pièces. En effet, si elles ont effectivement examiné les pièces classifiées, elles ont expressément dit que celles-ci ne pouvaient pas être communiquées au requérant. Il n’est dès lors pas possible pour la Cour de se prononcer sur l’intensité du contrôle auquel les juridictions nationales se sont livrées. Elles n’ont pas fait de différence, à cet égard, selon le classement – confidentiel, secret, hautement secret – des pièces produites, la Cour administrative suprême ayant expressément retenu, rejetant ainsi un moyen soulevé par le requérant, que le classement n’avait aucune incidence sur l’étendue et l’intensité du contrôle du juge. Cela étant, eu égard au caractère secret des pièces, reconnu comme tel par les différentes instances judiciaires saisies, celles-ci n’auraient guère pu, dans l’exposé des motifs de leurs décisions respectives, expliquer en détail l’intensité du contrôle auquel elles s’étaient livrées sans compromettre le caractère secret des informations dont elles disposaient.

    159. La Cour admet que le rapport du service de renseignements qui a servi de fondement à la décision défavorable pour le requérant avait été classé dans la catégorie de confidentialité la moins élevée, à savoir « réservé » (paragraphes 15 et 38 ci-dessus). Toutefois, elle estime que les autorités tchèques ne s’en trouvaient pas pour autant privées du droit de ne pas en révéler la teneur au requérant. En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour administrative suprême, bien qu’elle soit postérieure à son arrêt rendu dans la présente affaire (paragraphe 65 ci-dessus), que la loi no 412/2005, et son article 133 § 3 en particulier, est applicable à toute information classée confidentielle sans être limitée à des données de degré de confidentialité plus élevé, contrairement à ce que soutient le requérant. Ainsi, l’application de l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 par les tribunaux internes n’apparaît pas comme arbitraire ou manifestement déraisonnable.

    160. Il n’en reste pas moins qu’il aurait été bienvenu que, dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et de la bonne conduite des investigations visant le requérant, les instances nationales, à tout le moins la Cour administrative suprême, eussent explicité ne fût-ce que sommairement, l’intensité du contrôle auquel elles s’étaient livrées et les reproches retenus à l’encontre du requérant. À cet égard, la Cour note avec satisfaction les nouveaux développements positifs dans la jurisprudence de la Cour administrative suprême (paragraphes 63-64 ci‑dessus).

    161. Eu égard à la procédure dans son ensemble, à la nature du litige et à la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales, la Cour estime que les limitations subies par le requérant dans la jouissance des droits qu’il tirait des principes du contradictoire et de l’égalité des armes ont été compensées de telle manière que le juste équilibre entre les parties n’a pas été affecté au point de porter atteinte à la substance même du droit du requérant à un procès équitable.

    162. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    Regner c. République Tchèque du 26 novembre 2015 Requête 35289/11

    Non violation : Un dossier classé secret défense peut être présenté au juge sans qu'il ne soit communiqué au défenseur dans une affaire civile.

    70. La Cour rappelle d’abord que la conclusion quant à l’applicabilité de l’article 6 ne préjuge en rien de la réponse à la question de savoir comment les diverses garanties attachées à cet article doivent s’appliquer aux litiges concernant des fonctionnaires (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 64).

    71. Parmi ces garanties se trouvent notamment le caractère contradictoire de la procédure et l’égalité des armes entre les parties.

    Le droit à un procès contradictoire implique la faculté pour les parties de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie et de pouvoir en discuter (voir, parmi d’autres, Fitt c. Royaume-Uni [GC], no 29777/96, § 46, CEDH 2000‑II; Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, § 40, 16 février 2006 ; Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 44, 5 septembre 2013). Ce principe vaut pour les observations et pièces présentées par les parties, mais aussi pour celles présentées par un magistrat indépendant tel que le commissaire du Gouvernement (actuellement rapporteur public) (Kress c. France [GC], no 39594/98, CEDH 2001-VI), par une administration (Krčmář et autres c. République tchèque, no 35376/97, 3 mars 2000) ou par la juridiction auteur du jugement entrepris (Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I).

    S’agissant du principe de l’égalité des armes, la Cour rappelle que ce principe, qui est l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable, exige un « juste équilibre entre les parties » : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, par exemple, Matyjek c. Pologne, no 38184/03, § 55, 24 avril 2007 ; Nikolova et Vandova c. Bulgarie, no 20688/04, § 91, 17 décembre 2013).

    72. En l’espèce, la Cour est appelée à examiner si le requérant, qui n’a pas pu prendre connaissance de la pièce classée confidentielle sur laquelle les tribunaux s’étaient fondés ni, partant, contester l’exactitude des renseignements consignés à son sujet, a bénéficié des garanties aptes à protéger ses intérêts, de manière à ce que les exigences susmentionnées du contradictoire et de l’égalité des armes soient satisfaites. Il y a lieu de souligner que, dans la présente affaire, les autorités ont été amenées à évaluer la capacité du requérant d’entrer en contact avec les informations confidentielles de l’État. La non-divulgation au requérant de la pièce litigieuse a été motivée par l’intérêt de la sécurité nationale, en ce que sa communication aurait pu, selon les autorités, avoir pour conséquence la révélation des méthodes de travail d’un service de renseignements, la révélation de ses sources d’informations ou les tentatives de la part du requérant d’influencer d’éventuels témoins. Rien ne permet donc de penser que la classification des documents en cause aurait été effectuée de manière arbitraire, abusive ou dans un objectif autre que l’intérêt légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Nikolova et Vandova, précité, § 73). Dans ses observations, le Gouvernement semble par ailleurs suggérer (en se référant à la lettre de l’Office national de la sécurité du 24 mars 2014) que le document en question contenait des informations sur une enquête pénale concernant le requérant, qui était en cours à l’époque et qui a depuis débouché sur les poursuites pénales du requérant accusé d’avoir illégalement influencé les appels d’offre publics au sein du ministère de la Défense.

    73. La question cruciale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’impossibilité pour le requérant de prendre connaissance de cette pièce et de la commenter était suffisamment contrebalancée par le fait que ce document était accessible à toutes les juridictions saisies de l’affaire qui ont donc pu évaluer, au regard de son contenu, les conclusions de l’autorité administrative quant au point de savoir si le requérant remplissait ou non les conditions nécessaires pour détenir une attestation de sécurité.

    74. La Cour note dans ce contexte qu’une procédure qui, indépendamment du cadre utilisé, autorise un juge répondant aux exigences d’indépendance et d’impartialité prévues à l’article 6 § 1, à examiner en toute connaissance des preuves pertinentes, littérales et autres, le bien-fondé de l’argumentation des deux parties, sert assurément à renforcer la confiance du public (voir Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 78, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV).

    75. À cet égard, les arguments soulevés par le Gouvernement paraissent pertinents aux yeux de la Cour. Elle attache de l’importance notamment au fait que, dans les procédures telles que celle en l’espèce, les tribunaux disposent d’une compétence de « pleine juridiction » et ne sont pas liés par la demande du plaignant. Ils doivent donc examiner la procédure et les motifs de la décision de l’Office dans leur totalité, et même – comme confirmé par la Cour administrative suprême, bien que postérieurement aux décisions rendues dans l’affaire du requérant (voir paragraphes 37 et 66 ci‑dessus) – au-delà des points soulevés par le plaignant.

    76. En l’occurrence, le requérant a été tenu informé et a eu l’occasion de formuler des observations dans sa duplique du 14 mai 2007 ainsi que lors de son audition à l’audience du 1er septembre 2009. Il a donc été à même de participer au processus décisionnel autant qu’il était possible, sans que lui fussent divulgués les éléments de preuve que, pour des motifs d’intérêt public, l’Office national de la sécurité souhaitait ne pas devoir communiquer (voir, mutatis mutandis, Fitt, précité, § 48). La Cour estime également que le fait que la nécessité de maintenir le caractère confidentiel de la pièce litigieuse a été à tout moment sujette à l’appréciation du juge, selon l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005, fournit une garantie supplémentaire importante. Il ressort du dossier que le tribunal municipal a en effet recherché si la preuve litigieuse pouvait ou non être divulguée (voir paragraphe 15 ci-dessus), offrant ainsi un degré accru de protection des droits du requérant (voir, mutatis mutandis, Fitt, précité, § 49 in fine).

    77. La présente affaire diffère donc de celle du requérant Ternovskis (précitée), dans laquelle la juridiction d’appel n’avait pas devant elle les éléments cruciaux des documents confidentiels (ibidem, § 71), auxquels seul le défendeur avait accès. Ce dernier a également été entendu par le tribunal, à la différence du requérant dont l’absence a été considérée injustifiée et qui n’a donc pas pu bénéficier, autant que possible, d’une procédure contradictoire (ibidem, § 75).

    78. Dans l’affaire Güner Çorum c. Turquie (précitée), à laquelle le requérant se réfère, Mme Güner Çorum a été révoquée, en raison des charges disciplinaires lourdes, de ses fonctions d’infirmière civile travaillant dans un hôpital militaire, et ce sans que le contenu du dossier d’enquête lui soit divulgué. Le gouvernement turc n’ayant présenté aucun argument pouvant justifier la non-divulgation du dossier d’enquête lors de la procédure administrative concernant la révocation, la Cour a considéré dans cette affaire que « au demeurant, ce dossier ne contient aucun élément pouvant justifier une telle pratique par des exigences liées à la sécurité nationale ou à la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes d’enquête » (§ 28). Telle n’est cependant pas la situation dans la présente requête.

    79. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le processus décisionnel a satisfait autant que possible aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes et qu’il était assorti de garanties aptes à protéger les intérêts du requérant.

    80. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 en l’espèce.

    SCHMID C. SUISSE du 22 juillet 2014 requête 49396/07

    NON VIOLATION DE L'ARTICLE 6-1 : Le requérant avait des délais suffisants pour répondre. Il était averti des délais.

    26.  La Cour rappelle que les garanties relatives à un procès équitable impliquent en principe le droit, pour les parties au procès, de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge et de la discuter (Joos c. Suisse, no 43245/07, § 27, 15 novembre 2012 ; voir aussi Lobo Machado c. Portugal, 20 février 1996, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I ; Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 55, CEDH 2002‑V ;  Ellès et autres c. Suisse, no 12573/06, § 25, 16 décembre 2010).

    27.  Elle rappelle également avoir conclu, dans plusieurs arrêts concernant la Suisse, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au motif que le requérant n’avait pas été invité à s’exprimer sur les observations d’une autorité judiciaire inférieure, d’une autorité administrative ou de la partie adverse (voir, par exemple, Nideröst‑Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 24, Recueil 1997‑I ; F.R. c. Suisse, no 37292/97, § 36, 28 juin 2001 ; Ziegler c. Suisse, no 33499/96, § 33, 21 février 2002 ; Contardi c. Suisse, no 7020/02, § 40, 12 juillet 2005 ; Spang c. Suisse, no 45228/99, § 28, 11 octobre 2005 ; Ressegatti c. Suisse, no 17671/02, § 30, 13 juillet 2006 ; Kessler c. Suisse, no 10577/04, § 29, 26 juillet 2007 ; Schaller-Bossert c. Suisse, no 41718/05, § 43, 28 octobre 2010 ; et Ellès et autres, précité, § 29).

    28.  La Cour note que la présente affaire se différencie de l’arrêt Wyssenbach c. Suisse (no 50478/06, 22 octobre 2013) dans lequel la principale question était de savoir si la partie requérante avait été destinataire des observations de la cour d’appel et de la partie adverse. En l’espèce, comme dans les affaires Schaller-Bossert c. Suisse, précitée, et Joos c. Suisse, précitée, il est constant que les écritures des parties adverses ont bien été reçues par le requérant. Il s’agit cependant de déterminer si le requérant a eu l’opportunité suffisante de répliquer aux écritures de l’autorité judicaire inférieure et de la partie adverse.

    29.  A l’instar de l’affaire Joos c. Suisse (précitée, § 30), la Cour observe que la procédure nationale dans la présente instance se déroula plus d’un an après que le Tribunal fédéral eut publié son jugement du 22 novembre 2005, dans lequel cette juridiction décrivit sa nouvelle pratique concernant l’échange d’observations complémentaires, mise en place pour répondre aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (voir § 15 ci-dessus). Selon cette nouvelle pratique, si des conclusions avaient été envoyées à la partie adverse « pour information », cette partie possédait l’option soit de demander l’autorisation au Tribunal fédéral de déposer des commentaires qu’elle produirait, le cas échéant, ultérieurement, soit de déposer ces commentaires immédiatement sans en demander l’autorisation préalable. Inversement, si la partie adverse ne réagissait pas dans un délai suffisant après avoir pris note des nouvelles écritures, elle était réputée avoir renoncé au droit de répliquer.

    30.  Comme elle l’a déjà affirmé dans l’arrêt Joos c. Suisse (précité, § 31), la Cour accepte que la pratique adoptée par le Tribunal fédéral en 2005 était calculée pour gagner du temps et accélérer les procédures. Comme il ressort de l’ensemble de la jurisprudence de la Cour, elle attache une grande importance à cet objectif, qui ne justifie cependant pas le non-respect de principes aussi fondamentaux que le caractère contradictoire de la procédure. En fait, l’article 6 § 1 a pour but premier de sécuriser les intérêts des parties et ceux de la bonne administration de la justice (voir Nideröst-Huber, précité, § 30). Par conséquent il ressort de la responsabilité des juridictions nationales, de s’assurer que les standards de l’article 6 § 1, et en particulier la protection de l’égalité des armes, soient respectés dans chaque affaire individuelle. Ceci implique l’obligation d’interpréter les règles de recevabilité d’un nouvel échange d’écritures dans un sens qui ne limite pas le droit de la partie adverse de commenter toute nouvelle observation, si elle l’estime opportun.

    31.  Certes, la Cour a constaté une violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans l’arrêt Schaller-Bossert où la requérante, qui n’était pas représentée par un avocat, aurait – selon le Tribunal fédéral – dû répondre de manière spontanée aux observations litigieuses (reçues avec la mention apposée par tampon « pour information ») déposées devant cette instance pour ne pas renoncer à ses droits découlant de l’article 6 § 1 de la Convention (Schaller-Bossert, précité, §§ 42-43 ; voir aussi Joos, précité, § 29). Il faut cependant distinguer la présente affaire de l’affaire Schaller‑Bossert en ce que le requérant en l’espèce était représenté par un avocat expérimenté et qui connaissait ou aurait dû connaître la pratique du Tribunal fédéral (cf. également l’affaire Joos, précitée, § 32, dans laquelle la Cour a considéré « que l’on aurait pu attendre du requérant, en sa qualité d’avocat, qu’il ait connaissance de la jurisprudence pertinente du Tribunal fédéral et agisse en conséquence » et l’affaire Wyssenbach, précitée, § 41).

    32.  La Cour considère que la nouvelle procédure mise en place en 2005 a pu soulever des problèmes de sécurité juridique. Elle observe, en particulier, qu’entre 2005 et 2011, le Tribunal fédéral, lorsqu’il adressait les nouvelles productions d’une partie à son contradicteur « pour information », n’indiquait pas à cette partie la date prévisionnelle de jugement. En conséquence, la partie en question pouvait rencontrer des difficultés pour évaluer avec précision le temps qui lui était alloué pour examiner les nouvelles productions et préparer sa réplique. La Cour observe que cette pratique issue de la jurisprudence de 2005 a été amendée le 1er avril 2011 et que le Tribunal fédéral impartit dorénavant un délai pour répondre. Elle note cependant que les faits de la cause sont antérieurs à cette dernière évolution et qu’elle ne saurait ainsi être décisive dans l’appréciation de la Cour.

    33.  Ce qui apparaît au contraire déterminant aux yeux de la Cour dans la présente espèce est qu’à l’instar de l’affaire Joos, précitée, les écritures des autres parties étaient assez brèves. En outre le délai de réponse dont a effectivement bénéficié le requérant était suffisamment long pour que la Cour considère que le requérant était en position, dans ce laps de temps, de prendre connaissance du contenu des documents et de décider si une réplique lui semblait nécessaire auquel cas il aurait pu demander l’autorisation de produire de telles observations.

    34.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le requérant a pu bénéficier de l’opportunité suffisante de répliquer aux écritures des autres parties s’il avait sollicité l’autorisation pour ce faire. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

       

    COUR DE CASSATION FRANÇAISE

    PAS  DE CONFRONTATION AVEC L'ACCUSATRICE NI EN PREMIERE INSTANCE NI EN APPEL

    Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 4 avril 2024 pourvoi n° 22-80.417 cassation

    4. [W] [M] n'a jamais été confrontée à M. [B], et n'a pas comparu devant les juridictions de jugement, y compris devant la cour d'appel alors qu'elle a été citée par la défense. Constituée partie civile, elle a été représentée à l'audience de la cour d'appel par un avocat, qui, pour expliquer le défaut de comparution à l'audience de sa cliente, a fait état de son lourd handicap et du traumatisme causé par les faits. Cependant, aucun document médical n'a été produit, ni demandé par les juges, pour justifier cet empêchement de comparaître.

    25. Les juges n'ont pas ordonné la comparution personnelle de [W] [M] à l'audience, y compris par un moyen de télécommunication audiovisuelle sur le fondement de l'article 706-71, alinéa 3, du code de procédure pénale, alors qu'ils disposaient de cette faculté sans pour autant user de la contrainte.

    26. Ils n'ont pas davantage ordonné une expertise pour vérifier si la comparution de la partie civile, à l'audience ou en visioconférence, se heurtait à un obstacle insurmontable.

    27. La cassation est, en conséquence, encourue.

    LE JUGE QUI RELEVE UN MOYEN D'OFFICE DOIT LE SOUMETTRE AUX PARTIES AVANT DE PRENDRE SA DECISION

    Cour de Cassation chambre civile 1 arrêt du 11 mai 2017 pourvoi n° 15-26646 cassation partielle

    Vu l'article 16 du code de procédure civile ;

    Attendu que le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ;

    Attendu que, pour déclarer irrecevable la demande tendant à la communication de l'inventaire des meubles dressé lors des opérations d'expulsion, l'arrêt retient que le propriétaire ne l'a pas formulée en première instance et qu'il n'a pas qualité à agir, dès lors que les biens visés par cet inventaire, prévu à l'article R. 433-1 du code des procédures civiles d'exécution pour protéger les intérêts de la personne expulsée, appartiennent au locataire ;

    Qu'en statuant ainsi, sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations sur ces fins de non-recevoir relevées d'office, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

    Cour de Cassation chambre civile 2 arrêt du 13 octobre 2016 pourvoi n° 15-25995 cassation

    Vu l'article 16 du code de procédure civile ;

    Attendu qu'aux termes de ce texte, le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction et ne peut fonder sa décision sur des moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir, au préalable, invité les parties à présenter leurs observations ;

    Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la société Résidence du Mont Vert (la société) a relevé appel du jugement rendu par un tribunal de grande instance dans un litige l'opposant à M. et Mme X... ; que ces derniers ont déféré à la cour d'appel l'ordonnance du conseiller de la mise en état ayant déclaré cet appel recevable ;

    Attendu que, pour déclarer l'appel irrecevable, l'arrêt retient que, dès lors que la voie de l'appel incident avait été ouverte à la société, dans les conditions prévues par l'article 550 du code de procédure civile, sur l'appel principal précédemment formé par M. et Mme X..., mais que celle-ci s'était trouvée forclose en son appel incident pour s'être abstenue de le former dans le délai de deux mois qui lui était imparti, en sa qualité de partie intimée, par l'article 909 du code de procédure civile, elle n'était pas recevable à relever appel principal du jugement précédemment attaqué par M. et Mme X..., l'absence de signification de ce jugement étant indifférente ;

    Qu'en relevant d'office cette fin de non-recevoir sans avoir invité les parties à présenter leurs observations, au motif inopérant qu'elle avait déjà été débattue devant le conseiller de la mise en état, alors que M. et Mme X... avaient conclu à la recevabilité de l'appel principal de la société dans leur requête en déféré, la cour d'appel a violé le texte susvisé

    L'AVOCAT GENERAL A DONNE SES CONCLUSIONS ORALES SANS QUE LE NOTAIRE PUISSE Y REPONDRE EN CONSEIL DE DISCIPLINE

    Cour de Cassation chambre civile 1 arrêt du 15 mars 2017 pourvoi n° 16-10046 cassation

    Mais attendu, d'une part, que la seule mention, portée en tête de l'arrêt, selon laquelle les débats ont eu lieu « en présence » du président de la chambre de discipline des notaires, ne confère pas à ce dernier la qualité de partie à l'instance ;

    Attendu, d'autre part, qu'il résulte des articles 16 et 37 du décret n° 73-1202 du 28 décembre 1973 relatif à la discipline et au statut des officiers publics ou ministériels que les observations formulées, en qualité de sachant, par le président de la chambre de discipline des notaires devant la cour d'appel statuant disciplinairement, ont un caractère technique et visent à informer le juge sur les spécificités de la profession de notaire et de son exercice, de sorte que son audition ne contrevient pas aux exigences de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

    Et attendu qu'ayant, d'abord, constaté que le président de la chambre de discipline avait présenté ses observations, ensuite, mentionné que Mme X... avait été entendue en ses explications et, enfin, relevé que celle-ci avait eu la parole en dernier, ce dont il résultait qu'elle avait disposé de la faculté de répondre aux observations formulées par le président de la chambre de discipline, la cour d'appel a pu, sans méconnaître les principes d'égalité des armes et d'impartialité du juge, statuer comme elle a fait ;

    D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

    Mais sur le deuxième moyen :

    Vu l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles 15 et 16 du code de procédure civile ;

    Attendu que l'arrêt mentionne qu'à l'audience, l'avocat général a été entendu, en ses réquisitions, et que, dans des conclusions datées du 8 septembre 2015 et présentées oralement, le ministère public sollicite la confirmation de la décision entreprise ;

    Qu'en procédant ainsi, sans constater que le notaire poursuivi avait reçu communication des conclusions de l'avocat général afin de pouvoir y répondre utilement, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle, privant ainsi sa décision de base légale ;

    L'AVIS DU MINISTERE PUBLIC DOIT ÊTRE CONNU AVANT L'AUDIENCE

    Cour de Cassation chambre commerciale arrêt du 7 décembre 2010 pourvoi 09 72581 REJET

    Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 24 novembre 2009), que par décision du 20 novembre 2008, la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers (l'AMF) a retenu que M. X..., directeur général délégué de la société Marionnaud parfumerie (la société Marionnaud), avait commis un manquement d'initié en cédant des titres de cette société alors qu'il détenait une information privilégiée relative aux irrégularités affectant les comptes sociaux et a prononcé à son encontre une sanction pécuniaire

    Attendu que M. X... fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté tous les moyens d'annulation de cette décision, réduit le montant de la sanction et rejeté le surplus de son recours, alors, selon le moyen : (-)

    que lorsque le ministère public intervient pour donner son avis dans un procès relevant du champ d'application de l'article 6 CEDH, au titre de la matière pénale, à l'instar du recours en annulation et en réformation d'une sanction infligée par la commission des sanctions de l'AMF, et que cet avis conclut à la confirmation de la décision de sanction, cette autorité publique doit être assimilée à une partie adverse à la personne sanctionnée, de sorte que les exigences des droits de la défense et du principe de l'égalité des armes résultant du droit à un procès équitable consacré par l'article 6 CEDH impliquent que la personne sanctionnée ait reçu en temps utile communication des conclusions adverses du ministère public pour pouvoir y répondre utilement, avant l'audience ; qu'en déposant ses conclusions le 7 octobre 2009, après la date prévue pour le dépôt des dernières écritures des parties, soit le 15 septembre 2009, le ministère public n'a manifestement pas laissé à M. X..., qui a reçu ces conclusions le 9 octobre 2009, le temps nécessaire pour y répondre utilement, avant l'audience des plaidoiries du 13 octobre 2009 ; que la circonstance qu'en application de l'article 445 du code de procédure civile, M. X... pouvait répondre par une note en délibéré à l'argumentation du ministère public n'est pas de nature à pallier la grave carence procédurale précitée, puisqu'elle ne saurait permettre au ministère public de s'affranchir de toute contrainte de délai pour le dépôt de ses écritures antérieurement à l'audience, et contrairement aux autres parties, y compris au demeurant l'AMF qui a respecté le calendrier de procédure, et qu'une note en délibéré, déposée après l'audience, ne saurait en tout état de cause être assimilée purement et simplement à des observations en réponse produites avant l'audience ; qu'en validant ainsi la démarche procédurale du ministère public, l'arrêt attaqué a violé les droits de la défense et le principe de l'égalité des armes consacrés, en matière pénale, par l'article 6 CEDH

    Mais attendu, d'une part, que l'arrêt retient exactement que l'article R. 621-46 du code monétaire et financier ne déroge pas aux dispositions de l'article 431 du code de procédure civile prévoyant que le ministère public peut, lorsqu'il est partie jointe, faire connaître son avis à la juridiction soit en lui adressant des conclusions écrites qui sont mises à la disposition des parties, soit oralement à l'audience

    Et attendu, d'autre part, qu'ayant relevé que l'avis du ministère public avait été remis à M. X... au plus tard le 9 octobre 2009 sous forme de conclusions écrites et avait été exposé oralement à l'audience du 13 octobre 2009 au cours de laquelle le représentant de M. X... avait eu la parole en dernier et retenu, dans l'exercice de son pouvoir souverain, que M. X... avait ainsi disposé du temps utile pour répondre, la cour d'appel en a déduit à bon droit qu'aucune violation de l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne pouvait résulter des conditions régulières dans lesquelles le ministère public avait fait connaître son avis

    Cour de Cassation chambre civile 2 arrêt du 10 MARS 2011 pourvoi 10-16084 CASSATION

    Vu l'article 16 du code de procédure civile
    Attendu que le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction
    Attendu, selon l'ordonnance attaquée rendue par le premier président d'une cour d'appel statuant en matière de taxe, que la société Groupe Lactalis (la société) a contesté un certificat de vérification des dépens établi à la demande de Mme X..., avoué, qui avait représenté la société Laitière de Mauriac et du Haut-Cantal dans une procédure ayant donné lieu à un arrêt de la cour d'appel de Riom du 29 juin 2007, en soutenant notamment qu'elle n'avait pas eu connaissance du bulletin d'évaluation
    Attendu que, pour dire que la procédure était régulière, l'ordonnance énonce que l'article 706 du code de procédure civile prévoit seulement la notification du compte vérifié par le secrétaire de la juridiction et que le destinataire de cette notification est suffisamment en mesure de faire valoir ses moyens de contestation dans la phase ultérieure de saisine du premier président
    Qu'en statuant ainsi, alors que la société avait demandé la communication en cours d'instance du bulletin d'évaluation qui devait figurer à la procédure soumise au débat contradictoire, le premier président a violé le texte susvisé

    EN MATIÈRE DE LICENCIEMENT GRAVE

    Cour de Cassation chambre sociale arrêt du 18 mai 2011 pourvoi 09-72787 REJET

    Attendu, selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 28 octobre 2009), que M. X... a été engagé par la société Semitag le 30 octobre 2000 en qualité de conducteur receveur ; qu'il a été licencié pour faute grave le 26 décembre 2006 ; qu'invoquant notamment le non-respect de la procédure disciplinaire conventionnelle, le salarié a saisi la juridiction prud'homale pour obtenir paiement de diverses sommes ;

    Attendu que l'employeur fait grief à l'arrêt de dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et de le condamner au paiement de diverses sommes à ce titre,

    Attendu, ensuite, que la cour d'appel, qui a retenu, appréciant souverainement les éléments de fait qui lui étaient soumis, que M. X... n'avait pas eu connaissance des éléments du dossier dans un délai suffisant avant sa comparution devant l'organe disciplinaire, qu'il avait été privé de la faculté de demander à être entendu par le directeur du réseau et qu'il n'avait disposé que d'une journée pour préparer sa défense, a pu en déduire que le non-respect du délai conventionnel de convocation avait empêché le salarié d'assurer utilement sa défense

    L'URGENCE DOIT ÊTRE JUSTIFIEE SI ELLE EST INVOQUEE POUR OBLITÉRER L'ÉGALITÉ DES ARMES

    Cour de Cassation Chambre criminelle arrêt du 22 novembre 2011 Pourvoi n° 11-84314 cassation

    Mais sur le second moyen de cassation, pris de la violation de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, des articles préliminaire, 161-1 et 593 du code de procédure pénale, manque de base légale, défaut de motifs, violation du principe du respect des droits de la défense

    Vu les articles 593 et 161-1 du code de procédure pénale
    Attendu que, selon le premier de ces textes, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

    Attendu que, selon l'article 161-1 du code de procédure pénale, le juge d'instruction adresse sans délai copie de la décision ordonnant une expertise au procureur de la République et aux avocats des parties, qui disposent d'un délai de dix jours pour lui demander de modifier ou compléter les questions posées à l'expert ou d'adjoindre à l'expert ou aux experts déjà désignés un expert de leur choix ; qu'en application de l'alinéa 3 de ce texte, il ne peut être dérogé à cette obligation que lorsque les opérations d'expertise et le dépôt des conclusions par l'expert doivent intervenir en urgence et ne peuvent être différés pendant le délai de dix jours susvisé ;

    Attendu que, pour écarter l'exception de nullité tirée de la violation de l'article 161-1 du code de procédure pénale, en ce que les ordonnances aux fins d'expertise et contre-expertise psychologique du mis en prises respectivement les 16 août 2010 et 3 novembre 2010 n'ont pas été adressées en copie aux avocats des parties, l'arrêt relève notamment que le visa de l'urgence figurant sur chacune de ces décisions ne saurait être réduit à une mention purement formelle, dès lors que le juge d'instruction fait expressément référence à la situation de détenu du mis en examen et qu'il est effectif que le magistrat instructeur a conduit l'information avec célérité dès le placement en détention provisoire de M. X... ;

    Mais attendu qu'en prononçant par ces motifs, insuffisants à établir, pour chacune des ordonnances critiquées, qu'existait, au moment où elle a été rendue, l'impossibilité de différer, pendant le délai de dix jours, les opérations d'expertise et le dépôt des conclusions des experts, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision.

    EGALITE DES ARMES EN CAS DE DEMANDE D'AVIS DE LA COUR DE CASSATION

    Cour de Cassation Avis n ° 01200002P du 2 avril 2012

    Vu les articles L 441-1 et suivants du code de l’organisation judiciaire et 1031-1 et suivants du code de procédure civile,

    Vu la demande d’avis formulée le 3 janvier 2012 par la cour d’appel de Versailles, reçue le 6 janvier 2012, dans une instance opposant la société Novafinance à la société Agence des Maréchaux, la société Franfinance et la société Ecran et ainsi libellée :

    1) un intimé est-il tenu de signifier ses conclusions à un co-intimé défaillant à l’encontre duquel il ne formule aucune prétention ?

    2) toute partie a-t-elle qualité pour opposer l’irrecevabilité des conclusions d’un intimé non signifiées à un co-intimé non constitué, et/ou le conseiller de la mise en état doit-il prononcer, le cas échéant d’office, l’irrecevabilité de telles conclusions, quels qu’en soient le contenu et la portée ?

    3) si tel est le cas, l’irrecevabilité doit-elle être prononcée à l’égard du seul intimé concerné par le défaut de signification, ou à l’égard de toutes les parties ?

    Sur le rapport de Mme le conseiller Marie-Laure Robineau et les conclusions de M. l’avocat général Lathoud entendu en ses observations orales ;

    EST D’AVIS QUE :

    Aux termes de l’article 1031-1 du code de procédure civile, lorsque le juge envisage de solliciter l’avis de la Cour de cassation en application de l’article L. 441-1 du code de l’organisation judiciaire, il en avise les parties et le ministère public, à peine d’irrecevabilité, et recueille leurs observations écrites éventuelles dans le délai qu’il fixe, à moins qu’ils n’aient déjà conclu sur ce point ; or, il résulte de l’arrêt et du dossier transmis à la Cour de cassation que la procédure de consultation des parties et du ministère public n’a pas été respectée

    LES PIÈCES NON JOINTES AUX CONCLUSIONS DOIVENT ÊTRE REJETEES

    Avis n° 1200005 du 25 juin 2012

    LA COUR DE CASSATION, Vu les articles L. 441-1 et suivants du code de l’organisation judiciaire et 1031-1 et suivants du code de procédure civile,

    Vu la demande d’avis formulée le 21 mars 2012 par la cour d’appel de Paris, reçue le 5 avril 2012, dans trois instances (n° RG 12/01114, 12/01120 et 11/21611) relative à la sanction du défaut de communication simultanée des pièces dans les délais prévus par les articles 908 et 909 du code de procédure civile au regard des dispositions de l’article 906 du même code ainsi qu’à la possibilité de produire après l’expiration de ces délais des pièces qui n’auraient pas été visées dans les conclusions signifiées dans les délais des articles précités.

    Sur le rapport de M. Alt, conseiller référendaire, et les conclusions de M. Lathoud, avocat général entendu en ses observations orales ;

    EN CONSÉQUENCE, EST D’AVIS QUE :

    Doivent être écartées les pièces, invoquées au soutien des prétentions, qui ne sont pas communiquées simultanément à la notification des conclusions.

    LA PROCÉDURE DE DISCIPLINAIRE DEVANT LA CHAMBRE DES NOTAIRES DOIT ÊTRE CONFORME A LA CONVENTION

    Cour de Cassation 1ere Chambre civile arrêt du 20 septembre 2012 Pourvoi n° 11-16402 cassation

    Attendu, selon l’arrêt attaqué, que la chambre régionale de discipline des notaires de la cour d’appel de Grenoble a prononcé à l’encontre de Mme X... la peine de la censure devant la chambre assemblée en sanction de faits commis en 2009 constitutifs d’infractions aux règles professionnelles et de comportement contraire à l’intérêt de la profession ; que le notaire reproche à l’arrêt de confirmer cette décision

    Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche :

    Vu l’article 6 § 1° de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

    Attendu que la cour d’appel énonce que le ministère public a conclu à la confirmation de la décision entreprise ;

    Attendu qu’en se déterminant comme elle l’a fait, sans préciser si le ministère public avait déposé des conclusions écrites préalablement à l’audience et, si tel avait été le cas, sans constater que Mme X... avait eu communication de ces conclusions afin de pouvoir y répondre utilement, la cour d’appel n’a pas mis la Cour de cassation en mesure d’exercer son contrôle

    Et sur le deuxième moyen :

    Vu les articles 16 et 37 du décret n° 73-1202 du 28 décembre 1973 modifié, relatif à la discipline et au statut des officiers publics ou ministériels ;

    Attendu qu’il résulte de ces textes que, lors des débats devant la cour d’appel statuant en matière disciplinaire, le président de la chambre de discipline présente ses observations, le cas échéant par l’intermédiaire d’un membre de la chambre ;

    Attendu qu’il ressort des énonciations de l’arrêt que le président de la chambre régionale des notaires de la cour d’appel de Grenoble était représenté par un avocat qui a été entendu en sa plaidoirie, qui a déposé des conclusions au nom de la chambre de discipline tendant à la confirmation de la décision entreprise et à la condamnation de Mme X... à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ; qu’il n’a, dès lors, pas été satisfait aux exigences des textes susvisés

    Et sur le troisième moyen :

    Vu l’article 4 1° de l’ordonnance n° 45-2590 du 2 novembre 1945 ;

    Attendu que, selon ce texte, la chambre des notaires a notamment pour attribution d’établir, en ce qui concerne les usages de la profession et les rapports des notaires tant entre eux qu’avec la clientèle, un règlement qui sera soumis à l’approbation du garde des sceaux, ministre de la justice ;

    Attendu que pour dire que Mme X... a commis une infraction aux règles professionnelles, l’arrêt se borne à retenir par motifs propres et adoptés que le non respect de la circulaire du conseil régional des notaires de la cour d’appel de Grenoble en date du 17 novembre 2003 décidant d’exiger des clients un chèque de banque pour tout versement supérieur ou égal à 15 000 euros a force obligatoire s’agissant d’une circulaire prise en vue d’une bonne administration du service notarial

    Qu’en se déterminant ainsi, quand seuls les usages mentionnés au règlement approuvé par le ministre de la justice ont force obligatoire, la cour d’appel a violé le texte susvisé;

    LA COUR DE CASSATION ECARTE UNE LOI ET APPLIQUE DIRECTEMENT L'ARTICLE 6-1 DE LA CONVENTION

    Cour de Cassation 1ere Chambre civile arrêt du 9 avril 2013 Pourvoi n° 11-27071 cassation

    Vu l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales;

    Attendu que si le droit à un tribunal, dont le droit d’accès concret et effectif constitue un aspect, n’est pas absolu, les conditions de recevabilité d’un recours ne peuvent toutefois en restreindre l’exercice au point qu’il se trouve atteint dans sa substance même ; qu’une telle atteinte est caractérisée lorsque le délai de contestation d’une décision, tel que celui prévu par l’article L. 224-8 du code de l’action sociale et des familles, court du jour où la décision est prise non contradictoirement et que n’est pas assurée l’information des personnes admises à la contester ;

    Attendu que pour déclarer irrecevable le recours de Mme X..., l’arrêt retient que le président du conseil général a régulièrement admis l’enfant en qualité de pupille de l’Etat suivant un arrêté en date du 1er décembre 2009, que le délai de trente jours courant à compter de cette date, le recours exercé le 18 février 2010 par Mme X... est tardif;

    Qu’en statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations que Mme X... n’avait pas été informée, en temps utile, de l’arrêté et de la faculté de le contester, la cour d’appel a violé, par refus d’application, le texte susvisé

    UNE NOUVELLE PIECE PRODUITE AU MOMENT DE LA DECISION DOIT ETRE SOUMISE A DEBAT CONTRADICTOIRE

    Cour de Cassation chambre criminelle, arrêt du 6 novembre 2013 pourvoi n°13-85658 Cassation

    Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, préliminaire du code de procédure pénale

    Vu lesdits articles, ensemble l’article 197 du code de procédure pénale;

    Attendu qu’il résulte de ces textes que, si la chambre de l’instruction, lors de l’examen d’une voie de recours, peut fonder sa décision sur une pièce nouvelle ne figurant pas au dossier déposé au greffe, c’est à la condition de l’avoir préalablement soumise au débat contradictoire ;

    Attendu que, par l’arrêt attaqué, la chambre de l’instruction, infirmant l’ordonnance du juge des libertés et de la détention, a fait droit à la demande de mise en liberté présentée par M. X... et l’a placé sous contrôle judiciaire, contrairement aux réquisitions du ministère public ;

    Attendu qu’au soutien de cette décision, la chambre de l’instruction relève que, lors d’une confrontation organisée par le juge d’instruction, dont elle s’est fait communiquer le procès-verbal, un témoin entendu sous anonymat, qui avait initialement désigné M. X... comme l’auteur des violences, l’a finalement mis hors de cause ;

    Mais attendu qu’en fondant ainsi sa décision sur un acte d’instruction dont le procès-verbal, qu’elle s’est fait communiquer en cours de délibéré, ne figurait pas au dossier déposé au greffe et n’a été porté à la connaissance ni du ministère public ni de la personne mise en examen, la chambre de l’instruction, qui n’a pas soumis cette pièce au débat contradictoire, a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus énoncé ;

    D’où il suit que la cassation est encourue

    LE PREVENU DOIT AVOIR LA PAROLE LE DERNIER DEVANT LE TRIBUNAL

    Cour de Cassation Chambre criminelle arrêt du 27 juin 2019 Pourvoi n° 19-82.779 cassation

    Vu l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 199 du code de procédure pénale ; Attendu qu’il se déduit de ces dispositions que devant la chambre de l’instruction, le mis en examen bénéficie du droit d’avoir l’assistance du défenseur de son choix, et que le mis en examen ou son avocat doivent avoir la parole en dernier ;

    Attendu qu’il ressort des mentions de l’arrêt attaqué qu’à l’audience de la chambre de l’instruction, à laquelle A... X... n’a pas demandé à comparaître personnellement, son conseil, Maître Y..., a présenté des observations et l’avocat de son représentant légal a eu la parole le dernier ;

    Mais attendu qu’en prononçant ainsi, alors que l’avocat désigné pour représenter le mineur dans la procédure devait avoir la parole le dernier, la chambre de l’instruction a méconnu les dispositions légales et conventionnelles visées au moyen ;

    D’où il suit que la cassation est également encourue de ce chef ;

      

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