NON ACCÈS AU JUGE CIVIL

ARTICLE 6-1 DE LA CEDH

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"L'accès à l'audience du juge civil est un droit, pas un devoir"
Frédéric Fabre docteur en droit.

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ARTICLE 6§1 en ses termes compatibles :

"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue; par un tribunal qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle"

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- UNE PROCÉDURE CIVILE AU SENS DE L'ARTICLE 6-1

- LES RESTRICTIONS LÉGALES DOIVENT ÊTRE PROPORTIONNÉES AUX DROITS FONDAMENTAUX DU REQUÉRANT

- L'ARBITRAGE QUI NE PEUT PAS ÊTRE CONTESTÉ DEVANT UN TRIBUNAL

- LA LOI INTERNE CHANGÉE EN COURS DE PROCÉDURE

- LA DIFFERENCE DE JURISPRUDENCE OU LA JURISPRUDENCE INTERNE CHANGÉE EN COURS DE PROCÉDURE

- UNE PRESCRIPTION QUI COMMENCE A COURIR SANS QUE LE JUSTICIABLE NE LE SACHE, EST UNE VIOLATION DE LA CONVENTION

- DES MOYENS OPERANTS NON REPONDUS PAR LE TRIBUNAL

- L'INEXÉCUTION OU L'EXECUTION TARDIVE D'UNE DÉCISION DE JUSTICE EST UN NON ACCES A UN TRIBUNAL

- LA REVISION D'UNE DECISION DEFINITIVE ET L'ATTENTE A l'AUTORITE DE LA CHOSE JUGEE

- L'EXPULSION DES LOCATAIRES APRES UNE DECISION JUDICIAIRE

- L'AIDE JURIDICTIONNELLE ET L'ACCES AU TRIBUNAL

- LA RADIATION DE L'APPEL

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MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH

KRIVTSOVA c. RUSSIE du 12 juillet 2022 Requête no 35802/16

45.  La lecture de ces deux affaires permet de conclure qu’il ne suffit pas que les décisions de justice soient incohérentes dans leurs motifs pour que le principe de l’autorité de la chose jugée soit méconnu ; encore faut-il s’assurer que la justice se soit saisie de demandes identiques et ait donné des solutions différentes. En effet, il s’agissait dans les deux cas précités de demandes identiques, c’est-à-dire, se déroulant entre les mêmes parties et ayant le même objet (Decheva et autres, précité, §§ 42-44, et Kehaya et autres, précité, §§ 66‑67).

47.  S’agissant du cas d’espèce, la Cour estime d’ailleurs que le principe de la sécurité juridique n’a pas été méconnu car les deux affaires tranchées par les décisions des 11 juillet 2006 et du 28 janvier 2015 n’étaient pas en tous points identiques (comparer avec les décisions judiciaires contestées dans les affaires Decheva et autres et Kehaya et autres citées au paragraphe 45 ci‑dessus).

J.C. et autres c. Belgique du 12 octobre 2021 requête no 11625/17

60.  Appliquant les principes généraux rappelés ci-dessus, la Cour doit d’abord rechercher si la limitation poursuivait un but légitime. Elle rappelle à cet égard que l’immunité des États est un concept de droit international, issu du principe par in parem non habet imperium, en vertu duquel un État ne peut être soumis à la juridiction d’un autre État (McElhinney, précité, § 35, Al-Adsani, précité, § 54, Fogarty, précité, § 34, Cudak, précité, § 60, Sabeh El Leil, précité, § 52, et Jones et autres, précité, § 188). La Cour a admis que l’octroi de l’immunité d’État dans une procédure civile poursuivait le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États par le respect de la souveraineté d’un autre État (McElhinney, précité, § 35, Al-Adsani, précité, § 54, Fogarty, précité, § 34, Cudak, précité, § 60, Sabeh El Leil, précité, § 52, et Jones et autres, précité, § 188).

61.... des mesures prises par un État qui reflètent des principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États ne sauraient en principe passer pour imposer une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1. Elle a expliqué que, de même que le droit d’accès à un tribunal est inhérent à la garantie d’un procès équitable accordée par cet article, de même certaines restrictions à l’accès doivent être tenues pour lui être inhérentes ; on en trouve un exemple dans les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant du principe de l’immunité des États »

VORONKOV c. RUSSIE du 2 Mars 2021 Requête no 10698/18

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Impossibilité pour le requérant de faire valoir ses droits en raison de la prescription extinctive résultant d’une application contradictoire des règles de compétence ratione loci, dont il n’était nullement responsable

32.  Parmi ces restrictions légitimes (à l'accès à un tribunal) figurent les délais légaux de prescription qui, la Cour le rappelle, ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 26, 7 juillet 2009, Stubbings et autres, précité, § 51, Howald Moor et autres, précité, § 72, et Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, § 50, 13 février 2020).

33.  La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la Cour s’en remet à l’interprétation de la législation interne livrée par ces juridictions et sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 244, 1er décembre 2020).

34.  La Cour rappelle enfin sa jurisprudence selon laquelle le refus successif de plusieurs juridictions de trancher un litige sur le fond s’analyse en un déni de justice qui porte atteinte à la substance même du droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (Beneficio Cappella Paolini c. Saint-Marin, no 40786/98, § 29, CEDH 2004‑VIII (extraits), Tserkva Sela Sossoulivka c. Ukraine, no 37878/02, §§ 51-53, 28 février 2008, et Bezymyannaya, précité, §§ 30-34).

35. La Cour observe qu’en l’espèce, contrairement aux arrêts précités, le tribunal du district Promyshlenny s’est saisi de la demande sans pour autant la trancher au fond, en la déclarant prescrite. La lecture de la décision fait apparaître que la prescription était le véritable motif du rejet, faisant l’objet d’une motivation circonstanciée, alors que le passage consacré à l’inexistence d’un contrat de travail ne faisait l’objet que d’un raisonnement subsidiaire exposé en quelques lignes qui, pour le surplus, était formulé de manière hypothétique (paragraphe 9 ci-dessus : « ... à supposer même que [la relation de travail] ait eu lieu... ») , non suivies d’une conclusion juridique. Enfin, la décision qui figure au dispositif du jugement est rendue au visa du seul article 392 du code du travail régissant le délai de prescription (paragraphe 16 ci-dessus). Confirmant la décision en appel, la cour régionale a manqué à remédier à la situation. Ainsi, la Cour estime que le seul motif qui sous-tend le jugement est celui de la prescription.

MATYUNINA c. RUSSIE du 3 novembre 2020 Requête no 38007/14

Violation de l'article 6-1 de la CEDH : les juridictions n'ont pas répondu aux moyens opérants tirés de la prescription civile.

"16.  La justification de l’exigence d’un jugement motivé réside non seulement dans l’intérêt pour le justiciable de savoir que ses arguments ont été dûment examinés, mais aussi dans l’intérêt pour l’ensemble des citoyens d’une société démocratique d’exercer un droit de regard sur l’administration de la justice (Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007‑I, et Hirvisaari c. Finlande, no 49684/99, § 30, 27 septembre 2001). De plus, lorsqu’une cour d’appel se borne à reprendre les motifs étayant la décision de la juridiction de première instance pour rejeter le recours, il faut que le tribunal ou l’autorité de rang inférieur ait fourni des motifs permettant aux parties de faire un usage effectif de leur droit de recours (Hirvisaari, précité, § 30, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 73, CEDH 2002‑IV, et Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 30, 15 février 2007)."

MEGGI CALA c. PORTUGAL du 2 février 2016 requête 24086/11

37. La Cour rappelle également que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no11).

UNE PROCÉDURE CIVILE AU SENS DE L'ARTICLE 6-1

ClaudeLEVRAULT contre Monaco requête n° 47070/20 Irrecevabilité du 25 juillet 2024

Les motivations de la CEDH pour expliquer le manque de droit pour être maintenu magistrat à Monaco dans le cadre d'un détachement de la magistrature française :

54. (-) le requérant en position de détachement à Monaco (paragraphe 6 ci-dessus) prévoyait uniquement que cette mesure se déroulerait sur une « période de trois ans à compter du 1er septembre 2016 ». (-) le requérant était nommé juge au tribunal de première instance à compter du 1er septembre 2016, pour y être chargé de l’instruction jusqu’au 31 août 2019. Ainsi, aucun de ces textes portant mesure individuelle concernant le requérant ne faisait la moindre référence à la possibilité d’un éventuel renouvellement ni, a fortiori, mention d’un quelconque droit à une reconduction du détachement une fois celui-ci arrivé à échéance.

55.  (-) le requérant reconnaît lui-même que le statut juridique des magistrats français en détachement à Monaco ne leur confère aucun droit au renouvellement de leur détachement (paragraphe 42 ci-dessus). Il ne démontre pas davantage l’existence d’un accord ou d’un engagement des autorités des deux États concernant le renouvellement de son détachement une fois le terme échu, ni même d’une pratique de renouvellement systématique des juges étrangers détachés à Monaco. Sur ce dernier point, le requérant se contente de déclarer que « la plupart » des magistrats français auraient bénéficié d’un renouvellement à leur demande, sans autre précision. Cette tendance, même à supposer qu’elle soit établie, ne traduit absolument pas une règle absolue, d’autant plus que le requérant qualifie lui-même le statut juridique des magistrats détachés de leur corps d’origine à Monaco de « précaire »

56.  Au-delà des critères nationaux appliqués, il convient de rappeler que le détachement de magistrats français auprès des juridictions monégasques trouve son fondement juridique dans l’application d’une convention bilatérale (-). Les décisions prises de part et d’autre, par deux États souverains signataires d’un accord international, relèvent donc de leurs relations diplomatiques et des rapports d’amitié et de coopération qu’ils ont mutuellement choisi d’entretenir.

57.  (-) la Cour estime que l’existence d’un droit au profit du requérant ne peut pas davantage être déduite des principes constitutionnels relatifs à l’indépendance et à l’inamovibilité des magistrats. En effet, la décision de renouveler ou non un magistrat français en position de détachement dans un État étranger n’entre manifestement pas dans le champ d’application de ces protections

CEDH

43.  Eu égard aux objections formulées par le Gouvernement, la Cour doit tout d’abord se pencher sur la question de savoir si le litige concernant la décision de non-renouvellement du détachement pour trois ans opposée au requérant avait trait à la « détermination de ses droits et obligations de caractère civil », entraînant l’applicabilité de l’article 6 de la Convention et des garanties qui s’y attachent, en particulier le droit d’accès à un tribunal en vue de faire examiner une contestation relative à de tels droits ou obligations.

  1. Principes généraux concernant l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

44.  La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet civil, il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention.

45.  Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. De plus, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 257, 15 mars 2022, et les références citées, ainsi que Davchev c. Bulgarie (déc.), no 39247/14, § 23, 19 septembre 2023, et Vanchev c. Bulgarie (déc.), no 28003/15, 30 janvier 2024). Enfin, le droit doit revêtir un caractère « civil » (Grzęda, précité, § 257).

46.  L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel particulier dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Grzęda, précité, § 258).

47. Ainsi, pour décider si le « droit » invoqué possède une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national et l’interprétation qu’en font les juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention. Ainsi, lorsque les juridictions nationales supérieures ont analysé de façon complète et convaincante la nature précise de la restriction du droit d’accès à un tribunal, en s’appuyant sur la jurisprudence issue de la Convention et sur les principes qui en découlent, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en substituant ses propres vues aux leurs sur une question d’interprétation du droit interne et en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable posséder un droit reconnu par la législation interne (Grzęda, précité, § 259, et les références citées).

48.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 6 n’est pas applicable là où la législation nationale, sans conférer un droit, accorde un certain avantage qu’il n’est pas possible de faire reconnaître en justice. La même situation se présente lorsqu’une personne ne se voit reconnaître par la législation nationale qu’un espoir de se faire accorder un droit, l’octroi de celui-ci dépendant d’une décision entièrement discrétionnaire et non motivée des autorités (Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 103, 19 septembre 2017, § 103, et les références qui y sont citées, et Davchev, précitée, § 29).

49.  De plus, dans certaines hypothèses, le droit national, sans reconnaître un droit subjectif à un individu, lui confère en revanche le droit à une procédure d’examen de sa demande, appelant le juge compétent à statuer sur des moyens tels que l’arbitraire, le détournement de pouvoir ou encore les vices de procédure. Tel est le cas de certaines décisions pour lesquelles l’administration dispose d’un pouvoir purement discrétionnaire d’octroyer ou de refuser un avantage ou un privilège, la loi conférant à l’administré le droit de saisir la justice qui, au cas où celle-ci constaterait le caractère illégal de la décision, peut en prononcer l’annulation. En pareille hypothèse, si l’article 6 § 1 de la Convention peut trouver à s’appliquer, c’est toutefois à condition que l’avantage ou le privilège, une fois accordé, crée un droit civil (M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], no 3599/18, § 136, 5 mai 2020, Regner, précité, § 105, avec les références qui y sont citées, Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 51, 9 mars 2021, et Davchev, précitée, § 31).

50.  La Cour a également déjà jugé que même si l’accès à un poste, à un emploi et, plus encore, aux fonctions exercées constitue un privilège discrétionnairement accordé, il n’en va pas nécessairement de même du maintien ou des conditions d’exercice d’un tel emploi, notamment dans les cas où le droit interne confère à la personne concernée le droit de contester en justice un licenciement considéré comme abusif, voire les modifications substantielles unilatérales du contrat de travail (Regner, précité, § 117, et Vanchev, précitée, § 33), ou lorsqu’il réglemente la durée de mandat et les conditions dans lesquelles il peut y être mis fin (Grzęda, précité, § 285, Broda et Bojara c. Pologne, nos 26691/18 et 27367/18, §§ 104-109, 29 juin 2021, et Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, §§ 115-116, 5 mai 2020).

  1. Application en l’espèce

51.  Eu égard aux principes de sa jurisprudence exposés ci-dessus, la première question à laquelle la Cour doit répondre est celle de savoir si le requérant avait un « droit » auquel il pouvait prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. À ce titre, il y a lieu de rappeler que la nature, l’étendue et la portée des recours ouverts contre une décision juridictionnelle de refus ou de maintien dans des fonctions ou un emploi sont déterminantes au regard de l’application de l’article 6. En effet, c’est l’action en contestation qui détermine s’il existe ou non un droit à conserver un poste ou si le contrôle exercé est de pure et de stricte légalité. Ainsi, l’applicabilité de l’article 6 dans le cadre du maintien, de la reconduction, du renouvellement ou non de certains emplois ou fonctions conduit la Cour à se pencher en première analyse sur le recours en tant que tel, et ses effets, avant de se prononcer sur la condition sine qua non de l’application de l’article 6 qui est la création d’un droit civil. À cette fin, elle doit envisager les dispositions du droit national applicable et l’interprétation faite par les juridictions internes (paragraphe 47 ci-dessus).

52.  La Cour observe que le requérant a contesté la décision de refus des autorités monégasques de renouveler son détachement devant le Tribunal suprême, soutenant que ce renouvellement aurait été entériné par les deux États parties à la Convention du 8 novembre 2005, ce qu’il estimait être créateur de droit (paragraphe 22 ci-dessus). Le Tribunal suprême a constaté que le requérant n’avait aucun droit au renouvellement de son détachement, relevant que la Convention franco‑monégasque du 8 novembre 2005 ne contenait aucune disposition prescrivant un droit au renouvellement d’un détachement et qu’elle ne faisait pas obstacle à ce que le directeur des services judiciaires monégasque, après s’être prononcé favorablement sur la demande de renouvellement de détachement, décide ensuite, eu égard aux circonstances et compte tenu d’un large pouvoir d’appréciation, de le refuser. Pour les mêmes motifs, il a estimé que l’ordonnance souveraine du 31 juillet 2019, se bornant à tirer les conséquences de l’absence de renouvellement du détachement du requérant et de la fin de son détachement le 31 août 2019, n’était pas non plus entachée d’illégalité (paragraphe 24 ci-dessus). La juridiction suprême monégasque a donc examiné, à la demande du requérant, la décision de non-renouvellement prise par le directeur des services judiciaires et l’ordonnance souveraine mettant fin à ses fonctions de juge d’instruction. Ce faisant, elle s’est livrée à un contrôle de la seule et stricte légalité. Ainsi, la compétence du directeur des services judiciaire qui, au visa de l’article 2 de la loi du 24 juin 2013, prend tout arrêté et décisions nécessaires dans le but d’assurer la bonne administration de la justice, a été vérifiée par le Tribunal suprême. De même, ce dernier a qualifié la décision de non-renouvellement non pas d’acte de gouvernement, mais de décision administrative intérieure prise en marge de la convention bilatérale du 8 novembre 2005 et donc détachable de celle-ci.

53.  La Cour note tout d’abord qu’à l’époque des faits, la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005 (paragraphes 7 et 33-34 ci-dessus) prévoyait expressément, en son article 5, que la durée des détachements était de trois ans, « renouvelable une fois », sauf convention contraire en vigueur entre les deux États et sous réserve d’éventuelles dérogations à ce principe, soumises à l’examen de la Commission de coopération franco-monégasque. Ce texte ne précisait pas que le renouvellement d’un détachement serait accordé de plein droit au bout de la période de trois ans. De plus, la demande du requérant d’être reconduit dans ses fonctions à l’issue de la période de trois ans devait faire l’objet d’une double acceptation par l’État d’accueil et l’État d’origine. En outre, l’emploi du terme « renouvelable », qui fait référence à un aléa, et non « renouvelé », qui traduit une certitude, ne laissait planer aucun doute sur l’absence de tout droit au renouvellement.

54.  Elle constate ensuite que le décret du Président de la République française du 29 août 2016 plaçant le requérant en position de détachement à Monaco (paragraphe 6 ci-dessus) prévoyait uniquement que cette mesure se déroulerait sur une « période de trois ans à compter du 1er septembre 2016 ». L’ordonnance souveraine du 5 juillet 2016 (paragraphe 5 ci-dessus) indiquait pour sa part que le requérant était nommé juge au tribunal de première instance à compter du 1er septembre 2016, pour y être chargé de l’instruction jusqu’au 31 août 2019. Ainsi, aucun de ces textes portant mesure individuelle concernant le requérant ne faisait la moindre référence à la possibilité d’un éventuel renouvellement ni, a fortiori, mention d’un quelconque droit à une reconduction du détachement une fois celui-ci arrivé à échéance.

55.  La Cour relève également que le requérant reconnaît lui-même que le statut juridique des magistrats français en détachement à Monaco ne leur confère aucun droit au renouvellement de leur détachement (paragraphe 42 ci-dessus). Il ne démontre pas davantage l’existence d’un accord ou d’un engagement des autorités des deux États concernant le renouvellement de son détachement une fois le terme échu, ni même d’une pratique de renouvellement systématique des juges étrangers détachés à Monaco. Sur ce dernier point, le requérant se contente de déclarer que « la plupart » des magistrats français auraient bénéficié d’un renouvellement à leur demande, sans autre précision. Cette tendance, même à supposer qu’elle soit établie, ne traduit absolument pas une règle absolue, d’autant plus que le requérant qualifie lui-même le statut juridique des magistrats détachés de leur corps d’origine à Monaco de « précaire » (paragraphe 42 ci-dessus). Au surplus, la Cour note que le Gouvernement précise, sans que le requérant ne démontre le contraire, qu’il est de jurisprudence constante, tant en France qu’à Monaco, qu’en l’absence de disposition contraire un agent public détaché (décret présidentiel) ou mis à disposition (ordonnance souveraine) n’a aucun droit au renouvellement de son détachement (paragraphe 39 ci-dessus).

56.  Au-delà des critères nationaux appliqués, il convient de rappeler que le détachement de magistrats français auprès des juridictions monégasques trouve son fondement juridique dans l’application d’une convention bilatérale (paragraphes 7 et 33-34). Les décisions prises de part et d’autre, par deux États souverains signataires d’un accord international, relèvent donc de leurs relations diplomatiques et des rapports d’amitié et de coopération qu’ils ont mutuellement choisi d’entretenir. En l’espèce, la transmission de la demande de renouvellement du juge É. Levrault a d’ailleurs transité par le ministère des Affaires étrangères monégasque, ce qui confirme le caractère transnational du traitement de la procédure. L’avis favorable initialement transmis par les autorités monégasques, ainsi que l’agrément donné par les autorités françaises, s’inscrivaient dans le cadre de la relation diplomatique unissant les deux États, et ne relevait, à ce stade, que d’une discussion préalable à un accord non pas juridique, mais diplomatique. Le requérant ne saurait donc affirmer que ces échanges auraient été créateurs d’un quelconque droit, dans la mesure où ils ne liaient juridiquement pas l’État monégasque où aucun acte formel de nomination n’avait encore été concrétisé. La Cour renvoie également à la dimension confidentielle du choix des magistrats français détachés à Monaco, relevée par le GRECO, qui note que la demande de détachement et les profils recherchés par les autorités judiciaires monégasques sont portés à la connaissance des autorités françaises par voie diplomatique (paragraphe 36 ci-dessus). Après diffusion par le ministère de la Justice français d’un appel à candidatures, les autorités françaises présélectionnent quelques candidats magistrats qui sont par la suite auditionnés par les autorités monégasques.

57.  En outre, la Cour estime que l’existence d’un droit au profit du requérant ne peut pas davantage être déduite des principes constitutionnels relatifs à l’indépendance et à l’inamovibilité des magistrats. En effet, la décision de renouveler ou non un magistrat français en position de détachement dans un État étranger n’entre manifestement pas dans le champ d’application de ces protections, ce qu’a d’ailleurs confirmé le Tribunal suprême en écartant les moyens tirés de la méconnaissance de l’article 88 de la Constitution, de l’article 7 de la loi du 16 novembre 2009 portant statut de la magistrature et de l’article 39 du code de procédure pénale (paragraphe 24 ci-dessus). Cette solution allait de soi, étant considéré qu’il s’agissait d’un détachement temporaire et expressément délimité dans le temps d’un magistrat étranger venant exercer des fonctions judiciaires au sein d’un autre État et ce, dans le cadre d’une convention internationale destinée à adapter et approfondir la coopération entre deux États souverains. La Cour note à cet égard que la durée des détachements de magistrats français dans la Principauté est désormais, à la suite d’un avenant à la Convention franco‑monégasque du 8 novembre 2005 conclu par la France et Monaco les 19 avril et 4 mai 2023, de cinq ans non renouvelable (paragraphe 34 ci‑dessus).

58.  Par ailleurs, la Cour relève que la procédure franco-monégasque de détachement auprès des juridictions monégasques repose sur une présélection par la France de candidats qui sont ensuite présentés aux autorités monégasques, dont le choix apparaît dès lors restreint, et en tout cas limité aux candidats potentiels présentés. Ainsi, le magistrat nommé en remplacement du requérant et auquel l’information de corruption et de trafic d’influence a été confiée, a vraisemblablement été sélectionné en vertu de la procédure conjointe franco-monégasque. Rien ne permet donc d’affirmer que le choix de ne pas renouveler le détachement du requérant a eu pour conséquence d’interrompre ou de ralentir la conduite de l’enquête.

59.  Le requérant conteste la décision de non-renouvellement, en affirmant, d’une part, qu’elle traduisait en réalité la volonté déguisée de l’écarter de la conduite d’une information sensible, et d’autre part, qu’elle n’était en rien conforme à l’intérêt du service compte tenu de ses bonnes évaluations professionnelles.

60.  Toutefois, la Cour constate que le requérant a pu accomplir l’intégralité de la durée de son détachement de trois ans et n’a, de surcroît, subi aucune obstruction dans l’exercice de ses fonctions, en particulier s’agissant de l’affaire de corruption et de trafic d’influence dont il avait la charge et qui serait, selon lui, à l’origine de la décision litigieuse de ne pas renouveler sa période de détachement.

61.  En effet, la Cour relève qu’en réalité, il a pu librement mener de très larges investigations, avec l’aval des juridictions supérieures de contrôle, dans le cadre de la première affaire qui lui avait été confiée concernant des faits d’atteinte à la vie privée et qui mettait en cause l’avocate de M. Rybolovlev (Bersheda et Rybolovlev c. Monaco, nos 36559/19 et 36570/19, § 41, 6 juin 2024). La découverte de faits nouveaux dans le cadre de cette première instruction a donné lieu à l’ouverture d’une autre information judiciaire impliquant des autorités publiques exerçant des fonctions de responsabilité à Monaco, des chefs notamment de trafic d’influence et de corruption active et passive. Cette nouvelle procédure a immédiatement été confiée au requérant, qui l’a instruite jusqu’à la fin de son détachement. Aux yeux de la Cour, l’attribution au requérant d’une affaire de corruption aussi sensible, impliquant des personnalités du monde judiciaire, politique et policier monégasque, est de nature à démontrer non seulement l’absence de pressions exercées sur lui dans le cadre de ses fonctions de magistrat détaché à Monaco, mais également l’absence de défiance à son égard ou encore d’une quelconque volonté de brider la conduite de l’enquête, ce dont attestent également les appréciations professionnelles positives le concernant.

62.  De plus, les arguments du requérant tirés des évaluations positives dont il a fait l’objet dans le cadre de son activité de magistrat en poste à Monaco et qui faisaient état de ses qualités, de sa rigueur et de sa bonne entente avec ses collègues (paragraphes 9 à 13 ci-dessus), sont inopérants aux yeux de la Cour car les autorités monégasques n’ont pas besoin, d’un point de vue juridique, de justifier leur choix par une quelconque raison tenant à d’éventuelles défaillances professionnelles. Contrairement à ce que soutient le requérant, l’intérêt du service ne saurait, en tout état de cause, être invoqué pour inférer un quelconque droit au renouvellement. Elle note, en outre, qu’il ressort clairement de l’article 22, alinéa 3, du décret du 16 septembre 1985, que la faute de l’agent détaché n’est pas une exigence que doit invoquer l’État pour justifier sa décision de pas demander le renouvellement d’un détachement. Le non-renouvellement est donc, au regard du droit administratif français, une décision indifférente à l’existence d’une faute.

63.  Au demeurant, il convient de relever l’existence d’éléments objectifs relatifs à une bonne administration de la justice : d’une part, au-delà des mots et du ton toujours mesuré et empreint d’euphémisme des évaluations professionnelles, la tension des relations du requérant avec les services de police était perceptible ; d’autre part, la prise de position d’une partie des magistrats en fonction à Monaco à l’époque des faits traduit bien la cohabitation de perceptions différentes de la situation au sein de la magistrature monégasque, ce qui était sans doute peu favorable à un climat professionnel serein.

64.  S’agissant de la note intitulée « Éléments de communication relatifs au non-renouvellement du détachement de E. Levrault », elle ne répond qu’à une demande de l’administration d’origine qui souhaitait, dans le cadre de la convention de coopération et d’amitié, recevoir des informations sur un magistrat appartenant à son corps d’origine, et dont le renouvellement n’avait pas été sollicité dans un contexte fait de tensions et de remous.

65.  Certes, le requérant soutient que les autorités monégasques avaient dans un premier temps émis un avis favorable au renouvellement de son détachement, et que leur changement de position ultérieur aurait reposé notamment sur des raisons contenues dans la note confidentielle transmise aux autorités françaises. La Cour estime cependant que si ce changement d’avis a certainement pris le requérant au dépourvu (voir, notamment, la Recommandation du GRECO – paragraphe 36 ci‑dessus –, ainsi que la modification des modalités de détachement des magistrats français dans la Principauté, à compter du 30 juin 2023, qui tire les conséquences des difficultés susceptibles d’apparaître s’agissant des demandes de renouvellement – paragraphe 34 ci-dessus), l’avis favorable au renouvellement initialement donné ne saurait pour autant être de nature, en soi, à créer au bénéfice du requérant un droit au renouvellement de son détachement à Monaco. La Cour constate en effet que ce dernier devait nécessairement donner lieu, pour être confirmé et devenir ensuite effectif, non seulement à un décret émanant des autorités françaises, mais également à une ordonnance souveraine confirmant la mesure, dans le respect des relations de coopération entre deux États souverains, ce que le requérant, en sa qualité de magistrat, ne pouvait ignorer. Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce.

66.  Au vu des considérations qui précèdent, la Cour ne voit pas de raison de se départir de la décision du Tribunal suprême qui a constaté l’absence de droit au renouvellement du détachement du requérant, et ce, au regard tant des dispositions de la Constitution, que de la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005, de la loi portant statut de la magistrature et de l’article 39 du code de procédure pénale.

67.  La présente espèce doit donc être distinguée d’autres affaires dans lesquelles la Cour a jugé que l’article 6 était applicable à des litiges relatifs à l’emploi dans la magistrature. En effet, en l’espèce, la décision de refus de renouvellement du détachement du requérant ne constituait pas une sanction disciplinaire, une révocation de son poste, ou encore une cessation anticipée de son mandat, ni même une mutation d’office ou une suspension temporaire (voir notamment, à titre de comparaison, concernant la cessation anticipée d’un mandat ou d’une fonction, Grzęda, précité, §§ 285-285, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, §§ 47-49, 25 septembre 2018, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 107-111, 23 juin 2016, Sözen c. Türkiye, no 73532/16, §§ 53‑54, 9 avril 2024, Kartal c. Türkiye, no 54699/14, §§ 69‑70, 26 mars 2024, Broda et Bojara, précité, §§ 104-109, et Kövesi, précité, §§ 115-116 ; concernant une mutation, Bilgen, précité, §§ 63-64, et Zalli c. Albanie (déc.), no 52531/07, 8 février 2011 ; concernant des poursuites disciplinaires, Miroslava Todorova c. Bulgarie, no 40072/13, §§ 89-92, 19 octobre 2021 ; ou encore, concernant la suspension temporaire des fonctions d’un juge, Juszczyszyn c. Pologne, no 35599/20, § 137, 22 octobre 2022). La dimension diplomatique du détachement, son fondement juridique dont la source est une convention internationale, et sa durée limitée le différenciaient, par essence, de toute mesure interne affectant la carrière d’un magistrat dans son propre pays dont la Cour a eu à connaître à ce jour (voir, a contrario, Bilgen, précité, §§ 56-57, et Gumenyuk et autres c. Ukraine, no 11423/19, §§ 50-56, 22 juillet 2021).

68.  En conclusion, compte tenu de ce qui précède, la Cour est d’avis que le refus de renouveler le détachement du requérant ne relevait pas d’un litige relatif « aux droits et obligations de caractère civil » de l’intéressé, de sorte que l’article 6 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer aux faits de la cause.

69.  Il s’ensuit que le grief du requérant est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 a), et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4. 

Steluța Gustica CĂTĂNICIU contre la Roumanie du 6 décembre 2018 requête n° 22717/17

Article 6-1 : La sanction contre la députée est politique et non civile. L'article 6-1 qui ne défend que des droits civils et non politiques, ne trouve pas application.

1. Le volet civil de l’article 6 de la Convention

33. La Cour a récemment rappelé dans l’arrêt Naït-Liman c. Suisse ([GC], no 51357/07, § 106, 15 mars 2018) les principes généraux relatifs à l’applicabilité de l’article 6 de la Convention en matière civile, qui est d’abord subordonnée à l’existence d’une contestation (en anglais « dispute »). Ensuite, celle-ci doit se rapporter à des « droits et obligations » que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne. Enfin, ces « droits et obligations » doivent revêtir un « caractère civil » au sens de la Convention, bien que l’article 6 ne leur assure par lui‑même aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants (voir, par exemple, Paroisse gréco‑catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 88, 29 novembre 2016, et James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 81, série A no 98). Cette notion ne saurait s’interpréter par simple référence au droit interne de l’État défendeur ; il s’agit d’une notion « autonome » découlant de la Convention. L’article 6 § 1 de la Convention s’applique indépendamment de la qualité des parties comme de la nature de la loi régissant la « contestation » et de l’autorité compétente pour trancher (voir, par exemple, Georgiadis c. Grèce, 29 mai 1997, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III). C’est en effet au regard non seulement de la qualification juridique, mais aussi du contenu matériel et des effets que lui confère le droit interne de l’État en cause, qu’un droit doit être considéré ou non comme étant de caractère civil au sens de cette expression dans la Convention (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 57, CEDH 2004‑I).

34. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que la procédure clôturée par l’arrêt du 24 novembre 2015 de la Haute Cour portait sur la question de savoir si la requérante s’était trouvée, à l’époque où elle exerçait un mandat de conseillère municipale, dans une situation de conflit d’intérêts. Elle ne doute pas que l’on est en présence d’une contestation « réelle et sérieuse », comme sa jurisprudence l’exige. Elle note également qu’elle porte sur l’obligation de la requérante de ne pas se mettre dans une situation de conflit d’intérêts dans le cadre de l’exercice de son mandat politique (voir les dispositions de la loi no 176/2010 aux paragraphes 16-19 ci‑dessus).

35. La Cour doit donc rechercher si les obligations en question peuvent être qualifiées de « civiles » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle observe que l’objet de la procédure visée en l’espèce concerne la question de savoir si la requérante s’est trouvée dans une situation de conflit d’intérêts à une époque où elle exerçait un mandat électif local (paragraphe 3 ci-dessus). La conclusion affirmative à cet égard des juridictions nationales a eu des conséquences disciplinaires pour la requérante, qui avait entre-temps obtenu un mandat parlementaire (paragraphes 9-13 ci-dessus). Il en résulte que la procédure visée en l’espèce portait sur les modalités d’exercice d’un mandat politique. Or l’obligation de la requérante de ne pas se mettre dans une situation de conflit d’intérêts à une époque où elle exerçait un mandat politique est, de toute évidence, de caractère politique et non « civile » au sens de l’article 6 § 1, de sorte que les litiges relatifs à l’organisation de son exercice sortent du champ d’application de cette disposition (voir, mutatis mutandis, Pierre-Bloch c. France, 21 octobre 1997, § 50, Recueil 1997‑VI, quant à une procédure ayant eu des conséquences sur le droit du requérant de se porter candidat aux élections parlementaires et de conserver son mandat, et Savissar c. Estonie (déc.), no 8365/16, § 26, 8 novembre 2016, quant à une procédure portant sur la continuation du mandat de maire du requérant). Dans la mesure où la requérante encourait, en sa qualité de députée, le risque de subir une réduction de son indemnité parlementaire (paragraphe 24 ci‑dessus), la Cour rappelle qu’un aspect patrimonial de la procédure litigieuse ne confère pas pour autant à celle-ci une nature « civile » au sens de l’article 6 § 1 (Pierre‑Bloch, précité, § 51, et Papon c. France (déc.), no 344/04, 11 octobre 2005).

36. Il s’ensuit que l’article 6 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce sous son volet civil.

LES RESTRICTIONS LÉGALES DOIVENT ÊTRE PROPORTIONNÉES

AUX DROITS FONDAMENTAUX DU REQUÉRANT

Xavier Lucas c. France du 9 juin 2022 requête no 15567/20

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Formalisme excessif entachant la décision d’irrecevabilité d’un recours, faute d’avoir été remis par voie électronique, et ce en dépit d’obstacles pratiques • Art 6 § 1 applicable à un recours en annulation d’une sentence arbitrale • Technologies numériques pouvant contribuer à une meilleure administration de la justice • Obligation de saisine électronique prévue par le code de procédure civile ni imprévisible ni arbitraire • Plateforme Internet réservée aux avocats inadaptée à l’introduction de ce type de recours • Recours papier autorisé exceptionnellement par les règles procédurales

Exigence, à peine d’irrecevabilité, de la présentation d’un recours par voie électronique en dépit des obstacles pratiques auxquels s’est heurté le requérant : le formalisme excessif de la Cour de cassation méconnaît le droit d’accès au juge garanti par l’article 6 § 1 de la Convention

L’affaire concerne l’obligation de saisir la cour d’appel par voie électronique, via la plateforme ebarreau. Alors que la cour d’appel avait admis la recevabilité du recours en annulation d’une sentence arbitrale présenté, sur papier, par le requérant au motif que le formulaire informatique mis en ligne ne permettait pas de saisir la nature de ce recours et la qualité des parties, la Cour de cassation jugea au contraire qu’il aurait dû être remis par voie électronique. A l’instar du requérant qui fait valoir qu’il lui était matériellement impossible de saisir le recours sur la plateforme e barreau, la Cour constate que la remise par voie électronique du recours en annulation sur e-barreau supposait que l’avocat du requérant complète le formulaire en utilisant des notions juridiques impropres. Elle relève en outre que le Gouvernement ne démontre pas que des informations précises relatives aux modalités d’introduction du recours litigieux se trouvaient à la disposition des utilisateurs. La Cour considère en l’espèce qu’en faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique pour saisir la cour d’appel sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif. Elle conclut que le requérant s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge.

FAITS

Le requérant, M. Xavier Lucas, est un ressortissant français, né en 1967 et réside à Tournai. À l’époque des faits, M. Lucas et la société Financière Vauban étaient associés dans la société Édifices de France. Confrontés à un différend financier, les associés de la société Édifices de France eurent recours à l’arbitrage.

Par une sentence du 15 novembre 2013, l’arbitre condamna solidairement M. Lucas et la société Financière Vauban à reverser diverses sommes. M. Lucas forma un recours en annulation à l’encontre de cette sentence arbitrale auprès de la cour d’appel de Douai. L’acte fut établi sur papier par son avocat et envoyé au greffe. Ses contradicteurs contestèrent sa recevabilité, en arguant qu’il aurait dû être remis par voie dématérialisée. Le 29 janvier 2015, le conseiller de la mise en état jugea que le recours litigieux devait en principe être transmis par voie électronique en application des articles 1495 et 930 1 alinéa 1 er du code de procédure civile (CPC). Il estima cependant que le requérant justifiait d’une « cause étrangère » empêchant une telle transmission au sens de l’article 930-1 alinéa 2 et déclara son recours recevable. Cette ordonnance fit l’objet d’un déféré. Par un arrêt du 17 mars 2016, la cour d’appel de Douai conclut également à la recevabilité du recours en annulation du requérant. Elle releva que ni l’arrêté du 30 mars 2011, pris pour l’application de l’article 930-1 du CPC, ni la convention conclue le 10 janvier 2013 entre la cour d’appel de Douai et les dix barreaux de son ressort n’avaient prévu d’inclure le recours en annulation d’une sentence arbitrale dans le champ de la communication électronique obligatoire. La cour d’appel releva que le formulaire informatique mis en ligne ne permettait pas de saisir la nature de ce recours et la qualité des parties sous leurs dénominations juridiques exactes. Elle en déduisit qu’il n’y avait pas lieu de reprocher au requérant de n’avoir pas remis son recours par voie électronique. Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation prononça, par un arrêt du 26 septembre 2019, la cassation sans renvoi de cet arrêt.

Article 6 § 1

La Cour de cassation a jugé que le recours aurait dû être remis par voie électronique en application des articles 1495 et 930-1 du CPC et a prononcé une cassation sans renvoi de l’arrêt du 17 mars 2016. Ce faisant, la Cour considère que le requérant a été privé de la possibilité d’obtenir que soit exercé par le juge en charge du recours en annulation un contrôle de la légalité de la sentence arbitrale litigieuse.

S’agissant de la prévisibilité de cette restriction à l’accès à un tribunal, la Cour relève que l’article 1495 du CPC est une disposition qui prévoit que les recours contre une sentence arbitrale doivent être formés conformément aux exigences de l’article 930-1 du même code. A ses yeux, ces dispositions combinées imposent explicitement une transmission des actes de procédure par voie électronique. Elle ne voit pas de raison sérieuse de s’écarter de la conclusion à laquelle est parvenue la Cour de cassation selon laquelle l’arrêté d’application et la convention locale de procédure ne pouvaient déroger au CPC en en restreignant le champ d’application. Elle conclut donc à la prévisibilité des dispositions litigieuses. S’agissant de la nécessité de cette restriction, la Cour relève que l’obligation de recourir à la communication électronique concerne des procédures avec représentation obligatoire. En pratique, elle s’exerce au moyen d’un service numérique commun aux juridictions judiciaires et commerciales, accessible aux seuls avocats. La Cour juge qu’il n’est ni irréaliste ni déraisonnable d’exiger l’utilisation d’un tel service par les professionnels du droit, qui utilisent largement et de longue date l’outil informatique. La Cour constate cependant que la remise par voie électronique de son recours en annulation sur ebarreau supposait que l’avocat du requérant complète un formulaire en utilisant des notions juridiques impropres. La Cour observe en outre que le Gouvernement ne démontre pas que des informations précises relatives aux modalités d’introduction du recours litigieux se trouvaient à la disposition des utilisateurs. De plus, le requérant indique sans être démenti que la jurisprudence était alors inexistante, y compris devant les cours d’appel. La Cour considère que le conseil du requérant n’a pas agi avec une particulière imprudence en présentant son recours sur papier alors même que l’article 930-1 alinéa 2 du CPC pouvait sembler l’autoriser à titre exceptionnel. En conséquence, il n’apparaît pas, aux yeux de la Cour, que le requérant puisse être tenu pour responsable de l’erreur procédurale en cause. S’il ne lui appartient pas de remettre pas en cause le raisonnement juridique suivi par la Cour de cassation pour infirmer la solution retenue par la cour d’appel de Douai, la Cour rappelle toutefois que les tribunaux doivent éviter, dans l’application des règles de procédure, un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité du procès. La Cour considère, dans les circonstances de l’espèce, que les conséquences concrètes qui s’attachent au raisonnement ainsi tenu par la Cour de cassation apparaissent particulièrement rigoureuses. En faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique pour saisir la cour d’appel sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif. La Cour conclut que le requérant s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

CEDH

a) Principes généraux

42.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333‑B). Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle par nature une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 120, 23 juin 2016, et Ali Riza c. Suisse, no 74989/11, § 73, 13 juillet 2021). Cette réglementation par l’État peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012). Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018).

43.  Les critères relatifs à l’examen des restrictions d’accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l’affaire Zubac (précitée, §§ 80-99). Afin d’apprécier la proportionnalité de la restriction en cause, la Cour prend en considération les facteurs suivants : i) sa prévisibilité aux yeux du justiciable (Henrioud c. France, no 21444/11, §§ 60‑66, 5 novembre 2015, Zubac, précité, §§ 85 et 87‑89, et C.N. c. Luxembourg, no 59649/18, §§ 44-50, 12 octobre 2021), ii) le point de savoir si le requérant a dû supporter une charge excessive en raison des erreurs éventuellement commises en cours de procédure (Zubac, précité, §§ 90-95 et jurisprudence citée) et iii) celui de savoir si cette restriction est empreinte d’un formalisme excessif (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, §§ 50-51, CEDH 2002‑IX, Henrioud, précité, § 67, et Zubac, précité, §§ 96-99). En effet, en appliquant les règles de procédure, les tribunaux doivent éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007).

44.  La Cour rappelle enfin qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes : c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne ; son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (voir, parmi beaucoup d’autres, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011).

b) Application en l’espèce

45.  En l’espèce, la Cour de cassation a jugé que le recours en annulation formé par le requérant aurait dû être remis par voie électronique en application des articles 1495 et 930-1 du CPC. En conséquence, elle a prononcé une cassation sans renvoi de l’arrêt du 17 mars 2016 par lequel la cour d’appel avait admis la recevabilité du recours en annulation et annulé, par voie de conséquence, l’arrêt du 18 janvier 2018 ayant statué sur le bien-fondé de ce recours. La Cour considère que, ce faisant, le requérant a été privé de la possibilité d’obtenir que soit exercé par le juge en charge du recours en annulation un contrôle de la légalité de la sentence arbitrale litigieuse.

46.  Le Gouvernement fait valoir que l’obligation de recourir à la communication électronique pour saisir la Cour d’appel vise à garantir la bonne administration de la justice et le respect du principe de sécurité juridique en accélérant, en facilitant, et en fiabilisant les échanges procéduraux. Consciente de l’essor de la dématérialisation de la justice au sein des États membres et de ses enjeux (paragraphes 24-26 ci-dessus), la Cour est convaincue que les technologies numériques peuvent contribuer à une meilleure administration de la justice (Stichting Landgoed Steenbergen et autres c. Pays-Bas, no 19732/17, § 50, 16 février 2021) et être mises au service des droits garantis par l’article 6 § 1. Elle convient donc de la légitimité d’un tel but.

47.  Il lui reste cependant à déterminer s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, au regard des facteurs précités (paragraphe 43 ci-dessus).

  1. Sur la prévisibilité de la restriction

48.  La Cour relève que l’article 1495 du CPC est une disposition propre aux recours ouverts contre une sentence arbitrale. Elle prévoit que ceux-ci doivent être formés conformément aux exigences de l’article 930-1 du même code, qui est une disposition commune à l’ensemble des procédures avec représentation obligatoire devant la cour d’appel (paragraphe 18 ci-dessus). Or celle-ci impose explicitement une transmission des actes de procédure par voie électronique.

49.  Il est vrai, ainsi que le fait valoir le requérant, que ni l’arrêté du 30 mars 2011 ni la convention locale de procédure du 10 janvier 2013 n’ont expressément prévu l’application de la communication électronique au recours en annulation contre une sentence arbitrale. La Cour relève cependant que l’article 930‑1 alinéa 5 ne renvoie à un arrêté d’application que pour la définition des modalités techniques des échanges électroniques. Elle souligne en outre qu’en tout état de cause, ni cet arrêté d’application ni la convention locale de procédure précitée ne pouvaient compétemment modifier le champ d’application de la communication électronique devant les cours d’appel tel qu’il est défini par les dispositions du CPC.

50.  Dans ces conditions, la Cour ne voit pas de raison sérieuse de s’écarter de la conclusion à laquelle est parvenue la Cour de cassation selon laquelle l’arrêté et la convention ne pouvaient, contrairement à ce que soutenait le requérant et avaient admis les juges d’appel, déroger au CPC en en restreignant le champ d’application. Elle note que la Cour de cassation a motivé son raisonnement avec clarté. La circonstance qu’il s’agisse de la première application, par la Cour de cassation, de cette combinaison de textes n’entache la restriction litigieuse d’aucune imprévisibilité ni d’aucun arbitraire à l’égard du requérant, dont la Cour rappelle qu’il était représenté par un avocat (C.N. c. Luxembourg, précité, § 46, et jurisprudence citée).

  1. Sur la détermination de la personne à la charge de laquelle doivent être mises les erreurs commises en cours de procédure

51.  La Cour relève d’emblée que l’obligation de recourir à la communication électronique en cause concerne des procédures avec représentation obligatoire. En pratique, elle s’exerce au moyen d’un service numérique commun aux juridictions judiciaires et commerciales du premier et du second degré, accessible aux seuls avocats (paragraphe 21 ci-dessus). Or il n’est ni irréaliste ni déraisonnable d’exiger l’utilisation d’un tel service par les professionnels du droit, qui utilisent largement et de longue date l’outil informatique (voir, mutatis mutandis, Stichting Landgoed Steenbergen et autres, précité, § 52 et jurisprudence citée).

52.  En l’espèce, il est vrai que le requérant n’a pas présenté son recours en annulation contre la sentence arbitrale litigieuse par voie électronique.

53.  Le requérant fait néanmoins valoir qu’il lui était matériellement impossible de saisir le recours litigieux sur la plateforme e‑barreau. Le Gouvernement conteste ce point. Il expose qu’une telle saisie pouvait être effectuée en ligne en accédant au formulaire intitulé « déclaration de saisine », puis en identifiant les parties en les présentant comme étant « appelant » et « intimé », avant d’indiquer la décision attaquée en sélectionnant les champs « décision » et « tribunal arbitral ». Il précise qu’il était loisible au requérant d’annexer une copie numérisée de l’acte, en l’intitulant de manière adaptée. La Cour note que le requérant a admis que ce mode opératoire fonctionnait dans son mémoire en défense devant la Cour de cassation (p. 15).

54.  Pour autant, la Cour constate que la remise par voie électronique de son recours en annulation sur e-barreau supposait que l’avocat du requérant complète un formulaire en utilisant des notions juridiques impropres. En effet, il n’existe d’« appelant » et d’« intimé » qu’en matière d’appel. Si le Gouvernement soutient qu’un message d’avertissement invitait les utilisateurs d’e-barreau à procéder ainsi, il ne l’établit pas, alors même que le constat d’huissier fourni par le requérant tend à démontrer le contraire.

55.  Plus largement, le Gouvernement ne démontre pas que des informations précises relatives aux modalités d’introduction du recours litigieux se trouvaient à la disposition des utilisateurs. De plus, le requérant indique sans être démenti que la jurisprudence était alors inexistante, y compris devant les cours d’appel.

56.  Au vu de ces éléments, la Cour considère que le conseil du requérant n’a pas agi avec une particulière imprudence en présentant son recours sur papier alors même que l’article 930-1 alinéa 2 du CPC pouvait sembler l’autoriser à titre exceptionnel. Le conseiller de la mise en état a d’ailleurs suivi ce raisonnement en cours d’instance (paragraphe 9 ci-dessus). En conséquence, il n’apparaît pas, aux yeux de la Cour, que le requérant puisse être tenu pour responsable de l’erreur procédurale en cause. Il serait donc excessif de la mettre à sa charge.

  1. Sur l’excès de formalisme

57.  S’il ne lui appartient pas de remettre pas en cause le raisonnement juridique suivi par la Cour de cassation pour infirmer la solution retenue par la Cour d’appel de Douai (paragraphes 49‑50 ci-dessus), la Cour rappelle toutefois que les tribunaux doivent éviter, dans l’application des règles de procédure, un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité du procès. Or, elle considère, dans les circonstances de l’espèce, que les conséquences concrètes qui s’attachent au raisonnement ainsi tenu apparaissent particulièrement rigoureuses. En faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique pour saisir la cour d’appel sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif.

Conclusion sur la proportionnalité

58.  Au vu de l’ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que le requérant s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge.

59.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

J.C. et autres c. Belgique du 12 octobre 2021 requête no 11625/17

Art 6-1 : Le rejet d’une action civile intentée contre le Saint-Siège, en raison de l’immunité de juridiction dont il jouit, ne viole pas la Convention

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Rejet par les tribunaux de leur juridiction pour connaître de l’action en responsabilité civile pour des abus sexuels introduite contre le Saint-Siège jouissant de l’immunité de juridiction • Décision ni arbitraire, ni manifestement déraisonnable • Restriction conforme aux principes de droit international généralement reconnus et non disproportionnée • Autres recours possibles

L’affaire soulève la question de l’immunité du Saint-Siège. Elle concerne en particulier une action en indemnisation engagée par 24 requérants contre le Saint-Siège ainsi que contre plusieurs dirigeants de l’Église catholique de Belgique et des associations catholiques à raison des dommages causés par la manière structurellement déficiente avec laquelle l’Église aurait fait face à la problématique d’abus sexuels en son sein. Les juridictions belges s’étant déclarées sans juridiction à l’égard du Saint-Siège, les requérants estimaient avoir subi une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal et invoquaient l’article 6 § 1 de la Convention devant la Cour européenne. La Cour juge que le rejet par les tribunaux belges de leur juridiction pour connaître de l’action en responsabilité civile introduite par les requérants contre le Saint-Siège ne s’est pas écarté des principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États et que l’on ne saurait dès lors considérer la restriction au droit d’accès à un tribunal comme disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis.

FAITS

Les requérants sont 24 ressortissants belges, français et néerlandais. Ils allèguent avoir été des victimes d’abus sexuels commis par des prêtres catholiques alors qu’ils étaient encore enfants. En juillet 2011, les requérants déposèrent une action collective devant le tribunal de première instance de Gand, dénonçant la manière structurellement déficiente avec laquelle l’Église avait fait face à la problématique connue d’abus sexuels en son sein. L’action fut introduite contre le SaintSiège ainsi que contre un archevêque de l’Église catholique de Belgique et ses deux prédécesseurs, plusieurs évêques et deux associations d’ordres religieux catholiques. Fondant leur action sur les articles 1382 et 1384 du code civil, les requérants demandèrent, entre autres, que les défendeurs soient reconnus solidairement responsables du préjudice qu’ils estimaient avoir subi en raison des abus sexuels dont ils alléguaient avoir été victimes par des prêtres ou des religieux catholiques. Ils réclamèrent aussi que les défendeurs soient solidairement condamnés au paiement d’une indemnité de 10 000 euros à chacun des requérants en raison de la politique du silence entretenue par l’Église catholique au sujet de la problématique des abus sexuels.

En octobre 2013, le tribunal de première instance de Gand se déclara sans juridiction à l’égard du Saint-Siège.

En février 2016, la cour d’appel de Gand confirma ce jugement. Elle constata, entre autres, qu’elle ne disposait pas d’une juridiction suffisante pour trancher l’action intentée par les requérants en raison de l’immunité de juridiction dont jouissait le Saint-Siège. Elle précisa aussi que la reconnaissance du Saint-Siège par la Belgique en tant que souverain étranger, qui avait les mêmes droits et obligations qu’un État, était établie de manière irréfutable. Cette reconnaissance résultait d’un ensemble d’éléments reconnus du droit international coutumier au premier rang desquels figuraient la conclusion de traités et la représentation diplomatique. Le Saint-Siège jouissait donc de l’immunité diplomatique et de tous les privilèges étatiques existants en droit international en ce compris l’immunité de juridiction. La cour d’appel nota également que le litige ne relevait pas des exceptions au principe de l’immunité de juridiction des États. En août 2016, un avocat à la Cour de cassation donna un avis négatif quant aux chances de succès d’un éventuel pourvoi en cassation. Par la suite, tous les requérants, sauf quatre qui ne s’adressèrent pas à cet organe, purent bénéficier d’un dédommagement par la voie du centre d’arbitrage en matière d’abus sexuels au sein de l’Église catholique.

Article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal)

La présente affaire soulève pour la première fois la question de l’immunité du Saint-Siège. La Cour note que la cour d’appel a constaté que le Saint-Siège se voyait reconnaître sur la scène internationale les attributs communs d’un souverain étranger disposant des mêmes droits et obligations qu’un État. La cour d’appel a notamment relevé que le Saint-Siège était partie à d’importants traités internationaux, qu’il avait signé des concordats avec d’autres souverainetés et qu’il entretenait des relations diplomatiques avec environ 185 États dans le monde ; elle s’est aussi appuyée sur la pratique belge pour constater que la Belgique, qui entretient avec le Saint-Siège des relations diplomatiques depuis 1832, le reconnaît comme un État.

La Cour n’aperçoit rien de déraisonnable ni d’arbitraire dans la motivation circonstanciée qui a mené la cour d’appel à cette conclusion. Elle rappelle qu’elle a déjà elle-même caractérisé des accords conclus par le Saint-Siège avec des États tiers comme des traités internationaux2 . Cela revient à reconnaître que le Saint-Siège a des caractéristiques comparables à ceux d’un État. Elle estime que la cour d’appel pouvait déduire de ces caractéristiques que le Saint-Siège était un souverain étranger, avec les mêmes droits et obligations qu’un État. La Cour rappelle aussi qu’elle a admis que l’octroi de l’immunité d’État dans une procédure civile poursuivait le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États par le respect de la souveraineté d’un autre État. En ce qui concerne le caractère proportionné de la limitation subie par les requérants de leur droit d’accès à un tribunal, la Cour constate que l’approche de la cour d’appel correspond à la pratique internationale en la matière. Elle ne relève rien d’arbitraire ni de déraisonnable dans l’interprétation donnée par la cour d’appel aux principes de droit applicables ni dans la manière dont elle les a appliqués au cas d’espèce, compte tenu des causes de l’action engagée par les requérants. La Cour relève aussi que la question de savoir si l’affaire pouvait tomber sous le coup d’une des exceptions à l’application de l’immunité juridictionnelle des États3 a également été discutée devant la cour d’appel. En l’espèce, l’exception évoquée par les requérants était celle s’appliquant aux procédures se rapportant à une « action en réparation pécuniaire en cas de décès ou d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou en cas de dommage ou de perte d’un bien corporel ». La cour d’appel a rejeté cette exception au motif notamment que les fautes reprochées aux évêques belges ne pouvaient être attribuées au Saint-Siège, le Pape n’étant pas le commettant des évêques ; qu’en ce qui concerne les fautes reprochées directement au Saint-Siège, celles-ci n’avaient pas été commises sur le territoire belge mais à Rome ; et que ni le Pape ni le Saint-Siège n’étaient présents sur le territoire belge quand les fautes reprochées aux dirigeants de l’Église en Belgique auraient été commises. La Cour précise à cet égard qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle des juridictions nationales, leur appréciation sur ce point n’étant pas arbitraire ou manifestement déraisonnable. La Cour note aussi que la procédure introduite par les requérants devant le tribunal de première instance de Gand n’était pas seulement dirigée contre le Saint-Siège, mais également contre des responsables de l’Église catholique de Belgique que les requérants avaient identifiés. Toutefois, la demande des requérants sur ce terrain n’a pas abouti en raison du manquement par les requérants à des règles procédurales fixées par le code judiciaire et à des règles matérielles concernant la responsabilité civile dans la citation des autres défendeurs. Ainsi, l’échec total de l’action des requérants résulte en réalité de choix procéduraux qu’ils n’ont pas fait évoluer en cours d’instance pour préciser et individualiser les faits à l’appui de leurs actions. Par conséquent, la Cour estime que le rejet par les tribunaux belges de leur juridiction pour connaître de l’action en responsabilité civile introduite par les requérants contre le Saint-Siège ne s’est pas écarté des principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États et que l’on ne saurait dès lors considérer la restriction au droit d’accès à un tribunal comme disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis.

Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

CEDH

54.  La Cour rappelle les principes généraux relatifs au droit d’accès à un tribunal en matière civile (Naït‑Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, §§ 112‑116, 15 mars 2018, et Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76‑79, 5 avril 2018), ainsi que ceux concernant l’immunité juridictionnelle d’un État étranger en tant qu’obstacle à l’accès à un tribunal (McElhinney c. Irlande [GC], no 31253/96, §§ 33-37, CEDH 2001‑XI (extraits), Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, §§ 52-56, CEDH 2001-XI, Fogarty c. Royaume-Uni [GC], no 37112/97, §§ 32-36, CEDH 2001‑XI (extraits), Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, §§ 54-59, CEDH 2010, Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, §§ 46-54, 29 juin 2011, et Jones et autres c. Royaume-Uni, nos 34356/06 et 40528/06, §§ 186‑198, CEDH 2014).

55.  Elle rappelle également que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter le droit interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention. (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018). Ceci est vrai notamment s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles de nature procédurale (voir, parmi d’autres, Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000‑I) ou de règles de droit international général (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 72, CEDH 2008, et Molla Sali, précité, § 149).

56.  La Cour relève que la présente espèce se distingue des affaires précitées dans lesquelles elle a examiné l’accès à un tribunal sur le terrain de l’immunité des États en ce qu’elle soulève pour la première fois la question de l’immunité du Saint-Siège. La décision qui fait grief figure dans l’arrêt du 25 février 2016 par lequel la cour d’appel de Gand s’est déclarée sans juridiction pour juger de l’action en responsabilité civile introduite par les requérants contre le Saint-Siège notamment en raison de l’immunité de juridiction dont il jouit. Pour parvenir à cette conclusion, la cour d’appel a constaté que le Saint-Siège se voyait reconnaître sur la scène internationale les attributs communs d’un souverain étranger disposant des mêmes droits et obligations qu’un État (paragraphe 8 ci-dessus). Elle a notamment relevé que le Saint-Siège était partie à d’importants traités internationaux, qu’il avait signé des concordats avec d’autres souverainetés et qu’il entretenait des relations diplomatiques avec environ 185 États dans le monde. La cour d’appel s’est aussi appuyée sur la pratique belge pour constater que la Belgique, qui entretient avec le Saint-Siège des relations diplomatiques depuis 1832, le reconnaît comme un État.

57.  La Cour n’aperçoit rien de déraisonnable ni d’arbitraire dans la motivation circonstanciée qui a mené la cour d’appel à cette conclusion. Elle rappelle en effet qu’elle a déjà elle-même caractérisé des accords conclus par le Saint-Siège avec des États tiers comme des traités internationaux (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 118, CEDH 2014 (extraits), et Travaš c. Croatie, no 75581/13, § 79, 4 octobre 2016). Cela revient à reconnaître que le Saint-Siège a des caractéristiques comparables à ceux d’un État. La Cour estime que la cour d’appel pouvait déduire de ces caractéristiques que le Saint-Siège était un souverain étranger, avec les mêmes droits et obligations qu’un État.

58.  La cour d’appel de Gand en a ensuite déduit que le Saint-Siège jouissait en principe de l’immunité juridictionnelle, consacrée par le droit coutumier international et codifiée dans l’article 5 de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens et l’article 15 de la Convention européenne sur l’immunité des États. Le Gouvernement ne conteste pas que les requérants ont subi de ce fait une limitation de leur droit d’accès à un tribunal.

59.  La Cour rappelle que l’octroi de l’immunité ne doit pas être considéré comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit (voir, mutatis mutandis, McElhinney, précité, § 25, Al‑Adsani, précité, § 48, et Fogarty, précité, § 26). Dans les cas où, comme en l’espèce, l’application du principe de l’immunité juridictionnelle de l’État entrave l’exercice du droit d’accès à un tribunal, la Cour doit rechercher si les circonstances de la cause justifiaient cette entrave (Cudak, précité, § 59, et Sabeh El Leil, précité, § 51).

60.  Appliquant les principes généraux rappelés ci-dessus, la Cour doit d’abord rechercher si la limitation poursuivait un but légitime. Elle rappelle à cet égard que l’immunité des États est un concept de droit international, issu du principe par in parem non habet imperium, en vertu duquel un État ne peut être soumis à la juridiction d’un autre État (McElhinney, précité, § 35, Al-Adsani, précité, § 54, Fogarty, précité, § 34, Cudak, précité, § 60, Sabeh El Leil, précité, § 52, et Jones et autres, précité, § 188). La Cour a admis que l’octroi de l’immunité d’État dans une procédure civile poursuivait le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États par le respect de la souveraineté d’un autre État (McElhinney, précité, § 35, Al-Adsani, précité, § 54, Fogarty, précité, § 34, Cudak, précité, § 60, Sabeh El Leil, précité, § 52, et Jones et autres, précité, § 188).

61.  En ce qui concerne le caractère proportionné de la limitation subie par les requérants de leur droit d’accès à un tribunal, « la nécessité d’interpréter la Convention de la manière la plus harmonieuse possible avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles régissant l’octroi de l’immunité aux États, a conduit la Cour à conclure que des mesures prises par un État qui reflètent des principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États ne sauraient en principe passer pour imposer une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1. Elle a expliqué que, de même que le droit d’accès à un tribunal est inhérent à la garantie d’un procès équitable accordée par cet article, de même certaines restrictions à l’accès doivent être tenues pour lui être inhérentes ; on en trouve un exemple dans les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant du principe de l’immunité des États » (Jones et autres, précité, § 189 ; dans le même sens, notamment, McElhinney, précité, §§ 36-37, Al-Adsani, précité, §§ 55‑56, Fogarty, précité, §§ 35-36, Kalogeropoulou et autres c. Grèce et Allemagne (déc.), no 59021/00, CEDH 2002‑X, Cudak, précité, §§ 56-57, et Sabeh El Leil, précité, §§ 48-49).

62.  Les requérants reprochent à la cour d’appel de Gand d’avoir qualifié les actes et omissions litigieux invoqués comme fondement de leur action en responsabilité d’actes de puissance publique (acta jure imperii), et d’avoir appliqué à ce titre l’immunité de juridiction ratione materiae. Ils insistent sur le fait que la politique du Saint-Siège qu’ils ont mis en cause était destinée à fournir un soutien à la seule Église catholique, une organisation religieuse, et non à préserver les intérêts de l’entité publique qu’est la Cité du Vatican. Ils allèguent en outre que les faits sous-jacents à leurs actions tombaient sous l’application de l’article 3 de la Convention. Le Gouvernement soutient que c’est à bon droit que la cour d’appel s’est attachée à la nature des actes et non à leur finalité (la protection des intérêts de l’Église catholique). Il n’y a pas davantage de raison, selon le Gouvernement, de remettre en cause la motivation de la cour d’appel quand elle conclut à l’absence d’exception à l’immunité d’État dans les procédures civiles en cas d’allégations de torture.

63.  La Cour constate qu’aux termes d’une analyse des principes de droit international public, du droit canon et de la pratique belge, la cour d’appel a estimé que les fautes et omissions reprochées, directement ou indirectement au Saint-Siège se situaient dans l’exercice de pouvoirs administratifs et de l’autorité publique, et qu’elles concernaient donc des « acta iure imperii ». La cour d’appel en a conclu que l’immunité de juridiction s’appliquait ratione materiae à l’ensemble de ces actes et omissions. La Cour constate que l’approche de la cour d’appel correspond à la pratique internationale en la matière. En effet, selon la Cour internationale de justice, l’immunité de juridiction ratione materiae s’applique dans le cas d’actes jure imperii (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)) du 3 février 2012, Recueil 2012, § 61). En outre, la cour d’appel a répondu à tous les arguments invoqués devant elle par les requérants pour contester, dans son principe, l’octroi de l’immunité de juridiction au Saint-Siège. La Cour ne relève rien d’arbitraire ni de déraisonnable dans l’interprétation donnée par la cour d’appel aux principes de droit applicables ni dans la manière dont elle les appliqués au cas d’espèce, compte tenu des causes de l’action engagée par les requérants.

64.  Dans la mesure où les requérants allèguent que l’immunité de juridiction des États ne peut être maintenue dans des cas où sont en jeu des traitements inhumains ou dégradants, la Cour rappelle qu’elle a déjà examiné à plusieurs reprises des arguments similaires. Elle a toutefois conclu chaque fois que dans l’état du droit international, il n’était pas permis de dire que les États ne jouissaient plus de l’immunité juridictionnelle dans des affaires se rapportant à des violations graves du droit des droits de l’homme ou du droit international humanitaire, ou à des violations d’une règle de jus cogens. Elle a conclu dans ce sens au sujet des actes allégués de torture (Al-Adsani, précité, §§ 57-66, et Jones et autres, précité, §§ 196-198), de crimes contre l’humanité (Kalogeropoulou et autres, décision précitée), et de génocide (Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, §§ 156-160, 11 juin 2013, cette dernière décision concernant certes l’immunité juridictionnelle d’une organisation internationale, à savoir les Nations Unies). Dans l’affaire Jones et autres, la Cour s’est référée à l’arrêt de la Cour internationale de justice dans l’affaire Allemagne c. Italie, qui avait « clairement » établi qu’au mois de février 2012 « aucune exception tirée du jus cogens à l’immunité de l’État ne s’était encore cristallisée » (Jones et autres, précité, § 198, se référant à Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), précité, §§ 81-97). Alors que dans ce domaine un développement du droit international coutumier ou conventionnel dans le futur n’est pas exclu (voir, mutatis mutandis, Kalogeropoulou et autres, décision précitée, Manoilescu et Dobrescu c. Roumanie et Russie (déc.), no 60861/00, § 81, CEDH 2005‑VI, Grosz c. France (déc.), no 14717/06, 16 juin 2009, et Jones et autres, précité, § 215), les requérants n’ont pas apporté des éléments permettant de conclure que l’état du droit international ait développé depuis 2012 à un point tel que les constats de la Cour dans les affaires précitées ne seraient plus valables.

65.  En tout état de cause, ce que les requérants reprochent au Saint-Siège, ce ne sont pas des actes de torture mais une omission de prendre des mesures pour prévenir ou réparer des actes constituant des traitements qu’ils caractérisent comme des traitements inhumains. La Cour estime qu’il faudrait un pas additionnel pour conclure que l’immunité juridictionnelle des États ne s’applique plus à de telles omissions. Or, elle ne voit pas de développements dans la pratique des États qui permettent, à l’heure actuelle, de considérer que ce pas a été franchi.

66.  La Cour relève ensuite que la question de savoir si l’affaire pouvait tomber sous le coup d’une des exceptions à l’application de l’immunité juridictionnelle des États consacrées par la Convention européenne sur l’immunité des États et la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, précitées, a également été discutée devant la cour d’appel de Gand.

67.  La Cour rappelle qu’elle a tenu compte de l’existence de telles exceptions en examinant si le droit d’accès à un tribunal avait été respecté (voir, par exemple, Cudak, précité, §§ 65 et 69-75, Guadagnino c. Italie et France, no 2555/03, §§ 69-74, 18 janvier 2011, Sabeh El Leil, précité, §§ 53 et 55-68, Oleynikov c. Russie, no 36703/04, §§ 61 et 62-73, 14 mars 2013, Wallishauser c. Autriche (no 2), no 14497/06, §§ 65 et 68-73, 20 juin 2013, Radunović et autres c. Monténégro, nos 45197/13 et 2 autres, §§ 68 et 70-82, 25 octobre 2016, et Naku c. Lituanie et Suède, no 26126/07, §§ 89-96, 8 novembre 2016).

68.  En l’espèce, l’exception au principe de l’immunité juridictionnelle des États évoquée par les requérants devant la cour d’appel était celle s’appliquant aux procédures se rapportant à une « action en réparation pécuniaire en cas de décès ou d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou en cas de dommage ou de perte d’un bien corporel » (article 12 de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens; dans le même sens, l’article 15 de la Convention européenne sur l’immunité des États). Cette exception ne s’applique toutefois que si l’acte ou l’omission prétendument attribuable à l’État étranger « se sont produits, en totalité ou en partie, sur le territoire de [l’État du for] et si l’auteur de l’acte ou de l’omission était présent sur ce territoire au moment de l’acte ou de l’omission » (article 12 précité).

69.  La cour d’appel a rejeté l’applicabilité de cette exception au motif notamment que les fautes reprochées aux évêques belges ne pouvaient être attribuées au Saint-Siège, le Pape n’étant pas le commettant des évêques ; qu’en ce qui concerne les fautes reprochées directement au Saint-Siège, celles-ci n’avaient pas été commises sur le territoire belge mais à Rome ; et que ni le Pape ni le Saint-Siège n’étaient présents sur le territoire belge quand les fautes reprochées aux dirigeants de l’Église en Belgique auraient été commises. Il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle des juridictions nationales, leur appréciation sur ce point n’étant pas arbitraire ou manifestement déraisonnable.

70.  Les requérants soutiennent enfin que l’immunité de juridiction du Saint-Siège a pour effet que les victimes d’abus sexuels dans l’Église catholique sont totalement privées d’accès à la justice. Selon eux, il n’y a pas de possibilité d’obtenir réparation du Saint-Siège devant une instance de la Cité du Vatican.

71.  La Cour rappelle à cet égard que la compatibilité de l’octroi de l’immunité de juridiction à un État avec l’article 6 § 1 de la Convention ne dépend pas de l’existence d’alternatives raisonnables pour la résolution du litige (Ndayegamiye-Mporamazina c. Suisse, no 16874/12, § 64, 5 février 2019, avec référence à Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), précité, § 101). Toutefois, elle a également conscience du fait que les intérêts en jeu pour les requérants sont très sérieux et concernent de façon sous-jacente des agissements graves d’abus sexuel relevant de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, §§ 144-146, CEDH 2014 (extraits)) et que l’existence d’une alternative est pour le moins souhaitable. Or, à cet égard et à titre surabondant, la Cour note que les requérants ne se sont pas trouvés dans une situation d’absence de tout recours.

72.  Les parties ont développé dans leurs observations des thèses opposées sur l’efficacité des autres voies de recours dont les requérants ont disposé pour protéger leurs droits garantis par la Convention, en particulier la plainte avec constitution de partie civile déposée par les requérants à propos de délits sexuels et d’abstention coupable (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour note que cette plainte, déposée en 2010, est toujours au stade de l’instruction. Elle n’a, au stade actuel de la procédure, pas pu conduire à une réparation du dommage prétendument souffert par les requérants à cause d’omissions « structurelles » au sein de l’Église catholique.

73.  La Cour relève en outre que la procédure introduite par les requérants devant le tribunal de première instance de Gand n’était pas seulement dirigée contre le Saint-Siège, mais également contre des responsables de l’Église catholique de Belgique que les requérants avaient identifiés (paragraphe 4 ci‑dessus).

74.  Or, force est de constater que si la demande des requérants sur ce dernier terrain n’a pas prospéré, ce n’est pas en raison de l’octroi de l’immunité de juridiction au Saint-Siège, mais du manquement par les requérants à des règles procédurales fixées par le code judiciaire et à des règles matérielles concernant la responsabilité civile dans la citation des autres défendeurs (paragraphes 12-14 ci-dessus). De plus, à supposer que leur action eût été recevable de ce point de vue, la Cour n’aperçoit pas pour quelle raison les juridictions belges n’auraient pas pu examiner le bien‑fondé de la demande des requérants, dans la mesure où elle était dirigée contre des responsables de l’Église catholique belge. Il apparaît donc à la Cour que l’échec total de l’action des requérants résulte en réalité de choix procéduraux qu’ils n’ont pas fait évoluer en cours d’instance pour préciser et individualiser les faits à l’appui de leurs actions.

75.  Eu égard à l’ensemble des éléments qui précèdent, la Cour estime que le rejet par les tribunaux belges de leur juridiction pour connaître de l’action en responsabilité civile introduite par les requérants contre le Saint-Siège ne s’est pas écarté des principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États et que l’on ne saurait dès lors considérer la restriction au droit d’accès à un tribunal comme disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis.

76.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

VORONKOV c. RUSSIE du 2 Mars 2021 Requête no 10698/18

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Impossibilité pour le requérant de faire valoir ses droits en raison de la prescription extinctive résultant d’une application contradictoire des règles de compétence ratione loci, dont il n’était nullement responsable

30. La Cour rappelle que sa jurisprudence selon laquelle l’article 6 § 1 de la Convention consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect. Chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil ( Howald Moor et autres c. Suisse, nos  52067/10 et 41072/11, § 70, 11 mars 2014, et Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §§ 18 et 36, série A no 18). Ce droit d’accès à un tribunal comprend non seulement le droit d’engager une action, mais aussi le droit à une « solution » juridictionnelle du litige (Kutić c. Croatie, no 48778/99, § 25, CEDH 2002‑II, et Multiplex c. Croatie, no 58112/00, § 45, 10 juillet 2003).

31.  Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, qui ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 129, 21 juin 2016, et Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

32.  Parmi ces restrictions légitimes figurent les délais légaux de prescription qui, la Cour le rappelle, ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 26, 7 juillet 2009, Stubbings et autres, précité, § 51, Howald Moor et autres, précité, § 72, et Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, § 50, 13 février 2020).

33.  La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la Cour s’en remet à l’interprétation de la législation interne livrée par ces juridictions et sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 244, 1er décembre 2020).

34.  La Cour rappelle enfin sa jurisprudence selon laquelle le refus successif de plusieurs juridictions de trancher un litige sur le fond s’analyse en un déni de justice qui porte atteinte à la substance même du droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (Beneficio Cappella Paolini c. Saint-Marin, no 40786/98, § 29, CEDH 2004‑VIII (extraits), Tserkva Sela Sossoulivka c. Ukraine, no 37878/02, §§ 51-53, 28 février 2008, et Bezymyannaya, précité, §§ 30-34).

35. La Cour observe qu’en l’espèce, contrairement aux arrêts précités, le tribunal du district Promyshlenny s’est saisi de la demande sans pour autant la trancher au fond, en la déclarant prescrite. La lecture de la décision fait apparaître que la prescription était le véritable motif du rejet, faisant l’objet d’une motivation circonstanciée, alors que le passage consacré à l’inexistence d’un contrat de travail ne faisait l’objet que d’un raisonnement subsidiaire exposé en quelques lignes qui, pour le surplus, était formulé de manière hypothétique (paragraphe 9 ci-dessus : « ... à supposer même que [la relation de travail] ait eu lieu... ») , non suivies d’une conclusion juridique. Enfin, la décision qui figure au dispositif du jugement est rendue au visa du seul article 392 du code du travail régissant le délai de prescription (paragraphe 16 ci-dessus). Confirmant la décision en appel, la cour régionale a manqué à remédier à la situation. Ainsi, la Cour estime que le seul motif qui sous-tend le jugement est celui de la prescription.

36.  La Cour estime que la déclaration que l’action était prescrite n’a pas tranché le litige au fond car le tribunal n’a pas déclaré la demande du requérant justifiée ou non justifiée. La décision de justice ne présente qu’une sanction au demandeur pour s’être abstenu d’agir dans le délai imparti. Le Gouvernement n’affirme pas l’inverse (paragraphe 21 ci‑dessus). La décision de justice attaquée s’analyse donc en une restriction du droit d’accès à un tribunal du requérant.

37.  Si la Cour a admis que les délais légaux de prescription poursuivaient plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique ou une bonne administration de la justice (paragraphe 32 ci‑dessus), elle n’est pas convaincue que, dans le cas d’espèce, la restriction contestée ait poursuivi l’un de ces buts légitimes. Même en admettant que la restriction eût poursuivi un de ces buts, la Cour est d’avis qu’elle n’était pas proportionnée à ceux-ci. En effet, agissant de bonne foi, l’intéressé a initialement introduit sa demande dans le délai imparti par la loi devant le tribunal de district Promychlenny, une juridiction qui s’est déclarée finalement compétente. En raison des refus successifs des juridictions de se saisir, le requérant a manqué le délai imparti par le code du travail pour l’introduction de sa demande, délai par ailleurs très court (paragraphe 16 ci‑dessus). Si la Cour s’abstient de porter un jugement sur la conformité à la loi nationale de ces refus successifs, elle constate cependant qu’au moins l’une de ces juridictions avait fait erreur dans l’application des règles de compétence territoriale. La combinaison des décisions d’incompétence et la prescription a atteint le droit d’accès à un tribunal dans sa substance même.

38. De l’avis de la Cour, l’impossibilité pour le requérant de faire valoir ses droits en raison de la prescription extinctive résultait d’une application contradictoire des règles de compétence ratione loci, application dont il n’était nullement responsable, qui a résulté en une méconnaissance du droit d’accès à un tribunal de l’intéressé. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Pişkin c. Turquie du 15 décembre 2020 requête n° 33399/18

Article 6-1 : Un licenciement fondé sur le décret-loi d’état d’urgence n° 677, sans un contrôle juridictionnel effectif, viole la Convention

L’affaire concerne le licenciement de M. Pişkin au motif qu’il avait des liens avec une organisation terroriste, à la suite de la déclaration de l’état d’urgence en Turquie après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, ainsi que le contrôle juridictionnel subséquent de cette mesure. M. Pişkin se plaignait que ni la procédure relative à son licenciement ni la procédure juridictionnelle subséquente n’avaient respecté les garanties d’équité du procès. Il se plaignait aussi d’avoir été étiqueté en tant que « terroriste » et « traître ». La Cour relève que le décret-loi n o 667 non seulement autorisait la révocation des fonctionnaires, mais aussi astreignait les institutions publiques telles que l’employeur de M. Pişkin à révoquer les employés de la fonction publique selon une procédure simplifiée. Le processus décisionnel préalable ayant abouti à la résiliation du contrat de travail n’exigeait pas la moindre procédure contradictoire et aucune garantie procédurale spécifique n’était prévue dans le décret-loi. Il suffisait donc que l’employeur considérât que l’employé appartenait, était affilié ou était lié aux structures illégales définies dans ledit décret-loi sans même fournir une motivation sommaire et individualisée. En ce qui concerne le droit à un procès équitable, la Cour estime que la question cruciale était celle de savoir si l’impossibilité pour M. Pişkin de prendre connaissance des motifs ayant conduit son employeur à résilier son contrat de travail était suffisamment contrebalancée par un contrôle juridictionnel effectif de la décision son employeur. La Cour juge à cet égard que les juridictions internes n’ont pas procédé à un examen approfondi et sérieux des moyens de M. Pişkin, qu’elles n’ont pas fondé leur raisonnement sur les éléments de preuve présentés par celui-ci et qu’elles n’ont pas valablement motivé le rejet de ses contestations. Ces défaillances ont donc placé M. Pişkin dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. Alors que d’un point de vue théorique, les juridictions nationales disposaient de la pleine juridiction pour statuer sur le litige opposant M. Pişkin et l’administration, elles ont renoncé à la compétence leur permettant d’examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont elles étaient saisies, comme l’exige pourtant l’article 6 § 1 de la Convention. Enfin, elle considère que le manquement aux exigences d’une procédure équitable ne saurait être justifié par la dérogation de la Turquie (article 15 de la Convention, dérogation en cas d’état d’urgence). En ce qui concerne le respect au droit à la vie privée, la Cour juge que le licenciement de M. Pişkin a eu de graves conséquences négatives sur son « cercle intime », sur la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, ou sur sa réputation. Notamment, selon M. Pişkin, il est sans emploi depuis la résiliation de son contrat et les employeurs n’osent pas lui proposer un emploi en raison du fait que son licenciement était fondé sur le décret-loi n o 667. Par conséquent, la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin a eu des répercussions négatives lourdes sur sa vie privée et a atteint le niveau de gravité nécessaire pour que l’article 8 trouve à s’appliquer. Pour la Cour, même lorsque des considérations liées à la sécurité nationale entrent en ligne de compte, les principes de légalité et d’état de droit applicables dans une société démocratique exigent que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne puisse être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de l’ingérence en question et les preuves pertinentes. Or, en l’occurrence, les juridictions nationales ont failli à déterminer quelles raisons concrètes avaient justifié la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin. Le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure n’a donc pas été adéquat et M. Pişkin n’a pas joui du degré minimal de protection contre l’arbitraire voulu par l’article 8 de la Convention. En outre, la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence.

Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Art 8 • Vie privée • Contrôle juridictionnel inadéquat du licenciement d’un employé d’un institut public, en vertu d’un décret-loi d’état d’urgence, pour ses liens présumés avec une organisation terroriste considérée être l’instigatrice de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 • Révocation autorisée selon une procédure simplifiée non contradictoire et sans garantie procédurale ni motivation sommaire et individualisée • Stigmatisation et conséquences lourdes sur la réputation professionnelle et sociale du requérant • Absence d’examen approfondi et sérieux par les tribunaux internes

Art 15 • Manquement aux exigences d’une procédure équitable non justifiés par la dérogation en cas d’état d’urgence • Procédure simplifiée de licenciement pouvant être justifiée au regard des circonstances très particulières de l’état d’urgence • Décret-loi d’état d’urgence n’excluant pas clairement et explicitement un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution

FAITS

M. Pişkin travaillait depuis décembre 2010 en qualité d’expert à l’agence de développement d’Ankara (Ankara Kalkınma Ajansı), personne de droit public ayant pour mission de coordonner les activités régionales des organismes publics et privés. Son contrat de travail, à durée indéterminée, était régi par le code du travail (loi n° 4857) et son statut juridique était soumis aux règles de droit privé. Le 26 juillet 2020, soit quelques jours après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, le comité directeur de l’agence d’Ankara se réunit afin d’évaluer la situation de ses employés. Le jour même, il décida de résilier les contrats de travail de six personnes, dont M. Pişkin, en application du décret-loi n° 667, estimant que les intéressés appartenaient à des structures menaçant la sécurité nationale ou en raison de leurs rapports d’affiliation, liens ou relations avec de telles structures. Le 14 août 2016, M. Pişkin introduisit un recours devant le tribunal du travail d’Ankara pour demander l’annulation de la décision de résiliation de son contrat de travail. Il invoqua, entre autres, que son licenciement n’était pas fondé sur un motif valable, qu’il était abusif et entaché de nullité. Il réclama en outre des indemnités de licenciement. Le 25 octobre 2016, le tribunal du travail débouta M. Pişkin. Ce dernier fit appel, puis se pourvut en cassation, sans succès. En dernier lieu, il introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle qui déclara ses griefs irrecevables le 10 mai 2018. Le 5 septembre 2018, le parquet général d’Ankara rendit une ordonnance de non-lieu à l’égard de M. Pişkin, estimant qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves justifiant les soupçons requis pour intenter une procédure pénale à son encontre.

Article 6 § 1 (droit à un procès équitable)

L’applicabilité des volets civil et pénal de l’article 6

La Cour estime que le volet civil de l’article 6 de la Convention s’applique à la procédure de licenciement de M. Pişkin, laquelle portait à l’évidence sur un droit de caractère civil. En effet, les litiges en matière d’emploi, surtout ceux ayant pour objet les événements mettant fin à un emploi dans le secteur privé, portent sur des droits civils au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Par ailleurs, à supposer même que M. Pişkin fût à considérer comme ayant été un agent contractuel exerçant des fonctions équivalentes ou similaires à celles des fonctionnaires, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses agents entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies2 : 1) le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question ; 2) cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. En l’espèce, la première de ces conditions ne se trouve pas remplie puisque le droit turc permettait aux employés des agences de développement d’introduire un recours devant les juridictions du travail pour contester la résiliation de leur contrat de travail. Cette possibilité était ouverte à M. Pişkin, qui a effectivement exercé un tel recours. La Cour estime que le volet pénal de l’article 6 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce, la procédure de licenciement n’étant pas une accusation en matière pénale selon les critères « Engel » 3 .

La procédure de résiliation du contrat de travail

La procédure de résiliation du contrat de travail de M. Pişkin était le résultat direct de mesures dérogatoires prises pendant la période d’état d’urgence. Au cours de cette période, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, a adopté 37 décrets-lois (nos 667 à 703). Parmi ces textes, le décret-loi n o 667 non seulement autorisait la révocation des fonctionnaires, mais aussi astreignait les institutions publiques telles que l’employeur de M. Pişkin à révoquer les employés de la fonction publique selon une procédure simplifiée. Le processus décisionnel préalable ayant abouti à la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin n’exigeait pas la moindre procédure contradictoire. De même, aucune garantie procédurale spécifique n’était prévue dans le décret-loi en question. Il suffisait que l’employeur considérât que l’employé appartenait, était affilié ou était lié aux structures illégales définies dans le décret-loi n o 667 sans même fournir une motivation sommaire et individualisée. À ce sujet, la Cour est prête à admettre que le décret-loi n o 667 a été adopté pour permettre, au moyen d’une procédure simplifiée, la révocation immédiate des fonctionnaires ou autres employés de la fonction publique clairement impliqués dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Comme la Commission de Venise4 l’a indiqué à juste titre, « [t]oute action visant à combattre la conspiration serait vouée à l’échec si une partie des conspirateurs parvenait à rester active au sein de la magistrature assise, du ministère public, de la police, de l’armée, etc. » 5 . Une telle procédure pourrait être considérée comme étant justifiée au regard des circonstances très particulières de l’état d’urgence. Toutefois, la Cour attache de l’importance notamment au fait que le décret-loi en question n’apportait aucune limitation au contrôle juridictionnel à exercer par les tribunaux internes après la résiliation du contrat de travail des intéressés, tel le requérant en l’occurrence. En effet, ce dernier a pu attaquer la décision de résiliation litigieuse devant le tribunal du travail, interjeter appel contre la décision de cette juridiction devant le tribunal régional et former un pourvoi en cassation, et il a par ailleurs pu saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Ainsi, la Cour estime que la question cruciale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’impossibilité pour M. Pişkin de prendre connaissance des motifs ayant conduit son employeur à résilier son contrat de travail, à raison de la prétendue existence de liens avec une organisation terroriste, était suffisamment contrebalancée par un contrôle juridictionnel effectif.

Le contrôle juridictionnel

La Cour note que, n’ayant bénéficié d’aucune garantie procédurale lors de la procédure relative à la résiliation du contrat de travail, M. Pişkin ne disposait que de la possibilité de demander aux juridictions nationales la présentation des éléments de fait ou d’autres éléments susceptibles de justifier la considération de son employeur. C’est seulement ainsi qu’il a pu contester la vraisemblance, la véracité et la fiabilité de ces éléments. Dès lors, il incombait aux juridictions de se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige porté devant elles afin d’offrir au justiciable concerné, en l’occurrence M. Pişkin, un contrôle juridictionnel effectif de la décision de l’employeur. Pour la Cour, il s’agit là de la question centrale de l’affaire. Ainsi, les juridictions nationales ont été amenées à se prononcer sur la base légale de la résiliation en cause et sur les éléments susceptibles de justifier la considération de l’employeur selon laquelle M. Pişkin entretenait des liens avec une structure illégale. Or, elles se sont contentées d’examiner la question de savoir si le licenciement avait été décidé par l’organe compétent et si l’acte en cause avait une base légale. Ni le régime juridique de la résiliation pour un « motif valable » ni la question de savoir si l’employeur disposait d’un quelconque élément pouvant justifier un tel motif de licenciement, à savoir la prétendue existence de liens avec une structure illégale, n’ont jamais été réellement débattus par les tribunaux internes. Plus précisément, à aucun stade de la procédure devant les différentes formations de jugement, les juridictions internes ne se sont penchées sur la question de savoir si la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin pour ses liens présumés avec une structure illégale était justifiée par le comportement de l’intéressé ou par d’autres éléments ou informations pertinents. De plus, les décisions de rejet rendues par les juridictions du fond ne font pas ressortir que les moyens de M. Pişkin ont été soigneusement examinés.

La Cour constitutionnelle, quant à elle, pouvait jouer un rôle primordial sur le plan national aux fins de la protection du droit à un procès équitable et remédier aux manquements relevés ci-dessus. Or, en adoptant une décision d’irrecevabilité sommaire, elle n’a procédé à aucune analyse des questions de droit et de fait dont il s’agit. Les décisions judiciaires rendues en l’espèce ne témoignent donc pas de ce que les juridictions internes ont procédé à un examen approfondi et sérieux des moyens de M. Pişkin, qu’elles ont fondé leur raisonnement sur les éléments de preuve présentés par celui-ci et qu’elles ont valablement motivé le rejet des contestations de l’intéressé. Ainsi, les défaillances relevées ci-dessus ont placé M. Pişkin dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. Par conséquent, alors que d’un point de vue théorique, les juridictions nationales disposaient de la pleine juridiction pour statuer sur le litige opposant M. Pişkin et l’administration, elles ont renoncé à la compétence leur permettant d’examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont elles étaient saisies, comme l’exige pourtant l’article 6 § 1 de la Convention.

La dérogation prévue par l’article 15 de la Convention (dérogation en cas d’état d’urgence)

En ce qui concerne la dérogation prévue par l’article 15, la Cour note que le décret-loi n o 667 n’apportait aucune limitation au contrôle juridictionnel à exercer par les tribunaux internes après la résiliation du contrat de travail des intéressés, tel le requérant en l’occurrence. La Cour précise aussi que, même dans le cadre d’un état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Il serait donc incompatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique et avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1, à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge pour un contrôle judiciaire effectif, qu’un État puisse, sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention, soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité des catégories de personnes. Dès lors, vu l’importance de l’enjeu pour les droits des justiciables garantis par la Convention, lorsqu’un décret-loi d’état d’urgence comme celui en cause en l’espèce ne contient pas de formule claire et explicite excluant la possibilité d’un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution, il doit toujours être compris comme autorisant les juridictions de l’État défendeur à effectuer un contrôle suffisant pour permettre d’éviter l’arbitraire. Ainsi, le manquement aux exigences d’une procédure équitable ne saurait être justifié par la dérogation de la Turquie. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

ARTICLE 6-1

A Sur la recevabilité

73.  La Cour considère que, eu égard au rang et à l’autorité de la Cour constitutionnelle dans le système juridique turc, et eu égard à la conclusion à laquelle cette haute juridiction est parvenue concernant ce grief, une action en vue de l’octroi de l’indemnité susmentionnée pour cause de résiliation valable, fondée sur les dispositions du code du travail, n’avait, et n’a, du reste, toujours aucune chance de prospérer (voir, en ce sens, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 27, série A no 332, et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 58, CEDH 2010).

74.  Partant, la Cour conclut que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

  1. Sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

93.  La Cour relève que, d’après le Gouvernement, ni le volet civil ni le volet pénal de l’article 6 § 1 n’étaient applicables en l’espèce. Elle examinera tout d’abord l’applicabilité du volet civil de cette disposition à la procédure en question, puis se penchera sur l’applicabilité de son volet pénal.

i)  Sur l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention

94.  La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi de nombreux autres précédents, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, 29 novembre 2016, et Regner c. République tchèque GC, no 35289/11, § 99, 19 septembre 2017).

95.  En l’occurrence, la Cour relève qu’il existait, à n’en pas douter, une « contestation » sur un droit reconnu en droit interne, que la contestation était réelle et sérieuse et que l’issue de la procédure était directement déterminante pour le droit concerné. Elle observe également que la contestation portait sur un droit civil par nature, s’agissant d’un litige entre un employeur et un employé relatif aux modalités de cessation d’emploi de ce dernier (voir, mutatis mutandis, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 27, CEDH 2000‑VII.

96.  Reste à déterminer si le droit en question était de « caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, compte tenu du fait qu’en l’espèce il s’agissait du licenciement d’un employé travaillant pour une agence de développement.

97.  La Cour note que l’employeur du requérant est une personne de droit public, qui ne fait pas partie de l’administration publique au sens strict du terme. En revanche, il s’agit, comme le Gouvernement l’indique, d’une entité créée par une loi spécifique qui poursuit des activités dans des domaines relatifs à la fonction publique. La Cour observe cependant que le requérant n’était pas un « fonctionnaire » au sens du droit interne applicable et qu’en tant qu’employé son contrat de travail était soumis aux règles du droit du travail.

98.  La Cour souligne qu’une relation de travail de droit commun, basée sur un contrat de travail conclu entre un employeur et un salarié engendre dans le chef de l’un et de l’autre des obligations de droit civil, à savoir celles, respectivement, de payer le salaire convenu, pour le premier, et celle d’accomplir les tâches contractuellement prévues, pour le deuxième. Une relation de travail entre une personne morale de droit public, y compris l’État, et un agent peut être basée, selon les normes nationales en vigueur, sur le droit du travail tel qu’il régit les relations entre personnes privées ou selon un corps de règles spécifiques édictées pour réglementer la fonction publique. Il existe aussi des systèmes mixtes, unissant les règles du droit du travail applicable dans le secteur privé à certaines règles spécifiques applicables à la fonction publique (Regner, précité, § 106).

99.  Par conséquent, la procédure relative au licenciement du requérant portait à l’évidence sur un droit de caractère civil de l’intéressé. En effet, les litiges en matière d’emploi, surtout ceux ayant pour objet les événements mettant fin à un emploi dans le secteur privé, portent sur des droits civils au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Regner, précité, § 121).

100.  Cela étant, à supposer même que le requérant fût à considérer comme ayant été un agent contractuel exerçant des fonctions équivalentes ou similaires à celles des fonctionnaires, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses agents entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question ; en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-IV).

101.  En l’espèce, force est de constater que la première de ces conditions ne se trouve pas remplie. Le droit turc permettait en effet aux employés des agences de développement d’introduire un recours devant les juridictions du travail pour contester la résiliation de leur contrat de travail. Cette possibilité était ouverte au requérant, qui a effectivement exercé un tel recours. Il s’ensuit que l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce sous son volet civil.

ii)  Sur l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention

102.  Étant donné que le requérant soulève plusieurs griefs au regard de l’article 6 §§ 2 et 3 de la Convention, la Cour examinera également si l’article 6 s’applique aussi sous son volet pénal à la procédure en question.

103.   La Cour réaffirme l’autonomie de la notion d’« accusation en matière pénale » telle que la conçoit l’article 6. Selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, couramment dénommés « critères Engel » (Engel et autres, précité, § 82). Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et pas nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale. Le fait qu’une personne n’encourt pas une peine d’emprisonnement n’est pas déterminant en soi aux fins de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention car, comme la Cour l’a souligné à maintes reprises, la faiblesse relative de l’enjeu ne saurait ôter à une infraction son caractère pénal intrinsèque (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 122, 6 novembre 2018, avec les références qui y sont citées).

104.  La Cour estime qu’il ne s’impose pas de procéder à une analyse in abstracto de la procédure de licenciement instaurée en Turquie par le décret-loi no 667. Sa tâche consiste à examiner, à la lumière des critères exposés dans l’arrêt Engel et autres (précité, §§ 82-83), la question de savoir si en l’espèce la procédure de licenciement en question, pour autant qu’elle concerne le cas concret du requérant, pourrait être assimilée à une procédure relative à « une accusation pénale » au sens de l’article 6 de la Convention.

105.  S’agissant du premier des critères Engel – la qualification juridique de l’infraction en droit interne –, la Cour observe d’emblée que le contrat de travail du requérant a été résilié en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667. La procédure de licenciement a été conduite par l’employeur du requérant sous le contrôle juridictionnel des tribunaux du travail, et ni le parquet ni les juridictions pénales n’ont été amenés à se prononcer dans ce cadre (voir, mutatis mutandis, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 124). En effet, le requérant a eu la possibilité de contester cette résiliation devant le tribunal du travail (comparer avec Matyjek, décision précitée, § 50 (affaire où l’organisation et le déroulement de la procédure de lustration s’inspiraient du modèle du procès pénal polonais et les règles du code de procédure pénale s’appliquaient directement à cette procédure)). Il n’est pas ici contesté que la procédure en question relevait du droit du travail, et non du droit pénal (comparer avec Sidabras et Džiautas, décision précitée, et Rainys et Gasparavičius c. Lituanie (déc.), nos 70665/01 et 74345/01, CEDH 2004).

106.  Pour ce qui est du deuxième critère – la nature même de l’infraction –, la Cour observe que le décret-loi ayant autorisé la résiliation du contrat de travail visait non pas un public large, mais une catégorie particulière, à savoir les fonctionnaires, les magistrats et les employés du service public. La procédure en cause est de nature sui generis et a été adoptée à la suite de la proclamation de l’état d’urgence en Turquie. Certes, il existe des similitudes entre les termes employés à l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667 – à savoir l’appartenance ou l’affiliation à une organisation terroriste ou à une autre organisation représentant une menace pour la sécurité nationale – et la définition de certaines infractions pénales prévues dans le code pénal. Cependant, ce seul fait ne saurait suffire à conclure que la procédure de licenciement en question est comparable à une procédure relative à « une accusation pénale ». Tout d’abord, il ne fait pas de doute que cette procédure ne relève pas de la catégorie des procédures d’ordre répressif (comparer avec Matyjek, décision précitée (affaire où il existait un lien étroit entre la procédure de lustration et la sphère pénale)). En effet, au cours de la procédure interne, aucun agissement pénalement répréhensible n’a été reproché au requérant. Il était question à première vue, selon les termes du décret-loi susmentionné, d’une « considération » de l’employeur sur les liens ou le rapport d’affiliation présumés du requérant avec une structure criminelle. Ladite considération a conduit l’employeur à mettre fin au contrat de travail. De toute manière, d’après la jurisprudence de la Cour, le fait qu’un acte pouvant donner lieu à une sanction disciplinaire, en application du droit administratif, réunit également les éléments matériels constitutifs d’une infraction pénale n’est pas un motif suffisant pour considérer que la personne présentée comme en étant responsable devant les juridictions nationales est « accusée d’une infraction » (voir, mutatis mutandis, Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007, concernant une procédure disciplinaire dirigée contre un fonctionnaire ; voir également Vagenas c. Grèce (déc.), no 53372/07, 23 août 2011).

107.  Quant au troisième critère – le degré de sévérité de la sanction encourue –, la Cour constate que la résiliation du contrat de travail du requérant était la répercussion principale et immédiate de la mesure en question. Certes, l’interdiction de réintégrer la fonction publique, une des conséquences de l’application de l’article 4 § 2 du décret-loi no 667, contestée par le Gouvernement, pourrait revêtir un caractère punitif ; cependant, en l’espèce, la sévérité de la mesure en elle‑même ne saurait faire tomber l’infraction dans le domaine pénal. En effet, la résiliation du contrat de travail est une mesure caractéristique d’un conflit ordinaire de travail ne pouvant se confondre avec une peine (voir, mutatis mutandis, Vagenas, décision précitée).

108.  De plus, la Cour rappelle ne pas avoir relevé d’aspects revêtant une coloration pénale dans des registres similaires à celui de la présente affaire. Elle a ainsi conclu que la mise à la retraite anticipée de membres des forces armées ne pouvait être considérée comme une sanction pénale aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention (Tepeli et autres c. Turquie (déc.), no 31876/96, 11 septembre 2001, et Suküt c. Turquie (déc.), no 59773/00, 11 septembre 2007). Elle a aussi expressément dit que les procédures relatives au renvoi d’un huissier motivé par la commission de nombreux délits « n’impliquaient pas une décision sur une accusation en matière pénale » (Bayer c. Allemagne, no 8453/04, § 37, 16 juillet 2009).

109.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les faits de la présente espèce ne font pas apparaître de motifs de conclure que la procédure relative à la résiliation du contrat de travail du requérant concernait une décision sur une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Partant, cette disposition ne trouve pas à s’appliquer sous son volet pénal.

  1. Conclusion

110.  En définitive, la Cour estime que le volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention s’applique au cas d’espèce. Elle estime également que les faits de la cause ne font pas apparaître de motifs de considérer que la procédure en question concernait une décision portant sur une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Dès lors, et rappelant que, si le premier paragraphe de l’article 6 vaut pour les contestations relatives à des droits de caractère civil comme pour les accusations en matière pénale, ses deuxième et troisième paragraphes ne protègent que les « accusés », la Cour conclut que les griefs du requérant tirés de l’article 6 §§ 2 (présomption d’innocence) et 3 a) et b) (information de manière détaillée sur l’accusation portée contre l’intéressé et droit de ce dernier de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense) sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’ils doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4.

111.  Constatant par ailleurs que les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention exposés ci-dessus ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

  1. Sur le fond

120.  La Cour observe d’emblée que le requérant soutient que ni la procédure de licenciement ni la procédure judiciaire subséquente n’ont respecté les garanties prévues à l’article 6 § 1 de la Convention. Par conséquent, il convient d’examiner ces deux procédures séparément pour les besoins de la présente espèce.

a)  La procédure relative à la résiliation du contrat de travail

121. S’agissant de la procédure relative à la résiliation du contrat de travail du requérant, la Cour note tout d’abord que, d’après le Gouvernement, la résiliation litigieuse était une mesure d’état d’urgence, adoptée en application du décret-loi no 667, et que, également d’après le gouvernement défendeur, il ressortait des décisions judiciaires que la mesure en question était fondée sur un « motif valable », au sens de l’article 18 de la loi no 4857.

122.  La Cour relève cependant que le contrat de travail du requérant a été résilié par une décision de son employeur, qui s’est référé à l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667, et non aux dispositions du code du travail régissant la résiliation pour un motif valable. En effet, il ne s’agissait manifestement pas d’une procédure ordinaire de licenciement prévue aux articles 17-21 du code du travail, ni d’une procédure disciplinaire ordinaire, ni même d’une « résiliation pour soupçon », au sens de l’article 25 II du code du travail. La résiliation pour un motif valable, qui est régie aux articles 17-21 du code du travail, est soumise à certaines exigences de forme : émission d’un avis de résiliation revêtant la forme écrite et indiquant le motif du licenciement en des termes clairs et précis ; recueil des observations de l’employé concerné sur le motif indiqué (article 19 §§ 1 et 2). Par ailleurs, en cas de résiliation pour un motif valable, l’employeur est tenu de verser à l’employé une indemnité de départ et d’ancienneté. Or ces exigences procédurales n’ont pas été respectées en l’espèce.

123.  La Cour prend note de la position du Gouvernement, qui semble prétendre que ces manquements étaient justifiés par l’article 15 de la Convention, dans la mesure où le décret-loi d’état d’urgence no 667 constituait une disposition adoptée après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

124.  La Cour relève qu’il ne fait pas de doute que la situation critiquée par le requérant – à savoir la résiliation de son contrat de travail par l’agence d’Ankara – était le résultat direct de mesures dérogatoires prises pendant la période d’état d’urgence. En effet, au cours de cette période, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté trente-sept décrets-lois (nos 667 à 703). Parmi ces textes, le décret-loi no 667 non seulement autorisait la révocation des fonctionnaires, mais aussi astreignait les institutions publiques telles que l’employeur du requérant à révoquer les employés de la fonction publique selon une procédure simplifiée. Le processus décisionnel préalable ayant abouti à la résiliation du contrat de travail du requérant n’exigeait pas la moindre procédure contradictoire. De même, aucune garantie procédurale spécifique n’était prévue dans le décret‑loi en question. Il suffisait que l’employeur considérât que l’employé appartenait, était affilié ou était lié aux structures illégales définies dans le décret-loi no 667 sans même fournir une motivation sommaire et individualisée.

125.  À ce sujet, la Cour est prête à admettre que le décret-loi no 667 a été adopté pour permettre, au moyen d’une procédure simplifiée, la révocation immédiate des fonctionnaires ou autres employés de la fonction publique clairement impliqués dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Comme la Commission de Venise l’a indiqué à juste titre, « [t]oute action visant à combattre la conspiration serait vouée à l’échec si une partie des conspirateurs parvenait à rester active au sein de la magistrature assise, du ministère public, de la police, de l’armée, etc. » (paragraphe 49 ci‑dessus, point 84). Une telle procédure pourrait être considérée comme étant justifiée au regard des circonstances très particulières de l’état d’urgence.

126.  En particulier, la Cour souligne que, même si la procédure de licenciement susmentionnée devait passer pour ne pas remplir, à l’un ou l’autre égard, les critères de l’article 6 § 1, aucune question ne se pose si le justiciable a eu à sa disposition un recours devant un organe judiciaire indépendant, doté de la plénitude de juridiction et fournissant lui-même les garanties requises par l’article 6 § 1 (voir, mutatis mutandis, British‑American Tobacco Company Ltd c. Pays-Bas, 20 novembre 1995, § 78, série A no 331 ; voir aussi, Oerlemans c. Pays-Bas, 27 novembre 1991, §§ 53-58, série A no 219). Ce qui importe est qu’un tel recours existe et présente les garanties suffisantes (voir, mutatis mutandis, Air Canada c. Royaume-Uni, 5 mai 1995, § 62, série A no 316‑A). Parmi les caractéristiques d’un organe judiciaire de pleine juridiction figure le pouvoir de réformer en tous points, en fait comme en droit, la décision entreprise, rendue par l’instance inférieure. Un tel organe doit notamment avoir compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (Chevrol c. France, no 49636/99, § 77, CEDH 2003-III ; voir aussi, mutatis mutandis, A. Menarini Diagnostics S.r.l. c. Italie, no 43509/08, § 59, 27 septembre 2011).

127.  À cet égard, la Cour estime que les arguments soulevés par le Gouvernement, pour autant qu’ils concernent la procédure simplifiée instaurée pendant l’état d’urgence, peuvent passer pour admissibles. Pour arriver à cette conclusion, la Cour attache de l’importance notamment au fait que le décret-loi en question n’apportait aucune limitation au contrôle juridictionnel à exercer par les tribunaux internes après la résiliation du contrat de travail des intéressés, tel le requérant en l’occurrence. En effet, ce dernier a pu attaquer la décision de résiliation litigieuse devant le tribunal du travail, interjeter appel contre la décision de cette juridiction devant le tribunal régional et former un pourvoi en cassation, et il a par ailleurs pu saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. De plus, le requérant n’a soulevé aucun argument susceptible de remettre en cause l’indépendance et l’impartialité des tribunaux en question (voir, mutatis mutandis, A. Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 60).

128.  La Cour observe que le requérant conteste pour l’essentiel le caractère approfondi du contrôle judiciaire en question. L’intéressé argue à cet égard que les juridictions nationales se sont contentées de se référer aux termes du décret-loi no 667 et n’ont fourni aucune motivation ni aucun critère susceptibles de justifier la mesure de licenciement. Il soutient en outre que, alors que son licenciement reposait sur la prétendue existence de liens entre lui et une organisation terroriste, les critères et les preuves ayant servi de fondement à la mesure contestée n’ont jamais été portés à sa connaissance et n’ont pas non plus fait l’objet d’une procédure contradictoire.

129.  Par conséquent, aux yeux de la Cour, la question cruciale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’impossibilité pour le requérant de prendre connaissance des motifs ayant conduit son employeur à résilier son contrat de travail à raison de la prétendue existence de liens avec une organisation terroriste était suffisamment contrebalancée par un contrôle juridictionnel effectif. En effet, il n’est pas contesté entre les parties que l’intéressé a eu accès à un tribunal, qui avait plénitude de juridiction pour se prononcer sur l’affaire et compétence pour annuler la décision litigieuse.

b) Le contrôle juridictionnel

i) Principes pertinents

130.  La Cour se réfère aux principes découlant de sa jurisprudence en matière d’étendue du contrôle juridictionnel, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 176‑186).

131.  Eu égard aux griefs du requérant et aux circonstances de l’espèce, la Cour constate qu’elle n’est amenée à se prononcer ni sur la question de savoir si les juridictions internes ont correctement apprécié les faits et appliqué la loi ni sur le bien-fondé des conclusions auxquelles elles sont parvenues.

La question se posant devant la Cour est celle de savoir si le requérant a bénéficié d’un examen effectif de ses moyens pendant la procédure devant les juridictions internes (Obermeier c. Autriche, 28 juin 1990, § 68, série A no 179) et ainsi d’un « contrôle suffisant » conforme à l’article 6 de la Convention (voir, en comparaison, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, §§ 51 et 54, série A no 43 ; voir aussi, mutatis mutandis, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 67, 25 septembre 2018). Cette disposition exige en principe un recours dans le cadre duquel le tribunal a compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (Terra Woningen B.V. c. Pays-Bas, 17 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI). Cela implique notamment que le juge doit disposer du pouvoir de se pencher point par point sur chacun des moyens au fond du plaignant, sans refuser d’examiner aucun d’entre eux, et donner des raisons claires pour leur rejet. Quant aux faits, le juge doit pouvoir réexaminer ceux qui sont au centre du recours du plaignant (voir, notamment, Bryan c. Royaume‑Uni, 22 novembre 1995, §§ 44-45, série A no 335‑A, et Aleksandar Sabev c. Bulgarie, no 43503/08, § 51, 19 juillet 2018 ; voir aussi, mutatis mutandis, Donadzé c. Géorgie, no 74644/01, § 131, 7 mars 2006).

132.  Afin d’évaluer si, dans un cas donné, les juridictions internes ont effectué un contrôle d’une étendue suffisante, la Cour a jugé qu’elle devait prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question et des éléments tels que : a) l’objet de la décision attaquée, plus particulièrement le point de savoir si celle-ci a trait à une question spécialisée exigeant des connaissances ou une expérience professionnelles ou si, et dans quelle mesure, elle implique l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration ; b) la méthode suivie pour parvenir à cette décision et, en particulier, les garanties procédurales existant dans le cadre de la procédure devant l’autorité administrative ; et c) la teneur du litige, y compris les moyens de recours, tant souhaités que réellement développés (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 179, avec les références qui y sont citées). La question de savoir si un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante a été effectué dépendra donc des circonstances de chaque affaire : la Cour doit dès lors se borner autant que possible à examiner la question soulevée par la requête dont elle est saisie et à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, le contrôle opéré était adéquat (SA Patronale hypothécaire c. Belgique, no 14139/09, § 38, 17 juillet 2018).

133.  À cet égard, il ne faut pas oublier que la Convention a pour but de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs », et que le maintien dans le droit interne du droit d’introduire une action en justice en matière de droit du travail n’assure pas en soi l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, si cette possibilité est dépourvue de tout fondement et donc de toute perspective de succès (K.M.C. c. Hongrie, no 19554/11, § 33, 10 juillet 2012).

134.  L’article 6 de la Convention veut par ailleurs que les juridictions internes indiquent de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à obtenir une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi beaucoup d’autres, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, §§ 29-30, série A no 303‑A). Il convient aussi de rappeler que, selon le principe de l’égalité des armes – l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable – les juridictions sont tenues de ménager un juste équilibre entre les parties et chaque partie doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, entre autres, APEH Üldözötteinek Szövetsége et autres c. Hongrie, n32367/96, § 39, CEDH 2000‑X).

135.  La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, entre autres, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). La Cour n’est pas une instance d’appel des juridictions nationales et il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par ces juridictions, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‐I). En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et ne remet pas en cause, sous l’angle de l’article 6 § 1, l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan (no 2), précité, § 61, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019). La Cour a pour seule fonction, au regard de l’article 6 de la Convention, d’examiner les requêtes alléguant que les juridictions nationales ont méconnu des garanties procédurales spécifiques énoncées par cette disposition ou que la conduite de la procédure dans son ensemble n’a pas garanti un procès équitable au requérant (voir, parmi bien d’autres, Donadzé c. Géorgie, n74644/01, §§ 30-31, 7 mars 2006, et voir aussi Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 197, CEDH 2012).

ii)  Application de ces principes

136.  La Cour estime nécessaire d’examiner de façon combinée les griefs que le requérant tire des différents aspects de l’étendue selon lui insuffisante du contrôle effectué par les juridictions internes, car ces griefs sont intimement liés. Pour déterminer si le contrôle juridictionnel opéré en l’espèce était suffisant au sens de la jurisprudence des organes de la Convention, la Cour doit considérer ce contrôle à la lumière des critères suivants : a) l’objet du litige ; b) les caractéristiques de la procédure judiciaire ; et c) l’examen des griefs du requérant et la motivation retenue par les tribunaux internes.

1)  L’objet du litige

137.  En l’espèce, la Cour constate que le recours formé par le requérant concernait d’importantes questions de droit et de fait.

Premièrement, l’intéressé a contesté la résiliation de son contrat de travail devant le tribunal du travail en alléguant en particulier que cette mesure n’était pas conforme à la législation interne – à savoir le code du travail –, dès lors que, à ses dires, elle n’était fondée sur aucun motif valable. Cette question du régime juridique de la résiliation en cause est sans nul doute une question de droit importante pour la solution du litige.

Deuxièmement, le requérant a soutenu qu’il n’y avait aucun élément expliquant la considération de son employeur selon laquelle il entretenait des liens avec une structure illégale et qu’il n’avait jamais été informé des motifs retenus dans cette considération pour justifier la résiliation de son contrat. Les moyens du requérant portaient donc sur des questions non seulement de droit mais aussi de fait.

138.  La Cour observe également que, devant elle, le Gouvernement n’a pas soutenu que l’employeur du requérant avait exercé un pouvoir discrétionnaire. Elle se doit également de rappeler que, comme indiqué ci‑dessus (paragraphe 124), le processus décisionnel relatif à la résiliation du contrat de travail de l’intéressé était très sommaire et n’était assorti d’aucune garantie procédurale spécifique. Il suffisait que l’employeur considérât que l’employé appartenait, était affilié ou était lié aux structures illégales définies dans le décret-loi d’état d’urgence no 667 sans même fournir une motivation sommaire et individualisée. Par conséquent, la résiliation du contrat de travail du requérant reposait entièrement sur la considération de l’employeur sur les liens présumés de l’intéressé avec une structure illégale.

139.  La Cour note que, n’ayant bénéficié d’aucune garantie procédurale lors de la procédure relative à la résiliation du contrat de travail, le requérant ne disposait que de la possibilité de demander aux juridictions nationales la présentation des éléments de fait ou d’autres éléments susceptibles de justifier la considération de son employeur. C’est seulement ainsi que l’intéressé a pu contester la vraisemblance, la véracité et la fiabilité de ces éléments. Dès lors, il incombait aux juridictions de se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige porté devant elles afin d’offrir au justiciable concerné, en l’occurrence le requérant, un contrôle juridictionnel effectif de la décision de l’employeur. Pour la Cour, il s’agit là de la question centrale de l’affaire.

2)  Les caractéristiques de la procédure judiciaire

140.  La Cour observe que, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 129), il n’est pas contesté entre les parties que le requérant a eu accès à un tribunal qui avait plénitude de juridiction pour se prononcer sur l’affaire et compétence pour annuler les décisions de son employeur. Par ailleurs, au cours de la procédure devant le tribunal appelé à examiner l’affaire du requérant en première instance, cette juridiction a décidé de procéder à la complétion du dossier, a entendu des témoins cités par l’intéressé et a tenu une audience publique. De plus, le requérant n’a pas souffert d’une impossibilité d’accéder à un élément de preuve déterminant qui aurait été mis à la disposition des juridictions internes par l’employeur (comparer avec Regner, précité, § 73). Au vu de ce qui précède, la Cour est disposée à admettre que le processus juridictionnel satisfait suffisamment aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes sans préjudice de son examen ultérieur des allégations du requérant relatives à l’effectivité du contrôle juridictionnel.

γ) L’examen des griefs du requérant et la motivation des décisions judiciaires

141.  La Cour observe que, comme indiqué ci-dessus, les juridictions nationales ont été appelées à statuer sur des questions de droit et de fait. Ces tribunaux ont été amenés à se prononcer sur la base légale de la résiliation en cause et sur les éléments susceptibles de justifier la considération de l’employeur selon laquelle le requérant entretenait des liens avec une structure illégale.

142.  La Cour relève que, dans son jugement du 25 octobre 2016, le tribunal du travail a rejeté le recours du requérant, estimant que la résiliation du contrat de travail devait être considérée comme une résiliation valable prise sur le fondement de l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667. Pour ce faire, ce tribunal s’est contenté de constater que l’organe compétent avait décidé cette mesure en application d’une disposition du décret-loi no 667. Saisi d’un appel formé par le requérant, le tribunal régional a, pour sa part, confirmé le jugement de première instance, en reprenant les termes de l’article 4 du décret-loi d’état d’urgence. Quant à la Cour de cassation, elle a confirmé l’arrêt du tribunal régional par un arrêt sommaire.

143.  La Cour observe que l’affaire du requérant telle que jugée par les juridictions nationales ne concernait pas une résiliation pour un « motif juste », au sens de l’article 25 II du code du travail. Par ailleurs, même si les juridictions nationales ont dit que « la résiliation du contrat de travail était fondée sur un motif valable », elles ont aussi précisé que celle-ci était fondée sur l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667.

144.  À cet égard, la Cour prend note notamment des décisions judiciaires adoptées par les juridictions nationales au sujet du licenciement d’employés après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 (paragraphes 39-45 ci-dessus). Il en ressort que des pratiques judiciaires divergentes ont vu le jour après cet événement. Dans certains cas, les juridictions nationales se sont explicitement référées à l’article 25 II du code du travail – qui régit la résiliation pour un motif juste – ou ont recouru à la notion de « résiliation pour soupçon » afin de justifier les licenciements en question (paragraphes 41-45 ci-dessus). En l’espèce, cependant, il n’est pas allégué par le Gouvernement que le contrat de travail du requérant a été résilié en application de l’article 25 II du code du travail.

145.  La Cour prend également note de la position du Gouvernement, qui soutient que la mesure litigieuse était fondée sur un « motif valable », conformément à l’article 18 du code du travail. Or, d’après cette disposition, « un motif valable » doit résulter « de la compétence ou du comportement de l’employé (...) ou des exigences de l’entreprise ou du travail » (paragraphe 37 ci-dessus). Il convient de relever qu’aucun de ces motifs n’a été invoqué par les juridictions nationales, lesquelles ne se sont d’ailleurs pas référées à cette disposition, même implicitement lors de la procédure interne. Celles‑ci se sont bornées à préciser qu’il s’agissait d’une résiliation fondée sur les dispositions du décret-loi d’état d’urgence sans expliquer en quoi consistait le motif valable en question.

146.  En effet, la Cour observe qu’il ressort des décisions judiciaires rendues en l’espèce que les juridictions nationales se sont contentées d’examiner la question de savoir si le licenciement avait été décidé par l’organe compétent et si l’acte en cause avait une base légale. Ni le régime juridique de la résiliation pour un « motif valable » ni la question de savoir si l’employeur disposait d’un quelconque élément pouvant justifier un tel motif de licenciement, à savoir la prétendue existence de liens avec une structure illégale, n’ont jamais été réellement débattus par les tribunaux internes.

147.  Plus précisément, la Cour constate que, à aucun stade de la procédure devant les différentes formations de jugement, les juridictions nationales ne sont penchées sur la question de savoir si la résiliation du contrat de travail du requérant pour ses liens présumés avec une structure illégale était justifiée par le comportement de l’intéressé ou par d’autres éléments ou informations pertinents. De plus, les décisions de rejet rendues par les juridictions du fond ne font pas ressortir que les moyens du requérant ont été soigneusement examinés. En effet, en se fondant exclusivement sur la considération de l’employeur et en s’abstenant de rechercher ou de vérifier les bases factuelles de celle-ci et d’apprécier elles-mêmes un fait qui aurait pu être crucial pour la détermination de l’affaire, lesdites juridictions se sont simplement bornées à examiner la question de savoir si l’organe ayant décidé de résilier le contrat de travail était compétent en la matière et si la résiliation litigieuse avait une base légale. En conclusion, il ne ressort pas des décisions en cause que les moyens soulevés par le requérant ont été vraiment entendus, c’est-à-dire dûment examinés par les juridictions saisies.

148.  Pour ce qui est de la Cour constitutionnelle, la Cour observe que le requérant a formé un recours individuel devant cette haute juridiction, en se prévalant de la protection de ses droits constitutionnels, en particulier de son droit à un procès équitable (paragraphe 29 ci-dessus). Il ne fait pas de doute que, dans le cadre de la procédure en question, la Cour constitutionnelle pouvait jouer un rôle primordial sur le plan national aux fins de la protection du droit à un procès équitable et remédier aux manquements relevés ci‑dessus, comme en témoignent les deux récents arrêts relatifs à des affaires similaires à la présente affaire (paragraphe 40 ci-dessus). Cependant, en adoptant une décision d’irrecevabilité sommaire, celle-ci n’a procédé à aucune analyse des questions de droit et de fait dont il s’agit.

149.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que les conclusions contenues dans les décisions judiciaires rendues en l’espèce ne témoignent pas de ce que les juridictions internes ont procédé à un examen approfondi et sérieux des moyens du requérant, qu’elles ont fondé leur raisonnement sur les éléments de preuve présentés par celui-ci et qu’elles ont valablement motivé le rejet des contestations de l’intéressé. Or, même si les tribunaux ne sauraient être tenus d’exposer les motifs retenus par eux pour rejeter chaque argument d’une partie (Ruiz Torija, précité, § 29), ils ne sont pas pour autant dispensés d’examiner dûment les principaux moyens que soulève celle-ci et d’y répondre (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 84, 11 juillet 2017). Les défaillances susrelevées en l’espèce ont placé l’intéressé dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. Non étayées par de quelconques documents, les observations du Gouvernement ne contiennent aucun élément de nature à permettre à la Cour d’arriver à un constat différent. En effet, elles reprennent mot pour mot les termes des décisions de justice litigieuses et ne convainquent donc pas la Cour.

δ) Conclusion

150.  À la lumière de ce qui précède, la Cour constate que, alors que, d’un point de vue théorique, les juridictions nationales disposaient de la pleine juridiction pour statuer sur le litige opposant le requérant et l’administration, elles ont renoncé à la compétence leur permettant d’examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont elles étaient saisies, comme l’exige pourtant l’article 6 § 1 (voir, mutatis mutandis, Terra Woningen B.V., précité, § 54, I.D. c. Bulgarie, no 43578/98, § 50, 28 avril 2005, et Fazliyski c. Bulgarie, no 40908/05, § 59, 16 avril 2013).

151.   La Cour conclut dès lors que le requérant n’a pas effectivement été entendu par les juridictions internes, lesquelles ne lui ont pas assuré son droit à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Pour parvenir à cette conclusion dans la présente affaire, elle tient compte notamment du fait que les juridictions nationales n’ont pas procédé à un examen approfondi et sérieux des moyens du requérant et n’ont pas motivé le rejet des contestations de l’intéressé.

152.  Pour ce qui est de l’article 15 de la Convention, la Cour se réfère à ses conclusions ci-dessus (paragraphe 125) sur la procédure relative à la résiliation du contrat de travail du requérant. À cet égard, même si des procédures telles que celles ayant été mises en œuvre par le décret-loi no 667 pouvaient être admises comme étant justifiée au regard des circonstances très particulières de l’état d’urgence, il convient de souligner que le décret-loi en question n’apportait aucune limitation au contrôle juridictionnel à exercer par les tribunaux internes après la résiliation du contrat de travail des intéressés, tel le requérant en l’occurrence.

153.  Par ailleurs, aux yeux de la Cour, même dans le cadre d’un état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Il serait incompatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique et avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1, à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge pour un contrôle judiciaire effectif, qu’un État puisse, sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention, soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité des catégories de personnes (voir, mutatis mutandis, Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B). Dès lors, vu l’importance de l’enjeu pour les droits des justiciables garantis par la Convention, lorsqu’un décret-loi d’état d’urgence comme celui en cause en l’espèce ne contient pas de formule claire et explicite excluant la possibilité d’un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution, il doit toujours être compris comme autorisant les juridictions de l’État défendeur à effectuer un contrôle suffisant pour permettre d’éviter l’arbitraire (voir, mutatis mutandis, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 146, 21 juin 2016). Dans ces circonstances, le manquement aux exigences d’une procédure équitable ne saurait être justifié par la dérogation de la Turquie.

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Efstratiou et autres c. Grèce du requête n o 53221/14

non violation article 6-1 : Les juridictions civiles n’ont pas violé le droit d’accès à un tribunal en écartant un document non soumis selon les exigences des règles procédurales

Dans cette affaire, les requérants estimaient que la cour d’appel et la Cour de cassation avaient fait preuve d’un formalisme excessif en refusant de prendre en considération des éléments de preuve qui, selon eux, étaient déterminants pour l’issue du litige. Ces juridictions considérèrent que lesdits documents n’avaient pas été présentés devant la cour d’appel conformément aux exigences de l’article 240 du code de procédure civile grec. La Cour juge en particulier que la déposition d’un témoin des requérants, lors de l’audience devant la cour d’appel, reflétait en des termes assez explicites le contenu du document (une déclaration sous serment) que la cour d’appel n’avait pas pris en considération au motif qu’il n’avait pas été soumis conformément à l’article 240 du code de procédure civile. La Cour estime que la prise en considération de la déposition du témoin affaiblit sérieusement la thèse des requérants selon laquelle la déclaration sous serment était cruciale pour l’issue du litige puisque leur argument essentiel devant la cour d’appel ressortait clairement de la déposition. Par conséquent, les requérants n’ont pas subi une entrave disproportionnée à leur droit à un tribunal.

FAITS

L’affaire concerne une procédure civile au terme de laquelle les requérants durent verser une somme totale de 334 330,95 euros à la partie adverse, la cour d’appel estimant qu’ils auraient indûment perçu cette somme en guise de donation au détriment de l’un des héritiers du donateur. La procédure interne débuta en 2010 devant le tribunal de première instance d’Athènes qui donna gain de cause aux requérants et débouta la partie adverse de ses prétentions. Cette dernière, qui fit appel, obtint gain de cause devant la cour d’appel d’Athènes en 2012. La procédure se termina en 2014 par un arrêt de la Cour de cassation qui rejeta le pourvoi des requérants. Devant cette dernière, les requérants alléguèrent en particulier que la cour d’appel n’avait pas pris en considération, dans son appréciation, un élément de preuve (en particulier, une déclaration sous serment d’un témoin et des relevés de compte) présenté devant le tribunal de première instance au motif que celui-ci ne lui avait pas été soumis conformément aux exigences de l’article 240 du code de procédure civile grec. Selon les requérants, il s’agissait d’une preuve déterminante pour l’issue du litige.

Article 6 § 1 (droit à un procès équitable / droit d’accès à un tribunal)

La Cour relève que l’article 240 du code de procédure civile (qui prévoit les modalités selon lesquelles une partie peut se référer à ses observation antérieures lors d’une procédure devant une juridiction supérieure) poursuit un but légitime : assurer le bon fonctionnement des tribunaux ; garantir aux parties à la procédure que les éléments de preuve qu’ils invoquent en appel seront pris en compte ; et épargner à la cour d’appel une charge de travail inutile afin d’accélérer le déroulement de la procédure. Ce but est donc en phase avec le but indiqué dans le rapport explicatif du décret introduisant l’article 240, à savoir éviter une pression excessive sur les juges qui seraient obligés de localiser les allégations des parties contenues dans leurs observations déposées dans la procédure s’étant déroulée dans les instances antérieures. La Cour note ensuite que, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, pour que l’intégration des mémoires présentés en première instance dans ceux d’appel soit recevable, il ne suffit pas d’annexer les premiers aux deuxièmes. Il faudrait que les deux séries des mémoires se présentent sous forme d’un texte unique ayant comme demande l’accueil ou le rejet de l’appel. Pour que l’invocation des documents devant la cour d’appel soit légale, elle doit se faire de manière spécifique, claire et précise dans le texte unique précité du mémoire d’appel et non de manière indirecte par simple renvoi aux mémoires de première instance. Or, en l’espèce, les mémoires de première instance des requérants n’étaient pas incorporés dans le texte des observations en appel de la manière exigée par la jurisprudence de la Cour de cassation, soit comme un texte unique intitulé « observations devant la cour d’appel » et déposé comme tel. De plus, l’invocation de la déclaration sous serment et des relevés de compte n’était ni spécifique, ni claire, ni précise, condition posée aussi par cette même jurisprudence. Or, en considérant que l’invocation des documents mentionnés dans le mémoire de première instance des requérants n’était pas légale car il n’y avait pas de renvoi à un passage spécifique de ce mémoire, la Cour de cassation n’a pas fait preuve d’un formalisme excessif. Elle n’a fait qu’appliquer des règles de procédure claires, accessibles et facilement compréhensibles pour les requérants qui étaient, du reste, assistés par un avocat rompu aux procédures judiciaires. La Cour estime utile de rappeler à ce stade que le droit à un procès équitable ne peut passer pour effectif que si les demandes et les observations des parties sont vraiment « entendues », c’est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi. Autrement dit, l’article 6 implique à la charge du « tribunal » l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence. À cet égard, la Cour relève que la déposition à l’audience d’un témoin (Ef.Ma) des requérants reflétait en des termes assez explicites le contenu de la déclaration sous serment. Par conséquent, la prise en considération par la cour d’appel de la déposition de ce témoin affaiblit sérieusement la thèse des requérants selon laquelle la déclaration sous serment faite par un autre témoin était cruciale pour l’issue du litige. En effet, l’argument essentiel des requérants devant la cour d’appel ressortait clairement de la déposition du témoin (Ef.Ma). Par conséquent, la Cour estime que les requérants n’ont pas subi une entrave disproportionnée à leur droit à un tribunal et dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

CEDH

a) Principes généraux

40.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, CEDH 2011). Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché par la juridiction compétente.

41.  La Cour rappelle en outre que la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la Cour suprême, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Khalfaoui c. France, no 34791/97, CEDH 1999-IX).

42.  La Cour rappelle enfin que la réglementation relative aux formalités pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que les règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 33, CEDH 2000-I).

43.  Cela étant, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l’application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l’interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, de fait, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 69, CEDH 2002-IX, Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002‑IX, et Nikolaos Kopsidis c. Grèce, no 2920/08, § 22, 19 mars 2010).

b) Application des principes en l’espèce

44.  En premier lieu, la Cour s’accorde avec le Gouvernement pour reconnaître que l’article 240 du code de procédure civile poursuit un but légitime : assurer le bon fonctionnement des tribunaux et garantir aux parties à la procédure que les éléments de preuve qu’ils invoquent en appel seront pris en compte et épargner à la cour d’appel une charge de travail inutile afin d’accélérer le déroulement de la procédure. Ce but est donc en phase avec le but indiqué dans le rapport explicatif du décret introduisant l’article 240, à savoir éviter une pression excessive sur les juges qui seraient obligés de localiser les allégations des parties contenues dans leurs observations déposées dans la procédure s’étant déroulée dans les instances antérieures (paragraphe 24 ci-dessus).

45.  En deuxième lieu, il incombe à la Cour de vérifier si un rapport raisonnable de proportionnalité a été respecté en l’espèce, compte tenu du fait que la cour d’appel et la Cour de cassation ont décidé, sur le fondement de l’article 240, de ne pas tenir compte de certaines preuves que les requérants avaient soumis à la cour d’appel.

46.  À cet égard, la Cour devra examiner tout d’abord si l’avocat des requérants a invoqué de manière claire et spécifique la déclaration sous serment établie devant la notaire D.F. que les requérants considéraient comme étant l’élément de preuve déterminant pour l’issue du litige.

47.  La Cour note que selon la jurisprudence de la Cour de cassation pour que l’intégration des mémoires présentés en première instance dans ceux d’appel soit recevable, il ne suffit pas d’annexer les premiers aux deuxièmes. Il faudrait que les deux séries des mémoires se présentent sous forme d’un texte unique ayant comme demande l’accueil ou le rejet de l’appel. Pour que l’invocation des documents devant la cour d’appel soit légale, elle doit se faire de manière spécifique, claire et précise dans le texte unique précité du mémoire d’appel et non de manière indirecte par simple renvoi aux mémoires de première instance (paragraphe 25 ci-dessus).

48.  Or, en l’espèce, il ressort des mémoires d’appel des requérants, du 12 avril 2011, que leurs mémoires de première instance n’étaient pas incorporés dans le texte des observations en appel de la manière exigée par la jurisprudence de la Cour de cassation, soit comme un texte unique intitulé « observations devant la cour d’appel » et déposé comme tel. De plus, l’invocation de la déclaration sous serment et des relevés de compte n’était ni spécifique, ni claire, ni précise, condition posée aussi par cette même jurisprudence. La Cour relève à cet égard que dans le texte même des mémoires d’appel aucune référence expresse et spécifique n’est faite à la déclaration sous serment et aux relevés de compte litigieux. En revanche au point 6 du mémoire, à la fin du texte de celui-ci, se trouve annexée une copie certifiée conforme du mémoire soumis en première instance par les requérants, en date du 29 janvier 2009, faisant référence de manière abstraite à l’ensemble des annexes sous les numéros 1 à 15 ainsi que de leurs observations complémentaires – réplique, du 2 février 2009. À aucun moment, la déclaration sous serment ou les relevés de compte ne sont mentionnés de manière spécifique ou individualisée comme l’exige la jurisprudence de la Cour de cassation.

49.  Or, en considérant que l’invocation des documents mentionnés dans le mémoire de première instance des requérants n’était pas légale car il n’y avait pas de renvoi à un passage spécifique de ce mémoire, la Cour de cassation n’a pas fait preuve d’un formalisme excessif. Elle n’a fait qu’appliquer des règles de procédure claires, accessibles et facilement compréhensibles pour les requérants qui étaient, du reste, assistés par un avocat rompu aux procédures judiciaires (voir aussi dans ce sens, Trevisanato c. Italie, no 32610/07, § 45, 15 septembre 2016).

50.  La Cour estime utile de rappeler à ce stade que le droit à un procès équitable ne peut passer pour effectif que si les demandes et les observations des parties sont vraiment « entendues », c’est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi. Autrement dit, l’article 6 implique à la charge du « tribunal » l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence (Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 59, série A no 288, Tourisme d’affaires c. France, no 17814/10, § 25, 16 février 2012, et Hôpital local Saint-Pierre d’Oléron et autres c. France, no 18096/12 et 23 autres requêtes, § 83, 8 novembre 2018).

51.  La Cour relève alors que la déposition à l’audience de la témoin Ef.Ma. pour les requérants reflétait le contenu de la déclaration sous serment : cette déclaration, indiquait sur le point litigieux que lorsque Sotirios M. était décédé, Kalliopi M. avait donné à chacun de ses enfants 500 000 dollars américains, avait gardé pour elle le restant sur le compte, soit 600 000 livres sterling, avait décidé de créer une société pour que ses enfants puissent retirer de l’argent lorsqu’elle serait malade et avait gardé ce qu’elle voulait pour subvenir à ses propres besoins. Or, la déposition de Ef.Ma. résumait en des termes assez explicites le contenu de la déclaration sous serment.

52.  Par conséquent, le contenu de la déposition susmentionnée qui était prise en considération par la cour d’appel affaiblit sérieusement la thèse des requérants selon laquelle la déclaration sous serment faite par un autre témoin pour les requérants, était cruciale pour l’issue du litige. À cet égard, la Cour note que l’argument essentiel des requérants devant la cour d’appel et qui consistait à exposer que Kalliopi M. était seule habilitée à gérer le compte et à disposer comme bon lui semblait et que ses enfants ne pouvaient le faire qu’en cas d’empêchement de celle-ci ressortait clairement de la déposition de Ef.Ma.

53.  Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants n’ont pas subi une entrave disproportionnée à leur droit à un tribunal. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du défaut de qualité de victime mais estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Article 1 du Protocole 1

54.  Les requérants se plaignent qu’en rejetant leur recours, les juridictions civiles ont porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

55.  En premier lieu, le Gouvernement soutient que ce grief est irrecevable car incompatible ratione materiae avec les dispositions de l’article 1 : la propriété des sommes déposées sur le compte et la validité des donations de ces sommes n’étaient pas établies et faisaient l’objet de la procédure nationale. Par conséquent, les requérants n’avaient qu’une « demande reconventionnelle » (counterclaim) qui ne saurait être considérée ni comme un bien, ni come une espérance légitime, ni comme une valeur patrimoniale, au sens de la jurisprudence de la Cour, car elle reposait sur l’interprétation qu’eux-mêmes faisaient du but de la société et des faits de la cause. Le Gouvernement se prévaut, à l’appui de sa thèse, de l’arrêt Kopecký c. Slovaquie ([GC] no 44912/98, CEDH 2004-IX).

56.  En deuxième lieu, le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes car ils n’ont jamais prétendu devant les juridictions internes qu’ils avaient, sur le fondement de l’article 1 du Protocole no 1, une espérance légitime de préserver leur enrichissement résultant du compte bancaire litigieux.

57.  La Cour n’estime pas devoir se prononcer sur ces exceptions car elle conclut de toute façon à l’irrecevabilité de ce grief pour le motif suivant.

58.  La Cour note qu’en sus des deux exceptions précitées, le Gouvernement renvoie à ses observations sous l’angle de l’article 6 § 1 et, que de leur côté, les requérants se réfèrent à leurs observations sur la violation alléguée de l’article 6 § 1. Ils soulignent que la déclaration sous serment devant notaire était déterminante pour l’issue du litige et que le contenu de celle-ci n’était pas identique, ni textuellement ni en substance, à celui de la déposition à l’audience de la témoin Ef.Ma.

59.  La Cour rappelle que même dans le cadre de relations horizontales, lorsque l’ingérence dans le droit au respect des biens du requérant est le fait d’une autre personne physique il peut y avoir des considérations d’intérêt public susceptibles d’imposer certaines obligations à l’État (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002-VII, et Zolotas c. Grèce (no 2), no 66610/09, § 39, 29 janvier 2013). Toute atteinte au droit au respect des biens commise par un particulier fait naître pour l’État l’obligation positive de garantir dans son ordre juridique interne que le droit de propriété sera suffisamment protégé par la loi et que des recours adéquats permettront à la victime de pareille atteinte de faire valoir ses droits, notamment, le cas échéant, en demandant réparation du préjudice subi (Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 113, CEDH 2012). Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition (Panteliou-Darne et Blantzouka c. Grèce, nos 25143/08 et 25156/08, § 36, 2 mai 2013).

60.  Or, en l’espèce, s’il est vrai que les sommes que les requérants ont dû verser aux parties adverses sont sorties de leur patrimoine, cela a été le résultat d’un litige entre particuliers n’engageant la responsabilité de l’État que de manière indirecte, soit par l’obligation positive de mettre en place des procédures de nature à protéger les droits de chacun au respect de ses biens. La Cour rappelle, à cet égard, son constat selon lequel il n’y a pas eu, en l’occurrence, violation du droit à un procès équitable (paragraphe 53 ci‑dessus). Par conséquent, cette obligation positive n’a pas été enfreinte.

61.  Partant, la Cour estime que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Nikolyan c. Arménie du 3 octobre 2019 requête n° 74438/14

Article 6 et article 8 : Le système arménien de privation de capacité juridique ne prend pas en compte les besoins individuels

Dans cette affaire, le requérant avait été frappé d’incapacité juridique en 2013 à la suite d’une procédure introduite par son épouse et son fils. La Cour a constaté que le requérant ne pouvait ni mener à bien ses actions en divorce et en expulsion contre son épouse ni demander devant le juge à être rétabli dans sa capacité juridique parce que le droit arménien interdisait de manière absolue aux personnes frappées d’incapacité de saisir les tribunaux. Cette situation avait été aggravée par le fait que les autorités avaient désigné comme tuteur du requérant son fils, malgré la relation conflictuelle entre eux. De plus, le jugement qui avait privé le requérant de sa capacité juridique reposait sur un seul rapport d’expertise psychiatrique qui était obsolète et n’analysait pas en détail la gravité de ses troubles mentaux, et qui ne tenait aucun compte de son absence d’antécédents de troubles mentaux.

LES FAITS

En 2012, M. Nikolyan engagea une procédure de divorce et d’expulsion contre son épouse, soutenant que la relation conflictuelle entre eux rendait la cohabitation intenable. Cependant, les juridictions internes n’examinèrent jamais cette action parce qu’il avait été déclaré juridiquement incapable en 2013, à la suite d’une procédure entamée par son épouse et son fils, lequel vivait avec sa famille dans le même appartement que ses parents. En novembre 2013, un tribunal de district frappa en effet M. Nikolyan d’incapacité, constatant qu’il avait des troubles mentaux et n’était pas à même de comprendre ou de contrôler ses propres actes. Ses conclusions reposaient sur une expertise psychiatrique qui avait été ordonnée par la justice et datait de septembre 2012, et sur des déclarations de son épouse, de voisins et d’un policier relatives au comportement excessivement soupçonneux, querelleur et parfois agressif de l’intéressé ainsi qu’aux accusations absurdes qu’il avait portées contre son épouse. Le fils de M. Nikolyan, qui dans le cadre de cette procédure avait été nommé tuteur de son père, demanda la clôture de la procédure de divorce et d’expulsion. Le tribunal de district accueillit la demande en octobre 2014, le droit interne autorisant un tuteur à retirer la demande formée par une personne privée de la capacité juridique. M. Nikolyan, qui était également en conflit avec son fils, avait prié l’organe local chargé des tutelles de tenir compte de son avis dans la désignation d’un tuteur, mais en vain. Devant les tribunaux, il contesta alors sa mise sous tutelle ; la Cour de cassation renvoya l’affaire, prenant note des observations du requérant sur les conflits d’intérêts et les différends réguliers qui l’opposaient à son fils. En 2017, cette procédure était toujours pendante et sa conclusion n’est pas connue. Le requérant entreprit également, sans succès, un certain nombre de démarches afin d’obtenir le rétablissement de sa capacité juridique. Il écrivit ainsi au ministre de la Santé et à un hôpital psychiatrique, et demanda aux tribunaux de réexaminer son état de santé. En tant que personne privée de la capacité juridique, il n’était pas habilité selon le droit alors en vigueur à ester en justice.

Article 6 (droit à un procès équitable/accès à un tribunal)

La Cour constate que le droit arménien interdisait de manière absolue aux personnes frappées d’incapacité, comme M. Nikolyan, de saisir la justice. Une telle interdiction absolue, qui n’était assortie d’aucune exception, ne va pas dans le sens de la tendance générale au niveau européen. Une tutelle non conflictuelle était donc le seul moyen réel et efficace pour M. Nikolyan de protéger ses intérêts juridiques devant les tribunaux. Or, l’organe chargé des tutelles avait désigné le fils de M. Nikolyan comme tuteur de son père, malgré leur relation conflictuelle. La Cour doute que le fils ait pu représenter son père de manière réellement neutre dans les actions en divorce et en expulsion. De plus, le tribunal de district n’a pas du tout recherché si la demande du fils tendant au retrait des actions était dans l’intérêt supérieur de son père. Il n’a d’ailleurs donné aucune explication à sa décision acceptant cette demande.

Le manquement par les autorités à assurer une tutelle non conflictuelle a davantage aggravé la situation de M. Nikolyan, en ce que l’interdiction généralisée empêchait ce dernier de demander en justice à être rétabli dans sa capacité juridique. La Cour en conclut que l’impossibilité pour M. Nikolyan d’accéder à un tribunal dans ses actions en divorce et en expulsion et pour être rétabli dans sa capacité juridique était contraire à l’article 6 § 1.

Article 8 (droit au respect de la vie privée)

La Cour rappelle que les décisions par lesquelles les autorités nationales privent quelqu’un de sa capacité juridique appellent un contrôle étroit en raison de leurs graves conséquences sur la vie privée des intéressés. Dans des affaires antérieures, elle avait jugé que priver quelqu’un de toute capacité juridique devait être justifié par un trouble mental revêtant « un caractère ou une ampleur » légitimant une telle mesure. Or, le droit arménien ne prévoyait aucun régime individualisé de ce type. Il n’opérait de distinction qu’entre la capacité juridique totale et l’incapacité juridique totale. En particulier, le jugement qui avait privé M. Nikolyan de sa capacité juridique reposait sur un seul rapport d’expertise psychiatrique qui remontait à 14 mois et n’analysait pas en détail son degré d’incapacité. Le rapport n’expliquait pas quels actes exactement M. Nikolyan n’arrivait pas à comprendre ou à contrôler, ni ne constatait un quelconque comportement autodestructeur ou gravement irresponsable auquel l’intéressé n’aurait pas pu lui-même remédier. D’ailleurs, M. Nikolyan n’avait aucun antécédent de troubles mentaux et c’est la première fois qu’il avait été examiné par un psychiatre. La Cour en conclut que priver M. Nikolyan de sa capacité juridique était une mesure disproportionnée quel que soit le but légitime recherché. Son droit au respect de sa vie privée a donc été restreint d’une manière plus que strictement nécessaire, en violation de l’article 8.

PAROL c. POLOGNE du 11 octobre 2018, requête n° 65379/13

Violation de l'article 6-1 : l'application rigoriste d'une règle de procédure, a privé le requérant d'un appel pour irrecevabilité.

1. Les arguments des parties

30. Le requérant soutient que, en l’espèce, son droit a été violé dès lors que, d’après lui, son appel a été déclaré irrecevable pour des raisons purement formelles. Dans ce contexte, il indique qu’il était détenu à l’époque en question, que le tribunal régional a refusé de lui attribuer un avocat d’office, qu’il n’a pas été informé de l’obligation lui incombant de déposer son appel accompagné d’une copie, qu’il a demandé à la juridiction interne de lui faire parvenir une copie de l’appel en cause afin de satisfaire à la demande de rectifier ses vices de forme et que, ladite demande étant restée sans suite, il a fait parvenir au tribunal régional une pièce manuscrite reproduisant le contenu de l’appel accompagnée d’un mémoire rectificatif des vices de forme et d’une copie de celle-ci.

31. Le Gouvernement soutient que l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été violé en l’espèce. Il indique que l’obligation mentionnée à l’article 368 § 1 du CPC combiné à l’article 128 § 1 du même code de présenter chaque recours en deux exemplaires n’est pas contraire au droit d’accès à un tribunal en ce qu’elle poursuit le but légitime d’une bonne administration de la justice en matière civile et qu’elle tend à permettre à l’intimé de prendre connaissance du contenu de l’appel.

32. Le Gouvernement indique que la présente cause est similaire à l’affaire Siwiec c. Pologne (no 28095/08), dans laquelle la Cour a déclaré que l’interprétation stricte par les tribunaux internes de la disposition de l’article 128 § 1 du CPC ne se heurtait pas en soi à l’article 6 § 1 de la Convention. Se référant à la jurisprudence bien établie des juridictions internes, le Gouvernement soutient que le contenu d’une copie accompagnant une pièce de procédure doit être strictement identique à l’original de celle-ci et qu’il n’appartient en aucun cas à un tribunal de se substituer à une partie intéressée pour produire celle-ci à sa place aux fins de sa notification à son adversaire. Il indique enfin que la rectification incorrecte d’un vice de forme équivaut à un défaut de rectification.

33. Le Gouvernement déclare que, en l’espèce, la mesure litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi dès lors que le requérant avait été dûment informé de l’obligation lui incombant de rectifier les vices de forme de son appel et de présenter une copie de celui-ci, et qu’il s’était vu impartir un délai approprié à cette fin. Selon le Gouvernement, les allégations du requérant selon lesquelles il ne savait pas que l’appel devait être présenté en deux exemplaires ne sont pas crédibles, dès lors que l’intéressé lui-même avait présenté sa demande en indemnisation au tribunal de première instance accompagnée de cinq copies, ce qui impliquerait qu’il était conscient de devoir présenter son appel accompagné d’une copie aux fins de sa notification au représentant des intimés.

2. L’appréciation de la Cour

a) Principes généraux

34. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Ceci est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que celles fixant les délais régissant le dépôt des documents ou l’introduction de recours (voir, parmi beaucoup d’autres, Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, § 43, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 60, CEDH 2002‑IX).

35. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil 1998–I, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, 17 janvier 2012).

36. Par ailleurs, la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. La remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par l’article 6, eu égard à la place éminente que le droit à un procès équitable, avec toutes les garanties prévues par cette disposition, occupe dans une société démocratique (Stanev, précité, § 231).

37. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6. La compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause (Khalfaoui c. France, no 34791/97, CEDH 1999-IX).

38. La Cour rappelle que la réglementation relative aux formalités pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que les règles soient appliquées. Cela étant, la Cour a conclu à plusieurs reprises que si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007, Alvanos et autres c. Grèce, no 38731/05, § 25, 20 mars 2008, et Frida, LLC c. Ukraine, no 24003/07, § 33, 8 décembre 2016).

b) Application des principes en l’espèce

39. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour remarque que l’appel que le requérant avait interjeté contre le jugement de première instance a été déclaré irrecevable au motif que l’un des vices de forme dont ce recours était entaché n’avait pas été éliminé. Elle note que le requérant a interjeté l’appel contre un jugement civil lui étant défavorable et que l’intéressé a été sommé d’éliminer les vices de forme de ce recours, à savoir de préciser le montant de la somme en litige et de soumettre la copie de l’appel et celle de son mémoire rectificatif. Elle relève que le requérant s’est exécuté en produisant son mémoire rectificatif en deux exemplaires et une copie manuscrite de son recours. Or, l’appel a été déclaré irrecevable, au motif que la copie de l’appel n’était pas identique à l’original du recours. Cette décision, ultérieurement confirmée en seconde instance, a empêché le requérant de poursuivre la procédure au fond devant la juridiction d’appel.

40. En l’espèce, la Cour observe que l’exigence faite au requérant de présenter son recours en deux exemplaires se fondait sur l’article 368 § 1 du CPC combiné à l’article 128 § 1 du même code (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents », paragraphes 18 et 20 ci-dessus). Elle n’aperçoit aucune raison de remettre en cause l’argument du Gouvernement selon lequel cette exigence poursuivait le but légitime de la bonne organisation de la justice dès lors qu’elle tendait à la notification de l’appel à l’intimé afin de faciliter sa participation à la procédure.

41. La Cour relève par ailleurs que le droit national imposait aux juridictions civiles l’obligation de fournir aux parties absentes en raison de leur incarcération lors du prononcé de l’arrêt une information sur le délai et les conditions à observer pour interjeter appel (voir l’article 327 § 2 du CPC et la partie « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessus, paragraphe 23).

42. Prenant en compte les circonstances particulières de l’espèce, parmi lesquelles l’incarcération du requérant à l’époque en question, le fait qu’il agissait seul et le défaut du tribunal de première instance de respecter l’obligation d’informer l’intéressé du nombre d’exemplaires du pourvoi en appel à fournir, la question se pose de savoir si la façon dont les règles procédurales ont été appliquées par le tribunal régional n’a pas privé le requérant de la possibilité d’interjeter l’appel.

43. La Cour observe que, en tant que personne privée de sa liberté et non assistée par un avocat suite au refus qui lui a été opposé à cet égard par le tribunal régional (paragraphe 7 ci-dessus), le requérant, en soumettant des pièces de procédure, pouvait surtout se baser sur les informations fournies par les juridictions internes sur les règles de procédure à suivre. Elle note dans ce contexte qu’il ne ressort pas des documents versés au dossier que, après le prononcé du jugement de première instance, le requérant ait été informé, comme il devait l’être aux termes de la législation pertinente, qu’il lui était imposé de présenter son recours en deux exemplaires.

44. La Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel le requérant était conscient de l’exigence lui incombant de déposer un appel accompagné d’une copie (paragraphe 33 ci-dessus). Elle note dans ce contexte que le requérant a engagé une action en indemnisation à l’encontre de quatre établissements pénitentiaires, ce qui implique que s’il était conscient de l’obligation de déposer une pièce de procédure avec des copies pour chaque partie défenderesse à la procédure, en l’espèce, il en aurait déposé quatre. Elle n’aperçoit aucun motif pour imposer au requérant les effets du non-respect de l’obligation légale pesant sur l’autorité judiciaire conformément à l’article 327 § 2 du CPC (paragraphe 23, ci‑dessus). De plus, elle note que, en l’occurrence, le requérant est une personne vulnérable à cause de son incarcération.

45. La Cour observe ensuite que le requérant a essayé de se conformer aux indications données par le tribunal régional. N’étant pas en possession d’une copie de son appel initial, il avait demandé à ce tribunal de lui faire parvenir à ses frais une copie du recours afin de satisfaire à son obligation de rectifier ses vices de forme. Cette demande étant restée sans suite, le requérant s’est exécuté en produisant une copie de son appel. Or, celle-ci n’était pas identique à l’appel initial car le requérant l’avait rédigée de mémoire.

46. La Cour remarque que la demande du requérant avait une base légale en l’article 9 du CPC (paragraphe 24, ci-dessus) et que, de surcroît, le requérant avait également le droit de consulter son dossier dans son lieu d’incarcération (paragraphe 25, ci-dessus).

47. La Cour constate que, dans les circonstances particulières de l’espèce, en envoyant au tribunal régional une pièce manuscrite dont il estimait qu’elle remplissait les conditions requises pour être considérée comme une copie de son appel initial, le requérant a observé la diligence normalement requise d’une partie à une procédure civile.

48. Prenant en compte l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime que les juridictions nationales ont failli à leur obligation de garantir au requérant l’accès à une juridiction d’appel.

49. Enfin, la Cour souligne que la présente affaire se distingue de l’affaire Siwiec précitée surtout par son objet. Dans cette dernière affaire, le requérant se plaignait de la violation de son droit à un procès équitable en raison du défaut du tribunal ayant statué sur sa demande d’indemnisation de tenir compte de sa demande de le conduire depuis son lieu d’incarcération à une seule audience dans l’affaire et d’entendre certains témoins, au motif que cette demande n’avait pas été accompagnée de la copie requise. La Cour remarque dans ce contexte que la demande d’indemnisation du requérant Siwiec a été examinée sur le fond par les tribunaux de deux degrés dont chacun avait disposé de la plénitude de juridiction de sorte qu’aucune question sur le terrain du droit à un tribunal ne se posait. En l’espèce, en application de la règlementation relative aux formalités des recours, l’appel que le requérant a interjeté contre le jugement de première instance lui étant défavorable a déclaré irrecevable. La Cour observe de plus que dans l’affaire Siwiec, le requérant n’a pas réagi à l’invitation du tribunal de rectifier ses vices de forme tandis qu’en l’espèce, l’intéressé a fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement exiger de lui pour satisfaire aux exigences de forme de son recours. Enfin, l’affaire Siwiec portait sur une procédure civile en matière commerciale laquelle obéit à des exigences procédurales plus strictes que la procédure civile classique en cause en l’espèce.

50. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, dans la présente cause, les juridictions nationales ont empêché l’accès du requérant à un tribunal de deuxième instance. Partant, l’article 6 § 1 de la Convention a été violé en l’espèce.

Aleksandar Sabev c. Bulgarie du 19 juillet 2018 requête n° 43503/08

Violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable/droit d’accès à un tribunal) de la Convention européenne des droits de l’homme. Violation du droit à un procès équitable à raison de l’absence de contrôle de pleine juridiction de la régularité du licenciement

L’affaire concerne une procédure judiciaire visant à contrôler la régularité du licenciement du requérant, agent du renseignement militaire suite à son licenciement en raison du retrait de son autorisation d’accès à l’information classifiée. La Cour constate que la légalité du licenciement de M. Sabev dépendait entièrement du caractère justifié ou non du retrait des autorisations d’accès à l’information classifiée que sa fonction exigeait. Elle constate également que la Cour Administrative Suprême saisie pour contrôler ladite légalité a simplement renvoyé à la décision de la Commission d’État qui avait procédé au retrait, en soulignant que celle-ci n’était pas motivée et n’était susceptible d’aucun recours. La Cour estime donc que le litige lié au licenciement du requérant n’a pas été examiné par un tribunal disposant de la « pleine juridiction ».

Article 6 § 1

La Cour observe que l’enjeu pour M. Sabev n’était pas son droit d’accès aux secrets d’état, qui n’est pas garanti par la Convention, mais son droit d’occuper un poste de fonctionnaire qui avait été affecté par le retrait de ses autorisations d’accès à l’information classifiée. La Cour considère, en conséquence, que le litige portait sur la détermination d’un « droit civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour souligne que c’est après la fin de la procédure judiciaire en cause, dans un délai ne dépassant pas six mois, que le requérant a introduit un recours devant elle. Elle juge qu’il y a donc lieu de rejeter l’exception du non-respect du délai de 6 mois soulevée par le Gouvernement. La Cour observe que le ministre de la Défense n’a pas exercé un pouvoir discrétionnaire en licenciant M. Sabev, mais qu’il était tenu de le faire. Elle constate, dès lors, que la légalité du licenciement dépendait entièrement du caractère justifié ou non du retrait des autorisations d’accès à l’information classifiée. Elle constate, également, que la Cour Administrative Suprême ne s’est pas penchée sur la question de savoir si le retrait des autorisations d’accès était justifié par la commission d’une infraction de la part de M. Sabev, mais qu’elle a simplement renvoyé à la décision de la Commission d’État, en soulignant que celle-ci n’était pas motivée et n’était susceptible d’aucun recours. La Cour estime, en conséquence, que le litige lié au licenciement du requérant n’a pas été examiné par un tribunal disposant de la « pleine juridiction » pour se pencher sur toutes les circonstances factuelles et juridiques pertinentes en l’espèce. Elle conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, sous son volet civil.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Bulgarie doit verser au requérant 2 400 euros (EUR) pour dommage moral, et 2 000 euros (EUR) pour frais et dépens.

CEDH

RECEVABILITE

33. La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner d’abord l’exception du Gouvernement tirée de la perte de statut de victime du requérant, selon laquelle, à l’expiration du délai maximal de l’interdiction d’occuper un poste nécessitant une habilitation d’accès à l’information classifiée, le requérant n’était plus affecté par la violation alléguée de la Convention (paragraphe 30 ci-dessus).

34. La Cour rappelle toutefois que l’objet de la présente requête est l’étendue limitée de l’examen opéré par les tribunaux internes dans le cadre d’une procédure de licenciement et non la légalité et la nécessité du licenciement lui-même, qui relève du ressort des tribunaux internes. Par conséquent, le fait que le requérant ne soit plus empêché de postuler à un emploi impliquant l’accès à l’information classifiée ne lui a pas retiré la qualité de victime d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il y a donc lieu de rejeter cette exception du Gouvernement.

35. Le Gouvernement a également soulevé une exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois. Il retient comme point de départ de ce délai la date de notification de la décision de la Commission d’État, non-susceptible d’autres recours, confirmant le retrait des autorisations d’accès du requérant à l’information classifiée, à savoir le 30 août 2006 (voir paragraphe 29 ci-dessus). Le requérant a contesté la position du Gouvernement, en faisant valoir que ce délai ne commençait à courir qu’à compter de la date de la décision définitive des tribunaux dans le cadre du litige ayant pour objet la contestation de son licenciement (paragraphe 31 ci‑dessus).

36. La Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, ces arguments des parties sont si étroitement liés à la substance du grief du requérant soulevé sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, à savoir l’absence alléguée de compétence des tribunaux pour statuer sur tous les points déterminants pour l’issue de la procédure de contestation du licenciement de celui-ci, qu’il y a lieu de joindre cette exception d’irrecevabilité au fond de l’affaire.

37. Constatant, par ailleurs, que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

SUR LE FOND : ARTICLE 6 § 1

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

49. Dans son arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II, la Cour a estimé que les conflits ordinaires du travail des fonctionnaires relèvent en principe du champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention, sous son volet civil. Elle a précisé qu’il y aura présomption que l’article 6 de la Convention trouve à s’appliquer, et a mis en place deux conditions permettant à l’État défendeur d’invoquer devant elle le statut de fonctionnaire d’un requérant afin de le soustraire à la protection offerte par l’article 6 : le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question et cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (ibidem).

50. La Cour rappelle que chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses « droits et obligations de caractère civil ». C’est ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le « droit à un tribunal », dont le « droit d’accès », à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18).

51. L’article 6 § 1 de la Convention exige en principe un recours dans le cadre duquel le tribunal a compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (Terra Woningen B.V. c. Pays-Bas, 17 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI). Cela implique notamment que le juge doit disposer du pouvoir de se pencher point par point sur chacun des moyens du plaignant sur le fond, sans refuser d’examiner aucun d’entre eux, et donner des raisons claires pour leur rejet. Quant aux faits, le juge doit pouvoir réexaminer ceux qui sont au centre du recours du plaignant (Bryan c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, §§ 44-45, série A no 335‑A).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

52. La Cour observe d’emblée que ce qui était en jeu pour le requérant dans la présente espèce n’était pas son droit d’accès aux secrets d’État, qui n’est pas garanti par la Convention (voir Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 109, CEDH 2017 (extraits), mais son droit d’occuper un poste de fonctionnaire, lequel avait été affecté par le retrait de ses autorisations d’accès à l’information classifiée. Le droit interne permettait au requérant de contester son licenciement du poste qu’il occupait à la direction du renseignement près l’état-major de l’armée (paragraphe 26 in fine ci‑dessus), et le Gouvernement n’a pas contesté l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à la procédure de contestation du licenciement du requérant. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, et en vertu des critères établis dans sa propre jurisprudence (paragraphe 49 ci‑dessus), la Cour considère que le litige en cause portait sur la détermination d’un « droit civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et que cet article, sous son volet civil, trouve donc à s’appliquer à la procédure judiciaire de contestation du licenciement du requérant.

53. La Cour tient à souligner que c’est après la fin de cette procédure judiciaire, et dans un délai ne dépassant pas les six mois, que le requérant a introduit sa requête devant elle (voir paragraphes 1 et 20 ci-dessus). Il y a donc lieu de rejeter l’exception de non-respect du délai de six mois soulevée par le Gouvernement et jointe au fond du grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 36 ci-dessus).

54. La Cour doit ensuite déterminer si le litige en cause a été examiné par un tribunal compétent pour se pencher sur toutes les questions pertinentes de fait et de droit.

55. Se tournant vers les faits de l’espèce, elle observe que, en licenciant le requérant de son poste, le ministre de la Défense n’a pas exercé un pouvoir discrétionnaire. Il apparaît qu’il était obligé de renvoyer le requérant car celui-ci ne disposait plus des autorisations d’accès à l’information classifiée, ce qui était une condition indispensable pour exercer ses fonctions dans les structures de l’état-major des armées (paragraphes 18, 20 et 27 ci‑dessus).

56. Il en ressort que la légalité du licenciement du requérant dépendait entièrement de la réponse à la question de savoir si le retrait des autorisations d’accès à l’information classifiée de l’intéressé était justifié (voir Ternovskis c. Lettonie, no 33637/02, § 44, 29 avril 2014 et Miryana Petrova, précité, § 31). Cette question a été examinée par la Commission d’État, qui a rejeté le recours du requérant (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour estime cependant que cette procédure n’était pas entourée des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention : la Commission d’État n’était pas un organe indépendant du pouvoir exécutif, étant donné que ses membres étaient élus par le Conseil des ministres sur proposition du Premier ministre (paragraphe 21 ci-dessus) ; elle n’avait jamais révélé au requérant les motifs ayant conduit au retrait de ses autorisations (paragraphes 9 et 11 ci-dessus) et sa décision du 22 août 2006 avait été prise à l’insu de l’intéressé (paragraphe 11 ci-dessus).

57. La Cour constate que le requérant a contesté son licenciement devant la CAS en alléguant en particulier que le retrait de ses autorisations n’était pas conforme à la législation interne, qu’il n’avait commis aucune infraction justifiant le retrait de ses autorisations d’accès à l’information classifiée et qu’il n’avait jamais été informé des raisons justifiant ce retrait. Force est de constater que, à aucun stade de la procédure devant les deux différentes formations de jugement, la haute juridiction administrative ne s’est penchée sur la question de savoir si le retrait des autorisations était justifié par la commission d’une infraction de la part du requérant. Elle a simplement renvoyé à la décision de la Commission d’État en soulignant que celle-ci n’était pas motivée et qu’elle n’était susceptible d’aucun recours (paragraphes 18 et 20 ci-dessus). La Cour estime que, de ce fait, la situation du requérant est similaire à celle des requérants dans les affaires Myriana Petrova (précitée, §§ 40-44) et Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, §§ 76-79, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, où elle a constaté une violation de l’article 6 § 1 en raison du refus des tribunaux internes d’examiner des questions essentielles pour l’issue des litiges ayant opposé les requérants à l’administration, refus motivé par le fait que ces questions avaient été tranchées au préalable par l’administration de manière à lier les tribunaux par ses constats factuels.

58. La Cour considère qu’il y a lieu de distinguer la présente affaire de l’affaire Regner, précitée, où la Cour a conclu à l’applicabilité des garanties de l’article 6 de la Convention à une procédure judiciaire concernant le retrait d’une attestation de sécurité, déterminante pour la possibilité du requérant d’exercer pleinement ses fonctions et pour sa capacité à obtenir un nouvel emploi dans la fonction publique, et où la procédure suivie par les tribunaux internes a été entourée de suffisamment de garanties au regard de l’article 6 § 1 de la Convention. En particulier, à la différence de la CAS dans la présente affaire, dans l’affaire Regner précitée, la Cour administrative suprême tchèque disposait de la pleine juridiction pour statuer sur le litige opposant le requérant et l’administration : elle a eu accès à tous les documents classifiés du dossier ayant servi de justificatifs pour la décision de l’administration ; elle pouvait apprécier la justification de la non-communication de certaines pièces classifiées et, le cas échéant, ordonner leur communication ; sa compétence ne se limitait pas à l’examen des seuls moyens invoqués par le requérant ; elle a pu examiner la question de savoir s’il y avait des circonstances justifiant le retrait de l’autorisation d’accès à l’information secrète du requérant (ibidem, §§ 152, 153, 154 et 156).

59. À la lumière des éléments ci-dessus, la Cour estime que le litige lié au licenciement du requérant n’a pas été examiné par un tribunal disposant de la « pleine juridiction » pour se pencher sur toutes les circonstances factuelles et juridiques pertinentes en l’espèce. Il y donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, sous son volet civil.

KUZNETSOV ET AUTRES c. RUSSIE du 13 mars 2018 requête 56354/09 et 24970/08

Article 6-1, le requérant a bien expliquer au tribunal pourquoi il n'utilisait pas le relevé de forclusion. La Cour rappelle que le droit de recours doit s’exercer à partir du moment où l’intéressé a effectivement pu prendre connaissance de la décision de justice dans sa forme intégrale. De ce point de vue, la Cour considère que le requérant a exercé son droit de recours dans le délai imparti, c’est-à-dire dix jours après la réception du texte intégral de la décision. En matière d’appels tardifs, les juridictions internes ne doivent pas faire preuve d’un formalisme excessif

a) En ce qui concerne MM. Bezzubko et Trubitsin

36. En l’espèce, la Cour partage l’avis du Gouvernement (paragraphe 27 ci-dessus) et des juridictions nationales (paragraphe 12 ci-dessus) selon lequel les requérants, qui auraient dû connaître les motifs du rejet de leur appel au plus tard le 29 décembre 2007, ont laissé s’écouler quatre mois avant de formuler cette demande auprès des juridictions compétentes. La Cour partage également l’avis des juridictions nationales qui ont rejeté l’argument des requérants consistant à dire qu’ils n’avaient reçu le texte intégral de la décision contestée que le 22 avril 2008, alors que, précédemment, ils avaient affirmé l’avoir reçu le 29 novembre 2007. Dans ces conditions, accueillir la demande de relevé de forclusion reviendrait à méconnaître le principe de sécurité juridique à l’égard de la décision du 21 novembre 2007 déjà revêtue de l’autorité de la chose jugée.

37. Partant, la Cour déclare le grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

b) En ce qui concerne M. Kuznetsov

40. La Cour réitère les principes exposés dans l’arrêt Ivanova et Ivashovaprécité :

« 41. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, lorsque de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s’y déroule doit présenter les garanties prévues à l’article 6 (Chatellier c. France, no 34658/07, § 35, 31 mars 2011).

42. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Mikulová c. Slovaquie, no 64001/00, § 52, 6 décembre 2005, et Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008).

43. En outre, le droit à un tribunal implique celui de recevoir une notification adéquate des décisions judiciaires, en particulier dans les cas où un appel doit être introduit dans un certain délai (Zavodnik c. Slovénie, no 53723/13, § 71, 21 mai 2015).

44. La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov c. Russie, no 4543/04, § 52, 1er avril 2010).

45.  Le droit d’action ou de recours doit s’exercer à partir du moment où les intéressés peuvent effectivement connaître les décisions judiciaires qui leur imposent une charge ou pourraient porter atteinte à leurs droits ou intérêts légitimes. S’il en allait autrement, les cours et tribunaux pourraient, en retardant la notification de leurs décisions, écourter substantiellement les délais de recours, voire rendre tout recours impossible. La notification, en tant qu’acte de communication entre l’organe juridictionnel et les parties, sert à faire connaître la décision du tribunal, ainsi que les fondements qui la motivent, le cas échéant pour permettre aux parties de recourir (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 37, CEDH 2000‑I.

46. L’article 6 de la Convention ne saurait être entendu comme comprenant une garantie pour les parties d’être notifiées d’une manière particulière, par exemple, par une lettre recommandée (Bogonos c. Russie (déc.), no 68798/01, 5 février 2004). Toutefois, la manière dont la décision de justice est portée à la connaissance d’une partie doit permettre de vérifier la remise de la décision à la partie ainsi que la date de cette remise (Soukhoroubtchenko c. Russie, no 69315/01, §§ 49-50, 10 février 2005, et Strijak c. Ukraine, no 72269/01, § 39, 8 novembre 2005). »

41. La Cour rappelle que le droit de recours doit s’exercer à partir du moment où l’intéressé a effectivement pu prendre connaissance de la décision de justice dans sa forme intégrale (Ivanova et Ivashova, précité, § 57, Aepi S.A., précité, § 26, 11 avril 2002, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov, précité, § 55).

42. De ce point de vue, la Cour considère que le requérant a exercé son droit de recours dans le délai imparti, c’est-à-dire dix jours après la réception du texte intégral de la décision (paragraphe 16 ci-dessus).

43. Se tournant ensuite vers l’exception soulevée par le Gouvernement (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser – normalement – les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour. Si cette disposition doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif », il faut que l’intéressé ait soulevé devant les autorités nationales « au moins en substance, et dans les conditions et délais prescrits par le droit interne » les griefs qu’il entend formuler par la suite à Strasbourg (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, §§ 36, 37, CEDH 1999‑I).

44. La Cour relève que, dans son appel, le requérant a soulevé le sujet de la forclusion, en exprimant les motifs pour lesquels il estimait ne pas être dans l’obligation de formuler une demande de relevé de forclusion – à savoir le respect du délai imparti pour faire appel (paragraphes 18 et 32 ci‑dessus). Aussi la cour d’appel a-t-elle été confrontée à une demande de relevé de forclusion, bien que celle-ci n’ait pas été exprimée dans les termes formels de l’article 112 du code de procédure civile. La Cour considère que la réponse de celle-ci selon laquelle il fallait, de toute manière, déposer une demande formelle (paragraphe 20 ci-dessus) est entachée de formalisme excessif. Elle estime que le requérant a donné aux juridictions nationales la possibilité de corriger la violation alléguée et que ces dernières ont omis de répondre. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.

45. Elle considère que, en rejetant l’appel du requérant pour tardiveté, les juridictions internes ont procédé à une interprétation rigide du droit interne qui a eu pour conséquence de mettre à la charge de l’intéressé une obligation que celui-ci n’était pas en mesure de respecter, même en faisant preuve d’une diligence particulière. Compte tenu de la gravité de la sanction qui a frappé le requérant pour non-respect des délais ainsi calculés, la Cour estime que la mesure contestée n’a pas été proportionnée au but de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice. Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit d’accès du requérant à un tribunal (Ivanova et Ivashova, précité, §§ 57-58).

Adikanko et Basov-Grinev c. Russie du 13 mars 2018 Requêtes nos 2872/09 et 20454/12

Article 6-1 : la seconde irrecevabilité est incompréhensible car le requérant avait suivi les préconisations du juge lors de la première irrecevabilité. Ce formalisme trop restrictif aboutit à un déni de justice.

42. La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 89, CEDH 2016 (extraits)).

43. La Cour rappelle aussi que l’interprétation du droit interne, en particulier des règles procédurales telles que celles relatives aux formes et délais d’introduction d’un recours, appartient au premier chef aux juridictions internes, auxquelles elle n’a pas pour tâche de se substituer (Debray c. France, no 52733/13, § 37, 2 mars 2017, et Paroutsas et autres c. Grèce, no 34639/09, § 26, 2 mars 2017). La Cour ne remet pas en cause l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61).

44. La Cour rappelle qu’une interprétation excessivement formaliste des règles de procédure est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Les tribunaux doivent, en appliquant les règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Shuli c. Grèce, no 71891/10, § 26, 13 juillet 2017).

ii. En ce qui concerne M. Basov-Grinev

47. La Cour note que le requérant a tenté par deux fois, en vain, de saisir le tribunal. Dans les deux cas, la raison principale du refus d’examiner la demande était l’absence de preuves de l’existence de la relation de travail alléguée. En effet, cette même raison apparaît dans les deux décisions rendues en première instance (paragraphes 14 et 19 ci-dessus) et cette raison a finalement, à elle seule, été analysée dans l’arrêt de la juge unique de la cour régionale de Krasnodar (paragraphe 22 ci‑dessus). La Cour note aussi que la question du non‑paiement de la taxe judiciaire, évoquée par le tribunal au cours de la seconde tentative de saisine de la justice, dépendait de la nature du différend en cause, soit de la question de savoir si celui-ci était un litige du travail – dans le cadre duquel les plaignants bénéficient de l’exonération de la taxe – ou un litige d’un autre type – pour lequel le paiement de celle-ci est obligatoire. Ainsi, la question centrale posée à ce stade de la procédure judiciaire résidait dans la qualification du litige soumis aux juridictions internes. La Cour va par conséquent concentrer son analyse sur ce motif du refus opposé au requérant.

48. À cet égard, la Cour note que, dans ses observations, le Gouvernement n’indique pas le but poursuivi par la mesure en cause en l’espèce. En se référant à la décision de la Cour constitutionnelle russe du 29 septembre 2016 (paragraphe 32 ci-dessus), la Cour admet que les articles 131, 132 et 136 du code de procédure civile poursuivent les buts de la bonne administration de la justice et de la mise en œuvre du principe du contradictoire. Dès lors, pour être conforme à l’article 6 de la Convention, la mesure contestée doit être proportionnée à ces buts.

49. La Cour observe que, si le tribunal de première instance a insisté sur la présentation de preuves écrites formelles (paragraphe 19 ci-dessus), la juge de la cour régionale de Krasnodar a, quant à elle, envisagé d’autres moyens de prouver l’existence de la relation de travail litigieuse. En effet, cette magistrate a jugé que l’indication, par le requérant, des dates et lieux de travail et du nom des dirigeants de la société autorisés à procéder à l’embauche était indispensable aux fins de l’ouverture de l’instance (paragraphe 22 ci‑dessus). Or, analysant le texte de la demande formulée par le requérant, la Cour constate que ce dernier s’était conformé à cette exigence en communiquant la majorité de ces informations (paragraphe 17 ci-dessus). Elle note, en outre, contrairement à ce que la juge de la cour régionale a constaté, que l’intéressé a cité le nom des témoins susceptibles de confirmer ses allégations (comparer les paragraphes 14 et 18 ci-dessus).

50. Autrement dit, pour la Cour, le requérant a précisément fourni au tribunal du district les informations dont la prétendue absence lui était reprochée par la juge de la cour régionale de Krasnodar. La Cour considère dès lors que les décisions de justice attaquées, n’ayant pas fait de lien entre les faits établis, le droit applicable et l’issue du procès, revêtaient un caractère arbitraire (Bochan (no 2), précité, §§ 61-65, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, §§ 24‑28, 9 avril 2013, Khamidov c. Russie, no 72118/01, §§ 170 et 174, 15 novembre 2007, et Gavrilov c. Ukraine, no 11691/06, § 25, 16 février 2017).

51. S’agissant maintenant de l’exigence de présenter des preuves écrites de la conclusion d’un contrat de travail (paragraphe 19 ci-dessus), la Cour observe que l’intéressé a d’emblée déclaré être dans l’impossibilité de produire celles-ci et qu’il a sollicité l’assistance du tribunal dans leur obtention (paragraphe 18 ci-dessus). Cette même assistance, prévue par les articles 57, 150, 152 et 166 du code de procédure civile (paragraphe 30 ci‑dessus) et disponible aux stades ultérieurs de la procédure, a été retenue par la Cour constitutionnelle russe comme un élément lui permettant de conclure à la conformité des articles 131, 132 et 136 du même code au principe constitutionnel d’accès à la justice (paragraphe 32 ci-dessus).

52. La Cour relève que l’interprétation de ces dispositions donnée par les juridictions nationales (paragraphes 30-32 ci-dessus) a créé chez le requérant une espérance légitime à une assistance par la justice dans l’obtention de ces preuves. Or elle constate que le requérant a été empêché de se prévaloir de cette assistance, l’instance n’ayant pas été déclarée ouverte. Le juge du tribunal de district a rejeté la demande du requérant sans exposer quels motifs l’avaient amené à refuser d’ouvrir l’instance et de fournir son assistance dans le recueil des preuves. La Cour considère que, eu égard aux difficultés rencontrées par le requérant dans l’obtention des preuves, le fait d’exiger de ce dernier, au stade préliminaire des débats contradictoires, de produire celles-ci était une application du code de procédure civile excessivement formaliste faisant obstacle à l’accès au tribunal.

53. Enfin, la Cour relève que, eu égard aux buts poursuivis au stade de l’introduction de la demande (paragraphe 32 ci-dessus), le juge est tenu d’assurer un contrôle préliminaire des demandes en vue des débats contradictoires, en éliminant celles manifestement irrecevables. À cet égard, elle considère qu’un tel contrôle ne doit pas donner aux justiciables le sentiment que le juge entend privilégier l’autre partie en refusant arbitrairement l’inscription de leur demande au rôle. Cette crainte est d’autant plus à éviter lorsque le litige concerne, comme en l’espèce, le droit du travail, dans lequel l’enjeu est habituellement très important pour la personne salariée.

54. S’agissant enfin de l’argument du Gouvernement selon lequel les décisions contestées n’empêchent pas la saisine de la justice après la correction des irrégularités (paragraphe 39 ci-dessus), la Cour considère qu’il est sans pertinence. En effet, d’une part, le requérant a tenté par deux fois de saisir les juridictions internes, en s’efforçant, en vain, de se conformer aux instructions de ces dernières. Or ni les juridictions internes ni le Gouvernement n’ont expliqué pourquoi la seconde demande, pourtant corrigée conformément aux instructions antérieures du tribunal (paragraphes 13 et 14 ci-dessus), ne remplissait toujours pas les critères de recevabilité. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue qu’une troisième tentative de saisine de la justice aurait des chances sérieuses d’aboutir. De surcroît, compte tenu du délai de prescription extinctive imparti par le code du travail pour ce type de litige – qui, en l’occurrence, est d’un mois (paragraphe 26 ci-dessus) –, le requérant court le risque de voir une nouvelle demande être rejetée pour cause de prescription.

55. Par conséquent, la Cour estime que les décisions de justice contestées s’analysent en un déni de justice et qu’elles ont emporté violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

DAKIR c. BELGIQUE du 11 juillet 2017 requête 4619/12

Article 6-1 : La décision du Conseil d’État de prononcer l’irrecevabilité du recours souffre d’un formalisme excessif. Au vu des conséquences qu’a entraînées le fait de n’avoir attaqué que le seul article 113 bis en oubliant l'article 113 alors que l'article 113bis en est la répétition, la requérante s’est vu limiter son accès au Conseil d’État à un point tel que le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge, a été rompu

72. La requérante se plaint du fait que le Conseil d’État n’a pas examiné ses arguments au fond au motif qu’elle n’avait pas dirigé son recours contre l’article 113 alors qu’elle avait bien dirigé son recours contre l’article 113bis qui, selon le Conseil d’État même, en est la répétition. Il s’agit, selon la requérante, d’une application excessivement rigide des conditions de recevabilité d’un recours.

73. Le Gouvernement fait valoir que la manière dont la requérante a formulé son recours revenait à apprécier le bien-fondé de la volonté du législateur local non au regard de normes hiérarchiquement supérieures aux règlements communaux, ce qui est le but du recours en annulation, mais au regard de la démarche même de légiférer en la matière, ce qui sort des attributions du Conseil d’État. En tout état de cause, contrairement à ce qu’allègue la requérante, le Conseil d’État ne lui a pas reproché de n’avoir pas fait référence à d’autres normes que l’article 113bis mais lui a signifié, en rejetant son recours, qu’elle n’avait pas d’intérêt à en demander l’annulation car cela n’aurait eu aucune incidence quant à l’interdiction générale qui préexistait à l’adoption du nouveau règlement et continuerait d’exister. La requérante n’avait donc pas d’intérêt à demander l’annulation du seul article 113bis. Quant à la circonstance que l’arrêt a été pris sur avis contraire de l’auditeur, elle est sans incidence puisque l’existence de l’intérêt au recours doit être examiné d’office par le Conseil d’État.

74. La Cour constate que le Conseil d’État a déclaré le recours en annulation de la requérante irrecevable pour non-respect d’une condition de recevabilité qu’il souleva d’office. Comme indiqué par le Gouvernement, il s’agit plus particulièrement de l’exigence de l’intérêt au recours.

75. La Cour rappelle qu’il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (voir Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007‑I), le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de cette interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015).

76. La Cour rappelle en outre que la réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent normalement s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000‑I).

77. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II, et Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001).

78. Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).

79. En l’espèce, d’une part, la Cour comprend des observations du Gouvernement que l’article 113 peut être considéré comme une disposition générale, et l’article 113bis comme une disposition qui en constitue une application particulière. Il n’en reste pas moins que les communes concernées ont inséré cette dernière disposition dans leurs règlements, estimant que l’article 113 n’était pas suffisant pour interdire le port de la burqa (voir paragraphe 8, ci-dessus). La circonstance que la requérante a demandé l’annulation de la disposition spécifique susceptible de lui faire directement grief a joué en sa défaveur et a eu pour conséquence de la priver de voir examiner par le Conseil d’État les arguments de fond qu’elle soulevait.

80. La Cour observe, d’autre part, que les moyens de fond soulevés par la requérante dans sa requête en annulation étaient développés de manière étayée et structurée et qu’étant en substance identiques à ceux qu’elle a portés devant la Cour, revêtaient une importance particulière. Ces moyens furent discutés dans le cadre de la procédure écrite contradictoire qui eut cours devant le Conseil d’État donnant lieu à des développements substantiels de part et d’autre (voir paragraphe 11, ci-dessus). La Cour constate également qu’en conclusion de son rapport, l’auditeur au Conseil d’État orienta son avis dans le sens d’une annulation de la disposition litigieuse (voir paragraphe 12, ci-dessus).

81. Dans ces conditions, la Cour estime que la décision du Conseil d’État de prononcer l’irrecevabilité du recours souffre d’un formalisme excessif et qu’au vu des conséquences qu’a entraînées le fait de n’avoir attaqué que le seul article 113bis, la requérante s’est vu limiter son accès au Conseil d’État à un point tel que le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge, a été rompu (voir, parmi d’autres, Henrioud c. France, no 21444/11, § 66, 5 novembre 2015).

82. Dès lors, la Cour estime qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Paluda c. Slovaquie du 23 mai 2017 requête no 33392/12

L’impossibilité pour un membre de la Cour suprême de contester en justice sa suspension est contraire à la Convention

À titre préliminaire, la Cour reconnaît que les garanties offertes par l’article 6 § 1 s’appliquaient à la procédure disciplinaire dirigée contre M. Paluda et que le litige relatif à sa suspension s’analyse en une contestation sur ses droits et obligations de caractère civil, au sens de la jurisprudence de la Cour. La garantie d’accès à un tribunal, invoquée par M. Paluda, s’appliquait donc à la suspension elle-même. La Cour juge que M. Paluda n’a pas bénéficié d’une protection judiciaire relativement à sa suspension. L’exclusion du contrôle judiciaire s’agissant de cette mesure avait néanmoins une base légale, à savoir l’article 248 a) du code de procédure civile, dispositions d’application générale qui ne prévoyait pas la mesure au cœur du litige en l’espèce – la suspension d’un magistrat de ses fonctions. Constatant notamment l’importance croissante accordée à l’équité procédurale en matière de révocation ou de licenciement de magistrats, elle estime que la légitimité du but poursuivi par le refus d’accès à un tribunal opposé à M. Paluda est douteuse. Elle dit néanmoins qu’il n’est pas nécessaire de donner à cette question une réponse définitive étant donné que, en tout état de cause, ce refus d’accès ne satisfait pas au critère de proportionnalité. À cet égard, la Cour observe que la suspension de M. Paluda a été prononcée par un organe, le Conseil judiciaire, dont la moitié des membres étaient directement désignés par le pouvoir législatif et par le pouvoir exécutif. De plus, elle relève que, en vertu du droit interne applicable au moment des faits, le Conseil judiciaire était présidé par la personne visée par la plainte pénale et les déclarations publiques de M. Paluda, à savoir le président de la Cour suprême. La suspension de M. Paluda n’était donc pas entourée des garanties institutionnelles voulues par l’article 6 § 1 de la Convention.

La Cour ajoute que rien n’indique que la procédure devant le Conseil judiciaire fût de nature judiciaire ni que, à la date de sa suspension, M. Paluda eût été entendu que ce soit au sujet de la suspension elle-même ou des chefs retenus contre lui dans le cadre de la procédure disciplinaire. Dès lors, pour ce qui est de sa suspension, M. Paluda ne peut passer pour avoir joui des garanties procédurales voulues par l’article 6 § 1 de la Convention. De plus, la Cour constate que le défaut d’accès de M. Paluda à un tribunal concernait une mesure qui, pendant deux ans, l’avait placé dans une situation où il ne pouvait exercer ses fonctions ni une quelconque autre activité rémunérée et où la moitié de ses émoluments avait été retenue. Si la partie retenue de ses émoluments lui a finalement été restituée, c’était principalement relativement à sa suspension plutôt qu’au défaut d’accès à un tribunal en la matière. S’agissant de ce défaut d’accès, aucune autre mesure de redressement ou de réparation n’a été prise au niveau interne. Au vu de ces lacunes, la Cour conclut que le défaut d’accès de M. Paluda à un tribunal pour contester sa suspension ne pouvait être proportionné à l’un quelconque des buts légitimes poursuivis par celle-ci et que, dès lors, il a été porté atteinte à la substance même de son droit d’accès à un tribunal, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PAROUTSAS ET AUTRES c. GRÈCE du 2 mars 2017 requête 34639/09

Violation de l'article 6 : Le principe d'une présomption irréfragable, a empêché le requérant de faire opposition alors qu'il a rempli les conditions de démolition.

5. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Stamouli et autres c. Grèce, no 1735/07, § 21, 28 mai 2009).

26. La Cour précise d’emblée qu’elle n’est pas appelée à examiner in abstracto la compatibilité avec la Convention des dispositions pertinentes du décret présidentiel no 267/1998 et de la jurisprudence relative à ce décret. Il n’entre pas davantage dans ses attributions de substituer sa propre appréciation des faits et des preuves à celle des juridictions internes, cette tâche relevant, au premier chef et en l’absence d’arbitraire, du droit interne et des juridictions nationales (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45-46, série A no 140, Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII, et García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). Cela est aussi vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles de nature procédurale, telles que les formes et les délais régissant l’introduction d’un recours (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 43, Recueil 1998-VIII).

27. La Cour rappelle en outre que la réglementation relative aux formes à respecter pour introduire un recours vise certainement à assurer une bonne administration de la justice et que les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Elle réaffirme toutefois que la réglementation en question ou l’application qui en est faite ne devrait pas empêcher les justiciables de se prévaloir d’une voie de recours disponible (voir, parmi beaucoup d’autres, Christodoulou c. Grèce, no 514/07, § 21, 16 juillet 2009 et ERFAR-AVEF c. Grèce, no 31150/09, §§ 41-42, 27 mars 2014).

28. La Cour rappelle, de surcroît, qu’elle a déjà eu l’occasion de se pencher sur la question de la notification des actes de procédure. Ainsi, elle a jugé que « le droit à un tribunal » comporte plusieurs aspects, dont le droit d’accès et l’égalité des armes, qui exige un juste équilibre entre les parties. Les règlementations relatives aux formalités pour former un recours ne devraient pas empêcher les justiciables d’utiliser une voie de recours disponible. L’effectivité du droit d’accès demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (voir l’arrêt S.C. Raisa M. Shipping S.R.L. c. Roumanie, no 37576/05, § 29, 8 janvier 2013 et la jurisprudence citée). Dans cette affaire, la Cour de cassation avait rejeté un pourvoi au seul motif que la notification par voie d’affichage, notification que le requérant prétendait n’avoir jamais reçu, était une modalité de notification prévue par la loi. La Cour a alors estimé que la Cour de cassation, faute d’avoir fait diligence suffisante pour s’assurer de la réception de la citation par la requérante, avait fait preuve d’un formalisme incompatible avec la lettre et l’esprit de l’article 6 § 1.

29. Enfin, la Cour a déjà considéré que le fait pour le Conseil d’Etat d’avoir rejeté un recours pour tardiveté, alors que les modalités d’exercice de ce recours, notamment quant à la computation du délai à observer ne présentaient pas une cohérence et une clarté suffisante, avait privé le requérant de son droit d’accès concret et effectif au Conseil d’Etat (de Geouffre de la Pradelle c. France, arrêt du 16 décembre 1992, série A no 253, §§34-35).

b) Application des principes au cas d’espèce

30. En l’espèce, la Cour relève que, selon l’article 4 du décret présidentiel no 267/1998 relatif à la procédure visant la désignation et la démolition des constructions illégales, tout intéressé peut former un recours gracieux contre le rapport de suivi dans un délai de trente jours à compter de la date de l’affichage de ce rapport sur la construction en cause. Elle note que, dans son arrêt du 9 avril 2008, le Conseil d’Etat a, en interprétant cet article, jugé que l’affichage du rapport de suivi constituait un moyen adéquat de notification du contenu du rapport à tout intéressé et que l’administration n’était pas obligée de notifier ce rapport personnellement aux propriétaires, possesseurs et entreprises chargées des travaux, du fait de leur nombre potentiellement élevé et de la difficulté probable à les identifier.

31. Sur le plan du principe, la Cour considère que les règles prévues par l’article 4 du décret sont énoncées de manière claire et présentent des avantages incontestables. Elles ont pour but d’assurer la stabilité de situations juridiques et d’alléger les formalités de mise en œuvre des décisions de l’administration, surtout lorsque celles-ci concernent des immeubles à propriétaires multiples.

32. Toutefois, la Cour relève que la cour administrative d’appel a, dans son arrêt du 28 décembre 2004, considéré dans la présente affaire que la notification du rapport de suivi par voie d’affichage, dont la réalité était prouvée par un document signé par deux fonctionnaires du service d’urbanisme, constituait un mode de notification adéquat qui faisait naître une présomption irréfragable de prise de connaissance du contenu du rapport par le requérant (paragraphe 13 ci-dessus).

33. La Cour rappelle qu’en matière civile, quoique dans un contexte différent, celui de la fixation de l’indemnité d’expropriation, elle avait considéré que la législation grecque pertinente – qui contenait une présomption irréfragable empêchant les requérants de faire valoir devant les juridictions internes leur droit à une indemnisation complète de la perte de leur propriété – était d’une rigidité excessive qui ne tenait aucun compte de la diversité des situations (Papachelas c. Grèce, arrêt du 25 mars 1999, § 53, Rapports des arrêts et décisions 1999-II et jurisprudence citée). La Cour estime que le même raisonnement peut s’appliquer lorsqu’un droit aussi essentiel que celui de l’accès à un tribunal se trouve en cause. Elle recherchera donc en l’espèce si certaines limites ont été franchies au détriment du requérant.

34. Elle observe que, dans l’arrêt du 31 décembre 2008 du Conseil d’Etat, une minorité de juges a, dans une opinion dissidente, énoncé que la présomption selon laquelle le délai de trente jours courait à compter de la date de l’affichage du rapport de suivi, car l’intéressé est présumé en avoir pris connaissance à cette date, devait pouvoir être combattue non seulement en cas de force majeure, mais également lorsque l’intéressé démontrait ne pas avoir eu connaissance du rapport de suivi en raison de faits objectifs qui rendaient impossible une telle prise de connaissance (paragraphe 19 ci-dessus).

35. La Cour marque son accord avec une telle approche qui permet d’éviter la rigidité excessive d’un système fondé sur une présomption irréfragable et de tenir compte de la diversité des situations et des empêchements réels à la prise de connaissance du rapport de suivi.

36. Elle note qu’en l’espèce le requérant avait des arguments sérieux à faire valoir – ce qu’il a du reste fait – pour essayer de démontrer qu’il ne lui avait pas été possible de respecter le délai de trente jours prévu par l’article 4 du décret. Elle relève que la cour d’appel, suivie en cela par la Cour de cassation, a toutefois estimé que la notification par voie d’affichage telle qu’effectuée en l’espèce était suffisante pour constituer le point de départ de ce délai.

37. Force est de constater que le requérant a commencé les travaux ordonnés dès le lendemain de la décision du 8 mai 2002 qui lui impartissait un délai de trente jours pour le faire. Le service d’urbanisme de la municipalité a procédé à la visite de suivi le 31 mai 2002, mais le rapport de suivi n’a été notifié par voie d’affichage que le 21 juin 2002, soit vingt jours plus tard. Si les travaux de démolition étaient bien en cours à la date du 31 mai, comme le précisait le rapport de suivi, il est fort probable que, le 21 juin 2002, ils étaient terminés ou du moins très avancés, compte tenu du délai fixé par la décision du 8 mai 2002. De l’avis de la Cour, les chances pour que le requérant ait pu prendre connaissance du rapport de suivi apposé sur un bâtiment qui était vraisemblablement démoli au 21 juin 2002 étaient très faibles.

38. La Cour estime qu’en rejetant comme tardive l’opposition du requérant, par le jeu de l’application d’une présomption qu’elles ont considérée comme irréfragable, les juridictions grecques n’ont pas répondu aux problèmes spécifiques soulevés par l’intéressé et qu’elles ont entravé de manière excessive son droit d’accès à un tribunal.

Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

Ivanova et Ivashova c. Russie du 26 janvier 2017 requêtes no 797/14 et 67755/14

Questions d’irrecevabilité de recours pour tardiveté

Mme Ivanova

La Cour estime donc qu’en l’espèce, Mme Ivanova n’a pas fait preuve de diligence en laissant s’écouler le délai fixé par le juge pour remédier aux irrégularités de sa demande. Elle considère dès lors que la décision prononçant l’extinction de l’instance n’était pas manifestement arbitraire et qu’elle n’a pas atteint le droit de la requérante à un tribunal. La Cour conclut par conséquent à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention concernant Mme Ivanova.

Mme Ivashova

La Cour est d’avis qu’en rejetant l’appel de Mme Ivashova pour tardiveté les juridictions internes ont procédé à une interprétation rigide du droit interne qui a eu pour conséquence de mettre à la charge de Mme Ivashova une obligation qu’elle n’était pas en mesure de respecter. Exiger l’introduction d’un recours dans un délai d’un mois, à compter de la date d’établissement d’une copie intégrale de la décision par le greffe du tribunal, revient à faire dépendre l’écoulement de ce délai d’un élément qui échappe totalement au pouvoir du justiciable. La Cour considère que le droit de recours aurait dû s’exercer à partir du moment où l’intéressée pouvait effectivement connaître la décision de justice en sa forme intégrale.

a) Principes généraux

41. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, lorsque de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s’y déroule doit présenter les garanties prévues à l’article 6 (Chatellier c. France, no 34658/07, § 35, 31 mars 2011).

42. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Mikulová c. Slovaquie, no 64001/00, § 52, 6 décembre 2005, et Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008).

43. En outre, le droit à un tribunal implique celui de recevoir une notification adéquate des décisions judiciaires, en particulier dans les cas où un appel doit être introduit dans un certain délai (Zavodnik c. Slovénie, no 53723/13, § 71, 21 mai 2015).

44. La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov c. Russie, no 4543/04, § 52, 1er avril 2010).

45.  Le droit d’action ou de recours doit s’exercer à partir du moment où les intéressés peuvent effectivement connaître les décisions judiciaires qui leur imposent une charge ou pourraient porter atteinte à leurs droits ou intérêts légitimes. S’il en allait autrement, les cours et tribunaux pourraient, en retardant la notification de leurs décisions, écourter substantiellement les délais de recours, voire rendre tout recours impossible. La notification, en tant qu’acte de communication entre l’organe juridictionnel et les parties, sert à faire connaître la décision du tribunal, ainsi que les fondements qui la motivent, le cas échéant pour permettre aux parties de recourir (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 37, CEDH 2000‑I).

46. L’article 6 de la Convention ne saurait être entendu comme comprenant une garantie pour les parties d’être notifiées d’une manière particulière, par exemple, par une lettre recommandée (Bogonos c. Russie (déc.), no 68798/01, 5 février 2004). Toutefois, la manière dont la décision de justice est portée à la connaissance d’une partie doit permettre de vérifier la remise de la décision à la partie ainsi que la date de cette remise (Soukhoroubtchenko c. Russie, no 69315/01, §§ 49-50, 10 février 2005, et Strijak c. Ukraine, no 72269/01, § 39, 8 novembre 2005).

b) Application de ces principes aux cas d’espèce

47. La Cour note que respectivement la demande de la première requérante et l’appel de la seconde requérante n’ont pas été examinés au motif que les intéressées ne les avaient pas introduit dans les délais impartis. Il n’incombe pas à la Cour de se substituer aux juridictions nationales dans l’interprétation de la loi nationale. Son rôle est limité à rechercher si cette interprétation est compatible avec la Convention (Georgiy Nikolayevich Mikhaylov, précité, § 53).

i. En ce qui concerne la première requérante, Mme Ivanova

48. La Cour constate que le tribunal ayant examiné la recevabilité de la demande introduite par la requérante a invité cette dernière à corriger les irrégularités de sa demande (paragraphe 7 ci-dessus). Elle observe que la requérante déclare n’avoir reçu cette décision du 22 avril 2013 que le 22 mai 2013, c’est-à-dire cinq jours après l’expiration du délai imparti à cet effet (paragraphe 8 ci‑dessus) et que le 22 mai 2013, le tribunal de district, constatant la réception tardive, avait fixé un nouveau délai, à savoir le 27 mai 2013 (paragraphe 9 ci-dessus). La requérante indique qu’elle n’a jamais reçu cette dernière décision du 22 mai 2013 (paragraphe 11 ci‑dessus). Le tribunal de district a alors prononcé l’extinction de l’instance (paragraphe 10 ci-dessus).

49. Même si la requérante conteste avoir reçu la décision du 22 mai 2013, la Cour estime néanmoins qu’elle en a eu connaissance. En effet, le juge national ne pouvait être informé de la réception tardive de sa décision du 22 avril 2013 ni proroger le délai imparti sans l’intervention de la requérante elle-même. Aux yeux de la Cour, la requérante avait nécessairement pris connaissance de ladite décision si elle a contacté le juge à ce sujet. En effet, la cour d’appel a relevé (paragraphe 12 ci-dessus) que la requérante en avait eu connaissance le jour même, le 22 mai 2013. La Cour ne voit aucun élément lui permettant de s’écarter de cette conclusion.

50. La Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux intéressés de faire toute diligence pour la défense de leurs intérêts (Teuschler c. Allemagne (déc.), no 47636/99, 4 octobre 2001). Elle estime que, en l’espèce, la requérante n’a pas fait preuve d’une telle diligence en laissant s’écouler le délai fixé par le juge pour remédier aux irrégularités de sa demande. Au demeurant, la requérante ne prétend pas que les instructions du juge étaient arbitraires, incompréhensibles ou déraisonnables (Shishkov c. Russie, no 26746/05, § 139, 20 février 2014).

51. La Cour considère dès lors que la décision prononçant l’extinction de l’instance, n’étant pas manifestement arbitraire, n’a pas atteint le droit à un tribunal dans sa substance. Partant, elle conclut à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention à l’endroit de Mme Ivanova.

ii. En ce qui concerne la seconde requérante, Mme Ivashova

52. La Cour relève tout d’abord que, pour interjeter appel, la loi nationale, telle qu’interprétée par la Cour suprême (paragraphe 26 ci‑dessus), accorde aux parties un délai d’un mois à partir de la rédaction du texte intégral de la décision.

53. La Cour constate que, en l’espèce, la date de la rédaction du texte intégral est sujette à controverse entre les parties. D’une part, le Gouvernement affirme que celui-ci a été finalisé le 25 février 2014, déposé au greffe du tribunal le 4 mars 2014 et que la requérante avait donc pu y avoir accès lors de son passage au greffe le 11 mars 2014 (paragraphes 14 et 37 ci-dessus). D’autre part, la requérante, qui s’est enquise à maintes reprises, notamment le 25 février, les 3 et 11 mars 2014, auprès du greffe du tribunal de la disponibilité du texte intégral, affirme qu’à chacune de ses visites le texte n’était toujours pas versé au dossier (paragraphes 15-17 et 36 ci-dessus). Elle ajoute que, à cette dernière date, le 11 mars 2014, le greffe avait refusé de lui fournir une copie intégrale de la décision au motif que celle-ci lui avait déjà été envoyée par la poste.

54. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas d’interpréter et d’appliquer le droit interne ni de trancher la question de savoir à quel moment une copie intégrale de la décision a été disponible au greffe du tribunal. Elle relève toutefois que la requérante a présenté un document concernant l’envoi postal de la décision selon lequel le greffe avait envoyé celle-ci le 7 mars 2014 et selon lequel cet envoi lui était parvenu le 25 mars 2014 (paragraphe 18 ci-dessus). Cette date de réception a en outre été confirmée par la cour d’appel (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour constate que, de son côté, le Gouvernement n’a pas réfuté cette thèse de la requérante en présentant, par exemple, un élément prouvant que la décision avait été mise à la disposition de la requérante à une date différente. Les modes d’envoi des décisions, tels que présentés par le Gouvernement (paragraphes 28 et 30 ci-dessus), ne permettent pas à la Cour de vérifier la date de réception desdites décisions.

55. La Cour note en outre que le Gouvernement n’a pas fourni d’informations quant à un éventuel système de notification aux parties visant à les informer que le texte finalisé était disponible au greffe. En l’espèce, la requérante a dû se renseigner à des intervalles réguliers auprès du greffe quant à la disponibilité de ce texte et, essuyant à chaque fois un refus, elle a formulé des demandes écrites, adressées au président du tribunal en vue d’avoir accès à son dossier civil (paragraphes 15 et 16 ci‑dessus). En outre, à défaut d’avoir obtenu le texte intégral un mois après l’audience du tribunal, le 18 mars 2014, la requérante a déposé une déclaration d’appel succincte afin de ne pas dépasser le délai imparti pour faire appel (paragraphe 19 ci-dessus).

56. La Cour considère dès lors que la requérante a entrepris toutes les démarches raisonnables pour obtenir le texte intégral de la décision et pour interjeter appel dans les délais impartis (voir, a contrario, Trukh c. Ukraine, no 50966/99, 14 octobre 2003, affaire dans laquelle le requérant n’a formulé aucune demande de copie intégrale de la décision, et Muscat c. Malte, no 24197/10, § 53, 17 juillet 2012, affaire dans laquelle le requérant n’a manifesté aucun intérêt pour le progrès de son recours pendant deux ans).

57. La Cour est d’avis que, en rejetant l’appel de la requérante pour tardiveté, les juridictions internes ont procédé à une interprétation rigide du droit interne qui a eu pour conséquence de mettre à la charge de la requérante une obligation que celle-ci n’était pas en mesure de respecter, même faisant preuve d’une diligence particulière. Exiger l’introduction d’un recours dans un délai d’un mois à compter de la date d’établissement d’une copie intégrale de la décision par le greffe du tribunal revient à faire dépendre l’écoulement de ce délai d’un élément qui échappe complètement au pouvoir du justiciable. Elle considère dès lors que le droit de recours devait s’exercer à partir du moment où l’intéressée pouvait effectivement connaître la décision de justice en sa forme intégrale (Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 26, 11 avril 2002, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov, précité, § 55).

58. Compte tenu de la gravité de la sanction qui a frappé la requérante pour non-respect du délai ainsi calculé, la Cour estime que la mesure contestée n’a pas été proportionnée au but de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit de la requérante d’avoir accès à un tribunal.

DUCEAU c. FRANCE du 30 juin 2016 requête 29151/11

Violation de l'article 6-1 pour refus d'examiner l'appel sur un plainte contre un huissier qui a commis un faux et usage. Le rejet d’un appel en raison du non-respect des formalités de désignation d’un nouvel avocat durant l’instruction a entravé l’exercice des droits de la défense

a) Sur le respect du contradictoire

32. La Cour constate d’emblée que la communication de la requête au Gouvernement a permis d’établir que le ministère public avait pris des réquisitions écrites concluant à l’irrecevabilité de l’appel tenant au défaut de qualité pour agir de Me L. Elle note par ailleurs que, conformément aux dispositions des articles 194 et 197 du code de procédure pénale (paragraphe 20 ci-dessus), d’une part, ces réquisitions ont effectivement été versées au dossier de la procédure, comme en atteste l’arrêt de la Cour de cassation, ce que ne conteste pas le requérant, et, d’autre part, elles étaient à la disposition des conseils des parties. L’avocat du requérant pouvait dès lors le consulter avant l’audience devant la chambre de l’instruction, voire, le cas échéant, en obtenir une copie à sa demande. Partant, indépendamment du fait que le requérant et son avocat, présents à l’audience de la chambre de l’instruction, auraient pu à nouveau prendre connaissance de ces réquisitions présentées oralement par le ministère public, la Cour estime que le requérant a été mis en mesure de s’exprimer dans des conditions satisfaisantes, de sorte que le principe du contradictoire n’a pas été méconnu de ce chef (voir, par exemple, Yvon c. France, no 44962/98, 24 avril 2003 et, a contrario, Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01, 65405/01 et 65407/01, 13 octobre 2005).

33. Il s’ensuit que l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été violé sur ce point.

b) Sur le droit d’accès à un tribunal

34. La Cour constate que le requérant se plaint essentiellement de ce que la décision d’irrecevabilité de son appel, en lien avec la désignation de son nouvel avocat, souffre d’un formalisme excessif.

35. Elle rappelle à ce titre que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (voir, entre autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II, et Walchli c. France, no 35787/03, § 28, 26 juillet 2007). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Nedzela c. France, no 73695/01, § 45, 27 juillet 2006, Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008, et Henrioud c. France, no 21444/11, § 56, 5 novembre 2015).

36. La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales. La réglementation relative aux formalités et aux délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, les règles en question, ou l’application qui en est faite, ne devraient pas empêcher le justiciable d’utiliser une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Barbier c. France, no 76093/01, § 26, 17 janvier 2006, et Poirot c. France, no 29938/07, §§ 38 et 45, 15 décembre 2011).

37. En l’espèce, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Reims a déclaré irrecevable l’appel formé par le requérant contre l’ordonnance de non-lieu du 29 juin 2009, sur le fondement de l’article 115 du code de procédure pénale. Ce texte prévoit les différentes modalités imposées pour porter à la connaissance des autorités judiciaires la désignation d’un nouvel avocat durant l’instruction, en fonction du lieu de résidence de la partie qui procède à cette désignation (paragraphe 20 ci-dessus).

38. Elle rappelle que le Gouvernement soutient que ces formalités permettent d’informer le juge d’instruction d’un changement d’avocat et poursuivent un but légitime, en offrant aux justiciables une certaine sécurité juridique, tout en leur assurant le respect des droits de la défense et leur représentation par un avocat (paragraphe 30 ci-dessus).

39. La Cour observe tout d’abord que l’application de l’article 115 du code de procédure pénale n’est pas systématique. Elle note en effet que la Cour de cassation a considéré comme valable une procédure dans laquelle ces formalités n’avaient pas été respectées, dès lors que cela n’avait pas porté atteinte aux intérêts de cette partie (paragraphe 22 ci-dessus).

40. En outre, elle constate que le juge d’instruction était parfaitement informé du changement d’avocat. De plus, et surtout, après avoir dans un premier temps jugé la désignation irrecevable, ce magistrat l’avait ensuite validée, ainsi qu’en attestent expressément les termes de son ordonnance du 29 juin 2009 (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour note d’ailleurs à ce titre que, dans son avis sur le pourvoi formé par le requérant, l’avocat général à la Cour de cassation a également souligné le fait que l’avocat du requérant était fondé à considérer que sa désignation était régulière, le juge d’instruction n’ayant rien trouvé à redire à la notification de sa désignation, alors qu’il l’avait critiquée une première fois (paragraphe 18 ci-dessus).

41. La Cour relève ainsi que la décision d’irrecevabilité de la cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation, a été de nature à entraver l’exercice des droits de la défense, le requérant et son avocat ne pouvant plus, à ce stade, régulariser une désignation validée par le juge d’instruction. De plus, compte tenu de la position de ce dernier dans son ordonnance du 29 juin 2009, constatant la validité de la désignation de Me L., le risque d’annulation de la procédure pour cause d’ambiguïté ou de confusion quant au nom de l’avocat chargé d’assister le requérant durant l’instruction avait nécessairement disparu.

42. Eu égard à ce qui précède, la Cour constate que le requérant a donc été privé d’un examen au fond de son recours. Elle estime que, dans les circonstances de l’espèce, où il avait notifié l’identité de son nouvel avocat au juge d’instruction et à son greffier, il s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour désigner un nouvel avocat durant l’instruction et, d’autre part, le droit d’accès au juge.

43. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Zoubida BARIK EDIDI contre l’Espagne du 19 mai 2016 requête 21780/13

Irrecevabilité, le recours interne introduit par la requérante, a été exercé en dehors des délais. La requérante est responsable du non examen de son recours.

36. La Cour note que les tribunaux espagnols (en particulier, le Tribunal suprême dans son arrêt du 2 novembre 2010) ont considéré que la voie appropriée pour les prétentions de la requérante était celle prévue aux articles 556 et suivants de la LOPJ et que, au regard de ces dispositions, la requérante avait formulé sa demande de façon tardive ; d’où la décision d’irrecevabilité rendue le 18 juillet 2011 par l’Audiencia Nacional.

37. À cet égard, la Cour constate que la requérante avait elle-même introduit initialement son recours d’alzada devant la chambre compétente en matière de fonctionnement interne des tribunaux (Sala de Gobierno) de l’Audiencia Nacional. Or, la procédure correspondante était clairement régie par les articles 556 et suivants de la LOPJ (paragraphe 26 ci-dessus).

38. La Cour note d’ailleurs que l’arrêt du Tribunal suprême du 2 novembre 2010 est non équivoque sur ce point. En particulier, l’arrêt a qualifié l’acte litigieux de « mesure de correction spéciale » au nombre de celles visées à l’article 557 de la LOPJ, qualification qui rendait applicable le régime de recours prévu à l’article 556 de la même loi ; à savoir, d’abord un recours à présenter devant le même tribunal, chargé du procès pénal (recours d’« audience en justice »), puis, en cas de rejet, un recours d’alzada devant la chambre compétente en matière de fonctionnement interne des tribunaux (Sala de Gobierno) de l’Audiencia Nacional.

39. Par conséquent, la requérante ne pouvait se prévaloir de l’article 59 du règlement relatif aux organes d’administration des tribunaux, disposition qui ne concernait que les recours introduits devant le CGPJ (paragraphe 25 ci-dessus).

40. La Cour relève que la requérante a emprunté deux chemins parallèles face au rejet de sa demande en nullité contre l’arrêt du Tribunal suprême.

41. L’un a consisté pour elle à saisir le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo, qui a été déclaré irrecevable par une décision du 17 septembre 2012.

42. L’autre a consisté pour elle à saisir à nouveau, le 16 mars 2011, l’Audiencia Nacional (Sala de Gobierno), qui a rejeté son recours par une décision du 18 juillet 2011, articulée comme suit :

– eu égard à l’arrêt rendu sur ce point par le Tribunal suprême entre-temps, l’Audiencia s’est cette fois-ci reconnue compétente pour examiner le dossier (revenant ainsi sur sa décision du 14 décembre 2009, par laquelle elle avait renvoyé le dossier au CGPJ) ;

– toutefois, en se référant aux articles 556 et suivants de la LOPJ, l’Audiencia a déclaré le recours irrecevable pour tardiveté, au motif qu’il avait été présenté largement après le délai de cinq jours prévus dans cet article.

43. Dans la mesure où la requérante, pour critiquer le rejet de son recours pour tardiveté, conteste l’applicabilité des dispositions de la LOPJ au cas d’espèce, il échet de constater que les juridictions internes s’étaient déjà prononcées considérant que ces dispositions étaient celles applicables à l’espèce, et qu’en dernier ressort le Tribunal constitutionnel, dans sa décision du 17 septembre 2012, jugea irrecevable le recours d’amparo de la requérante pour cause d’absence de violation d’un droit fondamental.

44. À cet égard, la Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter les faits et la législation interne (voir, mutatis mutandis, Bulut c. Autriche, 22 février 1996, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil 1997‑VIII, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil 1998‑I), et qu’il ne lui appartient pas de substituer sa propre appréciation des faits et du droit à la leur en l’absence d’arbitraire, sauf si et dans la mesure où celle-ci pourrait avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, entre autres, l’arrêt Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997‑VIII).

45. À la lumière des arguments qui précèdent, la Cour considère qu’ayant introduit tardivement le recours d’alzada dès le début de la procédure, la requérante s’est elle-même rendue responsable de la situation dont elle se plaint. En effet, son comportement a empêché les juridictions internes de se prononcer sur le fond de l’affaire. L’application des articles 556 et suivants de la LOPJ à l’espèce ne pouvant être considérée comme déraisonnable ou arbitraire, la Cour doit rejeter ce grief comme étant manifestement mal fondé, en application des articles 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

MEGGI CALA c. PORTUGAL du 2 février 2016 requête 24086/11

Violation de l'article 6-1 : le recours du requérant a été rejeté pour tardivité alors que la décision critiquée a été signifiée à son ancien avocat qui n'a pas justifié lui avoir transmis.

a) Principes généraux

35. Selon sa jurisprudence constante, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil 1998-I), le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, série A no 18, §§ 34 in fine et 35-36, et Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 91-93, CEDH 2001-V).

36. La Cour rappelle que le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil, 1998-V).

37. La Cour rappelle également que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause ; il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la Cour suprême, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Khalfaoui c. France, no 34791/97, CEDH 1999-IX).

38. La Cour rappelle en outre que la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 33, CEDH 2000-I).

39. À ce jour, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l’application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l’interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, de fait, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 69, CEDH 2002-IX, Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002‑IX, Viard c. France, no 71658/10, § 38, 9 janvier 2014).

b) Application aux faits de la cause

40. En l’espèce, le requérant estime que l’interprétation par la Cour suprême du dies a quo du délai imparti pour former un pourvoi en cassation l’a privé d’une voie de recours interne. La tâche de la Cour consiste donc à examiner si l’interprétation faite par la Cour suprême est de nature à avoir porté atteinte à la substance même du droit du requérant d’accéder à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

41. La Cour observe tout d’abord qu’au moment où la cour d’appel de Lisbonne a rendu son arrêt, le 21 septembre 2010, le requérant était représenté par un avocat qu’il avait mandaté dans le cadre de la procédure pénale. Le rapport de confiance sur lequel repose le mandat donné à l’avocat semble avoir été rompu en l’espèce, puisque le requérant a révoqué, le 14 novembre 2010, le mandat en question et qu’il a mandaté un nouvel avocat le 25 novembre 2010.

42. La Cour constate ensuite que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne a été notifié au premier avocat du requérant le 24 septembre 2010 et au requérant personnellement le 9 novembre 2010, ce que la Cour suprême a considéré comme établi dans son arrêt du 17 février 2011.

43. Pour ce qui est des modalités de notification, la Cour relève que l’article 425 § 6 du CPP énonce que l’arrêt d’un tribunal supérieur, c’est-à-dire d’une cour d’appel ou de la Cour suprême, doit être notifié au recourant, sans préciser s’il s’agit de l’accusé lui-même ou de son défenseur. Dans ses arrêts du 6 juin 2002, du 29 octobre 2003, du 20 avril 2006 et du 3 mai 2012, la Cour suprême a précisé que seuls les avocats ou les défenseurs d’office devaient recevoir notification des arrêts d’un tribunal devant lequel ils avaient déposé un recours, la question de la nécessité de la notification personnelle à l’accusé ne se posant, selon elle, que pour les jugements de première instance, conformément à l’article 113 § 9 du CPP (paragraphes 22, 23, 25 et 27 ci-dessus). La Cour note que cette jurisprudence part du principe que l’arrêt a été porté à la connaissance de l’accusé par son représentant, eu égard aux devoirs et obligations de ce dernier, comme l’indique l’arrêt du Tribunal constitutionnel no 59/99 du 2 février 1999.

44. S’agissant des situations exceptionnelles où un accusé conteste avoir été informé d’un arrêt par son avocat ou par son défenseur, le Tribunal constitutionnel a considéré, dans son arrêt nº 476/04 du 2 juillet 2004, confirmé par l’arrêt no 418/2005 du 4 août 2005, que l’interprétation des articles 113 § 9, 425 § 6 et 411 § 1 du CPP selon laquelle le délai pour introduire un pourvoi en cassation devant la Cour suprême courait à compter de la date de notification de l’arrêt au défenseur, indépendamment de sa notification à l’accusé, sans faire exception des cas où ce dernier n’avait pas eu connaissance de l’arrêt, n’était pas conforme à l’article 32 de la Constitution (paragraphe 29 ci-dessus). En outre, dans son arrêt no 275/06 du 2 mai 2006, le Tribunal constitutionnel a estimé que le dies a quo du délai pour former un pourvoi en cassation contre l’arrêt d’une cour d’appel était la date de notification de cet arrêt à l’avocat, sous réserve que le devoir de communication de ce dernier par rapport à celui qu’il représente n’ait pas été mis en cause (paragraphe 28 ci-dessus).

45. Compte tenu de la jurisprudence qui précède, il apparaît que la règle générale selon laquelle le délai pour introduire un pourvoi en cassation court à compter de la date de notification de l’arrêt à l’avocat ne saurait s’appliquer lorsque l’accusé allègue que celui-ci ne l’a pas informé de l’arrêt, sous peine de porter atteinte au droit de recours garanti par l’article 32 de la Constitution.

46. Dans la présente espèce, le requérant, dans son pourvoi en cassation, avait bien indiqué à la Cour suprême ne pas avoir été informé de l’arrêt de la cour d’appel et n’en avoir eu connaissance qu’au moment où il en avait eu personnellement notification, le 9 novembre 2010. Dans son arrêt du 17 février 2011, la Cour suprême a néanmoins rejeté la thèse du requérant au motif que son avocat de l’époque avait indiqué le contraire, faisant ainsi prévaloir sa parole sur celle du requérant sans qu’aucune preuve concrète n’ait été produite à cet égard. Il découle néanmoins de l’arrêt du Tribunal constitutionnel du 2 février 1999 (paragraphe 27 ci-dessus) que le conseil de l’accusé est tenu de porter la décision condamnatoire à la connaissance de son client. La Cour conclut de ce fait que la charge de la preuve retombe sur le conseil.

47. Il est vrai que, d’après l’arrêt de la Cour suprême du 7 décembre 2005, confirmé par son arrêt du 14 janvier 2009 (paragraphes 24 et 26 ci-dessus), il appartient à l’accusé de se plaindre et de prouver qu’il n’a pas eu connaissance de l’arrêt qu’il souhaite attaquer. Le droit interne fait ainsi peser sur l’accusé la charge de la preuve d’un fait négatif, ce qui aux yeux de la Cour, pourrait se révéler difficile, voire impossible. La Cour ne partage donc pas l’argument du Gouvernement sur ce point.

48. Pour ce qui est de l’interprétation du droit interne, la Cour suprême a considéré dans son arrêt que l’article 425 § 6 du CPP n’exigeait pas qu’un arrêt d’une cour d’appel fût notifié personnellement à l’accusé, faisant notamment référence à cet égard aux arrêts no 59/99 du 2 février 1999 et no 275/06 du 2 mai 2006 du Tribunal constitutionnel. Or, comme la Cour l’a relevé ci-dessus, ces arrêts ouvrent précisément une exception à la règle générale. L’interprétation faite par la Cour suprême des règles du droit interne en ce qui concerne la notification des arrêts d’une cour d’appel et du dies a quo pour former un pourvoi en cassation apparaît donc non seulement particulièrement rigoureuse, mais encore éloignée de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel.

49. Au vu de l’indépendance de la profession légale d’avocat à l’égard de l’État, la façon de conduire une affaire ne concerne que le prévenu et son conseil ; elle ne peut engager la responsabilité de l’État au regard de la Convention que dans des circonstances particulières (Siałkowska c. Pologne, no 8932/05, § 99, 22 mars 2007). Si elle a bien conscience qu’il appartient en premier lieu aux juridictions nationales de vérifier si les règles de recevabilité régissant l’exercice des recours internes ont été respectées par le justiciable, la Cour réaffirme cependant que la Convention ne garantit pas des droits théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi beaucoup d’autres, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 34, CEDH 1999-I). Eu égard aux circonstances de l’espèce, elle estime que l’interprétation particulièrement restrictive faite par la Cour suprême d’une règle de procédure et le non-respect de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel sur le sujet ont privé le requérant de son droit d’accéder à un tribunal en vue de faire examiner son pourvoi en cassation. Comme elle l’a rappelé au paragraphe 38 ci-dessus, l’article 6 § 1 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation, mais un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 de la Convention.

50. Partant, il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Raihani C. Belgique du 15 décembre 2015 requête 12019/08

Violation de l'article 6-1 : Le jour à partir duquel le délai est recevable est celui de la connaissance du jugement rendu par défaut. Le 1er juge a choisi la seconde retenue des allocations chômage car le jugement était alors connu du requérant. Le second juge a choisi la première retenue, alors que les causes n'étaient pas indiquées. Le requérant a su plus tard, pourquoi il subissait une retenue de ses allocations chômages. Ce flou quand au "dies a quo" n'est pas compatible avec le droit d'accès à un tribunal, prévu par la Convention.

30. Le requérant soutient que le tribunal de première instance a commis une confusion entre la date à laquelle le requérant a reçu le relevé de sa fiche des allocations de chômage, dans lequel il est fait mention d’une « retenue », d’une part, et la date où le requérant était censé prendre connaissance de la signification de ladite ordonnance, d’autre part, cette dernière date faisant courir le délai d’opposition. La simple mention « retenue » ne lui a pas permis de se douter de la signification d’une quelconque ordonnance, et ni l’Office national de l’emploi, ni aucune autre partie n’a fourni au requérant copie de cette ordonnance. C’est d’ailleurs cette circonstance qui l’a amené à contacter le bureau d’aide juridique afin de se voir désigner un avocat. Or, cet avocat n’a reçu copie de l’ordonnance litigieuse qu’en date du 29 août 2005, de sorte que le délai d’opposition d’un mois n’a pris cours que le 29 août 2005 et non le 12 juillet 2005, tel que retenu par le tribunal de première instance. L’opposition du 28 septembre 2005 a dès lors été formée dans les délais.

31. Le Gouvernement fait valoir que le délai d’opposition d’un mois prévu par le droit belge est raisonnable et conforme au but légitime de la sécurité juridique. Certes ce délai est prévu à peine de déchéance, mais il peut aussi être prorogé en cas de force majeure, comme ce fut le cas en l’espèce en raison de l’incarcération du requérant au Maroc, ce précisément dans le but d’assurer un rapport de proportionnalité entre l’objectif poursuivi et les moyens utilisés et d’éviter que le droit du justiciable à un tribunal ne soit, dans certaines circonstances, limité de manière telle qu’il s’en trouve atteint dans sa substance. Selon le Gouvernement, la retenue effectuée par l’Office national de l’emploi en date du 12 juillet 2005, et la mention y afférente sur le décompte des prestations de chômage, auraient dû mettre le requérant au courant de l’existence d’une condamnation, de sorte que le délai d’opposition a commencé à courir à cette date. Le Gouvernement admet que le requérant ne pouvait se douter immédiatement que la mention « retenue », inscrite sans autre précision sur son décompte de prestations de chômage, impliquait la signification d’une ordonnance. Toutefois il faut tenir compte du fait que le requérant a un niveau d’études universitaires et s’est adressé à un avocat alors qu’il y avait lieu de contacter les services de l’Office national de l’emploi pour connaître les motifs de la retenue opérée. À cela s’ajoute que le délai d’opposition fut encore prorogé jusqu’au 15 septembre 2005 en raison des vacances judiciaires. Dans ces circonstances, il faut considérer que le requérant a eu un délai raisonnable, après la prise de connaissance de l’ordonnance par défaut, pour introduire son opposition, et que d’éventuelles carences des avocats du requérant ne sauraient être imputées à l’État défendeur. Le Gouvernement conclut dès lors à l’absence de toute violation de l’article 6 de la Convention.

32. La Cour rappelle que le « droit à un tribunal » garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient en revanche à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle se doit de vérifier que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation au droit d’accès à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 55, CEDH 2010, Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, § 47, 29 juin 2011, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012).

33. La Cour rappelle aussi qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle à elle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour le dépôt des documents ou l’introduction des recours (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 33, CEDH 2000‑I, et Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 60, CEDH 2002‑IX). La réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent normalement s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Běleš et autres, précité, § 60, et Erfar-Avef c. Grèce, no 31150/09, § 41, 27 mars 2014). Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, et Miragall Escolano et autres, précité, § 36).

34. Le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir la substance de son litige tranchée par la juridiction compétente (RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 69, CEDH 2011 (extraits)). Le droit d’accès peut également se trouver atteint par l’existence de conditions de recevabilité de recours qui ne présentent pas une cohérence et une clarté suffisantes (De Geouffre de la Pradelle c. France, 16 décembre 1992, § 35, série A no 253‑B, et Santos Pinto c. Portugal, no 39005/04, § 44, 20 mai 2008).

35. En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté devant elle que les dispositions relatives aux formalités et aux délais à observer pour former opposition contre une décision rendue par défaut visent à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. La tâche de la Cour consiste dès lors à examiner si le motif du rejet de l’opposition formée par le requérant a privé ce dernier de son droit d’accès à un tribunal. À cette fin, la Cour doit examiner s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre la limitation ainsi imposée et les exigences de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice.

36. La Cour note que le requérant a été incarcéré le 29 novembre 2003 au Maroc, que cette circonstance fut qualifiée de force majeure, et donc d’impossibilité d’agir, dans le cadre de l’imputation du délai d’opposition, et qu’il n’est pas démontré que le requérant ait à un quelconque moment eu la possibilité d’avoir connaissance du contenu de l’ordonnance qui lui fut notifiée en date du 12 février 2004 et signifiée le 5 avril 2004.

37. La Cour relève en outre que le requérant, dès le moment où il a eu connaissance de l’existence d’une condamnation servant de titre aux retenues opérées, s’est adressé au bureau d’aide juridique afin d’obtenir la désignation d’un avocat l’assistant dans la défense de ses intérêts. Après que cet avocat, désigné le 14 juillet 2005, a été remplacé par un second avocat, le 17 août 2005, ce dernier s’est adressé au greffe de la justice de paix pour obtenir copie de la notification de l’ordonnance par défaut.

38. Dans ces circonstances, la Cour estime que le requérant a agi avec une diligence suffisante et qu’il ne saurait lui être reproché de ne pas avoir demandé à l’Office national de l’emploi de lui fournir une copie de l’ordonnance par défaut en cause.

39. La Cour observe que la loi belge, en sanctionnant de nullité l’acte d’opposition qui ne contient pas les moyens de l’opposant, présuppose que l’individu condamné par défaut ait effectivement pris connaissance du contenu de cette condamnation par défaut pour pouvoir l’attaquer utilement par la voie d’opposition.

40. En l’espèce, ce n’est que le 29 août 2005 que l’avocat du requérant, nouvellement désigné, eut copie de la notification du 12 février 2004. Il ne résulte pas du dossier que le requérant ait reçu avant le 29 août 2005 une copie de l’ordonnance même du 10 février 2004.

41. La Cour note que le juge de paix statuant sur l’opposition du requérant a, dans son jugement du 1er février 2006, fixé le point de départ du délai d’opposition au 5 août 2005, date de la seconde retenue opérée sur les allocations de chômage du requérant, alors que le tribunal de première instance de Liège, statuant dans son jugement du 19 avril 2007 sur l’appel interjeté par le requérant contre ledit jugement du 1er février 2006, fixa le dies a quo de ce même délai d’opposition au 12 juillet 2005, date à laquelle fut opérée la première retenue sur les allocations de chômage du requérant.

42. Il résulte de la divergence entre les décisions des juridictions de première instance et d’appel au sujet du point de départ du délai d’opposition que cette question était sujette à des appréciations diverses. Le résultat en est que le requérant, après avoir reçu un jugement de première instance qui faisait courir le délai jusqu’au 5 septembre 2005, a appris par le jugement d’appel que le délai avait couru jusqu’au 15 septembre 2005, toutefois toujours pas assez longtemps pour que son opposition, formée le 28 septembre 2005, soit déclarée recevable.

43. Quant à la date retenue par la juridiction d’appel comme point de départ du délai, à savoir celle où la première retenue avait été effectuée sur les allocations de chômage, la Cour note que cette date était mentionnée sur le décompte des prestations de chômage. Le Gouvernement ne conteste pas que le décompte ne faisait pas apparaître la cause de la retenue, à savoir l’existence d’un jugement autorisant une délégation de sommes. Par ailleurs, pour obtenir une copie de l’ordonnance, le requérant a dû entreprendre encore d’autres démarches.

44. Il s’ensuit que la fixation du point de départ du délai d’opposition a été entourée en l’espèce d’un double manque de clarté. D’une part, la détermination de l’événement à prendre en compte pour faire courir le délai dépendait d’une évaluation qui pouvait donner lieu à des conclusions différentes, et qui a effectivement donné lieu à des conclusions divergentes de la part des juridictions qui se sont occupées de l’affaire. D’autre part, la date finalement retenue était une date à laquelle le requérant ne devait pas nécessairement savoir qu’il existait un jugement qui lui était défavorable et contre lequel il pouvait former une opposition. La Cour estime que, dans ces conditions, l’application des règles relatives au délai pour faire opposition n’a pas permis au requérant de se rendre compte en temps utile de ce que le délai commençait à courir à partir du 12 juillet 2005 et qu’il allait expirer le 15 septembre 2005.

45. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’en déclarant irrecevable l’opposition introduite le 28 septembre 2005, les juridictions nationales n’ont pas respecté le rapport raisonnable de proportionnalité entre le but visé et les moyens utilisés. Eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, le requérant n’a donc pas bénéficié d’un droit d’accès concret et effectif au tribunal devant lequel il pouvait former une opposition.

46. Par conséquent, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

MARKOVIC ET AUTRES c. Italie requête 1398/03 du 14 décembre 2006

99.  Toutefois, ce droit n’est pas absolu. Il peut être soumis à des restrictions légitimes, tels des délais légaux de prescription, des ordonnances prescrivant le versement d’une caution judicatum solvi, des réglementations concernant les mineurs ou les handicapés mentaux (arrêts Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, §§ 51-52, Recueil 1996-IV ; Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni , 13 juillet 1995, §§ 62-67, série A no 316-B, et Golder, précité, § 39). Lorsque l’accès de l’individu au juge est restreint par la loi ou dans les faits, la Cour examine si la restriction touche à la substance du droit et, en particulier, si elle poursuit un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93). Si la restriction est compatible avec ces principes, il n’y a pas violation de l’article 6 (arrêt Z et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 92-93).

FAYED c. Royaume-Uni Requête no 17101/90 du 21 septembre 1994

65.   La Cour l’a dit dans l’arrêt Golder: "(...) l’article 6 par. 1 (art. 6-1) garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. Il consacre de la sorte le ‘droit à un tribunal’, dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect" (loc. cit., p. 18, par. 36). Ce droit à un tribunal "ne vaut que pour les ‘contestations’ relatives à des ‘droits et obligations’ - de caractère civil - que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne; [l’article 6 par. 1] (art. 6-1) n’assure par lui-même aux ‘droits et obligations’ (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des Etats contractants" (voir, entre autres, l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, série A no 98, pp. 46-47, par. 81, et l’arrêt Powell et Rayner c. Royaume-Uni du 21 février 1990, série A no 172, p. 16, par. 36).

Qu’une personne ait, au plan interne, une prétention pouvant donner lieu à une action en justice peut dépendre non seulement du contenu matériel, à proprement parler, du droit de caractère civil en cause tel que le définit le droit national, mais encore de l’existence de barrières procédurales (procedural bars) empêchant ou limitant les possibilités de saisir un tribunal de plaintes potentielles. Dans cette dernière catégorie d’affaires, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) peut trouver à s’appliquer jusqu’à un certain point. Certes, les organes de la Convention ne sauraient créer, par voie d’interprétation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), un droit matériel de caractère civil n’ayant aucune base légale dans l’Etat concerné. Toutefois, par exemple, qu’un Etat puisse sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité civile de larges groupes ou catégories de personnes ne se concilierait pas avec la prééminence du droit dans une société démocratique ni avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 par. 1 (art. 6-1) - les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge (voir la décision de la Commission du 9 octobre 1984 sur la recevabilité de la requête no 10475/83, Dyer c. Royaume-Uni, Décisions et rapports 39, pp. 261-262).

La Cour a, quant à elle, énoncé les principes pertinents en ces termes:

"a) Le droit d’accès aux tribunaux, garanti par l’article 6 par. 1 (art. 6-1), n’est pas absolu; il se prête à des limitations implicitement admises car il ‘appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus’.

b) En élaborant pareille réglementation, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention; elle doit se convaincre que les limitations appliquées ne restreignent pas l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même.

c) En outre, pareille limitation ne se concilie avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1) que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé."

(arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 71, par. 194, citant l’arrêt Ashingdane c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A no 93, pp. 24-25, par. 57)

Ces principes traduisent le processus, inhérent à la mission que la Convention assigne à la Cour, consistant à maintenir un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, entre autres, l’arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, par. 69).

ASHINGDANE c. Royaume-Uni requête 8225/78 du 28 mai 1985

57.   En soi, cela ne satisfait pas nécessairement aux impératifs de l’article 6 par. 1 (art. 6-1): encore faut-il constater que le degré d’accès procuré par la législation nationale suffisait pour assurer à l’individu le "droit à un tribunal", eu égard au principe de la "prééminence du droit" dans une société démocratique (arrêt Golder précité, série A no 18, pp. 16-18, par. 34-35, et paragraphe 92 du rapport de la Commission en l’espèce).

Bien entendu, le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il "appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus" (même arrêt, p. 19, par. 38, citant celui du 23 juillet 1968 en l’affaire "linguistique belge", série A no 6, p. 32, par. 5). En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 23, par. 49).

58. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même (arrêts Golder et "linguistique belge" précités, ibidem; voir aussi l’arrêt Winterwerp précité, série A no 33, pp. 24 et 29, par. 60 et 75). En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1) que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

L'ARBITRAGE QUI NE PEUT PAS ÊTRE CONTESTÉ DEVANT UN TRIBUNAL

Décision Tabbane c. Suisse du 24 mars 2016 requête no 41069/12

Irrecevabilité : L’impossibilité de recourir devant un tribunal contre la sentence rendue par un tribunal de la Cour internationale d’arbitrage n’a pas violé la Convention

La Cour constate que M. Tabbane, en exerçant sa liberté contractuelle, a signé une convention d’arbitrage avec la société Colgate qui contenait une clause pour résoudre les litiges qui pourraient surgir. En concluant ce compromis d’arbitrage, M. Tabbane a expressément et librement renoncé à la possibilité de soumettre les litiges à un tribunal ordinaire. Il n’existe aucune indication que M. Tabbane ait agi sous la contrainte.

Interprétant la volonté des parties, le Tribunal fédéral est arrivé à la conclusion que celles-ci ont exclu tout recours contre la sentence arbitrale. Cette renonciation était entourée d’un minimum de garanties. Ainsi, M. Tabbane a pu élire un arbitre de son choix qui, de concert avec les deux autres arbitres, a choisi le lieu du siège d’arbitrage à Genève de sorte que le droit suisse régit l’arbitrage. La Cour observe que le Tribunal fédéral a entendu M. Tabbane et qu’il a pris en compte tous les éléments factuels et juridiques objectivement pertinents pour la résolution du litige. L’arrêt du Tribunal fédéral s’avère dûment motivé de sorte qu’aucune apparence d’arbitraire ne puisse être décelée.

En ce qui concerne la question de savoir si la possibilité de renoncer à recourir contre la sentence arbitrale ne viole pas l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour rappelle que la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis ni n’autorise à se plaindre d’une disposition de droit interne parce qu’il semblerait – sans que le requérant n’en ait directement subi les effets – qu’elle enfreint la Convention. La Cour note que l’article 192 de la loi fédérale sur le droit international privé qui stipule l’engagement des parties de renoncer à tout recours contre la sentence rendue par l’arbitrage reflète un choix de politique législative qui répond au souhait du législateur suisse d’augmenter l’attractivité et l’efficacité de l’arbitrage international en Suisse.

La Cour conclut que la restriction du droit d’accès à un tribunal a poursuivi un but légitime, à savoir la mise en valeur de la place arbitrale de la Suisse, tout en respectant la liberté contractuelle de M. Tabbane et ne saurait être considérée comme disproportionnée. Le droit d’accès de M. Tabbane à un tribunal n’a pas été atteint dans sa substance même.

Son grief relatif à la privation d’accès à un tribunal en Suisse pour contester la procédure d’arbitrage est donc mal fondé et doit être rejeté.

En ce qui concerne le refus du tribunal arbitral d’ordonner une expertise à la demande de M. Tabbane et le refus du Tribunal fédéral de prendre en compte certains de ses arguments, la Cour souligne que le tribunal arbitral a considéré que la société Colgate avait déjà produit les preuves

financières d’un expert et qu’il suffisait de permettre à l’expert privé de M. Tabbane d’obtenir l’accès aux mêmes documents comptables que ceux utilisés par l’expert de la société Colgate.

Compte tenu du fait que M. Tabbane a eu accès aux documents litigieux, il n’apparaît pas qu’il ait été placé dans une situation de net désavantage par rapport à la société Colgate.

Le grief de M. Tabbane relatif au refus du tribunal arbitral d’ordonner une expertise à sa demande est manifestement mal fondé et doit être rejeté.

La Cour à l’unanimité déclare la requête irrecevable.

LA PROCEDURE DU VIH EN FRANCE LA COMMISSION D'INDEMNISATION

NE DOIT PAS EMPECHER LE RECOURS JUDICIAIRE

Bellet c. France du 04 décembre 1995 Hudoc 534 requête 23805/94

Le requérant a accepté l'indemnisation de l'Etat pour la contamination par voie sanguine du virus du V.I.H mais il s'est gardé la possibilité d'assigner le F.N.T.S devant les juridictions civiles; celles-ci ont considéré que le requérant avait accepté une réparation et que son accord lui interdisait toute autre demande devant une juridiction:

 "La Cour n'a pas à apprécier en soi le système français () elle se bornera donc, autant que possible, à examiner les problèmes concrets dont elle se trouve saisie () Si elle n'a pas qualité pour substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales quant à l'application du droit interne, il lui appartient de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. A cette fin, elle doit néanmoins se pencher sur les dispositions de la loi du 31/12/1991 dans la mesure où les limitations du droit d'accès résultent des modalités d'exercice des recours offerts.

Le fait d'avoir pu emprunter les voies de recours internes mais seulement pour entendre déclarer ses déclarations irrecevables par le jeu de la loi ne satisfait pas toujours aux impératifs de l'article 6§1 encore faut-il que le degré d'accès procuré par la législation nationale suffise pour assurer à l'individu le "droit à un tribunal" eu égard au principe de prééminence du droit dans une société démocratique. L'effectivité du droit d'accès demande qu'un individu jouisse d'une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits.

"Au total, le système ne présentait pas une clarté et des garanties suffisantes pour éviter un malentendu quant aux modalités d'exercice des recours offerts et aux limitations découlant de leur exercice simultané"

F.E contre France du 30 octobre 1998; Hudoc 1014; requête 38212/97

Le requérant subit la même situation juridique que Monsieur Bellet

"FE pouvait donc raisonnablement croire à la possibilité de poursuivre devant les juridictions civiles une action parallèle à sa demande d'indemnisation présentée au fond, même après acceptation de l'offre de ce dernier. En effet, compte tenu de la situation dans laquelle se trouvait le requérant, on ne saurait lui reprocher de ne pas avoir opposé un refus à une solution qui parait au plus pressé puisqu'il était en droit de penser que la loi, en cas d'acceptation de l'offre, n'avait pas entendu supprimer la possibilité de recours des victimes contre les responsabilités éventuelles.

Au total, à la date de l'acceptation de l'offre, le système n'était pas suffisamment clair et ne présentait pas les garanties suffisantes pour éviter un malentendu quant aux modalités d'exercice des recours offerts et aux limitations découlant de leur exercice simultané"

Lagrange contre France du 10 octobre 2000; Hudoc 1910; requête n° 39485/98

concernant toujours la procédure de réparation du V.I.H:

"Comme dans les affaires Bellet et F.E, la Cour  recherchera si les dispositions de la loi offraient aux requérants les garanties suffisantes pour éviter un malentendu quant aux modalités d'exercice des recours offerts et aux limitations découlant de leur exercice simultané ()

La perception par le requérants du système doit s'apprécier au moment où ils ont accepté l'offre du fonds. A cet égard, la Cour estime que ni le texte de la loi du 31/12/1991, ni ses travaux préparatoires ne leur permettaient d'anticiper les conséquences juridiques que le tribunal de Grande Instance de Paris allait déduire de leur acceptation de l'offre, en d'autres termes de savoir que leur acceptation de l'offre de fonds en date du 26 novembre 1992 pouvait avoir pour effet de les priver de leur intérêt à agir contre les responsables de la contamination afin d'obtenir une indemnisation d'un montant supérieur à celle allouée par le fond. En outre, il est manifeste qu'à l'occasion de l'acceptation de l'offre, ils n'avaient pas caché leur volonté de conserver leur droit d'exercer toute action contre tout tiers responsable, comme le démontrent leurs courriers du 26 novembre 1992 quant à l'arrêt de la Cour de Cassation dans l'affaire Bellet, où pour la première fois elle a pris position sur la question de savoir si une personne ayant accepté l'offre d'indemnisation du fonds conservait un intérêt à agir devant les tribunaux, la Cour relève qu'il a été rendu le 26/01/1994 tandis que les requérants ont accepté l'offre le 26/12/1992"

JURISPRUDENCE FRANCAISE

Avis du Conseil d'Etat n° 343823 du 18 mai 2011

L'ONIAM rembourse amiablement les porteurs du virus du Sida contaminés par une transfusion.

Le Conseil d'Etat (section du contentieux, 5e et 4e sous-sections réunies),
Sur le rapport de la 5e sous-section de la section du contentieux,
Vu l'arrêt du 11 octobre 2010, enregistré au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 15 octobre 2010, par lequel la cour administrative d'appel de Paris, avant de statuer sur la requête de l'Etablissement français du sang tendant, d'une part, à l'annulation du jugement du 22 avril 2008 du tribunal administratif de Paris en tant qu'il l'a condamné à indemniser le préjudice économique subi par M. Oulabbi qui serait consécutif à sa contamination par le virus de l'hépatite C et à rembourser à la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme la moitié du coût de la pension d'invalidité servie à l'intéressé à partir de 2004 et le capital représentatif de celle-ci et, d'autre part, à ce que soit limitée à 7,6 % sa contribution à la pension servie à M. Oulabbi, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette requête au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes
1° Les dispositions de l'article 67 de la loi du 17 décembre 2008 et leurs décrets d'application du 11 mars 2010 qui, à compter du 1er juin 2010, confient à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) aux lieu et place de l'Etablissement français du sang (EFS) l'indemnisation des victimes de préjudices résultant de la contamination par le virus de l'hépatite C causée par une transfusion de produits sanguins ou une injection de médicaments dérivés du sang, sans indiquer expressément que cette substitution s'opère au nom de la solidarité nationale, font-elles obstacle à l'exercice, par les tiers payeurs, d'un recours subrogatoire à l'encontre dudit office ?
2° Dans l'affirmative, y-a-t-il lieu de maintenir en cause d'appel l'EFS pour statuer ce que de droit sur le recours subrogatoire des tiers payeurs ?
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 18 février 2011, présentée pour l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 23 février 2011, présenté pour l'Etablissement français du sang ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le code de la sécurité sociale ;
Vu le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;
Vu l'ordonnance n° 59-76 du 7 janvier 1959 ;
Vu la loi n° 85-677 du 5 juillet 1959 ;
Vu la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 ;
Vu la loi n° 2008-1330 du 17 décembre 2008 ;
Vu le décret n° 2010-251 du 11 mars 2010 ;
Vu le décret n° 2010-252 du 11 mars 2010 ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de M. Frédéric Desportes, chargé des fonctions de maître des requêtes ;
― les observations de la SCP Piwnica, Molinié, avocat de l'Etablissement français du sang et de la SCP Roger, Sevaux, avocat de l'Office national de l'indemnisation des accidents médicaux, des affections ioatrogènes et des infections nosocomiales ;
― les conclusions de Mme Sophie-Justine Lieber, rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de l'Etablissement français du sang, et à la SCP Roger, Sevaux, avocat de l'Office national de l'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales,
Rend l'avis suivant :
I. ― L'article L. 1142-22 du code de la santé publique relatif à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) énonce, en son premier alinéa, que cet établissement public à caractère administratif de l'Etat est chargé de l'indemnisation, « au titre de la solidarité nationale », de certains dommages, définis par la loi, causés par un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale. En son deuxième alinéa, le même article dispose, dans sa rédaction issue des dispositions de l'article 67 de la loi du 17 décembre 2008, que l'ONIAM est également chargé, conformément à l'article L. 1221-14 du code de la santé publique issu des mêmes dispositions, de l'indemnisation, antérieurement assurée par l'Etablissement français du sang (EFS), des victimes de préjudices résultant de la contamination par le virus de l'hépatite C (VHC) causée par une transfusion de produits sanguins ou une injection de médicaments dérivés du sang.
L'article L. 1221-14 organise la procédure d'indemnisation amiable de ces victimes par l'ONIAM selon des règles inspirées pour l'essentiel de celles prévues par les articles L. 3122-1 et suivants pour l'indemnisation des victimes d'une contamination transfusionnelle par le virus d'immunodéficience humaine. En vertu du troisième alinéa de l'article L. 1221-14, qui renvoie aux dispositions du deuxième alinéa de l'article L. 1142-17 du code de la santé publique applicables à l'indemnisation, au titre de la solidarité nationale, des dommages résultant d'un accident médical, d'une affection iatrogène ou d'une infection nosocomiale, l'office adresse à la victime ou à ses ayants droit une offre d'indemnisation indiquant l'évaluation retenue, pour chaque chef de préjudice « ainsi que le montant des indemnités qui reviennent à la victime, ou à ses ayants droit, déduction faite des prestations énumérées à l'article 29 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 précitée, et plus généralement des indemnités de toute nature reçues ou à recevoir d'autres débiteurs du chef du même préjudice ». L'article L. 1221-14 comporte par ailleurs, en son deuxième alinéa, des dispositions relatives à la preuve de l'origine de la contamination, aux termes desquelles « l'office recherche les circonstances de la contamination, notamment dans les conditions prévues à l'article 102 de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ». Cet article dispose que, en cas de contestation relative à l'imputabilité d'une contamination par le VHC, il incombe au demandeur d'apporter « des éléments qui permettent de présumer que cette contamination a pour origine une transfusion de produits sanguins labiles ou une injection de médicaments dérivés du sang » et à la partie défenderesse, au vu de ces éléments, « de prouver que cette transfusion ou cette injection n'est pas à l'origine de la contamination », le doute profitant au demandeur. En application des dispositions combinées des articles L. 1221-14, alinéa 7, et L. 3122-4, l'ONIAM peut exercer un recours subrogatoire contre l'établissement de transfusion sanguine « responsable du dommage », à condition, d'une part, que le dommage soit imputable à une faute de celui-ci et que, d'autre part, sauf dans le cas où la contamination trouve son origine dans une violation ou un manquement mentionnés à l'article L. 1223-5, l'établissement soit couvert par une assurance.
Aux termes, enfin, des dispositions transitoires, figurant au IV de l'article 67 de la loi du 17 décembre 2008 : « L'ONIAM se substitue à l'EFS dans les contentieux en cours au titre des préjudices mentionnés à l'article L. 1221-14 du code de la santé publique n'ayant pas donné lieu à une décision irrévocable ». L'ensemble des dispositions issues de l'article 67 de la loi du 17 décembre 2008 est entré en vigueur le 1er juin 2010.
II. ― Pour sa part, le deuxième alinéa de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, qui trouve application lorsque, sans entrer dans les cas régis par les dispositions législatives applicables aux accidents du travail, la lésion dont l'assuré social ou son ayant droit est atteint est imputable à un tiers dispose que : « Les caisses de sécurité sociale sont tenues de servir à l'assuré ou à ses ayants droit les prestations prévues par le présent livre, sauf recours de leur part contre l'auteur responsable de l'accident (...) ».
Des dispositions semblables figurent au I de l'article 1er de l'ordonnance du 7 janvier 1959 relative aux actions en réparation civile de l'Etat et de certaines autres personnes publiques.
Enfin, les dispositions de l'article 29 de la loi du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation, applicables en vertu de l'article 28 de la même loi aux relations entre le tiers payeur et la personne tenue à réparation d'un dommage résultant d'une atteinte à la personne, quelle que soit la nature de l'événement ayant occasionné ce dommage, énumèrent la liste des prestations versées à la victime ouvrant droit à un recours contre la personne tenue à réparation ou son assureur.
III. ― Il résulte des dispositions du deuxième alinéa de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale et du I de l'article 1er de l'ordonnance du 7 janvier 1959, ainsi que des articles 28 et 29 de la loi du 5 juillet 1985, que les recours des tiers payeurs, subrogés dans les droits d'une victime d'un dommage qu'ils indemnisent, s'exercent à l'encontre des auteurs responsables de l'accident.
En confiant à l'ONIAM, établissement public à caractère administratif de l'Etat placé sous la tutelle du ministre chargé de la santé, la mission d'indemniser, selon une procédure amiable exclusive de toute recherche de responsabilité, les dommages subis par les victimes de contamination transfusionnelle par le VHC dans la mesure où ces dommages ne sont pas couverts par les prestations versées par les tiers payeurs et sans préjudice de l'exercice par l'office d'un recours subrogatoire contre « la personne responsable », le législateur a institué aux articles L. 1142-22 et L. 1221-14 du code de la santé publique un dispositif assurant l'indemnisation des victimes concernées au titre de la solidarité nationale. Il s'ensuit que, dans l'exercice de la mission qui lui est confiée par ces articles, l'ONIAM est tenu d'indemniser à ce titre et non en qualité d'auteur responsable. Ni la circonstance que le législateur n'ait pas expressément indiqué que l'ONIAM intervenait en ce cas au titre de la solidarité nationale ni le fait qu'il ait maintenu les règles de preuve prévues par l'article 102 de la loi du 4 mars 2002 ne sauraient remettre en cause la nature de l'intervention de l'ONIAM telle qu'elle résulte de l'économie générale du dispositif applicable, au demeurant semblable à celui prévu par la loi pour l'accomplissement par l'ONIAM d'autres missions d'indemnisation assurées expressément au titre de la solidarité nationale.
Il résulte de ce qui précède que les tiers payeurs ayant versé des prestations à la victime d'un dommage entrant dans les prévisions de l'article L. 1221-14 ne peuvent exercer contre l'ONIAM le recours subrogatoire prévu par les articles L. 376-1 du code de la sécurité sociale, 1er de l'ordonnance du 7 janvier 1959 et 29 de la loi du 5 juillet 1985.
IV. ― En application de ces articles, les tiers payeurs peuvent en revanche exercer leur recours subrogatoire contre l'EFS en sa qualité de responsable du dommage. A cet égard, il se déduit des dispositions combinées des articles L. 1221-14, alinéa 7, et L. 3122-4 du code de la santé publique, relatives au recours subrogatoire ouvert à l'ONIAM, que, lorsque l'indemnisation de la victime d'une contamination transfusionnelle par le VHC est assurée au titre de la solidarité nationale, le législateur a entendu que la responsabilité de l'EFS ne puisse être recherchée par l'ONIAM et les tiers payeurs subrogés dans les droits de la victime que dans les cas où, conformément aux dispositions des articles précités, le dommage est imputable à une faute de l'établissement de transfusion sanguine et à condition, en principe, que celui-ci bénéficie de la couverture d'une assurance.
V. ― Toutefois, il résulte des dispositions du IV de l'article 67 de la loi du 17 décembre 2008 selon lesquelles l'ONIAM se substitue à l'EFS dans les procédures tendant à l'indemnisation des préjudices mentionnés à l'article L. 1221-14, en cours à la date d'entrée en vigueur de cet article et n'ayant pas donné lieu à une décision irrévocable, que le législateur a entendu, dans ces procédures, substituer l'ONIAM à l'EFS tant à l'égard des victimes que des tiers payeurs. Il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu de maintenir en cause l'EFS dans les procédures concernées pour qu'il soit statué sur le recours de ces derniers.
Le présent avis sera notifié à la cour administrative d'appel de Paris, à M. Mohamed Oulabbi, à Mme Aïcha Oulabbi, à l'Etablissement français du sang, à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales et à la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme.
Copie en sera adressée pour information au ministre du travail, de l'emploi et de la santé.
Il sera publié au Journal officiel de la République française.

LES JOIES DE L'ONIAM : QUI PAIE LES CONDAMNATIONS POUR TRANSFUSION DU VIRUS HÉPATITE C ?

L'accès à un régime d'indemnisation non juridictionnel et juridictionnel lors d'un accident médical causé dans un hôpital public

Conseil d'Etat section du contentieux, 5e et 4e sous-sections réunies Avis n° 360280 du 17 septembre 2012

Le Conseil d'Etat (section du contentieux, 5e et 4e sous-sections réunies),
Sur le rapport de la 5e sous-section de la section du contentieux,
Vu le jugement n° 1112149/6-1 du 15 juin 2012, enregistré au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 15 juin 2012, par lequel le tribunal administratif de Paris, avant de statuer sur la demande de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), subrogé en application des articles L. 1142-15 et L. 1142-17 dans les droits de Mme Séverine Wagner, tendant à la condamnation de l'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP) à lui verser différentes indemnités, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :
1° La circonstance que la victime d'un dommage médical indemnisé par l'ONIAM en application des dispositions de l'article L. 1142-15 ou de l'article L. 1142-17 du code de la santé publique n'ait pas contesté, dans le délai de recours contentieux, la décision de rejet opposée à sa demande indemnitaire préalable par l'établissement public de santé responsable du dommage rend-elle irrecevable, devant le juge administratif, le recours subrogatoire que les mêmes dispositions ouvrent à l'ONIAM contre ledit responsable ?
2° L'ONIAM, saisi d'une demande d'indemnisation d'un dommage médical sur le fondement des dispositions de l'article L. 1142-15 ou de l'article L. 1142-17 du code de la santé publique, est-il toujours tenu d'indemniser la victime, quand bien même celle-ci n'aurait pas contesté, dans le délai de recours contentieux, la décision de rejet opposée à sa demande indemnitaire préalable par l'établissement public de santé responsable du dommage ?
3° La circonstance que la victime d'un dommage n'ait pas contesté, dans le délai de recours contentieux, la décision de rejet opposée à sa demande indemnitaire préalable par la personne publique responsable du dommage rend-elle irrecevable la demande présentée par une caisse de sécurité sociale, dans le cadre de la subrogation prévue par les dispositions de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, tendant à ce que cette personne publique soit condamnée à lui rembourser les débours correspondant aux prestations qu'elle a servies dans l'intérêt de la victime ?
Vu les observations, enregistrées le 22 août 2012, présentées pour l'ONIAM ;
Vu les observations, enregistrées le 3 septembre 2012, présentées par l'Assistance publique-hôpitaux de Paris ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la santé publique, modifié notamment par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 ;
Vu le code de la sécurité sociale ;
Vu le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de Mme Domitille Duval-Arnould, maître des requêtes en service extraordinaire ;
― les observations de la SCP Roger, Sevaux, avocat de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales ;
― les conclusions de Mme Fabienne Lambolez, rapporteur public ;
― la parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Roger, Sevaux, avocat de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales,
Rend l'avis suivant :

I. ― Sur les deux premières questions posées par le tribunal administratif de Paris :
1. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a créé une procédure de règlement amiable des litiges relatifs aux accidents médicaux, aux affections iatrogènes et aux infections nosocomiales graves, confiée aux commissions régionales de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (CRCI) et à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), selon des modalités fixées aux articles L. 1142-5 et suivants du code de la santé publique.
2. La CRCI peut être saisie par toute personne s'estimant victime d'un dommage imputable à une activité de prévention, de diagnostic ou de soins, ou par les ayants droit d'une personne décédée à la suite d'un acte de prévention, de diagnostic ou de soins, et cette saisine « suspend les délais de prescription et de recours contentieux jusqu'au terme de la procédure » en vertu du dernier alinéa de l'article L. 1142-7 du même code.
3. Lorsque les dommages subis présentent un certain caractère de gravité, prévu au II de l'article L. 1142-1 et fixé à l'article D. 1142-1, la commission émet, en application du premier alinéa de l'article L. 1142-8, « un avis sur les circonstances, les causes, la nature et l'étendue des dommages ainsi que sur le régime d'indemnisation applicable ». Si la commission estime que le dommage engage la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé, il résulte de l'article L. 1142-14 que l'assureur de la personne considérée comme responsable adresse à la victime, dans un délai de quatre mois, une offre d'indemnisation. Enfin l'article L. 1142-15 prévoit que, si l'assureur s'abstient de faire une offre ou si le responsable n'est pas assuré, l'ONIAM lui est substitué et que lorsqu'il a, à ce titre, versé une indemnité à la victime, l'office est subrogé dans les droits de celle-ci contre la personne responsable du dommage ou son assureur.
4. Dans le cas où le dommage est imputé à un établissement public de santé, ces dispositions législatives doivent être combinées avec les dispositions du code de justice administrative relatives à l'exercice des recours contentieux.
5. En vertu de l'article R. 421-1 et du 1° de l'article R. 421-3 de ce code, la personne qui a saisi une collectivité publique d'une demande d'indemnité et qui s'est vu notifier une décision expresse de rejet dispose d'un délai de deux mois à compter de cette notification pour rechercher la responsabilité de la collectivité devant le tribunal administratif. Conformément aux dispositions de l'article R. 421-5, ce délai n'est toutefois opposable qu'à la condition d'avoir été mentionné, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision.
6. Si la CRCI est saisie, avant l'expiration du délai de deux mois à compter de la notification, par un établissement public de santé d'une décision rejetant une demande d'indemnisation, ce délai se trouve suspendu conformément aux dispositions du dernier alinéa de l'article L. 1142-7 du code de la santé publique. Eu égard à l'objectif poursuivi par le législateur en instituant une procédure de règlement amiable des litiges, la notification de la décision rejetant la demande d'indemnité doit indiquer non seulement que le tribunal administratif peut être saisi dans le délai de deux mois mais aussi que ce délai est suspendu en cas de saisine de la CRCI. La notification ne fait pas courir le délai si elle ne comporte pas cette double indication.
7. En revanche, en l'absence de toute disposition en ce sens, le délai de recours contentieux n'est pas rouvert par une saisine de la CRCI postérieure à son expiration. Dans le cas où une telle saisine déboucherait sur un avis selon lequel le dommage engage la responsabilité de l'établissement et où l'ONIAM indemniserait la victime en lieu et place de l'assureur de celui-ci, puis exercerait devant le tribunal administratif le recours subrogatoire prévu à l'article L. 1142-15 du code de la santé publique, le caractère définitif de la décision rejetant la demande d'indemnité de la victime pourrait être utilement opposé par l'établissement. En effet, en prévoyant cette subrogation, le législateur n'a pas dérogé au principe selon lequel le subrogé, qui ne saurait avoir plus de droits que le subrogeant, ne peut engager l'action que pour autant que la victime le pourrait encore.
8. Le législateur n'ayant pas entendu que la charge définitive de l'indemnisation incombe à l'ONIAM, en dehors des cas prévus aux II de l'article L. 1142-1 et à l'article L. 1142-1-1, où le dommage ouvre droit à réparation au titre de la solidarité nationale, l'office est fondé à refuser de verser l'indemnité en lieu et place de l'assureur de l'établissement lorsqu'une demande d'indemnité a été rejetée par une décision devenue définitive.
9. Il ne peut toutefois le faire qu'au vu de cette décision, des justificatifs de sa notification régulière et de l'absence de recours contentieux exercé dans le délai. Il appartient à l'établissement, s'il ne l'avait pas déjà fait devant la CRCI, de communiquer ces éléments à l'office à la suite de l'avis de la CRCI. Faute d'avoir procédé à cette communication avant que l'office n'ait fait une offre d'indemnité à la victime, l'établissement perd la possibilité d'opposer le caractère définitif de la décision pour faire échec à un recours subrogatoire.

II. ― Sur la troisième question :
10. L'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale ouvre aux caisses de sécurité sociale la possibilité de poursuivre le remboursement, par le responsable d'un dommage corporel, des dépenses qu'elles ont exposées en faveur de la victime, indépendamment de l'exercice par celle-ci ou par ses ayants droit d'un recours indemnitaire au titre des préjudices qui sont demeurés à sa charge.
11. Bien que cette disposition qualifie de subrogatoires les recours dont disposent les caisses de sécurité sociale contre les tiers, la circonstance que la victime n'a pas, dans le délai du recours contentieux, contesté la décision par laquelle la collectivité publique à laquelle le dommage est imputé a rejeté sa demande indemnitaire n'a pas pour effet de rendre irrecevables les conclusions des caisses tendant au remboursement par cette collectivité des dépenses qu'elles ont engagées à la suite de l'accident.
Le présent avis sera notifié à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, à la Caisse d'assurance maladie des industries électriques et gazières, à l'Assistance publique-hôpitaux de Paris et à la ministre des affaires sociales et de la santé.
Il sera publié au Journal officiel de la République française.

Cour de Cassation, 1ere chambre civile, arrêt du 28 novembre 2012, pourvoi n° 11-23990 Cassation partielle

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que Mme Y... ayant reçu une transfusion de produits sanguins à l’occasion d’un accouchement le 1er juin 1982 et le diagnostic d’hépatite C ayant été porté en 1996, elle a recherché la responsabilité de l’Etablissement français du sang (EFS), lequel a appelé en garantie son assureur, la société AGF devenue Allianz IARD, que la caisse primaire d’assurance maladie de la Charente Maritime (la CPAM) et le centre hospitalier de La Rochelle, employeur de Mme Y..., sont intervenus à l’instance ; que la cour d’appel de Poitiers, le 24 septembre 2008, a ordonné avant dire droit une expertise et condamné in solidum l’EFS et son assureur à verser une provision à la victime ; qu’elle a ensuite, par l’arrêt attaqué, condamné l’ONIAM, intervenu volontairement à l’instance, à payer à Mme Y... certaines sommes en réparation de ses préjudices, dit que l’ONIAM serait garanti de ces condamnations par la société Allianz IARD, dans la limite du plafond de garantie, et condamné in solidum l’EFS et la société Allianz IARD, dans la même limite, envers la CPAM et le centre hospitalier 

Vu les articles L. 1221 14 du code de la santé publique et 67, IV, de la loi 2008 1330 du 17 décembre 2008 ;

Attendu que, pour dire la société Allianz IARD tenue de garantir l’ONIAM des condamnations prononcées contre lui à l’égard de Mme Y..., l’arrêt retient que la substitution légale de l’ONIAM à l’EFS ne tend qu’à lui faire supporter l’avance des dépenses liées à l’indemnisation des préjudices mentionnés à l’article L. 1221-14 du code de la santé publique pour le compte de l’EFS, lequel, en application de l’article L. 1142-23,7 du même code, doit verser à l’ONIAM une dotation annuelle couvrant l’ensemble des dépenses exposées en application de l’article L. 1221-14 de celui ci, que l’ONIAM intervient donc en l’espèce à l’égard de Mme Y... non pour décharger l’EFS des conséquences de sa responsabilité des suites de la fourniture de produits sanguins contaminés ou au titre de la solidarité nationale, mais uniquement pour faciliter l’indemnisation de la victime, l’EFS étant in fine tenu à l’égard de l’ONIAM de rembourser l’avance réalisée pour son compte et que ce dispositif ne peut dès lors avoir pour effet de décharger l’assureur de responsabilité de l’EFS de toute obligation

Qu’en statuant ainsi, alors que la substitution à l’EFS, dans les instances en cours à la date du 1er juin 2010, de l’ONIAM, pour lui permettre d’indemniser, au titre de la solidarité nationale, les victimes de contaminations transfusionnelles par le virus de l’hépatite C, n’opère pas transfert à l’ONIAM des créances de l’EFS envers les assureurs de celui-ci, la cour d’appel a violé les textes susvisés

Et sur le second moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche et le moyen unique du pourvoi incident :

Vu les articles L. 1221 14 du code de la santé publique et 67, IV de la loi 2008 1330 du 17 décembre 2008

Attendu qu’il résulte du second de ces textes qu’à compter du 1er juin 2010, l’ONIAM se substitue à l’EFS, à l’égard tant de la victime que des tiers payeurs, au titre des préjudices mentionnés au premier, dans les instances en cours

Attendu que pour condamner in solidum l’EFS et la société Allianz lARD à rembourser à la CPAM et au centre hospitalier de La Rochelle certaines sommes qu’ils avaient versées à Mme Y..., l’arrêt, après avoir déclaré que le dispositif d’indemnisation des victimes de contamination par le virus de l’hépatite C ou de leurs ayants droit ne comporte aucune disposition relative au recours des tiers payeurs et que l’ONIAM, substitué à l’EFS uniquement pour faciliter l’accès à l’indemnisation de la victime, n’a pas la qualité d’auteur responsable du dommage, en a déduit que les recours subrogatoires des tiers payeurs ne pouvaient s’exercer que contre l’EFS et son assureur

Qu’en statuant ainsi, alors que, l’arrêt mixte du 24 septembre 2008 n’ayant pas statué de manière irrévocable sur l’indemnisation des préjudices de la victime de la contamination, l’EFS devait être mis hors de cause, à l’égard tant de la victime que des tiers payeurs, la cour d’appel a violé les textes susvisés

Cour de Cassation, 1ere chambre civile, arrêt du 28 novembre 2012, pourvois n° 11-24022/12-11819 Cassation partielle

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que M. X..., atteint d’une forme sévère d’hémophilie, s’est vu prescrire depuis l’enfance divers produits sanguins destinés à traiter cette affection, délivrés par le centre de transfusion sanguine de Strasbourg, qu’il a, en 1990, fait l’objet de tests positifs au virus de l’hépatite C et qu’il a été traité avec succès, mais a été placé en invalidité par la caisse primaire d’assurance maladie de Moselle (la CPAM) à compter du 1er mai 1992 ; que l’arrêt, infirmant partiellement le jugement qui avait condamné in solidum l’EFS et son assureur, la société Axa France IARD, envers M. X..., décide notamment que la contamination de ce dernier est à l’origine d’une perte de chance, évaluée à 25 %, de poursuivre une carrière professionnelle normale et d’en percevoir les gains, et, retenant que l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM), intervenu volontairement à l’instance, est substitué de plein droit à l’EFS, le condamne à payer certaines sommes à la CPAM au titre des dépenses de santé actuelles et futures et à indemniser M. X... de ses préjudices

Mais attendu que la cour d’appel a retenu, à juste titre, qu’il résulte de l’article 67, IV de la loi du 17 décembre 2008 que, dans les instances tendant à l’indemnisation des préjudices mentionnés à l’article L. 1221-14 du code de la santé publique, en cours à la date d’entrée en vigueur de ses dispositions, l’ONIAM se substitue à l’EFS et que, dès lors, aucune condamnation n’étant prononcée contre ce dernier, la garantie de son assureur n’est pas ouverte ; que le moyen n’est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le moyen unique du pourvoi incident n° P 11-21.022 de l’ONIAM :

Attendu que l’ONIAM reproche à l’arrêt de rejeter sa demande tendant à ce que les réparations dues à M. X... soient mises à la charge de la société Axa France, assureur de l’EFS, alors, selon le moyen, que, substitué à l’EFS dans les procédures en cours, à compter du 1er juin 2010, l’ONIAM a vocation à exercer la totalité des droits de l’EFS, ce compris à l’encontre de ses assureurs éventuels ; que la cour d’appel ne pouvait dès lors le débouter de son recours contre la société Axa France, alors même qu’elle constatait que l’EFS était effectivement responsable de la contamination de M. X..., sans violer l’article 67 IV de la loi n° 2008-1330 du 17 décembre 2008

Mais attendu que la cour d’appel a retenu à bon droit qu’en vertu des dispositions précitées, l’ONIAM vient en lieu et place du débiteur, sans pouvoir opposer à quiconque le fait qu’il n’est pas l’auteur de la contamination ; que le moyen n’est pas fondé

Mais sur le premier moyen du pourvoi n° V 12-11.819 de M. X..., pris en sa première branche :

Vu l’article L. 1221-14 du code de la santé publique

Attendu que, pour juger que le préjudice de M. X..., du fait de la contamination, consistait en une perte de chance de poursuivre une carrière professionnelle normale et d’en percevoir les gains, la cour d’appel a tout d’abord relevé que, selon le rapport de l’expert, le placement en invalidité de M. X..., en1992, n’était pas uniquement lié à la contamination, que le médecin conseil de la CPAM avait estimé à l’époque que cette invalidité était principalement liée à l’hémophilie avec hématomes et hémarthroses spontanés multiples et récidivants ainsi qu’à un état dépressif secondaire réactionnel, lié à l’hémophilie de son frère qui avait contracté le virus HIV, puis que cet événement était indiscutablement intervenu dans la chaîne causale, dès lors que l’intéressé exerçait une activité purement intellectuelle de comptable auprès de la Caisse d’épargne, qu’il avait pu exercer malgré sa situation d’hémophile pendant de nombreuses années

Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait fait ressortir, en excluant l’existence d’un quelconque aléa, que l’admission en invalidité de M. X... résultait, fût-ce partiellement, de la contamination litigieuse, la cour d’appel a violé le texte susvisé

LOI INTERNE CHANGÉE EN COURS DE PROCÉDURE

Grande Chambre Vegotex International S.A. c. Belgique du 3 novembre 2022 requête no 49812/09

Art 6-1 : L’intervention du législateur au cours d’une procédure de redressement fiscal n’a pas violé la Convention, mais la durée de la procédure était excessive

Dans son arrêt de Grande Chambre, rendu ce jour, dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme dit qu’il y a eu deux non-violations et une violation de la Convention européenne des droits de l’homme. Plus précisément, la Cour dit :

- À la majorité (dix voix contre sept), qu’il y a eu non-violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) du fait de l’intervention du législateur en cours d’instance. La Cour juge en particulier qu’en visant à lutter contre la grande fraude fiscale, à éviter une discrimination arbitraire entre les contribuables et à neutraliser les effets de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 pour rétablir la sécurité juridique en restaurant la pratique administrative établie et reflétée de surcroît par la jurisprudence majoritaire des juridictions inférieures y afférente, l’intervention prévisible du législateur était justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

- À l’unanimité, qu’il y a eu non-violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) du fait de la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation. La Cour juge en particulier que la société requérante n’a pas été privée du droit de voir sa cause entendue par un tribunal puisqu’elle a disposé de la possibilité de faire valoir ses moyens à l’égard du motif soulevé d’office par la Cour de cassation.

- À l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable dans un délai raisonnable) en raison du dépassement du délai raisonnable, la procédure ayant duré 13 ans et plus de six mois.

6 § 1 (pénal) • Procès équitable • Dette fiscale prescrite par l’effet rétroactif d’une nouvelle jurisprudence mais ensuite rétablie, dans le cadre d’une procédure encore pendante, par une législation rétroactive mais prévisible restaurant la sécurité juridique • Applicabilité dans une affaire fiscale de principes jurisprudentiels relatifs à une législation rétroactive qui influe sur le dénouement judiciaire d’un litige auquel l’État est partie • Garanties offertes par l’art 6 ne s’appliquant pas dans toute leur rigueur dans le domaine fiscal, qui ne relève pas du noyau dur du droit pénal • Critères d’appréciation du caractère impérieux des motifs d’intérêt général pertinents

Art 6 § 1 • Substitution de motifs opérée par la Cour de cassation ne portant pas atteinte au droit d’accès à un tribunal, au principe du contradictoire et au principe de l’égalité des armes

Art 6 § 1 • Durée excessive de la procédure

FAITS

La requérante est une société de droit belge ayant son siège à Anvers (Belgique).

Elle se plaint d’une procédure de redressement fiscal d’environ 298 813 EUR, avec une majoration d’impôt à laquelle elle fut condamnée, et en particulier de l’application rétroactive de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004, entré en vigueur pendant la procédure d’appel. Elle estime que si cette disposition n’avait pas été appliquée rétroactivement à sa cause, sa dette fiscale aurait été prescrite en application de la jurisprudence de la Cour de cassation découlant d’un arrêt du 10 octobre 2002.

Elle se plaint aussi de la durée de la procédure qui a débuté le 5 octobre 1995, date à laquelle la société requérante a été informée de l’intention de l’administration fiscale de rectifier sa déclaration d’impôt et de lui imposer une majoration d’impôt. Elle s’est achevée le 13 mars 2009 par un arrêt de la Cour de cassation rejetant le pourvoi de la société requérante.

La prescription en matière fiscale

La législation belge prévoit que les dettes fiscales se prescrivent par cinq ans à partir de la date à laquelle les impôts doivent être payés. En cas d’interruption de la prescription, une nouvelle prescription susceptible d’être interrompue de la même manière, est acquise cinq ans après le dernier acte interruptif de la précédente prescription s’il n’y a pas d’instance en justice. Par son arrêt du 10 octobre 2002, la Cour de cassation a jugé que le « commandement de payer » était un « acte de poursuite judiciaire qui suppose un titre exécutoire et prélude à une saisieexécution », de sorte que, signifié par l’État en l’absence d’impôt « incontestablement dû », il ne pouvait produire d’effet interruptif. Cette nouvelle jurisprudence, qui faisait obstacle à ce qu’un commandement interrompît la prescription en cas de contestation des impôts enrôlés, provoqua une réaction du législateur qui estima son intervention indispensable « pour éviter qu’à défaut de possibilité pour l’administration de pouvoir valablement interrompre la prescription des cotisations contestées pour lesquelles il n’exist[ait] aucune quotité certaine et liquide immédiatement exigible, nombre d’entre elles ne soient déclarées prescrites », son intervention étant « d’autant plus impérieuse à l’examen des données de l’arriéré fiscal en matière d’impôt sur le revenu, qui révél[aient] que ce dernier [était] constitué à plus de 40 pour cent de cotisations contestées ». En conséquence, le législateur instaura un mécanisme de suspension de la prescription ainsi qu’un mécanisme d’interruption de la prescription. Ainsi, à l’occasion de l’adoption de la loi-programme du 22 décembre 2003, il inséra de nouvelles dispositions dans le code des impôts sur les revenus de 1992. Puis, se fondant notamment sur une observation du Conseil d’État, il inclut dans la loiprogramme du 9 juillet 2004, une « disposition légale interprétative applicable aux cas visés par les arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 ». Il s’agit de l’article 49 de cette loi, qui prévoit que : « Nonobstant le fait que le commandement constitue le premier acte de poursuites directes (...), le commandement doit être interprété comme constituant également un acte interruptif de prescription au sens de l’article 2244 du Code civil, même lorsque la dette d’impôt contestée n’a pas de caractère certain et liquide. » Plusieurs contribuables introduisirent devant la Cour d’arbitrage (désormais Cour constitutionnelle) des requêtes en annulation de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004, qui furent rejetés le 7 décembre 2005.

CEDH

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION en raison de l’INTERVENTION du législateur en cours d’instance
  1. Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour

92.  Dans le cadre de différends civils, la Cour a jugé à maintes reprises que si le pouvoir législatif n’est, en principe, pas empêché de réglementer, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 49, série A no 301‑B, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 9 autres, § 57, CEDH 1999-VII, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 126, CEDH 2006-V, et, plus récemment, Dimopulos c. Turquie, no 37766/05, § 45, 2 avril 2019, et Hussein et autres c. Belgique, no 45187/12, § 60, 16 mars 2021).

93.  En effet, l’emploi d’une législation rétroactive qui a pour effet d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige auquel l’État est partie présente des risques inhérents, notamment lorsque cet effet est de rendre le litige ingagnable pour le demandeur (National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume‑Uni, 23 octobre 1997, § 112, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, ci-après « Building Societies »). Le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable commandent dès lors de traiter avec la plus grande circonspection les raisons avancées pour justifier de pareilles mesures (ibidem, et Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09 et 4 autres, § 45, 31 mai 2011).

94. La Cour a considéré que ces principes, qui constituent des éléments essentiels des notions de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables, trouvent également à s’appliquer en matière pénale (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 132, 17 septembre 2009, et, dans le même sens, Biagioli c. Saint-Marin (déc.), no 8162/13, §§ 92-94, 8 juillet 2014, et Chim et Przywieczerski c. Pologne, nos 36661/07 et 38433/07, §§ 199-207, 12 avril 2018). La Cour estime qu’il en va également ainsi s’agissant d’une affaire fiscale, telle que celle en cause en l’espèce, dont seule la partie afférente à la majoration d’impôt tombe sous le coup du volet pénal de l’article 6 de la Convention.

  1. L’application de ces principes en l’espèce

95.  La question se pose de savoir si l’intervention du législateur par l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 a porté atteinte au caractère équitable de la procédure menée par la société requérante en exerçant, en cours d’instance, une influence sur l’issue du litige l’opposant à l’État.

96.  D’emblée, la Cour observe que, lors de la signification à la société requérante du commandement de payer en octobre 2000 ainsi que lors de la saisine du tribunal de première instance en décembre 2000, il n’est pas contesté par les parties que la prescription avait été interrompue conformément à la pratique belge telle qu’elle était applicable à ce moment-là. Avant que le tribunal de première instance ne se prononce en mars 2004, la société requérante, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt du 10 octobre 2002 (paragraphe 40 ci-dessus), aurait pu faire valoir que la prescription avait été atteinte mais elle s’est abstenue de le faire. Ce n’est que lorsqu’elle a interjeté appel du jugement de première instance, le 15 avril 2004, que la société requérante a soulevé la question de la prescription et s’est appuyée sur cet arrêt de la Cour de cassation. À ce moment-là, la société requérante aurait pu en effet s’attendre à ce que la cour d’appel, au vu de cette jurisprudence nouvelle, considère que le délai de prescription relatif à sa dette fiscale n’avait pas été interrompu.

97.  Toutefois, dès 2003 et avant le jugement de première instance et l’introduction de l’appel par la société requérante, le législateur avait commencé à examiner la possibilité de tempérer les effets de la jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation. Après l’entrée en vigueur de la loi‑programme du 22 décembre 2003 et suivant l’avis émis par le Conseil d’État concernant la nécessité d’une disposition transitoire explicite (paragraphes 42-44 ci-dessus), l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 a été adopté. Cette disposition est entrée en vigueur alors que l’affaire de la société requérante était pendante devant la cour d’appel et elle a réglé la question de l’interruption de la prescription dans les instances fiscales en cours, parmi lesquelles figurait la procédure de la société requérante.

98.  À cet égard, la Cour note que cette disposition ne réglait que la question de l’interruption de la prescription, et non pas celle de son éventuelle suspension. En effet, en l’espèce la cour d’appel avait considéré que la prescription avait été suspendue conformément à l’article 2251 du code civil, tel qu’il était applicable au moment des faits (paragraphe 51 ci‑dessus), et qu’elle n’était donc pas atteinte (paragraphe 21 ci-dessus). Toutefois, la Cour de cassation a substitué à ce motif un autre motif tiré du fait que la prescription avait été interrompue conformément à l’article 49 de la loi‑programme du 9 juillet 2004 (paragraphe 27 ci-dessus).

99.  Dès lors, il en résulte que, dans la présente affaire, l’application par la Cour de cassation de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 oblige la Grande Chambre à poursuivre son raisonnement en partant de la seule hypothèse que, si la jurisprudence inaugurée par la Cour de cassation le 10 octobre 2002 avait été appliquée à la cause de la requérante, la dette fiscale en question, constituée par l’impôt dû par la requérante et la majoration y afférente, aurait dû être considérée comme éteinte par l’effet de la prescription.

100.  Il ressort d’ailleurs explicitement des travaux parlementaires et de l’arrêt de la Cour de cassation rendu dans la cause de la société requérante que le législateur avait eu « pour objectif de préserver les droits du Trésor dans le cadre des procédures pendantes où des impôts contestés sur pied de la position prise par la jurisprudence [de la Cour de cassation du 10 octobre 2002] avaient atteint la prescription » (paragraphe 27 ci-dessus). Dans son arrêt du 7 décembre 2005, la Cour constitutionnelle, quant à elle, a relevé que les arrêts litigieux de la Cour de cassation de 2002 et 2003 avaient pour conséquence de priver d’effet, de manière rétroactive, le mode d’interruption de la prescription communément utilisé en matière d’impôt sur les revenus. En l’absence d’une disposition permettant de demander à la Cour de cassation de limiter dans le temps les effets des positions de principe adoptées par ses arrêts, la Cour constitutionnelle a indiqué qu’en adoptant une disposition rétroactive, le but du législateur avait été de neutraliser l’effet rétroactif de la règle jurisprudentielle dégagée par les arrêts précités (considérants B.19.7 et B.19.8 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle reproduits au paragraphe 47 ci‑dessus).

101.  La Cour doit donc rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, l’intervention législative litigieuse reposait sur d’impérieux motifs d’intérêt général.

102. En effet, la Cour rappelle que seuls des motifs impérieux d’intérêt général peuvent justifier l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige (paragraphes 92-94 ci-dessus).

103.  S’agissant en premier lieu de la préservation des droits du Trésor invoquée par le Gouvernement, la Cour a jugé à plusieurs reprises que le seul intérêt financier de l’État ne permet en principe pas de justifier une intervention rétroactive du législateur (voir, par exemple, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 59, Scordino, précité, § 132, Lilly France c. France (no 2), no 20429/07, § 51, 25 novembre 2010, et Maggio et autres, précité, § 47). Le Gouvernement n’a pas non plus soutenu que l’impact de la jurisprudence litigieuse de la Cour de cassation aurait été d’une ampleur telle qu’elle aurait pu mettre en péril l’équilibre financier de l’État (voir et comparer Cabourdin c. France, no 60796/00, § 37, 11 avril 2006, et Arnolin et autres c. France, nos 20127/03 et 24 autres, § 76, 9 janvier 2007). Au contraire, il ressort des travaux parlementaires que le ministre de la Justice a indiqué que la prescription était atteinte en vertu de la jurisprudence litigieuse de la Cour de cassation seulement dans « un nombre relativement limité de dossiers » (paragraphe 43 ci-dessus).

104.  S’agissant ensuite de la lutte contre la grande fraude fiscale, autre objectif avancé par le Gouvernement, la Cour considère qu’il s’agit d’un motif d’intérêt général pertinent (voir, mutatis mutandis, s’agissant de la lutte contre la fraude fiscale en tant qu’objectif légitime relevant de l’utilité publique dans le cadre d’une affaire examinée par la Cour sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 39, série A no 296‑A, et, dans le même sens, S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie, no 58045/11, §§ 32-33, 4 juillet 2017). Cela reste vrai même si le Gouvernement n’a pas allégué que le cas d’espèce relevait de la grande fraude fiscale et qu’aucun élément du dossier ne permet de penser que tel aurait été le cas (voir, sur ce point, paragraphes 11 et 18 ci-dessus). En effet, une initiative législative par nature gère des situations de manière générale et abstraite, si bien que les motifs du législateur ne perdent pas leur légitimité par cela seul qu’ils ne se révèlent pas nécessairement pertinents à l’égard de chacun des justiciables potentiellement visés.

105.  La Cour estime également pertinent l’objectif invoqué par le Gouvernement de ne pas générer une discrimination arbitraire entre les contribuables ayant volontairement renoncé au temps couru de la prescription en s’acquittant de leur dette d’impôt et ceux qui ne l’avaient pas fait (voir, sur ce point, le considérant B.19.5 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle cité au paragraphe 47 ci-dessus).

106.  Enfin, le Gouvernement soutient que l’adoption de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 était nécessaire pour corriger la jurisprudence de la Cour de cassation et ainsi assurer la sécurité juridique.

107.  La Cour a effectivement admis que, dans des circonstances exceptionnelles, une intervention rétroactive du législateur puisse être justifiée, en vue notamment d’interpréter ou de clarifier une disposition législative plus ancienne (voir, par exemple, Hôpital local Saint-Pierre d’Oléron et autres c. France, nos 18096/12 et 20 autres, 8 novembre 2018), de combler un vide juridique (voir, par exemple, OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres c. France, nos 42219/98 et 54563/00, 27 mai 2004) ou encore de neutraliser les effets d’une jurisprudence nouvelle (voir, par exemple, l’affaire Building Societies, précitée, dans laquelle la Cour a accepté l’intervention rétroactive du législateur visant à limiter les effets de la jurisprudence de la cour suprême, laquelle avait mis en lumière un vice de la loi que le législateur souhaitait corriger).

108.  La Cour évaluera le caractère impérieux des motifs pertinents susmentionnés dans leur ensemble et à la lumière des éléments suivants : le caractère constant ou non de la jurisprudence désavouée par l’intervention législative litigieuse (paragraphes 109-112 ci-dessous), la méthode et le moment de l’adoption de la législation en cause (paragraphes 113‑114 ci‑dessous), la prévisibilité de l’intervention législative (paragraphes 115-119 ci-dessous), ainsi que la portée de la législation en cause et l’effet produit par celle‑ci (paragraphes 120-122 ci-dessous).

109.  La Cour constate d’abord qu’avant l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, la pratique administrative en vigueur consistait à adresser « un commandement de payer interruptif de prescription » aux contribuables concernés (paragraphe 38 ci-dessus). Cette pratique avait été précisée par deux circulaires de l’administration fiscale en 1994 et 1996 (ibidem).

110.  Les parties sont en désaccord sur la question de savoir s’il existait une jurisprudence constante des juridictions internes concernant l’effet interruptif d’un tel commandement. Il n’appartient pas à la Cour d’interpréter le droit interne et l’évolution de la jurisprudence des juridictions nationales sur ce point. Il lui suffit de constater qu’il ressort de l’arrêt de la Cour constitutionnelle que la prescription d’impôts contestés avait toujours été interrompue par la signification d’un commandement et que la validité de ce dernier avait toujours été reconnue jusqu’à la date des arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003. S’il existait une controverse sur la nature du commandement, ni les dispositions du code judiciaire ni aucun arrêt de la Cour de cassation n’excluaient la validité du commandement en tant qu’acte interruptif de prescription. Au contraire, certaines décisions des juridictions du fond attribuaient cet effet interruptif de prescription à un commandement, indépendamment de sa validité en tant qu’acte d’exécution (considérant B.19.1. de l’arrêt de la Cour constitutionnelle cité au paragraphe 47 ci-dessus). Cela ressort également des exemples de décisions des juridictions du fond fournis par les parties.

111.  Il n’a ainsi pas été contesté par les parties que par son arrêt du 10 octobre 2002, la Cour de cassation se prononçait pour la première fois sur la question précise de la validité interruptive du commandement de payer en l’absence d’incontestablement dû. En effet, l’arrêt de la Cour de cassation du 28 octobre 1993 auquel se réfère la société requérante ne s’était pas prononcé sur la validité d’un tel commandement de payer (paragraphe 84 ci‑dessus). L’arrêt du 10 octobre 2002 pouvait donc s’analyser comme cadrant avec le rôle d’une juridiction suprême qui consiste à régler les éventuelles contradictions ou incertitudes résultant d’arrêts contenant des interprétations divergentes (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 123, 29 novembre 2016, et la jurisprudence qui y est citée).

112.  Pour autant, l’interprétation donnée par la Cour de cassation ne correspondait pas à la pratique administrative suivie jusqu’alors et, dès lors, avait d’importants effets sur les affaires, telles que celle en cause en l’espèce, dans lesquelles l’établissement de l’impôt avait été contesté par le contribuable devant les juridictions compétentes. Car, comme l’indique la Cour constitutionnelle (paragraphe 47 ci-dessus ; considérant B.19.8.), contrairement à d’autres juridictions suprêmes, la Cour de cassation belge n’a pas le pouvoir de limiter l’effet de ses arrêts dans le temps en statuant seulement pour l’avenir, ce qui constituait aussi une des raisons pour l’intervention rétroactive du législateur (voir et comparer Petko Petkov c. Bulgarie, no 2834/06, 19 février 2013, affaire où la juridiction suprême avait le pouvoir, dont elle n’avait pas fait usage, de ne pas appliquer une interprétation nouvelle d’une disposition législative aux affaires en cours). C’est donc en raison de l’effet rétroactif de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 sur toutes les procédures pendantes concernant ces questions que le législateur a estimé devoir intervenir.

113.  À cet égard, la Cour attache de l’importance au fait que, peu de temps après le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, le législateur a clairement affiché sa volonté de ne pas laisser perdurer dans le temps les effets de cet arrêt. Il a ainsi adopté, en un laps de temps relativement court pour un parlement, d’abord la loi-programme du 22 décembre 2003 (paragraphes 41-42 ci-dessus) puis, un peu plus d’un an et demi après l’arrêt de la Cour de cassation litigieux, la loi-programme du 9 juillet 2004 (paragraphe 45 ci-dessus).

114.  La Cour est consciente du fait que, par son intervention, le législateur s’est explicitement départi de l’interprétation que la Cour de cassation avait donnée à l’article 2244 ancien du code civil. Toutefois, l’autorité qui s’attachait à l’arrêt du 10 octobre 2002 et aux arrêts suivants dans le même sens ne pouvait pas avoir comme conséquence de lier le législateur. En effet, dans un État de droit, le législateur peut modifier la loi pour corriger une interprétation du droit donnée par le pouvoir judiciaire, sous réserve toutefois du respect des règles et des principes de droit qui s’imposent même au législateur, notamment ceux qui ont été rappelés ci-dessus (paragraphes 92‑94) et seront développés dans les paragraphes suivants.

115.  S’agissant du principe de sécurité juridique qui est invoqué tant par la société requérante que par le Gouvernement pour soutenir leurs thèses opposées (paragraphes 82 et 88 respectivement), la Cour rappelle que ce principe, inhérent à l’ensemble des articles de la Convention, se manifeste sous des formes et dans des contextes différents, par exemple dans l’obligation pour la loi d’être clairement définie et prévisible dans son application ou dans l’exigence en vertu de laquelle la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 238, 1er décembre 2020, et la jurisprudence qui y est citée). La non-rétroactivité de la loi, en particulier la loi pénale, vise, elle aussi, à assurer la sécurité juridique.

116.  Dans ce cadre, il y a lieu de rappeler que les délais de prescription poursuivent plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant une date-limite à l’exercice d’actions en justice, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes qui, en raison de leur tardiveté peuvent s’avérer difficiles à contrer, et prémunir les justiciables contre les erreurs judiciaires qui pourraient résulter du fait que les tribunaux seraient appelés à se prononcer sur des événements survenus longtemps avant leur examen et à partir d’éléments de preuve qui ne seraient plus dignes de foi parce que incomplets en raison du temps écoulé (Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 137, CEDH 2013, et l’Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC], demande no P16-2021-001, Cour de cassation arménienne, § 72, 26 avril 2022 (« Avis consultatif P16-2021-001 »)).

117.  Or, en l’espèce, la sécurité juridique et, ainsi, la confiance légitime des justiciables invoquées par les parties ne sauraient passer pour avoir été ébranlées par l’intervention du législateur (voir et comparer Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, série A no 332, et la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne citée au paragraphe 52 ci-dessus). Au contraire, il s’agissait pour le législateur, au vu de la jurisprudence inattendue de la Cour de cassation, de restaurer la sécurité juridique en rétablissant la pratique administrative suivie jusqu’alors et en vigueur au moment où la société requérante avait saisi les juridictions internes. Il s’agissait là d’une pratique constante qui n’avait apparemment pas donné lieu à contestation jusque peu avant l’arrêt de la Cour de cassation du 28 octobre 1993 (paragraphes 38 et 47, considérant B.19.1, ci-dessus). Il semble d’ailleurs ressortir des exemples fournis par les parties que, en dépit de cette contestation, la pratique en question avait été avalisée par la majorité des juridictions du fond.

118.  Ainsi, la société requérante ne pouvait pas s’attendre à – ou espérer – voir sa dette d’impôt et la majoration y afférente prescrites lorsqu’elle avait introduit sa citation en justice le 14 décembre 2000. Au contraire, la société requérante n’a soulevé la question de la prescription qu’au cours de la procédure devant la cour d’appel, après l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 (paragraphe 19 ci‑dessus).

119.  La société requérante paraît ainsi avoir espéré pouvoir bénéficier, de manière inattendue, de l’effet d’aubaine que représentait pour elle la jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt du 10 octobre 2002 (considérants B.19.11 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle cité au paragraphe 47 ci-dessus). Même s’il ne peut pas lui être reproché de s’être prévalue, au cours de l’épuisement des recours prévus par le droit interne, d’une jurisprudence nouvelle qui lui était favorable (voir et comparer Legrand c. France, no 23228/08, §§ 36-40, 26 mai 2011), l’intervention du législateur par la loi‑programme du 9 juillet 2004 ne saurait passer pour avoir mis à néant une attente légitime de la société requérante qui aurait existé lors de l’introduction de la citation en justice.

120.  S’agissant des effets de la loi litigieuse, la Cour note qu’en l’espèce l’intervention du législateur a eu pour conséquence de permettre la continuation de « poursuites » nonobstant le fait que, en application de la jurisprudence de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt du 10 octobre 2002, la prescription pouvait être considérée comme atteinte (paragraphe 99 ci-dessus). Une telle intervention nécessite sans nul doute des justifications plus fortes que dans le cas d’une prolongation d’un délai de prescription dans une affaire où la prescription n’est pas encore atteinte (voir et comparer, sous l’angle de l’article 7 de la Convention, Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96 et 4 autres, § 149, CEDH 2000‑VII, Previti c. Italie (déc.), no 1845/08, § 80, 12 février 2013, et Borcea c. Roumanie (déc.), no 55959/14, § 64, 22 septembre 2015). Sur ce point, et dans un autre domaine, la Cour a récemment estimé que le rétablissement d’une responsabilité pénale après l’expiration du délai de prescription était incompatible avec les principes fondamentaux de légalité et de prévisibilité consacrés par l’article 7 de la Convention (Avis consultatif P16-2021-001, § 77 ; voir aussi, pour une affaire dans laquelle les requérants avaient été condamnés pour une infraction prescrite, Antia et Khupenia c. Géorgie, no 7523/10, 18 juin 2020).

121.  Toutefois, la présente affaire se distingue de la situation décrite dans l’Avis consultatif P16-2021-001. En effet, si la prescription n’avait pas été interrompue et aurait donc pu être considérée comme atteinte suite à la jurisprudence de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, cela n’avait pas déjà été constaté par une décision judiciaire ni, a fortiori, n’avait fait l’objet d’une constatation ayant acquis autorité de la chose jugée. De plus, à la différence de l’affaire Antia et Khupenia (précitée), la prescription n’était atteinte ni au moment où la majoration d’impôt a été infligée à la société requérante dans le cadre de son redressement fiscal ni au moment où elle a saisi le tribunal de première instance pour la contester. Ce n’est qu’au cours de la procédure devant la cour d’appel, et, surtout, par l’effet d’une jurisprudence inattendue de la Cour de cassation, que la société requérante a allégué que la prescription n’avait pas été valablement interrompue et que, par conséquent, elle était atteinte (paragraphes 118-119 ci-dessus).

122.  Enfin, la Cour rappelle que la présente affaire met en jeu l’article 6 de la Convention, et non pas l’article 7, et que, comme les majorations d’impôt appartiennent essentiellement au droit fiscal et ne font pas partie du noyau dur du droit pénal, les garanties offertes par l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur (paragraphe 76 ci-dessus).

123.  Eu égard aux circonstances particulières de la cause, la Cour conclut qu’en visant à lutter contre la grande fraude fiscale, à éviter une discrimination arbitraire entre les contribuables et à neutraliser les effets de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 pour rétablir la sécurité juridique en restaurant la pratique administrative établie et reflétée de surcroît par la jurisprudence majoritaire des juridictions inférieures y afférente, l’intervention prévisible du législateur était justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

124.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION en raison de la substitution de motifs

  1. Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour

133.  Le droit à un tribunal consacré à l’article 6 de la Convention, dont le droit d’accès constitue un aspect (Golder c. Royaume‑Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18), n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours. Celles-ci ne peuvent toutefois pas en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même. Elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil 1998‑V ; voir aussi, en matière civile, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76-78, 5 avril 2018, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, §§ 192 et 195, 25 juin 2019).

134.  La notion de procès équitable contenue dans l’article 6 de la Convention comprend également le droit à une procédure contradictoire qui implique le droit pour les parties de faire connaître les éléments nécessaires au succès de leurs prétentions, mais aussi de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision, et de la discuter (Lobo Machado c. Portugal, 20 février 1996, § 31, Recueil 1996‑I, et Vermeulen c. Belgique, 20 février 1996, § 33, Recueil 1996‑I).

135.  Le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu’il rejette un pourvoi ou tranche un litige sur la base d’un motif retenu d’office (Skondrianos c. Grèce, nos 63000/00 et 2 autres, §§ 29‑30, 18 décembre 2003, Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01 et 3 autres, § 38, 13 octobre 2005, Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 45, 5 septembre 2013, Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c. France, nos 4696/11 et 4703/11, § 50, 27 octobre 2016, et Rivera Vazquez et Calleja Delsordo c. Suisse, no 65048/13, § 41, 22 janvier 2019). L’élément déterminant est alors de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif invoqué d’office (Villnow c. Belgique (déc.), no 1638/05, 29 janvier 2008, Clinique des Acacias et autres, précité, § 43, Čepek, précité, § 48, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 50, et Rivera Vazquez et Calleja Delsordo, précité, § 41).

136.  Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Čepek, précité, § 48, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 50, et Rivera Vazquez et Calleja Delsordo, précité, § 41).

  1. L’application de ces principes en l’espèce

137.  La question se pose de savoir si la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation (paragraphe 27 ci-dessus) a méconnu le droit d’accès à un tribunal et les principes de l’égalité des armes et du contradictoire.

138.  À cet égard, la Cour observe que la substitution de motifs est une technique prétorienne par laquelle la Cour de cassation examine le moyen de cassation qui lui est soumis, le confronte au dispositif de la décision attaquée dont l’illégalité est alléguée et substitue aux motifs critiqués sur lesquels le juge de fond a fondé ce dispositif, des moyens propres à en faire apparaître la légalité.

139.  En premier lieu, la Cour n’aperçoit aucun problème relatif au principe de l’égalité des armes invoqué par la société requérante. Ce principe requiert en effet que chaque partie à une procédure se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi d’autres, Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 23, Recueil 1997‑I, et Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 146, 19 septembre 2017). Or il ne ressort ni des éléments du dossier ni des arguments des parties que la société requérante et l’État belge auraient été placés dans des situations différentes à l’égard des conclusions écrites de l’avocat général ou de la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation (dans le même sens, Clinique des Acacias et autres, précité, § 39). Ces étapes procédurales se sont en effet déroulées de la même manière pour les deux parties. Le principe de l’égalité des armes n’entre donc pas en jeu en l’espèce.

140. Ensuite, en ce qui concerne le principe du contradictoire, la chambre a, dans l’arrêt qu’elle a rendu dans la présente affaire, pris en compte les éléments suivants :

89.  La Cour de cassation a en l’espèce fait usage de son pouvoir de trancher l’affaire sur la base d’un motif soulevé d’office (dans le même sens, Clinique des Acacias et autres, précité, § 39). La Cour n’entend pas se prononcer sur la technique de substitution de motifs en tant que telle, mais sur le seul point de savoir si le recours à celle-ci par la Cour de cassation a porté atteinte au droit de la requérante à une procédure contradictoire (Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 51).

90.  En effet, il n’appartient pas à la Cour d’examiner si, en l’espèce, les conditions définies par la jurisprudence de la Cour de cassation pour procéder à une substitution de motifs étaient réunies puisqu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019).

91.  Dès lors, seule la non-communication éventuelle de la Cour de cassation aux parties de son intention de retenir d’office le motif litigieux pourrait poser problème au regard de la Convention (dans le même sens, Cimolino c. Italie, no 12532/05, § 45, 22 septembre 2009).

92.  En l’espèce, la Cour constate que la question de l’application de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 n’a pas été soulevée par la requérante dans son pourvoi en cassation. En effet, la cour d’appel d’Anvers avait estimé que cette disposition n’était pas applicable (...). La requérante n’avait par conséquent pas d’intérêt à débattre de ce point dans son pourvoi en cassation.

93.  Cela étant dit, il ne peut être considéré en l’espèce que la requérante a été « prise au dépourvu » (a contrario, parmi d’autres, Clinique des Acacias et autres, précité, § 43, et Liga Portuguesa de Futebol Profissional c. Portugal, no 4687/11, §§ 61-62, 17 mai 2016).

94.  En effet, d’une part, la Cour relève que la décision de la cour d’appel concernant l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 faisait l’objet du pourvoi en cassation introduit par l’État (...). Il ne peut donc pas être considéré que la question de l’applicabilité de cette disposition était en dehors du débat (voir, dans le même sens, Les Authentiks e  Supras Auteuil 91, précité, § 52, et Ndayegamiye‑Mporamazina c. Suisse, no 16874/12, § 39, 5 février 2019, et, a contrario, Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, § 46, 16 février 2006), même si les deux pourvois n’étaient pas encore formellement joints.

95.  D’autre part, et surtout, les parties ont reçu une copie des conclusions écrites de l’avocat général à la Cour de cassation dans lesquelles celui-ci invitait la Cour de cassation à procéder à la substitution de motifs litigieuse (...). Même si le Gouvernement n’a pas contesté que la requérante a réceptionné les conclusions de l’avocat général quelques jours seulement avant l’audience prévue de la Cour de cassation (...), il n’en demeure pas moins que la requérante avait la faculté, en vertu de l’article 1107 du code judiciaire, de déposer une note en réponse aux conclusions de l’avocat général et de demander la remise de l’audience afin de répondre verbalement ou par une note à ces conclusions (...) »

141.  La Grande Chambre souscrit à cette motivation et ne voit dans les observations soumises par les parties devant la Grande Chambre aucune raison de s’en écarter. Dès lors, la Cour considère que la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation n’a pas méconnu le droit à une procédure contradictoire.

142.  Enfin, s’agissant du droit d’accès à un tribunal, la Cour accepte que, comme l’affirme le Gouvernement, l’éventuelle limitation qu’a constitué la substitution de motifs au droit d’accès à un tribunal poursuivait un but légitime, à savoir l’économie procédurale et donc la bonne administration de la justice. Elle estime également que cette technique n’a pas en l’espèce porté une atteinte à la substance même de ce droit dans la mesure où, tel qu’expliqué ci-dessus (paragraphe 140), la société requérante n’a pas été privée du droit de voir sa cause entendue par un tribunal puisqu’elle a disposé de la possibilité de faire valoir ses moyens à l’égard du motif soulevé d’office par la Cour de cassation.

143.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DU DÉPASSEMENT DU DÉLAI RAISONNABLE

    Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour

150.  En matière pénale, le « délai raisonnable » visé à l’article 6 § 1 commence à courir dès que la personne est « accusée ». Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent sur elle ont des répercussions importantes sur sa situation (Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 46, série A no 35, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51, et Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 110, 12 mai 2017). La période à laquelle s’applique l’article 6 couvre l’ensemble de la procédure en cause, y compris les instances de recours (König c. Allemagne, 28 juin 1978, § 98, série A no 27).

151.  Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999‑II).

152.  Seules les lenteurs imputables à l’État peuvent amener à conclure à l’inobservation du délai raisonnable (Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 186, 22 mai 2012).

  1. L’application de ces principes en l’espèce

153.  Il n’est pas contesté par les parties que le point de départ du calcul du délai raisonnable est le 5 octobre 1995, date à laquelle la société requérante a été informée de l’intention de l’administration fiscale de rectifier sa déclaration d’impôt et de lui imposer une majoration d’impôt (voir, dans le même sens, Janosevic, précité, § 92). La procédure a été clôturée par l’arrêt de la Cour de cassation du 13 mars 2009.

154.  Contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement (paragraphe 148 ci‑dessus), il ressort de l’article 11 de la loi du 23 mars 1999 relative à l’organisation judiciaire en matière fiscale que la société requérante n’avait pas la possibilité de saisir le tribunal de première instance avant l’issue de sa réclamation administrative (paragraphe 31 ci-dessus). Il n’y a donc pas lieu de déduire de la période à prendre en considération celle entre le 6 avril 1999 et le 14 décembre 2000.

155.  La procédure menée par la société requérante a ainsi duré treize ans et plus de six mois : la phase administrative a duré quatre ans et sept mois pour un niveau de décision, puis la phase judiciaire a duré près de neuf ans pour trois niveaux de juridiction.

156.  Le Gouvernement invoque la complexité de l’affaire et l’importance des enjeux du litige pour expliquer la durée de la procédure. Il pointe du doigt en particulier l’attitude de la société requérante devant la cour d’appel. Toutefois, il n’explique d’aucune manière la durée de la procédure administrative (quatre ans et sept mois) ni le fait que plus de trois ans et trois mois se sont écoulés entre la saisine du juge judiciaire et le jugement de première instance. Or la question de l’éventuelle prescription de l’impôt et de la majoration y afférente n’a été soulevée par la société requérante qu’au stade de l’appel. La complexité liée à cette question ne concerne donc ni la phase administrative ni la procédure devant le tribunal de première instance dont la durée particulièrement longue n’a pas été justifiée par le Gouvernement qui reconnaît d’ailleurs qu’il existait un arriéré en matière d’impôts sur les revenus (paragraphe 90 ci-dessus).

157.  La Cour accepte que la complexité de la présente affaire fiscale puisse justifier une durée plus longue que pour d’autres types d’affaires, en particulier celles qui, par leur objet, appellent une célérité particulière. Cela est d’autant plus vrai que le recouvrement diligent de l’impôt est dans l’intérêt de l’État, plus que du contribuable. Cela étant dit, même à supposer que la garantie du délai raisonnable ne doive pas s’appliquer dans toute sa rigueur (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour est d’avis que, prise dans son ensemble, la procédure menée par la société requérante a, dans les circonstances de l’espèce, dépassé le délai raisonnable.

158.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

DIMOPULOS c. TURQUIE du 2 avril 2009 requête n° 37766/05

Violation de l'article 6-1 pour changement de loi rétroactive dans la procédure. La CEDH constate l’intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant la requérante à l’État devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

CEDH

29. La requérante se plaint d’un défaut d’équité de la procédure qui s’est déroulée devant les juridictions nationales. Elle allègue en particulier que l’application rétroactive d’une modification législative à son affaire constitue une atteinte à son droit à un procès équitable, tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention. Les passages pertinents en l’espèce de cette disposition se lisent comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

30. La requérante expose que, en 2004, alors que son action était pendante devant les juridictions civiles, l’article 11 de la loi no 2863 a été modifié de telle façon que l’acquisition du bien en question par voie d’usucapion aurait été rendue impossible. Elle considère que cette modification, qui aurait été appliquée rétroactivement, a indiscutablement eu pour effet de changer l’issue de la procédure qui l’opposait au Trésor public et donc à l’État. En effet, cette modification serait intervenue le 27 juillet 2004, soit un an après l’introduction de son action civile, le 18 juin 2003, et trois mois avant le jugement du tribunal compétent, le 26 octobre 2004. La requérante estime que la modification en cause non seulement a influé sur l’issue judiciaire du litige, mais aussi qu’elle a été déterminante pour le dénouement judiciaire de la procédure en cours concernant son droit de propriété. L’État serait intervenu de manière décisive pour orienter en sa faveur l’issue – imminente – de l’instance à laquelle il était partie. Aux yeux de la requérante, le déroulement de la procédure démontrait clairement qu’elle remplissait alors bel et bien les conditions de l’acquisition par voie d’usucapion et qu’elle pouvait obtenir le titre de propriété du bien en question.

31. Le Gouvernement n’a présenté aucune observation sur cette partie de la requête.

32. La Cour réaffirme que, si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 49, série A no 301‑B, et Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999‑VII). La Cour rappelle en outre que l’exigence de l’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à la partie adverse (voir, notamment, les arrêts Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, § 33, série A no 274, et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, précité, § 46).

33. En l’espèce, la Cour relève que la demande de la requérante tendant à faire annuler le titre de propriété du Trésor public et à faire enregistrer le terrain litigieux à son nom était de nature patrimoniale et qu’elle s’appuyait sur l’article 713, alinéa 1er, du code civil. Cet article régit la prescription acquisitive, qui constitue un moyen d’acquérir juridiquement un droit réel que l’on exerce sans en posséder de titre. La contestation portait donc sur l’existence même d’un droit que l’on pouvait prétendre, de manière défendable, reconnu en droit interne. En outre, elle était réelle et sérieuse : la requérante pouvait de manière défendable prétendre avoir le droit, en vertu de la législation interne, d’obtenir la propriété du bien litigieux. Le droit réclamé étant de nature civile, l’issue du litige était donc directement déterminante pour le droit de l’intéressée d’acquérir la propriété en question. L’article 6 § 1 trouve donc à s’appliquer en l’espèce (s’agissant des principes applicables, voir Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, §§ 99-100, 19 septembre 2017 (extraits)).

34. La Cour note ensuite que, jusqu’au 27 juillet 2004, la requérante avait le droit, clairement reconnu par la législation interne, d’acquérir la propriété du bien en question si les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies. Il importe aussi de souligner que le tribunal interne a procédé à une visite sur les lieux en compagnie d’un expert agricole ainsi qu’à l’audition d’un expert local, lequel a affirmé que le terrain litigieux avait été en la possession de Mme Maria Maniya dont la requérante a hérité (paragraphes 6-7 ci-dessus). Par ailleurs, selon le rapport préparé par l’expert technique, le bien désigné dans le document fiscal de 1936 et appartenant à Mme Maria Maniya correspondait au terrain litigieux (paragraphes 10-11 ci-dessus).

35. Or, le 26 octobre 2004, le tribunal de grande instance de Gökçeada a rejeté la demande de la requérante sur le fondement de l’article 11 de la loi no 2863, tel que modifié le 27 juillet 2004 – soit à une date postérieure à l’introduction de l’instance (paragraphes 19-20 ci-dessus) –, et ce sans se prononcer sur la question de savoir si les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies. Force est de constater que la modification en cause réglait le fond du litige soumis aux juridictions de l’ordre judiciaire et qu’elle a eu pour effet de priver la requérante de toute chance de l’emporter dans l’action visant à faire annuler le titre de propriété du Trésor public et à se voir attribuer le terrain litigieux.

36. Reste à vérifier si la rétroactivité de la loi reposait sur d’impérieux motifs d’intérêt général (Azienda Agricola Silverfunghi S.a.s. et autres c. Italie, nos 48357/07 et 3 autres, § 88, 24 juin 2014). La Cour note d’emblée que le Gouvernement n’a pas présenté d’observations sur ce point.

37. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 6 § 1 ne saurait s’interpréter comme empêchant toute ingérence des pouvoirs publics dans une procédure judiciaire pendante à laquelle ils sont parties (National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 112, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII). À noter que, en l’espèce, rien ne donne à penser que la modification législative en question visait spécialement le présent litige. Par ailleurs, la Cour note que, dans son jugement du 26 octobre 2004, le tribunal de grande instance de Gökçeada a constaté notamment que la modification législative en question était une règle d’ordre public et qu’elle s’appliquait par conséquent aux affaires pendantes qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une décision définitive.

38. La Cour rappelle encore que l’intervention d’une loi rétroactive en cours de procédure judiciaire risque de porter atteinte au caractère équitable d’une procédure et notamment à l’égalité des armes, en exerçant, en cours d’instance, une influence sur l’issue du litige (voir, entre plusieurs autres, SCM Scanner de l’Ouest Lyonnais et autres c. France, no 12106/03, § 28, 21 juin 2007). Or, en l’espèce, le Gouvernement ne s’est pas soucié d’expliquer les motifs de l’application rétroactive d’une modification législative dans le cadre de la procédure judiciaire à laquelle le Trésor public était partie. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’une simple référence à l’ordre public dans le jugement du tribunal de première instance ne suffit pas à justifier pareille application rétroactive d’une loi.

39. Certes, la Cour est disposée à admettre que l’application rétroactive de ladite loi avait pour objectif de protéger l’environnement. Il s’agirait là sans nul doute d’un motif légitime, conforme à l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 79, CEDH 2007‑V (extraits)). Toutefois, pour que la Cour puisse dire que l’application rétroactive en question était conforme à la Convention, les décisions judiciaires auraient dû indiquer de manière suffisante les motifs de cette application, qui était susceptible de porter préjudice aux droits des justiciables. En effet, étaient en jeu le principe de la prééminence du droit, qui est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, et le droit à un procès équitable consacré par l’article 6.

40. La Cour se doit enfin de noter que le 22 mai 2007, c’est-à-dire dans un délai de moins de trois ans, ladite loi a été à nouveau modifiée de manière à exclure tous les terrains classés « sites naturels » – catégorie dont relève le bien litigieux – de son champ d’application (voir, mutatis mutandis, Agrati et autres c. Italie, nos 43549/08 et 2 autres, § 63, 7 juin 2011). Désormais, de même qu’au moment de l’introduction de l’instance en l’espèce, les terrains se trouvant dans les sites naturels peuvent s’acquérir par voie d’usucapion (paragraphe 20 ci-dessus). Par conséquent, pour la Cour, compte tenu de l’absence de toute information de quelque nature que ce soit sur la portée de l’application rétroactive de la modification législative en question, il est difficile de conclure qu’il existait une corrélation pratique entre la rétroactivité de la loi en question, restée en vigueur moins de trois ans, et la protection de l’environnement en général.

41. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant la requérante à l’État devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

HÔPITAL LOCAL SAINT-PIERRE D’OLÉRON ET AUTRES c. FRANCE du 8 octobre 2018 Requêtes nos 18096/12 et 23 autres

Article 6-1 pour changement de loi : La CEDH partage l’avis du Gouvernement selon lequel l’intervention du législateur était prévisible et répondait à une impérieuse justification d’intérêt général. Elle conclut dès lors que les requérants ne peuvent pas se plaindre d’une atteinte à leur droit à un procès équitable. Le remboursement de la part employeur des cotisations pour leurs salariés, en faisant valoir qu’ils assuraient auprès des résidents de leur établissement les prestations d’aide à domicile exonérées par l’article L. 241-10 III du code la sécurité sociale (CSS).

SUR LA NON MOTIVATION DES ARRÊTS DE LA COUR DE CASSATION : LA CEDH VALIDE LE PROJET DE LOI : NUL BESOIN DE MOTIVER !

SUR LA LOI QUI "CLARIFIE" LA PART EMPLOYEUR A PAYER A L' URSSAF POUR LES EPHAD

67. La Cour rappelle que si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige (arrêts Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis précité, § 49, Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres précité, § 57). La Cour rappelle en outre que l’exigence de l’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à la partie adverse (voir notamment les arrêts Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas du 27 octobre 1993, § 33, série A no 274, et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, précité, § 46).

68. La Cour est amenée à se prononcer sur la question de savoir si l’intervention de la loi du 20 décembre 2010 a porté atteinte au caractère équitable des procédures, et à l’égalité des armes, en modifiant, en cours d’instance, l’issue de celles-ci.

69. La Cour note que la loi du 20 décembre 2010 a été promulguée alors qu’aucune décision n’avait été encore rendue par la Cour de cassation mais que plusieurs instances étaient pendantes devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale et devant les cours d’appel. L’article 14 de cette loi, en remplaçant les mots « chez les » par les mots « au domicile à usage privatif » était ainsi de nature à réduire les chances des requérants, en tant que structures collectives, d’obtenir satisfaction dans leurs actions contre l’URSSAF. Les autorités de l’État ont indiqué que l’adoption de l’article 14 de la loi du 20 décembre 2010 devait clarifier l’article L. 241-10 III du CSS, cette clarification visant « à prévenir tout litige » (paragraphe 45 ci-dessus).

70. Cela étant, la Cour constate que, à la date de l’adoption de la disposition législative litigieuse, à l’exception d’un seul requérant (paragraphe 34 ci-dessus), aucun des intéressés n’avait obtenu de jugement leur reconnaissant le droit à un remboursement de la cotisation litigieuse. De plus, seules quelques décisions isolées de première instance et un unique arrêt de cour d’appel (paragraphe 46 ci-dessus), avaient reconnu qu’une structure collective d’hébergement de personnes âgées constituait pour ses résidents leur domicile au sens de l’alinéa III de l’article L. 241-10 du CSS et ouvrait ainsi droit au bénéfice de l’exonération pour les rémunérations des salariés intervenant dans ces structures. Enfin, la Cour observe que l’article 14 de la loi du 20 décembre 2010 avait pour but, officiellement reconnu, de préciser que le dispositif d’exonération était destiné à favoriser l’aide à domicile pour les personnes âgées continuant de vivre chez elles. La Cour estime dès lors que la question se pose de savoir si, avant la loi nouvelle, les requérants pouvaient de façon convaincante prétendre que les salariés des structures d’hébergement collectif de personnes âgées ou dépendantes entraient dans le champ d’application de l’exonération, et obtenir le remboursement des cotisations en cause.

71. Elle souligne à cet égard que l’historique du dispositif d’aide au maintien des personnes âgées à leur domicile et les débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la loi du 20 décembre 2010 démontrent que son article 14 ne visait pas à prendre position en faveur de l’URSSAF ni à corriger une interprétation du texte qui aurait été favorable aux requérants. Les raisons avancées par les autorités publiques au cours des travaux parlementaires soulignent très clairement la nécessité de remédier à une faille technique du droit mis en évidence par le contentieux, afin de réaffirmer l’intention initiale du législateur quant au mécanisme d’exonération sociale dans le secteur des services à la personne. Il ressort ainsi de ces débats que les requérants ne pouvaient escompter bénéficier de ce mécanisme conçu dès l’origine pour que les personnes âgées ne quittent pas leur domicile privatif. Il en résulte notamment assez précisément que les EHPAD, à la différence des foyers-logements, n’avaient pas vocation à entrer dans le champ d’application de l’exonération prévue à l’alinéa III de l’article L. 241-10 III du CSS (paragraphe 45 ci-dessus, voir, également paragraphes 22 et 42 ci-dessus). Enfin, le Conseil constitutionnel a considéré que l’objet de l’exonération litigieuse était de favoriser le maintien à domicile de personnes en état de dépendance, et que l’article 14 de la loi du 20 décembre 2010, en précisant qu’elle n’était applicable qu’à la rémunération des tâches effectuées au domicile privatif de ces personnes, ne faisait que rappeler cet objet.

72. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le but de l’intervention législative était de clarifier, par une rédaction plus explicite, le sens de l’article L. 241-10 III du CSS, et de restituer et réaffirmer la volonté initiale du législateur d’exonérer des cotisations patronales les rémunérations des aides au domicile d’origine des personnes dépendantes dans le but de maintenir leur autonomie au sein de leur foyer personnel. La Cour considère dès lors que les requérants ne peuvent valablement invoquer la possibilité, dans le cadre d’une procédure, de se prévaloir d’un « droit » techniquement imparfait sans que, au nom du respect de l’équité de la procédure, le législateur puisse intervenir pour préciser les conditions de ce droit et ses limites (mutatis mutandis, OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres c. France, nos 42219/98 et 54563/00, § 69, 27 mai 2004). Elle note à cet égard que les débats parlementaires insistent sur le fait que les requérants ont tenté de détourner l’esprit de la loi (paragraphe 45 ci-dessus) et en déduit qu’ils ne pouvaient exclure que le législateur intervienne pour préciser les conditions de remboursement des cotisations litigieuses (mutatis mutandis, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 109, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).

73. En conclusion, la Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel l’intervention du législateur était prévisible et répondait à une impérieuse justification d’intérêt général. Elle conclut dès lors que les requérants ne peuvent pas se plaindre d’une atteinte à leur droit à un procès équitable.

74. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

SUR LA NON MOTIVATION DES ARRÊTS DE LA COUR DE CASSATION : LA CEDH VALIDE LE PROJET DE LOI : NUL BESOIN DE MOTIVER !

a) Principes applicables

82. La Cour a déjà jugé à maintes reprises que la procédure préalable d’admission des pourvois en cassation est, en soi, conforme aux dispositions de l’article 6 de la Convention, et qu’elle ne contrevient pas, notamment à l’obligation de motivation qui en découle (voir, par exemple, Viard c. France, no 71658/10, § 31, 9 janvier 2014). La Cour rappelle que, devant la Cour de cassation, lorsqu’il est fait application de la procédure de non‑admission, les parties reçoivent avant l’audience une copie de l’avis de non-admission établi par le rapporteur et que ce document indique les motifs pour lesquels les moyens à l’appui du pourvoi ne sont pas de nature à entraîner la cassation de l’arrêt attaqué. Cette transmission de l’avis de non‑admission permet d’assurer l’exigence de motivation (Magnin c. France (déc.), no 26219/08, 10 mai 2012).

83. La Cour rappelle également que le droit à un procès équitable ne peut passer pour effectif que si les demandes et les observations des parties sont vraiment « entendues », c’est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi. Autrement dit, l’article 6 implique à la charge du « tribunal » l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence (Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 59, série A no 288, Tourisme d’affaires c. France, no 17814/10, § 25, 16 février 2012).

84. À ce titre, l’article 6 § 1 oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, mais il ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision. Il faut, en outre, tenir compte notamment de la diversité de moyens qu’un plaideur peut soulever en justice et des différences dans les États contractants en matière de dispositions légales, coutumes, conceptions doctrinales, présentation et rédaction des jugements et arrêts. C’est pourquoi la question de savoir si un tribunal a manqué à son obligation de motiver découlant de l’article 6 de la Convention ne peut s’analyser qu’à la lumière des circonstances de l’espèce (Tourisme d’affaires, précité, § 26).

85. Enfin, la Cour rappelle que les tribunaux doivent examiner avec rigueur les moyens ayant trait aux « droits et libertés » garantis par la Convention dont ils sont saisis. Il s’agit là d’un corollaire du principe de subsidiarité (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 72, CEDH 2013 (extraits), Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, § 96, 28 juin 2007, Magnin, précité).

b) Application en l’espèce

86. S’agissant de la requête no 18096/12, la Cour observe que le pourvoi, dirigé contre l’arrêt de la cour d’appel du 8 juin 2010, tel que formulé par les moyens du mémoire ampliatif du requérant, avait pour objet l’interprétation de la loi dans sa version antérieure à la loi du 20 décembre 2010 qui n’était pas encore promulguée. La Cour de cassation n’était donc pas saisie de cette loi, même si l’URSSAF et le requérant en ont débattu dans leurs écritures ultérieures. Cela a conduit la haute juridiction à refuser de suivre son conseiller rapporteur, qui faisait valoir que l’article 14 de la loi du 20 décembre 2010 réglait le problème d’interprétation posé par le requérant et proposait, en conséquence, d’écarter son moyen de cassation comme « inopérant », afin de déclarer le pourvoi non admis. Ce faisant, la Cour de cassation a indiqué de la façon la plus nette qu’elle ne statuait pas sur le fondement de la loi nouvelle. La Cour estime que cette analyse n’est pas remise en cause par le fait que l’arrêt du 22 septembre 2011 a utilisé le terme « privatif » contenu dans l’article 14 de la loi du 20 décembre 2010, ce mot étant particulièrement adapté pour exprimer, comme le voulait cette décision, que ne pouvait être prise en compte une résidence collective. La Cour retient donc qu’il a été jugé, par l’arrêt du 22 septembre 2011, que l’interprétation de l’article L. 241-10 III, dans sa version applicable aux faits de l’espèce, ne permettait pas aux établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes d’obtenir le remboursement des cotisations qu’ils sollicitaient.

87. S’agissant de la requête no 53601/12, la Cour constate que les moyens du pourvoi formé contre l’arrêt de la cour d’appel du 23 décembre 2010 soutenaient également que l’article L. 241-10 III du CSS devait être interprété dans sa version antérieure à la loi du 20 décembre 2010. Or, c’est précisément ce qu’avait fait la Cour de cassation par son arrêt du 20 septembre 2011, à l’occasion du premier pourvoi. C’est pourquoi, contrairement au premier pourvoi, la Cour de cassation a suivi l’orientation de son conseiller rapporteur, qui, soulignant que l’objet du pourvoi avait été réglé par cet arrêt, avait proposé de déclarer ce second pourvoi non admis.

88. Il résulte de ces éléments que les deux requérants, qui soutenaient que l’article L. 241-10-III du code de la sécurité sociale, interprété dans sa version antérieure à la loi du 20 décembre 2010, leur donnaient le droit à bénéficier du remboursement de certaines cotisations, ont reçu une réponse claire et négative de la Cour de cassation.

89. Eu égard à ce qui précède, et dès lors qu’il n’est pas contesté que les avocats aux Conseils qui représentaient les requérants devant la Cour de cassation ont dûment reçu les fiches de non-admission des pourvois pour absence de moyens sérieux, la Cour conclut que cette juridiction n’a pas manqué à l’obligation de motiver qui découle de l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

TOPAL c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA du 3 juillet 2018 requête n° 12257/06

Violation de l'article 6-1 : Le président de la Gagaouzie, une province de la république de Moldava réclame ses droits à la retraite. En cours de procès l'Assemblée l'annule. La CEDH juge que l’annulation par l’Assemblée populaire de la Gagaouzie de la loi locale no 36-XIX/II réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige en cours opposant le requérant aux autorités de Gagaouzie et que cela rendait vaine toute continuation des procédures. Elle constate également que l’annulation en question a purement et simplement entériné la position adoptée par le Comité exécutif de la Gagaouzie dans le cadre des procédures pendantes.

CEDH

31. Le requérant allègue que l’intervention de l’Assemblée populaire de la Gagaouzie en cours de procédure a porté atteinte à son droit à un procès équitable.

32. Le Gouvernement soutient qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une intervention législative au motif que l’Assemblée populaire de la Gagaouzie est une autorité locale. Il estime également que l’annulation de la loi locale no 36-XIX/II était justifiée eu égard à l’incompatibilité qu’elle aurait présentée avec le droit moldave.

33. La Cour réaffirme que, si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII, et Guadagno et autres c. Italie, no 61820/08, § 28, 1er juillet 2014).

34. La Cour estime que la même approche doit être adoptée lorsqu’il s’agit d’une assemblée locale ou régionale investie du droit de légiférer dans certains domaines, ce qui est le cas, en l’espèce, de l’Assemblée populaire de la Gagaouzie.

35. Dans la présente affaire, elle observe que cette dernière a annulé la loi locale no 36-XIX/II comme étant contraire à la loi nationale sur les pensions d’assurances sociales d’État et que, de ce fait, la loi locale d’annulation a eu un effet rétroactif. Les tribunaux saisis de l’affaire ont ainsi écarté les prétentions du requérant au motif que celles-ci ne trouvaient plus aucun fondement en droit interne.

36. Dans ces circonstances, la Cour juge que l’annulation par l’Assemblée populaire de la Gagaouzie de la loi locale no 36-XIX/II réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige en cours opposant le requérant aux autorités de Gagaouzie et que cela rendait vaine toute continuation des procédures. Elle constate également que l’annulation en question a purement et simplement entériné la position adoptée par le Comité exécutif de la Gagaouzie dans le cadre des procédures pendantes.

37. Conformément à sa jurisprudence évoquée ci-dessus, il appartient à présent à la Cour de rechercher si cette annulation reposait sur des motifs impérieux d’intérêt général. Elle note que, selon le Gouvernement, l’intervention de l’Assemblée populaire de la Gagaouzie était justifiée par la nécessité d’annuler la loi locale no 36-XIX/II en raison de son incompatibilité avec le droit interne. Or elle constate qu’une question préjudicielle relative à la légalité de cette loi avait été déférée à la cour d’appel de Comrat, compétente pour trancher les éventuels conflits entre les actes adoptés par les autorités de la Gagaouzie et la législation nationale. Compte tenu de l’existence d’un mécanisme de contrôle de la légalité des lois locales de la Gagaouzie, mis en mouvement en l’espèce, la Cour n’est donc pas convaincue par l’argument du Gouvernement évoqué ci-dessus. Par ailleurs, elle observe que ce dernier n’a indiqué aucun autre éventuel motif impérieux d’intérêt général ayant pu fonder, selon lui, l’annulation de la loi locale en question. Par conséquent, elle ne saurait conclure que l’intervention de l’Assemblée populaire de la Gagaouzie était justifiée au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

38. Partant, la Cour juge qu’il y a eu violation de cette disposition.

ALEXE c. ROUMANIE du 3 mai 2016 requête 66522/09

Violation de l'article 6-1, la loi interne est changée en cours de procédure sans que la requérante puisse débattre de cette modification devant le tribunal.

33. La Cour rappelle que la notion de procès équitable comprend également le droit à un procès contradictoire qui implique le droit pour les parties de faire connaître les éléments qui sont nécessaires au succès de leurs prétentions, mais aussi de prendre connaissance et de discuter toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision, et de la discuter (voir, parmi d’autres, Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 24, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Clinique des Acacias et autres, précité, § 37).

34. Le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu’il tranche un litige sur la base d’un motif invoqué d’office ou d’une exception soulevée d’office (voir, mutatis mutandis, Skondrianos précité, §§ 29-30, Clinique des Acacias et autres précité, § 38, Prikyan et Angelova précité, § 42).

35. Certes, le droit à une procédure contradictoire ne revêt pas un caractère absolu et son étendue peut varier en fonction notamment des spécificités de la procédure en cause. Dans quelques affaires aux circonstances très particulières, la Cour a estimé, par exemple, que la non‑communication d’une pièce de la procédure et l’impossibilité pour le requérant de la discuter n’avaient pas porté atteinte à l’équité de la procédure, dans la mesure où cette faculté n’aurait eu aucune incidence sur l’issue du litige et où la solution juridique retenue ne prêtait guère à discussion (Stepinska c. France, no 1814/02, § 18, 15 juin 2004 ; Salé c. France, no 39765/04, § 19, 21 mars 2006).

36. De même, dans des cas où une juridiction pénale avait requalifié d’office les faits reprochés à un accusé, la Cour n’a conclu à une violation du droit à un procès équitable qu’après avoir vérifié que la requalification n’était pas suffisamment prévisible pour l’accusé (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, §§ 57-61, CEDH 1999-II, Sadak et autres c. Turquie, nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, §§ 52-56, CEDH 2001-VIII, et Drassich c. Italie, no 25575/04, §§ 37-39, 11 décembre 2007). On peut en déduire qu’il n’y aurait pas de violation du droit à un procès équitable si l’accusé avait effectivement pu prévoir la requalification.

37. L’élément déterminant est donc la question de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif invoqué d’office (Clinique des Acacias et autres, précité, § 43). Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 48, 5 septembre 2013).

38. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que dans son action introductive d’instance, le locataire ne se référait à aucune base légale pour sa demande de dédommagement. Le tribunal de première instance qui a accueilli son action n’a pas non plus indiqué un quelconque fondement juridique. Dans ces conditions, il ne saurait être reproché au tribunal départemental d’avoir établi un tel fondement. Tout au contraire, il lui appartenait d’examiner l’action sur la base des dispositions nationales pertinentes en vigueur.

39. À cet égard, il ne prête pas à controverse que le tribunal départemental avait le pouvoir d’appliquer d’office les dispositions de la loi no 10/2001 régissant le régime de restitution des immeubles nationalisés. La Cour note ensuite que à la date où l’action du locataire a été introduite et à celle où que le tribunal de première instance l’a accueillie, cette loi prévoyait à la charge de l’État l’obligation de dédommager le locataire pour les frais d’aménagements engagés pour un immeuble nationalisé abusivement, ayant fait l’objet d’une restitution à son ancien propriétaire (paragraphe 19 ci-dessus). Ce n’est qu’immédiatement après la décision rendue en première instance que la loi a été modifiée dans le sens où elle imposait désormais à l’ancien propriétaire ayant récupéré l’immeuble d’indemniser le locataire pour les frais d’aménagement, indifféremment du caractère abusif ou non de la nationalisation (paragraphe 20 ci-dessus).

40. La Cour réaffirme que si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII). Toutefois, la Cour souligne que, dans la présente affaire, n’est pas en jeu, sous l’angle du droit à une procédure contradictoire, la question de l’application rétroactive d’une loi, ni d’ailleurs celle de savoir si le tribunal s’est fondé sur des motifs arbitraires ou manifestement déraisonnables pour appliquer ladite loi (Čepek précité, § 52).

41. Sous l’angle du droit à une procédure contradictoire, le seul point en litige est le fait que les parties n’ont pas été informées de ce que le tribunal départemental envisageait d’avoir recours à l’article 48 § 2 de la loi no 10/2010, tel que modifié par la loi no 1/2009. À cet égard, le Gouvernement ne nie pas que tel a été le cas en l’espèce. Il ajoute néanmoins que l’application de l’article en cause, établissant une norme de procédure visant la qualité processuelle passive, qui était d’application immédiate, était largement prévisible et qu’il aurait été dès lors superflu de la soumettre au débat entre les parties.

42. La Cour ne saurait souscrire à cet argument. Elle observe qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une simple norme de droit interne inchangée au cours du procès que la requérante était censée connaître. Tout en s’abstenant de se prononcer sur la nature de la disposition litigieuse, procédurale ou matérielle, elle note cependant que l’application de cette disposition pouvait prêter à controverse. Il n’est pas sans importance de noter à cet égard que l’applicabilité de la modification législative a fait l’objet d’une jurisprudence des plus hautes juridictions nationales, à savoir la Cour constitutionnelle et la Haute Cour de cassation et de justice (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Il n’était dès lors pas superfétatoire de la soumettre à la discussion entre les parties.

43. Or, en l’espèce le tribunal départemental n’a pas soumis au contradictoire l’application de l’article 48 § 2 de la loi no 10/2001, tel que modifié par la loi no 1/2009, lors des débats qui ont eu lieu le 29 mai 2009 (paragraphe 13 in fine ci-dessus). La Cour n’a pas à apprécier le bien-fondé des observations qu’aurait pu soumettre la requérante si elle y avait été invitée. C’est pour cette raison qu’elle rejette également l’argument du Gouvernement tiré de l’inutilité d’une éventuelle exception d’inconstitutionnalité.

44. N’ayant pas été informée de l’application de l’article 48 § 2 de la loi no 10/2001, tel que modifié par la loi no 1/2009, envisagée par le tribunal départemental, la requérante, « prise au dépourvu », s’est vu priver d’un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Skondrianos et autres précité § 29, Clinique des Acacias et autres, précité, § 43).

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

Marino et Colacione c. ITALIE du 13 mai 2014 requête 45 869/08 et 47348/08

Violation de l'article 6-1 pour non accès à un tribunal et de l'article 1 du protocole 1 : La loi interne a été changée pour que les requérants ne puissent pas voir prospérer leur action pour faire reconnaître leur ancienneté dans leurs fonctions et leurs droits à la retraite.

Les faits

4.  Les requérants étaient employés par la Province de Catanzaro et exerçaient des fonctions relevant du personnel des écoles (assistants administratifs, collaborateurs, assistants techniques et responsables administratifs dans les écoles : le « personnel ATA »). Ils avaient droit à un salaire de base, assorti d’indemnités accessoires.

5.  Suite au transfert du personnel de la fonction publique territoriale vers la fonction publique de l’Etat, prévu par la loi no 124 du 3 mai 1999, les requérants furent employés, à partir du 31 décembre 1999, par le ministère de l’Education Nationale (« le ministère »). Les employés déjà en poste dudit ministère, exerçant les mêmes fonctions que les requérants, avaient droit à un traitement de base progressif selon l’ancienneté de service.

6.  Selon l’article 8 de la loi no 124 susmentionnée, l’ancienneté de service acquise par les requérants auprès des collectivités locales devait être reconnue à toutes fins juridiques et économiques. Toutefois, le ministère attribua aux requérants une ancienneté fictive, en transformant la rétribution de base perçue des collectivités locales à la date du 31 décembre 1999 en années d’ancienneté  et, au mépris du contrat collectif national de l’Ecole, il calcula leur traitement pécuniaire sans tenir compte de leur ancienneté de service réelle, acquise jusqu’à cette date. En outre, en transformant la rétribution de base en années d’ancienneté fictive, le ministère enleva des dernières fiches de paie des requérants tous les éléments indemnitaires dont leurs salaires étaient régulièrement assortis jusqu’au 31  décembre 1999.

7.  Les requérants saisirent le tribunal de Catanzaro afin d’obtenir la reconnaissance juridique et économique de l’ancienneté acquise auprès de leurs employeurs locaux d’origine et, en conséquence, le versement de la différence de rétribution née à partir du 1er janvier 2000. Ils firent valoir qu’ils percevaient un salaire qui ne correspondait pas à leur ancienneté et que ce salaire était ainsi inférieur à celui des fonctionnaires qui avaient toujours été employés par le ministère.

8.  Par un arrêt du 16 avril 2004, le tribunal rejeta le recours les recours des requérants. Ces derniers interjetèrent appel de ce jugement. Ils firent valoir que le jugement n’était pas conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle il ne pouvait être dérogé à l’article 8 de la loi no 124 de 1999.

9.  Alors que ces procédures étaient pendantes, le Parlement adopta la loi de finances pour 2006 (« la loi no 266 »). L’article 1, alinéa 218, de ladite loi était intitulé « interprétation authentique (interpretazione autentica) de l’article 8 de la loi no 124 de 1999 » ; il prévoyait que le personnel ATA devait être intégré dans les tableaux de paye de la nouvelle administration sur la base du traitement salarial global des intéressés au moment de la mutation.

10.  Par un arrêt du 26 juillet, 2007, devenu définitif le 24 mars 2008, la cour d’appel, compte tenu de la nouvelle loi, rejeta le recours des requérants.

11.  Les requérants ont perdu la reconnaissance de l’ancienneté acquise auprès des autorités locales d’origine. De surcroît, ils ont vu leurs salaires devenir inférieurs à ceux d’autres membres du personnel ATA qui avaient obtenu gain de cause par des décisions ayant acquis l’autorité de la chose jugée avant l’entrée en vigueur de la loi no 266.

Appréciation de la CEDH

31.  La Cour rappelle avoir conclu, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 (Agrati et autres c. Italie, nos 43549/08, 6107/09 et 5087/09, 7 juin 2011, De Rosa c. Italie, nos. 52888/08, 58528/08, 59194/08, 60462/08, 60473/08, 60628/08, 61116/08, 61131/08, 61139/08, 61143/08, 610/09, 4995/09, 5068/09 et 5141/09, 11 décembre 2012). Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis en l’espèce, elle considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente affaire. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce l’intervention législative litigieuse, qui visait à régler définitivement et de manière rétroactive, le fond du litige opposant la requérante à l’Etat devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général et a fait peser une « charge anormale et exorbitante » sur les requérants. De plus, l’atteinte portée à leurs biens a revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde des droits fondamentaux des individus.

32.  Partant, la Cour conclut à la violation des articles 6 § 1 et 1 du Protocole no 1 à la Convention.

COUR DE CASSATION FRANÇAISE

Cour de Cassation 1ere Chambre Civile, arrêt du 27 juin 2018 pourvoi N° 17-21850 Rejet

Attendu que l’association fait grief au jugement de dire que l’article 13, V, de la loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt porte atteinte aux dispositions de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et doit être écarté du litige et, en conséquence, de rejeter sa demande, alors, selon le moyen, que, si la notion de procès équitable consacrée par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales s’oppose à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire du litige, il ne s’oppose pas à une telle intervention lorsque la poursuite d’impérieux motifs d’intérêt général la justifie ; qu’obéit à d’impérieux motifs d’intérêt général l’intervention législative destinée à assurer le respect de la volonté initiale du législateur qui, par les articles L. 551-6 et L. 551-7 du code rural et de la pêche maritime, issus de l’ordonnance n° 2010-459 du 6 mai 2010 (devenus L. 551-2 et L. 551-3 du même code, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2015-1248 du 7 octobre 2015), avait instauré la possibilité pour l’autorité administrative d’étendre les règles adoptées par les associations d’organisations de producteurs aux opérateurs non membres de ces associations, et d’assujettir ces derniers au paiement de cotisations, de façon à assurer la pérennité de leurs actions en faveur de tous, membres et non membres, sans que l’autorité compétente pour déterminer les associations habilitées à prélever ces cotisations et pour en fixer chaque année le montant ait été désignée ; qu’en jugeant, néanmoins, que cette intervention législative, par l’article 13, V, de la loi du 13 octobre 2014, ayant pour objet de valider rétroactivement les appels de cotisations émis avant 2014, n’était pas justifiée par un motif impérieux d’intérêt général, pour en écarter l’application, la juridiction de proximité a violé l’article 13, V, de la loi du 13 octobre 2014, ensemble l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu que, si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges ;

Attendu qu’après avoir constaté, au vu d’une jurisprudence établie du juge administratif, que les arrêtés du 27 décembre 2013 rendant obligatoires les cotisations fixées par l’association pour les producteurs de choux-fleurs et de choux pommés non membres de cette association, au titre de la campagne de commercialisation 2013, étaient entachés d’illégalité pour avoir été pris par une autorité incompétente, le jugement énonce que l’article 13, V, de la loi du 13 octobre 2014 prévoit que sont validées, sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les cotisations mises en recouvrement auprès des producteurs non membres par les associations d’organisations de producteurs reconnues dans le secteur des fruits et légumes au titre d’une campagne de commercialisation antérieure à 2014, en tant qu’elles seraient contestées par un moyen tiré de ce que l’autorité ayant pris les arrêtés rendant obligatoires ces cotisations n’était pas compétente pour habiliter ces associations à les prélever ou pour en arrêter le montant ; qu’il retient, à bon droit, que cette disposition, qui prive rétroactivement les justiciables du droit de se prévaloir de la nullité des actes administratifs en cause, a pour seul objectif de maintenir le niveau de financement de l’association et relève que l’équilibre économique général de cette dernière ne saurait pour autant être menacé par le risque d’une décision judiciaire excluant le paiement de cotisations pour les producteurs non membres qui intenteraient un procès pour les campagnes antérieures à 2014 ; que la juridiction de proximité en a exactement déduit que l’intervention du législateur n’obéissait pas à d’impérieux motifs d’intérêt général, de sorte que l’application de l’article 13, V, de la loi du 13 octobre 2014 devait être écartée ;

Cour de Cassation Chambre Civile 2 arrêt du 18 décembre 2014 pourvoi N° 13-27734 Cassation

Mais attendu que si le législateur peut adopter en matière civile des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice afin d'influer sur le dénouement judiciaire des litiges;

Et attendu qu'obéit à d'impérieux motifs d'intérêt général l'intervention législative destinée, d'une part, à assurer le respect de la volonté initiale du législateur qui, par la loi n° 73-640 du 11 juillet 1973, avait instauré le versement de transport en dehors de la région parisienne en prévoyant qu'il pouvait être institué dans le ressort « d'un syndicat de collectivités locales », ce qui incluait les syndicats mixtes composés de collectivités, d'autre part, à combler le vide juridique résultant des interventions successives du décret n° 77-90 du 27 janvier 1997 portant révision du code de l'administration communale et codification des textes législatifs applicables aux communes et du pouvoir législatif, jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi n° 2007-1822 du 24 décembre 2007, de manière à préserver la pérennité du service public des transports en commun auquel participent les syndicats mixtes et que le versement de transport a pour objet de financer ;

Qu'en faisant application au litige dont elle était saisie de l'article 50 de la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012, la cour d'appel a, sans encourir les griefs du moyen, légalement justifié sa décision ;

Et attendu que, pris en sa deuxième branche, le moyen n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi

CHANGEMENT DE JURISPRUDENCE EN COURS DE PROCÉDURE

OU DIFFERENCE DE JURISPRUDENCE

Mariyka Popova et Asen Popov c. Bulgarie du 11 avril 2019 requête n° 11260/10

Violation de l'article 6-1 : La divergence de jurisprudence qui avait affecté les requérants a été correctement rectifiée par la Cour suprême de cassation bulgare.

L’affaire concerne le rejet de l’action juridique des requérants par la Cour suprême de cassation, en raison de divergences dans la jurisprudence de cette haute juridiction. La Cour estime qu’il existait une « divergence profonde et persistante » quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1, de la loi sur le commerce par la Cour suprême de cassation bulgare, qui a affecté les requérants. Cependant, le droit interne prévoyait un mécanisme susceptible de remédier à cette situation. Ce moyen a été employé peu de temps après le prononcé des décisions rendues dans l’affaire des requérants et dans un délai raisonnable à compter du moment où cette divergence était apparue. Il a conduit à l’uniformisation de la jurisprudence en la matière.

FAITS

En mai 2004, la fille des requérants décéda lors d’un accident de la circulation. Des poursuites pénales furent ouvertes contre S.V., le conducteur du véhicule qui avait causé l’accident. M. et Mme Popovi, le fils et l’époux de la défunte ainsi que l’autre victime de l’accident, se constituèrent parties civiles à la procédure. Le tribunal reconnut S.V. coupable d’avoir causé par négligence la mort de la fille des requérants et d’avoir infligé des traumatismes à l’autre victime. Il condamna S.V. à payer des dommages et intérêts. Les requérants et les trois autres parties civiles ne purent recouvrer les sommes qui leur étaient dues, à cause de l’insolvabilité de S.V. Ils assignèrent séparément en justice la compagnie d’assurance de S.V. Par deux jugements et trois arrêts, les tribunaux estimèrent que les demandeurs avaient le droit d’assigner en justice l’assureur de l’auteur de l’accident, bien que celui-ci eût été déjà condamné au paiement des dommages et intérêts, puisqu’ils n’avaient pu recouvrer les sommes allouées. Par ailleurs, par un jugement rendu le 21 février 2008, le tribunal municipal de Sofia donna gain de cause aux requérants et condamna la compagnie d’assurance à les indemniser. La cour d’appel de Sofia annula ce jugement, estimant que les requérants n’avaient pas le droit d’assigner en justice la compagnie d’assurance, dès lors qu’ils avaient déjà obtenu la condamnation de l’assuré pour les mêmes sommes et le même événement, à savoir le décès de leur fille. M. et Mme Popovi introduisirent un pourvoi en cassation. Ils soulevaient le moyen tiré d’une contradiction entre la conclusion de la cour d’appel quant à l’inapplicabilité à leur cas de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce, et celle reconnue par la Cour suprême de cassation dans des affaires similaires. La Cour suprême de cassation rejeta leur pourvoi comme étant irrecevable;

Article 6 § 1

La Cour observe que, dans le cas des requérants, la formation de jugement de la Cour suprême de cassation a interprété la législation interne de telle manière que ceux-ci se sont vu privés de la possibilité d’engager la responsabilité de l’assureur du délinquant condamné. Cependant, d’autres formations de jugement de la même juridiction avaient adopté une position exactement inverse à l’issue de l’examen des actions introduites par les trois autres parties civiles. Il ressort de l’aperçu de la jurisprudence interne en l’espèce qu’il existait deux approches divergentes quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce régissant les modalités de l’exercice de l’action en réparation contre l’assureur. Les deux approches alternatives avaient des répercussions significatives sur les droits à un procès équitable, tant des victimes des accidents de la circulation que des compagnies d’assurance. Cette question relative à la recevabilité de cette action en justice était déterminante pour l’issue de ce type de litiges et pouvait potentiellement concerner un grand nombre d’affaires. Ainsi, la Cour constate que la première décision divergente date de 2006, qu’un nombre plus important de décisions contradictoires est apparu en 2009, et que cette situation a persisté jusqu’en 2010. La Cour estime que ce laps de temps, qui ne lui semble pas excessif, doit être apprécié à la lumière des circonstances de l’espèce. En particulier, la Cour prend en compte le nombre potentiellement élevé des affaires relatives aux accidents de la circulation. La Cour observe ensuite qu’il existait en droit interne un mécanisme susceptible de remédier à cette situation, à savoir la procédure prévue par l’article 292 du nouveau code de procédure civile, selon laquelle la haute juridiction pouvait être saisie par l’une de ses formations de jugement d’une demande d’interprétation des dispositions pertinentes du droit interne. Le 17 mars 2010, à l’occasion de l’examen d’une affaire similaire, une des formations de jugement de la Cour suprême de cassation a constaté l’existence de divergences de jurisprudence au sein de la haute juridiction quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1, de la loi sur le commerce et a saisi le collège commercial de la Cour suprême de cassation d’une demande d’arrêt interprétatif. Ce mécanisme a été déclenché peu après l’adoption de la décision de la Cour suprême dans l’affaire des requérants. Or, cette période coïncidait avec l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure civile qui avait instauré de nouvelles règles relatives à la recevabilité et à l’examen du pourvoi en cassation. La Cour suprême de cassation a dû adapter son fonctionnement à cette nouvelle législation procédurale. Le 6 juin 2012, la Cour suprême de cassation a rendu son arrêt interprétatif sur la question qui lui était posée, ce qui a conduit à l’uniformisation de sa jurisprudence. La Cour ne perd pas de vue le fait que l’interprétation retenue par la haute juridiction aurait été favorable aux requérants si le recours en cassation avait été examiné après 2010. Cela étant, la Cour rappelle que les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacre pas un droit acquis à une jurisprudence constante. La Cour conclut que le principe de la sécurité juridique n’a pas été enfreint en l’espèce et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1

CEDH

a) Principes généraux

39. La Cour rappelle que les principes relevant de l’article 6 § 1 de la Convention applicables aux affaires portant sur des divergences dans la jurisprudence de la plus haute juridiction nationale ont été résumés dans son arrêt récent Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie ([GC], no 76943/11, §§ 116-118, 29 novembre 2016), comme suit :

a) Dans ce type d’affaires, l’appréciation de la Cour repose constamment sur le principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et qui constitue l’un des éléments fondamentaux de l’état de droit. Ce principe tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice. Toute persistance de divergences de jurisprudence risque d’engendrer un état d’incertitude juridique de nature à réduire la confiance du public dans le système judiciaire, alors même que cette confiance est l’une des composantes fondamentales de l’état de droit.

b) Toutefois, l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction. Cela en soi ne saurait être jugé comme contraire à la Convention.

c) Les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent donc pas un droit acquis à une jurisprudence constante. En effet, une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice, car l’abandon d’une approche dynamique et évolutive risquerait d’entraver toute réforme ou amélioration.

d) En principe, il n’appartient pas à la Cour de comparer les diverses décisions rendues – même dans des litiges de prime abord voisins ou connexes – par des tribunaux dont l’indépendance s’impose à elle. De même, la différence de traitement opérée entre deux litiges ne saurait s’entendre comme une divergence de jurisprudence si elle est justifiée par une différence dans les situations de fait en cause.

e) Les critères qui guident la Cour dans son appréciation des conditions dans lesquelles des décisions contradictoires de différentes juridictions internes statuant en dernier ressort emportent violation du droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention consistent à déterminer, premièrement, s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », deuxièmement, si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences et, troisièmement, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application.

40. La Cour ajoute que les juridictions, et spécialement les juridictions supérieures, doivent se montrer vigilantes afin de détecter et supprimer aussitôt que possible les divergences de jurisprudence.

b) Application de ces principes dans le cas d’espèce

41. À la lumière de sa jurisprudence en la matière (paragraphe 39 ci‑dessus), la Cour déterminera donc successivement si, en l’occurrence, il existait dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », si le droit interne prévoyait des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application.

i. Sur l’existence de « divergences de jurisprudence profondes et persistantes »

42. La Cour observe que la Cour suprême de cassation a examiné l’affaire civile des requérants deux ans et quatre mois après avoir statué dans les affaires des autres personnes concernées par l’accident qui avait causé la mort de leur fille (paragraphes 9 et 14 ci-dessus). Dans le cas des requérants, la formation de jugement de la Cour suprême de cassation a interprété la législation interne de telle manière que ceux-ci se sont vus privés de la possibilité d’engager la responsabilité de l’assureur du délinquant condamné (paragraphes 14 et 12 ci-dessus), alors que d’autres formations de la même juridiction avaient adopté une position exactement inverse à l’issue de l’examen des affaires des trois autres parties civiles (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

43. Il ressort de l’aperçu de la jurisprudence pertinente en l’espèce de la Cour suprême de cassation qu’il existait deux approches divergentes quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce régissant les modalités de l’exercice de l’action en réparation contre l’assureur (paragraphes 15-19 ci-dessus). Si les juridictions internes se sont concentrées dans leur analyse sur le point d’ordre technique de savoir quel précédent serait obligatoire, il apparaît que les deux approches alternatives avaient des répercussions significatives sur les droits à un procès équitable tant des victimes des accidents de la circulation que des compagnies d’assurance, dont le droit à la défense pendant cette procédure civile serait inévitablement limité. Il s’agissait d’une question relative à la recevabilité de cette action en justice, qui était déterminante pour l’issue de ce type de litiges et qui pouvait potentiellement concerner un grand nombre d’affaires. Il apparaît également que cette divergence de jurisprudence s’étendait aux décisions des tribunaux inférieurs (paragraphes 9, 11, 12 et 22 ci-dessus). La Cour constate également qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments pour étayer l’affirmation des requérants, selon laquelle il s’agissait d’une situation ayant duré pendant trente ans (paragraphe 33 ci-dessus). Elle constate à cet égard que la première décision divergente date de 2006, qu’un nombre plus important de décisions contradictoires est apparu en 2009 et que cette situation a persisté jusqu’en 2010 (paragraphes 17-21 ci-dessus). La Cour estime que ce laps de temps, qui ne semble pas en soi excessif, doit cependant être apprécié à la lumière des circonstances spécifiques de l’espèce. En particulier, la Cour prend en compte le nombre potentiellement important des affaires relatives aux accidents de la circulation. Par conséquent, la Cour estime qu’il existait des « divergences profondes et persistantes » quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce dans la jurisprudence des tribunaux civils, y compris au sein de la plus haute juridiction civile bulgare.

ii. Sur l’existence et l’utilisation d’un mécanisme de droit interne visant à la suppression des incohérences jurisprudentielles

44. La Cour observe ensuite qu’il existait en droit interne un mécanisme susceptible de remédier à cette situation, à savoir la procédure prévue par l’article 292 du nouveau code de procédure civile, selon laquelle la haute juridiction pouvait être saisie par l’une de ses formations de jugement d’une demande d’interprétation des dispositions pertinentes du droit interne (paragraphe 20 ci-dessus).

45. Le 17 mars 2010, à l’occasion de l’examen d’une affaire similaire, une des formations de jugement de la Cour suprême de cassation a constaté l’existence de divergences de jurisprudence au sein de la haute juridiction quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce et elle a saisi le collège commercial de la Cour suprême de cassation d’une demande d’arrêt interprétatif (paragraphe 21 ci-dessus). Ce mécanisme a donc été déclenché peu après l’adoption de la décision de la Cour suprême de cassation dans l’affaire des requérants. Il est vrai que la divergence en cause a commencé à apparaître en 2006 et qu’elle existait déjà en 2009. Or, cette période coïncidait en partie avec l’entrée en vigueur et la mise en application initiale du nouveau code de procédure civile qui avait instauré de nouvelles règles relatives à la recevabilité et à l’examen du pourvoi en cassation (paragraphes 25-29 ci-dessus). Dans ce contexte, où la Cour suprême de cassation a dû adapter son fonctionnement à cette nouvelle législation procédurale (voir, à cet égard et à titre d’exemple, paragraphe 28 ci-dessus), le délai entre l’apparition de la jurisprudence divergente en cause et le moment de déclenchement du mécanisme interne, susceptible d’y mettre fin, n’apparaît pas comme excessif. Par ailleurs, à la différence de l’affaire Iordan Iordanov et autres (précitée, § 50), aucune pièce du dossier ne semble démontrer que, à l’époque de l’existence de la divergence en cause, les mêmes formations de jugement de la Cour suprême de cassation ont rendu des décisions contradictoires dans des affaires similaires.

46. Au cours de la procédure qui s’en est suivie, la haute juridiction a suspendu l’examen d’un certain nombre d’affaires similaires pendantes (paragraphe 21 ci-dessus).

47. Le 6 juin 2012, la Cour suprême de cassation a rendu son arrêt interprétatif sur la question qui lui était posée (paragraphe 22 ci-dessus), ce qui a conduit à l’uniformisation de sa jurisprudence : les affaires dont l’examen avait été suspendu dans l’attente du prononcé de l’arrêt interprétatif ont été jugées conformément à celui-ci (paragraphe 23 ci‑dessus) et la Cour suprême de cassation a repris par la suite cette même interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce à l’occasion d’autres affaires similaires (paragraphe 24 ci-dessus).

48. La Cour ne perd pas de vue le fait que l’interprétation retenue par la haute juridiction aurait été favorable aux requérants si le recours en cassation introduit par ces derniers avait été examiné après 2010. Cela étant, la Cour rappelle que les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas un droit acquis à une jurisprudence constante (paragraphe 39 ci-dessus). En outre, il convient de relever que, malgré le caractère défavorable pour les requérants des décisions de justice rendues dans leur affaire, ces décisions étaient bien motivées et n’étaient pas arbitraires (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). La Cour ne saurait donc reprocher aux juridictions internes d’avoir adopté les décisions dénoncées par les requérants.

iii. Conclusion

49. En conclusion, la Cour estime qu’il existait une « divergence profonde et persistante » quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce par la Cour suprême de cassation bulgare, qui a affecté les requérants. Le droit interne prévoyait un mécanisme susceptible de remédier à cette situation, à savoir la procédure prévue par l’article 292 du code de procédure civile. Ce moyen a été employé peu de temps après le prononcé des décisions rendues dans l’affaire des requérants et dans un délai raisonnable à compter du moment où cette divergence était apparue. Il a conduit à l’uniformisation de la jurisprudence interne en la matière. À cet égard, il convient de distinguer la présente affaire des affaires Iordan Iordanov et autres (précitée, §§ 50-53) et Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres (précitée, §§ 129-133), où, contrairement à ce qui s’est produit en l’espèce, les mécanismes internes permettant de résoudre les contradictions dans la jurisprudence interne n’ont pas été promptement utilisés.

50. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le principe de la sécurité juridique n’a pas été enfreint en l’espèce.

51. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Allègre c. France du 12 juillet 2018 requête n° 220008/12

Non-violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) de la Convention européenne des droits de l’homme. Le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation ayant entraîné l’irrecevabilité de la citation directe du fait que la requérante avait choisi la voie de la plainte avec constitution avec partie civile, n’est pas imprévisible et par conséquent, n’est pas contraire à la Convention.

L’affaire concerne la plainte de la requérante de n’avoir pu saisir le juge pénal par voie de citation directe après le prononcé d’une ordonnance de non-lieu. La Cour juge en particulier qu’en faisant le choix de ne pas faire appel de l’ordonnance de non-lieu rendue onze ans après l’ouverture de l’information pour faute de charges suffisantes, et de ne pas poursuivre la procédure déjà engagée à l’initiative du ministère public, la requérante s’exposait au risque de l’irrecevabilité de la citation directe délivrée à l’encontre du Centre d’Étude du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA). Elle relève que l’état du droit sur les modalités d’exercice d’une citation directe par la partie civile en cas d’information préalable était incertain et considère que la requérante a pris un risque alors qu’elle disposait d’une voie de recours en interjetant appel de l’ordonnance de non-lieu, et donc d’un accès à un tribunal. En ce qui concerne la question du principe de la sécurité juridique, la Cour estime que le second arrêt rendu par la Cour de cassation le 11 octobre 2011, ne constituait pas un revirement de jurisprudence imprévisible, la Cour de cassation ayant fixé, dans un arrêt du 2 décembre 2008 rendu dans une autre instance, la jurisprudence dans le sens d’un élargissement des bénéficiaires du nonlieu et donc d’un contrôle plus étroit de la liberté d’agir de la partie civile.

Article 6 § 1 Le droit français prévoit que l’exercice du droit d’action civile se réalise par voie d’intervention ou par voie d’action. En ce dernier cas, la victime peut saisir la juridiction d’instruction par le biais d’une plainte avec constitution de partie civile ou bien la juridiction de jugement par voie de citation directe. Cependant, la citation directe ne doit pas permettre de contourner une ordonnance de nonlieu rendue au cours d’une procédure antérieure et son exercice est soumis au respect du principe du non bis in idem. La Cour de cassation a opposé à Mme Allègre l’autorité de la chose jugée. Elle a fondé sa décision sur l’article 188 du code de procédure pénale, qui préserve de nouvelles poursuites les personnes mises en examen – sauf charges nouvelles – qui ont bénéficié d’un non-lieu. Ainsi, le CEA, qui n’avait pas été mis en examen ni n’avait été témoin assisté dans l’information judiciaire, devait bénéficier de l’autorité de la chose jugée de l’ordonnance de non-lieu car sa responsabilité pénale avait été déjà évoquée. Dans son arrêt du 11 octobre 2011, la Cour de cassation a retenu que les énonciations de la cour d’appel lui avaient permis de s’assurer que le CEA avait été « mis en cause explicitement » au cours de l’information préalable. Selon le Gouvernement, Mme Allègre devait s’attendre à ce que le CEA bénéficie de l’autorité de la chose jugée de l’ordonnance de non-lieu devenue définitive en absence d’appel de sa part. La Cour constate que Mme Allègre s’est volontairement abstenue d’interjeter appel de l’ordonnance de nonlieu, alors que cette voie lui était clairement accessible et de nature à répondre à ses prétentions.

La Cedh observe qu’à la suite de l’arrêt Botrans rendu en 1961, la jurisprudence de la Cour de cassation a évolué selon deux tendances. Une première tendance a limité l’interdiction faite à la partie civile d’user de la voie de la citation directe aux personnes dont le statut pénal est clair : témoin assisté, personne mise en examen ou nommément désignée dans une plainte avec constitution de partie civile ; une seconde tendance a élargi l’interdiction de nouvelles poursuites par la partie civile aux personnes simplement « impliquées » dans la procédure antérieure. La Cour en déduit que la jurisprudence de la Cour de cassation était hésitante au moment où l’ordonnance de non-lieu du 13 juillet 2005 a été rendue. Mme Allègre ne pouvait donc pas exclure que les juridictions nationales déclarent sa citation directe irrecevable en l’absence d’appel de l’ordonnance de non-lieu devenue définitive. La Cour considère qu’en faisant le choix de ne pas faire appel de l’ordonnance de non-lieu, et de ne pas poursuivre la procédure déjà engagée à l’initiative du ministère public, Mme Allègre s’est placée dans une situation en laquelle elle risquait de se voir opposer l’irrecevabilité de la citation directe délivrée à l’encontre du CEA. Dès lors, elle estime que l’interprétation de l’article 188 du code de procédure pénale par les juridictions nationales et l’autorité de chose jugée de l’ordonnance de non lieu qui a été opposée à la requérante n’ont pas porté atteinte à son droit d’accès un tribunal. En ce qui concerne la question du principe de la sécurité juridique, la Cour rappelle qu’il n’existe pas, au regard de la Convention, de droit acquis à une jurisprudence constante. En accord avec le Gouvernement, la Cour estime que le second arrêt rendu par la Cour de cassation le 11 octobre 2011, ne constituait pas un revirement de jurisprudence imprévisible, la Cour de cassation ayant fait application de son arrêt du 2 décembre 2008 qui fixait la jurisprudence dans le sens d’un élargissement des bénéficiaires du non-lieu et donc d’un contrôle plus étroit de la liberté d’agir de la partie civile. Par ailleurs, la Cour observe que l’arrêt du 11 octobre 2011 n’a pas été rendu par l’assemblée plénière même si les textes pertinents relatifs à la saisine de l’assemblée plénière de la Cour de Cassation prévoient le renvoi d’une affaire devant celle-ci lorsqu’un premier arrêt a fait l’objet d’une cassation et que la décision rendue par la cour de renvoi est attaquée par les mêmes moyens. Elle rappelle cependant qu’elle doit éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice des fonctions juridictionnelles ou dans l’organisation juridictionnelle des États, que les juridictions nationales sont les premières responsables de la cohérence de leur jurisprudence et que l’intervention de la Cour doit rester exceptionnelle. La Cour considère donc que la motivation de l’arrêt de la Cour de cassation du 11 octobre 2011 répondait aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention et qu’il n’y a pas eu méconnaissance du principe de sécurité juridique.

CEDH

a) Principes généraux

49. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés dans les récents arrêts Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76 à 79, 5 avril 2018, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie ([GC], no 76943/11, §§ 84 à 89 et § 116, CEDH 2016 (extraits) et Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie ([GC], no 13279/05, §§ 49 à 58, 20 octobre 2011).

50. En particulier, elle rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être concret et effectif et non pas théorique et illusoire. L’effectivité de l’accès au juge suppose qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 86, Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 31, série A no 333‑B). Le fait d’avoir pu emprunter des voies de recours internes, mais seulement pour entendre déclarer ses actions irrecevables par le jeu de la loi ne satisfait pas toujours aux impératifs de l’article 6 § 1 : encore faut-il que le degré d’accès procuré par la législation nationale suffise pour assurer à l’individu le « droit à un tribunal » eu égard au principe de la « prééminence du droit » dans une société démocratique (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, F.E. c. France, 30 octobre 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Ligue du monde islamique et Organisation islamique mondiale du secours islamique c. France, no 36497/05 et 37172/05, § 51, 15 janvier 2009, Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, § 138, CEDH 2013 (extraits)). L’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence assurent ainsi l’effectivité du droit d’accès à un tribunal (Legrand c. France, no 23228/08, § 34, 26 mai 2011).

51. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant toutefois pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac, précité, § 78, Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 89).

52. Par ailleurs, les exigences de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas un droit acquis à une jurisprudence constante. Ainsi, une évolution de la jurisprudence n’est pas, en elle‑même, contraire à la bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 116, Unédic c. France, no 20153/04, § 74, 18 décembre 2008).

53. Selon la jurisprudence de la Cour, les divergences de jurisprudence constituent, par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui repose sur un ensemble de juridictions de fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction, sans que cela, en soi, ne porte atteinte à la Convention. Les critères qui guident la Cour dans son appréciation des conditions dans lesquelles des décisions contradictoires de différentes juridictions internes statuant en dernier ressort emportent violation du droit à un procès équitable, consistent à déterminer s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres précité, § 116, Ferreira Santos Pardal c. Portugal, no 30123/10, § 42, 30 juillet 2015).

54. La Cour rappelle enfin qu’il ne lui appartient pas de trancher des différends relatifs à l’interprétation du droit interne régissant l’accès à un tribunal, son rôle étant plutôt de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Zubac, précité, §§ 79 et 81).

b) Application en l’espèce

55. La Cour constate que le droit français prévoit que l’exercice du droit d’action civile de la victime se réalise, selon que l’action publique a déjà été mise en mouvement ou non, par voie d’intervention ou par voie d’action. Dans la seconde hypothèse, la victime peut saisir soit la juridiction d’instruction par le biais d’une plainte avec constitution de partie civile soit la juridiction de jugement par voie de citation directe (paragraphe 25 ci‑dessus). En cas de choix de cette dernière option, pour les raisons rappelés par le Gouvernement (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour retient que la citation directe ne doit pas permettre à la partie civile de contourner une ordonnance de non-lieu rendue au cours d’une procédure antérieure et son exercice est donc soumis au respect du principe non bis in idem.

56. Concernant l’autorité de chose jugée qui a été opposée à la requérante par la Cour de cassation, la Cour observe que celle-ci a fondé sa décision sur l’article 188 du CPP tel qu’interprété par la jurisprudence de sa chambre criminelle. Cette disposition préserve de nouvelles poursuites les personnes mises en examen, sauf charges nouvelles, qui ont bénéficié d’un non-lieu. Elle a été finalement interprétée en l’espèce comme devant s’appliquer au CEA qui n’avait pas été mis en examen ni été témoin assisté dans l’information judiciaire mais dont la responsabilité pénale avait été évoquée (paragraphe 20 ci-dessus). Pour décider s’il y avait autorité de chose jugée dans les instances successives, instruction préparatoire et citation directe, la Cour de cassation a retenu dans son arrêt du 11 octobre 2011 que les énonciations de la cour d’appel lui avait permis de s’assurer que le CEA avait été « mis en cause explicitement » au cours de la première.

57. Cette décision, de l’avis de la requérante, était imprévisible en raison d’une jurisprudence constante de la chambre criminelle de la Cour de cassation depuis l’arrêt Botrans, qui ne lui permettait pas de prévoir que l’ordonnance de non-lieu l’empêcherait d’agir par voie de citation directe devant le tribunal correctionnel. De son côté, le Gouvernement plaide, malgré deux lignes jurisprudentielles, une interprétation constante de la Cour de cassation dans le sens d’une restriction de la reprise des poursuites par la partie civile après une ordonnance de non-lieu. Selon lui, la requérante devait s’attendre à ce que le CEA bénéficie de l’autorité de chose jugée de l’ordonnance de non-lieu devenue définitive en l’absence d’appel de sa part.

58. La Cour n’a pas à apprécier en soi les voies de recours offertes par le système français et, dans ce contexte, l’autorité de chose jugée des décisions de non-lieu. Elle constate, avec le Gouvernement, que la requérante s’est volontairement abstenue d’interjeter appel de l’ordonnance de non-lieu alors que cette voie de recours était clairement accessible et de nature à répondre à ses prétentions tenant à l’établissement d’une faute commise au cours de l’accident du 31 mars 1994. Contrairement à ce qu’indique la requérante, la question de la reprise des poursuites par la partie civile en cas d’instruction clôturée par une ordonnance de non-lieu, non frappée d’appel, ne faisait pas l’objet d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation lorsqu’elle s’est vue notifier l’ordonnance de non-lieu.

59. En effet, la Cour constate que, à la suite de l’arrêt Botrans rendu en 1961, la jurisprudence de la Cour de cassation a évolué non pas de manière constante comme l’affirme la requérante mais selon deux tendances. La première a limité l’interdiction faite à la partie civile d’user de la voie de la citation directe à l’encontre de personnes dont le statut pénal est clair : témoin assisté (nouveau statut pénal instauré par la loi du 15 juin 2000), personne mise en examen ou nommément désignée dans une plainte avec constitution de partie civile. Elle est illustrée par les décisions citées dans l’aperçu de jurisprudence (paragraphes 29, 30 et 33 ci-dessus) et par l’arrêt d’espèce du 12 novembre 2008 (paragraphe 18 ci-dessus). La seconde tendance a élargi l’interdiction de nouvelles poursuites par la partie civile aux personnes simplement « impliquées » dans la procédure antérieure, comme le démontrent les arrêts des 17 janvier 1983, 7 octobre 1986, 11 septembre 2001, 2 décembre 2008 (paragraphes 31, 32, 35 et 36 ci‑dessus) et l’arrêt prononcé dans la présente espèce du 11 octobre 2011 (paragraphe 23 ci‑dessus).

60. La Cour déduit de ce qui précède que la jurisprudence de la Cour de cassation était hésitante, au moment où l’ordonnance de non-lieu a été rendue par le juge d’instruction le 13 juillet 2005, sur les effets juridiques d’une telle décision et les modalités d’exercice ultérieur d’une citation directe par la partie civile. La requérante ne pouvait donc pas exclure que les juridictions nationales déclarent sa citation directe irrecevable en l’absence d’appel de l’ordonnance de non-lieu devenue ainsi définitive. La Cour considère dès lors qu’en faisant le choix de ne pas faire appel de l’ordonnance de non-lieu, et de ne pas poursuivre la procédure déjà engagée à l’initiative du ministère public, la requérante, représentée par un avocat, s’est placée dans une situation dans laquelle elle risquait de se voir opposer l’irrecevabilité de la citation directe délivrée à l’encontre du CEA. Dans ces conditions, la Cour estime que l’interprétation de l’article 188 du CPP par les juridictions nationales en l’espèce et l’autorité de chose jugée de l’ordonnance de non-lieu qui a été opposée à la requérante n’ont pas porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal.

61. Pour autant que la requérante se plaint de la violation du principe de sécurité juridique, la Cour rappelle que celui-ci ne consacre pas de droit acquis à une jurisprudence constante (paragraphe 52 ci-dessus). En tout état de cause, le second arrêt rendu par la Cour de cassation en l’espèce le 11 octobre 2011 ne constituait pas un revirement de jurisprudence imprévisible car la Cour de cassation a fait application de son arrêt du 2 décembre 2008 qui, selon le Gouvernement, a fixé la jurisprudence dans le sens d’un élargissement des bénéficiaires du non-lieu et donc d’un contrôle plus étroit de la liberté d’agir de la partie civile (paragraphe 36 ci-dessus). Il ressort de la jurisprudence de la Cour que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler les contradictions résultant d’arrêts contenant des interprétations divergentes (voir Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres précité, § 123, et les affaires qui y sont citées).

62. La Cour constate que la chambre criminelle de la Cour de cassation n’a pas considéré que le second pourvoi de la requérante était l’occasion d’une clarification de la jurisprudence concernée puisqu’elle l’a rendu en formation restreinte de trois juges réservée notamment aux affaires dans lesquelles la solution de l’affaire paraît s’imposer. En outre, elle relève que le conseiller rapporteur devant la Cour de cassation avait signalé, à la fin de son rapport, l’évolution de doctrine de la Cour de cassation (paragraphe 22 ci-dessus). De même, l’avocat général avait précisé dans ses conclusions que l’arrêt du 2 décembre 2008 était venu clarifier la position de la Cour de cassation sur la recevabilité des citations directes après clôture d’une information (idem).

63. Certes, la Cour relève que les textes pertinents relatifs à la saisine de de l’assemblée plénière, formation la plus solennelle de la Cour de cassation, prévoient le renvoi d’une affaire devant celle-ci lorsque après cassation d’un premier arrêt, la décision rendue par la juridiction de renvoi est attaquée par les mêmes moyens (paragraphes 24 et 26 ci-dessus). Toutefois, elle rappelle à cet égard qu’elle doit éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice des fonctions juridictionnelles, de même que dans l’organisation juridictionnelle des États. Elle souligne en outre que les juridictions nationales sont les premières responsables de la cohérence de leur jurisprudence et que son intervention à cet égard doit demeurer exceptionnelle (Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, § 94).

64. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère que la motivation de l’arrêt du 11 octobre 2011 répondait aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention et qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition en raison de la méconnaissance du principe de sécurité juridique.

65. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que la requérante n’a pas subi d’entrave à son droit d’accès à un tribunal et qu’il n’y a pas eu méconnaissance du principe de sécurité juridique dans les circonstances de l’espèce. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

UNE PRESCRIPTION QUI COMMENCE A COURIR SANS QUE

LE JUSTICIABLE NE LE SACHE, EST UNE VIOLATION DE LA CONVENTION

Cherednichenko et autres c. Russie du 7 novembre 2017 requêtes 35082/13 et quatre autres

Article 6-1, les greffes russes n'envoient pas les convocations et ne notifient les décisions dans des conditions qui permettent aux justiciables d'en prendre connaissance. C'est vraiment un dysfonctionnement systémique de la justice russe !

a) Principes généraux

64. La Cour réitère les principes exposés dans l’arrêt Ivanova et Ivashova précité :

« 41. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, lorsque de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s’y déroule doit présenter les garanties prévues à l’article 6 (Chatellier c. France, no 34658/07, § 35, 31 mars 2011).

42. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Mikulová c. Slovaquie, no 64001/00, § 52, 6 décembre 2005 et Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008).

43. En outre, le droit à un tribunal implique celui de recevoir une notification adéquate des décisions judiciaires, en particulier dans les cas où un appel doit être introduit dans un certain délai (Zavodnik c. Slovénie, no 53723/13, § 71, 21 mai 2015).

44. La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov c. Russie, no 4543/04, § 52, 1er avril 2010).

45. Le droit d’action ou de recours doit s’exercer à partir du moment où les intéressés peuvent effectivement connaître les décisions judiciaires qui leur imposent une charge ou pourraient porter atteinte à leurs droits ou intérêts légitimes. S’il en allait autrement, les cours et tribunaux pourraient, en retardant la notification de leurs décisions, écourter substantiellement les délais de recours, voire rendre tout recours impossible. La notification, en tant qu’acte de communication entre l’organe juridictionnel et les parties, sert à faire connaître la décision du tribunal, ainsi que les fondements qui la motivent, le cas échéant pour permettre aux parties de recourir (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 37, CEDH 2000‑I.

46. L’article 6 de la Convention ne saurait être entendu comme comprenant une garantie pour les parties d’être notifiées d’une manière particulière, par exemple, par une lettre recommandée (Bogonos c. Russie (déc.), no 68798/01, 5 février 2004). Toutefois, la manière dont la décision de justice est portée à la connaissance d’une partie doit permettre de vérifier la remise de la décision à la partie ainsi que la date de cette remise (Soukhoroubtchenko c. Russie, no 69315/01, §§ 49-50, 10 février 2005, et Strijak c. Ukraine, no 72269/01, § 39, 8 novembre 2005). »

65. Dans cet arrêt, la Cour a constaté l’absence d’un système de notification aux parties visant à les informer que le texte finalisé était disponible au greffe (Ivanova et Ivashova, précité, § 55). Ce système serait alors susceptible de fixer, de manière objective, le point de départ du délai d’appel. La Cour a considéré que ce défaut systémique comportait pour le requérant, même s’il avait entrepris toutes les démarches raisonnables pour obtenir le texte intégral de la décision, un risque élevé de forclusion. Elle a jugé qu’exiger l’introduction d’un recours dans un délai d’un mois à compter de la date d’établissement d’une copie intégrale de la décision par le greffe du tribunal revenait à faire dépendre l’écoulement de ce délai d’un élément qui échappait complètement au pouvoir du justiciable (ibidem, § 57).

66. La Cour a donc considéré que, en règle générale, le droit de recours devait s’exercer à partir du moment où l’intéressé pouvait effectivement connaître la décision de justice en sa forme intégrale (Ivanova et Ivashova, précité, § 57, Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 26, 11 avril 2002, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov, précité, § 55).

b) Application de ces principes aux cas d’espèce

67. La Cour relève que tous les requérants, à l’exception de M. Storozhenko, ont déposé leurs déclarations et/ou conclusions d’appel, lesquelles ont été déclarées tardives. La question qui prête à controverse entre les parties est le point de départ du délai d’appel, qui était différemment interprété au niveau national : il s’agissait soit de la date du prononcé de la décision en forme succincte à l’audience, soit de la date de la finalisation du texte intégral de la décision par le juge, soit de la date du dépôt de la décision finalisée au greffe du tribunal ou encore de date de réception de la décision par la poste. La tâche de la Cour consiste donc à établir les moments où les intéressés avaient effectivement pu connaître les décisions de justice dans leur version intégrale.

i. En ce qui concerne Mme Cherednichenko

68. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de trancher le point – qui fait controverse entre les parties – de savoir si le tribunal a prononcé à l’audience du 6 août 2012 le texte intégral de la décision ou uniquement son dispositif (voir, pour les observations des parties, les paragraphes 51 et 52 ci-dessus), car, de toute manière, la requérante a introduit son appel dans les délais impartis par les juridictions nationales. En effet, la Cour relève à cet égard que, le 30 août 2012, la requérante a pris connaissance de la version intégrale de la décision du 6 août 2012 au greffe du tribunal (paragraphes 6 et 8 ci-dessus). Elle note que, le 23 août 2012, l’intéressée avait introduit une déclaration d’appel sans avoir connaissance du texte intégral de la décision en cause (paragraphe 7 ci-dessus), indiquant qu’elle déposerait ses conclusions d’appel à la réception du texte intégral du jugement. La Cour observe que le tribunal lui a donné raison en fixant le nouveau délai pour déposer les conclusions d’appel au 2 octobre 2012 (paragraphe 9 ci-dessus). Elle remarque également que l’intéressée a posté ses conclusions d’appel le 24 septembre 2012, c’est-à-dire avant la date butoir du 2 octobre 2012 (paragraphe 10 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas réfuté ces informations (paragraphe 51 ci-dessus). Il ne soutient pas non plus que le texte intégral a été remis à la requérante le jour de l’audience, mais qu’il y a seulement été prononcé. La Cour réitère sa position selon laquelle, avant l’introduction de l’appel, les parties doivent avoir l’opportunité d’étudier le texte intégral de la décision (paragraphe 66 ci-dessus), ce qui serait impossible si la seule source de connaissance était la lecture de la décision donnée par le tribunal. Finalement, elle constate que la cour régionale, dans son raisonnement, a totalement ignoré le fait que la requérante avait présenté, le 24 septembre 2012, ses conclusions d’appel (paragraphe 14 ci-dessus).

ii. En ce qui concerne Mme Polupanova

69. La Cour relève que la requérante, absente à l’audience, a indiqué avoir pris connaissance du texte intégral de la décision à sa réception par la poste, le 11 mai 2012 (paragraphe 16 ci-dessus), et que le tribunal de Kogalym a déclaré que l’intéressée en avait eu connaissance le 5 mai 2012 (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour n’estime pas nécessaire de départager les parties sur ce point, car la requérante a posté ses conclusions d’appel le 30 mai 2012 (paragraphe 17 ci-dessus), c’est-à-dire avant la fin du délai d’un mois à compter de la réception de la décision, que la fin dudit délai ait été le 5 ou le 11 juin 2012.

iii. En ce qui concerne M. Smirnov

70. La Cour relève que le requérant a pris connaissance du jugement du 22 juin 2015 dans sa version intégrale le 30 juin 2015 (paragraphe 37 ci-dessus). Elle précise que, comme la date de la finalisation de la décision n’était pas été indiquée dans le texte en question, l’intéressé a cru de bonne foi que la date de la réception au greffe était le point de départ du délai d’appel (paragraphes 34‑37 et 41 ci-dessus). Elle note qu’il a déposé ses conclusions d’appel le 30 juillet 2015, c’est-à-dire, si l’on admet sa propre version, dans le délai d’un mois après la réception du texte de la décision.

iv. En ce qui concerne M. Storozhenko

71. La Cour observe que, contrairement à tous les autres requérants, M. Storozhenko n’a jamais introduit son appel faute d’avoir reçu le texte de la décision du 11 novembre 2014 (paragraphe 24 ci-dessus). Elle relève que l’intéressé a pourtant entrepris des démarches raisonnables pour obtenir le texte de la décision (paragraphe 23 ci-dessus) mais que celles-ci ont été vaines. Elle constate que le greffe du tribunal a envoyé la décision à une adresse erronée, l’adresse du requérant étant indiquée se trouver à Moscou au lieu de Vladivostok (paragraphe 25 ci-dessus).

c) Conclusion

72. La Cour réitère que le problème soulevé par les présentes requêtes résulte d’un défaut systémique dû à l’absence, sur le plan interne, d’un système uniforme permettant de fixer de manière objective la date à partir de laquelle le texte intégral de la décision est disponible pour les parties au litige, dans la mesure où cette date déclenche le délai d’appel. Ce problème a auparavant été identifié dans l’arrêt Ivanova et Ivashova (précité). Le règlement de ce défaut dans le droit procédural par les autorités nationales contribuerait à remédier au défaut systémique identifié. Par ailleurs, la Cour rappelle que ce n’est pas son rôle de procéder systématiquement à l’établissement des faits. Néanmoins, en l’absence d’un tel système, la Cour sera amenée, en vue d’une bonne administration de la justice, à retenir comme point de départ du délai d’appel les dates indiquées par les requérants, à moins que le Gouvernement prouve le contraire.

73. Elle considère dès lors que trois des requérants, Mmes Cherednichenko et Polupanova et M. Smirnov, ont exercé leur droit de recours dans le délai imparti, à compter de la date où ils ont effectivement pris connaissance des décisions de justice dans leur version intégrale (paragraphe 67 ci‑dessus).

74. La Cour considère que, en rejetant leurs appels pour tardiveté, les juridictions internes ont procédé à une interprétation excessivement formaliste du droit interne qui a eu pour conséquence de mettre à la charge des requérants une obligation que ceux-ci n’étaient pas en mesure de respecter, même en faisant preuve d’une diligence particulière. Compte tenu de la gravité de la sanction qui a frappé les requérants pour non-respect des délais ainsi calculés, la Cour estime que la mesure contestée n’a pas été proportionnée au but de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice. Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit des requérants d’avoir accès à un tribunal (Ivanova et Ivashova, précité, §§ 57-58).

75. En ce qui concerne M. Storozhenko, la Cour juge que la non‑notification du texte de la décision au requérant l’a privé de son droit d’accès à l’instance d’appel. Elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit du requérant d’avoir accès à un tribunal.

SEFER YILMAZ ET MERYEM YILMAZ c. TURQUIE du 17 novembre 2015 requête 611/12

Violation de l'article 6-1 : Le délai de recours commence à l'incident et non pas dès la connaissance du fait par le requérant.

a) Sur la violation alléguée du droit d’accès à un tribunal à raison du calcul du dies a quo de l’action

55. Les requérants se plaignent du rejet de leur recours administratif pour non-respect du délai imparti. Ils voient dans cette décision une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal.

56. Le Gouvernement estime qu’il n’y a eu aucune atteinte au droit d’accès des requérants à un tribunal dans l’appréciation faite par la juridiction nationale du point de départ du délai légal pour intenter une action en indemnisation.

57. La Cour examinera sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention les allégations formulées par les requérants.

58. Elle rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer des droits civils (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002-IX). Chaque justiciable possède le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès – à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile – ne constitue qu’un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001-VIII).

59. La Cour rappelle ensuite que le « droit à un tribunal » n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-11, et Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil 1998-V).

60. La Cour rappelle également que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour l’introduction des recours (Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII, et Mottola et autres c. Italie, no 29932/07, § 29, 4 février 2014). Les règles relatives aux délais à respecter pour recourir visent à assurer une bonne administration de la justice. Cela étant, l’application qui est faite des règles en question ne devrait pas empêcher le justiciable d’utiliser une voie de recours disponible. Par ailleurs, il convient dans chaque cas que la Cour procède à une appréciation à la lumière des particularités de la procédure dont il s’agit et en fonction du but et de l’objet de l’article 6 § 1 de la Convention (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 36, CEDH 2000‑I).

61. La Cour rappelle enfin qu’il résulte de ces principes que, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Efstathiou et autres c. Grèce, no 36998/02, § 24, 27 juillet 2006).

62. En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas allégué que les délais de prescription étaient trop courts ou qu’ils portaient en soi atteinte au droit d’accès des requérants à un tribunal, les intéressés ne contestant pas le délai d’un an imparti par l’article 43 de la loi sur la Haute Cour administrative militaire pour l’introduction de leur recours administratif préalable.

63. C’est la détermination du dies a quo du délai d’un an à l’expiration duquel l’action est réputée prescrite qui se trouve au cœur de l’affaire.

64. À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, dans les cas où une action en indemnisation est basée sur une faute ou une négligence alléguée, c’est à partir de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du fait constitutif de cette faute ou de cette négligence qu’il a une raison d’agir (Miragall Escolano et autres, précité, § 37, et Cañete de Goñi c. Espagne, no 55782/00, § 40, CEDH 2002-VIII).

65. En l’espèce, la Cour note que les requérants savaient que leur fils était décédé le 9 septembre 2008. Cependant, ils ne connaissaient pas les circonstances exactes de son décès. Jusqu’à la notification de l’ordonnance de non-lieu, ils ne savaient pas avec certitude s’il s’agissait d’un accident, d’un homicide ou d’un suicide. Or ces éléments étaient déterminants pour l’introduction d’un recours devant la Haute Cour administrative militaire.

66. De plus, dans les circonstances de la cause, il appartenait aux requérants d’apporter non seulement la preuve du lien de causalité entre le dommage subi et le service militaire effectué par leur fils, mais aussi la preuve de la faute ou de la négligence de l’administration.

67. Le lien de causalité ne pouvait être établi qu’à une double condition : il était nécessaire que l’accident fût survenu à un moment et en un lieu où l’appelé était requis par les nécessités du service et à l’occasion d’un fait en relation avec sa mission. La Cour constate que ce critère était rempli en l’espèce dès la survenance de l’incident.

68. En revanche, le critère relatif à l’éventuelle faute ou négligence de l’administration faisait défaut à la date de l’incident. Force est d’admettre que, avant la notification de l’ordonnance de non-lieu, les requérants ignoraient que les autorités militaires avaient chargé leur fils de monter une garde la nuit en ayant à disposition une grenade à main. Or cet élément était essentiel pour les requérants qui pouvaient juridiquement se fonder sur celui‑ci dans le cadre de leur action en responsabilité intentée devant la Haute Cour administrative militaire.

69. C’est donc à la date de la prise de connaissance de l’ordonnance de non-lieu que les requérants ont eu véritablement accès aux éléments de l’enquête, et qu’ils ont pu être informés d’une éventuelle faute ou négligence de l’administration et d’actionner celle-ci en justice.

70. À cet égard, la Cour réaffirme qu’un délai de recours ne peut courir qu’à compter du jour où celui qui l’invoque est en mesure d’agir valablement, c’est-à-dire à compter de la date à laquelle il a eu ou pouvait avoir connaissance de l’acte ou de la décision susceptible d’avoir porté atteinte à ses droits et contre lequel ou laquelle il souhaite agir (Yeşilkaya c. Turquie (déc.), no 47157/10, § 39, 26 mai 2015).

71. Par ailleurs, eu égard aux éléments jurisprudentiels relatifs à la détermination du dies a quo dans les affaires de décès au sein de l’armée (paragraphes 45 à 48 ci-dessus), la Cour note l’approche adoptée par la Haute Cour administrative militaire. En effet, si certains arrêts retiennent comme point de départ du délai la date du préjudice, d’autres font débuter ce délai à la date de la prise de connaissance de la faute administrative à l’origine du préjudice.

72. Dans ces conditions, on ne peut reprocher aux requérants d’avoir agi avec négligence ni d’avoir commis une erreur, étant donné qu’ils ont présenté leur réclamation à l’administration le 27 août 2010 (paragraphe 35 ci-dessus), soit moins d’un an après s’être vu notifier l’ordonnance de non‑lieu entre le 15 décembre 1999 et le 7 janvier 2010 (paragraphes 26 et 29 ci‑dessus).

73. Aussi, en rejetant le recours comme tardif dans ces circonstances, au motif que la réclamation administrative n’avait pas été introduite dans un délai qui courait à partir de la date de l’incident et non de celle de la prise de connaissance d’une éventuelle négligence fautive de l’administration, la Haute Cour administrative militaire a privé les requérants de leur droit d’accès à un tribunal (voir, dans le même sens, Eşim c. Turquie, no 59601/09, 17 septembre 2013 et Yabansu et autres c. Turquie, no 43903/09, 12 novembre 2013).

74. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

HOWALD MOOR ET AUTRES c. SUISSE requête 52067/10 et 41072/11 du 11 mars 2014

La prescription pour réparation d'une maladie et mort causées par l'amiante commence à courir avant que la victime et ses veuves ne le sachent. C'est une violation de la Convention.

L’affaire portait sur le rejet pour prescription et préemption, de l’action en dommages et intérêts intentée par les proches d’un ouvrier décédé des suites d’une maladie causée par l’amiante. La Cour a jugé qu’en raison du délai de latence de ces maladies, toute action en dommages et intérêts serait a priori prescrite avant même que la victime puisse avoir objectivement conscience de ses droits, et qu’il fallait prendre en compte cette circonstance pour le calcul du délai de prescription ou de péremption d’une action.

i.  Les principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour

70.  La Cour rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (voir, entre autres, Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002‑IX, et Eşim c. Turquie, no 59601/09, § 18, 17 septembre 2013). Elle réaffirme que chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le droit à un tribunal, dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect particulier (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001‑VIII).

71.  La Cour rappelle ensuite sa jurisprudence selon laquelle le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II). Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012). La Cour rappelle en outre que les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi d’autres, Pedro Ramos c. Suisse, no 10111/06, § 37, 14 octobre 2010, Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, § 40, Recueil 1996‑V, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil 1996‑IV, et Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 25, 7 juillet 2009).

72.  Parmi ces restrictions légitimes figurent les délais légaux de péremption ou de prescription qui, la Cour le rappelle, dans les affaires d’atteinte à l’intégrité de la personne, ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Stubbings, précité, § 51, et Stagno, précité, § 26 ).

73.  Enfin, la Cour renvoie à l’arrêt Eşim (précité). Dans cette affaire, le requérant avait été blessé en 1990 lors d’un conflit militaire et les médecins n’avaient découvert la balle de pistolet logée dans sa tête qu’en 2007. Les tribunaux internes avaient jugé que la prétention ainsi que l’action en dommages-intérêts étaient prescrites. La Cour a conclu à la violation du droit d’accès à un tribunal, estimant que, dans les affaires d’indemnisation des victimes d’atteinte à l’intégrité physique, celles-ci devaient avoir le droit d’agir en justice lorsqu’elles étaient effectivement en mesure d’évaluer le dommage subi.

ii.  L’application des principes susmentionnés à la présente affaire

74.  En l’espèce, la Cour note d’emblée que le présent litige porte sur un problème complexe, à savoir la fixation du dies a quo du délai de péremption ou de prescription décennale en droit positif suisse dans le cas des victimes d’exposition à l’amiante. Considérant que la période de latence des maladies liées à l’exposition à l’amiante peut s’étendre sur plusieurs décennies, elle observe que le délai absolu de dix ans – qui selon la législation en vigueur et la jurisprudence du Tribunal fédéral commence à courir à la date à laquelle l’intéressé a été exposé à la poussière d’amiante – sera toujours expiré. Par conséquent, toute action en dommages-intérêts sera a priori vouée à l’échec, étant périmée ou prescrite avant même que les victimes de l’amiante aient pu avoir objectivement connaissance de leurs droits.

75.  Ensuite, la Cour constate que les prétentions des victimes de l’amiante, qui ont été exposées à cette substance jusqu’à son interdiction générale en Suisse, en 1989, sont toutes périmées ou prescrites au regard du droit en vigueur. Elle observe également que le projet de révision du droit de la prescription suisse ne prévoit aucune solution équitable – ne serait-ce qu’à titre transitoire, sous la forme d’un « délai de grâce » – au problème posé.

76.  Par ailleurs, la Cour ne méconnaît pas que les requérantes ont touché certaines prestations. Elle se demande cependant si celles-ci sont de nature à compenser entièrement les dommages résultés pour les intéressées de la péremption ou de la prescription de leurs droits.

77.  Par ailleurs, même si elle est convaincue des buts légitimes poursuivis par les règles de péremption ou de prescription appliquées, à savoir notamment la sécurité juridique, la Cour s’interroge sur le caractère proportionné de leur application à la présente espèce. En effet, elle admet, comme le soutiennent les requérantes, que l’application systématique de ces règles à des victimes de maladies qui, comme celles causées par l’amiante, ne peuvent être diagnostiquées que de longues années après les événements pathogènes, est susceptible de priver les intéressés de la possibilité de faire valoir leurs prétentions en justice.

78.  Prenant en compte la législation existant en Suisse pour des situations analogues et sans vouloir préjuger d’autres solutions en­visageables, la Cour estime que, lorsqu’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de péremption ou de prescription.

79.  Partant, au vu des circonstances exceptionnelles de la présente espèce, la Cour estime que l’application des délais de péremption ou de prescription ait limité l’accès à un tribunal à un point tel que le droit des requérantes s’en soit trouvé atteint dans sa substance même, et qu’elle ait ainsi emporté violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Stagno, précité, § 33, avec les références qui y sont citées).

80.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

1.  À mon grand regret, je n’ai pu voter avec la majorité en ce qui concerne la question principale dans cette affaire, celle de savoir s’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

2.  Dans la présente affaire, deux délais de prescription ou de péremption étaient en cause. En ce qui concerne l’action de feu M. Moor, reprise par ses enfants et dirigée contre l’employeur de celui-ci, l’article 127 du code des obligations prévoyait un délai de prescription de dix ans, et l’article 130, alinéa 1, disposait que la prescription courait « dès que la créance est devenue exigible ». Selon le Tribunal fédéral, cette dernière disposition impliquait qu’il y avait un délai maximal de dix ans à compter de l’acte dommageable, indépendamment du moment où la partie lésée avait connaissance du dommage. En ce qui concerne l’action de la veuve de M. Moor, dirigée contre la caisse nationale d’assurance en cas d’accidents –une autorité publique – l’article 20, alinéa 1, de la loi du 14 mars 1958 sur la responsabilité de la Confédération prévoyait explicitement un délai de péremption d’un an à compter du jour où la partie lésée avait eu connaissance du dommage, avec toutefois un délai maximal de dix ans « à compter de l’acte dommageable ».

 Le législateur suisse a donc limité le droit d’action, pour les deux types d’action, à un délai de dix ans à partir de l’acte dommageable. Selon la majorité, ce délai a limité le droit d’accès des requérantes à un tribunal à un point tel que ce droit a été violé. La majorité précise qu’elle arrive à cette conclusion « au vu des circonstances exceptionnelles de la présente espèce » (paragraphe 79 de l’arrêt).

3.  À mon avis, les États parties à la Convention sont entièrement libres, sous réserve de leurs obligations positives découlant de la Convention, de déterminer l’étendue des droits subjectifs qu’ils créent dans leur ordre juridique. Cela implique qu’ils sont en principe libres de circonscrire le droit d’action (ou l’action) lié à un droit subjectif.

En l’espèce, le législateur suisse a estimé que, sauf exception prévue par la loi, le droit d’action s’éteint dix ans après le fait dommageable. Autrement dit, à partir de ce moment, il n’y a plus de droit d’action.

Je ne suis pas sûr que dans une telle situation l’irrecevabilité de la demande pour cause de prescription ou de péremption de l’action constitue une limitation du droit d’accès à un tribunal. Certes, la prescription ou la péremption empêche qu’un juge puisse encore se prononcer sur l’action. Mais c’est ce qu’a voulu le législateur quand il a créé le droit subjectif et l’a assorti – implicitement – d’un droit d’action. La majorité reconnaît par ailleurs que des délais de prescription ou de péremption peuvent poursuivre des finalités importantes (paragraphe 72 de l’arrêt).

Il peut y avoir un problème sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention si le délai de prescription ou de péremption, en ne tenant pas compte des circonstances particulières d’une affaire, empêche un justiciable d’exercer une action qui était en principe disponible pour lui (Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 33, 7 juillet 2009). Tel ne me semble pas être le cas en l’espèce : au moment où M. Moor et son épouse ont introduit leurs demandes, leur droit d’action, comme celui de toute personne lésée dans la même situation, était déjà éteint. À aucun moment antérieur ils n’ont été en mesure d’exercer ce droit, faute de l’apparition d’effets dommageables des actes reprochés aux parties défenderesses.

L’arrêt suit la ligne de jurisprudence développée dans les affaires Sabri Güneş et Eşim. La Cour y a énoncé, d’une manière générale, qu’ « en matière d’indemnisation du dommage corporel, le droit de recours doit s’exercer à partir du moment où les justiciables peuvent effectivement évaluer le dommage qu’ils ont subi » (Sabri Güneş c. Turquie, no 27396/06, § 66, 24 mai 2011, et Eşim c. Turquie, no 59601/09, § 25, 17 septembre 2013). Dans la présente affaire, « la Cour estime que, lorsqu’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de péremption ou de prescription » (paragraphe 78 de l’arrêt). À mon avis, la Cour empiète ainsi sur le domaine des autorités nationales. Je fais observer que l’affaire Sabri Güneş a été déférée à la Grande Chambre. Toutefois, la Grande Chambre a constaté que la requête avait été introduite plus de six mois après la signification de la décision interne définitive, de sorte qu’elle n’a pas pu se pencher sur la question de la limitation du droit d’accès à un tribunal (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, 29 juin 2012).

4.  Les circonstances particulières de l’affaire sont pertinentes pour évaluer l’effet de l’application des règles de prescription et de péremption.

C’est un fait que les requérantes n’ont pas pu introduire ou poursuivre une demande recevable. Toutefois, selon les données du dossier, M. Moor aurait été exposé à l’amiante « au moins jusqu’en 1978 » (paragraphe 8), et l’amiante a été interdite en Suisse à partir de 1989 (paragraphe 9). On peut donc retenir l’année 1978 ou, du moins, l’année 1989 comme la date du dernier acte dommageable. Or les actions en justice ont été intentées respectivement en 2005 et en 2006, c’est-à-dire 27 et 28 ans, ou du moins 16 et 17 ans, après les faits. Ce sont des délais considérables, qui rendent difficile de conclure qu’il y a eu une limitation « disproportionnée » du droit d’accès à un tribunal.

 5.  Le fait de prévoir des délais de prescription courts peut soulever un problème sous l’angle d’autres dispositions de la Convention. C’est ainsi que, dans des affaires de droit de la famille, la Cour a constaté quelquefois qu’en rendant impossible l’introduction de demandes d’un certain type par l’application rigide des règles de prescription, l’État défendeur avait méconnu son obligation positive de protéger le droit au respect de la vie privée des intéressés (Shofman c. Russie, no 74826/01, 24 novembre 2005, et Phinikaridou c. Chypre, no 23890/02, 20 décembre 2007).

 En l’espèce, les requérantes n’invoquaient pas un tel grief, et il me semble difficile de concevoir une incompatibilité avec d’autres dispositions de la Convention. De toute façon, si l’on considère la péremption ou la prescription comme une atteinte à un droit matériel garanti par la Convention, il faudrait alors prendre encore en considération le fait que les requérantes ont touché des prestations par le biais des assurances sociales.

6.  Tout ce qui précède n’enlève rien au fait que, sur le plan de l’opportunité et même de l’équité, il y a de bons motifs pour le législateur de modifier les règles en vigueur. On peut paraphraser l’arrêt Stubbings et autres c. Royaume-Uni, et espérer que, « dans un proche avenir », le législateur examine la possibilité d’« amender les règles sur la prescription des actions (...) afin d’édicter des dispositions spéciales pour [le] groupe de plaignants [auquel les requérantes appartiennent] » (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 56, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO

(Traduction)

1. Au paragraphe 78 de l’arrêt, la Cour dit, à juste titre, qu’au moment de fixer la durée du délai de prescription pour l’introduction d’une action en indemnisation, il faut tenir compte des cas où il est scientifiquement prouvé qu’il est impossible pour une personne souffrant d’une affection donnée d’avoir eu connaissance de sa maladie avant un certain délai.

2. La présente opinion a pour but d’expliquer la manière dont je comprends cette considération de l’arrêt rendu ce jour.

3. Les délais de prescription, qui répondent à l’intérêt public de garantir la sécurité juridique et le caractère définitif de l’administration de la justice (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 2006, § 51), ont inévitablement pour effet d’exclure la résolution judiciaire de certains griefs qui peuvent être tout à fait justifiés quant au fond. Pour autant, on ne saurait interpréter le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 comme signifiant qu’en matière d’action civile en indemnisation, un délai de prescription absolu qui commence à courir à la date où l’acte a eu lieu et non à celle où le demandeur peut avoir connaissance de sa maladie sera toujours jugé disproportionné au regard de la Convention. Le critère à retenir doit être celui de savoir si la durée d’un délai absolu peut être considérée comme raisonnable à la lumière des éléments essentiels de la majorité des affaires auquel il s’applique (voir Stubbings et autres, précité, § 53 : « Le délai dont il s’agit n’était pas exagérément court ; ... »).

4. Dès lors, si, en matière d’action civile en indemnisation dans les cas de maladies professionnelles à longue durée d’incubation, un État adopte un délai de prescription qui tient raisonnablement compte de la grande majorité des cas, l’application d’un tel délai peut, en principe, être conforme à l’article 6 § 1, même dans les cas où, n’ayant pas eu connaissance suffisamment tôt de sa maladie et du fait qu’elle était de cause professionnelle, le demandeur s’est trouvé dans l’impossibilité d’introduire son action avant l’expiration de ce délai. Le point de savoir si le régime interne offre d’autres possibilités d’obtenir réparation, par exemple par un fonds public d’indemnisation, est aussi un facteur à prendre en compte dans l’appréciation de la proportionnalité de la mesure au regard de l’article 6 § 1.

5. A la lumière de ces considérations, il m’apparaît que la conclusion à laquelle la Cour est parvenue sur ce point en l’espèce doit être comprise non pas comme excluant la possibilité que le droit interne puisse prévoir des délais de prescription absolus commençant à courir à la date de l’acte dans les procédures telles que celle en cause ici, mais comme exigeant que ces délais ne soient pas exagérément courts compte tenu de leur champ d’application général.

6. Appliquant ces principes aux faits de la cause, je suis d’accord avec la Cour pour dire que le délai absolu de dix ans appliqué en l’espèce a constitué une réponse disproportionnée, au sens de l’article 6 § 1, à la situation du requérant. En bref, ce délai ne tenait pas raisonnablement compte des éléments essentiels inhérents à la majorité des cas de maladie liée à l’amiante.

DES MOYENS OPERANTS NON REPONDUS PAR LE TRIBUNAL

MATYUNINA c. RUSSIE du 3 novembre 2020 Requête no 38007/14

Violation de l'article 6-1 de la CEDH : les juridictions n'ont pas répondu aux moyens opérants tirés de la prescription civile.

"16.  La justification de l’exigence d’un jugement motivé réside non seulement dans l’intérêt pour le justiciable de savoir que ses arguments ont été dûment examinés, mais aussi dans l’intérêt pour l’ensemble des citoyens d’une société démocratique d’exercer un droit de regard sur l’administration de la justice (Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007‑I, et Hirvisaari c. Finlande, no 49684/99, § 30, 27 septembre 2001). De plus, lorsqu’une cour d’appel se borne à reprendre les motifs étayant la décision de la juridiction de première instance pour rejeter le recours, il faut que le tribunal ou l’autorité de rang inférieur ait fourni des motifs permettant aux parties de faire un usage effectif de leur droit de recours (Hirvisaari, précité, § 30, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 73, CEDH 2002‑IV, et Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 30, 15 février 2007).

17.  En l’espèce, la Cour relève que la requérante a demandé d’appliquer la norme du code civil relatif à la prescription à deux occasions, devant le tribunal d’instance et devant la cour d’appel. À aucun moment, les juridictions n’ont répondu à ce moyen. Dans ses observations, le Gouvernement n’a pas réfuté cette allégation de la requérante"

Violation de l'article 6-1 :

10.  La requérante se plaint d’un défaut de motivation des décisions de justice qui n’ont pas répondu à son moyen tiré de la prescription extinctive de la demande introduite à son encontre. La requérante invoque l’article 6 § 1 de la Convention qui, dans sa partie pertinente est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

14.  Les thèses des parties sont résumées dans les paragraphes 11 et 12 ci-dessus.

15.  La Cour rappelle que les garanties implicites de l’article 6 § 1 de la Convention comprennent l’obligation de motiver les décisions de justice. Cependant, si cette disposition oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, elle ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument. L’étendue de l’obligation de motivation peut varier selon la nature de la décision. Il faut, en outre, tenir compte notamment de la diversité de moyens qu’un plaideur peut soulever en justice et des différences entre les États contractants en matière de dispositions légales, de coutumes, de conceptions doctrinales, ainsi que de présentation et de rédaction des jugements et arrêts. C’est pourquoi la question de savoir si un tribunal a manqué à son obligation de motiver sa décision ne peut s’analyser qu’à la lumière des circonstances de l’espèce (Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, §§ 29‑30, série A no 303‑A, et Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 61, série A no 288).

16.  La justification de l’exigence d’un jugement motivé réside non seulement dans l’intérêt pour le justiciable de savoir que ses arguments ont été dûment examinés, mais aussi dans l’intérêt pour l’ensemble des citoyens d’une société démocratique d’exercer un droit de regard sur l’administration de la justice (Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007‑I, et Hirvisaari c. Finlande, no 49684/99, § 30, 27 septembre 2001). De plus, lorsqu’une cour d’appel se borne à reprendre les motifs étayant la décision de la juridiction de première instance pour rejeter le recours, il faut que le tribunal ou l’autorité de rang inférieur ait fourni des motifs permettant aux parties de faire un usage effectif de leur droit de recours (Hirvisaari, précité, § 30, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 73, CEDH 2002‑IV, et Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 30, 15 février 2007).

17.  En l’espèce, la Cour relève que la requérante a demandé d’appliquer la norme du code civil relatif à la prescription à deux occasions, devant le tribunal d’instance et devant la cour d’appel. À aucun moment, les juridictions n’ont répondu à ce moyen. Dans ses observations, le Gouvernement n’a pas réfuté cette allégation de la requérante.

18.  La Cour estime pourtant que ce moyen méritait d’être examiné car il pouvait, à lui seul, servir de fondement pour un rejet de la demande au civil (paragraphe 9 ci-dessus).

19.  La Cour conclut donc qu’en l’espèce, les juridictions russes ont manqué à l’obligation de motiver les décisions de justice qui découle de la garantie implicite d’un procès équitable, tel qu’elle ressort de sa jurisprudence. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

L'INEXÉCUTION OU L'EXECUTION TARDIVE

D'UNE DÉCISION DE JUSTICE

EST UN NON ACCES A UN TRIBUNAL

IŞGIN c. TÜRKİYE du 4 octobre 2022 Requête no 41747/10

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Manquement des autorités à assister le requérant dans ses démarches d’exécution forcée d’un arrêt afin d’obtenir le paiement d’une réparation pécuniaire pour une atteinte neurologique irréversible suite à un accident dont a été jugée responsable une société de droit privé • Indices de l’essai des dirigeants de la société débitrice d’organiser leur insolvabilité, réconfortés dans leurs agissements par une forme d’impunité pénale

CEDH

31.  La Cour rappelle d’emblée qu’en l’espèce le tribunal de grande instance de Kemer a dûment établi les faits et les responsabilités ainsi qu’a accordé au requérant une réparation pécuniaire considérable (paragraphes 7 et 8 ci-dessus). Cela étant, le droit d’accès à un tribunal, tel que consacré par l’article 6 § 1, serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une telle décision judiciaire définitive et obligatoire reste, comme dans le cas présent, inopérante au détriment d’une partie (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, et Romańczyk c. France, no 7618/05, § 53, 18 novembre 2010). À cet égard, il appartient à chaque État de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent (Fociac c. Roumanie, no 2577/02, § 69, 3 février 2005, Osman Yılmaz c. Turquie, no 18896/05, § 36, 8 décembre 2009, et Sevgül Altıparmak c. Turquie, no 27023/06, § 21, 20 juillet 2010).

32.  Dans ce contexte, en sa qualité de dépositaire de la force publique, l’État était donc tenu de mettre à la disposition du requérant un système lui permettant d’obtenir le paiement de l’indemnité qui lui était définitivement allouée ainsi que d’avoir un comportement diligent et l’assister à cette fin (Fociac, précité, § 70).

33.  Le Gouvernement, rappelant les principes généraux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, affirme que, malgré les résultats infructueux, toutes les mesures judiciaires et administratives disponibles, mêmes répressives, avaient été prises en vue d’assurer le recouvrement de la créance du requérant, nonobstant le fait qu’il s’agissait d’un litige opposant des personnes privées, à savoir une situation où les autorités n’étaient tenues que de faciliter le processus de manière raisonnable, sans aucune obligation de résultat.

34.  La partie requérante conteste cette thèse.

35.  En l’espèce, la Cour constate que les seules démarches d’exécution forcée ont été l’injonction de paiement notifiée à Eytur et la visite de saisie subséquente effectuée par un huissier le 22 mai 2009 sur le lieu d’activité indiqué par la direction, et qui, selon toute évidence n’en était pas un (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

Reste toutefois à savoir si les autorités puissent néanmoins passer pour avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour éviter un tel échec.

36.  Sur ce dernier point, le Gouvernement se prévaut de l’efficacité de l’ensemble des mesures prises aux fins de l’exécution du jugement du 4 décembre 2008 (paragraphe 8 ci-dessus), dont celles de droit pénal ; la Cour reconnaît que de telles mesures répressives pouvaient jouer, soit-il indirectement, sur les perspectives de succès de l’exécution en cause, étant donné leur nature dissuasive et coercitive. Or, dans la présente affaire, aucune des procédures diligentées dans ce sens ne pouvait produire un tel effet, pour les raisons brièvement résumées ci-après.

37.  Pour ce qui est d’abord des procès devant la cour d’assises de Kemer (paragraphes 5 et 6 ci-dessus), contrairement aux deux chefs de service de l’hôtel, F.E., gérante de l’établissement et proche de B.E. (président d’Eytur), n’a été mise en cause qu’après la prescription du délit reproché. Quant à B.E., vivant à Antalya, il est demeuré introuvable pendant plus de quatre ans, alors que ses trois adresses étaient bel et bien connues ; il a finalement été inculpé, en vain, quelques mois avant le délai de prescription.

38.  En ce qui concerne la procédure pour faillite frauduleuse (paragraphes 16 à 18 ci-dessus), les juges acquittèrent B.E., lequel avait refait surface plus de huit ans après l’accident, et qui jusqu’alors avait librement disposé d’au moins 20 000 000 USD de crédit souscrit au nom d’Eytur. S’il a pu convaincre les juges qu’il avait « suffisamment de patrimoine personnel » et qu’il s’efforçait ainsi de liquider ses dettes, le Gouvernement n’explique nullement en quoi la situation de B.E. aurait été différente lorsque l’avocat avait sollicité le bureau le 19 mars 2009.

39.  S’agissant enfin de la poursuite pour abandon irrégulier d’activités commerciales (paragraphes 11 à 14 ci-dessus), sans s’attarder sur le revirement jurisprudentiel subit qui a profité aux accusés, il suffit de rappeler le constat de la Cour de cassation : selon l’administration des impôts, en date du 3 septembre 2009, soit avant la saisine du bureau le 22 mai 2009 (paragraphe 10 ci-dessus), Eytur « maintenait toujours ses activités », et ce, selon le registre de la chambre de commerce d’Istanbul, sous le no d’immatriculation 255128-0 ; Eytur avait semble-t-il tenu au moins une assemblée générale le 24 novembre 2009.

40.  Au vu des éléments relevés ci-dessus et retournant à la manière avec laquelle la procédure d’exécution forcée a été conduite, rien n’explique en quoi, du 30 juin 2009 au 5 mai 2010, la police et les autres instances compétentes puissent avoir été empêchées de localiser les dirigeants d’Eytur et identifier les lieux d’activités et les biens d’une entreprise commercialement active, alors que, dans la même période, les adresses de son président étaient connues (paragraphe 6 ci-dessus) et l’une d’elles se trouvait dans le même centre d’affaires que le siège d’Eytur (paragraphe 14 ci‑dessus). Rien dans le dossier n’indique non plus qu’une quelconque instance se soit employée à vérifier la situation exacte d’Eytur ni à inquiéter les acteurs derrière cette situation, dont notamment B.E. qui apparemment avait été ou était toujours prospère dans ses affaires.

41.  Ceci résume toutes les initiatives qui, sous l’autorité de l’État, ont joué directement ou indirectement dans l’échec de l’exécution forcée du jugement du 4 décembre 2008, étant entendu que la Cour ne révèle aucun manquement décisif imputable à l’avocat dans le suivi de son affaire.

42.  Premièrement, l’argument du Gouvernement en ce que la demande de mesure conservatoire de l’avocat sur les biens d’Eytur aurait été rejetée, parce qu’elle s’originait dans des rumeurs (paragraphe 7 ci-dessus), n’a guère de poids. Il suffit d’observer que cette demande avait été formulée le 5 janvier 2006, à une date où les problèmes concernant l’éventuelle insolvabilité de B.E. allaient bien au-delà de simples rumeurs, car ce dernier avait déjà été mis en faillite personnelle le 29 décembre 2005 par le tribunal de commerce du même département (paragraphe 16 in fine ci-dessus).

43.  Deuxièmement, le fait que l’avocat n’ait pas revendiqué la responsabilité de l’État en raison d’un « acte fautif » imputable au bureau (article 129 de la Constitution et articles 5 et 16 de la loi no 2004), ne joue en rien sur le caractère défendable de ses allégations, d’autant que le Gouvernement n’a soumis aucun exemple de précédent permettant de conclure que cette voie de réparation, fondée sur la responsabilité objective de l’administration du fait de ses fonctionnaires, aurait permis au requérant d’obtenir un redressement approprié, à savoir l’exécution effective du jugement le concernant (İnan c. Turquie, no 46154/10, § 14, 6 avril 2021, et, mutatis mutandis, Ciocodeică c. Roumanie, no 27413/09, §§ 94 et 95, 16 janvier 2018).

44.  Quoi qu’il en soit, dans la présente affaire, l’impossibilité d’exécuter le jugement en cause ne résultait pas uniquement de l’inactivité ou d’un manque de volonté du bureau ou de tel ou tel huissier. Elle était due à un défaut de préparation, de soutien, et – plus important encore – de coordination de la part des autres autorités compétentes (Constantin Oprea c. Roumanie, no 24724/03, § 40, 8 novembre 2007), telles que la police – chargée de localiser les individus concernés –, les magistrats des juridictions d’Antalya – appelés à connaître des différents aspects délictuels de cette affaire – et enfin les instances publiques, comme les directions du registre de commerce et des impôts sur les sociétés ou la chambre de commerce – censées détenir les informations les plus précises sur les protagonistes (voir Ciocodeică, précité, § 93).

45.  Les autorités doivent faire preuve de cohérence et de diligence particulière lorsqu’elles assistent une personne dans ses démarches d’exécution forcée, notamment quand il y a des indices – comme en l’espèce – que les dirigeants de la société débitrice (lesquels étaient, selon le requérant que le Gouvernement ne contredit point, des locaux notables et influents) essayeraient d’organiser leur insolvabilité (Constantin Oprea, précité, § 40), réconfortés dans leurs agissements par une forme d’impunité pénale.

46.  À ce sujet, comme le Gouvernement le souligne, si les exigences en jeu ne permettent pas de déduire que l’État doit être tenu responsable d’un défaut de paiement dû à l’insolvabilité d’un débiteur privé, tel qu’Eytur ou ses dirigeants (Schrepler c. Roumanie, no 22626/02, § 30, 15 mars 2007), rien en l’espèce n’indique que c’est une insolvabilité avérée des protagonistes qui a été à l’origine de l’échec de la procédure d’exécution forcée, et pour cause : le bureau n’a pas clôturé l’exécution pour ce motif (ibidem) (paragraphe 15 ci-dessus).

47.  En résumé, les autorités n’ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir ou que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles ni n’ont fait aucun effort ciblé et adéquat pour faire respecter le droit du requérant consacré par l’article 6 § 1 de la Convention. Aussi, contrairement à ce que le Gouvernement affirme, la Cour ne voit pas en quoi le tenir responsable d’un tel résultat reviendrait à lui imposer un fardeau disproportionné.

MASTROIANNI ET TOSCANO c. ITALIE Requête no 12205/16

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Art 1 P1 • Respect des biens • Absence d’exécution d’une décision interne définitive ayant fait droit à la demande d’indemnisation pour une infection post-transfusionnelle

Art 13 • Absence de recours effectif

Sur la recevabilité

12.  Le Gouvernement soutient que le jugement du tribunal de Naples n’était pas exécutoire par provision et que, à la date de l’introduction de la requête, l’affaire était pendante devant la cour d’appel de Naples. Il observe aussi qu’il était loisible aux requérants de se prévaloir du recours prévu par l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014. D’après lui, la requête devrait donc être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

13.  Les requérants font valoir que, si le jugement du tribunal de Naples était en effet exécutoire par provision, ils n’auraient pas pu introduire valablement une demande visant à conclure un règlement amiable interne basée sur l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014 car, pour ce faire, il aurait fallu la présenter au plus tard le 19 janvier 2010, date à laquelle le lien de causalité entre la pathologie du premier requérant et ses transfusions sanguines n’avait pas encore été établi.

14.  La Cour relève d’emblée que le grief de durée excessive de la procédure n’a pas été communiqué au gouvernement défendeur. Elle note en tout état de cause que les requérants ont omis d’épuiser le recours prévu par la « loi Pinto » et décide, partant, de déclarer cette partie de la requête – notamment concernant la procédure sur le fond – irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

15.  Quant au reste des griefs, la Cour considère d’abord que le jugement rendu par le tribunal de Naples le 11 mars 2013 était exécutoire par provision, au sens de l’article 282 du code de procédure civile. De plus, un arrêt de la cour d’appel de Naples a été prononcé dans l’intervalle, le 20 novembre 2018. Il ne ressort pas du dossier que cet arrêt ait été attaqué, de sorte qu’il est devenu définitif.

16.  Pour ce qui est de l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014, la Cour rappelle avoir conclu que ce dispositif est une voie de recours à épuiser lorsqu’il est question de l’impossibilité pour les requérants de transiger dans leurs litiges internes (D.A. et autres c. Italie, nos 68060/12 et 18 autres, §§ 102-197, 14 janvier 2016). Or, dans la présente affaire, les requérants ne se plaignent pas tant de l’impossibilité d’accéder à un règlement amiable que de la non-exécution du jugement prononcé en leur faveur. Il s’ensuit que l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014 ne constitue pas en l’espèce un recours que les requérants se devaient d’épuiser.

17.  Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

Sur le fond

18.  Les requérants s’en tiennent à leurs griefs.

19.  Le Gouvernement estime qu’il n’y a eu aucune violation des articles invoqués par les requérants.

20.  La Cour rappelle les principes développés dans son arrêt D.A. et autres c. Italie (précité, §§ 60-79).

21.  Pour ce qui est de la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour constate que, par son jugement du 11 mars 2013, le tribunal de Naples a fait droit à la demande d’indemnisation des requérants pour l’infection post-transfusionnelle du premier requérant. Ce jugement, exécutoire par provision, a été confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Naples du 20 novembre 2018.

22.  La Cour estime que les requérants n’auraient pas dû se trouver dans l’impossibilité de faire exécuter une décision rendue en leur faveur, d’autant plus qu’il s’agissait, en l’espèce, d’une matière délicate touchant au domaine de la santé.

23.  Partant, s’agissant du grief portant sur le manque d’accès à un tribunal (voir D.A. et autres c. Italie, précité, §§ 60-69), il y a eu de conclure à violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

24.  Quant à la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour estime que les requérants étaient titulaires de créances exigibles en vertu d’un jugement, devenu depuis lors définitif, quantifiant la somme à laquelle ils avaient droit. Il s’ensuit que l’impossibilité pour eux d’obtenir l’exécution de ce jugement a constitué une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel qu’énoncé dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1.

25.  En méconnaissant les décisions mentionnées ci-dessus, les autorités nationales ont empêché les requérants de recevoir les montants qu’ils pouvaient raisonnablement s’attendre à obtenir à la suite de la décision leur reconnaissant un droit à indemnisation. Le Gouvernement n’a fourni aucun argument de nature à justifier cette ingérence (voir Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 39-42, CEDH 2002‑III et, mutatis mutandis, Ambruosi c. Italie, no 31227/96, §§ 28-34, 19 octobre 2000).

26.  En conclusion, il y a également eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

27.  Enfin, en ce qui concerne le grief tiré de l’article 13 de la Convention, la Cour considère que les requérants ne disposaient pas, pour se plaindre de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, du recours effectif qu’exigeait l’article 13 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, §§ 96-100, CEDH 2009, et Romachov c. Ukraine, no 67534/01, § 47, 27 juillet 2004).

28.  Il y a donc lieu de conclure que cette disposition a été méconnue en l’espèce.

D.S. c. ITALIE du 24 juin 2021 Requête no 14833/16

Art 6 § 1 • Accès à un tribunal • Art 1 P1 • Respect des biens • Exécution tardive, près de neuf ans après son adoption, d’une décision interne définitive ayant fait droit à la demande d’indemnisation pour une infection post-transfusionnelle

  1. Sur la recevabilité

15.  Le Gouvernement observe qu’il était loisible au requérant de faire usage du recours prévu par l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014. Il ajoute que l’intéressé a omis d’entamer une action en justice pour obtenir l’exécution du jugement rendu en sa faveur. Il considère donc que le grief du requérant doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes en application de l’article 35 § 1 de la Convention.

16.  Le requérant fait valoir que le recours prévu par l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014 ne pouvait être valablement utilisé pour remédier à une situation de non-exécution d’une décision interne définitive.

17.  La Cour relève d’emblée que le grief de violation de l’article 14 de la Convention n’a pas été communiqué au Gouvernement. Elle note qu’en tout état de cause il n’a pas été suffisamment étayé et décide de le déclarer irrecevable pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

18.  Quant au restant des griefs, la Cour a déclaré dans l’arrêt D.A. et autres c. Italie (nos 68060/12 et 18 autres, §§ 102-197, 14 janvier 2016) que le recours mis en place par l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014 constituait pour les requérants une voie de recours qu’il leur fallait exercer pour se plaindre de l’impossibilité pour eux d’accéder à la procédure de transaction interne de leurs affaires. Or, dans la présente affaire, le requérant se plaint non pas de l’impossibilité pour lui d’accéder à un règlement amiable mais de la non-exécution du jugement prononcé en sa faveur. Il s’ensuit que l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014 ne constitue pas en l’espèce un remède dont le requérant devait faire usage.

19.  Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait dû saisir les juridictions internes afin d’obtenir l’exécution du jugement litigieux, la Cour rappelle qu’on ne saurait exiger d’un individu qui s’est vu reconnaître une créance contre l’État à l’issue d’une procédure judiciaire qu’il engage ensuite une procédure d’exécution forcée pour obtenir son dû (Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004).

20.  L’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement ne saurait donc être retenue.

21.  Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

Sur le fond

22.  Le requérant réitère ses griefs.

23.  Le Gouvernement considère que, l’exécution du jugement litigieux étant intervenue entre-temps, la requête devrait être rayée du rôle. Il précise toutefois qu’il comprendrait que la Cour alloue au requérant une somme pour le dommage étant résulté pour lui du retard avec lequel l’indemnité qu’il avait obtenue au niveau national a été payée.

24.  La Cour rappelle les principes développés dans son arrêt D.A. et autres (précité, §§ 60-79).

25.  Pour ce qui est de la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention, elle constate que, par son jugement du 21 janvier 2011, le tribunal de Rome a fait droit à la demande du requérant et quantifié la somme qui devait lui être versée en réparation du préjudice qui lui avait été reconnu. Ce jugement, exécutoire par provision, a été confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Rome du 14 janvier 2017, qui a ensuite acquis force de chose jugée. Pourtant, le jugement litigieux n’a été exécuté que le 31 décembre 2019, soit près de neuf ans après son adoption.

26.  La Cour estime que le requérant n’aurait pas dû se trouver, pendant un tel laps de temps, dans l’impossibilité de bénéficier de la mise en œuvre d’une décision rendue en sa faveur, d’autant plus qu’il s’agissait en l’espèce d’une matière délicate touchant au domaine de la santé.

27.  Partant, il y a lieu de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

28.  Quant à la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour estime que le requérant était titulaire d’une créance exigible en vertu d’un jugement devenu définitif qui quantifiait la somme à laquelle il avait droit. Il s’ensuit que l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé pendant un long laps de temps d’obtenir l’exécution de ce jugement s’analyse en une ingérence dans l’exercice par lui de son droit au respect de ses biens, tel qu’énoncé dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1.

29.  En ne se conformant pas aux décisions évoquées ci-dessus, les autorités nationales ont, pendant la longue période susmentionnée, empêché le requérant de percevoir le montant qui lui avait été accordé. Le Gouvernement n’a fourni aucun argument de nature à justifier cette ingérence (Burdov c. Russie, no 59498/00, § 39-42, CEDH 2002‑III, et voir, mutatis mutandis, Ambruosi c. Italie, no 31227/96, §§ 28-34, 19 octobre 2000).

30.  En conclusion, il y a également eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Orlović et autres c. Bosnie-Herzégovine du 1er octobre 2019 requête n° 16332/18

Article 1 du Protocole 1 et article 6 : La Bosnie-Herzégovine doit exécuter des décisions ordonnant l’enlèvement d’une église érigée sur le terrain de survivants du génocide de Srebrenica

L’affaire concernait une église qui avait été érigée par la paroisse orthodoxe serbe sur le terrain des requérants après qu’ils eurent fui leur propriété pendant la guerre de 1992-1995. La Cour juge en particulier que le manquement des autorités à leur obligation de se conformer à des décisions définitives et contraignantes qui, en 1999 et en 2001, avaient ordonné la restitution intégrale de leurs terres aux requérants – inaction que le Gouvernement n’a en aucune manière justifiée – a gravement porté atteinte au droit de propriété des intéressés.

LES FAITS

Les requérants sont une famille de 14 ressortissants de la Bosnie-Herzégovine nés entre 1942 et 1982. Ils résident à Konjević Polje et à Srebrenik, en Bosnie-Herzégovine. Ils sont les survivants de l’époux de la première requérante et de plus de 20 autres proches qui ont péri lors du génocide de Srebrenica en 1995. Pendant la guerre de 1992-1995, ils furent contraints de fuir leur propriété de Konjević Polje. Le bien, qui appartenait à l’époux de la première requérante et au frère de celui-ci, se composait de plusieurs bâtiments individuels et agricoles, de champs et de prés. En 1998, une église fut érigée sur les terres des requérants à la suite d’une décision d’expropriation rendue en faveur de la paroisse orthodoxe serbe de Drinjača. Les requérants ne furent jamais informés de cette procédure. L’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine (« l’Accord de Dayton ») mit fin à la guerre de 1992-1995. En vue de la mise en œuvre de l’annexe 7 de cet accord, qui garantissait le droit pour les réfugiés de regagner librement leur foyer d’origine ainsi que la restitution de leurs biens, la Republika Srpska (l’une des deux entités constituant la Bosnie-Herzégovine) adopta en 1998 la loi sur la restitution de biens. Se fondant sur cette loi, les requérants engagèrent une procédure en restitution de leur bien. En 1999, ils en obtinrent la restitution intégrale en vertu d’une décision de la Commission des plaintes de personnes déplacées et réfugiées relatives à des biens immobiliers (« la CPBI »), qui fut suivie en 2001 par une décision du ministère chargé des Réfugiés et des Personnes déplacées. Ces décisions étaient définitives et exécutoires. Les terres furent par la suite rendues aux requérants, à l’exception de la parcelle sur laquelle se trouvait l’église. Dans les années qui suivirent, les requérants cherchèrent en vain à obtenir la restitution intégrale de leurs terres. Par ailleurs, ils entamèrent contre l’Église orthodoxe serbe une procédure civile aux fins de la restitution de la parcelle en cause et de l’enlèvement de l’église. En 2010, ils modifièrent leur demande et sollicitèrent la reconnaissance par les tribunaux de la validité d’un règlement non judiciaire. Le tribunal de première instance et le tribunal de district les déboutèrent, considérant qu’aucun accord n’avait été conclu entre les parties, décision que confirmèrent la Cour suprême en 2014 et la Cour constitutionnelle en 2017. Dans l’intervalle, d’autres faits survinrent en 2004, notamment une ordonnance de l’inspection en matière d’urbanisme interdisant l’usage de l’église, ordonnance à laquelle l’adjoint au maire local s’opposa, et l’octroi d’un permis de construire pour l’église à la demande de la paroisse orthodoxe serbe.

ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

Il n’est pas contesté que les requérants sont les propriétaires du bien litigieux et qu’en tant que déplacés internes, ils ont droit à la restitution de leurs terres en application de l’annexe 7 de l’accord de paix de Dayton. La Cour relève par ailleurs que le droit des intéressés à la restitution intégrale de leur bien a été établi dans les décisions de 1999 et de 2001 et que les autorités étaient tenues de prendre des mesures concrètes pour assurer l’exécution desdites décisions. Au lieu de cela, celles-ci ont en pratique autorisé – en 2004 – l’église à rester sur les terres des requérants. Dix-sept ans après la ratification de la Convention et de ses protocoles par la Bosnie-Herzégovine, les intéressés n’ont de fait toujours pas pu reprendre intégralement possession de leur bien.

Le Gouvernement n’a apporté aucune justification à l’inaction des autorités. La Cour considère qu’un tel retard s’analyse clairement en un refus d’exécuter les décisions en question, lequel a maintenu les requérants dans l’incertitude. Le manquement des autorités à leur obligation de se conformer à des décisions définitives et contraignantes a gravement porté atteinte au droit de propriété des requérants, lesquels ont dû supporter une charge disproportionnée et excessive. La Cour conclut donc à la violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

ARTICLE 6

Au vu de ce constat, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 6.

ARTICLE 46

La Cour rappelle que pour aider un État à remplir ses obligations au titre de l’article 46, elle peut exceptionnellement indiquer les mesures individuelles et/ou générales qui pourraient être prises pour mettre un terme à la situation ayant donné lieu à un constat de violation de la Convention. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que l’État défendeur doit prendre, sans plus de retard, et au plus tard dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif, toutes les mesures nécessaires pour assurer l’exécution de la décision rendue par la CPBI en 1999 et de celle adoptée par le ministère chargé des Réfugiés en 2001, notamment l’enlèvement de l’église des terres des requérants.

C.M. c. BELGIQUE du 13 Mars 2018 requête n° 67957/12

Article 6-1 et non exécution d'une décision de justice. Il s'agit d'un non accès à un tribunal.

a) Rappel des principes généraux

55. La Cour rappelle que le droit à l’exécution de décisions judiciaires définitives fait partie intégrante du « droit à un tribunal » (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 196, CEDH 2006-V). À défaut, les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention seraient privées de tout effet utile (Bourdov c. Russie, no 59498/00, §§ 34 et 37, CEDH 2002‑III).

56. Ce droit ne peut cependant obliger un État à faire exécuter chaque jugement de caractère civil quel qu’il soit et quelles que soient les circonstances; il lui appartient en revanche de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent (Constantin Oprea c. Roumanie, no 24724/03, § 35, 8 novembre 2007). Les États ont l’obligation de mettre en place un système qui soit effectif en pratique comme en droit et qui assure l’exécution des décisions judiciaires définitives entre personnes privées (Fouklev c. Ukraine, no 71186/01, § 84, 7 juin 2005).

57. Dans ce contexte, la Cour n’est pas appelée à examiner en général si l’ordre juridique interne est apte à garantir l’exécution des décisions prononcées par les tribunaux. Elle a uniquement pour tâche d’examiner si les mesures adoptées par les autorités nationales ont en l’espèce été adéquates et suffisantes (Ruianu c. Roumanie, no 34647/97, § 66, 17 juin 2003).

58. La Cour rappelle que s’agissant d’un litige entre particuliers, le requérant doit agir avec une certaine diligence et veiller à l’exécution des décisions de justice dans les affaires civiles (SC Magna Holding SRL c. Roumanie, no 10055/03, § 33, 13 juillet 2006). Dès lors, il incombe au requérant de se servir des moyens mis à sa disposition par la législation nationale et de faire appel, le cas échéant, à la force publique pour l’assister dans l’exécution (Ciprova c. République tchèque (déc.), no 33273/03, 22 mars 2005). En sa qualité de dépositaire de la force publique, l’État est, quant à lui, appelé à avoir un comportement diligent et à assister le créancier dans l’exécution (Fociac c. Roumanie, no 2577/02, § 70, 3 février 2005). La responsabilité des États peut se trouver engagée si les autorités publiques impliquées dans les procédures d’exécution manquent de diligence requise (Fouklev, précité, § 67).

b) Application en l’espèce

59. La Cour observe que l’affaire concerne l’exécution d’un arrêt de la cour d’appel de Mons du 22 février 2011 confirmant un jugement du tribunal de première instance de Mons datant du 24 novembre 2009, imposant à T.R. une obligation d’effectuer des travaux d’aménagement et de destruction, conformément à la demande de l’autorité compétente (voir paragraphes 19 et 21, ci-dessus). Elle note que cette procédure a été initiée par le requérant et son épouse, lesquels ont directement cité leur voisin devant le tribunal correctionnel pour non-respect de la législation urbanistique (voir paragraphe 17, ci-dessus).

60. La Cour constate que le litige entre les requérants et T.R. à l’origine de cette procédure date de 1991, qu’un permis de construire délivré à T.R. en 1992 fut annulé en 1997, qu’une demande de permis de régularisation fut rejetée en 1999-2000 et que le recours contre ce refus fut rejeté en 2008. La procédure pénale a suivi ces procédures administratives. La Cour relève par ailleurs que la procédure pénale a elle-même encore été suivie par une procédure civile.

61. La Cour note que le droit interne met à la disposition de la personne lésée par une infraction urbanistique deux moyens pour obtenir l’exécution d’une décision judiciaire ordonnant au contrevenant de remettre les lieux dans leur pristin état : cette personne peut demander au tribunal de condamner le contrevenant au paiement d’une astreinte en cas de non-exécution, et elle peut pourvoir elle-même à l’exécution. La Cour estime que ces moyens peuvent constituer des moyens efficaces pour obtenir l’exécution de la condamnation. Encore faut-il qu’il en soit ainsi dans les circonstances propres de chaque affaire.

62. Le Gouvernement insiste en particulier sur le fait que le requérant aurait dû procéder lui-même à l’exécution effective de l’arrêt de la cour d’appel de Mons du 22 février 2011, en avançant les frais afin de réaliser les travaux.

63. La Cour constate toutefois que les frais des travaux sont considérables (voir paragraphe 26, ci-dessus) et que le requérant a indiqué, sans être contredit sur ce point, qu’il n’avait pas les moyens financiers pour les avancer (voir paragraphe 24, ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà considéré dans une autre affaire qu’en transférant sur le titulaire du droit d’accès à un tribunal la responsabilité de la charge financière de l’organisation de la procédure d’exécution, l’État tentait de se soustraire à son obligation positive d’organiser un système d’exécution des jugements qui soit effectif en droit comme en pratique (Apostol c. Géorgie, no 40765/02, § 64, CEDH 2006-XIV). La Cour estime que, dans les circonstances de la cause, la possibilité pour le requérant de pourvoir lui-même à l’exécution de l’arrêt condamnant T.R. à effectuer des travaux, n’était et n’est pas une option réaliste.

64. Quant à l’astreinte, la Cour note qu’elle a précisément pour objet d’assurer l’exécution d’une condamnation principale (voir dans le même sens, au sujet du système d’astreinte en droit administratif français, Loiseau c. France (déc.), no 46809/99, CEDH 2003‑XII (extraits)) et fait à ce titre partie intégrante du système d’exécution des décisions judiciaires en droit belge (voir paragraphe 43, ci-dessus).

65. La Cour relève que le requérant ne s’est pas montré inactif à cet égard. T.R. ne s’étant pas volontairement conformé aux décisions judiciaires, le requérant et son épouse, informés de ce que l’intéressé envisageait de vendre le bien litigieux, le citèrent en juin 2013 devant le tribunal civil pour le voir condamné au paiement d’une astreinte jusqu’à l’achèvement des travaux.

66. La Cour relève toutefois que la procédure d’astreinte, initiée en 2013, ne s’est achevée qu’en octobre 2016. Le voisin ayant, dans l’intervalle, vendu son bien, les nouveaux propriétaires ont dû être condamnés à exécuter les travaux et un nouveau délai a dû leur être octroyé pour effectuer ces travaux, sous peine d’une astreinte par jour de retard à partir (seulement) du 1er juillet 2017 (voir paragraphe 33, ci-dessus). La Cour observe par ailleurs, au regard des renseignements dont elle dispose, que les travaux de démontage n’étaient pas encore complètement achevés en juillet 2017 (voir paragraphes 38-39, ci-dessus). Elle estime dès lors que l’effectivité de la procédure d’astreinte s’est avérée sujette à caution en l’espèce.

67. La Cour constate que le droit interne permet également aux autorités compétentes, à savoir le collège des bourgmestre et échevins et le fonctionnaire délégué, de pourvoir d’office à l’exécution d’une décision judiciaire ordonnant la remise des lieux en état. Même s’il s’agit, comme le fait remarquer le Gouvernement, d’une faculté, et non d’une obligation, la Cour estime que cette faculté doit être appréciée à la lumière de l’obligation positive de l’État d’assurer, par les moyens qu’il choisit, l’exécution des décisions judiciaires définitives, même rendues entre personnes privées.

68. La Cour constate qu’en ce qui concerne le collège des bourgmestre et échevins, celui-ci n’est à aucun moment intervenu pour assister le requérant dans l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Mons.

69. Quant au fonctionnaire délégué, qui s’est opposé chaque fois à la délivrance d’un permis de construire pour l’immeuble litigieux (voir paragraphes 9 et 14, ci-dessus), il a certes demandé la remise en état des lieux, tant devant la juridiction pénale (à l’égard de T.R.) que devant la juridiction civile (à l’égard des nouveaux propriétaires) (voir paragraphes 18 et 28, ci-dessus). Il n’a toutefois pas exercé sa compétence de pourvoir d’office à l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Mons. Aucune justification, basée sur des considérations d’intérêt public, n’a été avancée par le Gouvernement pour expliquer cette attitude de l’autorité régionale vis-à-vis d’une décision judiciaire constatant une infraction aux règles urbanistiques que le fonctionnaire délégué est censé faire respecter (voir, a contrario, Société Cofinfo c. France (déc.), no 23516/08, 12 octobre 2010, et Figueiredo Gonçalves c. Portugal, no 57422/09, §§ 71-72, 18 février 2014). En outre, ce n’est qu’après avoir été appelé en intervention devant la juridiction civile par le requérant et son épouse, que le fonctionnaire délégué a formulé des demandes d’astreinte (voir paragraphes 24 et 28, ci-dessus).

70. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime, d’une part, que le requérant n’a pas bénéficié du concours effectif des autorités administratives afin de forcer son voisin à exécuter l’arrêt le condamnant à exécuter certains travaux, et d’autre part, que ni la procédure d’astreinte ni la possibilité pour le requérant de pourvoir lui-même à l’exécution de ces travaux ne se sont avérées des recours adéquats en pratique pour remédier à la situation dénoncée par lui.

71. Partant, la Cour rejette l’exception que le Gouvernement tire du défaut d’épuisement des voies de recours internes et conclut à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

STAN c. ROUMANIE du 30 juin 2015 Requête 24362/11 et 52339/12

Violation de l'article 6-1 pour non accès à un tribunal puisque le jugement n'est pas exécuté

29.  La requérante allègue que le défaut d’exécution du jugement en cause dénoncé par elle a emporté violation de son droit d’accès à un tribunal.

30.  Le Gouvernement admet que le jugement en cause n’a pas été exécuté et s’en remet à la sagesse de la Cour.

31.  La Cour rappelle que l’exécution d’un jugement ou d’un arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 de la Convention (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 63, CEDH 1999‑V, et Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu c. Roumanie, nos 2699/03 et 43597/07, § 55, 7 janvier 2014).

32.  De même, elle rappelle que la protection effective du justiciable et le rétablissement de la légalité impliquent l’obligation pour l’administration de se plier au jugement ou à l’arrêt qui sera éventuellement rendu contre elle en dernier ressort. Si l’administration refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6 de la Convention dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdent toute raison d’être (Hornsby, précité, § 41, Iera Moni Profitou Iliou Thiras c. Grèce, no 32259/02, § 34, 22 décembre 2005, et Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu, précité, § 56).

33.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que le jugement en cause a été rendu par le tribunal départemental de Cluj le 28 juin 2005 et qu’il n’a pas été exécuté à ce jour. Elle observe que les débiteurs de l’obligation en cause – à savoir l’obligation d’exécuter ledit jugement – sont le conseil local de Cluj‑Napoca et le conseil départemental de Cluj qui font partie intégrante de l’administration.

34.  La Cour relève que le Gouvernement admet que ce jugement n’a pas reçu exécution et qu’il n’a pas invoqué devant elle l’existence de motifs objectifs s’opposant à ladite exécution.

35.  La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu que l’omission des autorités, sans justification valable, d’exécuter dans un délai raisonnable une décision définitive rendue à leur encontre s’analyse en une violation du droit d’accès à un tribunal (Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu, précité, § 70, avec les références citées).

36.  En l’occurrence, après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente espèce. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Arrêt Loiseau contre France du 28/09/2004 requête 46809/99

"19.  La Cour rappelle que l'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, fait partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 (Hornsby c. Grèce, arrêt du 19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, §§ 40-41). Dans l'arrêt Hornsby, la Cour a ainsi jugé qu'en s'abstenant pendant plus de cinq ans de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à une décision judiciaire définitive et exécutoire, les autorités nationales avaient privé les dispositions de l'article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile (§ 45). La jurisprudence indique en outre que, lorsque les autorités sont tenues d'agir en exécution d'une telle décision et omettent de le faire, cette « inertie (...) engage la responsabilité de l'Etat (...) sur le terrain de l'article 6 § 1 » (Scollo c. Italie, arrêt du 28 septembre 1995, Série A no 315-C, § 44).

  En l'espèce, fort de l'avis favorable de la commission d'accès aux documents administratifs du 5 avril 1990, le requérant a invité le recteur à lui fournir les documents litigieux ; le recteur a répondu le 5 mai 1990 que, ne les détenant pas, il se trouvait dans l'impossibilité de procéder à cette communication. Le requérant a alors saisi le tribunal administratif, lequel a annulé le refus du recteur par un jugement du 19 novembre 1992 (dont appel n'a pas été interjeté), au motif que la circonstance que ces documents ne se trouvaient pas au rectorat ne dispensait pas le recteur de les obtenir auprès du chef de l'établissement qui avait employé le requérant ; selon le tribunal, n'apportant pas la preuve des diligences entreprises, le recteur n'avait pas établi qu'il était dans l'impossibilité de communiquer lesdits documents.

  Comme le souligne le Gouvernement, l'exécution de ce jugement requérait que le recteur fasse rechercher les documents litigieux auprès du chef de l'établissement concerné et qu'il les fournisse au requérant dans l'hypothèse où ces diligences permettaient de les trouver. Or il ressort du courrier envoyé par le recteur au rapporteur général adjoint de la section du rapport et des études du Conseil d'Etat le 27 décembre 1993, ainsi que de l'attestation du proviseur de l'établissement du 20 janvier 1994, que le recteur a fait cette démarche, vainement cependant, parce que l'établissement concerné ne possédait pas ces documents. Dans son arrêt du 14 février 1996, le Conseil d'Etat déduit de ces circonstances que « l'Etat ne peut être regardé comme n'ayant pas tiré toutes les conséquences du jugement du 19 novembre 1992 ».

  Pour sa part, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention"

PLASSE-BAUER c. FRANCE du 28 FEVRIER 2006 Requête no 21324/02

"45.  La Cour tient à réitérer sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 6 § 1 de la Convention protège également la mise en œuvre des décisions judiciaires définitives et obligatoires qui, dans un Etat qui respecte la prééminence du droit, ne peuvent rester inopérantes au détriment d’une partie. Par conséquent, l’exécution d’une décision judiciaire ne peut être empêchée, invalidée ou retardée de manière excessive (voir, entre autres, les arrêts Hornsby c. Grèce, arrêt du 19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, pp. 510-511, § 40 ; Burdov c. Russie, no 59498/00, § 34, 7 mai 2002 ; Jasiuniene c. Lituanie, no 41510/98, § 27, 6 mars 2003 ; Ruianu c. Roumanie, no 34647/97, § 65, 17 juin 2003).

46.  Elle rappelle en outre que l’exécution d’une décision judiciaire portant sur l’octroi à un parent d’un droit de visite à l’égard de son enfant requiert un traitement urgent, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur la relation entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (mutatis mutandis, les arrêts Maire c. Portugal, no 48206/99, § 74, CEDH 2003-VII et Ignaccolo-Zenide c. Roumanie [GC], § 102, n31679/96, CEDH 2000-I).

47.  La Cour relève en l’espèce que, par un arrêt du 4 février 1997, la cour d’appel d’Orléans a accordé à la requérante un droit de visite médiatisé, à savoir, dans un point rencontre et en présence d’un tiers, selon les modalités définies dans l’ordonnance du 24 février 1995, c’est-à-dire, les premier et troisième samedis du mois de 14 heures à 17 heures. Or, il apparaît que l’unique entretien entre la requérante et sa fille a eu lieu le 18 octobre 1997, sans la présence d’un tiers, dans des conditions difficiles pour l’enfant qui, selon les dires de son père, en a été traumatisée. C’est pourquoi, par la suite, le père de J. ne l’a plus amenée au point rencontre, où la requérante se présenta, seule, lors des autres visites jusqu’au 7 mars 1998.

48.  La Cour relève ensuite que le juge aux affaires familiales d’Aix-en-Provence, saisi en référé le 5 février 1998 par la requérante, a, par une ordonnance du 13 mars 1998, suspendu son droit de visite, après avoir constaté l’impossibilité de faire appliquer l’arrêt de la cour d’appel d’Orléans du 4 février 1997, du fait qu’un tiers ne pouvait être constamment présent lors de l’exercice du droit de visite. Ensuite, par une ordonnance du 13 décembre 1999, le juge aux affaires familiales a débouté la requérante de sa demande visant l’octroi d’un droit de visite à l’égard de J. Puis, par un arrêt du 14 décembre 2000, la cour d’appel d’Aix-en-Provence, se référant au rapport d’expertise psychologique du 10 août 1998 ainsi qu’aux motifs de l’ordonnance du 13 mars 1998, a confirmé l’ordonnance du 13 décembre 1999.

49.  Pour autant que le Gouvernement allègue que l’inexécution de l’arrêt de la cour d’appel ne saurait être imputable aux autorités internes, il convient néanmoins d’examiner si l’Etat peut être tenu pour responsable de la situation litigieuse.

50.  La Cour admet, avec le Gouvernement, que le comportement de la requérante n’a pas facilité la tâche des travailleurs sociaux, et qu’elle n’a pas adhéré au travail permettant de rendre possible ces visites. Cependant, elle observe que c’est précisément en raison du comportement de la requérante que la cour d’appel a été amenée à reconduire les modalités de l’ordonnance de 1995, c’est-à-dire à ordonner un droit de visite conditionné par la présence d’un tiers et se déroulant dans un lieu neutre, à savoir dans les locaux du point rencontre.

51.  La Cour relève aussi qu’hormis trois rendez-vous, lors desquels la requérante était absente, celle-ci a respecté le calendrier de son droit de visite et s’est rendue, en vain, au point rencontre à l’occasion de onze visites programmées entre le 4 octobre 1997 et le 7 mars 1998.

52.  La Cour observe également que la requérante a déposé de nombreuses plaintes contre son ex-mari auprès des services de police et auprès du procureur de la République pour non-représentation d’enfant eu égard à l’absence d’exécution de l’arrêt du 4 février 1997.

53.  La Cour souligne dès lors que la requérante s’est conformée au calendrier des visites au point rencontre, lequel avait été établi en vertu de l’arrêt du 4 février 1997, et qu’elle a entrepris des démarches par le biais d’actions en justice, en vue de dénoncer l’inexécution de cet arrêt.

54.  La Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel les visites auraient été impossibles malgré les efforts des autorités, du fait du comportement agressif de la requérante et de son refus de se soigner, et ce, même si la présence d’un tiers avait pu être assurée. En effet, de l’avis de la Cour, bien que le comportement de la requérante avec sa fille ait pu paraître contestable lors de la visite du 18 octobre 1997, l’on ne saurait spéculer sur l’existence des chances pour la requérante de renouer un lien avec celle-ci si cette visite avait pu avoir lieu en présence d’un tiers, et si d’autres visites avaient pu être organisées selon les modalités prévues par l’arrêt du 4 février 1997. De plus, la Cour estime que, compte tenu de l’âge de l’enfant (onze ans, en 1997) et le contexte familial perturbé, l’écoulement du temps a pu avoir des effets négatifs sur la possibilité pour la requérante de renouer une relation avec sa fille.

55.  Enfin, la Cour observe que le centre La Recampado est une association régie par la loi de 1901, ayant pour but d’aider les familles en crise, et notamment de permettre les rencontres entre un père ou une mère et son enfant dans le cadre d’un droit de visite accordé par décision de justice. Son budget de fonctionnement comprend des fonds publics et elle se voit confier des missions par les autorités publiques, notamment judiciaires.

56.  A cet égard, la Cour estime que, dans la mesure où la cour d’appel d’Orléans, dans son arrêt du 4 février 1997, avait expressément désigné l’association précitée pour accueillir J. et la requérante pour l’exercice du droit de visite, il en découlait une obligation pour les autorités internes de vérifier préalablement la possibilité pour l’association d’assurer les modalités du droit de visite prévues par l’arrêt, afin d’en permettre l’exécution, faute de quoi les garanties dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdent toute raison d’être (voir mutatis mutandis, les arrêts Hornsby précité, § 41, et Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 183, CEDH 2004-IV). Or, force est de constater que les autorités ne se sont pas enquises de savoir si la présence d’un tiers au point rencontre pouvait être régulièrement assurée pendant les rencontres prévues.

57.  Par conséquent, au vu de ce qui précède, la Cour considère que l’impossibilité pour l’association gérant le point rencontre d’assurer la présence d’un tiers a été la cause directe de l’interruption des rencontres entre J. et la requérante, empêchant cette dernière d’exercer effectivement le droit de visite qui lui avait été accordé, entre le 18 octobre 1997 et le 13 mars 1998. Par la suite, la requérante a été, par les décisions subséquentes des 13 mars 1998 et 14 décembre 2000 (confirmant une ordonnance du 13 décembre 1999), privée de son droit de visite, notamment en raison de l’impossibilité matérielle de l’association à pourvoir aux modalités prescrites du 4 février 1997, et qu’elle ne s’est ensuite vu offrir à aucun moment la possibilité de renouer un lien avec sa fille J. dans les conditions initialement définies par cet arrêt. De plus, la Cour souligne que c’est également au vu de l’impossibilité d’assurer la présence d’un tiers au point rencontre que le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence, dans son jugement du 14 novembre 2000, a relaxé l’ex-époux de la requérante du délit de non-représentation d’enfant.

58.  Dès lors, la Cour en conclut que les autorités internes n’ont pas déployé les efforts suffisants que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour rendre effectives les modalités du droit de visite tel que prévu dans l’arrêt rendu par la cour d’appel du 4 février 1997, et qu’en s’abstenant de prendre des mesures efficaces, nécessaires pour se conformer à une décision judiciaire exécutoire (mutatis mutandis, Bove c. Italie, no 30595/02, § 52, 30 juin 2005), les autorités judiciaires ont privé, en l’occurrence, les dispositions de l’article 6 § 1 précité de tout effet utile.

59.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention."

SOCIÉTÉ DE GESTION DU PORT DE CAMPOLORO

ET SOCIÉTÉ FERMIÈRE DE CAMPOLORO c. FRANCE

du 26 septembre 2006 Requête no 57516/00

"61.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judicaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l'article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu'il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l'accès au juge et le déroulement de l'instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 (voir, entre autres, l'arrêt Hornsby précité, § 40).

62. La Cour constate que la créance des sociétés requérantes n'est pas contestée. En outre, il ressort de l'arrêt du Conseil d'Etat du 18 novembre 2005 (paragraphe 47 ci-dessus) que la décision du préfet du 24 décembre 1996, rejetant les demandes des requérantes visant à l'exécution des jugements du 10 juillet 1992 du tribunal administratif, a été annulé ex tunc. Il convient donc que ces jugements soient exécutés, la Cour rappelant qu'une autorité de l'Etat ne saurait prétexter du manque de ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice (Bourdov précité § 30). A cet égard, la Cour observe que les arguments tirés par le Gouvernement de l'autonomie des collectivités locales sont inopérants par rapport à la responsabilité internationale de l'Etat au regard de la Convention, énoncée aux articles 1 et 19 de celle-ci, dont les principes ont été précisés par la Cour (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, CEDH 2004-II, § 146 notamment). Dans ces conditions, c'est bien l'Etat défendeur qui, n'exécutant pas les jugements précités du 10 juillet 1992, est responsable de la violation alléguée. Or, eu égard au très long délai (plus de quatorze ans) qui s'est écoulé depuis lesdits jugements sans que ceux-ci aient été exécutés, la Cour ne peut que conclure à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, cette inexécution ayant privé cette disposition de tout effet utile."

C'est aussi une violation de P1-1 

"74.  La Cour rappelle qu'une créance peut constituer un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 si elle est suffisamment établie pour être exigible (Bourdov précité, § 40).

75.  Les sociétés requérantes sont bénéficiaires de deux jugements - dont la commune n'a pas fait appel – qui ont institué celle-ci comme débitrice d'indemnités à leur profit. L'inexécution des jugements rendus en leur faveur a ruiné leurs espérances légitimes de recouvrer leurs créances, sinon immédiatement, du moins dans un délai raisonnable. L'impossibilité dans laquelle se sont trouvées les intéressées d'obtenir l'exécution de ces jugements constitue une ingérence dans le droit de propriété de celles-ci, qui relève de la première phrase du premier alinéa de l'article 1 du protocole n1. Le Gouvernement n'a fourni aucune justification pour cette ingérence, et la Cour estime que le manque de ressources ne saurait légitimer une telle omission (ibid).

76.  Au total, la Cour considère que les sociétés requérantes ont subi et subissent toujours une charge spéciale et exorbitante du fait du non-versement des sommes dont elles auraient dû bénéficier en exécution des jugements précités en date du 10 juillet 1992. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1."

ARRET PAPUC CONTRE TURQUIE DU 27 MAI 2010 REQUETE N°44476/04

35.  La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention garantit à chacun le droit d’accès à un tribunal, lequel a pour corollaire le droit à l’exécution des décisions judiciaires définitives (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II). Ce droit ne peut cependant obliger un Etat à faire exécuter chaque jugement de caractère civil quel qu’il soit et quelles que soient les circonstances; il lui appartient en revanche de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent. Les Etats ont toutefois l’obligation positive de mettre en place un système qui soit effectif en pratique comme en droit et qui assure l’exécution des décisions judiciaires définitives entre personnes privées (Fouklev c. Ukraine, no 71186/01, § 84, 7 juin 2005). La Cour a uniquement pour tâche d’examiner si les mesures adoptées par les autorités nationales ont été adéquates et suffisantes (Ruianu c. Roumanie, no 34647/97, § 66, 17 juin 2003), car lorsque celles-ci sont tenues d’agir en exécution d’une décision judiciaire et omettent de le faire, cette inertie engage la responsabilité de l’Etat sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (Scollo c. Italie, 28 septembre 1995, § 44, série A no 315-C).

36.  Certes, un retard dans l’exécution d’un jugement peut se justifier dans des circonstances particulières, mais il ne peut avoir pour conséquence une atteinte à la substance même du droit protégé par l’article 6 § 1 (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 35, CEDH 2002-III ; Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 74, CEDH 1999-V).

37.  Dans la présente affaire, il s’agissait d’exécuter un jugement de 1993, devenu définitif en 1996 et enjoignant une obligation de faire à un particulier. A cet égard, l’Etat était tenu de mettre à la disposition des requérants un système leur permettant d’obtenir du débiteur la restitution de leur terrain. Il ressort du dossier que ce jugement a été effectivement exécuté à une date non-précisée, entre 31 mars 2005 et juin 2006. Le Gouvernement argue qu’il a déployé tous les efforts nécessaires afin de faire exécuter la décision judiciaire favorable aux requérants. Il convient donc d’examiner si cette exécution est intervenue dans un délai raisonnable, au sens de la jurisprudence de la Cour en la matière.

38.   S’agissant d’un litige entre particuliers, les requérants doivent agir avec une certaine diligence et veiller à l’exécution des décisions de justice dans les affaires civiles (SC Magna Holding SRL c. Roumanie, no 10055/03, § 33, 13 juillet 2006). Dès lors, il incombait aux requérants de se servir des moyens mis à leur disposition par la législation nationale et de faire appel, le cas échéant, à la force publique pour les assister dans l’exécution (Ciprova c. la République tchèque (déc.), no 33273/03, 22 mars 2005). A cet égard, la Cour note que les requérants on fait appel, plusieurs fois, à l’huissier de justice et aux tribunaux internes, par l’intermédiaire des actions civiles et pénales.

39.  Ainsi, pour ce qui est des toutes premières démarches en vue de l’exécution, la Cour note que, s’il est vrai qu’en aout 1996 et puis le 10 mars 2000 l’huissier de justice avait mis les requérants en possession de leur terrain, il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit pas d’une exécution effective et concrète. Cette mise en possession était seulement sur papier, parce que les tiers continuaient à occuper abusivement le terrain des requérants. Ayant à l’esprit le principe selon lequel la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37), la Cour ne peut pas considérer qu’une mise en possession formelle, sans que les requérants ait pu obtenir la possession effective de leur terrain, constitue l’exécution d’une décision de justice.

40.  Face à l’échec de l’huissier de les mettre effectivement en possession, les requérants ont fait des plaintes pénales contre les tiers pour non-respect des décisions définitives et pour entrave à la jouissance de la propriété. A cet égard, la Cour observe que les moyens de coercition mis à la disposition des requérants par la législation pénale ne se sont pas avérés efficaces en l’espèce. Bien qu’il appartienne aux juridictions nationales d’appliquer et d’interpréter les lois nationales, la Cour ne peut s’empêcher de constater que les peines de prison avec sursis infligées aux tiers n’étaient pas de nature à les contraindre à quitter le terrain des requérants. Au contraire, à l’abri de ces sanctions sans privation de liberté, les tiers ont commencé en 2000 à bâtir une maison sur le terrain des requérants.

41.  La Cour note ensuite que les démarches des autorités administratives pour obliger les tiers à cesser les travaux de construction n’ont abouti à aucun résultat concret (voir paragraphes 14-16 ci-dessus). Or, de l’avis de la Cour, les autorités compétentes auraient dû agir avec plus de diligence pour ne pas porter préjudice à l’exécution du jugement rendu en faveur des requérants. C’est ce qu’ont fait les requérants, par l’introduction d’une action en vue de la cessation des travaux (paragraphe 17 ci-dessus). Toutefois, c’est seulement après presque deux ans que l’exécution a été menée à bonne fin, après plusieurs essais de la part de l’huissier, face aux particuliers qui refusaient d’obtempérer aux décisions de justice rendues à leur encontre.

42.  En outre, une nouvelle plainte pénale contre les tiers pour continuation des travaux de construction s’est concrétisée dans le constat de leur récidive, l’application d’une amende pénale et la grâce des peines établies dans les procédures pénales antérieures. Aux yeux de la Cour, confrontées avec une perpétuation du non-respect des lois internes de la part des tiers, les autorités internes devraient agir plus énergiquement pour faire respecter la loi.

43.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucune raison susceptible de constituer une justification valable du délai d’environ neuf ans écoulé jusqu’à l’exécution du jugement en faveur des requérants. Ce retard dans l’exécution du jugement en cause a ôté tout effet utile au droit d’accès à un tribunal des requérants.

44.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’en l’espèce les autorités nationales n’ont pas assisté les requérants de manière effective dans leur démarches pour obtenir l’exécution du jugement du 2 février 1993, devenu définitif le 18 juin 1996.

ARRET ROMANCZYK C. FRANCE DU 18 NOVEMBRE 2010 REQUÊTE 7618/05

Un tribunal polonais accorde une pension alimentaire. En recourant au mécanisme de la Convention de New York pour le recouvrement de ses créances alimentaires, la requérante bénéficiait du droit à voir son jugement exécuté avec l'assistance des autorités françaises qui agissaient en son nom et pour son compte dans le cadre de cette convention. Pourtant le dossier a été classé sans suite. Une erreur de classement a pu être commise par l'administration et ne peut constituer à elle seule une violation de la Convention. Cependant, cet « impair administratif » invoqué par le Gouvernement, outre qu'il ne saurait être opposé à la requérante et qu'il relève de la seule responsabilité des autorités françaises, a eu pour conséquence d'empêcher l'exécution du jugement et, ainsi, le recouvrement de la pension alimentaire. Ainsi, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, les autorités françaises n'ont pas déployé des efforts suffisants pour assister la requérante dans l'exécution du jugement et le recouvrement de ses créances alimentaires.

 La Cour rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judicaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l'article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu'il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l'accès au juge et le déroulement de l'instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 (voir, entre autres, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, Papuc c. Roumanie, no 44476/04, § 35, 27 mai 2010, et Sanglier c. France, no 50342/99, § 39, 27 mai 2003).

54.  Dans la présente affaire, il s'agissait d'exécuter un jugement rendu par un tribunal polonais imposant une obligation de paiement à un particulier, par le biais du système mis en place par la Convention de New York à laquelle la France et la Pologne sont parties.

55.  Bien que leur responsabilité ne puisse être engagée du fait du défaut de paiement d'une créance exécutoire dû à l'insolvabilité d'un débiteur « privé » (voir, mutatis mutandis, Sanglier, précité, § 39, Ciprova c. République tchèque (déc.), no 33273/03, 22 mars 2005, et Cubănit c. Roumanie (déc.), no 31510/02, 4 janvier 2007), les Etats ont toutefois l'obligation positive de mettre en place un système qui soit effectif en pratique comme en droit et qui assure l'exécution des décisions judiciaires définitives entre personnes privées (Fouklev c. Ukraine, no 71186/01, § 84, 7 juin 2005). La responsabilité des Etats concernant l'exécution d'un jugement par une personne de droit privé peut dès lors se trouver engagée si les autorités publiques impliquées dans les procédures d'exécution manquent de la diligence requise ou encore empêchent l'exécution (Fouklev, précité, § 67). 

56.  En l'espèce, la Cour relève que la requérante a obtenu une décision définitive, rendue par les tribunaux polonais, ordonnant à A.R. de verser une pension alimentaire et qu'elle a eu recours au mécanisme de la Convention de New York afin d'obtenir l'assistance des autorités françaises (« l'Etat du débiteur ») dans le recouvrement de cette pension. La Cour considère qu'en dénonçant l'impossibilité d'obtenir des autorités françaises l'exécution du jugement polonais et la durée excessive de la procédure, la requérante se plaint en réalité de leur manque de diligence pour l'assister dans le recouvrement de ses créances alimentaires.

57.  La Cour constate que la Convention de New York met en place un système de coopération entre Etats, et ce afin de surmonter les difficultés légales et pratiques que posent la poursuite des actions alimentaires ou l'exécution des décisions à l'étranger. L'article 1 de cette convention précise qu'elle a pour objet de « faciliter à une personne (...), qui se trouve sur le territoire d'une des parties contractantes, le recouvrement d'aliments auxquels elle prétend avoir droit de la part d'une personne qui est sous la juridiction d'une autre partie contractante » (paragraphe 39 ci-dessus).

58.  La Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu'il soutient que cette disposition ne met à la charge des Etats parties à cette convention qu'une obligation subsidiaire limitée à faciliter le recouvrement d'aliments. Certes, la Convention de New York ne dispense pas le créancier de l'obligation d'agir parallèlement par lui-même et d'utiliser les voies de droit internes existantes pour faire exécuter la décision de justice ; cependant, ce texte ne conditionne nullement l'assistance de l'Etat du débiteur à une quelconque action judiciaire du créancier. Au contraire, il ressort expressément de l'article 6 de la Convention de New York que lorsqu'un Etat partie est régulièrement saisi d'une demande, celui-ci prend, au nom du créancier, toutes les mesures propres à assurer le recouvrement des aliments ; notamment, il transige et, lorsque cela est nécessaire, intente et poursuit une action alimentaire et fait exécuter tout jugement, ordonnance ou autre acte judiciaire. L'obligation d'agir ne pèse donc pas exclusivement sur le créancier, comme le prétend le Gouvernement, mais également sur l'Etat du débiteur qui a une obligation positive d'assistance découlant de la Convention de New York.

59.  A cet égard, la Cour a déjà rappelé que la responsabilité de chaque Etat est engagée à l'égard de la Convention pour les conséquences des engagements assumés en vertu de la Convention de New York, à savoir l'assistance du créancier pour le recouvrement de la pension par le biais des mesures appropriées à cette fin, y compris celles prévues dans son droit interne (voir, notamment, Huc c. Roumanie et Allemagne (déc.), no 7269/05, § 46, 1er décembre 2009). Elle a également eu l'occasion de traiter des affaires portant sur l'application la Convention de New York et appliqué l'article 6 de la Convention (voir Huc, précité, § 39, Dinu c. Roumanie et France, no 6152/02, 4 novembre 2008, K. c. Italie, no 38805/97, CEDH 2004-VIII, Zabawska c. Allemagne (déc.), no 49935/99, 3 mars 2006, et W.K. c. Italie (déc.), n38805/97, 25 juin 2002).

60.  Eu égard à ce qui précède, la Cour ne voit aucune raison de se départir de sa jurisprudence en l'espèce et conclut qu'en recourant au mécanisme de la Convention de New York pour le recouvrement de ses créances alimentaires, la requérante bénéficiait du droit à voir son jugement exécuté avec l'assistance des autorités françaises qui agissaient en son nom et pour son compte dans le cadre de cette convention.

61.  Comme dans les précédentes affaires, la Cour relève l'enjeu particulièrement important de la présente espèce pour la requérante, qui essaie d'obtenir, depuis plusieurs années, le versement de la pension alimentaire à laquelle elle peut prétendre pour ses deux enfants. Elle constate en outre que c'est en raison de l'impossibilité d'obtenir l'exécution du jugement que la requérante a eu recours à l'assistance du fonds polonais « Fundusz Alimentacyjny » (paragraphe 38 ci-dessus).

62.  Reste pour la Cour à examiner si, en l'espèce, les mesures prises par les autorités françaises aux fins d'assistance de la requérante dans l'exécution du jugement ont été adéquates et suffisantes (Ruianu c. Roumanie, no 34647/97, § 66, 17 juin 2003).

63.  En l'espèce, la Cour note qu'aucune pension n'a été versée à la requérante, et ce bien qu'elle ait obtenu le jugement définitif du 25 juin 1999 et qu'elle ait sollicité l'assistance des autorités françaises sur le fondement de la Convention de New York. Néanmoins, elle observe que le jugement ordonnant le versement d'une pension alimentaire a été notifié au débiteur en avril 2004 et que la preuve de la notification a été reçue par les autorités françaises en juillet 2004. La Cour estime dès lors devoir apprécier les diligences effectuées par les autorités pour assister la requérante dans l'exécution dudit jugement à compter du mois de juillet 2004.

64.  A cet égard, elle relève que les autorités françaises ont entendu le débiteur en septembre 2004, soit deux mois après, et que ce dernier s'est engagé par écrit à verser la pension alimentaire. La Cour note cependant que les autorités n'ont pas donné suite à la lettre du 18 janvier 2005, dans laquelle la cour de Katowice les informait de ce que le débiteur ne s'acquittait pas de ses obligations et sollicitait de leur part le recouvrement effectif de la pension. Certes, une erreur de classement a pu être commise par l'administration et ne peut constituer à elle seule une violation de la Convention. Cependant, cet « impair administratif » invoqué par le Gouvernement, outre qu'il ne saurait être opposé à la requérante et qu'il relève de la seule responsabilité des autorités françaises, a eu pour conséquence d'empêcher l'exécution du jugement et, ainsi, le recouvrement de la pension alimentaire. En outre, cette erreur s'est accompagnée d'un manque de diligence de la part des autorités qui auraient pu, soit constater par elles-mêmes la défaillance du débiteur – qui s'était engagé par écrit à leur faire parvenir les justificatifs de paiement de la pension –, soit relancer l'autorité expéditrice. Ces diligences les auraient certainement conduites à corriger « l'impair administratif » et à poursuivre la procédure en recouvrement.

65.  Par ailleurs, s'agissant du manque de diligence reproché à la requérante par le Gouvernement, la Cour rappelle que l'obligation d'agir pesait sur l'Etat du débiteur (paragraphe 58 ci-dessus), outre le fait que la requérante correspondait régulièrement avec la cour de Katowice et qu'elle a signalé, à plusieurs reprises, l'absence de versement de la pension.

66.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, les autorités françaises n'ont pas déployé des efforts suffisants pour assister la requérante dans l'exécution du jugement et le recouvrement de ses créances alimentaires.

67.  Partant, la Cour rejette les exceptions d'irrecevabilité jointes au fond et conclut à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

TEREBUS c. PORTUGAL arrêt du 10 avril 2014 pourvoi n° 5238/10

L'HUISSIER DE JUSTICE EST UN OFFICIEL MINISTERIEL SOUS L'AUTORITE DU MINISTERE DE LA JUSTICE.

Le manque de diligence pour obtenir l'exécution d'une décision de justice engage la responsabilité de l'Etat devant la CEDH. Il y a violation de le l'article 6-1 de la Convention pour non accès à un tribunal.

49. Bien que leur responsabilité ne puisse être engagée du fait du défaut de paiement d’une créance exécutoire dû à l’insolvabilité d’un débiteur « privé » (voir, mutatis mutandis, Sanglier, précité, § 39, Ciprova c. République tchèque (déc.), no 33273/03, 22 mars 2005, et Cubănit c. Roumanie (déc.), no 31510/02, 4 janvier 2007), les États ont l’obligation positive de mettre en place un système qui soit effectif en pratique comme en droit et qui assure l’exécution des décisions judiciaires définitives entre personnes privées (Fouklev c. Ukraine, no 71186/01, § 84, 7 juin 2005). La responsabilité des États concernant l’exécution d’un jugement par une personne de droit privé peut dès lors se trouver engagée si les autorités publiques impliquées dans les procédures d’exécution manquent de la diligence requise ou encore empêchent l’exécution (Fouklev, précité, § 67).

50. La Cour rappelle également qu’un retard dans l’exécution d’un jugement peut se justifier dans des circonstances particulières, mais il ne peut avoir pour conséquence une atteinte à la substance même du droit protégé par l’article 6 § 1 (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 35, CEDH 2002-III ; Immobiliare Saffi c. Italie, précité, § 74).

51. En l’espèce, avant tout, la Cour note qu’au cours de la procédure d’exécution, il est apparu que la société défenderesse avait été dissoute et que, de nationalité espagnole, ses associés ne résidaient pas au Portugal.

52. Selon l’article 20 alinéa 5 du Règlement (CE) 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, en matière d’exécution, la compétence appartient aux tribunaux du lieu de l’exécution. La requête n’ayant été introduite que contre le Portugal, la Cour n’examinera donc que les actes et démarches de la responsabilité des juridictions portugaises. Aussi, en l’espèce, la question qui se pose est celle de savoir si celles-ci ont failli à leur obligation

d’assister le requérant dans l’exécution du jugement rendu en sa faveur le 23 mai 2008 par le tribunal du travail de Porto.

53. La Cour relève que le requérant a introduit l’action en exécution le 4 septembre 2008 et que la procédure était toujours pendante au 23 octobre 2013 (voir ci-dessus paragraphe 33).

54. Elle constate qu’un huissier de justice a été nommé par le tribunal, immédiatement après l’introduction de l’action en exécution, en vue d’entreprendre les démarches nécessaires à l’exécution du jugement. Selon l’article 808 du code de procédure civile, dans la rédaction qui était en vigueur au moment où la procédure litigieuse a été introduite, les huissiers de justice exercent leurs fonctions sous le contrôle du juge en charge de l’exécution, les manques ou les retards survenus, par leur faute, au cours de la procédure tombent donc sous la responsabilité des juridictions portugaises (voir ci-dessus paragraphe 38).

55. La Cour relève qu’entre septembre 2008 et mai 2009, l’huissier de justice entreprit de saisir les comptes bancaires de la société défenderesse mais se confronta à la dissolution de cette dernière.

56. En vue de poursuivre l’action en Espagne, la Cour note que, le 8 juin 2009, le requérant demanda au tribunal de lui délivrer un certificat attestant la force exécutoire du jugement. Établie le 16 juin, la déclaration fut envoyée au requérant le 14 juillet 2009.

57. La Cour constate que ce n’est que le 18 février 2010, soit sept mois plus tard, consécutivement à l’ordonnance du tribunal du 4 janvier 2010 (voir ci-dessus paragraphe 23), que l’huissier la transmit aux juridictions espagnoles.

58. Ensuite, ce n’est que le 31 janvier 2011 qu’il entreprit des nouvelles démarches au Portugal en saisissant l’administration fiscale dans le but de déterminer le patrimoine et les revenus au Portugal de l’associé principal de la société.

59. Il appartenait à l’huissier de justice, à défaut de pouvoir entreprendre des actes et démarches matérielles en Espagne, de se tenir informé du progrès de la procédure sur ce territoire et d’informer opportunément le tribunal et le requérant. Or, la Cour constate qu’en raison du silence de l’huissier, le tribunal a été contraint de le saisir en février, mars, juin, septembre, octobre et novembre 2010 puis en mai et septembre 2011 pour lui demander l’état de la procédure.

60. Au vu des observations qui précèdent, la Cour estime que l’huissier a manqué de diligence dans le cadre de la procédure, ayant par conséquent omis de donner une assistance adéquate au requérant afin d’assurer avec célérité l’exécution du jugement rendu par le tribunal du travail de Porto.

61. Certes, le tribunal a contrôlé de façon régulière les actions de l’huissier et l’avancement de l’exécution. Néanmoins, vu l’inaction de l’huissier, la Cour considère qu’il lui était loisible de relever ce dernier de ses fonctions conformément à l’article 808 du code de procédure civile,

dans la rédaction applicable au cas d’espèce. Elle constate à cet égard que seul le tribunal avait, à l’époque, compétence pour prendre une telle décision (voir paragraphe 38 ci-dessus).

62. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’en l’espèce, les autorités nationales n’ont pas assisté le requérant de manière effective dans les démarches, relevant de leurs compétences, pour obtenir l’exécution du jugement du 23 mai 2008.

63. Par conséquent, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement et conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

LA REVISION DU JUGEMENT DEFINITIF

ET L'ATTEINTE A L'AUTORITE DE LA CHOSE JUGEE

KRIVTSOVA c. RUSSIE du 12 juillet 2022 Requête no 35802/16

6-1 et P1-1 • Privation de propriété • Annulation du titre de propriété sur une parcelle de terrain sans versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien • Autorité publique ayant outrepassé ses compétences qu’incombe la responsabilité de l’aliénation de la parcelle litigieuse

CEDH

36.  La Cour rappelle que le principe de la sécurité juridique n’est pas, en tant que tel, consacré par la Convention mais découle d’une interprétation jurisprudentielle (voir, Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 238, 1er décembre 2020). Par ce dernier arrêt, la Cour rappelle que le principe de la sécurité juridique est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention.

37.  Dans le droit de la Convention, ce principe se manifeste sous des formes et dans des contextes différents. Dans le contexte très précis de l’article 6 § 1 de la Convention, interprétant cet article à la lumière du préambule de la Convention, la Cour a dit que la sécurité juridique interdit, notamment, de remettre en cause la solution donnée de manière définitive à un litige par les tribunaux (Brumărescu, précité, § 61).

38.  La Cour a ensuite étendu le principe de la sécurité juridique consacré par l’arrêt Brumărescu aux situations dans lesquelles la décision revêtue de l’autorité de la chose jugée n’avait pas été formellement annulée mais une décision de justice contraire avait ensuite été rendue, empêchant le requérant de se prévaloir de la décision rendue en sa faveur. Dans ce cas de figure, elle a considéré que le principe de la sécurité juridique impliquait l’obligation de respecter l’autorité de la chose jugée, c’est‑à‑dire le caractère définitif des décisions de justice. La Cour a jugé que même en l’absence d’annulation d’un jugement, la remise en cause de la solution apportée à un litige par une décision de justice définitive dans le cadre d’une autre procédure judiciaire pouvait porter atteinte aux droits protégés par l’article 6 de la Convention en ce qu’elle pouvait rendre illusoire le droit à un tribunal et aller à l’encontre du principe de la sécurité juridique (Kehaya et autres, précité, §§ 62‑63, Decheva et autres, précité, § 39). Dans son arrêt récent Guðmundur Andri Ástráðsson (précité, § 238) la Cour a rappelé que le principe de la sécurité juridique présuppose, de manière générale, le respect du principe de l’autorité de la chose jugée qui, en ce sens qu’il préserve le caractère définitif des jugements et les droits des parties à la procédure, sert à garantir la stabilité du système juridictionnel et favorise la confiance du public dans la justice.

39. Cependant, les exigences découlant du principe de la sécurité juridique et de l’autorité de la chose jugée ne sont pas absolues ; des motifs substantiels et impérieux peuvent justifier une dérogation à ce principe, notamment lorsqu’il convient de rectifier un vice fondamental ou une erreur judiciaire (à ce titre, la Cour a jugé conforme au principe de la sécurité juridique l’infirmation d’un jugement affectant les droits et intérêts de tiers (Protsenko c. Russie, no 13151/04, §§ 29‑34, 31 juillet 2008, Tishkevitch c. Russie, no 2202/05, §§ 25‑27, 4 décembre 2008, et Tolstobrov c. Russie, no 11612/05, §§ 18‑20, 4 mars 2010)) ou de concilier des intérêts opposés, tel le droit à un tribunal d’une personne et le droit à la sécurité juridique d’une autre personne. Elle a précisé que ces notions ne se prêtaient toutefois pas à une définition précise : la Cour décide dans chaque cas dans quelle mesure il y a lieu de s’écarter du principe de la sécurité juridique (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 238).

40. La Cour rappelle ensuite qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf dans les cas d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne par ces juridictions. De même, sur ce point, il ne lui appartient pas, en principe, de comparer les diverses décisions rendues, même dans des litiges de prime abord voisins ou connexes, par des tribunaux dont l’indépendance s’impose à elle (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49-50, 20 octobre 2011).

41.  La Cour a reconnu que l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond. Elle a dit que pour déterminer si ces divergences ne portent pas atteinte au droit garanti par l’article 6, elle doit rechercher si la législation interne prévoit des mécanismes permettant de supprimer ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, §§ 51 et suiv.). Elle a souligné que les juridictions nationales sont les premières responsables de la cohérence de leur jurisprudence et que son intervention à cet égard doit demeurer exceptionnelle (ibidem, §§ 87, 88, 94).

42.  En l’espèce, la requérante allègue que les juridictions internes ont méconnu l’autorité de la chose jugée que revêtait la décision de 2006. Elle soutient en effet que cette décision établissait la légalité de l’acquisition de la parcelle tandis que la seconde, rendue en 2015, établissait l’inverse.

43.  Dans son examen du grief formulé par la requérante, la Cour doit donc comparer les deux décisions de justice et vérifier si les incohérences alléguées sont avérées et sont d’une gravité telle que le principe de la sécurité juridique en a souffert.

44.  Dans les arrêts Decheva et autres et Kehaya et autres (précités), auxquels la requérante se réfère pour appuyer sa thèse, l’État, adversaire des requérants avait, après avoir succombé au premier litige, introduit une seconde demande identique et obtenu, cette fois, gain de cause. La Cour a conclu que l’État, quelles que soient ses émanations, avait ainsi obtenu une seconde chance pour faire examiner le même litige, et ce, au détriment des requérants. Elle a estimé que cette situation était contraire à l’esprit de l’article 6 § 1 de la Convention et avait créé une insécurité juridique (Decheva et autres, précité, § 43, et Kehaya et autres, précité, § 69).

45.  La lecture de ces deux affaires permet de conclure qu’il ne suffit pas que les décisions de justice soient incohérentes dans leurs motifs pour que le principe de l’autorité de la chose jugée soit méconnu ; encore faut-il s’assurer que la justice se soit saisie de demandes identiques et ait donné des solutions différentes. En effet, il s’agissait dans les deux cas précités de demandes identiques, c’est-à-dire, se déroulant entre les mêmes parties et ayant le même objet (Decheva et autres, précité, §§ 42-44, et Kehaya et autres, précité, §§ 66‑67).

46.  La Cour note à cet égard que droit processuel russe impose, lui aussi, le principe selon lequel une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée empêche la saisine d’un tribunal concernant une demande identique (paragraphes 30 et 31 ci-dessus). Qui plus est, en cas de saisine erronée, les dispositions légales commandent que le tribunal ou la cour, quel que soit son degré de juridiction, mettent fin à l’instance à tout moment de la procédure s’ils constatent l’existence d’une décision portant sur le même objet et la même cause entre les mêmes parties. Force est, donc, de constater que le cadre juridique national offre des garanties contre les atteintes au principe de l’autorité de la chose jugée et prévoit des mécanismes permettant de les supprimer (paragraphe 41 ci‑dessus).

47.  S’agissant du cas d’espèce, la Cour estime d’ailleurs que le principe de la sécurité juridique n’a pas été méconnu car les deux affaires tranchées par les décisions des 11 juillet 2006 et du 28 janvier 2015 n’étaient pas en tous points identiques (comparer avec les décisions judiciaires contestées dans les affaires Decheva et autres et Kehaya et autres citées au paragraphe 45 ci‑dessus). En effet, les affaires se différenciaient quant aux parties (en 2006 le litige a opposé l’autorité chargée de la gestion du patrimoine public et l’administration de la ville de Volgograd, alors qu’en 2015, il s’agissait d’un litige qui opposait ladite autorité et la requérante) et quant à l’objet du litige (en 2006, l’objet du litige était de faire annuler l’arrêté no 1482 de l’administration de Volgograd alors qu’en 2015, l’objet était de faire reconnaître l’État titulaire d’un droit de propriété sur la parcelle). Par ailleurs, la cause du litige ayant eu lieu en 2006 était une allégation d’excès de pouvoir de la part de l’administration en question, alors qu’en 2015, la demande se fondait sur un article précis du code foncier consacrant le principe de l’unité du bâtiment et du terrain le supportant.

48.  Par conséquent, le grief tiré du non-respect allégué de la sécurité juridique est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ÉGLISE MÉTROPOLITAINE DE BESSARABIE ET LA PAROISSE NATIVITÉ

DE LA VIERGE MARIE DE MIHALASA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA du 1er octobre 2019 requête n° 65637/10

Violation de l'article 6-1 : une révision d'un jugement devenu définitif car rendu 4 ans plus tôt, est une violation de la convention car il s'agissait d'un appel déguisé hors délai. Une révision de jugement n'est possible qu'en cas de fait nouveau majeur.

CEDH

22.  Les requérantes se plaignent de l’admission par la cour d’appel Bălţi de la demande en révision et de l’annulation de l’arrêt définitif rendu en faveur de la première requérante. Les requérantes allèguent que la demande en révision a été utilisée comme un appel déguisé. Elles exposent que V.A. avait eu connaissance du jugement du 20 octobre 2005 bien avant l’introduction de la demande en révision, ou au moins aurait dû avoir, puisque le jugement en cause a été enregistré dans le registre des biens immeubles le 6 février 2006, en devenant ainsi opposable à tous, y inclus à V.A. De plus, le certificat ayant servi à l’admission de la demande en révision, ne constitue pas une circonstance ou un fait nouveau, au sens de l’article 449 b) et c) du CPC, puisqu’il concerne un autre bien.

23.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Sans contester que le certificat no 421 comportait un autre numéro cadastral que le bien litigieux et que le jugement avait été enregistré dans le Registre des biens immeubles, il estime que la révision avait pour but la correction d’une erreur judiciaire.

24.  Les principes généraux concernant la prééminence du droit et le principe de la sécurité juridique ont déjà été énoncés par la Cour dans un certain nombre d’arrêts (voir, par exemple, Popov c. Moldova (no 2), no 19960/04, §§ 44-48, 6 décembre 2005 et Oferta Plus S.R.L c. République de Moldova, no 14385/04, §§ 97-98, 19 décembre 2006). La Cour rappelle également que les décisions de rouvrir un procès doivent être conformes aux dispositions internes pertinentes et que l’usage abusif d’une telle procédure peut être contraire à la Convention.

25.  Dans la présente affaire, la Cour remarque que les requérantes disposaient d’un jugement définitif rendu en faveur de la première requérante en date du 20 octobre 2005 et qui a été annulé à la suite de l’admission de la demande en révision du V.A. Dans sa demande, introduite le 18 novembre 2009, ce dernier arguait que ses droits avaient été affectés par l’adoption du jugement en cause et qu’il n’avait pas été convoqué au procès. La Cour note toutefois que le droit interne, au moment des faits, ne prévoyait pas un tel motif de révision (voir le paragraphe 17 ci-dessus). Il ne ressort pas du texte de la demande en révision qu’un autre motif ait été invoqué. D’ailleurs le tribunal de Teleneşti avait rejeté la demande en révision au motif qu’elle ne contenait aucun motif prévu par l’article 449 du code de procédure civile.

26.  La Cour observe ensuite que la décision de la cour d’appel Bălţi du 20 avril 2010 avait retenu comme motif de révision le certificat no421 du 7 juin 2002 attestant l’enregistrement de la paroisse « l’Assomption de la Vierge » en tant que membre de l’Église orthodoxe de Moldova et qui comportait le cachet de son enregistrement cadastral sous le numéro 8901233028. La cour d’appel Bălţi avait considéré que ce certificat confirme le droit de propriété de la paroisse « l’Assomption de la Vierge » sur la parcelle litigieuse et par conséquent constitue une circonstance nouvelle justifiant la révision de l’affaire (voir le paragraphe 15 ci-dessus).

27.  La Cour note que qu’il ressort clairement de la loi et de la pratique interne que seulement les faits nouveaux qui présentent une importance essentielle pour l’affaire peuvent justifier la révision du procès (voir le paragraphe 19 ci-dessus). Le certificat présenté en tant que fait nouveau dans la présente affaire concerne apparemment un autre bien immeuble puisqu’il a un autre numéro cadastral que la parcelle de terre litigieuse (voir les paragraphes 9 et 15 ci-dessus). En même temps, la décision de la cour d’appel Bălţi ne contient aucune explication à cet égard et ne contient aucune information concernant la relevance et l’importance de ce « fait nouveau » pour la solution de l’affaire. La Cour ne saurait donc affirmer que le certificat en question était un véritable nouvel élément de preuve qui aurait eu une importance essentielle sur la solution de l’affaire.

28.  La Cour observe enfin qu’en ce qui concerne le respect du délai de trois mois pour l’introduction de la demande en révision, la cour d’appel Bălţi a retenu qu’il avait été respecté puisque V.A. avait eu connaissance du jugement en cause seulement en octobre 2009. La Cour constate toutefois que ce jugement a été enregistré dans le Registre des biens immeuble le 6 février 2006 (voir le paragraphe 9 ci-dessus). La décision de la cour d’appel ne contient aucune information concernant l’impossibilité de V.A. et de la paroisse de « l’Assomption de la Vierge » de consulter le registre, malgré le soulèvement exprès de cet argument par la deuxième requérante (voir mutatis mutandis Popov c. Moldova (no 2), no 19960/04, § 50, 6 décembre 2005).

29.  À la lumière des circonstances de l’espèce et des arguments avancés par les parties, la Cour considère que la procédure de révision en cause a été en effet un « appel déguisé », dont le but était d’obtenir un nouvel examen de l’affaire, plutôt qu’une véritable procédure de révision telle que prévue par les dispositions pertinentes du code de procédure civile (voir, mutatis mutandis, Jomiru et Creţu c. République de Moldova, no 28430/06, § 35, 17 avril 2012).

30.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 en raison de l’annulation de l’arrêt définitif du 20 octobre 2005.

L'EXPULSION DES LOCATAIRES

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- LE REFUS DU PREFET D'EXPULSER UN LOCATAIRE

- LE DROIT AU LOGEMENT PEUT S'OPPOSER A L'EXPULSION DES LOCATAIRES

- UNE DÉCISION QUI CONSTATE LE DROIT AU LOGEMENT DOIT ÊTRE EXÉCUTÉE.

LE REFUS DU PREFET D'EXPULSER UN LOCATAIRE

SUR DECISION DE JUSTICE EST UN NON ACCES AU TRIBUNAL

Arrêt Matheus contre France du 31/03/2005; requête 62740/00

 "54.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judicaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l’article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu’il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l’accès au juge et le déroulement de l’instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (voir, entre autres l’arrêt Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, Recueil 1997-II, § 40).

55.  Par ailleurs, la Cour a considéré que si on peut admettre que les Etats interviennent dans une procédure d’exécution d’une décision de justice, pareille intervention ne peut avoir comme conséquence d’empêcher, d’invalider ou encore de retarder de manière excessive l’exécution, ni moins encore, de remettre en question le fond de cette décision (Immobiliare Saffi c. Italie précité, §§ 63 et 66). Un sursis à l’exécution d’une décision de justice pendant le temps strictement nécessaire à trouver une solution satisfaisante aux problèmes d’ordre public peut se justifier dans des circonstances exceptionnelles (ibidem, § 69).

56.  La Cour rappelle également que le droit à l’exécution d’une décision de justice est un des aspects du droit d’accès à un tribunal (Hornsby c. Grèce précité, § 40). Ce droit n’est pas absolu et appelle par sa nature même une réglementation par l’Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. Pareille limitation ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime, et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si la restriction est compatible avec ses principes, il n’y a pas de violation de l’article 6 (Popescu c. Roumanie, no 48102/99, 2 mars 2004, § 66).

57.  En l’espèce, la Cour observe que l’arrêt de la cour d’appel de Basse de terre du 11 avril 1988 n’a pas été exécuté pendant plus de seize années et ce jusqu’au jour où le requérant a vendu son terrain. Cette situation continue de non-respect d’une décision de justice doit s’analyser en une restriction au droit effectif d’accès à un tribunal.

58.  La Cour rappelle à cet égard que l’exécution doit être complète, parfaite et non partielle. Dans son arrêt Popescu c. Roumanie précité, elle a jugé que l’attribution au requérant «d’un terrain équivalent qui correspondait pour la plupart de ses caractéristiques déterminantes au terrain fixé et individualisé par le tribunal» (§ 68) ayant eu à statuer sur le droit de propriété du requérant, constitue un défaut d’exécution qui, dans certaines circonstances, peut constituer une restriction du droit d’accès à un tribunal incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention (voir, §§ 68 à 76). En l’espèce, la Cour observe que le requérant a perçu une indemnisation pour faute lourde de l’Etat du fait de son refus de prêter concours à l’exécution de la décision de justice litigieuse. Cette compensation ne saurait cependant combler la carence des autorités nationales dans l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel du 11 avril 1988. Il demeure que cette décision n’a pas été exécutée ad litteram dès lors que le requérant n’a jamais pu recouvrer la jouissance de son droit de propriété.

59.  La Cour observe que les motifs avancés par les autorités nationales pour différer en fin de compte sine die l’expulsion de l’occupant illégal ne répondaient pas au souci d’éviter des troubles à l’ordre public. Ceux-ci furent seulement évoqués par le préfet mais n’étaient pas clairement identifiables et manifestement pas la cause de l’inaction de l’Etat. Les motivations d’ordre social, louables en leur temps, ne justifiaient pas non plus seize années d’occupation illégale, le temps écoulé aurait du permettre de trouver une solution au relogement de la famille concernée, qui ne méritait pas, semble-t-il, une protection particulièrement renforcée (voir Immobiliare Saffi c. Italie précité, § 58).

60.  La Cour est d’avis que, nonobstant les circonstances très particulières de l’affaire liées aux parties elles-mêmes, il revenait en définitive au préfet de faire respecter l’obligation d’exécuter l’arrêt de la cour d’appel du 11 avril 1988. Du fait du refus de prêter concours à l’exécution, cette décision a perdu tout effet utile au fil du temps sans que des circonstances exceptionnelles ne viennent expliquer un tel excès de pouvoir. Dès lors, le prolongement excessif de l’inexécution de la décision de justice, et l’incertitude du requérant qui en a résulté quant au sort de sa propriété, a entravé son droit à une protection judiciaire effective garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition."

LE DROIT AU LOGEMENT PEUT S'OPPOSER A L'EXPULSION DES LOCATAIRES

DÉCISION DE REJET COFINFO CONTRE FRANCE

REQUÊTE 23516/08 DU 12/10/2010

LA COFINFO A ETE INDEMNISEE DU REFUS D'EXPULSER MAIS ELLE CONSIDERE QUE L'INDEMNISATION NE CORRESPOND PAS A LA VALEUR DE L'INDEMNITÉ D'OCCUPATION

La Cour rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judicaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l'article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu'il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l'accès au juge et le déroulement de l'instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 (voir, entre autres, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II).

Par ailleurs, la Cour a considéré que si on peut admettre que les Etats interviennent dans une procédure d'exécution d'une décision de justice, pareille intervention ne peut avoir comme conséquence d'empêcher, d'invalider ou encore de retarder de manière excessive l'exécution, ni moins encore, de remettre en question le fond de cette décision (Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 74, CEDH 1999-V). Un sursis à l'exécution d'une décision de justice pendant le temps strictement nécessaire à trouver une solution satisfaisante aux problèmes d'ordre public peut se justifier dans des circonstances exceptionnelles (ibidem, § 69).

La Cour rappelle en outre que, si le droit à l'exécution d'une décision de justice est un des aspects du droit d'accès à un tribunal (Hornsby, précité, § 40), ce droit n'est pas absolu et appelle par sa nature même une réglementation par l'Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d'une certaine marge d'appréciation. Il revient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l'accès offert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. Pareille limitation ne se concilie avec l'article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime, et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si la restriction est compatible avec ses principes, il n'y a pas de violation de l'article 6 (Popescu c. Roumanie, no 48102/99, 2 mars 2004, § 66, et Matheus, précité, § 55).

En l'espèce, la Cour observe que l'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris n'a pas reçu exécution jusqu'à l'évacuation du bâtiment litigieux pour raisons de sécurité, soit pendant plus de sept années. Certes, elle note que la requérante a été indemnisée pour responsabilité de l'Etat du fait du refus de prêter son concours à l'exécution de cette ordonnance, au titre d'une partie de la période en question. Néanmoins, cette indemnisation ne saurait, en tout état de cause, constituer une exécution ad litteram de la décision litigieuse, de nature à permettre à la requérante de recouvrer la jouissance de son bien (Matheus, précité, § 58).

Pour autant, la Cour estime qu'il y a lieu de prendre en considération les circonstances particulières de l'affaire. Ainsi, elle observe que le refus des autorités de procéder à l'exécution de la décision ne résultait pas d'une carence de leur part. A la différence de l'affaire Matheus précitée, les juridictions administratives n'ont d'ailleurs retenu aucune faute à l'encontre de l'administration. Il apparaît au contraire qu'un tel refus répondait au souci de pallier les risques sérieux de troubles à l'ordre public liés à l'expulsion de plusieurs familles, parmi lesquelles se trouvaient majoritairement des enfants, et ce d'autant que cette occupation s'inscrivait dans le cadre d'une action militante à visée médiatique. De surcroît, les occupants se trouvaient en situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée (voir, a contrario, Immobiliare Saffi, précité, § 58, et Matheus, précité, § 59).

La Cour note également que les refus successifs opposés à la requérante ont été soumis à un contrôle juridictionnel, en l'occurrence celui du juge administratif (voir, a contrario, Immobiliare Saffi, précité, § 72), lequel a rejeté à trois reprises ses recours.

Quant au fait que l'attitude de l'administration a perduré dans le temps, la Cour considère, tout en rappelant que l'absence de logements de substitution ne saurait justifier un tel comportement (Prodan c. Moldova, no 49806/99, § 53, CEDH 2004-III (extraits)), que les autorités ne sont pas restées inertes pour trouver une solution au problème posé. Dans ce contexte, la Cour rappelle également qu'une certaine marge d'appréciation est reconnue aux autorités nationales dans l'application des lois relevant de la politique sociale et économique, plus particulièrement dans le domaine du logement ou de l'accompagnement social de locataires en difficulté (voir, a contrario, Matheus, précité, § 68, et R.P. c. France, no 10271/02, § 36, 21 janvier 2010). Il y a lieu de prendre en compte, à cet égard, les délais qui auraient, en tout état de cause, été nécessaires au relogement de soixante-deux personnes, soit seize familles. La Cour note que les autorités municipales ont exercé leur droit de préemption lorsque la requérante a mis en vente l'immeuble en 2001, puis qu'une procédure d'expropriation, certes contestée par la requérante et encore pendante de ce fait, a été ensuite mise en oeuvre par l'Etat.

La Cour estime enfin devoir tenir compte de l'atteinte portée aux intérêts de la requérante. Elle note à cet égard que la société Kentucky, aux droits de laquelle vient la requérante, qui n'a fait état d'aucun projet de viabilisation des lieux dans le délai de deux ans antérieur à leur occupation, a par ailleurs tardé à contester le premier refus qui lui a été opposé, comme l'a noté le juge administratif dans son ordonnance du 1er juin 2002. Cette société a ensuite mis en vente l'immeuble, afin d'obtenir le bénéfice d'une disposition fiscale, avant de se rétracter, alors que la ville de Paris avait exercé son droit de préemption. Enfin, il apparaît qu'après le rejet, le 10 octobre 2003, de sa requête en référé au motif de l'exercice de ce droit, la société Kentucky, puis la requérante, bien qu'ayant ensuite renoncé à la vente, n'ont pas renouvelé de demande directe d'exécution de la décision du 22 mars 2000.

Dans ces conditions, si elle retient que la requérante a indéniablement subi une atteinte à ses intérêts, la Cour n'estime pas devoir qualifier celle-ci de disproportionnée au regard des considérations sérieuses d'ordre public et social ayant motivé le refus qui lui a été opposé, dans les circonstances exceptionnelles de l'espèce, par l'administration.

Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le refus des autorités françaises de prêter leur concours à l'exécution de l'ordonnance du juge des référés du 22 mars 2000 n'a pas eu pour effet de porter atteinte à la substance du droit à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.

Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

SOFIRAN ET BDA c. FRANCE du 11 juillet 2013 requête 63684/09

Le refus de prêter le concours de la force publique pour vider les locaux de grévistes, n'est pas une violation de l'article 6-1 de la Convention alors que l'ordre public devait être préservé.

48.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l’article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu’il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l’accès au juge et le déroulement de l’instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997 II ; Matheus, précité, § 54).

49.  La Cour rappelle également que le droit à l’exécution d’une décision de justice est un des aspects du droit à un tribunal (Simaldone c. Italie, no 22644/03, § 42, 31 mars 2009). Ce droit n’est pas absolu et appelle par sa nature même une réglementation par l’Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. Pareille limitation ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime, et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si la restriction est compatible avec ses principes, il n’y a pas de violation de l’article 6 (Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, § 66, 2 mars 2004).

50.  En l’espèce, la Cour observe tout d’abord que l’occupation de l’établissement a duré un peu moins d’une année, du 13 juin 1997 au 30 mai 1998. Ce n’est cependant qu’à compter du 1 er août 1997 que la société BDA devint propriétaire de l’établissement. La Cour examinera la situation litigieuse à compter de cette date, même si elle pourra tenir compte du contexte dans lequel l’acquisition de l’établissement s’est faite. L’occupation illégale de cet établissement au préjudice de la requérante a donc duré dix mois.

51.  La Cour relève ensuite que deux demandes de concours de la force publique ont été formulées par la requérante mais que seule la dernière, datée du 23 mars 1998, a été faite dans les formes requises par le droit national (paragraphes 30 et 32 ci-dessus).

52.  L’étendue de la situation litigieuse étant ainsi fixée, la Cour constate que l’ordonnance du 27 janvier 1998 n’a pas reçu exécution en raison du refus implicite de l’autorité préfectorale d’apporter le concours de la force publique à la suite de la demande de la requérante. Ce rejet était fondé sur les risques de troubles à l’ordre public et le choix d’un règlement négocié d’un conflit lourd, médiatisé et qui risquait de s’aggraver et de s’étendre, selon le préfet du département (paragraphe 26 ci-dessus). Par la suite, la requérante engagea sans succès la responsabilité de l’Etat devant les juridictions administratives, sa demande étant rejetée aux motifs que l’Etat avait recherché des solutions de conciliation dans un climat social tendu, que l’expulsion des grévistes risquait d’engendrer des troubles à l’ordre public, que la requérante ne pouvait se plaindre de préjudices résultant d’une situation à laquelle elle s’était sciemment exposée et que le rejet de la demande de concours de la force publique formulée en mars 1998 ne pouvait être regardé comme la cause du préjudice dont elle poursuivait la réparation alors qu’elle avait été placée en liquidation judiciaire le 21 novembre 1997 (paragraphes 25 et 32 ci-dessus).

53.  Pour justifier le refus de concours de la force publique, le Gouvernement invoque le risque de troubles à l’ordre public et des considérations d’ordre social, sans toutefois les détailler.

54.  La Cour rappelle qu’elle a admis que des motivations d’ordre social dans le domaine du logement ou d’accompagnement social pouvaient justifier que l’Etat diffère le concours de la force publique (Cofinfo , précité, Sud Est Réalisations, précité, § 56). Il s’agissait d’affaires dans lesquelles les intéressés étaient en situation de précarité et ne disposaient pas de solution de relogement. En l’espèce, si les considérations sociales devaient être prises en compte dans le cadre d’un conflit social difficile, la Cour observe que seule une partie des salariés de l’entreprise étaient en grève et occupaient les locaux tandis qu’une autre souhaitait la reprise du travail. Elle relève surtout que la société requérante avait été mise en liquidation (paragraphe 19 ci-dessus) et les salariés grévistes licenciés (paragraphe 20 ci-dessus) avant l’ordonnance du 27 janvier 1998. Dans ces conditions, les considérations d’ordre social qui prévalaient au début du conflit, en particulier au moment de l’achat de l’entreprise par la société requérante et qui exigeaient une réaction rapide et efficace de l’Etat, qui n’est pas resté inactif, avaient perdu de leur intensité au moment de la seule demande de concours de la force publique prise en considération par les autorités nationales. Toutefois, à ce moment-là, le risque de trouble à l’ordre public persistait, face à l’occupation de personnes désormais considérées comme des occupants sans droit ni titre des locaux (paragraphe 20 ci-dessus) qui continuaient à en bloquer l’accès de manière déterminée (paragraphe 21 ci‑dessus). La Cour considère ainsi que le refus de prêter le concours de la force publique en vue de l’exécution de l’ordonnance du 27 janvier 1998 répondait au souci d’éviter des troubles à l’ordre public.

55.  Quant à l’atteinte portée aux intérêts de la requérante, la Cour rappelle que celle-ci a formulé correctement une seule demande de concours de la force publique, après plusieurs mois d’occupation. Par ailleurs, la société requérante a été placée en liquidation judiciaire le 21 novembre 1997, soit peu de temps après l’achat des locaux, ce qui, selon le Conseil d’Etat, indique que le rejet de sa demande par le préfet n’était pas la cause du préjudice dont elle poursuivait la réparation. La Cour relève à cet égard que les chiffres d’affaire de l’entreprise faisaient apparaître un passif net sur les trois années et les premiers mois de l’année 1997 précédant la vente (paragraphes 10 et 30 ci-dessus). Enfin, les juridictions nationales ont souligné que la requérante avait acquis l’établissement en toute connaissance de cause et qu’elle ne pouvait se prévaloir dès lors d’un préjudice susceptible d’indemnisation.

56.  Compte tenu de tout ce qui précède, et eu égard en outre aux considérations de temps particulières à l’espèce, sans comparaison avec les périodes très longues de refus de concours de la force publique qu’elle a considérées problématiques dans d’autres affaires (Matheus et Sud Est Réalisations précités), la Cour estime que le refus des autorités françaises de prêter leur concours à l’exécution de l’ordonnance du juge des référés du 27 janvier 1998, n’a pas porté atteinte à la substance du droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Article 1 du Protocole 1

59.  Le Gouvernement souligne que l’absence d’indemnisation s’explique par le fait que la société BDA a accepté en connaissance de cause les risques de blocage de l’établissement et d’inexécution des décisions d’expulsion et fait preuve en outre de négligence dans la défense de ses intérêts. Il relève que la société BDA a pris en toute connaissance de cause un risque commercial non négligeable lors de l’achat des locaux occupés (paragraphe 24 ci-dessus) ; elle a également pris un risque financier en se portant acquéreur de l’établissement alors que le fonds de commerce présentait des résultats négatifs depuis 1994 et que les pertes se chiffraient déjà au 31 mai 1997 à 2 384 00 FRF (363 438,46 EUR). Il rappelle également qu’elle a été déclarée en cessation de paiement à partir du 31 octobre 1997, soit trois mois après l’acquisition, et qu’elle n’a demandé le concours de la force publique que le 23 mars 1998. Le Gouvernement observe que l’ensemble de ces éléments a été pris en considération par le Conseil d’Etat pour refuser à la société BDA l’indemnisation qu’elle réclamait. Il conclut au défaut manifeste de fondement du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1.

60.  La Cour estime que le grief soulevé par la requérante sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 doit être rejeté pour les mêmes raisons que celles invoquées ci-dessus sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

UNE DÉCISION QUI CONSTATE LE DROIT AU LOGEMENT DOIT ÊTRE EXÉCUTÉE

TCHOKONTIO HAPPI c. FRANCE du 9 avril 2015 requête 65 829/12

Violation article 6-1 : Le Droit au logement confirmé par une décision de justice doit être exécuté par le préfet qui doit reloger la personne.

44.  La Cour rappelle que le droit à l’exécution d’une décision de justice est un des aspects du droit à un tribunal (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II ; Simaldone c. Italie, no 22644/03, § 42, 31 mars 2009). À défaut, les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention seraient privées de tout effet utile. La protection effective du justiciable implique l’obligation pour l’État ou l’un de ses organes d’exécuter le jugement. Si l’État refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdraient toute raison d’être (Hornsby, précité). L’exécution doit, en outre, être complète, parfaite et non partielle (Matheus c. France, no 62740/00, § 58, 31 mars 2005 ; Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, §§ 68-76, 2 mars 2004).

45.  En l’espèce, la décision litigieuse est un jugement définitif enjoignant, sous astreinte, au préfet de la région d’Ile-de-France d’assurer le relogement de la requérante, de sa fille et de son frère.

46.  À la requérante qui se plaint de n’avoir toujours pas été relogée malgré ce jugement, le Gouvernement répond que, compte tenu de la pénurie de logements disponibles dans la région d’Ile-de-France, le prononcé par les juridictions internes d’une astreinte d’un montant de 700 EUR par mois à verser au Fonds d’aménagement urbain puis la liquidation de cette astreinte constituaient des mesures adéquates et suffisantes pour assurer l’exécution du jugement rendu par le tribunal administratif.

47.  La Cour observe que si la requérante ne s’est toujours pas vu proposer de logement adapté à ses besoins et capacités, contrairement à ce que prévoyait pourtant expressément le dispositif du jugement du 28 décembre 2010, l’astreinte prononcée dans ce jugement a effectivement été liquidée et versée par l’État. Elle relève cependant que, d’une part, cette astreinte, qui a pour seul objet d’inciter l’État à exécuter l’injonction de relogement qui lui a été faite, n’a aucune fonction compensatoire et, d’autre part, qu’elle a été versée, non à la requérante, mais à un fonds d’aménagement urbain, soit à un fonds géré par les services de l’État. En conséquence, en l’absence de relogement, la Cour ne peut donc que constater que le jugement du 28 décembre 2010 n’a pas été exécuté dans son intégralité, plus de trois ans et demi après son prononcé, et ce, alors même que les juridictions internes avaient indiqué que la demande de la requérante devait être satisfaite avec une urgence particulière.

48.  La Cour admet certes que le droit à la mise en œuvre sans délai d’une décision de justice définitive et obligatoire n’est pas absolu. Il appelle par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. Pareille limitation ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime, et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si la restriction est compatible avec ses principes, il n’y a pas de violation de l’article 6 (Sabin Popescu, précité, § 66).

49.  La Cour précise, en outre, que la responsabilité de l’État ne peut être engagée du fait du défaut de paiement d’une créance exécutoire due à l’insolvabilité d’un débiteur privé (voir, par exemple, Sanglier c. France, no 50342/99, § 39, 27 mai 2003). Dans un tel cas, différent de celui soumis à la Cour par la requérante, l’État ne peut être tenu pour responsable que s’il est établi que les mesures adoptées par les autorités nationales n’ont pas été adéquates et suffisantes (voir à ce sujet Shestakov c. Russie (déc.), no 48757/99, 18 juin 2002, Ruianu, précité, § 66, Kesyan c. Russie, no 36496/02, 19 octobre 2006, Anokhin c. Russie (déc.), no 25867/02, 31 mai 2007). L’obligation positive incombant à l’État en matière d’exécution consiste uniquement à mettre à la disposition des individus un système leur permettant d’obtenir de leurs débiteurs récalcitrants le paiement des sommes allouées par les juridictions (voir Dachar c. France (déc.), no 42338/98, 6 juin 2000).

50.  En la cause, la Cour relève que la carence des autorités, qui s’explique, selon le Gouvernement, par la pénurie de logements disponibles, ne se fonde sur aucune justification valable au sens de sa jurisprudence. Elle rappelle, en effet, qu’aux termes de sa jurisprudence constante, une autorité de l’État ne peut prétexter du manque de fonds ou d’autres ressources pour ne pas honorer, par exemple, une dette fondée sur une décision de justice (Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 70, CEDH 2009 ; Société de gestion du port de Campoloro et Société fermière de Campoloro c. France, no 57516/00, § 62, 26 septembre 2006).

51.  De plus, ainsi qu’il est relevé ci-dessus (paragraphe 50), la présente espèce ne concerne pas le défaut de paiement d’une créance exécutoire due à l’insolvabilité d’un débiteur privé.

52.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’en s’abstenant, pendant plusieurs années, de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à une décision judiciaire définitive et exécutoire, les autorités nationales ont privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

AIDE JURIDICTIONNELLE ET ACCES AU TRIBUNAL

GABRIELA KAISER c. SUISSE requête 35294/11 du 9 janvier 2018

Article 6-1 : non violation, le refus d'accorder l'AJ participe à la bonne administration de la justice quand le recours n'a aucun sens.

a) Principes applicables

59. La Cour rappelle qu’une limitation de l’accès à une cour ou à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 72, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).

60. La Cour rappelle ensuite que si l’article 6 § 1 de la Convention garantit aux justiciables un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil », il laisse à l’État le choix des moyens à employer à cette fin. L’instauration d’un système d’aide judiciaire en constitue un. La Convention n’oblige pas à accorder l’aide judiciaire dans toutes les contestations en matière civile. La Cour rappelle également qu’un système d’assistance judiciaire ne peut pas fonctionner sans la mise en place d’un dispositif permettant de sélectionner les affaires susceptibles d’en bénéficier, et qu’un système qui prévoit de n’allouer des deniers publics au titre de l’aide judiciaire qu’aux demandeurs dont le pourvoi a une chance raisonnable de succès ne saurait en soi être qualifié d’arbitraire (Del Sol c. France, nos 46800/99, 26 février 2002, CEDH 2002-II, §§ 20-23, Essaadi c. France, no 49384/99, §§ 30-33, 26 février 2002, Debeffe c. Belgique (déc.), no 64612/01, 9 juillet 2002, et Puscasu c. Allemagne (déc.), no 45793/07, 29 septembre 2009).

61. Dans l’ensemble de ces affaires, la Cour a toutefois vérifié si les limitations appliquées n’avaient pas restreint l’accès ouvert au justiciable d’une manière ou à un point tels que le droit s’en soit trouvé atteint dans sa substance même (Pedro Ramos c. Suisse, no 10111/06, § 36, 14 octobre 2010).

62. En ce qui concerne plus particulièrement les frais ou taxes judiciaires dont un justiciable est redevable, leur montant, apprécié à la lumière des circonstances particulières d’une affaire donnée, y compris la solvabilité de l’intéressé et la phase de la procédure à laquelle la restriction en question est imposée, est un facteur à prendre en compte pour déterminer si un requérant a bénéficié de son droit d’accès à un tribunal (Podbielski et PPU Polpure c. Pologne, no 39199/98, § 64, 26 juillet 2005).

63. La Cour rappelle que c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑A, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998‑II, et NusretKaya et autres c. Turquie, nos 43750/06, 43752/06, 32054/08, 37753/08 et 60915/08, § 38, CEDH 2014 (extraits)). Elle ne peut dès lors mettre en cause l’appréciation des autorités internes quant à des erreurs de droit prétendues que lorsque celle-ci sont arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, dans ce sens, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 85-86, CEDH 2007‑I).

b) Application des principes susmentionnés à l’espèce

64. Il convient d’emblée de rappeler que la requérante s’est vu refuser l’octroi de l’assistance judiciaire gratuite à trois reprises : devant l’autorité de conciliation, devant le tribunal des baux et loyers et devant le Tribunal fédéral. Par ailleurs, ces deux tribunaux ont imposé à la requérante le versement des frais de procédure, d’un montant de 500 CHF chaque fois, bien que celle-ci ait expressément demandé à en être exonérée.

65. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la requérante a subi, par le refus de l’assistance de l’assistance judiciaire gratuite, une certaine restriction de son droit d’accès à un tribunal bien qu’elle soit consciente que les questions sur le fond se sont réglées en faveur de la requérante déjà dans la phase pré-judiciaire dans laquelle l’assistance par un avocat n’était pas imposée par la loi.

66. Quant à l’existence d’un but légitime pour la limitation du droit d’accès à un tribunal de la requérante, la Cour considère que le refus d’accorder l’assistance judiciaire poursuivait un tel but, et notamment la bonne administration de la justice, en déchargeant les tribunaux nationaux des procédures qui sont d’emblée vouées à l’échec, dans la mesure où les tribunaux disposent de ressources limitées. La Cour estime également qu’il existait en l’espèce un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, et ce pour les raisons suivantes.

67. Tout d’abord, la Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel l’affaire de le requérante ne soulevait pas de questions très complexes, que ce soit au niveau des faits ou sur le plan juridique. Par ailleurs, la requérante ne le conteste pas.

68. La Cour concède que l’affaire était potentiellement importante pour la requérante étant donné qu’elle portait sur la question de son lieu de résidence et celui de ses enfants. En même temps, il n’apparaît pas que le congé prononcé par l’administration immobilière et notifié le 12 janvier 2010 ait été suivi par de démarches particulières en vue de l’exécution de la résiliation du bail. Dès lors, la Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel la requérante n’était pas concrètement et gravement menacée dans sa position juridique et dans ses intérêts et, plus particulièrement, qu’elle n’était pas menacée d’expulsion de son logement à un moment inopportun, comme l’intéressée semble le considérer.

69. Par ailleurs, dans la mesure où la requérante a elle-même retiré ses propres griefs à la suite du retrait de la résiliation du bail par la partie adverse le 12 janvier 2010, le fond de l’affaire a pu être réglé sans conséquences négatives concrètes ou réelles pour elle et ses enfants, mis à part les frais engendrés par la consultation d’un avocat et les frais judiciaires. Dans la mesure où la requérante se plaint des refus de l’exonérer des frais judiciaires du tribunal des baux et loyers et du Tribunal fédéral, il convient de préciser que ces refus, prononcés au même temps que les décisions sur le fond, n’ont en l’espèce pas empêché l’intéressée d’avoir accès à un tribunal s’agissant des questions sur le fond du litige. Par ailleurs, dans la mesure où ces frais étaient devenus le seul objet litigieux devant les instances internes, la Cour rappelle que la Convention ne garantit pas en soi un droit à la justice gratuite, d’autant moins un droit à introduire des recours, à titre gratuit, contre les décisions portant sur les frais judiciaires engendrés devant les instances inférieures.

70. La Cour est certes consciente que la requérante est sourde de naissance et que cet état peut poser des difficultés supplémentaires dans une procédure judiciaire, aussi simples que puissent paraître les questions juridiques et factuelles soulevées. Dans les circonstances de l’espèce, ce fait n’a pourtant pas eu des conséquences concrètes et n’est dès lors pas pertinent pour l’appréciation de la présente affaire.

71. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la limitation au droit d’accès à un tribunal de la requérante a poursuivi un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Partant, le droit d’accès à un tribunal de la requérante n’a pas été atteint dans sa substance même.

72. Il s’ensuit que la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur le bien-fondé de l’exception du Gouvernement relative à la compétence ratione materiae (paragraphes 31 et 35 ci-dessus).

73. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

ELİNÇ c. TURQUIE arrêt du 18 novembre 2014, requête 50388/06

Violation de l'article 6-1 : L'aide juridictionnelle aurait dû être accordée aux requérants qui ont un certificat d'indigence.

70.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation de l’État. L’article 6 § 1 de la Convention, s’il garantit aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil », laisse à l’État le choix des moyens à employer à cette fin. Toutefois, alors que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32, et Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 91-93, CEDH 2001‑V). Une limitation de l’accès au tribunal ne saurait restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit d’accès à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. Elle ne se concilie avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 31, série A no 333‑B).

71.  La Cour rappelle aussi que pareille limitation peut être de caractère financier (Kreuz, précité, § 54) : elle n’a ainsi jamais exclu que les intérêts d’une bonne administration de la justice puissent justifier d’imposer une restriction financière à l’accès d’une personne à un tribunal (Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, §§ 61 et suiv., série A no 316‑B). L’exigence de payer aux juridictions civiles des frais afférents aux demandes dont elles ont à connaître ne saurait passer pour une restriction au droit d’accès à un tribunal incompatible en soi avec l’article 6 § 1 de la Convention (Kreuz, précité, § 60).

72.  Cela étant, la Cour rappelle que le montant des frais, apprécié à la lumière des circonstances particulières d’une affaire donnée – y compris la solvabilité du requérant et la phase de la procédure à laquelle la restriction en question est imposée –, est un facteur à prendre en compte pour déterminer si l’intéressé a bénéficié de son droit d’accès à un tribunal (Bakan, précité, § 68).

73.  En l’espèce, la Cour souligne l’importance pour les requérants de l’action qu’ils souhaitaient introduire aux fins d’établir l’éventuelle responsabilité des autorités administratives dans la survenance du décès de leur fils. Elle constate que le non-paiement des frais de procédure a conduit le tribunal administratif à considérer la demande des requérants comme n’ayant pas été introduite : la restriction financière est ainsi intervenue au stade initial de la procédure devant la juridiction de première instance saisie d’une demande d’indemnisation.

74.  À cet égard, la Cour reconnaît que les États ont sans nul doute le souci légitime d’allouer des deniers publics au titre de l’aide juridictionnelle aux seuls demandeurs effectivement indigents. Toutefois, au regard de l’article 468 du code de procédure civile tel qu’en vigueur à l’époque des faits (Bakan précité,§ 39) et de la décision du tribunal administratif quant au document émanant de la municipalité ou du muhtar que les requérants devaient fournir à l’appui de leur demande d’aide juridictionnelle (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour estime que les attestations d’indigence délivrées par le muhtar du quartier au nom des requérants devaient suffire à témoigner de la situation matérielle de ces derniers (Sabri Aslan et autres, précité, § 30). La circonstance que le requérant possédait deux camions et se livrait à une activité de transporteur ne change en rien ce constat étant donné que le Gouvernement ne conteste nullement l’authenticité des attestations d’indigence. Au demeurant, la Cour relève, au vu des pièces du dossier, que la direction des services fiscaux avait établi que le requérant ne disposait d’aucun revenu imposable pour l’année 2004 (paragraphe 46 ci-dessus). Elle considère que l’exposé du Gouvernement quant à la situation matrimoniale et familiale du requérant et à l’absence de carte verte à son nom est à cet égard sans pertinence, aucune de ces circonstances ne venant établir que les requérants auraient eu les moyens de s’acquitter de l’ensemble des frais afférents à la procédure.

75.  Pour la Cour, les attestations d’indigence auraient dû entrer en ligne de compte dans l’appréciation du tribunal administratif, ce qui n’a pas été le cas (voir, en ce sens, Serin, précité § 34, et Sabri Aslan et autres, précité § 30). En l’occurrence, la Cour constate que le rejet de la demande d’aide juridictionnelle a privé les requérants de la possibilité de faire entendre leur cause par un tribunal.

76.  Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour estime donc que les requérants n’ont pas bénéficié d’un droit d’accès concret et effectif au tribunal administratif, d’une manière conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, la Cour conclut à la violation de cette disposition

ANTOFIE c. ROUMANIE du 25 mars 2014 requête 7969/06

LE DROIT DE TIMBRE EST TROP ELEVE.

LES REQUERANTS N'ONT PAS PU SAISIR LE TRIBUNAL CAR ILS N'ONT PAS EU L'AIDE JURIDICTIONNELLE.

21.  La Cour se réfère à sa jurisprudence en matière d’accès à un tribunal et notamment aux affaires Airey c. Irlande (9 octobre 1979, série A no 32), Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni (13 juillet 1995, série A no 316‑B), Kreuz c. Pologne (no 28249/95, CEDH 2001-VI), Weissman et autres c. Roumanie (no 63945/00, § 28, CEDH 2006‑VII (extraits), Iorga c. Roumanie, no 4227/02, § 31, 25 janvier 2007, et Rusen (précité, § 29). Elle examinera donc la présente affaire à l’aune des principes découlant de cette jurisprudence.

22.  La Cour note que l’action en réparation des requérants a été annulée pour défaut de paiement du droit de timbre. La Cour note également qu’en droit roumain, le montant du droit de timbre est calculé sous la forme d’un pourcentage de la valeur en litige. Il est donc proportionnel à la somme demandée.

23.  Les requérants ont formé une demande d’exonération en vertu des dispositions pertinentes du code de procédure civile (paragraphe 7 ci‑dessus). Cette demande a été examinée par le tribunal. Reste donc à vérifier si ce recours a été effectif en l’espèce, c’est-à-dire si l’appréciation faite par les tribunaux internes n’a pas restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel qu’il l’a rendu théorique et illusoire (Adam c. Roumanie, no 45890/05, §§ 27-28, 3 novembre 2009).

24.  La Cour relève que le droit de timbre exigé des requérants était d’un montant important, dépassant, à première vue, leurs possibilités financières. Les requérants ont accompagné leur demande d’exonération de pièces établissant leur situation financière. L’article 77 du code de procédure civile ne détaille pas les moyens de preuve nécessaires, mais exige seulement que la demande d’exonération soit accompagnée de « preuves écrites concernant les revenus et les charges » de la personne. L’article 21 de la loi no 146, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, ne fait que renvoyer aux articles 74-81 du code de procédure civile. Dès lors, les requérants ne disposaient pas d’indications précises quant au type de documents à présenter à l’appui de leur demande d’exonération.

25.  Dans ces conditions, le fait pour le tribunal d’avoir rejeté leur demande au seul motif qu’ils n’avaient pas donné plus de précisions quant à leur situation financière paraît excessif, surtout dans la mesure où le tribunal a jugé la demande hors la présence des parties et sans leur donner la possibilité de remédier aux manquements constatés (paragraphe 8 ci‑dessus). Il est à noter que l’article 77 du code de procédure civile offre à la juridiction la possibilité de demander des précisions aux parties ou aux autorités compétentes.

26.  En rejetant leur demande, le tribunal a reproché aux requérants de n’avoir pas fait la preuve de l’absence d’autres sources de revenus ou d’autres charges que ceux déclarés (paragraphe 8 ci-dessus). Or, sans une indication concrète et préalable de la part du tribunal quant à ce qu’il attendait que les requérants apportent comme preuve de leur situation, l’on ne peut leur reprocher de ne pas avoir fait la preuve de faits négatifs.

27.  Dans ces conditions, le tribunal ne peut passer pour avoir procédé à un examen réel des capacités financières des requérants afin de déterminer les possibilités qu’ils avaient pour s’acquitter du droit de timbre.

28.  À supposer même que les requérants eussent pu renouveler leur demande d’exonération devant la même juridiction, une telle démarche serait restée illusoire, en l’absence de précisions du tribunal sur le type de preuve attendu. En outre, force est de constater que le tribunal a annulé l’action à la première audience fixée après le rejet de la demande d’exonération, sans permettre aux requérants de réfléchir éventuellement à l’opportunité de formuler une nouvelle demande d’exonération et malgré la réitération de l’argument qu’il leur était impossible de payer la somme exigée. La Cour rappelle enfin que le jugement rendu sur la demande d’exonération était définitif (Rusen, précité, § 17).

29.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’en l’espèce, l’État n’a pas satisfait à ses obligations d’assurer aux requérants l’accès à un tribunal.

Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Bertuzzi contre France du 13/02/2003 Hudoc 4167 requête 36378/97

le requérant demande l'aide juridictionnelle et l'obtient; quatre avocats désignés refusent le dossier qui concerne la responsabilité d'un confrère; le bâtonnier prévient le requérant que son A.J est caduque et qu'il doit refaire une demande; il ne fait pas de nouvelle demande mais saisit la C.E.D.H.

"La Cour estime notamment qu'on ne saurait reprocher au requérant, compte tenu de l'attitude du bâtonnier et des avocats du barreau local de n'avoir pas présenté une nouvelle demande après avoir été averti de la caducité de l'octroi de l'Aide Juridictionnelle.

"La possibilité de défendre sa cause seul, dans une procédure l'opposant à un professionnel du droit, n'offrait pas au requérant un droit d'accès au tribunal dans des conditions lui permettant, de manière effective, de bénéficier de l'égalité des armes inhérente à la notion de procès équitable"

LA RADIATION DE L'APPEL

POMPEY C FRANCE du 10 octobre 2013 requête 37640/11

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION DU FAIT DE LA RADIATION DE L’AFFAIRE DU RÔLE DE LA COUR D’APPEL

a)  Principes généraux

30.  La Cour rappelle d’emblée sa jurisprudence constante selon laquelle il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne.

31.  Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi d’autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II, et Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, § 47, 29 juin 2011).

32.  En outre, l’article 6 § 1 de la Convention n’oblige pas les États contractants à instituer des cours d’appel ou de cassation. Toutefois, si de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s’y déroule doit présenter les garanties prévues à l’article 6, notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs droits et obligations de caractère civil (Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V)

33.  La Cour a déjà examiné la question de savoir si une mesure de radiation du rôle, prononcée par un conseiller de la mise en état en application de l’article 526 du code de procédure civile, pouvait être admise au regard des exigences du droit à un tribunal. À cette occasion, elle a jugé légitimes les buts poursuivis par cette obligation d’exécution d’une décision pour laquelle l’exécution provisoire a été ordonnée, à savoir notamment assurer la protection du créancier, éviter les appels dilatoires et assurer la bonne administration de la justice en désengorgeant les tribunaux. Elle a cependant considéré que, compte tenu de l’effet privatif de celle-ci sur le droit à un double degré de juridiction, l’État disposait en la matière d’une marge d’appréciation plus restreinte que dans les affaires portant sur un retrait du rôle de la Cour de cassation en vertu de l’article 1009-1 du même code. Elle s’est alors attachée à déterminer si la mesure de radiation, telle qu’appliquée à la situation considérée, s’analysait en une entrave disproportionnée au droit d’accès à la cour d’appel (Chatellier c. France, précité, § 37-39).

b)  Application de ces principes

34.  La Cour constate qu’en l’espèce la mesure de radiation a été prise par le conseiller de la mise en état, le 3 février 2009, au motif que les requérants ne démontraient ni l’impossibilité pour eux de procéder à l’exécution de la décision de première instance ni le risque de conséquences manifestement excessives que celle-ci faisait courir. Le magistrat a relevé que les requérants s’étaient contentés de verser à la procédure leurs avis d’imposition sur le revenu 2007, sans fournir d’explications sur leurs situations réciproques. La Cour relève en outre que ces mêmes éléments avaient auparavant conduit le délégué du premier président de la cour d’appel à rejeter, le 31 août 2008, la demande de suspension de l’exécution provisoire, présentée en référé par les requérants, compte tenu du caractère lacunaire des pièces versées, de l’absence de justification relative aux éventuelles facultés d’endettement du couple et du caractère exclusivement foncier des revenus du mari. Elle remarque en outre que l’existence de cette ordonnance de référé, statuant notamment sur les allégations de conséquences manifestement excessives de l’exécution au regard des facultés financières des requérants, a laissé à ces derniers l’opportunité de compléter leur dossier, afin de tenir compte des critiques exprimées quant à l’insuffisance des pièces et des explications fournies, ainsi que du motif tiré de l’importance de leurs revenus fonciers.

35.  À cet égard, la Cour constate que les pièces produites devant elle laissent apparaître, pour le couple, un important revenu fiscal de référence cumulé en 2007, 2008 et 2009, ainsi que des revenus fonciers substantiels au cours des mêmes années, qui proviennent selon eux de dividendes issus de parts détenues dans des sociétés civiles immobilières. Or, elle observe que les requérants ne justifient d’aucune tentative effective de mobilisation des actifs à leur disposition pour procéder à l’exécution de la condamnation, ce qui rend inopérante leur argumentation fondée sur la nécessité d’obtenir l’agrément de tiers pour pouvoir y procéder, un éventuel refus de ces derniers n’étant pas allégué.

36.  Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que la cour d’appel a pu décider, dans son arrêt du 9 février 2012, que les requérants n’avaient pas démontré qu’ils se trouvaient dans l’impossibilité d’exécuter le jugement du 15 juin 2007. Elle considère qu’aucune disproportion entre la situation matérielle des requérants et les sommes dues au titre de la décision frappée d’appel ne ressort des circonstances de l’espèce. Or, elle ne peut que constater l’absence, de la part des requérants, d’un quelconque effort de paiement, même partiel, notamment entre l’ordonnance de référé et le constat de la péremption de l’instance d’appel. Ce dernier point a d’ailleurs été pris en compte par le conseiller de la mise en état dans son ordonnance du 5 avril 2011.

37.  La Cour en conclut que la décision de radiation de l’affaire du rôle de la cour d’appel, suivie du constat de la péremption de l’instance, n’a pas constitué, en l’espèce, une entrave disproportionnée au droit d’accès à la cour d’appel. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

JURISPRUDENCE FRANÇAISE

PÉREMPTION DE L'INSTANCE POUR DÉFAUT D'ÉCRITURES

Cour de cassation chambre civile 2 arrêt du 16 décembre 2016 N° de pourvoi: 15-27917 Rejet

Mais attendu que la péremption de l'instance, qui tire les conséquences de l'absence de diligences des parties en vue de voir aboutir le jugement de l'affaire et poursuit un but légitime de bonne administration de la justice et de sécurité juridique afin que l'instance s'achève dans un délai raisonnable, ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à un procès équitable ;

Et attendu, d'une part, que la cour d'appel a retenu à juste titre que la mention « à fixer », portée par le greffe dans le dossier électronique de l'affaire, attestait seulement du dépôt des écritures des parties dans les délais d'échanges initiaux prévus par les articles 908 et 909 du code de procédure civile ;

Et attendu, d'autre part, qu'ayant constaté que le conseiller de la mise en état n'avait pas fixé l'affaire et que les parties n'avaient pas pris d'initiative pour faire avancer l'instance ou obtenir une fixation, la cour d'appel en a exactement déduit, sans méconnaître les exigences de l'article 6, §1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que l'instance était périmée ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé

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