PARTIALITÉ DU JUGE QUI ORDONNE LA DÉTENTION

ARTICLE 5§3 DE LA CONVENTION

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"Le juge qui ordonne une détention doit être un juge
du siège qui ne viole pas son devoir d'indépendance"
Frédéric Fabre docteur en droit.

Article 5§3 en ses éléments compatibles

"3.Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1/c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires"

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- SEUL UN JUGE DU SIÈGE PEUT ORDONNER UNE DÉTENTION

- LE JUGE DOIT ÊTRE INDÉPENDANT ET NE PEUT PAS DEVENIR PARTIE POURSUIVANTE

- LE JUGE DOIT ÊTRE IMPARTIAL POUR DÉCIDER D'UNE DÉTENTION

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SEUL UN JUGE DU SIÈGE PEUT ORDONNER UNE DÉTENTION

ALİ OSMAN ÖZMEN c. TURQUIE du 5 juillet 2016 Requête no 42969/04

Violation des articles 5-3 et 5-4 et non violation de l'article 5-1 de la Convention, le requérant promoteur immobilier est soupçonné de corruption et de fraude dans les appels publics d'offre pour la construction d'un complexe militaire. Il a été arrêté par un procureur militaire suivant le régime militaire alors qu'il est un civil qui agit en qualité de civil. Il n'y a pas violation de l'article 5-1 de la Convention car les raisons des soupçons étaient plausibles, en revanche il y a violation de l'article de l'article 5-3 et 5-4 de la convention car la mise en détention et son contrôle, ont été exercé d'abord par un procureur militaire puis un tribunal militaire, dépendant directement du Gouvernement.

1. Grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention

62. Le requérant allègue qu’il a été placé en détention en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions en question.

63. La Cour rappelle que l’arrestation et la détention couvertes par l’article 5 § 1 c) doivent, entre autres, reposer sur des raisons plausibles de soupçonner la personne concernée d’avoir commis une infraction. La « plausibilité des soupçons » constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) contre les privations de liberté arbitraires. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur neutre et objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182). Cependant, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans une phase suivante de la procédure pénale (voir, parmi d’autres, Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, Erdagöz c. Turquie, 22 octobre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, et Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, § 77, 27 janvier 2015).

64. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été entendu le 29 avril 2004 par le procureur militaire près la présidence de l’état-major au sujet des chefs d’inculpation de corruption, de fraude dans les opérations d’appels d’offres publics, d’obtention frauduleuse de versements en violation du plafond contractuel, d’incitation répétée à l’abus de pouvoir dans l’exercice de fonctions publiques, de faux, usage de faux et escroquerie, et qu’il a été placé en détention provisoire le 30 avril 2004 par le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara. Le tribunal militaire qui a décidé le placement en détention provisoire a constaté qu’il existait, d’après les éléments contenus dans le dossier d’instruction, des preuves plausibles – notamment lettres de dénonciation, dépositions des autres accusés, factures, CD, agendas personnels du requérant dans lesquels figuraient les montants des pots-de-vin – que le requérant avait commis des infractions. Les tribunaux militaires et la cour d’assises qui ont ensuite examiné les demandes de mise en liberté du requérant ont confirmé l’existence de ces preuves (paragraphes 7-19 ci-dessus). La Cour considère que ces données factuelles s’analysaient en éléments de preuve propres à persuader un observateur neutre et objectif, au stade de l’instruction préliminaire de l’affaire, que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 63, série A no 300‑A).

65. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en l’espèce.

2. Griefs tirés de l’article 5 § 3 de la Convention

66. Le requérant déplore que son placement en détention provisoire ait été décidé par des tribunaux militaires. Il soutient que ceux-ci ne sont pas compétents pour décider du placement et du maintien en détention des personnes civiles et que, par conséquent, ils n’ont pas l’indépendance et l’impartialité requises. Il se plaint également de la durée de sa détention provisoire.

68. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique », au sens de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 65, série A no 12, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 76, CEDH 2010). Le contrôle judiciaire constitue un élément essentiel de la garantie offerte par l’article 5 § 3, qui a pour but de réduire autant que possible le risque d’arbitraire et d’assurer la prééminence du droit, l’un des « principes fondamentaux » d’une « société démocratique », auquel « se réfère expressément le préambule de la Convention ». Il appartient aux autorités nationales de développer des formes de contrôle juridictionnel adaptées aux circonstances mais respectueuses de la Convention (Bülbül c. Turquie, no 47297/99, § 21, 22 mai 2007, et Estrikh c. Lettonie, no 73819/01, § 115, 18 janvier 2007).

69. La Cour rappelle également que l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes et que trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la détention, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée tant du point de vue de la procédure que du fond et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et, enfin, l’importance de la rapidité ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis en vertu de l’article 5 §§ 3 et 4 (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 30, CEDH 2006‑X et Medvedyev et autres, précité, § 117).

70. Suivant les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, le contrôle judiciaire des atteintes portées par l’exécutif au droit à la liberté d’un individu constitue un élément essentiel de la garantie de l’article 5 § 3 (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 76, Recueil 1996‑VI). Pour qu’un « magistrat » puisse passer pour exercer des « fonctions judiciaires », au sens de cette disposition, il doit remplir certaines conditions représentant, pour la personne détenue, des garanties contre l’arbitraire ou la privation injustifiée de liberté (Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 236, CEDH 2003‑VI (extraits), et Schiesser c. Suisse, 4 décembre 1979, § 31, série A no 34). Ainsi, le « magistrat » doit être indépendant de l’exécutif et des parties (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 146, Recueil 1998‑VIII, et Schiesser, précité, § 31).

71. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a d’ores et déjà examiné, à plusieurs reprises, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, des affaires turques dans lesquelles l’indépendance et l’impartialité des tribunaux militaires étaient mises en cause soit en raison de la présence en leur sein d’officiers militaires soit en raison de leur incompétence alléguée pour juger des personnes civiles.

Elle s’est également prononcée, sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, sur la compétence d’un juge militaire pour décider du placement en détention provisoire d’une personne civile.

Par ailleurs, elle note que, depuis l’introduction de la présente espèce, des changements législatifs et jurisprudentiels sont intervenus au niveau national.

72. Dans l’arrêt Ergin (no 6) (précité – voir, pour les affaires qui y sont citées, §§ 40, 43 et 51) notamment, la Cour a estimé compréhensible que le requérant, un civil qui répondait devant un tribunal composé exclusivement de militaires d’infractions relatives à la propagande contre le service militaire, ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée, laquelle pouvait être assimilée à une partie à la procédure. De ce fait, selon la Cour, l’intéressé pouvait légitimement craindre que le tribunal de l’état-major se laissât indûment guider par des considérations partiales. La Cour a conclu que l’on pouvait considérer comme objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction.

73. Ensuite, dans l’arrêt Bülbül (précité, §§ 23-24), la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention au motif que le juge militaire qui avait ordonné le placement du requérant en détention provisoire ne pouvait pas être considéré comme indépendant de l’exécutif.

74. Plus récemment, dans son arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, 3 juillet 2012), elle a modifié sa jurisprudence concernant l’indépendance et l’impartialité du tribunal pénal militaire.

Dans cette affaire, elle a fondé son raisonnement sur la décision que la Cour constitutionnelle avait rendue le 7 mai 2009 (paragraphe 56 ci-dessus) et dans laquelle celle-ci avait jugé que les tribunaux pénaux militaires ne pouvaient pas être considérés comme indépendants et impartiaux en raison de la présence en leur sein d’officiers militaires nommés au cas par cas par leurs supérieurs hiérarchiques.

À la lumière de cette nouvelle jurisprudence de la Cour constitutionnelle, la Cour a estimé, dans son arrêt Gürkan (précité), que la composition des juridictions pénales militaires ne pouvait pas être considérée comme répondant aux normes de la Convention en raison de la présence d’officiers militaires. Par conséquent, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

75. En ce qui concerne l’évolution de la situation au niveau national, la Cour note que, dans un premier temps, les 7 mai et 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle a rendu deux arrêts concernant, l’un, la composition des tribunaux militaires, et l’autre l’appréciation des juges et procureurs militaires (paragraphes 47-58 ci-dessus).

76. Ensuite, l’article 145 de la Constitution a été modifié (paragraphes 33 et 35 ci-dessus). La nouvelle version de cet article ne reconnaît plus aux tribunaux militaires la compétence pour juger les personnes civiles en temps de paix.

À la suite de cette modification, la Cour constitutionnelle a annulé les dispositions de la loi no 353 sur lesquelles cette compétence était fondée.

77. Par ailleurs, par une décision du 15 mars 2012, la Cour constitutionnelle a annulé les termes « dans des locaux militaires » contenus à l’article 9 de cette loi (paragraphe 33 ci-dessus).

De même, par une décision du 20 septembre 2012, elle a annulé l’article 12 de la loi no 353 qui permettait notamment aux tribunaux militaires de juger les personnes civiles dans les cas où les infractions étaient commises conjointement par des personnes militaires et des personnes civiles.

78. En l’espèce, la Cour note que le requérant a été placé en détention provisoire le 30 avril 2004 par le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara et qu’il a été mis en liberté par la cour d’assises d’Ankara le 14 avril 2005.

Elle note par ailleurs que le tribunal militaire lui-même a constaté son incompétence partielle dans la mesure où, le 5 janvier 2005, il s’est déclaré incompétent ratione materiae au profit de la cour d’assises d’Ankara en ce qui concernait les chefs d’inculpation tels que faux, usage de faux et escroquerie, aux motifs que ceux-ci ne constituaient pas des délits militaires, qu’ils n’étaient pas liés à des délits de ce type et qu’ils n’avaient pas été commis contre des militaires.

79. À la lumière de sa jurisprudence (Ergin (no 6), précité, §§ 45-59, Gürkan, précité, §§ 18-20, et Bülbül, précité, §§ 21-23) et des décisions au niveau national (paragraphes 47-58 ci-dessus) en matière de compétence des tribunaux militaires pour juger les personnes civiles, la Cour rappelle qu’une telle limitation de compétence doit être appliquée en matière de placement des personnes civiles en détention provisoire au regard de l’article 5 § 3 de la Convention.

80. Le fait que le placement en détention provisoire du requérant, une personne civile, a été décidé par un tribunal militaire, constitué entièrement de juges et d’officiers militaires, pour des infractions commises conjointement avec des militaires et considérées tant comme militaires que comme non militaires, peut susciter des doutes raisonnables quant à l’impartialité objective d’un tel tribunal.

L’évolution marquée au niveau national conforte la Cour dans son constat. En effet, dans son arrêt du 7 mai 2009, la Cour constitutionnelle a estimé que le juge officier, contrairement aux juges militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs (paragraphe 56 ci-dessus). Par ailleurs, dans son arrêt du 8 octobre 2009, elle a relevé que les juges militaires étaient soumis à une notation des chambres militaires de la Cour de cassation appelées à exercer un contrôle sur leurs jugements et que, si cette notation constituait leur appréciation professionnelle et visait à vérifier leur compétence, l’appréciation « administrative » (fiche d’appréciation officier) émanant des juges expérimentés et des officiers suscitait quant à elle des appréhensions quant au respect de l’exigence d’indépendance des tribunaux inscrite dans la Constitution.

En l’espèce, la Cour note que, à l’époque des faits, ce sont les juges officiers et les juges militaires dont l’indépendance et l’impartialité étaient en cause qui ont décidé le placement en détention provisoire du requérant. Celui-ci était accusé d’avoir commis des infractions graves dans un milieu dans lequel les supérieurs et les collègues des juges officiers en question pouvaient avoir eu un lien avec l’activité du requérant. En effet, celui-ci avait signé un contrat avec le ministère de la Défense, institution à laquelle ces juges officiers et juges militaires étaient rattachés.

Un système judiciaire dans le cadre duquel une juridiction militaire est amenée à décider le placement en détention provisoire d’une personne ne relevant pas de l’armée peut facilement être perçu comme annihilant la distance nécessaire entre la juridiction et les parties à une procédure pénale (voir, mutatis mutandis, Ergin (no 6), précité, § 49), notamment lorsqu’il existe des doutes sérieux quant à l’indépendance de cette juridiction en raison du fait que la composition des juridictions pénales militaires ne pouvait pas être considérée comme répondant aux normes de la Convention dès lors que des officiers militaires siégeaient en son sein (Gürkan, précité, § 19, et Bülbül, précité, § 23).

81. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que le tribunal militaire qui a ordonné le placement en détention du requérant ne peut pas être considéré comme ayant été indépendant et impartial, et que, par conséquent, il n’était pas un « magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires », au sens du troisième paragraphe de l’article 5 de la Convention.

Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il ne s’impose pas d’examiner le grief tiré de la durée de la détention provisoire.

82. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de cette disposition.

3. Grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention

83. Le requérant dénie aussi au tribunal militaire la compétence pour exercer un contrôle sur la régularité de sa détention.

85. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention, qui consacre le droit « d’introduire un recours devant un tribunal », n’exige pas explicitement que ce tribunal soit indépendant et impartial, et qu’il diffère donc de l’article 6 § 1, qui parle notamment d’un « tribunal indépendant et impartial ». Toutefois, elle a jugé que l’indépendance représentait l’un des éléments constitutifs les plus importants de la notion de « tribunal » que l’on trouve dans plusieurs articles de la Convention (Neumeister c. Autriche, 27 juin 1968, § 24, série A no 8, De Wilde, Ooms et Versyp, précité, § 78, et D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 42, CEDH 2001‑III). Elle estime qu’il serait inconcevable que l’article 5 § 4 de la Convention, qui peut concerner des questions aussi sensibles que la privation de liberté d’une personne, au sens de l’article 5 § 1 e), n’envisage pas également comme condition fondamentale l’impartialité du tribunal en question (Bülbül, précité, § 26).

86. En l’espèce, la Cour constate que plusieurs recours du requérant contre les décisions de placement et de maintien en détention provisoire ont été examinés et rejetés par les trois tribunaux militaires, à savoir le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara, le tribunal militaire du commandement des forces aériennes près la présidence de l’état-major et le tribunal militaire du commandement général de la gendarmerie (paragraphes 8-12 ci-dessus), qui étaient composés de deux magistrats militaires et d’un officier (paragraphe 55 ci-dessus). Comme il a été exposé plus haut (paragraphes 86-88 ci-dessus), la Cour rappelle qu’elle a par le passé examiné l’indépendance et l’impartialité des tribunaux militaires du point de vue de l’article 6 § 1 de la Convention ainsi que du point de vue de l’article 5 § 4 de la Convention (Bülbül, précité, § 28) et qu’elle a conclu que la présence en leur sein de juges militaires constituait une violation de ces dispositions.

De plus, la Cour constate que le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara a continué à statuer sur le placement et le maintien en détention provisoire du requérant alors qu’il venait de se déclarer incompétent ratione materiae au profit de la cour d’assises d’Ankara en ce qui concernait les chefs d’inculpation tels que faux, usage de faux et escroquerie, aux motifs que ceux-ci ne constituaient pas des délits militaires, qu’ils n’étaient pas liés à des délits de ce type et qu’ils n’avaient pas été commis contre des militaires (paragraphes 15-16 ci-dessus).

87. Les préoccupations de la Cour quant au statut des juges militaires dans la composition des tribunaux militaires ont été résumées plus haut (paragraphes 91-92 ci-dessus). Dans le cadre de ce grief, la Cour est appelée à examiner cette question sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. De l’avis de la Cour, les préoccupations concernant le statut des juges militaires qui ont été exprimées dans les arrêts Ergin (no 6) (précité, §§ 22‑25) et Gürkan (précité, § 19) dans le contexte de l’article 6 § 1, comme il a été appliqué par la Cour dans l’arrêt Bülbül (précité, § 27) dans le contexte de l’article 5 § 4, sont également valables dans le contexte de cette affaire. Le terme de « tribunal » visé dans cette disposition doit être interprété comme désignant un corps qui bénéficie des mêmes qualités d’indépendance et d’impartialité qui sont obligatoirement rattachées au terme de « tribunal » mentionné à l’article 6 de la Convention.

Il en résulte que le requérant, accusé d’avoir commis seul ou conjointement avec des personnes militaires, de multiples infractions militaires et non militaires liées à la construction d’un complexe immobilier de grande envergure destiné au commandement des forces spéciales, dans le cadre d’un contrat signé avec le ministère de la Défense, pouvait légitimement craindre que tous les juges de tous les tribunaux militaires qui ont décidé et contrôlé son placement en détention provisoire aient été des juges et officiers militaires susceptibles d’être influencés par des considérations qui n’avaient rien à voir avec la nature de son affaire.

La décision d’incompétence ratione materiae, pour une partie des chefs d’accusation, du tribunal militaire, l’évolution jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle et la modification du droit interne viennent conforter la Cour dans son approche d’exclure la juridiction de tribunaux militaires du domaine pénal lorsqu’il s’agit de statuer sur la régularité du placement et du maintien en détention provisoire des personnes civiles.

88. En conséquence, les trois tribunaux militaires susmentionnés, qui ont statué sur les recours du requérant contre les décisions de placement et de maintien en détention provisoire, ne peuvent pas être considérés comme ayant été indépendants et impartiaux aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention.

89. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

SÜLEYMANOĞLU c. TURQUIE, du 29 janvier 2013 requête no 38283/04

Les conditions de détention n'ont pas été examinées par le juge du siège

21.  S’agissant de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour rappelle que cette disposition ne se contente pas de garantir l’accès de la personne arrêtée à une autorité judiciaire ; elle vise à imposer au magistrat devant lequel la personne arrêtée comparaît l’obligation d’examiner les circonstances militant pour ou contre la détention, de se prononcer selon des critères juridiques sur l’existence de raisons la justifiant et, en l’absence de pareilles raisons, d’ordonner l’élargissement. En d’autres termes, l’article 5 § 3 exige que le magistrat se penche sur le bien-fondé de la détention (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 47, CEDH 1999‑III) et qu’il ait le pouvoir d’ordonner l’élargissement en l’absence de raisons justifiant la détention en cause (Schiesser c. Suisse, 4 décembre 1979, § 31, série A no 34, et Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 146, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).

22.  En l’espèce, la Cour note que, en ce qui concerne l’étendue des pouvoirs du juge d’instance pénal de Bursa qui a ordonné le placement du requérant au centre pénitentiaire de Bursa en attendant son transfert à Van, l’examen du dossier et de la législation en vigueur à l’époque des faits permet de comprendre que ce juge disposait du pouvoir d’ordonner la remise en liberté du requérant dans deux seuls cas, prévus à l’article 109 de l’ancien code de procédure pénale, à savoir : si l’ordonnance de placement en détention provisoire avait été levée et si la personne arrêtée n’était pas la personne recherchée. En d’autres termes, le juge d’instance pénal de Bursa n’avait pas légalement compétence pour examiner le bien-fondé de la détention du requérant.

23.  La Cour observe ensuite que le juge en question s’est borné à vérifier l’identité du requérant pour s’assurer qu’il s’agissait bien de la personne visée par l’ordonnance de détention provisoire qui avait été rendue en l’absence de l’intéressé, qu’il n’a pas recueilli les déclarations de celui-ci et qu’il n’a pas examiné le bien-fondé de sa détention.

24.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la comparution du requérant devant ce juge n’était pas de nature à remplir les exigences de l’article 5 § 3 de la Convention.

25.  Dès lors, elle conclut que le requérant n’a pas été traduit devant un juge, au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.

26.  Partant, il y a eu violation de cette disposition de la Convention.

27.  S’agissant de l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour rappelle que celui-ci confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » – au sens de l’article 5 § 1 – de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) –, il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001‑I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A).

28.  La Cour réitère en outre que la première garantie découlant de l’article 5 § 4 de la Convention est le droit d’être effectivement entendu par le juge saisi d’un recours contre une détention. Pour les personnes détenues dans les conditions énoncées à l’article 5 § 1 c) de la Convention, l’article 5 § 4 exige la tenue d’une audience (Nikolova, précité, § 58, Reinprecht, précité, § 31, Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, § 129, CEDH 2006‑III, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 126, CEDH 2000‑XI, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, et Bağrıyanık c. Turquie, no 43256/04, § 50, 5 juin 2007).

29.  En l’espèce, la Cour note que le requérant n’a jamais pu comparaître devant la cour d’assises de Van, le seul tribunal compétent pour examiner le recours en libération de l’intéressé et, le cas échéant, ordonner son élargissement.

30.  Ce constat suffit à la Cour pour conclure qu’il y a eu également violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

Garlicki C. Pologne du 14 juin 2011 requête 36921/07

Manque d’indépendance d’un assesseur qui avait placé en détention provisoire un chirurgien cardiologue pour corruption

ARTICLE 5-3

Pour ce qui est du grief tiré par M. Garlicki de ce que l’assesseur qui avait ordonné son placement en détention n’aurait pas offert les mêmes garanties d’indépendance qu’un juge, la Cour rappelle s’être déjà prononcée dans une autre affaire sur l’institution des assesseurs en Pologne.

(Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, no 23614/08, 30 novembre 2010)

Elle avait conclu, à l’instar de la Cour constitutionnelle polonaise dans un arrêt de principe d’octobre 2007, que les assesseurs ne jouissaient pas des garanties nécessaires d’indépendance vis-à-vis du ministre de la Justice et que, au vu des circonstances de cette affaire, il y avait eu violation de l’article 6 § 1.

La Cour considère que la même conclusion vaut également dans le cas de M. Garlicki, mis en détention provisoire par un assesseur. Pouvant être dessaisi à tout moment de ses fonctions par le ministre de la Justice et n’étant pas protégé par des garanties adéquates contre l’exercice arbitraire de ce pouvoir par le ministre, l’assesseur n’offre pas les garanties d’indépendance requises d’un « magistrat » au sens de l’article 5 § 3 de la Convention. De plus, les circonstances particulières du cas de M. Garlicki font supposer que le ministre de la Justice-procureur général était intéressé par l’issue de la procédure dirigée contre lui. La Cour relève, à la lecture de la transcription des propos tenus au cours de la conférence de presse que le ministre supervisait personnellement l’enquête visant l’intéressé. Cette situation, conjuguée à la manière spectaculaire dont s’est déroulée l’arrestation et à la volonté apparente des autorités d’attirer toute l’attention médiatique possible, peut être considérée comme de nature à avoir nui encore davantage à l’indépendance de l’assesseur.

Le principe, énoncé à l’article 5 § 3, du contrôle judiciaire de toute mesure privative de liberté exigeant que ce soit le juge lui-même qui offre les garanties d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif et des parties, les manquements susmentionnés n’ont pas été rectifiés en appel. En effet, les décisions en matière de détention prises par «un juge ou un autre magistrat» au sens de l’article 5 § 3 sont en principe immédiatement exécutoires, de sorte que lesdits manquements ne pouvaient être effectivement redressés en appel. Par ailleurs, bien que M. Garlicki eût soulevé la question du statut de l’assesseur dans son recours contre son placement en détention, le tribunal régional ne l’a pas examinée. Il y a donc eu violation de l’article 5§3.

Stoklosa C. Pologne requête n°32602/08 du 3 novembre 2011

La Cour rappelle qu’elle a déjà statué sur la question de l’indépendance des assesseurs en Pologne au regard de l’article 6 dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Henryk  Urban et Ryszard Urban, où elle a conclu que ceux-ci n’étaient pas indépendants puisqu’ils pouvaient être révoqués par le ministre de la Justice à tout moment pendant la durée de leur mandat et qu’il n’y avait pas de garanties pour les protéger d’un exercice arbitraire de ce pouvoir par le ministre.

Dans un arrêt ultérieur rendu en l’affaire Miroslaw Garlicki, la Cour a conclu que l’exigence de l’article 6 selon laquelle le tribunal appelé à statuer doit être indépendant s’applique aussi aux « magistrats habilités par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l’article 5 § 3.

En l’espèce, la question de l’indépendance institutionnelle de l’assesseur mis en cause se pose de la même façon que dans l’affaire Miroslaw Garlicki. Il s’ensuit que l’assesseur ayant ordonné le placement en détention de l’intéressé manquait d’indépendance car le ministre de la Justice aurait pu le révoquer de ses fonctions à tout moment.

En ce qui concerne la thèse du requérant selon laquelle l’attention médiatique dont il faisait alors l’objet avait incité l’assesseur à le placer en détention, la Cour observe que cette attention était justifiée puisque l’intéressé était une personnalité publique fort connue. Par ailleurs, eu égard aux circonstances dans lesquelles la décision de placement en détention du requérant a été prise, la Cour conclut qu’il n’apparaît pas que le ministre de la Justice ait été intéressé par l’issue de la procédure dirigée contre le requérant et qu’il ne semble donc pas qu’il ait influé sur la décision prise par l’assesseur.

Enfin, le Gouvernement avance que la cour régionale de Varsovie-Praga, qui a siégé en formation de trois juges professionnels répondant à l’exigence d’indépendance posée par la Convention pour examiner le recours formé par le requérant, a remédié à tous les vices ayant pu entacher la décision de placement en détention de l’intéressé prise par l’assesseur. La Cour conclut que l’article 5 § 3 exige que ce soit le magistrat ordonnant la détention lui-même qui satisfasse à l’exigence d’indépendance, notamment parce que les décisions prises en matière de détention sont immédiatement exécutoires, de sorte qu’elles ne peuvent être utilement rectifiées en appel.

En conséquence, la Cour conclut que l’assesseur n’était pas indépendant du ministre de la Justice, au mépris de l’article 5 § 3.

LE JUGE DOIT ÊTRE INDÉPENDANT

ET NE PEUT PAS DEVENIR PARTIE POURSUIVANTE

KERMAN c. TURQUIE du 22 novembre 2016 requête n° 35132/05

Violation des articles 5-3, 5-4 et 5-5, les juges militaires qui ont ordonné la détention du requérant médecin militaire, ne sont pas indépendants et agissent sous les ordres des gradés qui le poursuivent.

5-3

69. La Cour rappelle que l’article 5 § 3 de la Convention exige que toute personne arrêtée ou détenue soit aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires.

70. Elle rappelle aussi que, suivant les principes qui se dégagent de sa jurisprudence, le contrôle judiciaire des atteintes portées par l’exécutif au droit à la liberté d’un individu constitue un élément essentiel de la garantie de l’article 5 § 3. Pour qu’un « magistrat » puisse passer pour exercer des « fonctions judiciaires », au sens de cette disposition, il doit remplir certaines conditions représentant, pour la personne détenue, des garanties contre l’arbitraire ou contre la privation injustifiée de liberté. Ainsi, le « magistrat » doit être indépendant de l’exécutif et des parties (Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 236, CEDH 2003‑VI (extraits)).

71. En l’espèce, la Cour observe que le tribunal militaire ayant ordonné le placement en détention du requérant était composé de deux juges militaires et d’un officier.

72. En ce qui concerne l’officier, la Cour relève que celui-ci ne bénéficiait pas des garanties constitutionnelles octroyées aux magistrats. En effet, il continuait à servir comme officier durant la période où il siégeait au tribunal et était à ce titre soumis à la discipline militaire. Elle note en outre que ces officiers appelés à siéger comme juges sont nommés au cas par cas, et ce par la hiérarchie militaire, c’est-à-dire l’exécutif. Dans ces conditions, elle estime que ce membre du tribunal ayant ordonné le placement en détention ne présentait pas des garanties d’indépendance suffisantes pour pouvoir être qualifié de « magistrat » au sens de l’article 5 § 3 de la Convention. Elle observe d’ailleurs que la Cour constitutionnelle a considéré que la présence de cet officier au sein des tribunaux militaires constituait une circonstance portant atteinte au principe d’indépendance de la justice.

73. En ce qui concerne les autres juges, la Cour constate que leur système d’appréciation impliquait l’intervention d’un haut gradé de l’armée. Elle estime que l’éventualité qu’un membre de la hiérarchie militaire pût être tenté d’exercer une influence sur les juges au travers de leur « fiche d’appréciation officier » était de nature à entacher l’apparence d’indépendance que les magistrats se doivent de présenter. Là encore, elle relève que la juridiction constitutionnelle a vu dans cette situation une atteinte au principe d’indépendance de la justice.

74. Eu égard à l’absence d’indépendance de l’un de ses trois juges et aux appréhensions qui peuvent exister au regard de l’indépendance des deux autres, la Cour estime que le tribunal militaire ayant ordonné le placement en détention du requérant ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 5 § 3 de la Convention.

75. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

5-4

9. Le requérant soutient que le tribunal ayant eu à connaître de ses recours contre le placement en détention n’était pas indépendant.

80. Le Gouvernement indique que le requérant disposait en vertu du code des tribunaux militaires de la possibilité d’exercer des recours devant le juge contre son placement et son maintien en détention, possibilité dont il aurait d’ailleurs fait usage à plusieurs reprises. Il précise en outre que le requérant et son avocat ont disposé de toutes les facilités nécessaires pour présenter leurs arguments dans le cadre de ces recours.

81. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours devant un tribunal pour faire examiner la « régularité » de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) – il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 45, 29 novembre 2011).

82. L’indépendance représente l’un des éléments constitutifs les plus importants de la notion de « tribunal » et constitue par conséquent l’une des conditions essentielles de la garantie offerte par l’article 5 § 4 (voir, en ce sens, D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 42, CEDH 2001‑III).

83. En l’espèce, la Cour observe que les demandes introduites par le requérant pour faire contrôler la régularité de sa détention ont été examinées par le tribunal militaire d’Elazığ. Les recours formés contre les décisions de rejet de cette juridiction ont, quant à eux, été examinés par le tribunal militaire de Malatya.

84. La Cour constate que ces deux tribunaux présentaient le même écueil que celui qu’elle a constaté sur le terrain de l’article 5 § 3. Eu égard à l’insuffisance des garanties d’indépendance que présentaient ces tribunaux, la Cour estime que le requérant n’a pas bénéficié d’un recours respectant les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention.

85. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

5-5

1. Sur la recevabilité

89. La Cour rappelle que le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 de l’article 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X).

90. Pour autant que ce grief est invoqué en rapport avec les articles 5 § 3 (manque d’indépendance du tribunal ayant ordonné le placement en détention du requérant) et 5 § 4 (absence de recours effectif permettant de faire statuer sur la légalité de la détention) de la Convention, la Cour considère que le grief n’est pas manifestement mal fondé et qu’il ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

91. S’agissant de la partie du grief concernant l’article 5 § 1 ainsi que le défaut d’indépendance du parquet, la Cour estime qu’elle est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4.

2. Sur le fond

92. La Cour note que l’article 141 du CPP n’était pas en vigueur à l’époque des faits et que l’article 6 de la loi relative aux modalités d’application du nouveau CPP prévoyait clairement que cette disposition ne s’appliquait pas aux faits antérieurs au 1er juin 2005, lesquels devaient continuer à relever de la loi no 466.

93. Or la Cour constate que ni l’article 141 du CPP ni la loi no 466 ne prévoyaient la possibilité de demander réparation d’un préjudice subi en raison de défaillances procédurales du recours d’opposition ou d’un manque d’indépendance reposant sur la loi.

94. À cet égard, le Gouvernement est resté en défaut de produire une quelconque décision de justice relative à l’octroi d’une indemnité, sur le fondement de cette disposition du CPP, à un justiciable se trouvant dans une situation analogue à celle des requérants.

95. La Cour estime dès lors que ni la voie d’indemnisation indiquée par le Gouvernement ni la loi no 466 ne constituaient un recours satisfaisant aux exigences de l’article 5 § 5 de la Convention.

96. Partant, elle conclut à la violation de cette disposition.

Hubert contre Suisse du 23/10/1990, Hudoc 228 requête 12795/87

La Cour condamne le fait du magistrat qui décide d'abord de la détention et qui, ensuite, devient partie poursuivante:

"La Cour a relevé que l'auditeur militaire après avoir ordonné le mise en détention des requérants, pouvaient aussi se voir appelé à jouer, dans la même cause, le rôle d'organe de poursuite une fois la cause envoyée devant le Conseil de Guerre. Elle en a déduit qu'il ne pouvait être "indépendant des parties" à ce stade préliminaire car justement il avait "des chances" de devenir l'une d'elles lors de la phase ultérieure.

Elle ne discerne aucune raison d'aboutir en l'espèce à une conclusion différente pour la justice pénale de Droit commun. Sans doute la Convention n'exclut-elle pas que le magistrat qui décide de la détention ait aussi d'autres fonctions, mais son impartialité peut paraître sujette à caution s'il peut intervenir dans la procédure pénale ultérieure en qualité de partie poursuivante ()

D'après le Gouvernement, le procureur de district est pour l'essentiel, malgré son titre, un juge d'instruction, cela le distinguait nettement des membres du ministère public () Il lui appartient certes de rédiger l'acte d'accusation, mais la loi cantonale lui impose de prendre en compte les éléments à décharge aussi bien qu'à charge, sans énoncer les motifs de suspicion ni des considérations juridiques"

Le rôle de l'auditeur militaire visé par la Cour est exposé dans l'arrêt de Jong, Baljet et van den Brink contre Pays Bas du 22/05/1984; Hudoc 51; requêtes 8805/79; 8806/79 et 9242/81.

LE JUGE DOIT ÊTRE IMPARTIAL POUR DÉCIDER D'UNE DÉTENTION

KARACA c. TÜRKİYE du 20 juin 2023 requête n° 25285

Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Requérant arrêté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir participé à une opération concertée dirigée contre les membres d’un groupe religieux et destinée à les priver de leur liberté par des dénonciations calomnieuses et des abus de pouvoir public

Art 5 § 1 • Décisions de maintien en détention du requérant non rendues selon les voies légales

Art 5 § 4 • Absence de garanties suffisantes pour s’assurer que son maintien en détention provisoire avait été décidé par un « tribunal indépendant et impartial »

Art 5 § 3 • Caractère raisonnable de la détention provisoire • Énumération stéréotypée par les cours d’assises de motifs d’ordre général, sans analyse approfondie des arguments en faveur d’une remise en liberté du requérant • Motifs insuffisants

CEDH

Article 5 §§ 1 et 4 de la Convention (relativement au maintien du requérant en détention provisoire en application de décisions rendues par les juges de paix dont il avait demandé la récusation

 a) Les principes généraux

116.  La Cour rappelle qu’il est bien établi dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 de la Convention que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale, mais également, le cas échéant, à d’autres normes juridiques applicables aux intéressés, y compris celles qui trouvent leur source dans le droit international (Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 79, CEDH 2010). Dans tous les cas, elle consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi de nombreux autres exemples, Assanidzé, précité, § 171, et McKay, précité, § 30). Le titre de détention justifiant le maintien en détention doit donc être valable, au regard du droit interne, pendant toute la période de détention (Paci c. Belgique, no 45597/09, § 64, 17 avril 2018).

117.  S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté (voir, parmi de nombreux autres exemples, Benham c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 50, CEDH 2000-III, et Creangă, précité, § 101). Pour ce faire, la Cour doit tenir compte de la situation juridique telle qu’elle existait à l’époque des faits (Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 114, CEDH 2000-XI).

118.  En cas de privation de liberté, la Cour doit également s’assurer que le droit interne est lui-même conforme à la Convention, y compris aux principes généraux qui s’y trouvent contenus de manière explicite ou implicite, notamment le principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à satisfaire au critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre à tout individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013, Medvedyev et autres, précité, § 80, Creangă, précité, § 120, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 92, 15 décembre 2016, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 103, 16 avril 2019).

119.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 5 § 4 confère à toute personne privée arrêtée ou détenue le droit d’intenter une procédure tendant à faire contrôler par un tribunal le respect des conditions procédurales et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 162, Recueil 1998‑VIII). Bien que l’article 5 § 4 de la Convention emploie le terme de « tribunal », il n’exige pas explicitement que ce tribunal soit « indépendant et impartial », et il diffère ainsi de l’article 6 § 1. Toutefois, la Cour a jugé que tant l’indépendance que l’impartialité représentent des éléments constitutifs essentiels de la notion de « tribunal », quel que soit l’article de la Convention où celle-ci se trouve mentionnée (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 42, CEDH 2001-III).

120.  La Cour a confirmé dernièrement dans son arrêt Baş c. Turquie (no 66448/17, §§ 266-267, 3 mars 2020) que la notion de « tribunal », au sens de l’article 5 § 4, doit être comprise comme désignant un organe doté des mêmes qualités d’indépendance et d’impartialité que celles requises d’un « tribunal » au sens de l’article 6, qu’elle a détaillées dans son arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal ([GC], nos 55391/13 et 2 autres, §§ 144‑150, 6 novembre 2018).

121.  Pour les besoins de la présente affaire, la Cour précise que, pour se prononcer sur l’existence d’une raison légitime de redouter dans le chef d’une juridiction un défaut d’indépendance ou d’impartialité, le point de vue de la personne concernée entre en ligne de compte, mais sans pour autant jouer un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées (Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 58, Recueil 1996-III, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 71, Recueil 1998-IV, et Baş, précité, § 268). En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, justice must not only be done, it must also be seen to be done (« il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous ») (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 26, série A no 86). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Doit donc se déporter tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 98, CEDH 2009).

b) Application de ces principes en l’espèce

122.  Dans la présente affaire, la Cour considère que les griefs formulés par le requérant quant à son maintien en détention provisoire par des juges de paix dont il avait demandé la récusation pour absence d’indépendance et d’impartialité vis-à-vis du pouvoir exécutif relèvent des paragraphes 1 et 4 de l’article 5 de la Convention, pris isolément ou combinés.

123.  La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné et rejeté, dans son arrêt Baş (précité, §§ 269-280), des griefs portant sur un manque allégué d’indépendance et d’impartialité objective des juges de paix chargés de rendre, au stade de l’enquête, les décisions nécessaires en matière de mesures préventives, par exemple quant au placement en détention provisoire. Même si elle a souligné que cette conclusion ne préjugeait en rien d’un éventuel réexamen de la question de l’indépendance et de l’impartialité des juges de paix, la Cour limite en l’espèce son examen à l’aspect subjectif de l’impartialité des juges de paix envers le requérant.

124.  La Cour examine donc en premier lieu le point de savoir si le requérant peut prétendre qu’il avait des raisons de soupçonner les juges de paix compétents pour statuer sur sa détention provisoire de nourrir un quelconque préjugé ou parti pris à l’égard de sa situation personnelle, à savoir sa qualité de directeur d’un groupe de médias proche de l’opposition au gouvernement. La Cour note que le requérant mentionne plusieurs éléments à l’appui de sa thèse selon laquelle il était nécessaire qu’il pût faire entendre ses soupçons quant à l’impartialité des juges de paix d’Istanbul intervenus dans son affaire. Ces éléments sont les suivants : certains membres du pouvoir exécutif auraient reproché au requérant et aux autres suspects d’avoir commis les infractions en cause et de l’avoir fait en qualité de membres d’une organisation terroriste ; le HCM, dont certains membres se seraient prononcés contre la défense du requérant dans cette affaire, aurait continué à intervenir dans les affaires en cours afin d’obtenir les résultats souhaités par le pouvoir exécutif ; les juges de paix qui ont ordonné la détention provisoire du requérant auraient repris les thèses soutenues par le pouvoir exécutif quant aux accusations de terrorisme, ce en quoi ils auraient outrepassé les accusations de dénonciation calomnieuse formulées par le parquet ; enfin, les autres juges de paix d’Istanbul auraient rejeté les objections du requérant au seul motif des accusations de terrorisme pesant contre lui, sans répondre à ses arguments contre elles, alors même qu’ils savaient qu’à l’époque des faits, aucune des instances judiciaires saisies des affaires relatives aux membres présumés du groupe fetullahiste n’avait établi de manière définitive la qualification d’organisation terroriste. Le requérant ajoute que les autres suspects et lui-même ont engagé contre les juges de paix des actions civiles pour diffamation et privation illégale de liberté.

125.  La Cour estime que ces éléments avancés par le requérant nécessitent qu’une instance judiciaire légalement compétente examine, selon la démarche subjective qu’elle-même a définie dans sa jurisprudence en la matière, la question de savoir si les appréhensions du requérant quant à une absence d’indépendance et d’impartialité de la part des juges de paix d’Istanbul intervenus dans son affaire étaient fondées ou non.

126.  La Cour observe toutefois que les demandes de récusation formulées par le requérant et les autres suspects détenus ont fait l’objet de réactions divergentes de la part des juges de paix concernés. Certains juges de paix ont procédé eux-mêmes à un examen au fond des demandes de récusation dirigées contre eux et les ont rejetées. Un autre juge de paix s’est déclaré incompétent ratione materiae en faveur des tribunaux correctionnels. Lorsqu’un tribunal correctionnel a accueilli les demandes de récusation et a invité les juges de paix à présenter leurs observations sur ces demandes, tous ont répondu dans le sens de l’avis formulé par le ministère de la Justice sur ce point, à savoir qu’il n’était pas possible de récuser un juge de paix compétent en matière de détention provisoire.

127.  La Cour estime que deux des trois réactions des juges de paix aux demandes de récusation – celle consistant à statuer eux-mêmes sur les demandes dirigées contre eux et celle consistant à dire que leur récusation était impossible au regard du droit – non seulement apparaissent contraires au droit national (article 27 du CPP, voir paragraphe 76 ci-dessus) mais en outre enfreignent les principes établis dans la jurisprudence de la Cour citée ci‑dessus. En particulier, comme tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité devrait se déporter, il faut que le droit national prévoie des voies de recours pour contester un tel manque d’impartialité ; partant, on ne saurait admettre la réaction consistant à affirmer l’impossibilité de récuser les juges de paix (voir, par exemple, Micallef [GC], précité, §§ 99‑100). De plus, ces voies de recours doivent être conformes au principe général selon lequel « personne ne doit être juge de sa propre cause, parce qu’on ne peut être à la fois juge et partie » (Aliquis non debet esse judex in propria causa, quia non potest esse judex et pars) : ainsi, on ne saurait non plus admettre la réaction des juges de paix consistant à examiner et rejeter eux-mêmes les demandes de récusation formulées à leur égard (Kolesnikova c. Russie, no 45202/14, § 57, 2 mars 2021).

128.  La Cour observe que la troisième réaction des juges de paix aux demandes de récusation, consistant à les renvoyer devant le tribunal correctionnel d’Istanbul pour examen, était conforme aux dispositions de l’article 27 du CPP. Elle en déduit que, étant donné que le 29e tribunal correctionnel d’Istanbul a accueilli le 24 avril 2015 les demandes de récusation visant les juges de paix, ceux-ci n’étaient plus compétents pour statuer sur le maintien du requérant en détention provisoire ou sa mise en liberté provisoire.

129.  La Cour examine sur ce point la thèse du Gouvernement selon laquelle l’acceptation des demandes de récusation par le 29e tribunal correctionnel, combinée avec la libération des suspects par un autre tribunal correctionnel, était un acte invalide qui faisait partie d’une tromperie destinée à libérer illicitement le requérant et les autres suspects. La Cour observe que la procédure qui a abouti aux décisions rendues le 24 avril 2015 comportait deux phases, l’une concernant la récusation des juges de paix et l’autre portant sur le renvoi de l’affaire devant une autre instance pour l’examen de la question de la détention provisoire. Elle a déjà observé dans son arrêt Başer et Özçelik (nos 30694/15 et 30803/15, § 198, 30 janvier 2023) qu’à l’époque des faits les tribunaux correctionnels n’étaient pas compétents en matière de mise en liberté provisoire. Elle a toutefois noté ci-dessus que le tribunal correctionnel d’Istanbul était compétent pour connaître des demandes de récusation visant les juges de paix.

La Cour estime à cet égard que le principe de sécurité juridique garanti par l’article 5 de la Convention exige qu’on ne puisse pas disqualifier l’ensemble des actes judiciaires successifs (d’une part la récusation des juges et d’autre part l’examen de la légalité de la détention provisoire) au seul motif du résultat final du processus. En d’autres termes, on ne peut pas conclure que la décision rendue par un tribunal correctionnel compétent quant à la récusation des juges de paix soit devenue caduque du fait qu’un autre tribunal correctionnel a par la suite libéré le requérant en outrepassant sa compétence. Ce dernier acte judiciaire ne porte pas atteinte à la validité de l’acceptation des demandes de récusation.

130.  La Cour examine ensuite la thèse du Gouvernement selon laquelle la procédure de récusation n’a pas été suivie à la lettre dans la présente affaire, les demandes de récusation visant les juges de paix d’Istanbul n’ayant pas été introduites d’abord devant ces derniers pour qu’ils les transmettent, assorties de leurs éventuelles observations, au tribunal compétent. La Cour, dans son arrêt Başer et Özçelik (précité, § 198), avait constaté les mêmes manquements mais elle avait estimé qu’ils ne justifiaient pas les soupçons dirigés contre les juges concernés. Elle considère que les formalités secondaires d’une procédure de récusation, qui ont trait notamment au fonctionnement interne de l’appareil judiciaire, ne peuvent priver un justiciable du droit de faire valoir ses appréhensions quant à l’impartialité des juges qui statuent sur sa privation de liberté. À cet égard, elle observe d’une part que, lorsqu’ils ont reçu directement les demandes de récusation, les juges de paix ne les ont pas transmises, assorties de leurs observations, au tribunal correctionnel, mais les ont directement rejetées, contrairement à ce que prévoyait le droit national. Elle observe d’autre part que, lorsque le requérant a saisi directement le tribunal correctionnel compétent, ce dernier a invité les juges de paix à lui communiquer leurs observations sur les demandes de récusation en cause, que même si les demandes n’avaient pas été introduites directement devant eux, les juges de paix concernés ont de ce fait pu commenter ces demandes, et que leur rejet de ces demandes était fondé sur l’impossibilité selon eux de les récuser, argument qui était lui aussi contraire à la loi.

131. À la lumière des circonstances exposées ci-dessus, la Cour estime que les décisions de maintien en détention du requérant rendues par les juges de paix d’Istanbul dont la récusation avait été acceptée par un tribunal correctionnel n’ont pas été rendues selon les voies légales, contrairement aux exigences de l’article 5 § 1 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

132. Par ailleurs, l’impossibilité absolue de mettre en cause l’impartialité des juges de paix d’Istanbul qui a été opposée au requérant par les autorités judiciaires et le non-respect par celles-ci de la décision du tribunal correctionnel d’Istanbul accueillant la demande de récusation des juges de paix d’Istanbul ont également emporté violation de l’article 5 § 4 de la Convention, étant donné qu’à l’époque des faits, le requérant ne disposait pas de garanties suffisantes pour être en mesure de faire valoir ses doutes quant au caractère de « tribunal indépendant et impartial », au sens de cette disposition, des juges de paix qui avaient décidé de son maintien en détention provisoire.

Art 5-3  délai non raissonnable de la détention

Les principes généraux

137.  La Cour renvoie aux principes généraux qui découlent de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 3 de la Convention concernant la justification d’une détention, tels qu’ils sont décrits notamment dans les arrêts Buzadji (précité, §§ 87-91), et Merabishvili (précité, §§ 222-225).

138.  En particulier, la présomption est toujours en faveur de la libération. Comme la Cour l’a dit dans l’affaire Neumeister c. Autriche (27 juin 1968, p. 37, § 4, Série A no 8), le second volet de l’article 5 § 3 – la mise en liberté pendant la procédure – n’offre pas aux autorités judiciaires une option entre la mise en jugement dans un délai raisonnable et une mise en liberté provisoire dans l’attente du procès. Jusqu’à sa condamnation, la personne accusée doit être réputée innocente et la disposition analysée a essentiellement pour objet d’imposer la mise en liberté provisoire dès que le maintien en détention cesse d’être raisonnable (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 61, 10 mars 2009, et Buzadji, précité, § 89).

139.  La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, lorsque les autorités judiciaires nationales apprécient pour la première fois, « aussitôt » après l’arrestation, s’il y a lieu de mettre la personne arrêtée en détention provisoire, elle ne suffit plus et les autorités doivent aussi avancer d’autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention. Ces autres motifs incluent le risque de fuite, le risque de pression sur les témoins ou d’altération de preuves, le risque de collusion, le risque de récidive, le risque de trouble à l’ordre public, ou encore la nécessité en découlant de protéger la personne faisant l’objet de la mesure privative de liberté (Buzadji, précité, §§ 87‑88 et 101‑102, et les affaires qui y sont citées). L’existence de ces risques doit être dûment établie et le raisonnement des autorités à cet égard ne saurait être abstrait, général ou stéréotypé (Merabishvili, précité, § 222, et les affaires qui y sont citées).

140.  Le risque de fuite ne peut s’apprécier sur la seule base de la gravité de la peine encourue ; il doit s’analyser en fonction d’un ensemble de données supplémentaires, notamment le caractère de l’intéressé, sa moralité, ses ressources, ses liens avec l’État qui le poursuit ainsi que ses contacts internationaux. De plus, il résulte de la dernière phrase de l’article 5 § 3 de la Convention que, lorsque la détention n’est plus motivée que par la crainte de voir l’accusé se soustraire par la fuite à sa comparution devant la juridiction de jugement, la libération provisoire de l’accusé doit être ordonnée s’il est possible d’obtenir des garanties assurant cette comparution (Merabishvili, précité, § 223, et les affaires qui y sont citées). De même, le risque de pression sur les témoins ne peut pas découler uniquement de la probabilité qu’une lourde peine soit infligée, mais il doit être rattaché à des faits précis (ibidem, § 224, et les affaires qui y sont citées).

b) Application de ces principes en l’espèce

141.  En l’occurrence, le requérant a été placé en garde à vue le 14 décembre 2014, et, après son interrogatoire par la police et les autorités judiciaires, il a été placé en détention provisoire le 18 décembre 2014. Il a été condamné en première instance le 3 novembre 2017. La période à prendre en considération a donc duré près de deux ans et onze mois.

142.  La Cour a déjà constaté que les décisions de maintien en détention rendues à l’égard du requérant avant le 2 octobre 2015 (date de l’ouverture de son procès devant la 14e cour d’assises d’Istanbul) par les juges de paix d’Istanbul, dont la récusation avait été accueillie par un tribunal, n’avaient pas été rendues conformément à la procédure prévue par la loi. Elle estime donc qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément sous l’angle de l’article 5 § 3 les décisions rendues par les juges de paix au cours de cette période.

143.  Quant au maintien du requérant en détention provisoire décidé par la 14e cour d’assises d’Istanbul, la Cour constate que cette juridiction s’est prononcée ainsi pour les motifs suivants : l’existence d’éléments de preuves permettant de soupçonner fortement le requérant d’avoir commis les infractions en cause ; le fait que ces infractions figuraient parmi les infractions visées à l’article 100 § 3 du CPP ; la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées, qui entraînait selon elle un risque de fuite ; le nombre élevé de plaignants et la multitude d’actes reprochés aux accusés, qui rendaient l’affaire relativement complexe ; enfin, le constat que les mesures alternatives à la détention paraissaient insuffisantes.

144.  D’abord, en ce qui concerne l’existence d’éléments de preuve concrets permettant de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, la Cour a admis que les soupçons pesant sur le requérant pouvaient expliquer son arrestation. Néanmoins, elle rappelle que, comme elle l’a déjà indiqué au paragraphe 139 ci-dessus, bien que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction soit une condition sine qua non de la régularité de sa détention, elle ne suffit pas à la justifier (Buzadji, précité, §§ 92-102). Dès lors, elle examine la question de savoir s’il existait en l’espèce d’autres motifs pertinents et suffisants propres à justifier la détention provisoire du requérant.

145.  En ce qui concerne le motif selon lequel les infractions reprochées au requérant étaient des infractions dites « cataloguées », visées à l’article 100 § 3 du CPP, qui prévoit une présomption légale d’existence de motifs de détention, la Cour rappelle que tout système de détention provisoire automatique est en soi incompatible avec l’article 5 § 3 de la Convention (Ilijkov c. Bulgarie, no 33977/96, § 84, 26 juillet 2001). Lorsque la loi prévoit une présomption concernant les motifs de détention provisoire, l’existence de faits concrets aboutissant à déroger à la règle du respect de la liberté individuelle doit néanmoins être démontrée de façon convaincante (Contrada c. Italie, 24 août 1998, §§ 58-65, Recueil 1998-V). À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà conclu que la simple mention par les autorités nationales d’une telle présomption légale ne procure, dans le cadre du contrôle qu’elle doit exercer aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention, aucun élément spécifique démontrant la nécessité du maintien en détention provisoire (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 62, 8 juillet 2014). Dans la présente affaire, elle relève que les autorités judiciaires n’ont pas spécifié dans la motivation de leurs décisions les circonstances concrètes qui prouvaient selon elles l’existence de l’un ou l’autre des risques visés par cette disposition et qu’elles n’ont pas précisé en quoi pareils risques étaient avérés ni pour quelles raisons elles considéraient qu’ils persistaient pendant une si longue période (Galip Doğru c. Turquie, no 36001/06, § 58, 28 avril 2015).

146.  Par ailleurs, la Cour rappelle qu’en droit turc, même lorsqu’il est question d’une infraction dite « cataloguée », les autorités judiciaires ont l’obligation d’envisager tout d’abord les mesures alternatives à la détention provisoire (Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, § 39, 27 février 2018). De surcroît, elle relève qu’en l’espèce, le constat des cours d’assises selon lequel des mesures alternatives à la détention semblaient insuffisantes n’était pas fondé sur une analyse de la situation personnelle du requérant.

147.  Quant au motif consistant à dire que la gravité de la peine encourue par le requérant entraînait un risque de soustraction à la justice de la part de celui-ci en cas de libération, la Cour rappelle que la nécessité de maintenir la privation de liberté, en particulier à un stade avancé de la procédure, ne peut s’apprécier d’un point de vue purement abstrait sur la base de ce seul élément. En outre, la continuation de la détention du requérant ne saurait servir à anticiper sur une peine privative de liberté (voir, entre autres, Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 145, 22 mai 2012).

148.  La Cour estime à cet égard que l’énumération stéréotypée par les cours d’assises de motifs d’ordre général, sans analyse approfondie des arguments en faveur d’une remise en liberté du requérant, n’a pas satisfait à l’exigence de justification par des motifs suffisants du maintien en détention provisoire de ce dernier (voir notamment Şık, précité, § 62).

149.  Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Kolomenskiy c Russie, no 27297/07, § 88, 13 décembre 2016).

150.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

Article 5 § 1 de la Convention relativement à la question de l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction

 a) Les principes généraux

87.  La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004-II).

88.  Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5. La liste des exceptions que dresse l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Assanidzé, précité, § 170, Al‑Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits)).

89.  L’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, soit au moment de l’arrestation, soit pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume‑Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A no 145‑B). L’objet d’un interrogatoire pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, série A no 300‑A, § 55, Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, § 57, 3 mars 2015, et Ayşe Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).

90.  Ceci dit, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention contre les privations de liberté arbitraires. C’est pourquoi la suspicion de bonne foi n’est pas suffisante à elle seule. De fait, l’exigence de l’existence de « soupçons plausibles » possède deux aspects distincts mais qui se chevauchent : un aspect factuel et un aspect relatif à la qualification pénale.

91.  En premier lieu, en ce qui concerne l’aspect factuel, l’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour « plausible » dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (voir, entre autres, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 184, 28 novembre 2017), mais la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention est demeurée intacte. Elle doit donc se demander, dans son examen de l’aspect factuel, si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits et étaient imputables aux persconnes suspectées (Fox, Campbell et Hartley, précité, §§ 32‑34, et Murray, précité, §§ 50-63). C’est pourquoi il incombe au gouvernement défendeur de fournir à la Cour au moins certains renseignements factuels propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée.

92.  En deuxième lieu, l’autre aspect de l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, celui relatif à la qualification pénale, exige que les faits qui se sont produits puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections du code pénal traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas une infraction au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008).

93.  En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux-mêmes étaient liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili, précité, § 187). À cet égard, la Cour souligne que, étant donné que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (voir, parmi de nombreux autres exemples, N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 171, 13 février 2020), on ne saurait considérer comme plausibles les soupçons fondés sur une démarche consistant à ériger en infraction l’exercice des droits et libertés reconnus par la Convention. Dans le cas contraire, le recours à la notion de « soupçons plausibles » pour priver des personnes de leur liberté physique risquerait de rendre impossible l’exercice des droits et libertés reconnus par la Convention (voir, entre autres, Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 148, 10 novembre 2020).

94.  Sur ce point, la Cour rappelle que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » que contient l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (voir, entre autres, A. et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-164, 19 février 2009, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012).

95.  La Cour rappelle aussi que si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (voir, parmi de nombreux autres exemples, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, p. 40, § 4, série A nº 9, McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006-X, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 90, 22 mai 2014). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).

b) Application de ces principes en l’espèce

96.  Dans la présente affaire, la Cour observe que lors de son arrestation, le requérant était soupçonné d’avoir participé à une opération concertée dirigée contre les membres du groupe religieux Tahşiye et destinée à priver ceux-ci de leur liberté par des dénonciations calomnieuses et des abus de pouvoir public. Ces actes sont des infractions pénales passibles d’emprisonnement au regard du droit pénal turc.

97.  La Cour note en premier lieu que le litige entre les parties en l’espèce ne concerne pas le contenu des dialogues prévus dans le scénario de deux épisodes qui auraient été ajoutés à des séries télévisées intitulées Şefkat Tepe et Tek Türkiye ni celui des conversations téléphoniques que le requérant aurait eues avec Fetullah Gülen, mais plutôt la vraisemblance de la commission par le requérant de certains actes susceptibles d’être constitutifs d’infractions pénales, dont l’intéressé a été accusé sur la base de ces éléments (aspect factuel), ainsi que sur la qualification pénale qui a été apportée aux actes en question (aspect relatif à la qualification pénale).

98.  Quant à l’aspect factuel de l’existence de « raisons plausibles » de croire que le requérant aurait pu perpétrer les faits reprochés, la Cour observe que les autorités qui ont décidé d’appréhender le requérant pour avoir comploté contre le groupe religieux Tahşiye ont fondé leur décision notamment sur les faits suivants : les appels téléphoniques que le requérant avait passés à Fetullah Gülen, pendant lesquels il aurait reçu de ce dernier l’autorisation d’ajouter à une série diffusée par la chaîne de télévision Samanyolu, dont il était le coordinateur général, deux épisodes supplémentaires destinés à ternir l’image des tahşiyeciler en les présentant comme des terroristes ; le message publié sur un site Internet par Fetullah Gülen, qui y critiquait le groupe Tahşiye, le qualifiant de groupuscule terroriste ; les activités de renseignement menées par la police au sujet des tahşiyeciler, dans le cadre desquelles ces derniers avaient été considérés comme affiliés à l’organisation Al-Qaïda ; enfin, l’opération du service antiterroriste de la police qui avait abouti à l’arrestation d’un grand nombre de tahşiyeciler. Lorsqu’elle a examiné le recours dans lequel le requérant affirmait qu’il n’existait pas de forts soupçons qu’il eût commis une infraction pénale, la Cour constitutionnelle s’est elle aussi appuyée sur ces éléments, en mettant l’accent sur la décision du requérant d’ajouter aux séries télévisées en cause deux épisodes absents du scénario original, selon elle spécifiquement dans le but de calomnier le groupe Tahşiye.

99.  La Cour examine ensuite la thèse du requérant consistant à dire qu’il était insensé de le soupçonner de diriger une organisation terroriste à l’époque des faits au simple motif qu’il aurait approuvé la diffusion d’une série télévisée qui, ajoute-t-il, a d’ailleurs passé sans problème le contrôle de l’organe régulateur des médias. Elle observe effectivement qu’au moment de l’arrestation du requérant, les autorités judiciaires n’ont mentionné aucun élément indiquant directement que l’intéressé eût donné des instructions aux policiers également suspects dans l’affaire en cause. La Cour estime que même s’il est délicat d’établir d’emblée, in abstracto, un lien entre la diffusion approuvée par le requérant de la série télévisée et la privation de liberté subie par les membres du groupe Tahşiye, il est vrai que les autorités judiciaires à l’origine des poursuites dirigées contre le requérant et les autres suspects ont relevé un certain enchaînement des faits incriminés, ceux-ci étant survenus plus ou moins à la même période et s’analysant à leurs yeux en des actes concertés et coordonnés visant à ternir l’image des tahşiyeciler. La Cour considère que ces faits pouvaient aussi raisonnablement laisser supposer l’existence d’une certaine relation de coopération entre le suspect principal Fetullah Gülen, le requérant et les membres de la police chargée de l’enquête contre les tahşiyeciler dans la préparation et la formulation des accusations de terrorisme qui ont été portées contre ceux-ci. Elle estime en particulier qu’au début de l’enquête pénale et lors de son arrestation, le renseignement concret selon lequel le requérant avait discuté avec Fetullah Gülen de l’ajout à une série télévisée de deux épisodes spéciaux donnant une image négative des tahşiyeciler, en les qualifiant de terroristes, pouvait passer pour un indice susceptible de suggérer que le requérant s’était peut-être vu demander ou ordonner de diffuser les épisodes en question à l’appui de la dénonciation calomnieuse organisée alléguée. La Cour rappelle sur ce point que la notion de « raisons plausibles » de soupçonner la commission d’une infraction n’exige pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour être en mesure de porter des accusations au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue.

100.  Quant à la qualification pénale des faits reprochés au requérant, la Cour note que le parquet d’Istanbul, dans le cadre de l’enquête pénale dirigée contre l’intéressé et les autres suspects, a qualifié ces faits de dénonciation calomnieuse (en ce qui concerne l’allégation d’appartenance à une organisation terroriste formulée à l’égard des tahşiyeciler), de falsification de documents officiels (en ce qui concerne les documents indiquant que des explosifs et des munitions appartenant au groupe Tahşiye avaient été saisies au domicile d’un des membres du groupe accusés) et de privation illégale de liberté (en ce qui concerne le placement des tahşiyeciler en détention provisoire sur la base d’accusations selon lui fausses), et qu’il a affirmé que tous les suspects avaient commis ces infractions de concert et de manière organisée. Les infractions en question sont passibles de peines d’emprisonnement d’une durée comprise entre un an et six ans en fonction de la nature de la calomnie, qui peut être simple (sans production de faux éléments de preuve) ou qualifiée (assortie de la production de faux éléments de preuve). Même si la diffusion dans le cadre d’une série télévisée de deux épisodes présentant les tahşiyeciler comme des terroristes, prise isolément, pouvait susciter le soupçon que le requérant eût commis uniquement une dénonciation calomnieuse simple (passible d’une peine d’emprisonnement d’un à quatre ans), il n’est pas surprenant que l’enquête préliminaire le visant ait été étendue à la recherche d’éventuels éléments indiquant que les actes litigieux qu’il aurait commis en concertation avec les autres suspects avaient un caractère organisé. La Cour en déduit que les actes que le requérant était soupçonné d’avoir commis pouvaient raisonnablement relever, si leur commission venait à être établie, des dispositions du code pénal portant sur la dénonciation calomnieuse dans ses formes simple ou qualifiée, qui sanctionnent ce délit d’une peine d’emprisonnement.

101.  Certes, comme le signale le requérant, le juge de paix qui a ordonné son placement en détention provisoire a qualifié les actes dont il était soupçonné de « direction d’une organisation terroriste ». De fait, la Cour observe que le juge de paix a fondé sa décision exactement sur les mêmes faits que ceux mentionnés par le parquet comme motifs pour l’ouverture d’une enquête préliminaire, mais que, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation concernant l’élément de « contrainte morale » des actes de terrorisme, il les a en outre qualifiés d’« actes terroristes » lorsqu’il a examiné la question de savoir s’ils avaient ou non un caractère organisé. La Cour estime toutefois que, dans les circonstances de l’espèce, la qualification finalement attribuée aux faits reprochés au requérant n’entrait en ligne de compte que lors de l’examen de la question du maintien du requérant en détention provisoire ou lors du jugement du fond de l’affaire, ce dernier point faisant l’objet de la requête no 17383/23 récemment introduite devant la Cour. Elle estime donc qu’une éventuelle surqualification par le juge de paix des faits litigieux, qui relevaient de toute façon de dispositions du code pénal prévoyant des sanctions privatives de liberté, n’a pas à elle seule d’influence déterminante ou décisive sur la question de l’existence de soupçons plausibles lors de l’arrestation du requérant.

102.  La Cour examine ensuite la question de savoir si les faits reprochés au requérant étaient liés à l’exercice par ce dernier de ses droits garantis par la Convention. Elle note à cet égard que le requérant allègue que son placement et son maintien en détention provisoire font partie des « violations les plus flagrantes du droit à la liberté d’expression » que le Commissaire aux droits de l’homme a dénoncées en réaction à l’arrestation et au placement en détention de journalistes critiques vis-à-vis du gouvernement. Or elle constate qu’il n’était pas reproché au requérant d’avoir exprimé, dans des articles ou des messages écrits ou oraux, ses opinions relativement aux idées vraisemblablement antidémocratiques propagées par le groupe Tahşiye. Il ne lui était pas reproché non plus d’avoir dénoncé un éventuel discours de haine que le groupe Tahşiye aurait tenu dans ses publications. La représentation, même dans le cadre d’une fiction, d’un groupe religieux spécifique comme une organisation terroriste ne saurait passer pour faire partie du travail ordinaire d’un journaliste, qui consiste à rapporter au public des informations pertinentes dans le cadre de débats d’intérêt public. Même si le fait d’attirer l’attention du public sur des groupes radicalisés qui constituent une menace pour la sécurité des citoyens peut relever de la vie professionnelle ordinaire des journalistes, un tel acte, lorsqu’il est dirigé contre des tiers (dont le droit au respect de la réputation est garanti par la Convention) et non contre les autorités détentrices de la puissance publique, ne peut être accompli gratuitement : pour qu’il soit couvert par la liberté d’expression et la liberté de la presse, il doit être fondé sur une discussion fondée sur des informations factuelles précis. La Cour note que les émissions télévisées en question ne contenaient nullement une telle discussion (a contrario, voir par exemple, Bergens Tidende et autres c. Norvège, no 26132/95, § 53, CEDH 2000‑IV).

103.  À la lumière de ces considérations, la Cour estime que le dossier pénal contenait des renseignements propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis au moins une partie des infractions pour lesquelles il était poursuivi. Elle considère qu’il y a donc lieu de conclure que le requérant peut passer pour avoir été arrêté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Murray, précité, § 63).

Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention. 

PERSTNER c. LUXEMBOURG du 25 février 2023 requête n° 7446/21

Non violation Art 5 § 3 • Caractère raisonnable de la détention provisoire • Raisons sommaires du rejet des demandes de mise en liberté provisoire compensées par la référence aux éléments objectifs du dossier d’instruction accessibles au requérant • Motifs tirés du danger de fuite et de récidive pertinents et suffisants • Décision récente de la Cour de cassation ayant entériné le principe jurisprudentiel de la Cour de l’analyse du danger de fuite non uniquement sur la base de la gravité de la peine mais en fonction d’un ensemble de données supplémentaires • Durée raisonnable de la procédure suspendue durant huit mois lors de la pandémie de Covid-19 mais ayant été activement conduite aussi bien avant qu’après

1.  La requête concerne, sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, la durée et le caractère raisonnable de la détention provisoire du requérant. Celui-ci se plaint d’une motivation abstraite et stéréotypée des décisions de rejet de ses demandes de mise en liberté provisoire.

Frédéric Fabre pense qu'un appel est nécessaire car trois motivations ne sont pas satisfaisantes :

1/ "Certes, une motivation plus détaillée aurait été souhaitable, mais la Cour estime qu’elle peut être considérée comme suffisante, dans la mesure où l’ordonnance de renvoi, à laquelle le tribunal s’est référé, contenait des éléments et développements précis"

2/ "la Cour note aussi que les ordonnances entérinées par la Cour d’appel s’en sont remises aux nombreux éléments d’ores et déjà recueillis dans le cadre de l’instruction (voir paragraphe 37 ci-dessus). Or, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour peut concéder qu’au travers des susdites réponses, la Cour d’appel visait l’ensemble de ces éléments du dossier d’instruction, parfaitement accessibles au requérant (au moins par le biais de son représentant)."

3/ "seul un rapport d’expertise génétique a été réalisé, le 1er octobre 2019, à la suite du placement en détention provisoire du requérant"

Alors pourquoi ne pas le juger tout de suite ? Pourquoi le maintenir en détention sans jugement ? 

CEDH

30.  La Cour a rappelé les principes généraux relatifs à la durée et au caractère raisonnable d’une détention provisoire dans l’arrêt Hasselbaink c. Pays-Bas (no 73329/16, §§ 67 à 73, 9 février 2021, ainsi que l’arrêt Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, §§ 84 à 91, 5 juillet 2016, y cité), auquel elle se réfère.

31.  S’agissant de la période à prendre en considération aux fins de l’article 5 § 3, la Cour relève que cette période a débuté le 9 septembre 2019, jour de la remise du requérant aux autorités luxembourgeoises, et s’est terminée le 28 janvier 2021, lorsque le tribunal prononça sa condamnation. Ainsi, la détention provisoire a duré une année, quatre mois et vingt jours.

32.  Pour se prononcer sur l’existence d’une éventuelle violation de l’article 5 § 3, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux autorités nationales, qui sont mieux placées pour interpréter la législation nationale, examiner toutes les circonstances d’une affaire et prendre toutes les décisions nécessaires, y compris celles relatives à la détention provisoire. C’est essentiellement sur la base de la motivation des décisions de détention de ces juridictions internes que la Cour est appelée à décider s’il y a eu ou non violation de l’article 5 de la Convention (voir, parmi d’autres, Rubtsov et Balayan c. Russie, nos 33707/14 et 3762/15, § 30, 10 avril 2018).

33.  Le Gouvernement apporte des précisions factuelles qui expliqueraient les raisons spécifiques ayant justifié le maintien en détention provisoire du requérant (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour rappelle toutefois qu’elle doit analyser si les décisions litigieuses contiennent des références à des faits précis et à des circonstances individuelles justifiant le maintien en détention, et non les observations postérieures du gouvernement à cet égard (Urtāns c. Lettonie, no 16858/11, § 35, 28 octobre 2014). Seule une décision motivée des autorités nationales peut effectivement démontrer aux parties qu’elles ont été entendues et rendre possible les recours et le contrôle public de l’administration de la justice.

34.  Dans le cadre de cette analyse, la Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, lorsque les autorités judiciaires nationales apprécient pour la première fois, « aussitôt » après l’arrestation, s’il y a lieu de mettre la personne arrêtée en détention provisoire, elle ne suffit plus et les autorités doivent aussi avancer d’autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 222, 28 novembre 2017).

35.  En l’espèce, le requérant a été arrêté, sur base d’un mandat d’arrêt européen, parce qu’il était soupçonné d’avoir commis, avec deux autres personnes, un vol à l’aide de violences sur un couple de personnes âgées, à leur domicile, après les avoir pris en filature dans un centre commercial. Lors de l’interrogatoire par le juge d’instruction, à l’issue duquel il a été placé en détention, le requérant s’était identifié lui-même sur les images des caméras de surveillance du centre commercial, qui montraient, par ailleurs, les mêmes personnes en train de suivre le couple en voiture sur le parking (paragraphe 5 ci-dessus).

36.  Une première demande de mise en liberté provisoire a été rejetée par une ordonnance du 14 février 2020 (dont le requérant n’a pas fait appel) concluant à l’existence de soupçons par référence aux résultats de l’instruction (paragraphe 10 ci-dessus).

37.  Dans le cadre des deuxième et troisième demandes de mise en liberté provisoire, le tribunal (confirmé par la Cour d’appel) s’est référé à l’ordonnance de renvoi pour conclure à l’existence de soupçons dans le chef du requérant (paragraphes 13 et 16 ci-dessus). Certes, une motivation plus détaillée aurait été souhaitable, mais la Cour estime qu’elle peut être considérée comme suffisante, dans la mesure où l’ordonnance de renvoi, à laquelle le tribunal s’est référé, contenait des éléments et développements précis (voir, mutatis mutandis, Merabishvili, précité, § 227, 28 novembre 2017, et les références y citées).

38.  La Cour conclut qu’il est établi que des soupçons pesaient sur le requérant tant au moment de son arrestation qu’au fil de l’avancement de l’enquête.

39.  Reste donc à analyser ce qu’il en était des « autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention » et, le cas échéant, si les autorités ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Merabishvili, précité, § 222, et Buzadji, précité, § 87).

40.  L’ordonnance rejetant la première demande de mise en liberté provisoire n’est pas sujette à caution, la chambre du conseil y ayant évoqué des éléments concrets, tels que le résultat des examens médicaux pratiqués sur les victimes présumées et la gravité des blessures subies par ces dernières, ainsi que le sang-froid et l’extrême brutalité déployés au cours des faits reprochés au requérant (paragraphe 10 ci-dessus).

41.  Pour ce qui est ensuite du rejet des deuxième et troisième demandes, le premier motif avancé par les autorités est le danger de fuite. La Cour rappelle que celui-ci ne peut s’apprécier uniquement sur la base de la gravité de la peine; il doit s’analyser en fonction d’un ensemble de données supplémentaires propres soit à en confirmer l’existence, soit à le faire apparaître à ce point réduit qu’il ne peut justifier une détention provisoire (voir, parmi d’autres, Prencipe c. Monaco, no 43376/06, § 83, 16 juillet 2009). La Cour de cassation a d’ailleurs eu l’occasion d’entériner ce principe récemment (paragraphe 22 ci-dessus).

42.  En l’occurrence, le tribunal s’est borné à retenir que le danger de fuite était légalement présumé et qu’il existait également eu égard à la gravité des faits reprochés et de l’absence d’attaches du requérant au Grand-Duché. De tels motifs ne sont clairement pas suffisamment individualisés, surtout dans la mesure où ils ne mentionnent même pas les mesures alternatives sollicitées par le requérant. La Cour d’appel a en revanche pris soin d’ajouter d’abord qu’une mise en liberté sous contrôle ou avec obligation de fournir un cautionnement n’était pas adaptée, « au vu de la situation personnelle du requérant » (paragraphe 14 ci‑dessus), puis que le seul fait que le requérant eût présenté un contrat de travail n’était pas une garantie suffisante qu’il comparût effectivement à son procès (paragraphe 17 ci-dessus). Certes, elle ne mentionnait sur ces points aucune autre donnée ou information circonstanciée. Cependant, la Cour note aussi que les ordonnances entérinées par la Cour d’appel s’en sont remises aux nombreux éléments d’ores et déjà recueillis dans le cadre de l’instruction (voir paragraphe 37 ci-dessus). Or, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour peut concéder qu’au travers des susdites réponses, la Cour d’appel visait l’ensemble de ces éléments du dossier d’instruction, parfaitement accessibles au requérant (au moins par le biais de son représentant).

43.  Il en va de même pour le motif tiré du danger de récidive retenu « au vu de la situation sociale et personnelle précaire » du requérant (paragraphe 16 ci-dessus). Pareille motivation est, à n’en pas douter, succincte, voire laconique. Mais, pour les mêmes raisons que celles avancées au paragraphe précédent, la Cour est d’avis que cette réponse sommaire doit être située dans le contexte de la présente affaire. En effet, l’affaire est à analyser à l’aune de l’absence de sérieux des arguments présentés par le requérant pour solliciter sa libération provisoire, la Cour d’appel ayant par ailleurs fait référence directement ou indirectement aux nombreux éléments objectifs qui figuraient dans le dossier d’instruction et auxquels le requérant avait accès (voir paragraphes 13, 16, 37 et 42 ci-dessus).

44.  En résumé, la Cour conclut que les raisons exposées par les juridictions luxembourgeoises pour refuser d’élargir le requérant constituaient en l’occurrence, dans les circonstances de l’affaire, des motifs « pertinents » et « suffisants ».

45.  Encore y a-t-il lieu d’examiner si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure.

46.  La justification de toute période de détention, aussi courte soit-elle, doit être démontrée de manière convaincante par les autorités (Fenech c. Malte (déc.), no 19090/20, § 81, 23 mars 2021).

47.  Il ressort des éléments fournis à la Cour que, de nombreux devoirs d’investigation ayant été réalisés dès avant l’arrestation du requérant, seul un rapport d’expertise génétique a été réalisé, le 1er octobre 2019, à la suite du placement en détention provisoire du requérant (paragraphe 8 ci-dessus). La clôture de l’instruction est intervenue deux mois plus tard et a été suivie d’une ordonnance de renvoi, confirmée en appel, trois mois après (paragraphes 9 et 11 ci-dessus). Si le Gouvernement ne saurait utilement reprocher au requérant d’avoir tenté de solliciter un complément d’instruction à l’occasion de la procédure de renvoi, la Cour concède en revanche qu’aucune lenteur particulière ne saurait être imputée aux autorités nationales pendant la période concernée.

48.  Au-delà de cette période, il est vrai que certains retards se sont produits. Ainsi, une fois la décision de renvoi devenue définitive, le requérant a été cité seulement sept mois plus tard à des audiences fixées au mois suivant (paragraphe 18 ci-dessus). Toutefois, il ne faut pas faire abstraction du contexte particulier, lié à la crise sanitaire résultant de l’épidémie de Covid‑19, qui prévalait au moment donné. Aussi, une suspension temporaire d’une procédure du fait des circonstances exceptionnelles de la pandémie de Covid-19 a-t-elle été jugée conforme à l’obligation de diligence particulière dès lors que cette procédure a été activement conduite aussi bien avant qu’après l’adoption de mesures d’urgence (mutatis mutandis, ibidem, § 96). Or, en tenant compte de ce contexte inédit, la Cour est prête à accepter l’argument du gouvernement selon lequel la durée de la procédure n’a pas dépassé ce qui peut être considéré comme raisonnable.

49.  Dans les circonstances particulières de la cause, la Cour estime ainsi que la période litigieuse ne peut être considérée comme excessive.

50.  Eu égard à tous ces éléments, et tout en notant l’évolution intervenue en la matière dans la jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphe 22 ci‑dessus), la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

STAYKOV c. BULGARIE du 8 juin 2021 requête n° 16282/20

Art 5 § 3 • Caractère raisonnable de la détention provisoire • Manque de motivation des conclusions des autorités judiciaires sur l’existence d’un risque pour le requérant de commettre des infractions pénales, d’exercer une pression sur les témoins ou de se soustraire à la justice s’il était libéré, en présence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir participé à un groupe criminel organisé à des fins de profit personnel • Absence de motifs « suffisants », même si pouvant passer pour « pertinents », après la période initiale de la détention provisoire, ou à tout le moins après le renvoi de l’affaire en jugement

SUR LA RECEVABILITE RECOURS POUR EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS POUR NON UTILISATION REPARATION D'UNE DETENTION NON RAISONNABLE

a)  Sur le point de savoir s’il y a eu un abus du droit de recours individuel

64.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, une requête est abusive si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés qui ont pour but de la tromper (voir, parmi d’autres, X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 145, 2 février 2021, et Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes. Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie devant la Cour et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 7 du règlement, le requérant n’en informe pas la Cour, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause. Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Gross, précité § 28, et les références de jurisprudence qui y sont citées).

65.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant n’a adressé à la Cour ni la copie de son action en dommages et intérêts devant les juridictions civiles ni la copie du jugement rendu par le tribunal de la ville de Sofia le 4 février 2021 (paragraphe 38 ci-dessus). Il est vrai que le requérant avait l’obligation d’envoyer les documents en question de sa propre initiative, dès qu’il en avait la possibilité, d’autant plus que sa représentante reconnaît qu’il manquait des éléments au moment de l’introduction de la requête (paragraphe 61 ci-dessus). Cependant, même si le requérant n’a pas explicitement fait référence à cette procédure au point 69 du formulaire de requête, comme le souligne le Gouvernement (paragraphe 58 ci-dessus), il a informé la Cour de l’existence de sa requête précédente. La Cour a ainsi été en mesure de constater que dans le cadre de cette dernière requête, le requérant avait indiqué que la procédure civile en cause était pendante devant les juridictions nationales (paragraphes 46-47 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne peut établir avec suffisamment de certitude l’intention du requérant de l’induire en erreur. Elle note, par ailleurs, que le requérant a contesté de manière générale, avant même que le tribunal de la ville de Sofia statuât sur ses demandes (paragraphe 38 ci-dessus), l’efficacité de la procédure en dommages et intérêts au regard de son obligation d’épuiser les voies de recours internes (paragraphe 62 ci-dessus).

66.  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée d’un abus du droit de recours individuel.

b) Sur l’épuisement des voies de recours internes et le respect de la règle de six mois

67.  Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes ont été rappelés par la Grande Chambre dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014).

68.  La Cour note, premièrement, que la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes consiste à dire que ce dernier pouvait introduire une action sur le fondement de l’article 2, alinéa 1, point 2, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, dans sa rédaction en vigueur à partir du 15 décembre 2012, compte tenu notamment du fait que la détention comprise dans la période du 6 septembre 2018 au 5 mai 2019 avait pris fin (paragraphe 59 ci-dessus). Deuxièmement, le Gouvernement ne soulève pas d’exception de non-épuisement des voies de recours internes relativement à la durée postérieure au 5 mai 2019. Ainsi, il semble considérer le recours en question comme étant efficace et donc comme devant être exercé s’agissant d’une détention qui a déjà pris fin et non d’une détention qui est toujours en cours.

69.  C’est également cette position que la Cour a eu l’occasion d’exprimer dans des affaires récentes où elle a examiné le caractère adéquat du recours depuis la réforme législative de 2012. En effet, étant de type indemnitaire, ce recours peut en principe fournir un redressement approprié pour des violations alléguées de l’article 5 dans les cas où la situation litigieuse, qui est incompatible avec l’article 5 de la Convention, a déjà pris fin (Kolev c. Bulgarie (déc.), no 69591/14, §§ 32-42, 30 mai 2017 ; Tsonev cBulgarie (déc.), no 9662/13, §§ 52-70, 30 mai 2017 ; et Stefanov c. Bulgarie (déc.), no 51127/18, §§ 68-69, 8 septembre 2020). Il s’ensuit que pour répondre en l’espèce à la question de savoir si le requérant devait, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, exercer le recours indemnitaire invoqué, il faut établir si la détention en cause a pris fin le 5 mai 2019, comme l’affirme le Gouvernement (paragraphe 59 ci-dessus).

70. À cet égard, la Cour observe en premier lieu que le requérant a été placé en détention provisoire dans le cadre de deux procédures pénales distinctes, la deuxième ayant été ouverte sur le fondement de nouvelles charges (paragraphes 12-13 ci-dessus). La décision invoquée par le Gouvernement, selon laquelle la détention provisoire du requérant aurait été remplacée par une mesure coercitive sans privation de liberté, n’a pas été jointe au dossier (paragraphe 10 ci-dessus). De plus, aucun élément du dossier ne démontre que le requérant a été mis en liberté le 5 mai 2019. Le Gouvernement renvoie formellement à cette décision qui n’a pas été versée au dossier, sans expliquer comment cette libération aurait été mise en œuvre, alors que le requérant affirme qu’il n’a nullement été libéré (paragraphe 62 in fine ci-dessus). En deuxième lieu, il ressort des décisions des tribunaux internes que même s’ils n’ont pas toujours considéré que la durée de la détention englobait également la détention du requérant qui avait été ordonnée dans le cadre de la première procédure pénale (voir, par exemple, le paragraphe 17 in fine ci-dessus), ils n’ont jamais reconnu que le requérant a été mis en liberté après le 5 mai 2019. Enfin et surtout, dans les décisions sur les demandes d’élargissement du requérant qu’elle a rendues le 27 mai 2019 et le 1er février 2021, la CAPS a explicitement reconnu le caractère ininterrompu de la durée de la détention provisoire du requérant au cours des deux procédures pénales dirigées contre lui (paragraphes 16 et 32 ci-dessus).

71.  Au regard de ces éléments, la Cour ne peut conclure, comme le Gouvernement, que le requérant a été mis en liberté le 5 mai 2019. Elle estime en effet que le requérant se trouve en situation continue de privation de liberté depuis le 6 septembre 2018 (paragraphe 6 ci-dessus). Ces éléments suffisent à la Cour pour constater qu’en l’occurrence le recours indemnitaire prévu par l’article 2, alinéa 1, point 2, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage ne constituait pas pour le requérant un recours adéquat qu’il devait exercer afin d’épuiser les voies de recours internes. Il n’est donc pas nécessaire de se pencher, dans la présente affaire, sur le point relatif à la mise en œuvre pratique de ce recours par les juridictions civiles dès lors qu’elles sont appelées à se prononcer sur la responsabilité des juridictions pénales en cas d’allégations selon lesquelles les décisions mêmes de ces dernières ont conduit à une violation de l’article 5 de la Convention.

72.  Les mêmes motifs conduisent la Cour à considérer qu’il n’y a pas lieu de constater que le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention a commencé à courir après le 5 mai 2019 pour les griefs se rapportant à la période de détention antérieure à cette date, le requérant n’ayant pas fait l’objet d’une libération.

73.  Il y a donc lieu de rejeter les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes et de non-respect du délai de six mois soulevées par le Gouvernement relativement à la période de détention comprise entre le 6 septembre 2018 et le 5 mai 2019.

c) Sur la compatibilité ratione materiae du grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 4

74.  La Cour rappelle d’emblée que l’assignation à résidence est considérée, au vu de son degré d’intensité, comme une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention (Buzadji c. République de Moldova, [GC], no 23755/07, § 104, 5 juillet 2016, avec les références de jurisprudence qui y sont citées). Dans la présente affaire et selon les derniers éléments versés au dossier, la détention provisoire du requérant a été remplacée, le 1er février 2021, par une assignation à résidence exécutée sous surveillance électronique (paragraphe 32 ci-dessus). Dans ces circonstances et au vu des éléments du dossier, rien ne permet de considérer que le requérant a recouvré sa liberté, de sorte que l’article 5 § 4 continue à s’appliquer à sa situation.

75.  Partant, il convient de rejeter l’exception d’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention que le Gouvernement soulève relativement au grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention.

d)  Conclusion sur la recevabilité

76.  Constatant que les griefs tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

SUR LE FOND

79.  Les principes généraux relatifs à l’article 5 § 3 de la Convention ont été résumés dans l’arrêt Buzadji (précité, §§ 84-91).

  1. La période à prendre en considération

80.  La période à prendre en considération sur le terrain de l’article 5 § 3 commence lorsque l’individu est arrêté ou privé de sa liberté, et elle prend fin lorsqu’on le libère et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (Buzadji, précité, § 85).

81.  La Cour a déjà constaté que le requérant se trouvait en détention provisoire sans interruption à partir du 6 septembre 2018. Enfin, la détention provisoire a été remplacée le 1er février 2021 par une mesure d’assignation à résidence (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour note cependant que le requérant n’a pas étendu son grief à la durée de son assignation à résidence. L’analyse de la durée de la détention portera donc sur la période de deux ans, quatre mois et vingt-six jours allant du 6 septembre 2018 au 1er février 2021. Cette durée s’étend sur la période de détention pendant l’instruction préliminaire et la phase judiciaire, contrairement à ce que semblait considérer la CAPS relativement à l’appréciation de la durée de la détention provisoire (paragraphe 26 ci-dessus).

  1. Le caractère raisonnable de la durée de détention

82.  La Cour observe d’emblée que cette durée de détention en l’espèce pourrait être sérieusement préoccupante et exiger une justification très solide (voir, mutatis mutandis, Tsarenko c. Russie, no 5235/09, § 68, 3 mars 2011 ; Qing c. Portugal, no 69861/11, § 60, 5 novembre 2015 ; et Štvrtecký c. Slovaquie, no 55844/12, § 57, 5 juin 2018).

83.  Elle relève en même temps que la présente affaire portait sur des accusations de commission d’infractions graves, notamment la participation pendant plusieurs années à un groupe criminel constitué dans le but de contourner la législation fiscale, ainsi que des infractions de fraude à la réglementation relative au financement des programmes de l’Union européenne commises aux fins d’un profit financier portant sur des montants considérables (paragraphes 6, 12, 30 et 33 ci-dessus). Il s’agit donc d’un exemple classique de criminalité organisée, laquelle, par nature, pose davantage de difficultés aux autorités chargées de l’instruction puis au juge dès lors qu’il faut établir les faits et statuer sur le niveau de responsabilité de chaque membre du groupe. À l’évidence, dans les affaires de ce type, il peut s’avérer essentiel de surveiller et de limiter continuellement les contacts entre les accusés, d’une part, et entre ceux-ci et des tiers, d’autre part, pour éviter que les premiers s’enfuient, altèrent les preuves et, surtout, influencent, voire menacent, les témoins. Il peut donc apparaître raisonnable que la détention provisoire dure plus longtemps que dans d’autres affaires (Štvrtecký, précité, § 58, avec les références de jurisprudence qui y sont citées).

84.  Il est également opportun de rappeler, en réponse à l’argument du requérant tiré de l’absence de limite légale à la durée de la détention provisoire au cours de la phase judiciaire de la procédure pénale (paragraphe 77 in fine ci-dessus), que le caractère raisonnable de cette durée ne se prête pas à une évaluation abstraite. La légitimité du maintien en détention d’un accusé doit s’apprécier dans chaque cas d’après les particularités de la cause. La poursuite de l’incarcération ne se justifie dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l’article 5 de la Convention (Buzadji, précité, § 90). La Cour ne se prêtera dès lors pas à un examen in abstracto de la législation applicable régissant la durée de la détention provisoire en Bulgarie, mais procédera à une analyse des décisions judiciaires concrètes ordonnant cette détention et sa prolongation dans le cas du requérant. La Cour ajoute à cet égard que les abus portant sur les subventions gérées par le fonds agricole d’État ont fait l’objet d’investigations dès leur début. Cette partie de l’enquête a donné lieu à une procédure pénale distincte, soit la deuxième procédure pénale en l’espèce, le 9 octobre 2018, environ un mois seulement après le placement du requérant en détention provisoire (paragraphe 12 ci-dessus).

85.  Pour apprécier le comportement dont les autorités ont fait preuve en l’espèce lorsqu’elles ont examiné l’intérêt public et le droit à la liberté du requérant, la Cour tiendra compte des circonstances découlant des soupçons des autorités nationales selon lesquels le requérant jouait un rôle essentiel dans l’activité criminelle organisée (voir, mutatis mutandis, Bąk c. Pologne, no 7870/04, § 57, 16 janvier 2007 ; Tomecki c. Pologne, no 47944/06, § 30, 20 mai 2008 ; Luković c. Serbie, no 43808/07, § 47, 26 mars 2013, et Štvrtecký, précité, § 58).

86.  La Cour admet que les « raisons plausibles » de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions dont il était accusé étaient fondées sur de nombreux éléments du dossier, tels des témoignages et des pièces écrites (paragraphes 8 et 15-16 ci-dessus). Elle rappelle cependant que l’existence d’une raison plausible de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction ne peut à elle seule légitimer la détention provisoire, qui doit alors être motivée par des raisons supplémentaires (Buzadji, précité, § 95). Par conséquent, la Cour se penchera sur la question de savoir si et, dans l’affirmative, quand le maintien en détention du requérant a cessé d’être justifié par des motifs « pertinents » et « suffisants ». Sur ce point, elle tient à souligner qu’en principe le juge national est plus à même d’apprécier l’ensemble des circonstances d’une affaire et de prendre toutes les mesures qui s’imposent, notamment en matière de détention provisoire. Ce n’est que lorsque les droits et libertés garantis par la Convention ont été violés qu’elle peut intervenir (Bąk, précité, § 59).

1)        La durée de la détention provisoire au cours de l’instruction préliminaire

87. La Cour constate que, dans les deux décisions initiales, les autorités judiciaires ont ordonné la détention provisoire du requérant en se fondant, outre sur des « raisons plausibles » de soupçonner l’intéressé, principalement sur les motifs suivants : la gravité des infractions dont il était accusé, les risques de le voir commettre d’autres infractions pénales, d’influencer les dépositions des témoins et des coaccusés ou d’entraver le cours de la justice par d’autres moyens, ainsi que la nécessité de recueillir un grand nombre de preuves (paragraphes 8 et 15 ci-dessus). Par ailleurs, dans ces décisions initiales, les juridictions ont estimé que le requérant ne risquait pas de se soustraire à la justice (paragraphes 8 et 15 ci-dessus). Le Gouvernement a précisé de plus que la complexité particulière de l’affaire, étant donné qu’elle concernait le crime organisé, justifiait, elle aussi, la détention du requérant (paragraphe 78 ci-dessus).

88.  La Cour peut aussi admettre qu’au cours de l’instruction préliminaire, lorsque de nombreux témoins devaient être interrogés, les autorités ne pouvaient exclure l’existence d’une tentative d’influencer leurs dépositions, compte tenu notamment de la nature et de l’ampleur des accusations.

89.  La Cour estime en particulier que les autorités étaient confrontées à la tâche difficile d’établir les faits et de statuer sur les responsabilités éventuelles de chacun des accusés, qui devaient répondre de faits commis en groupe organisé. Dans ces conditions, elle reconnaît également que la nécessité de recueillir un grand nombre d’éléments auprès de multiples sources, qui s’ajoutait aux risques généralement associés au caractère organisé des infractions dont le requérant était accusé, constituait un motif pertinent et suffisant justifiant le maintien en détention de celui-ci pendant la durée nécessaire à l’instruction, à l’élaboration de l’acte d’accusation et à l’audition des accusés (voir, mutatis mutandis, Podeschi, précité, § 147, et Bąk, précité, § 60). Ainsi, au vu des éléments du dossier, la Cour est d’avis que la détention initiale du requérant et sa prolongation au cours de l’instruction préliminaire étaient fondés sur des motifs pertinents et suffisants.

90.  Cependant, si les risques évoqués peuvent justifier une détention plus longue, ils n’offrent pas aux autorités un pouvoir illimité de prolonger cette mesure (Qing, précité, § 61). Contrairement à l’affirmation de la CAPS (paragraphe 26 ci-dessus), ces motifs deviennent de moins en moins pertinents au fil du temps. La Cour relève que dans la présente affaire de nombreux témoins avaient déjà été entendus par le parquet vers la fin de l’instruction préliminaire (paragraphe 18 ci-dessus) et estime à cet égard que le risque de pression sur les témoins s’atténue en principe au cours du procès une fois que ces derniers ont été entendus.

91.  Il reste dès lors à vérifier si les motifs invoqués par les autorités judiciaires lors des contrôles subséquents continuaient à justifier le maintien en détention du requérant.

2)        Sur la durée de la détention au cours du procès

92.  La Cour note que le TPS et la CAPS ont contrôlé à de nombreuses reprises la mesure de détention provisoire imposée au requérant, sur sa demande ou sur demande du parquet, et au moins dix fois après la décision du TPS du 7 mai 2019 ordonnant le placement en détention provisoire du requérant dans le cadre de la deuxième procédure pénale (paragraphes 16-32 ci-dessus).

    Sur l’existence de « raisons plausibles »

93.  La Cour constate que dans leurs décisions les juridictions compétentes ont avancé des motifs solides qui les ont amenées à estimer qu’il y avait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les faits qui lui étaient reprochés dans l’acte d’accusation (paragraphes 8 et 15 ci-dessus).

94.  Elle observe par ailleurs que pendant la suite de la période examinée les tribunaux compétents ont diversement motivé le maintien du requérant en détention provisoire, évoquant les risques liés tantôt à la commission d’autres infractions pénales et à la pression susceptible d’être exercée sur les témoins, tantôt à la soustraction à la justice. De l’avis de la Cour, la justification de la détention par ces risques semble quelque peu incohérente, dans la mesure où le fait de les invoquer dans certaines décisions de justice et non dans d’autres, sans argumentation claire, les rend à un certain degré contradictoires. Dès lors, la Cour examinera ci-dessous leur caractère suffisant en tenant compte également de cette incohérence.

    Sur les risques de commission d’infractions pénales et de pression sur les témoins

95.  Dès sa décision du 27 mai 2019 (paragraphe 16 ci-dessus), la CAPS a fait allusion à une réduction du risque de commission d’infractions pénales, compte tenu notamment de la durée de détention du requérant dans les deux procédures pénales. Toutefois, elle n’a pas expliqué ce risque autrement que par la gravité des accusations portées dans le cadre des deux procédures à la fois. La Cour ne décèle aucune circonstance concrète et actuelle à l’appui du constat relatif à la persistance de ce risque.

96.  La décision de la CAPS du 24 octobre 2019 (paragraphe 17 ci-dessus), écartait le risque de pression sur les témoins, ce qui marquait une évolution par rapport à la conclusion formulée à cet égard précédemment. De plus, comme la Cour l’a noté, de nombreux témoins avaient déjà été entendus par le parquet (paragraphe 90 ci-dessus). S’il est vrai qu’ils pouvaient encore se rétracter au cours de la phase judiciaire de la procédure, la Cour estime que, dans une affaire comme la présente où de très nombreux témoins avaient été interrogés au cours de l’instruction, il y avait peu de raisons de croire que la plupart parmi eux reviendraient sur leurs déclarations pendant le procès. Selon la décision de la CAPS, la seule raison, outre l’existence de motifs plausibles, qui justifiait le maintien du requérant en détention était donc le risque de récidive. S’il est vrai que la CAPS s’est efforcée dans cette décision d’étoffer son raisonnement, son argument, à part le renvoi à la gravité des faits reprochés, tenait au fait que le requérant avait un téléphone portable et d’autres produits interdits en détention, mais il n’en ressort pas en quoi cette circonstance était de nature à nourrir la crainte de le voir commettre des infractions pénales, d’autant plus que, par exemple, le risque de pression sur les témoins était exclu (paragraphe 17 ci-dessus).

97.  La Cour observe ensuite qu’aucune des juridictions ayant examiné la légalité de la détention en cause entre le 5 novembre 2019 et le 8 mai 2020 (paragraphes 19-24 ci-dessus), soit au cours d’une période de plus de six mois, n’a présenté dans ses décisions des arguments concrets à l’appui des conclusions liées aux risques de récidive ou d’influence des témoins. Au sujet de ce dernier motif, la Cour observe que les tribunaux l’ont avancé sans expliquer pourquoi après la décision de la CAPS du 24 octobre 2019, qui excluait notamment ce risque, il subsistait des craintes à cet égard.

98.  Ce n’est que dans sa décision du 1er juillet 2020 que la CAPS a tenté de justifier sa conclusion sur l’existence d’un risque de récidive en notant brièvement qu’un nombre de coaccusés et de témoins avaient des rapports de dépendance avec le requérant (paragraphe 26 ci-dessus). Aucune des décisions ordonnant le maintien du requérant en détention par la suite et jusqu’au 18 novembre 2020 (paragraphes 27-29 ci-dessus) n’a apporté plus de lumière sur les circonstances ayant conduit le TPS ou la CAPS à conclure que le requérant pouvait commettre de nouvelles infractions pénales.

99.  Au vu des éléments versés au dossier, la Cour note que la décision présentant la motivation la plus étoffée quant à la crainte de voir le requérant commettre des infractions en cas de libération était celle du 18 décembre 2020 (paragraphe 31 ci-dessus). Cependant, la Cour relève à cet égard aussi plusieurs points critiques. D’abord, cette décision n’est intervenue que vers la fin de la détention provisoire, le requérant ayant été assigné à résidence six semaines plus tard, le 1er février 2021 (paragraphe 32 ci-dessus). Cette motivation ne pouvait donc pas compenser le défaut de justification dans les décisions antérieures. Ensuite, la CAPS a avancé que le requérant risquait d’influencer des témoins et d’autres accusés en raison des liens hiérarchiques ou familiaux existant entre eux. Cependant, elle a précisé qu’il s’agissait de facteurs objectifs sans indiquer en quoi l’attitude du requérant donnait lieu à des craintes concrètes relativement à ce risque. Ensuite, s’il est vrai que la CAPS a fait référence au fait que le requérant avait enfreint la règlementation sur l’usage des téléphones portables, elle n’a pourtant pas précisé, en fournissant des éléments spécifiques, en quoi ce fait fondait des craintes de voir l’intéressé perpétrer de nouvelles infractions pénales, motif autorisant le maintien en détention. Enfin, la Cour relève dans la motivation de la décision du 18 décembre 2000 deux autres circonstances nouvelles s’inscrivant dans le fil du raisonnement des tribunaux : des obstructions à l’audition des témoins dans le cadre de l’instruction préliminaire de la première procédure pénale et la tentative de manipulation des preuves écrites aux fins de leur utilisation devant la justice (paragraphe 31 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, si de tels actes empêchent en principe le bon déroulement de la justice, il y a lieu de relever, d’une part, que le premier acte se rapportait à des événements relatifs à l’instruction préliminaire de la première procédure pénale et que, d’autre part, en évoquant les deux actes à la fois, la CAPS n’a précisé ni la date de leur commission, ni en quoi consistaient les soupçons portant à croire que le requérant était impliqué. La Cour estime dès lors que cette décision, adoptée à la fin de la période de la détention provisoire du requérant, n’a pas non plus été suffisamment motivée.

100.  Pour la Cour, il importe de souligner que les accusations portées contre le requérant avaient pour origine les soupçons selon lesquels il avait mis en place un groupe criminel aux fins de tirer profit des fonds européens de manière détournée. Treize autres personnes étaient soupçonnées de faire partie de ce groupe, dont cinq fonctionnaires du fonds agricole d’État et sept personnes accusées d’avoir servi de couverture pour l’obtention des fonds. Plus de soixante-dix personnes furent appelés à témoigner et leurs noms figuraient dans l’acte d’accusation du 23 octobre 2019 (paragraphe 18 ci‑dessus). Les autorités ayant ainsi mis en cause un nombre important de personnes qu’elles soupçonnaient d’avoir joué un rôle clé dans le mode opératoire incriminé et identifié les témoins à interroger, il semble difficile, aux yeux de la Cour, de concevoir que ce même mode opératoire ait pu continuer à fonctionner au cours de la procédure pénale. Les juridictions et le Gouvernement peinent à expliquer pourquoi, vu ces multiples accusations et le caractère très médiatique de la procédure pénale (paragraphe 4 ci‑dessus), il était envisageable que le requérant continuât à faire fonctionner le schéma criminel qui lui était reproché.

101.  Par ailleurs, il ressort des éléments du dossier que les nombreuses demandes d’élargissement soumises par le requérant étaient également fondées sur son état de santé critique. Dans leurs décisions, les tribunaux compétents ont examiné cette question et ont estimé que la situation médicale du requérant n’était pas incompatible avec sa détention (paragraphes 17, 21 et 28-29 ci-dessus). La Cour note qu’un tel examen est important eu égard aux garanties contre les traitements inhumains. Certes, la Cour ne voit pas d’éléments permettant de conclure en l’espèce que le requérant n’a pas bénéficié de soins médicaux adéquats. Cependant, elle note qu’à aucun moment de la période de détention en cause, les problèmes de santé du requérant n’ont pas fait l’objet d’une analyse au regard du risque de voir celui-ci commettre des infractions pénales. Or la Cour estime que, s’agissant d’une personne se trouvant dans la situation du requérant, qui était atteint notamment de plusieurs maladies chroniques, mais surtout avait subi un accident ischémique cérébral et souffrait d’une sérieuse réduction de ses capacités motrices (paragraphe 28 ci-dessus), le risque de le voir commettre des infractions, même lorsqu’il s’agit du maintien d’un réseau criminel, est atténué. En tout état de cause, la Cour constate que les tribunaux compétents et le Gouvernement n’ont pas fait de rapprochement entre la situation médicale du requérant et l’éventuel risque de récidive pour motiver leur conclusion sur l’existence de ce risque.

    Sur le risque de soustraction à la justice

102.  La Cour relève également certaines incohérences dans l’évolution au fil du temps du raisonnement des tribunaux relativement au risque de voir le requérant échapper à la justice, jetant elles aussi un doute sur le sérieux de l’examen fourni par les juridictions internes à cet égard. Par exemple, sans aucune explication concernant les conclusions des juridictions précédentes, le TPS a estimé dans sa décision du 5 novembre 2019 qu’il n’y avait pas de risque de voir le requérant commettre une infraction, mais un risque de le voir se soustraire à la justice (paragraphe 19 ci-dessus). Or ces deux affirmations venaient tout simplement contredire les motifs précédemment formulés à l’appui du maintien en détention. S’il est vrai que la CAPS, statuant en deuxième instance, a rectifié les motifs ainsi exprimés, elle n’a pas justifié le risque de commission d’infractions (paragraphe 20 ci-dessus). Le 25 novembre 2019, le TPS a repris l’argument lié au risque de soustraction à la justice en employant le mot « toujours » (paragraphe 21 ci-dessus), alors que ce risque n’avait jamais été établi dans une décision définitive, la CAPS ayant rectifié la décision du TPS du 5 novembre 2019 tentant de l’établir. Cette fois, la CAPS confirma la décision du TPS sans plus de détails, se contentant de dire qu’aucun nouvel élément à cet égard n’avait été apporté depuis sa dernière décision (paragraphe 21 ci-dessus). Enfin, le risque de voir le requérant échapper à la justice a d’abord été expressément exclu par la CAPS dans sa décision du 27 janvier 2020 (paragraphe 22 ci-dessus), puis il est apparu pour la première fois explicitement, dans une décision de la CAPS, siégeant en deuxième instance, comme argument à l’appui de la détention, le 19 mars 2020, avec pour seule explication la gravité des faits reprochés à l’intéressé (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour note que cet argument ne figure comme motif de la détention dans aucune des décisions définitives prises au cours des dix mois suivant le placement en détention. Ce n’est que dans sa décision du 1er février 2021 que la CAPS a évoqué ce risque de soustraction à la justice, mais, cette fois, pour justifier l’assignation à résidence du requérant (paragraphe 32 ci-dessus).

103.  Ainsi, la Cour ne voit pas de cohérence dans le raisonnement des juridictions quant à l’éventuel risque de voir le requérant se soustraire à la justice.

3)        Conclusion sur le respect de l’article 5 § 3

104.  Au vu des éléments qui précèdent, la Cour estime que les autorités judiciaires qui ont maintenu la détention, bien qu’ayant établi l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’être impliqué dans les faits incriminés, n’ont pas suffisamment motivé leurs conclusions selon lesquelles le requérant risquait de commettre des infractions pénales ou d’exercer une pression sur des témoins s’il était libéré. Ces autorités se sont surtout appuyées, dans toutes leurs décisions, sur la gravité des infractions reprochées au requérant et l’éventuel rôle de leader que celui-ci jouait dans un groupe criminel organisé. Les tribunaux ont réitéré ces motifs sommairement, sans relier ce risque général à des faits spécifiques de l’affaire, en utilisant des arguments « généraux et abstraits » pour justifier le maintien en détention. Ils ont ainsi adopté une approche stéréotypée plutôt que de se livrer à une véritable analyse évolutive au fil du temps et au regard du déroulement de l’instruction préliminaire et judiciaire (voir, a contrario, Štvrtecký, précité, §§ 61, 63 et 65). De plus, les tribunaux ont manqué de cohérence dans leur analyse concernant le risque de soustraction à la justice. Enfin, il ressort de leurs décisions respectives qu’ils n’ont pas recherché s’il y avait d’autres moyens alternatifs pour assurer la comparution du requérant au procès (Buzadji, précité, § 87) et qu’une telle évaluation n’a été faite que dans la décision qui a donné lieu au remplacement de la détention provisoire par une assignation à résidence (paragraphe 32 ci-dessus).

105.  La Cour tient compte du caractère grave des accusations dont faisait l’objet le requérant et des difficultés que les autorités internes auraient connues dans l’instruction de la présente affaire, qui s’étendait à de nombreux autres accusés prétendument liés à un groupe complexe de crime organisé. Toutefois, elle note que dans les décisions rejetant les demandes d’élargissement soumises par le requérant, les tribunaux compétents n’ont pas fourni d’explications cohérentes sur les questions de savoir pourquoi et dans quelle mesure les motifs invoqués pour justifier la détention du requérant sont demeurés inchangés pendant une si longue période (voir Qing, précité, § 66, ainsi que, a contrario, Štvrtecký, précité, §§ 61-65), et à tout le moins après le renvoi de l’affaire en jugement, lorsque les témoins avaient été interrogés une première fois dans le cadre de l’instruction préliminaire. On peut en effet considérer qu’à ce moment de la procédure pénale le maintien du requérant en détention a cessé d’être justifié (paragraphe 86 ci-dessus).

106.  Cette conclusion ne se trouve pas modifiée par le fait que la Cour ne peut constater en l’espèce que les autorités ont manqué à l’obligation d’apporter une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure. En effet, au vu de la complexité factuelle de l’affaire, du nombre d’accusés et de témoins, ainsi que de la tenue régulière des audiences devant le TPS, la Cour ne peut déceler de défaillance dans la conduite de la procédure pénale.

107.  En conclusion, la Cour considère qu’en manquant à leur obligation de renvoyer à des circonstances concrètes en lien avec le risque de voir le requérant commettre des infractions pénales, d’exercer une pression sur les témoins ou de se soustraire à la justice, les autorités ont maintenu le requérant en détention sur la base de motifs qui, même s’ils pouvaient passer pour « pertinents », n’étaient pas « suffisants » après la période initiale de cette détention, ou à tout le moins après le renvoi de l’affaire en jugement.

108. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

ARTICLE 5-4

111.  La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention. En particulier, elle a constaté que les tribunaux internes n’avaient pas fourni une justification suffisante à l’appui de leurs conclusions selon lesquelles il existait un risque de voir le requérant récidiver, faire pression sur les témoins ou se soustraire à la justice et qu’ils avaient privilégié la gravité des faits reprochés, motif qui ne pouvait pas à lui seul justifier de prolonger la détention du requérant (paragraphes 82-108 ci-dessus).

112.  À la lumière de ces constats, des arguments des parties et des circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer séparément sur la question de savoir si les garanties de l’article 5 § 4 ont été respectées dans le cadre des procédures d’examen des demandes de libération présentées par le requérant (voir, pour une approche similaire, Maksim Savov c. Bulgarie, no 28143/10, §§ 57-58, 13 octobre 2020).

Rubtsov et Balayan c. Russie du 10 avril 2018 requêtes n° 33707/14 et 3762/15

Article 5-3 : Les juridictions internes n’ont pas expliqué pourquoi elles n’avaient pas appliqué à la détention de deux hommes d’affaires l’exception prévue par le droit russe.

Dans son arrêt de chambre, rendu ce jour dans l’affaire Rubtsov et Balayan c. Russie (requêtes n os 33707/14 et 3762/15), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : violation de l’article 5 § 3 (droit à être libéré pendant la procédure) de la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire concerne une règle du droit russe qui exclut la détention provisoire pour les personnes accusées de certaines infractions liées à leur activité professionnelle. Les requérants, le propriétaire indirect d’une société et le propriétaire d’une banque, furent placés en détention provisoire en 2013-2014 parce qu’ils étaient soupçonnés d’escroquerie. Leurs demandes de remise en liberté furent rejetées bien qu’ils aient avancé que puisqu’ils étaient soupçonnés d’avoir commis ces infractions dans le cadre de leur activité professionnelle, ils devraient être dispensés de détention provisoire en vertu de la règle en vigueur. La Cour juge en particulier que les juridictions russes n’ont pas expliqué pourquoi elles n’avaient pas appliqué cette règle au cas des requérants. Les requérants ont ainsi été privés d’une véritable possibilité de former un recours et les juridictions nationales n’ont pas étudié individuellement la situation de chacun d’eux.

Principaux faits

Les requérants, Aleksandr Rubtsov et Gagik Balayan, sont des ressortissants russes nés respectivement en 1965 et en 1966 et résidant à Moscou. Les requérants ont connu plusieurs périodes de détention provisoire entre 2013 et 2014. M. Rubtsov, qui était indirectement propriétaire d’une société, fut arrêté car il était soupçonné d’avoir escroqué ses associés. M. Balayan, qui était propriétaire d’une banque, fut arrêté parce qu’il était soupçonné d’avoir fait sortir de l’argent de sa banque en achetant des billets à ordre non garantis. Tous deux demandèrent à être remis en liberté, arguant devant les tribunaux que dès lors qu’ils étaient soupçonnés d’infractions qu’ils auraient commises dans le cadre de leur activité professionnelle, leur détention provisoire était interdite par le droit russe (par l’article 108 § 1.1 du code de procédure pénale). Les juges rejetèrent leur argument, estimant que les infractions en cause ne s’inscrivaient pas dans le cadre de leur activité professionnelle.

Décision de la CEDH

La Cour note que la règle législative excluant la détention provisoire pour les personnes accusées de certaines infractions qu’elles auraient commises dans le cadre de leur activité professionnelle, qui a été introduite en 2010 dans la procédure pénale russe par l’article 108 § 1.1 du code de procédure pénale, est relativement récente. Par conséquent, la jurisprudence nationale relative à l’application de cette règle n’était pas très abondante à l’époque où les requérants ont effectué leurs périodes de détention provisoire, en 2013-2014. Depuis (en 2016 et en 2017), la Cour suprême a recommandé aux juridictions nationales d’examiner en détail les arguments et les éléments de preuve relatifs à l’applicabilité de cette règle. La Cour observe en outre que les ordonnances de mise en détention prises contre M. Rubtsov et M. Balayan reposaient sur une base légale et contenaient au moins certains éléments de motivation. On ne saurait par conséquent dire que leur détention ait été irrégulière au regard de l’article 5 § 1. Les juridictions nationales ont toutefois fourni peu, voire pas du tout, d’explications sur les raisons pour lesquelles elles ont refusé d’appliquer l’article 108 § 1.1 à la lumière des faits propres à la cause des requérants. Dans le cas de M. Rubtsov, les tribunaux se sont contentés d’indiquer que l’infraction dont il était accusé n’était pas en lien avec son activité professionnelle, visiblement sans se livrer à la moindre analyse. Dans le cas de M. Balayan, les tribunaux ont fait référence à la « méthode et [aux] circonstances » de l’infraction alléguée, mais sans non plus avancer d’explications supplémentaires. Faute d’explications sur les raisons pour lesquelles la règle ne leur avait pas été appliquée, M. Rubtsov et M. Balayan ont été privés d’une véritable possibilité de former un recours et les juridictions nationales n’ont donc pas étudié leur situation individuelle. La Cour considère par conséquent que les autorités n’ont pas fourni de raisons pertinentes et suffisantes justifiant la détention provisoire de M. Rubtsov et de M. Balayan, en violation de l’article 5 § 3.

À la lumière de ce constat, elle ne juge pas nécessaire d’examiner séparément le grief formulé par M. Rubtsov, qui estimait que sa détention provisoire avait été excessivement longue et avait présenté un caractère déraisonnable.

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