NON ACCÈS AU JUGE PÉNAL

ARTICLE 6-1 DE LA CEDH

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"Lorsque les droits de la défense ou de la partie civile sont bafoués,
les requérants n'ont pas un accès effectif et concret à un tribunal"
Frédéric Fabre docteur en droit.

Article 6§1 en ses termes compatibles :

"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue; par un tribunal qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle"

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- UNE PROCÉDURE PÉNALE AU SENS DE L'ARTICLE 6-1

- LA CONDAMNATION PÉNALE EST FONDÉE SUR DES TÉMOIGNAGES INCOHERENTS

- LA CONDAMNATION SUR UN SEUL TÉMOIGNAGE N'EST PAS POSSIBLE

- LA POLICE CRÉE DE FAUSSES PREUVES POUR OBTENIR LA CONDAMNATION

- LES POLICIERS QUI FONT L'ENQUÊTE SONT DES COLLEGUES DIRECTS DES POLICIERS ACCUSES

- LA PLACE DU PROCUREUR DANS LE PROCES QUI PEUT IMPOSER SA DECISION

- LE PLAIDER COUPABLE EST COMPATIBLE AVEC LA CONVENTION

- LE DROIT AU JURY N'EST PAS PROTÉGÉ PAR LA CONVENTION

- LE DROIT DE FAIRE APPEL

- LE DROIT DE SE POURVOIR EN CASSATION

- L'ACCES AU JUGE EN MATIÈRE DE CONTRAVENTION

- LA PARTIE CIVILE NON ENTENDUE AU PROCÈS PÉNAL

- LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE PARTIE CIVILE POUR UN DELIT DE DROIT COMMUN

- LE DROIT DE CONTESTER UNE INSCRIPTION SUR SON CASIER JUDICIAIRE

- LES AVEUX OBTENUS SOUS LA TORTURE N'INTERDISENT PAS LA CONDAMNATION SI LES AVEUX NE SONT PAS UTILISES

- LE DROIT D'OBTENIR REPARATION D'UNE PROCEDURE D'ACCUSATION PENALE INUTILE

MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH

BOUTAFFALA c. BELGIQUE du 28 juin 2022 Requête no 20762/19

Art 6 § 1 (pénal) • Procès inéquitable • Condamnation du requérant pour rébellion fondée seulement sur les déclarations des policiers, y compris ceux lui ayant infligé un traitement dégradant reconnu par le Gouvernement • Cour d’appel ayant limité la portée de la déclaration unilatérale du Gouvernement • Déclaration portant sur l’art 3 obligeant les juridictions nationales à examiner avec une extrême prudence les allégations de faits de rébellion et d’établir ces faits de manière certaine

CEDH

82.  En l’espèce, la cour d’appel de Bruxelles a justifié son refus de mettre en doute les déclarations à charge faites par les policiers au motif qu’elles étaient confirmées par celles, convergentes et détaillées, d’autres policiers présents lors des faits mais étrangers à ceux-ci (paragraphe 30 ci-dessus).

83.  La Cour observe cependant que ces policiers étaient eux-mêmes mis en cause dans la procédure pour violences policières initiée par le requérant (paragraphe 12 ci-dessus) et que la reconnaissance de la violation de l’article 3 par le Gouvernement portait sur les « conditions » de l’interpellation du requérant. En outre, il ne pouvait être exclu que lesdits policiers aient pu être réticents à témoigner contre des collègues directs, de même qu’il pouvait être considéré aux yeux du requérant qu’ils n’étaient pas suffisamment indépendants à leur égard (voir, mutatis mutandis, sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention, Najafli c. Azerbaïdjan, no 594/07, §§ 52-54, 2 octobre 2012).

UN PROCUREUR N'A PAS BESOIN D'ÊTRE INDÉPENDANT DU POUVOIR EXECUTIF

Thiam c. France du 18 octobre 2018 requête n° 80018/12

"71...... le procureur, en tant que partie poursuivante, n’était pas appelé, en cette qualité, à « décider du bien-fondé d’une accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour rappelle à cet égard que le ministère public ne saurait être astreint aux obligations d’indépendance et d’impartialité que l’article 6 impose à un « tribunal », c’est‑à‑dire un organe juridictionnel « appelé à trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence »"

L'ENQUÊTE NE PEUT PAS AVOIR LIEU DANS LE MÊME POSTE DE POLICE DONT UN DE SES MEMBRES EST ACCUSÉ

Khodyukevich c. Russie du 28 août 2018 requête n° 74282/11

74. Or elle relève que, en l’espèce, les premiers actes d’instruction ont été effectués par la collègue directe des personnes susceptibles d’être soupçonnées. La Cour considère que, afin de préserver la confiance des justiciables dans la transparence des investigations et exclure tout soupçon de collusion, il aurait été indispensable de confier l’enquête à un corps ou à des fonctionnaires ne relevant pas de la même unité de police. Elle estime que cette mesure s’imposait dès le moment où le passage de l’intéressé au bureau de police avait été connu de l’autorité d’enquête (paragraphe 71 ci‑dessus).

75. La Cour considère de plus que l’intervention ultérieure du Comité d’instruction dans l’enquête n’était pas de nature à remédier à cette défaillance dont l’enquête avait été entachée dès ses débuts (ibidem, § 340).

76. Les éléments susmentionnés amènent la Cour à conclure à la violation des articles 2 et 3 de la Convention, sous leur volet procédural, à raison du caractère insuffisamment indépendant de l’enquête de police.

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UNE PROCÉDURE PÉNALE AU SENS DE L'ARTICLE 6-1

Loquifer c. Belgique du 20 juillet 2021 requêtes nos 79089/13, 13085/14 et 54534/14

Art 6-1 : Absence de recours effectif pour contester une décision de suspension prise par le Conseil supérieur de la Justice à l’encontre de l’un de ses membres

Art 6 (civil) • Accès à un tribunal Absence de recours judiciaire pour contrôler la suspension par le Conseil supérieur de la Justice d’un de ses membres non-magistrat et obtenir l’annulation ou la suspension de l’exécution de cette décision • Art 6 § 1 applicable au regard des critères de l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC]

L’affaire concerne une ancienne magistrate qui fut désignée membre du Conseil supérieur de la Justice (CSJ) en 2012, mais dont les fonctions au sein du CSJ furent suspendues par ce même organe entre mai 2013 et mars 2015, au motif qu’elle faisait l’objet de poursuites pénales. Après avoir été acquittée en 2015, le CSJ constata que les conditions de sa reprise de fonctions étaient réunies. Devant la Cour, Mme Loquifer faisait valoir qu’elle n’avait pas disposé d’un recours pour contester les décisions de suspension de toutes ses fonctions prises à son encontre par la CSJ. La Cour juge en particulier que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’une quelconque voie de recours qui aurait pu permettre à Mme Loquifer de faire contrôler, par la voie judiciaire, la décision de suspension de ses fonctions au sein du CSJ et d’obtenir l’annulation ou la suspension de l’exécution de cette décision. L’intéressée a donc été privée du droit d’accès à un tribunal pour contester la mesure de suspension de ses fonctions au sein du CSJ.

FAITS

La requérante, Michèle Loquifer, est une ressortissante belge née en 1952 et résidant à Feluy (Belgique). En avril 2012, Mme Loquifer fut admise à la retraite anticipée après 20 ans d’ancienneté comme magistrat. En juin 2012, elle fut désignée par le Sénat comme membre du CSJ au titre des membres « non-magistrats ». En février 2013, elle fut inculpée notamment du chef de faux en écritures et usage de faux pour des faits qu’elle aurait commis en sa capacité de présidente du tribunal de première instance de Nivelles dans le cadre de la procédure de désignation de son successeur. En mai 2013, l’assemblée générale du CSJ adopta une mesure d’ordre suspendant Mme Loquifer de toutes ses fonctions au sein du CSJ pour une période renouvelable de six mois. Il fut précisé que cette mesure d’ordre, avec effet immédiat, serait rapportée d’office si le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles renonçait à toutes poursuites pénales à l’encontre de l’intéressée. Par la suite, la suspension fut prolongée à plusieurs jusqu’à ce qu’une décision définitive soit prononcée quant à la procédure pénale menée à son encontre.

Mme Loquifer, qui fut citée à comparaître devant la cour d’appel de Bruxelles du chef de faux en écritures par fonctionnaire et usage de faux en 2014, fut acquittée en janvier 2015. Puis, elle demanda au CSJ de réexaminer la décision de suspension de toutes ses fonctions. Le 25 mars 2015, l’assemblée générale du CSJ prit acte de la décision pénale définitive d’acquittement prononcée à l’égard de Mme Loquifer et constata que toutes les conditions de sa reprise de fonctions étaient réunies. Le 30 mars 2015, Mme Loquifer présenta sa démission de l’ensemble de ses fonctions au sein du CSJ.

La Cour estime, en l’espèce, qu’il y avait une « contestation » sur un « droit » de « caractère civil », et que Mme Loquifer devait, dans le cadre de la procédure de suspension de ses fonctions au sein du CSJ, bénéficier de la protection offerte par l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour relève qu’il résulte des dispositions constitutionnelles et légales pertinentes que le CSJ est un organe d’administration active. Ne devant trancher des litiges, il ne constitue pas une juridiction. Cet organe ne constitue donc pas un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, lorsque l’autorité prenant une décision portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas violation de la Convention si sa décision peut faire l’objet d’un « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article ». Or, elle constate que le texte de l’article 14 § 1 des lois coordonnées sur le Conseil d’État ne permettait pas à Mme Loquifer, en tant que membre du CSJ, de saisir la juridiction administrative d’un recours en annulation contre les décisions litigieuses. Ensuite, elle note que, en ce qui concerne le pouvoir d’injonction du juge judiciaire, les affirmations du Gouvernement quant à l’adéquation et l’effectivité de ce recours se fondent sur les principes généraux relatifs au contentieux des droits subjectifs. Le Gouvernement ne précise pas dans quelle mesure ces principes s’appliqueraient à l’égard d’une instance comme le CSJ dont l’indépendance à l’égard des autres pouvoirs, et notamment du pouvoir judiciaire, est constitutionnellement garantie. Le Gouvernement n’a d’ailleurs fourni aucun exemple d’injonction contre le CSJ ou une instance comparable. Enfin, en ce qui concerne une action en responsabilité civile, une telle demande n’aurait pas permis au juge d’annuler les mesures de suspension prises à l’égard de la requérante. De l’avis de la Cour, le seul type de recours adéquat, en l’espèce, est un recours qui pourrait conduire à l’annulation des décisions litigieuses et au rétablissement de la requérante dans son droit d’exercer ses fonctions au sein du CSJ si l’illégalité de la suspension était constatée. Une action en responsabilité civile n’est donc pas un recours adéquat en l’espèce. Par conséquent, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’une quelconque voie de recours qui aurait pu permettre à Mme Loquifer de faire contrôler, par la voie judiciaire, la décision de suspension de ses fonctions au sein du CSJ et d’obtenir l’annulation ou la suspension de l’exécution de cette décision. Les décisions litigieuses n’ont donc pas été prises par un tribunal ou par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, et elles ne pouvaient pas être soumises au contrôle d’un tel organe. Mme Loquifer a ainsi été privée du droit d’accès à un tribunal pour contester la mesure de suspension de ses fonctions au sein du CSJ. Il en découle qu’il a été porté atteinte à la substance même du droit de la requérante d’accéder à un tribunal. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

CEDH

a)     Principes généraux applicables

52.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal – c’est-à-dire le droit de saisir un tribunal en matière civile – constitue un élément inhérent au droit énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention, qui pose les garanties applicables en ce qui concerne tant l’organisation et la composition du tribunal que la conduite de la procédure. Le tout forme le droit à un procès équitable protégé par l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Baka, précité, § 120, et Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 112, 15 mars 2018).

53.  Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Il peut être soumis à des limitations pour autant que celles‑ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès de l’individu au juge d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Baka, précité, § 120, Naït-Liman, précité, §§ 114-115, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 195, 25 juin 2019).

b) Application au cas d’espèce

54.  Avant toute chose, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de déterminer si les décisions prises à l’encontre de la requérante étaient des mesures d’ordre au sens du droit administratif interne, ni même si ces décisions constituaient une sanction disciplinaire déguisée, tel que l’allègue la requérante. Il suffit en effet à la Cour de rappeler qu’elle a conclu à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 41 ci-dessus). Il en résulte que la requérante devait, dans le cadre de la procédure de suspension de ses fonctions au sein du CSJ, bénéficier des garanties offertes par cette disposition, au premier rang desquelles figure le droit d’accès à un tribunal.

55.  Selon la jurisprudence de la Cour, un « tribunal » se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (voir, notamment, H. c. Belgique, 30 novembre 1987, § 50, série A no 127-B, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 219, 1er décembre 2020). Or, il résulte des dispositions constitutionnelles et légales pertinentes que le CSJ est un organe d’administration active (paragraphe 19 ci-dessus). Ne devant trancher des litiges, il ne constitue pas une juridiction. La Cour en déduit que cet organe ne constitue pas un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ce que le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas.

56.  À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, lorsque l’autorité prenant une décision portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas violation de la Convention si sa décision peut faire l’objet d’un « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article » (voir, parmi beaucoup d’autres, Albert et Le Compte, précité, § 29, Tsfayo c. Royaume-Uni, no 60860/00, § 42, 14 novembre 2006, Denisov, précité, § 65, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132).

57.  Reste donc à savoir si, conformément à cette disposition, la requérante disposait d’un recours auprès d’un « tribunal » pour contester la décision de la suspendre de ses fonctions au sein du CSJ et les décisions de prolongation de cette mesure.

58.  La Cour observe que la requérante s’est abstenue de contester les décisions du CSJ portant suspension de ses fonctions (paragraphes 7, 9 et 11 ci-dessus) au motif qu’aucune voie de recours effective n’était disponible en droit interne. Selon le Gouvernement, l’intéressée aurait dû contester les décisions litigieuses devant le Conseil d’État ou devant les juridictions civiles (paragraphe 43 ci-dessus).

59.  Les parties sont en désaccord sur l’applicabilité de l’article 259bis-3 § 4 du code judiciaire aux mesures litigieuses. Il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur cette question (paragraphe 39 ci-dessus). Il lui suffit de vérifier si les recours indiqués par le Gouvernement existaient, en théorie et en pratique.

60.  Elle constate, d’abord, que le texte de l’article 14 § 1 des lois coordonnées sur le Conseil d’État ne permettait pas à la requérante, en tant que membre du CSJ, de saisir la juridiction administrative d’un recours en annulation contre les décisions litigieuses, tel que l’admet le Gouvernement dans ses dernières observations.

61.  Ensuite, en ce qui concerne le pouvoir d’injonction du juge judiciaire (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour note que les affirmations du Gouvernement quant à l’adéquation et l’effectivité de ce recours se fondent sur les principes généraux relatifs au contentieux des droits subjectifs. Le Gouvernement ne précise pas dans quelle mesure ces principes s’appliqueraient à l’égard d’une instance comme le CSJ dont l’indépendance à l’égard des autres pouvoirs, et notamment du pouvoir judiciaire, est constitutionnellement garantie. Le Gouvernement n’a d’ailleurs fourni aucun exemple d’injonction contre le CSJ ou une instance comparable.

62.  Enfin, en ce qui concerne une action en responsabilité civile, une telle demande n’aurait pas permis au juge d’annuler les mesures de suspension prises à l’égard de la requérante. Si la demande avait été déclarée fondée, un tel recours aurait pu aboutir à l’octroi de dommages et intérêts, mais il n’aurait pas permis à la requérante de reprendre ses fonctions au sein du CSJ. La requérante a d’ailleurs indiqué que la demande qu’elle a introduite le 7 février 2020 ne vise qu’à obtenir réparation du dommage subi dans l’éventualité où la Cour déclarait les présentes requêtes fondées (paragraphe 50 ci-dessus). De l’avis de la Cour, le seul type de recours adéquat, dans une situation telle que celle de l’espèce, est un recours qui pourrait conduire à l’annulation des décisions litigieuses et au rétablissement de la requérante dans son droit d’exercer ses fonctions au sein du CSJ si l’illégalité de la suspension était constatée (voir, mutatis mutandis, en ce qui concerne l’effectivité d’un recours en cas de cessation prématurée d’un mandat électif, Paunović et Milivojević c. Serbie, no 41683/06, § 48, 24 mai 2016, et G.K. c. Belgique, no 58302/10, §§ 39-40, 21 mai 2019). Une action en responsabilité civile n’est donc pas un recours adéquat en l’espèce.

63.  Dans ces conditions, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’une quelconque voie de recours qui aurait pu permettre à la requérante de faire contrôler, par la voie judiciaire, la décision de suspension de ses fonctions au sein du CSJ et d’obtenir l’annulation ou la suspension de l’exécution de cette décision. Elle rejette par conséquent l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

64.  Il résulte également de ce qui précède que les décisions litigieuses n’ont pas été prises par un tribunal ou par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, et qu’elles ne pouvaient pas être soumises au contrôle d’un tel organe (voir, mutatis mutandisBaka, précité, § 121, et Camelia Bogdan, précité, § 74). La requérante a ainsi été privée du droit d’accès à un tribunal pour contester la mesure de suspension de ses fonctions au sein du CSJ.

65.  Il en découle qu’il a été porté atteinte à la substance même du droit de la requérante d’accéder à un tribunal.

66.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Steluța Gustica CĂTĂNICIU contre la Roumanie du 6 décembre 2018 requête n° 22717/17

Article 6-1 : La diminution de 10 % durant trois mois du salaire d'une député n'est pas assez grave pour être une "procédure pénale" au sens de l'article 6-1 de la convention.

2. Le volet pénal de l’article 6 de la Convention

37. Pour déterminer l’applicabilité de l’article 6 de la Convention en matière pénale, la Cour applique les critères contenus dans l’affaire Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, §§ 82-83, série A no 22) et confirmés dans l’affaire Ezeh et Connors c. Royaume-Uni ([GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 82, CEDH 2003‑X) de la manière suivante :

« 82. (...) [I]l importe d’abord de savoir si le ou les textes définissant l’infraction incriminée appartiennent, d’après la technique juridique de l’État défendeur, au droit pénal, au droit disciplinaire ou aux deux à la fois. Il s’agit cependant là d’un simple point de départ. L’indication qu’il fournit n’a qu’une valeur formelle et relative ; il faut l’examiner à la lumière du dénominateur commun aux législations respectives des divers États contractants.

La nature même de l’infraction représente un élément d’appréciation d’un plus grand poids (...)

Là ne s’arrête pourtant pas le contrôle de la Cour. Il se révélerait en général illusoire s’il ne prenait pas également en considération le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (...) »

38. Faisant application de ces critères en l’espèce, la Cour note, en ce qui concerne le premier, que le manquement reproché à la requérante ne revêtait pas de caractère pénal. Ainsi, l’article 25 de la loi no 176/2010 qualifiait les faits reprochés à la requérante de « faute disciplinaire » (paragraphe 19 ci-dessus). Si le code pénal en vigueur au moment des faits réprimait l’infraction pénale de « conflit d’intérêts » (paragraphe 20 ci‑dessus), force est de constater que la requérante n’a pas été visée en l’espèce par ces dispositions. La Cour rappelle toutefois que la qualification donnée par le droit interne n’est pas décisive (Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, § 37, CEDH 2006‑XIV).

39. S’agissant du deuxième critère, qui touche à la nature de l’infraction, la Cour note que, en application du droit interne, seules les personnes qui exercent une charge publique ou une fonction publique sont visées par les dispositions prohibant le conflit d’intérêts (pour les dispositions pertinentes de la loi no 161/2003, voir le paragraphe 23 ci-dessus). Elle en déduit que ces dispositions n’étaient applicables qu’à un groupe déterminé de personnes ayant un statut particulier, ce qui fait naître de sérieux doutes quant au caractère pénal des faits en cause.

40. Enfin, la Cour note que la sanction qu’encourait la requérante était une réduction de 10 %, pour une période de trois mois maximum, de son indemnité parlementaire (paragraphe 24 ci-dessus). Elle estime que pareille sanction n’est pas d’une nature et d’un degré de sévérité justifiant de la qualifier de sanction pénale au sens de l’article 6 de la Convention.

41. Il s’ensuit que l’article 6 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce sous son volet pénal.

LA CONDAMNATION EST FONDÉE SUR DES TÉMOIGNAGES INCOHÉRENTS

Zhang c. Ukraine du 13 novembre 2018 requête n° 6970/15

Violation de l'article 6-1 : La condamnation pour meurtre d’un étudiant chinois sur la base de dépositions de témoins contradictoires a violé son droit à un procès équitable

La Cour a jugé en particulier que le requérant avait été reconnu coupable sur la base de dépositions contradictoires et incohérentes de témoins à charge, raison pour laquelle le procès avait été ajourné à plusieurs reprises aux fins d’un complément d’instruction. Les tribunaux avaient finalement admis ces éléments, tout en excluant les dépositions à décharge. Les tribunaux avaient fait reposer sur les nouvelles règles de procédure introduites en 2012 leur décision d’exclure les preuves à décharge, règles qui visaient à renforcer les droits de l’accusé. Or, l’interprétation et l’application par eux de ces dispositions était incompatible avec les obligations que la Convention fait peser sur l’État et avait conduit à l’exclusion du dossier de toutes les dépositions des témoins à décharge. Aucune des juridictions n’avait abordé les arguments tirés par le requérant des vices dans l’administration de la preuve ou du caractère inéquitable et arbitraire de l’exclusion des pièces à décharge. Le procès dans son ensemble avait donc conduit à une violation de ses droits.

LES FAITS

Le requérant, Yu Zhang, est un ressortissant chinois né en 1983 et résidant à Tianchang (République populaire de Chine). Le 1 er mai 2009, une bagarre éclata à Kharkiv entre quatre hommes de nationalité ukrainienne et un groupe de ressortissants chinois – dont le requérant – qui pique-niquaient. Au cours de la bagarre, l’un des Ukrainiens fut poignardé. Trois jours plus tard, à l’hôpital, il succomba à ses blessures. M. Zhang fut arrêté et, le même jour, inculpé de meurtre.

En novembre 2012, un nouveau code de procédure pénale (« CPP ») entra en vigueur en Ukraine, instaurant d’importants changements. À cette époque, le procès du requérant était en cours depuis trois ans et demi et il y avait eu plusieurs séries de mesures d’instruction destinées à remédier à de nombreuses lacunes et défaillances.

Dans l’intervalle, tous les étudiants chinois amis du requérant qui avaient déposé à décharge avaient quitté le pays. S’appuyant sur le nouveau CPP, les tribunaux refusèrent d’admettre leurs dépositions comme preuves au motif qu’elles n’avaient pas été faites directement devant la justice.

En juillet 2013, le tribunal Kyivskyy de Kharkiv condamna le requérant à une peine de douze ans d’emprisonnement. M. Zhang fut débouté de son appel et de son pourvoi en cassation. Il avait notamment soutenu que les dépositions des témoins absents auraient dû être admises puisque l’ancien CPP était encore en vigueur à l’époque des faits et permettait la production de telles preuves. La juridiction d’appel n’examina pas cet argument. Sa condamnation repose pour une large part sur les témoignages de Sa. et Su., deux des Ukrainiens impliqués dans la bagarre. Or Su. aurait été trop ivre pour parler à la police le jour des faits et Sa. avait livré des récits contradictoires à trois reprises au moins et avait admis à un certain point que c’était sous le coup de l’émotion qu’il avait désigné coupable M. Zhang.

VIOLATION DE L'ARTICLE 6-1

La Cour relève que les pièces à conviction retenues contre le requérant étaient les dépositions des amis de la victime mais que celles-ci étaient incohérentes, les témoins ayant changé leurs récits. C’est pour cette raison que le procès avait été ajourné plusieurs fois. Or, la juridiction qui a jugé M. Zhang coupable en définitive a fondé son verdict sur ces dépositions, si bien que, alors que les tribunaux auraient dû considérer ces éléments avec prudence, ils ont en réalité choisi, sans la moindre explication, d’y prêter foi, et que le doute n’a pas profité à l’accusé. De plus, s’appuyant sur le nouveau code de procédure pénale, les tribunaux ont exclu les dépositions à décharge faites au cours de l’instruction par les camarades étudiants de M. Zhang.

La finalité de ces nouvelles dispositions est louable car elles interdisent l’utilisation de dépositions recueillies sous la contrainte par la police, une pratique que la Cour avait critiquée. Or, les nouvelles dispositions ont été appliquées au détriment de M. Zhang et ont eu pour conséquence que toutes les pièces du dossier étaient à charge. Par ailleurs, la Cour constate que les événements en question étaient en réalité antérieurs à l’entrée en vigueur du nouveau code, ce qui veut dire que les dépositions de témoins absents pouvaient être admises.

Elle juge en définitive que, quel que fût le code applicable en l’espèce, les juridictions internes ont interprété et appliqué les règles de procédure pénale relatives à l’admissibilité des preuves d’une manière incompatible avec les obligations que la Convention fait peser sur l’État.

Les tribunaux, à tous les trois degrés de juridiction, n’ont pas non plus examiné les arguments pourtant pertinents et importants tirés par M. Zhang des vices qui entachaient les pièces à conviction et du caractère illégal et arbitraire selon lui de l’exclusion de toutes les pièces à décharge. Dans son ensemble, la procédure pénale dirigée contre M. Zhang a conduit à une violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Au vu de ce constat, la Cour ne voit nul besoin d’examiner séparément le grief qu’il tire de la durée de la procédure.

LA CONDAMNATION SUR UN SEUL TÉMOIGNAGE N'EST POSSIBLE

QUE SI DES GARANTIES PROCEDURALES SONT ASSUREES A LA DEFENSE

AJDARIC C. CROATIE requête n° 20883/09 du 13 décembre 2011

La condamnation sur un seul témoignage alors que le témoin n'est pas personnellement fiable est une violation

La Cour note que la condamnation de M. Ajdarić à une peine de 40 ans d’emprisonnement pour un triple meurtre reposait exclusivement sur le témoignage de S.Š. et que les tribunaux internes ont expressément déclaré qu’aucun autre élément n’impliquait M. Ajdarić dans les meurtres.

Quant au témoignage livré par S.Š., la Cour relève que d’après les rapports psychiatriques S.Š. souffrait d’instabilité affective et de troubles de la personnalité histrionique mais n’avait jamais suivi le traitement psychiatrique obligatoire recommandé.

La Cour note que les éléments du témoignage de S.Š. se rapportant à la participation de M. Ajdarić aux meurtres étaient imprécis et peu clairs et reflétaient ses propres conclusions et non des faits concrets, et que certaines de ses déclarations étaient contradictoires. Elle relève en outre des incohérences dans les explications de S.Š. sur des points importants pour établir s’il avait pu surprendre les conversations alléguées. La Cour note également les allégations mensongères de S.Š. selon lesquelles certaines personnes étaient impliquées dans les meurtres ou avaient témoigné dans la procédure pénale.

La Cour estime que toutes ces contradictions appelaient une appréciation particulièrement minutieuse de la part des tribunaux nationaux.

Elle relève qu’au cours de la procédure M. Ajdarić a soulevé plusieurs objections sérieuses concernant la fiabilité du témoignage livré par S.Š. et qu’il a attiré l’attention sur la maladie mentale de celui-ci, sur diverses contradictions et sur le manque de logique dans ses déclarations, ainsi que sur l’absence de tout lien entre lui-même et les meurtres.

La Cour estime que les juridictions internes n’ont pas répondu adéquatement à ces objections. En effet, elles n’ont rien fait pour vérifier les contradictions manifestes dans les déclarations de S.Š., dont elles ont admis la sincérité, et n’ont pas suffisamment tenu compte de son état de santé. La Cour estime que cette absence de motivation suffisante de la part des juridictions nationales a privé M. Ajdarić de son droit à un procès équitable.

La Cour conclut donc à la violation de l’article 6 § 1.

Elle demande en outre aux autorités croates de rouvrir la procédure, si M. Ajdarić le requiert, dans un délai de six mois à compter de la date à laquelle son arrêt sera devenu définitif.

Grande Chambre AL-KHAWAJA et TAHERY C. Royaume Uni

requêtes 26766/05 et 22228/06 du 15 décembre 2011

La Cour a considéré qu’une condamnation reposant uniquement ou dans une mesure déterminante sur la déposition d’un témoin absent n’emportait pas automatiquement violation de la Convention.

Elle exige cependant qu’en pareil cas l’obstacle ainsi créé à la défense soit contrebalancé par des éléments suffisants, notamment par des garanties procédurales solides.

1.  Les principes généraux

118.  La Cour rappelle que les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de cette disposition, dont il faut tenir compte pour apprécier l’équité de la procédure. De plus, lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable (voir, parmi les arrêts récents, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, 16 novembre 2010, avec les références qui y sont citées). Pour ce faire, elle envisage la procédure dans son ensemble et vérifie le respect non seulement des droits de la défense mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 175, CEDH 2010-....) et, si nécessaire, des droits des témoins (voir, parmi bien d’autres arrêts, Doorson, précité, § 70). La Cour rappelle également dans ce contexte que la recevabilité des preuves relève des règles du droit interne et des juridictions nationales et que sa seule tâche consiste à déterminer si la procédure a été équitable (Gäfgen, précité, § 162, avec les références qui y sont citées).

L’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle générale, ceux-ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (voir les arrêts Lucà, précité, § 39, et Solakov c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 47023/99, § 57, CEDH 2001-X).

Il existe dans la common law de l’Angleterre et du pays de Galle un principe semblable établi de longue date (voir la remarque de Lord Bingham au paragraphe 5 de l’arrêt R. v. Davis, résumé au paragraphe 49 ci-dessus).

119.  De ce principe général découlent, selon la jurisprudence de la Cour, deux exigences : premièrement, l’absence d’un témoin doit être justifiée par un motif sérieux ; deuxièmement, lorsqu’une condamnation se fonde uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions faites par une personne que l’accusé n’a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l’instruction ni pendant les débats, les droits de la défense peuvent se trouver restreints d’une manière incompatible avec les garanties de l’article 6 (règle de la preuve « unique ou déterminante »). La Cour examinera ci-dessous la question de savoir si cette règle doit être considérée comme une règle absolue dont le non-respect rendrait automatiquement la procédure inéquitable et emporterait par conséquent violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

2.  La justification de l’absence des témoins par un motif sérieux

120.  La question de savoir s’il y avait de bonnes raisons d’admettre la déposition d’un témoin absent est une question préliminaire qu’il faut examiner avant de rechercher si le témoignage en question s’analysait en une preuve unique ou déterminante. Dans des affaires où la déposition du témoin absent n’avait pas revêtu le caractère d’une preuve unique ou déterminante, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) au motif qu’il n’avait pas été démontré que l’impossibilité faite à la défense d’interroger le témoin était justifiée par un motif sérieux (voir par exemple Lüdi c. Suisse, 15 juin 1992, série A no 238, Mild et Virtanen c. Finlande, nos 39481/98 et 40227/98, 26 juillet 2005, Bonev c. Bulgarie, no 60018/00, 8 juin 2006, et Pello c. Estonie, no 11423/03, 12 avril 2007). En principe, en effet, les témoins doivent déposer au procès et toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour assurer leur comparution. Dès lors, si un témoin ne se présente pas pour déposer en personne, l’autorité judiciaire a le devoir de rechercher si cette absence est justifiée. La non-comparution d’un témoin à un procès peut s’expliquer par diverses raisons, mais seules sont pertinentes ici les absences pour cause de peur ou de décès du témoin.

121.  Il est évident que lorsque le témoin est décédé, son témoignage ne peut être pris en compte que si sa déposition a été versée au dossier (Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 52, Recueil 1996-III, Mika c. Suède (déc.), no 31243/06, 27 janvier 2009).

122.  L’absence due à la peur appelle un examen plus poussé. Deux types de peur sont envisageables : la peur imputable à des menaces ou à d’autres manœuvres de l’accusé ou de personnes agissant pour son compte, et la peur plus générale des conséquences que pourrait avoir le fait de témoigner au procès.

123.  Lorsque la peur du témoin est imputable à l’accusé ou à des personnes agissant pour son compte, on peut comprendre que le juge autorise la lecture de sa déposition au procès sans le contraindre à comparaître ni permettre à l’accusé ou à ses représentants de le soumettre à un contre-interrogatoire, ce quand bien même cette déposition constituerait la preuve unique ou déterminante contre l’accusé. Permettre à un accusé ayant cherché à intimider des témoins de tirer profit de ses manœuvres serait incompatible avec les droits des victimes et des témoins. On ne saurait attendre d’un tribunal qu’il laisse pareils procédés saper le processus judiciaire. Par conséquent, un accusé qui a agi de la sorte doit être réputé avoir renoncé à son droit garanti par l’article 6 § 3 d) d’interroger les témoins en question. Il faut en juger de même lorsque les menaces ou manœuvres qui sont à l’origine de la peur de comparaître du témoin proviennent de personnes agissant pour le compte, ou au su et avec l’approbation, de l’accusé.

Dans l’arrêt Horncastle and others, la Cour suprême a observé qu’il était éminemment difficile pour un tribunal d’apprécier la réalité de menaces censées avoir été proférées par un accusé contre un témoin. La Cour ne sous-estime pas les difficultés qui peuvent se poser au moment de déterminer si, dans une affaire donnée, un accusé ou ses acolytes ont menacé un témoin ou l’ont directement intimidé. L’affaire Tahery elle même montre toutefois que, pourvu que des investigations appropriées soient menées, ces difficultés ne sont pas insurmontables.

124.  La jurisprudence de la Cour montre par ailleurs que, le plus souvent, la peur qu’ont les témoins de venir déposer n’est pas directement imputable à des menaces de l’accusé ou de personnes agissant pour son compte. Dans bien des cas, par exemple, elle est due à la notoriété de l’accusé ou de ses acolytes (voir, par exemple, Dzelili c. Allemagne (déc.), no 15065/05, 29 septembre 2009). Il n’est donc pas nécessaire pour que le témoin soit dispensé de comparaître à l’audience que sa peur soit directement due à des menaces de l’accusé. En outre, la peur pour la vie ou l’intégrité physique d’un tiers et la crainte d’un préjudice matériel sont également des éléments à prendre en compte lorsqu’il s’agit d’apprécier l’opportunité de contraindre un témoin à comparaître. Pour autant, toute peur subjective ressentie par le témoin ne suffit pas à le dispenser de comparaître. Le juge doit mener les investigations appropriées pour déterminer, premièrement, si cette peur est fondée sur des motifs objectifs et, deuxièmement, si ces motifs objectifs reposent sur des éléments concrets (voir, par exemple, l’affaire Krasniki c. République tchèque (no 51277/99, §§ 80-83, 28 février 2006), dans laquelle la Cour a jugé qu’il n’avait pas été démontré que les juridictions internes eussent recherché les raisons pour lesquelles les témoins avaient peur avant de leur accorder l’anonymat).

125.  Enfin, compte tenu de la mesure dans laquelle l’absence d’un témoin nuit aux droits de la défense, la Cour tient à souligner que lorsque le témoin n’a jamais été interrogé aux stades antérieurs de la procédure, il ne faut admettre sa déposition écrite en lieu et place de sa présence au procès qu’en dernier recours. Avant de pouvoir dispenser un témoin de comparaître au motif qu’il craint de se présenter au procès, le juge doit estimer établi que toutes les autres possibilités, telles que l’anonymat ou d’autres mesures spéciales, seraient inadaptées ou impossibles à mettre en œuvre.

3.  La règle de la preuve unique ou déterminante

a)  Considérations générales

126.  La Cour note que les présentes affaires ne concernent que la lecture donnée lors des procès des requérants de dépositions de témoins absents. Il ne lui appartient pas d’examiner in abstracto l’application de la règle de common law excluant la preuve par ouï-dire ni le point de savoir si, d’une manière générale, les dérogations à cette règle actuellement applicables en droit pénal anglais sont compatibles avec la Convention. Ainsi qu’elle l’a rappelé au paragraphe 118 ci-dessus, l’article 6 ne réglemente pas l’admissibilité des preuves en tant que telle, cette matière relevant au premier chef du droit interne.

127.  La Cour observe également qu’il ne s’agit pas ici de témoignages apportés aux procès par des témoins dont l’identité aurait été cachée aux accusés (témoignages anonymes). Si les problèmes que soulèvent d’une part les dépositions de témoins anonymes et d’autre part celles de témoins absents ne sont pas identiques, les deux situations ne diffèrent pas dans le principe dès lors que, comme l’a reconnu la Cour suprême, les unes comme les autres dépositions risquent de désavantager l’accusé. Le principe sous-jacent est que, dans un procès pénal, l’accusé doit avoir une possibilité réelle de contester les allégations dont il fait l’objet. Ce principe commande non seulement que l’accusé connaisse l’identité de ses accusateurs, afin de pouvoir contester leur probité et leur crédibilité, mais aussi qu’il puisse mettre à l’épreuve la sincérité et la fiabilité de leur témoignage, en les faisant interroger oralement en sa présence, soit au moment de la déposition soit à un stade ultérieur de la procédure.

128.  La règle de la preuve unique ou déterminante est apparue en germe dans l’arrêt Unterpertinger c. Autriche (24 novembre 1986, série A no 110, § 33), où l’on trouve également la raison pour laquelle elle doit s’appliquer : si la condamnation de l’accusé repose uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions de témoins qu’à aucun stade de la procédure il n’a pu interroger, il est porté atteinte aux droits de la défense dans une mesure excessive. Comme l’a souligné la Cour suprême, dans les premières affaires de témoins absents ou anonymes où la Cour a esquissé cette règle, le constat de violation de l’article 6 § 3 d) reposait au moins en partie sur l’absence de justification du fait que les témoins n’avaient pas été cités à comparaître ou que leur identité n’avait pas été dévoilée. C’est dans l’arrêt Doorson (précité) que la Cour a dit pour la première fois que même dans le cas d’un défaut de comparution justifié du témoin, la condamnation était inéquitable si elle reposait uniquement ou dans une mesure déterminante sur un tel témoignage.

b)  Les critiques formulées à l’égard de la règle de la preuve unique ou déterminante

129.  S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Horncastle and others, le Gouvernement conteste la règle de la preuve unique ou déterminante, ou du moins l’application que la chambre en a faite dans les présentes espèces. Il avance essentiellement quatre arguments.

Premièrement, la common law, par ses règles de preuve proscrivant l’admission du ouï-dire, qui seraient bien antérieures à l’entrée en vigueur de la Convention, protégerait l’aspect du procès équitable visé par l’article 6 § 3 d) sans qu’il soit besoin d’appliquer une règle de la preuve unique ou déterminante. La présence de semblables règles de preuve ne correspondrait pas, en revanche, à une tradition dans les pays de droit romain. Aussi, l’article 6 § 3 d) aurait-il été censé produire ses effets principalement à l’égard des procédures en vigueur dans ces pays, qui permettaient précédemment la condamnation d’un accusé sur la foi de témoignages n’ayant pas pu être contestés par l’intéressé.

Deuxièmement, l’application de cette règle serait source de difficultés pratiques. D’une part, la Cour n’aurait pas expliqué quand une preuve doit passer pour déterminante avec suffisamment de précision pour qu’un juge puisse effectivement appliquer la règle. D’autre part, elle n’aurait pas tenu dûment compte des problèmes pratiques susceptibles de résulter de l’application de la règle dans un système de common law tel que celui de l’Angleterre et du pays de Galles.

Troisièmement, il n’aurait pas été suffisamment débattu du principe sous-tendant cette règle, qui reposerait sur la supposition erronée que tout témoignage par ouï-dire crucial pour une affaire doit être considéré comme sujet à caution ou, en l’absence d’un contre-interrogatoire du témoin, comme impossible à évaluer correctement.

Quatrièmement, enfin, la chambre aurait appliqué la règle avec une rigidité excessive et elle n’aurait pas procédé à une analyse complète des garanties disponibles en Angleterre et au pays de Galles ni apprécié l’importante différence qui existerait entre les procédures en vigueur dans les pays de common law et celles en vigueur dans les autres Etats contractants.

La Cour examinera ces arguments un par un.

130.  En ce qui concerne le premier argument, la Cour admet que la règle de la preuve unique ou déterminante a pu être élaborée dans un contexte où un certain nombre d’ordres juridiques permettaient la condamnation d’un accusé sur la foi de témoignages n’ayant pu être contestés par l’intéressé, situation qui n’aurait pas existé si la règle de common law excluant strictement les témoignages par ouï-dire avait été d’application. Elle note toutefois que les affaires ici examinées sont nées précisément du fait que l’exclusion stricte du ouï-dire a été abandonnée en Angleterre et au pays de Galles. La règle y souffre désormais des exceptions, introduites notamment par les lois de 1988 et de 2003. C’est en vertu de ces exceptions qu’ont été admises les dépositions de S.T. dans l’affaire Al-Khawaja et de T. dans l’affaire Tahery (paragraphes 41 et 44 ci-dessus). La Cour reconnaît que cette dilution de la règle de l’exclusion du ouï-dire s’est accompagnée de garanties légales, et il s’agit donc essentiellement de savoir, en l’espèce, si l’application de ces garanties a suffi à assurer le respect, à l’égard des requérants, des droits protégés par les paragraphes 1 et 3 d) de l’article 6. Dans ce contexte, s’il importe que la Cour tienne compte des différences significatives qui peuvent exister entre les divers systèmes juridiques et les procédures qu’ils prévoient, notamment quant à la recevabilité des preuves dans les procès pénaux, il reste que, lorsqu’elle examine la question du respect ou non desdites clauses de la Convention dans une affaire donnée, elle doit appliquer les mêmes critères d’appréciation quel que soit l’ordre juridique dont émane l’affaire.

131.  Pour ce qui est de l’imprécision alléguée de la règle, la Cour observe que le mot « unique », qui renvoie à une preuve qui est la seule à peser contre un accusé (voir par exemple Saïdi c. France, 20 septembre 1993, série A no 261-C), ne semble pas soulever de difficultés, la principale critique étant dirigée contre le mot « déterminante ». Dans ce contexte, « déterminante » (en anglais, « decisive ») est plus fort que « probante », c’est-à-dire qu’il ne suffit pas qu’il soit constant que, sans la preuve, la probabilité d’une condamnation reculerait au profit de la probabilité d’un acquittement : comme l’a relevé la Cour d’appel dans l’affaire Horncastle and others (paragraphe 54 ci-dessus), pratiquement toutes les preuves mériteraient alors cette qualification. En fait, le mot « déterminante » doit être pris dans un sens étroit, comme désignant une preuve dont l’importance est telle qu’elle est susceptible d’emporter la décision sur l’affaire. Si la déposition d’un témoin n’ayant pas comparu au procès est corroborée par d’autres éléments, l’appréciation de son caractère déterminant dépendra de la force probante de ces autres éléments : plus elle sera importante, moins la déposition du témoin absent sera susceptible d’être considérée comme déterminante.

132.  Le Gouvernement argue deuxièmement que la règle de la preuve unique ou déterminante ne peut être appliquée dans un système de common law sans causer de difficultés pratiques excessives. Il cite l’affaire Horncastle and others, dans laquelle la Cour suprême, observant qu’il était déjà difficile pour un juge professionnel de respecter l’obligation de ne pas traiter une preuve donnée comme déterminante, a estimé que si la règle devait être appliquée dans les procès avec jury, la seule manière en pratique de le faire serait de la considérer comme une règle de recevabilité : le juge devrait alors exclure comme irrecevable tout témoignage susceptible de se révéler déterminant, ce qui ne serait pas chose aisée. Il ajoute qu’il serait souvent impossible pour la Cour d’appel ou la Cour européenne de déterminer si une déposition donnée a été le fondement unique ou déterminant d’une condamnation, les jurys ne motivant pas leurs verdicts.

133.  La Cour admet qu’il pourrait être difficile pour un juge de déterminer avant le procès, alors qu’il n’a pas encore examiné et soupesé la totalité des éléments versés au dossier, lesquels seront déterminants.

134.  Cependant, une fois l’ensemble des éléments à charge présentés par l’accusation, l’importance et le poids des dépositions des témoins absents peuvent être appréciés par le juge à la lumière des autres éléments à charge. Dans les systèmes de common law, il est fréquent que les juges doivent, à ce stade, déterminer s’il y a lieu de tenir un procès contre l’accusé. Il leur faut souvent alors apprécier la force probante et la fiabilité des éléments à charge. La Cour observe d’ailleurs que l’article 125 de la loi de 2003 oblige expressément le juge à mettre fin au procès si, au regard de son importance pour l’accusation, le ouï-dire apparaît si peu concluant qu’une condamnation serait hasardeuse.

135.  Par ailleurs, la Cour n’est pas persuadée qu’une juridiction d’appel dans un système de common law, où les jurys ne motivent pas leurs verdicts, ne soit pas en mesure de dire si un témoignage livré par une personne n’ayant pu être contre-interrogée a été le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé. Il est courant que les juges d’appel aient à trancher le point de savoir si des preuves ont été indûment admises au procès et, dans cette hypothèse, si la condamnation peut néanmoins être considérée comme reposant sur des bases solides. Ce faisant, ils doivent notamment examiner l’importance pour l’accusation des preuves litigieuses et la mesure dans laquelle elles ont porté atteinte aux droits de la défense. Les juridictions d’appel sont donc bien placées pour dire si un témoignage non soumis à l’épreuve du contre-interrogatoire peut être considéré comme la preuve unique ou déterminante contre l’accusé et si la procédure dans son ensemble a été équitable.

136.  La Cour observe que les éléments de droit comparé dont elle dispose appuient cette conclusion relativement à l’application de la règle dans différents pays de common law (voir les paragraphes 63-87 ci-dessus et, en particulier, le raisonnement de la High Court of Justiciary écossaise).

137.  La Cour relève aussi à cet égard que dans l’affaire R. v. Davis (paragraphes 49 et 50 ci-dessus), la Chambre des lords n’a semblé entrevoir aucune difficulté dans l’application de la règle de la preuve unique ou déterminante dans le contexte de témoignages anonymes : Lord Bingham a ainsi observé qu’un procès qui aboutirait à une condamnation reposant uniquement ou dans une mesure déterminante sur une déclaration ou un témoignage anonymes ne serait pas considéré comme équitable et que « telle [était] la conclusion traditionnellement retenue par la common law en Angleterre » (voir le paragraphe 25 de l’arrêt Davis). Dans l’affaire Davis, la Chambre des lords a conclu non seulement que la déposition du témoin anonyme avait été le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé mais encore que la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire effectif s’était trouvée entravée. La décision rendue dans l’affaire Davis a abouti à l’introduction dans la loi de 2009 sur les coroners et la justice de l’obligation pour le juge, lorsqu’il examine l’opportunité d’accorder l’anonymat à un témoin, de tenir compte notamment de la question de savoir si la déposition du témoin concerné pourrait ou non constituer l’élément à charge unique ou déterminant (paragraphe 46 ci-dessus).

138.  La Cour note encore à cet égard qu’en ce qui concerne les cas où l’accusé choisit de garder le silence, elle applique la règle selon laquelle il serait incompatible avec le droit au silence de fonder une condamnation uniquement ou principalement sur le silence de l’accusé ou sur son refus de répondre à des questions ou de témoigner en personne (John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 47, Recueil 1996-I ; Condron c. Royaume-Uni, no 35718/97, § 56, CEDH 2000-V).

139.  La Cour ne peut davantage admettre le troisième argument du Gouvernement, selon lequel la règle de la preuve unique ou déterminante repose sur la supposition que tout témoignage par ouï-dire crucial pour une affaire doit être considéré comme sujet à caution ou impossible à évaluer correctement s’il n’a pas été vérifié par un contre-interrogatoire. En fait, la règle repose plutôt sur le principe selon lequel plus la preuve que constitue le témoignage est importante, plus grande est l’injustice que risque de subir l’accusé si l’on permet au témoin de rester anonyme ou de ne pas être présent au procès, et plus grande est la nécessité de respecter des règles permettant de garantir que la fiabilité du témoignage est démontrable ou qu’elle peut être dûment testée et appréciée.

140.  Dans l’arrêt Kostovski c. Pays-Bas (20 novembre 1989, série A no 166), où il avait été admis que la condamnation du requérant reposait dans une mesure déterminante sur la déposition de deux témoins anonymes, la Cour a déclaré (§ 42) :

« Un témoignage ou d’autres déclarations chargeant un accusé peuvent fort bien constituer un mensonge ou résulter d’une simple erreur ; la défense ne peut guère le démontrer si elle ne possède pas les informations qui lui fourniraient le moyen de contrôler la crédibilité de l’auteur ou de jeter le doute sur celle-ci. Les dangers inhérents à pareille situation tombent sous le sens. »

Elle a ensuite observé que les juges avaient apprécié les déclarations en cause avec prudence mais estimé que cette démarche ne pouvait guère passer pour remplacer une observation directe. Elle a donc conclu que l’utilisation de ces déclarations avait conduit à restreindre les droits de la défense d’une manière incompatible avec les garanties de l’article 6.

141.  Dans son arrêt Doorson (précité) rendu ultérieurement, la Cour a observé que l’anonymat accordé à deux témoins avait confronté la défense à « des difficultés qui ne devraient pas s’élever dans le cadre d’un procès pénal », mais elle a estimé qu’aucune violation ne pouvait être constatée si la procédure suivie avait suffisamment compensé les obstacles créés à la défense (§ 72). Elle a considéré que, à la différence de ce qui s’était passé dans l’affaire Kostovski, la défense avait pu contester la fiabilité des témoins anonymes (§§ 73 et 75). De plus, même après avoir dit qu’une condamnation ne devait pas reposer uniquement ou dans une mesure déterminante sur des témoignages anonymes, elle a souligné que « les déclarations obtenues de témoins dans des conditions telles que les droits de la défense ne pouvaient être garantis dans la mesure normalement requise par la Convention [devaient être traitées] avec une extrême prudence » (§ 76).

142.  En ce qui concerne le quatrième et dernier argument du Gouvernement, la Cour estime que les deux raisons sous-tendant la règle de la preuve unique ou déterminante qui ont été exposées dans l’arrêt Doorson demeurent valables. Pour ce qui est de la première raison, elle considère qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de la conclusion de l’arrêt Kostovski selon laquelle des déclarations chargeant un accusé peuvent fort bien « constituer un mensonge ou résulter d’une simple erreur ». De plus, des dépositions non assermentées faites par des témoins qui ne peuvent pas être interrogés apparaissent souvent à première vue concluantes et accablantes et, comme l’a observé Lord Justice Sedley, il est « dangereusement tentant » d’en conclure que l’accusé est indéfendable (paragraphe 115 ci-dessus) ; or l’expérience montre que la fiabilité des preuves, y compris celles qui semblent concluantes et convaincantes, peut apparaître bien différente lorsque l’on procède à un examen attentif. Les risques inhérents à l’admission d’un témoignage par ouï-dire non vérifié sont d’autant plus grands si ce témoignage constitue la preuve unique ou déterminante contre l’accusé. Quant à la deuxième raison, l’accusé ne doit pas être placé dans une position où il se trouve de fait privé d’une possibilité réelle de se défendre parce qu’il ne peut pas contester les éléments à charge. Dans un procès, la procédure doit garantir que les droits de la défense protégés par l’article 6 ne fassent pas l’objet de restrictions inacceptables et permettre à l’accusé de participer effectivement aux débats (T. c. Royaume-Uni [GC], no 24724/94, § 83, 16 décembre 1999, et Stanford c. Royaume-Uni, 23 février 1994, § 26, série A no 282-A). La Cour ne peut apprécier l’équité d’un procès pénal uniquement à partir de la fiabilité apparente des éléments à charge s’il n’a pas été possible de contester ces éléments après leur admission.

143.  Pour ces raisons, la Cour évalue dans chaque cas quelle incidence peut avoir eue sur l’équité globale du procès l’impossibilité pour l’accusé d’interroger un témoin. Elle estime toujours nécessaire d’examiner l’importance du témoignage non soumis à l’épreuve du contre-interrogatoire pour déterminer si les droits de l’accusé ont ou non fait l’objet d’une restriction inacceptable (voir, parmi les premiers exemples, Unterpertinger, précité, Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, série A no 158, et, plus récemment, Kornev et Karpenko c. Ukraine, no 17444/04, §§ 54-57, 21 octobre 2010, Caka c. Albanie, no 44023/02, §§ 112-116, 8 décembre 2009, Guilloury c. France, no 62236/00, §§ 57-62, 22 juin 2006, et A.M., Krasniki, Lucà, et Saïdi, précités).

La Commission avait d’ailleurs une jurisprudence analogue (voir, parmi les premiers exemples, X. c. Autriche, no 4428/70, décision du 1er juin 1972, Collection 40, p. 1, X c. Belgique, no 8417/78, décision du 4 mai 1979, D.R. 16, p. 205, X. c. République fédérale d’Allemagne, no 8414/78, décision du 4 juillet 1979, DR. 17, p. 231, et S. c. République fédérale d’Allemagne, no 8945/80, décision du 13 décembre 1983, D.R. 39, p. 43).

Cependant, pour apprécier le respect de l’article 6 § 3, la Cour examine toujours l’équité de la procédure dans son ensemble (voir, récemment, Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 50, 27 novembre 2008).

144.  Habituellement, lorsqu’elle considère des griefs tirés de l’article 6 § 1, la Cour apprécie l’équité globale de la procédure en tenant compte de facteurs tels que la manière dont les garanties légales ont été appliquées, l’étendue des possibilités offertes à la défense par la procédure pour compenser les obstacles auxquels elle se trouvait confrontée et la manière dont le juge a mené la procédure dans son ensemble (voir, par exemple, John Murray c. Royaume-Uni, précité).

145.  De plus, dans les affaires où, pour protéger les sources de la police, on n’a pas laissé la défense accéder à tous les éléments, la Cour ne remet pas en cause l’appréciation portée par les juridictions internes quant au point de savoir si les droits de la défense devaient s’effacer devant l’intérêt public, et elle se borne à vérifier si les procédures suivies par les autorités judiciaires ont suffisamment compensé ces restrictions par des garanties appropriées. Elle ne considère pas systématiquement que le fait que la défense n’ait pas pu accéder à certains documents emporte violation de l’article 6 § 1 (voir, par exemple, Rowe et Davis c. Royaume-Uni [GC], no 28901/95, CEDH 2000-II). De même, dans l’arrêt Salduz précité (§ 50), la Cour a rappelé que le droit à l’assistance d’un défenseur énoncé à l’article 6 § 3 c) constituait un élément parmi d’autres de la notion de procès équitable en matière pénale contenue à l’article 6 § 1.

146.  La Cour estime que la règle de la preuve unique ou déterminante doit être appliquée de la même manière. Il ne serait pas juste d’examiner l’équité d’une procédure en appliquant cette règle de manière rigide ou en ignorant totalement les spécificités de l’ordre juridique concerné et, notamment, de ses règles d’administration des preuves, même si certains arrêts, par tel ou tel dictum, ont pu laisser croire le contraire (voir, par exemple, Lucà, précité, § 40). Ce serait faire de cette règle un instrument aveugle et inflexible n’ayant rien à voir avec la manière dont la Cour examine traditionnellement la question de l’équité globale de la procédure, à savoir en mettant en balance les intérêts concurrents de la défense, de la victime et des témoins et l’intérêt public à assurer une bonne administration de la justice.

c)  Conclusion générale sur la règle de la preuve unique ou déterminante

147.  En bref, si l’admission à titre de preuve d’un témoignage par ouï-dire constituant l’élément à charge unique ou déterminant n’emporte pas automatiquement violation de l’article 6 § 1, lorsqu’une condamnation repose exclusivement ou dans une mesure déterminante sur les dépositions de témoins absents, la Cour doit soumettre la procédure à l’examen le plus rigoureux. Etant donné les risques inhérents aux témoignages par ouï-dire, le caractère unique ou déterminant d’une preuve de ce type admise dans une affaire est, pour reprendre les mots de Lord Mance dans R. v. Davis (paragraphe 50 ci-dessus), un facteur très important à prendre en compte dans l’appréciation de l’équité globale de la procédure et il doit être contrebalancé par des éléments suffisants, notamment par des garanties procédurales solides. Dans chaque affaire où le problème de l’équité de la procédure se pose en rapport avec une déposition d’un témoin absent, il s’agit de savoir s’il existe des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de celle-ci. L’examen de cette question permet de ne prononcer une condamnation que si la déposition du témoin absent est suffisamment fiable compte tenu de son importance dans la cause.

d)  Les garanties procédurales contenues dans les lois de 1988 et de 2003

148.  La Cour examinera donc les mesures compensatoires qui existaient dans le droit anglais à l’époque pertinente. Elle observe qu’en vertu des lois de 1988 et de 2003, l’absence d’un témoin doit être justifiée et relever de l’un des différents cas de figure définis dans ces textes (voir les articles 23 de la loi de 1988 et 116 de la loi de 2003 aux paragraphes 41 et 44 ci-dessus). Par ailleurs, quelles que soient les raisons de l’absence du témoin, sa déposition est irrecevable s’il est également anonyme.

De plus, en cas d’absence due à la peur, la loi de 2003 ne permet au juge d’admettre la déposition du témoin que s’il considère qu’elle sert l’intérêt de la justice et s’est assuré qu’il ne serait pas possible de mettre en place des mesures spéciales propres à permettre à l’intéressé de témoigner en personne. En pareil cas, le juge doit tenir compte de la difficulté pour l’accusé de contester un témoignage dont l’auteur n’est pas cité à comparaître.

149.  La loi de 2003 prévoit encore les garanties suivantes : quelle que soit la raison de l’absence du témoin, les éléments relatifs à sa crédibilité ou à sa cohérence sont recevables même dans l’hypothèse où ils ne l’auraient pas été s’il avait déposé en personne ; le juge reste libre de refuser d’admettre un témoignage par ouï-dire s’il estime que les arguments en faveur de son exclusion l’emportent largement sur ceux militant pour son admission ; enfin, élément particulièrement important, il doit mettre fin au procès s’il lui paraît, une fois tous les éléments à charge produits, que les accusations reposent « en tout ou en partie » sur un témoignage par ouï-dire admis en vertu de la loi de 2003 dès lors qu’il estime également que ce témoignage est si peu concluant que, compte tenu de son importance par rapport aux autres éléments à charge, une condamnation serait hasardeuse.

150.  En plus des garanties contenues dans les deux lois il est prévu, à l’article 78 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale, un pouvoir général d’exclusion des témoignages dont l’admission nuirait par trop à l’équité du procès. Enfin, la common law impose au juge de délivrer aux jurés l’instruction classique en matière de charge de la preuve et de les mettre en garde contre les dangers du témoignage par ouï-dire.

151.  La Cour considère que lesdites garanties – celles contenues dans les lois de 1988 et de 2003 et celles prévues par l’article 78 de la loi de 1984 et par la common law – sont, en principe, des garde-fous solides, propres à assurer l’équité de la procédure. Il reste à étudier comment ces garanties ont été appliquées dans chacune des deux affaires ici examinées.

4.  Les cas de l’espèce

152.  Se tournant vers les affaires dont elle est saisie, la Cour observe qu’à l’audience la Grande Chambre a demandé aux parties si elles admettaient que le témoignage de S.T. avait été la preuve unique ou déterminante dans l’affaire de M. Al-Khawaja et le témoignage de T. la preuve unique ou déterminante dans l’affaire de M. Tahery. En réponse à cette question, le Gouvernement, revenant sur la position défendue par lui devant la chambre, a déclaré que ni le témoignage de S.T. ni celui de T. n’avaient constitué une preuve unique ou déterminante (paragraphes 104 et 105 ci-dessus). La Cour examinera donc pour chacun des cas de l’espèce les questions de savoir, premièrement, s’il était nécessaire d’admettre le témoignage par ouï-dire litigieux, deuxièmement, si ce témoignage a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation et, troisièmement, si son admission a été contrebalancée par des éléments, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour assurer l’équité, au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 d), de la procédure examinée dans son ensemble.

a)  L’affaire Al-Khawaja

153.  La Cour observe qu’il n’est pas contesté que le décès de S.T. a rendu nécessaire aux fins de la prise en compte de son témoignage l’admission de sa déposition écrite.

154.  En ce qui concerne la thèse du Gouvernement selon laquelle la déposition de S.T. était étayée par d’autres éléments de preuve et ne peut donc passer pour avoir constitué une preuve unique ou déterminante, elle relève que le juge qui a admis la déposition de S.T. – et qui était bien placé pour en évaluer l’importance – a déclaré très clairement qu’en l’absence de cet élément le premier chef d’accusation n’aurait pas été retenu (paragraphe 13 ci-dessus). Il n’appartient pas à la Cour, si éloignée du procès, de contredire cette appréciation. En conséquence, force lui est de conclure que la déposition de S.T. a été déterminante.

155.  Cependant, comme cela a été indiqué au paragraphe 147 ci-dessus, l’admission de cette déposition doit être considérée non pas comme ayant automatiquement rendu la procédure inéquitable, mais comme un facteur très important à mettre en balance avec les garanties procédurales susmentionnées et les autres éléments compensateurs présents en l’espèce.

156.  Il était manifestement conforme à l’intérêt de la justice d’admettre la déposition de S.T., qui avait été enregistrée par la police dans le respect des formes. La fiabilité de cette déposition était corroborée par les éléments suivants : S.T. s’était plainte à deux de ses amis, B.F. et S.H., peu après les faits en question ; il n’existait que des divergences mineures entre sa déposition et le récit fait par elle à ses deux amis, qui témoignèrent tous deux au procès ; et, surtout, il existait des similitudes importantes entre la description de l’agression alléguée faite par S.T. et celle faite par l’autre plaignante, V.U., avec laquelle rien n’indiquait qu’il y eût eu collusion. Dans le cas d’une agression sexuelle perpétrée par un médecin sur une patiente au cours d’une consultation où il se trouvait seul avec elle, on voit mal comment les éléments produits pourraient être plus convaincants et concordants, d’autant que tous les autres témoins furent cités à comparaître au procès et que leur fiabilité fut mise à l’épreuve au travers d’un contre-interrogatoire.

157.  Il est vrai que la Cour d’appel a estimé que les recommandations faites par le juge aux jurés avaient été déficientes, mais elle a également considéré qu’elles avaient dû néanmoins leur faire clairement comprendre qu’eu égard à l’impossibilité pour le requérant de soumettre S.T. à un contre-interrogatoire et au fait qu’ils ne l’avaient pas vue ni entendue, ils devaient accorder moins de poids à sa déposition (paragraphe 22 ci-dessus). Compte tenu de cette indication et des éléments présentés par l’accusation à l’appui de la déposition de S.T., la Cour considère que les jurés ont pu apprécier correctement et équitablement la fiabilité des allégations portées dans cette déposition à l’encontre du premier requérant.

158.  Dans ces conditions, la Cour, considérant l’équité du procès dans son ensemble, estime que si des difficultés ont été causées à la défense par l’admission de la déposition de S.T. et s’il y a des risques inhérents à ce type de preuve, il existait en l’espèce des éléments compensateurs suffisants pour faire conclure que cette circonstance n’a pas emporté violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) de la Convention.

b)  L’affaire Tahery

159.  La Cour considère que le juge a procédé à des investigations appropriées pour déterminer si la peur éprouvée par T. reposait sur des motifs objectifs. Il a entendu à cet égard tant l’intéressé qu’un policier et il a vérifié si l’adoption de mesures spéciales, telles que la comparution derrière un écran, ne serait pas de nature à apaiser les craintes de T. Même s’il a été révélé dans le cadre du procès que l’auteur de la déposition incriminante était T., la conclusion du juge selon laquelle celui-ci avait réellement peur de venir témoigner et ne se serait pas présenté à l’audience même si des mesures spéciales avaient été mises en place constitue une justification suffisante pour l’admission de sa déposition.

160.  La Cour note que lorsque les personnes présentes sur les lieux lors de l’agression de S. furent interrogées pour la première fois, aucune n’affirma avoir vu M. Tahery porter les coups de couteau, et S. lui-même déclara ne pas savoir qui l’avait frappé, ajoutant qu’il avait supposé au départ que c’était M. Tahery. T. fit sa déposition incriminant le requérant deux jours après les faits. Il était le seul à dire qu’il avait vu la scène. Son témoignage oculaire non corroboré était donc, sinon la preuve unique, du moins la preuve déterminante contre le requérant. Il s’agissait clairement d’une preuve de poids sans laquelle la probabilité d’une condamnation aurait été bien moindre. Or, quelque cohérent et convaincant qu’il pouvait apparaître au premier abord, ce témoignage ne peut être rangé dans la catégorie des preuves pouvant être qualifiées de « manifestement fiables », comme pourrait l’être la déclaration d’un mourant désignant son assassin, pour ne prendre que l’un des exemples donnés par la Cour d’appel et la Cour suprême dans leurs arrêts respectifs concernant l’affaire Horncastle and others (paragraphes 53 et 60 ci-dessus).

161.  Le caractère unique ou déterminant de pareille preuve non vérifiée pèse lourd dans la balance et appelle des éléments suffisamment compensateurs des difficultés que son admission fait subir à la défense. A cet égard, le Gouvernement s’appuie essentiellement sur deux éléments : le fait que le juge a conclu qu’il ne serait pas inéquitable d’admettre la déposition de T. dès lors que le requérant pouvait la contester ou la réfuter en témoignant lui-même ou en faisant citer à comparaître d’autres témoins qui étaient présents, dont son oncle, et la mise en garde adressée par le juge aux jurés et selon laquelle il fallait traiter avec prudence la déposition du témoin absent.

162.  La Cour considère que ni l’un quelconque de ces facteurs ni la combinaison des deux n’étaient aptes à suffisamment compenser les obstacles auxquels la défense se trouvait confrontée. Même si le requérant a déposé en personne et nié les faits, par la force des choses il n’a pas pu contester la sincérité et la fiabilité de T. au moyen d’un contre-interrogatoire. Le fait est que T. était le seul témoin apparemment disposé ou apte à rapporter ce qu’il avait vu. La défense n’a pas pu appeler d’autres témoins pour contredire son témoignage par ouï-dire.

163.  L’autre témoignage produit au procès est celui de la victime, S., qui ne savait pas qui l’avait poignardé mais supposait que c’était le requérant. Son témoignage ne pouvait donc faire naître qu’une présomption et, pour l’essentiel, le requérant ne le contesta pas. S. relata l’altercation et les faits et gestes du requérant après l’incident (paragraphe 32 ci-dessus). Si ce témoignage corroborait certains détails de la déposition de T., il ne pouvait au mieux appuyer que de manière indirecte l’allégation de celui-ci selon laquelle l’auteur des coups de couteau était le requérant.

164.  Il est vrai que les recommandations faites par le juge dans son résumé à l’intention des jurés étaient circonstanciées et soigneusement formulées, appelant l’attention sur le risque qu’il y avait à se fier à un témoignage livré par une personne n’ayant pu être contre-interrogée. La Cour considère toutefois qu’une telle mise en garde, aussi claire et énergique soit-elle, ne peut passer pour une compensation suffisante lorsque la déposition non vérifiée de l’unique témoin oculaire produit par l’accusation constitue la seule preuve à charge directe.

165.  En conséquence, elle estime que le caractère déterminant du témoignage de T. en l’absence dans le dossier de preuves solides aptes à le corroborer emporte la conclusion que les jurés n’ont pas pu apprécier correctement et équitablement la fiabilité de ce témoignage. Considérant l’équité de la procédure dans son ensemble, la Cour juge que les éléments censés compenser les difficultés auxquelles la défense s’est trouvée confrontée du fait de l’admission de la déposition de T. n’étaient pas suffisants. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 6 § 3 d) à l’égard de M. Tahery.

Ellis et Simms et Martin C. Royaume Uni du 26 avril 2012 requêtes 46099/06 et 46699/06

La déposition d’un témoin anonyme n’a pas porté atteinte à l’équité d’un procès puisque cet anonymat était légitime et compensé durant la procédure par des garanties à la défense.

Article 6 §§ 1 et 3 d) (procès équitable)

La Cour note qu’elle a récemment examiné les exigences de l’article 6 § 3 d) dans le cas de témoins absents (et non de témoins anonymes) dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery C. Royaume- Uni, où elle a expliqué que l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire, et que ce principe ne va pas sans exceptions mais qu’on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense.

La Cour observe que les problèmes que soulèvent d’une part les dépositions de témoins absents, comme dans l’affaire précitée, et d’autre part celles de témoins anonymes, comme en l’espèce, ne diffèrent pas dans le principe. Le principe sous-jacent est que, dans un procès pénal, l’accusé doit avoir une possibilité réelle de contester les allégations dont il fait l’objet. Elle considère toutefois que les limitations précises portant sur la capacité de la défense à contester un témoin diffèrent dans les deux cas et que des considérations distinctes interviennent donc. Contrairement aux témoins absents, les témoins anonymes sont personnellement confrontés à l’avocat de la défense, qui peut les interroger de manière poussée sur les éventuelles incohérences de leur récit. Le juge, le jury et les avocats peuvent observer le comportement des témoins pendant leur interrogatoire et se faire une opinion quant à leur sincérité et leur fiabilité. L’ampleur des éléments divulgués au sujet des témoins anonymes a aussi une influence sur l’étendue des limitations subies par la défense.

S’inspirant de l’approche retenue dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, la Cour conclut que, dans les affaires où interviennent des témoins anonymes, l’article 6 § 3 d) impose trois exigences : premièrement, il doit y avoir un motif sérieux de garder secrète l’identité du témoin ; deuxièmement, la Cour doit rechercher si la condamnation se fonde uniquement ou dans une mesure déterminante sur la déposition du témoin anonyme ; et troisièmement, si tel est le cas, elle doit être convaincue qu’il existait suffisamment d’éléments pour contrebalancer cela, dont des garanties procédurales solides pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de cette déposition.

En l’espèce, la Cour souligne qu’il y avait un intérêt public manifeste à poursuivre les crimes perpétrés par des gangs, et qu’autoriser un témoin à déposer de manière anonyme était un élément important pour permettre de telles poursuites. Nul n’a contesté que Mark Brown craignait des représailles en cas de divulgation de son identité, raison pour laquelle la Cour admet qu’il y avait un motif sérieux de lui permettre de témoigner sous couvert de l’anonymat.

Quant à savoir si la condamnation s’est fondée uniquement ou dans une mesure déterminante sur la déposition du témoin anonyme, la Cour renvoie aux autres éléments produits par l’accusation. Elle est convaincue que la déposition de Mark Brown n’a pas constitué la « preuve unique » mais admet, comme le juge de première instance, qu’il était possible que sa déposition ait pu être déterminante pour certains au moins des requérants.

Il lui faut donc examiner les facteurs compensateurs permettant une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de la déposition de Mark Brown. La Cour passe en revue plusieurs aspects du procès : premièrement, les avocats des requérants, le juge et le jury étaient tous en mesure d’apprécier par eux-mêmes la fiabilité des déclarations de Mark Brown étant donné qu’ils pouvaient tous le voir et l’entendre et donc observer son comportement au cours du procès ; deuxièmement, le juge s’est prononcé sur la question de l’admission du témoignage anonyme de Mark Brown à plusieurs reprises, chaque fois en conduisant un examen approfondi des questions pertinentes tenant compte de la nécessité de préserver l’équité du procès ; troisièmement, le juge a souligné la nécessité de disposer d’éléments indépendants démontrant la participation des requérants à la fusillade ; quatrièmement, le juge a prévenu les jurés qu’ils devaient considérer la déposition de Mark Brown avec précaution et leur a donné des instructions précises quant aux limitations imposées à la défense et à la nécessité de s’appuyer sur d’autres éléments de preuve ; cinquièmement, de nombreuses informations ont été divulguées au sujet de Mark Brown, ce qui a largement fourni matière à contre interrogatoire; enfin, Mark Brown a bien été contre-interrogé de manière effective. La Cour conclut donc que les requérants ont pu contester effectivement la fiabilité de la déposition de Mark Brown.

Dès lors, la Cour est convaincue que le jury a pu procéder à une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de la déposition de Mark Brown au cours du procès des requérants. Elle rejette par conséquent les griefs des requérants et déclare les requêtes irrecevables.

Horncastle et autres c. Royaume-Uni du 16 décembre 2015 requête no 4184/10

Pas de violation de l'article 6-3/d, conclusion du dialogue judiciaire entre la CEDH et les tribunaux britanniques sur l’utilisation des preuves par ouï-dire. La CEDH accepte la preuve du ouï-dire si elle est complétée par des faits matériels.

La Cour note que selon sa jurisprudence constante la recevabilité des preuves relève au premier chef du droit interne et des tribunaux. Sa tâche consiste à vérifier si la procédure considérée dans son ensemble a revêtu un caractère équitable. Elle rappelle que l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel tous les éléments à charge doivent être produits devant l’accusé en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Dans son arrêt de Grande Chambre dans l’affaire Al-Khawaja et Tahery c Royaume-Uni (requêtes nos 26766/05 and 22228/06), la Cour a énoncé deux exigences découlant de ce principe : premièrement, l’absence d’un témoin doit être justifiée par un motif sérieux ; deuxièmement, une condamnation reposant uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions faites par un témoin absent à l’audience peut être compatible avec le droit à un procès équitable s’il existait des éléments suffisamment compensateurs des difficultés liées à l’admission d’une telle preuve, notamment des garanties procédurales solides, pour permettre une appréciation correcte et équitable de celle-ci.

Les requérants ne contestent pas le droit interne régissant l’admission de dépositions de témoins absents, admettant qu’il existait de solides garanties visant à assurer l’équité de la procédure pénale au Royaume-Uni, mais émettent des doutes sur le point de savoir si ces mécanismes ont été correctement appliqués dans les décisions rendues dans leurs affaires.

Ainsi qu’il a été expliqué dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, il s’agit pour la Cour dans chaque affaire de savoir si l’absence du témoin était justifiée par un motif sérieux et si les dépositions des témoins ont été le seul élément de preuve ou l’élément déterminant et, le cas échéant, si leur admission a été contrebalancée par des mesures suffisantes.

MM. Horncastle et Blackmore

La Cour reconnaît que le décès de la victime a abouti à la nécessité d’admettre sa déclaration, dès lors qu’il y avait lieu de la prendre en compte.

Pour établir si la déclaration de la victime a été déterminante pour la condamnation des requérants, la Cour se fonde sur les jugements des tribunaux internes. Le juge du fond a indiqué que la thèse de l’accusation dépendait de la déclaration de la victime, alors que la Cour d’appel a admis que la condamnation des requérants était fondée « dans une mesure déterminante » sur cette déclaration.

Toutefois, la Cour juge plus que défendable que la force probante des autres preuves à charge de l’affaire, en particulier les aveux des requérants selon lesquels ils avaient été présents dans l’appartement de la victime le soir où elle avait été agressée, est telle que la déclaration n’a pas été déterminante dans le sens où elle aurait déterminé l’issue de l’affaire.

Toutefois, à supposer même que la déclaration ait été « déterminante », la Cour estime qu’il existait des éléments suffisamment compensateurs des difficultés que l’admission de cette déclaration a fait subir à la défense, notamment le cadre législatif régissant les circonstances dans lesquelles des preuves par ouï-dire peuvent être admises et la possibilité pour les requérants de contester leur admission. Les garanties offertes par le droit interne ont été correctement appliquées par le juge du fond et, combinées à la force probante des autres preuves à charge et aux instructions rigoureuses données par le juge du fond, ont permis aux jurés d’apprécier équitablement et correctement la fiabilité de la déclaration de la victime. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 3 d) en ce qui concerne MM. Horncastle et Blackmore.

MM. Marquis et Graham

La Cour estime que la non-comparution de la victime au procès était justifiée par un motif sérieux. Le juge du fond a procédé à des investigations appropriées sur la nature, l’ampleur et les motifs de la peur de la victime. Les menaces dont elle avait fait l’objet durant son enlèvement et le fait qu’elle préférait s’exposer à un emprisonnement plutôt que de témoigner a convaincu le juge qu’elle était « terrifiée, et réellement bouleversée ». Toutes les mesures disponibles ont été prises pour assurer la comparution de l’intéressée. Le refus du juge du fond d’admettre la déclaration écrite du mari de la victime, au motif qu’il n’était pas convaincu que son absence au procès était due à la peur, démontre le soin et la diligence apportés par le juge dans l’exercice de sa tâche.

Pour apprécier le caractère unique ou déterminant de la déclaration, la Cour a d’abord examiné l’évaluation de l’élément en question par les tribunaux internes. Il y a lieu de noter que la Cour d’appel n’a pas jugé le témoignage de la victime déterminant. Il existait d’autres éléments de preuve indépendants, notamment une séquence filmée par la TVCF montrant M. Graham devant le domicile de la victime au moment de l’enlèvement, des relevés téléphoniques non contestés indiquant que des appels avaient été passés du téléphone de M. Marquis au mari de la victime le soir de l’enlèvement et des preuves de l’arrivée des requérants dans un hôtel le soir de l’enlèvement avec la voiture qu’ils avaient volée à la victime.

Dès lors, la Cour conclut que la condamnation des requérants n’était pas uniquement ou dans une mesure déterminante fondée sur la déclaration de la victime. Elle estime donc qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il existait des éléments suffisamment compensateurs.

Partant, la Cour conclut à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) en ce qui concerne MM. Marquis et Graham.

LA POLICE CRÉE DE FAUSSES PREUVES POUR CONDAMNER

Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 2) du 16 novembre 2017, requête n° 919/15

Article 6 : Graves défaillances dans la procédure pénale dirigée contre un opposant politique azerbaïdjanais, Illgar Mammadov.

La procédure pénale dirigée contre M. Mammadov a duré à peine plus de trois ans et neuf mois pour trois degrés de juridiction, les plus hautes instances (cour d’appel et Cour suprême) ayant examiné l’affaire deux fois chacune.

Compte tenu de la complexité de l’affaire, la Cour considère que la durée globale de la procédure n’a pas été excessive et déclare donc irrecevable cette partie du grief de M. Mammadov. La Cour juge toutefois que de sérieuses défaillances ont entaché le raisonnement des juridictions nationales et la manière dont les éléments de preuve utilisés pour condamner M. Mammadov ont été admis, examinés ou appréciés. Il en va de même pour la prise en compte par les juridictions nationales des objections soulevées par la défense quant au caractère inadéquat desdits éléments.

La Cour a examiné chacune des différentes catégories de preuves, observant tout d’abord que la confiance que les juridictions nationales ont placée dans les témoignages à charge pour condamner M. Mammadov ne peut qu’être qualifiée de manifestement déraisonnable ou arbitraire.

En particulier, les juridictions nationales ne se sont jamais prononcées dans leurs décisions sur les objections solides et factuellement étayées de la défense qui mettaient en cause la crédibilité des déclarations des policiers. La défense arguait en effet que certains des policiers n’avaient été interrogés que cinq mois après les émeutes, qu’ils n’avaient pu rapporter les faits immédiatement après leur survenance et qu’il n’existait aucune preuve médicale qu’ils avaient été blessés.

De même, les juridictions n’ont pas dûment pris en compte le fait que l’un des policiers soit revenu sur la déposition faite avant le procès, qu’il affirmait avoir signée sans même la lire, ni les implications que cela aurait pu avoir sur la crédibilité des déclarations des autres policiers. À aucun moment elles n’ont enquêté pour savoir si les témoignages des policiers pouvaient avoir été obtenus par le recours à des pressions indues.

Des documents soumis à la Cour semblent même indiquer que deux des policiers dont les déclarations ont servi de fondement à la condamnation de M. Mammadov n’auraient pas vraiment pu le voir : l’un deux a déclaré qu’il était au bureau pendant la visite de M. Mammadov à Ismayilli et l’autre, blessé par une pierre, a été hospitalisé avant l’arrivée de M. Mammadov dans cette ville.

Par ailleurs, les juridictions ont accepté certains témoignages livrés par des civils comme preuve des accusations contre M. Mammadov, alors même que la défense avait produit des documents montrant que l’un d’entre eux avait menti. Il ressort en outre des pièces du dossier qu’un autre de ces civils n’a jamais mentionné M. Mammadov dans son témoignage.

Les juridictions nationales ont en revanche refusé de prendre en compte les déclarations des témoins de la défense entendus, sans que l’on sache pourquoi ni sur quels fondements elles ont pu parvenir à la conclusion que la plupart d’entre eux, essentiellement des journalistes, connaissaient personnellement M. Mammadov, ni en quoi pareille conclusion leur a permis d’estimer que ce témoins allaient mentir au tribunal et risquer de commettre un parjure.

La Cour considère donc que cette conclusion selon laquelle tous les témoignages en faveur de M. Mammadov étaient mensongers et partiaux a été formulée sans motifs suffisants et prise en compte adéquate de la situation individuelle de chaque témoin.

Les lettres écrites par les services répressifs, également utilisées pour condamner M. Mammadov, contenaient des déclarations factuelles brèves et vagues, sans aucun élément pour les étayer (tels que des documents d’enquête, des vidéos, des procès-verbaux de perquisitions).

Malgré les objections répétées de M. Mammadov contre l’emploi de ces lettres comme éléments de preuve, il n’a jamais eu la possibilité de mettre en cause leurs auteurs au cours du procès pénal.

La Cour a examiné l’intégralité des messages de M. Mammadov sur des blogs et des réseaux sociaux, ainsi que la transcription d’une interview qu’il avait accordée à Azadliq Radio et, contrairement aux juridictions nationales, elle n’y a trouvé aucune preuve du fait qu’il aurait planifié des troubles de grande ampleur. Au contraire, les messages ont été rédigés et l’interview donnée pendant qu’il était à Ismayilli, voire après son départ, et si ces messages et interview critiquaient sévèrement les autorités, ils ne contenaient ni intention de commettre une infraction ni incitation à la violence.

Utiliser les déclarations publiques de M. Mammadov pour le condamner a donc été clairement arbitraire.

De même, la qualification par les juridictions nationales de la couverture médiatique des émeutes comme élément à charge a été arbitraire. Même si une situation générale de tension y était rapportée, aucun des médias en question n’a expressément parlé d’une flambée de violence l’après-midi du 24 janvier 2013.

Concernant pour finir les enregistrements vidéo, l’un d’entre eux montrait des affrontements entre les manifestants et les policiers alors que sur un autre on pouvait voir des rues calmes avec très peu de manifestants.

Le tribunal de première instance s’est appuyé sur les images des affrontements mais la cour d’appel, semblant reconnaître que celles-ci avaient été prises lors des événements survenus dans la matinée et donc avant l’arrivée de M. Mammadov dans la ville, accepta que soit versées au dossier les images filmées l’après-midi par une caméra installée sur un bâtiment le long du parcours prétendument emprunté par les manifestants.

Cet enregistrement montrait que la situation était calme mais la cour d’appel estima que cela pouvait s’expliquer par le fait que les manifestants marchaient dans la rue séparément les uns des autres ou arrivaient d’autres directions. Les juridictions ont donc créé une version purement hypothétique des faits, qui n’avait jamais été avancée par le parquet et n’était étayée par aucun élément.

Les plus hautes instances n’ont pas pris en compte les allégations de la défense selon lesquelles le parquet avait essayé de faire croire qu’un enregistrement vidéo montrant des affrontements avait été réalisé au cours de l’après-midi (en présence de M. Mammadov), alors que les images avaient en réalité été enregistrées au cours de la matinée. À l’appui de ses allégations, la défense avait produit la version complète de la vidéo ainsi qu’une vidéo analogue.

Les juridictions auraient dû examiner un élément aussi solide, surtout dans une affaire où le litige entre les parties portait sur la question de savoir si les troubles de grande ampleur avaient réellement eu lieu alors que M. Mammadov était à Ismayilli.

En conclusion, la condamnation de M. Mammadov reposait sur des éléments de preuve discutables ou dénaturés et ses objections à cet égard n’ont pas été suffisamment prises en compte. Les preuves en sa faveur ont systématiquement été écartées d’une manière insuffisamment justifiée ou manifestement déraisonnable. Même si l’affaire a été renvoyée une fois par la Cour suprême pour réexamen et s’il a été tenté de prendre en compte certaines des demandes et objections de la défense, il n’a finalement été remédié à aucune des défaillances mentionnées ci-dessus. La procédure pénale dirigée contre M. Mammadov, prise dans son ensemble, n’a donc pas respecté les garanties d’un procès équitable, ce qui a emporté violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a lieu d’examiner dans le détail ni les arguments de M. Mammadov concernant le caractère inadéquat des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, ni la question de la radiation de l’un de ses défenseurs de l’ordre des avocats.

Mills c. Irlande irrecevabilité du 2 novembre 2017 requête no 50468/16

Article 6-1 : Allégation de guet-apens policier : requête déclarée irrecevable car le requérant n'a pas su le démontrer.

Le requérant, Robert Mills, est un ressortissant irlandais, né en 1990 et résidant à Dublin (Irlande). En juin 2013, M. Mills fut arrêté à la suite d’une opération d’achats tests de stupéfiants menée à Dublin en vue d’identifier des individus impliqués dans la vente et l’offre de stupéfiants. L’opération débuta le 28 mars 2013, lorsque deux agents infiltrés de l’Unité nationale de lutte contre la drogue approchèrent au hasard deux jeunes hommes et leur demandèrent s’il y avait « de l’herbe dans le coin ». L’un des jeunes hommes passa un appel téléphonique et, quelques minutes plus tard, une voiture arriva avec pour passager M. Mills. Ce dernier vendit un sachet de cannabis à 25 euros à l’un des agents et, à sa demande, lui donna un numéro de téléphone portable pour des contacts futurs. Le lendemain, l’agent de police lui téléphona. Ils se rencontrèrent juste après et M. Mills lui vendit un autre sachet de drogue. Il conseilla au policier d’acheter en plus grande quantité la fois suivante. La troisième et dernière vente, pour une valeur de 50 euros, eut lieu quelques jours plus tard, selon le même schéma. Après son arrestation et son interrogatoire par la police, M. Mills fut inculpé en application de la loi sur les stupéfiants. Son avocat demanda que les preuves apportées par la police fussent écartées, arguant que le requérant avait été piégé par les agents infiltrés. Au terme d’un débat juridique sur l’admissibilité des éléments de preuve, qui dura deux jours sans le jury (voir dire) et au cours duquel les policiers à la barre furent contre-interrogés, le juge refusa d’exclure les preuves litigieuses. M. Mills plaida alors coupable et fut condamné à une peine de deux ans d’emprisonnement pour chaque chef, assortie d’un sursis de deux ans. La cour d’appel le débouta en décembre 2015. Elle se référa abondamment à la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme et observa que l’Irlande s’avérait être le seul pays, selon une étude comparative couvrant 22 États membres, à ne pas disposer d’une base textuelle formelle régissant l’intervention d’agents infiltrés. Tout en considérant cette situation insatisfaisante, elle conclut néanmoins à l’absence de violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme en l’espèce et considéra que la juridiction de jugement avait décidé à juste titre d’admettre les éléments de preuve litigieux.

Elle releva en particulier que les agents infiltrés qui avaient participé à l’opération avaient été bien formés sur la manière d’agir, qu’ils n’avaient fourni à l’accusé qu’une occasion ordinaire de commettre une infraction, qu’il apparaissait que ce dernier se serait comporté de la même manière si la même occasion lui avait été offerte par n’importe qui d’autre et qu’aucune manœuvre d’incitation, de persuasion ou de pression ne l’avait amené à agir ainsi. En juin 2016, la Cour suprême refusa au requérant l’autorisation de la saisir.

CEDH

La Cour partage la critique formulée en l’espèce par les juridictions internes quant à l’absence de tout système formel d’autorisation et de contrôle des opérations d’infiltration policière en Irlande au moment des faits et relève que la limite entre une infiltration légitime par un agent et une incitation au crime peut plus facilement être franchie lorsqu’aucune procédure claire et prévisible n’existe pour autoriser pareilles opérations. La Cour considère toutefois que le défaut de procédure formelle ne signifie pas que l’opération d’infiltration en l’espèce a été menée sans aucune garantie.

Elle observe, en particulier, qu’elle a eu lieu dans le cadre d’une opération plus large autorisée au plus haut niveau de la police, que les agents qui y ont participé avaient reçu des instructions spécifiques concernant, notamment, la question du guet-apens, et que les policiers à la barre ont été soumis à un contre-interrogatoire approfondi par l’avocat du requérant concernant le déroulement des achats tests. Au vu des faits de l’espèce, établis de manière détaillée par les juridictions internes et qui n’ont pas été contestés en tant que tels par M. Mills, la Cour relève en outre le caractère indirect de l’approche initiale. C’est une tierce personne approchée au hasard qui a informé M. Mills que l’agent de police souhaitait acheter une petite quantité de stupéfiants.

Le fait que cette personne a été en mesure de le contacter immédiatement indique qu’il était connu dans le quartier pour être impliqué dans le trafic de drogue. Rien dans ses échanges avec les agents de police n’indique que ces derniers ont exercé une quelconque pression sur lui. En particulier, il est arrivé sur place en quelques minutes, prêt à vendre des stupéfiants à une personne qui lui était totalement inconnue, et les deux autres ventes se sont déroulées à la même vitesse et avec la même facilité que la première. Les juridictions internes ont considéré qu’il se serait comporté de la même manière si l’occasion de vendre des stupéfiants lui avait été offerte par n’importe qui d’autre.

La Cour partage cette analyse et conclut que le rôle des services de police en l’espèce a été essentiellement passif et que leur comportement n’a pas franchi la limite qui aurait permis de le qualifier de guet-apens ou d’incitation au délit.

La Cour considère par ailleurs qu’il ressort de la procédure interne que si M. Mills était parvenu à prouver qu’il avait été piégé, les éléments retenus contre lui auraient été déclarés irrecevables. La procédure suivie par la juridiction de jugement a été contradictoire, minutieuse et approfondie, respectant ainsi les critères établis par la jurisprudence de la Cour

La Cour souligne toutefois, confirmant les conclusions et constats de la cour d’appel en l’espèce, que l’adoption d’une procédure formelle en droit interne serait nécessaire pour encadrer les opérations d’infiltration menées par la police. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l’article 35 de la Convention (critères de recevabilité). Dès lors, la Cour déclare la requête irrecevable.

Kormev c. Bulgarie du 5 octobre 2017 Requête 39014/12

Article 6-1 de la Convention, le requérant est condamné sur le témoignage d'un co- accusé quia donné son nom sous la torture.

a) Les principes généraux établis par la jurisprudence de la Cour

79. La Cour rappelle que si l’article 6 de la Convention garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telles, matière qui relève au premier chef du droit interne (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45-46, série A no 140, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 94, CEDH 2006‑IX). Elle n’a donc pas à se prononcer, par principe, sur la recevabilité de certaines catégories d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilité du requérant. Elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’« illégalité » en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 34, CEDH 2000‑V, et Jalloh, précité, § 95).

80. Pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut aussi se demander si les droits de la défense ont été respectés. Il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité de l’élément de preuve et de s’opposer à son utilisation. Il faut prendre également en compte la qualité de l’élément de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles il a été recueilli font douter de sa fiabilité ou de son exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre (Jalloh, précité, § 96). À cet égard, la Cour attache aussi de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question était ou non déterminant pour l’issue du procès pénal (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 164 in fine, CEDH 2010).

81. La Cour a estimé que, lorsque des éléments recueillis au moyen d’une mesure jugée contraire à l’article 3 de la Convention sont utilisés dans un procès pénal, cela suscite toujours de graves doutes quant à l’équité de la procédure, même si le fait d’avoir admis ces éléments comme preuves n’a pas été décisif pour la condamnation du suspect (Jalloh, précité, §§ 99 et 105, et Haroutyounian c. Arménie, no 36549/03, § 63, CEDH 2007‑III). En particulier, l’utilisation dans un procès pénal de dépositions obtenues à la suite d’une violation de l’article 3 de la Convention – que ces méfaits soient qualifiés de torture, de traitement inhumain ou de traitement dégradant – prive automatiquement d’équité la procédure dans son ensemble et viole l’article 6 (Gäfgen, précité, § 166, et El Haski c. Belgique, no 649/08, § 85, 25 septembre 2012). Il en va de même aussi pour l’utilisation de preuves matérielles directement recueillies au moyen d’actes de torture (Gäfgen, précité, § 167, et Jalloh, précité, § 105). L’utilisation de telles preuves obtenues au moyen d’un traitement contraire à l’article 3 de la Convention qui se situe en-deçà de la torture ne contrevient en revanche à l’article 6 que s’il est démontré que la violation de l’article 3 a influé sur l’issue de la procédure, c’est-à-dire qu’elle a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou la peine (Gäfgen, précité, § 178, et El Haski, précité, § 85).

82. Les principes susmentionnés valent non seulement lorsque la victime du traitement contraire à l’article 3 de la Convention est l’accusé lui-même mais aussi lorsqu’il s’agit d’un tiers (El Haski, précité, § 85). En particulier, la Cour a jugé que l’utilisation dans un procès de preuves obtenues par la torture est constitutive d’une violation du droit à un procès pénal équitable même lorsque la personne à laquelle les preuves ont été extorquées par ce biais est une autre personne que l’accusé (Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, §§ 263 et 267, CEDH 2012 (extraits), et Haroutyounian, précité, §§ 58-66).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

83. À la lumière des principes susmentionnés dégagés par sa jurisprudence et compte tenu des allégations du requérant dans la présente affaire, la Cour doit chercher à établir : i) si la déposition du coaccusé du requérant M. Stoykov établie au cours de l’enquête a été obtenue en violation de l’article 3 de la Convention, ii) le cas échéant, si elle a été obtenue à la suite de torture ou de traitements inhumains et dégradants et iii) quelle a été l’utilisation de cette déposition dans le cadre de la procédure pénale en cause.

84. La Cour rappelle que la question de savoir si M. Stoykov a été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention lors des premières heures de sa détention a fait l’objet d’un récent arrêt (Stoykov, précité) qui est devenu définitif le 1er février 2016. La Cour a établi ce qui suit dans les paragraphes 55-61 de l’arrêt précité :

« 55. La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas le contenu du certificat médical délivré le 27 février 2009 et du rapport d’expertise médicale du 15 janvier 2010, qui décrivent plusieurs ecchymoses et contusions à la tête, à l’abdomen, au dos et au niveau des membres inférieurs et supérieurs du requérant qui lui ont été probablement causés le 26 février 2009 de la manière décrite par celui-ci (...). Ces constats n’ont été remis en cause ni par le parquet d’appel de Plovdiv, ni par le Gouvernement défendeur (...).

56. Les observations des parties divergent quant au point de savoir si ces lésions ont été causées uniquement au cours de l’arrestation du requérant, comme l’affirme le Gouvernement (...), ou pendant l’arrestation et au cours des quelques heures suivants celle-ci, selon les affirmations du requérant (...).

57. Les éléments de preuve dont elle dispose ne permettent pas à la Cour de déterminer au-delà de tout doute raisonnable si le requérant a effectivement été maltraité de la façon dont il décrit, notamment s’il a été battu à plusieurs reprises tout au long de la journée et s’il a été plaqué sur le sol couvert de neige. De même, aucune pièce du dossier ne permet de corroborer l’allégation du l’intéressé selon laquelle ses doigts ont été brûlés avec un allume-cigare. Cependant, les preuves médicales du dossier démontrent que l’intéressé a reçu plusieurs coups violents à la tête, à l’abdomen, au dos et au niveau des membres supérieurs et inférieurs, probablement le 26 février 2009. Il est à noter également que les documents médicaux attestent de la présence de sang coagulé sous les ongles du requérant, ce qui pourrait corroborer sa thèse selon laquelle on lui aurait introduit la pointe d’un couteau sous les ongles de ses doigts. La Cour estime que la gravité des lésions corporelles constatées démontre que le requérant a été soumis à des traitements dont les effets dépassent le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Tout au long de la journée du 26 février 2009, l’intéressé s’est trouvé aux mains des agents de la police (...). Dans une telle situation, il revient au gouvernement défendeur de fournir une explication convaincante quant à l’origine des blessures en cause (voir, mutatis mutandis, Selmouni, précité, § 87).

58. Dans ses observations, le Gouvernement soutient la thèse selon laquelle les lésions du requérant ont été causées au cours de son arrestation et que le recours à la force physique se justifiait par la nécessité de préserver la vie et l’intégrité physique des agents participants dans l’opération. Le Gouvernement met l’accent sur le caractère particulièrement violent de l’infraction pénale reprochée au requérant, une circonstance qui aurait démontré le danger encouru par les policiers lors de l’arrestation de celui-ci. La Cour rappelle cependant qu’en vertu de sa jurisprudence constante, la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements de la victime. La nature de l’infraction qui était reprochée au requérant est donc dépourvue de toute pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3 (voir Labita, précité, § 119 in fine).

59. Le Gouvernement n’a pas allégué que le requérant a essayé de s’enfuir ou qu’il a opposé de la résistance aux forces de l’ordre. Il est vrai que l’ordonnance du procureur d’appel du 16 mai 2011 mentionnait que le recours à la force en l’occurrence avait été motivé par la nécessité de « briser toute résistance » (...). La Cour observe cependant que l’expression employée par le procureur d’appel est assez floue et que l’ordonnance en cause ne décrit pas de manière concrète quels agissement du requérant auraient pu être perçus comme une agression physique vis-à-vis des policiers. Aucune autre pièce du dossier ne permet de conclure que l’intéressé s’est attaqué aux policiers qui sont intervenus dans son domicile ou encore qu’il les a menacés avec une arme. De surcroît, le Gouvernement n’a fourni aucune explication convaincante quant à l’origine du sang coagulé sous les ongles des doigts du requérant.

60. La Cour estime dès lors que l’État défendeur doit être tenu pour responsable des mauvais traitements infligés à l’intéressé le 26 février 2009. Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce et des critères dégagés par sa jurisprudence (...), la Cour considère que ces traitements doivent être qualifiés de torture.

61. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention de ce chef. »

85. La Cour a conclu que M. Stoykov avait été torturé alors qu’il était aux mains de la police le 26 février 2009. Elle rappelle que l’intéressé présentait plusieurs ecchymoses sur l’ensemble du corps, ainsi que du sang coagulé sous les ongles, ce qui correspondait à sa thèse selon laquelle on lui aurait introduit la pointe d’un couteau sous les ongles. Force est de constater que le même jour, entre 20 h 33 et 22 h 04, M. Stoykov a fait une déposition devant un juge du tribunal régional de Stara Zagora dans laquelle il a relaté les préparatifs effectués par lui et ses deux complices, leur entrée dans la maison de campagne de la comptable de l’entreprise ciblée et la contrainte exercée sur les victimes, la récupération de l’argent des bureaux de la société dans la ville voisine et le dépôt de l’argent dans la cache choisie et préparée à l’avance (paragraphe 10 ci-dessus).

86. La Cour relève que, dans leurs jugements et arrêts, les tribunaux internes ont rejeté l’argument selon lequel cette déposition avait été extorquée et qu’ils se sont appuyés pour l’essentiel sur les résultats d’une expertise médicale et sur le caractère qu’ils estimaient véridique de la déposition, qui aurait été corroborée par les autres preuves rassemblées (paragraphe 18 ci-dessus).

87. Tout en gardant à l’esprit le caractère subsidiaire de sa tâche, elle observe que l’expertise en cause a été effectuée plusieurs mois après les événements, qu’elle était basée sur l’examen des documents médicaux existants et non sur un examen médical pratiqué sur M. Stoykov et que l’expert n’a pas catégoriquement exclu la version des faits soutenue par cet accusé. Les tribunaux eux-mêmes n’ont pas exclu cette dernière version, mais ont estimé que, même en admettant que cet accusé eût été soumis à des violences policières, cela ne pouvait pas remettre en question la véracité de sa déposition, puisqu’elle était corroborée par les autres preuves du dossier (paragraphe 18 ci-dessus). Il en ressort que leur décision de retenir cette preuve était basée principalement sur leur constat que la déposition était véridique car elle aurait correspondu aux autres preuves.

88. La Cour estime pour sa part que cette approche a eu pour effet de donner carte blanche aux autorités chargées de l’enquête pour soumettre les suspects et les témoins à la torture dans le but d’obtenir des preuves orales qu’elles auraient ensuite pu utiliser, à condition qu’elles fussent véridiques, pour prouver la culpabilité des suspects. Un tel raisonnement est susceptible de saper la protection offerte par les articles 3 et 6 de la Convention, tels qu’ils sont interprétés dans sa propre jurisprudence (paragraphe 81 ci‑dessus). La Cour ne saurait donc l’accepter et elle ne saurait dès lors souscrire à la conclusion à laquelle sont parvenus les tribunaux internes à cet égard.

89. Elle réitère son constat selon lequel M. Stoykov a été torturé le 26 février 2009 alors qu’il se trouvait aux mains de la police (paragraphes 84 et 85 ci-dessus). Elle rappelle également que les événements de cette journée n’ont jamais été complètement élucidés par les autorités internes, ce qui a résulté en un constat de violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention (Stoykov, précité, §§ 65-74). Elle considère que la sévérité du traitement subi par M. Stoykov le 26 février 2009 a inévitablement influencé sa décision de faire une déposition lors de l’interrogatoire mené ce soir-là, d’autant plus que l’argent volé avait déjà été retrouvé, le même jour, à la suite de ses indications. Elle conclut dès lors que la déposition de M. Stoykov datant du 26 février 2009 lui a été extorquée sous la torture.

90. Elle constate ensuite que cette déposition a été utilisée comme preuve par toutes les instances pour motiver la condamnation des trois accusés, y compris celle du requérant (paragraphes 17, 20 et 22 ci-dessus). Ce constat suffit déjà en lui-même pour priver automatiquement d’équité l’ensemble de la procédure pénale menée contre le requérant (paragraphe 81 ci-dessus).

91. La Cour estime donc qu’il y eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Sakit Zahidov c. Azerbaïdjan du 12 novembre 2015 requête no 51164/07

Violation de l'article 6-1 : Le procès pénal d’un célèbre journaliste azerbaïdjanais était inéquitable. Il a été condamné pour des stupéfiants qui auraient été découverts sur lui alors que les policiers les ont mis.

La Cour constate que, en définitive, M. Zahidov a été reconnu coupable sur la seule base des preuves matérielles, à savoir les stupéfiants découverts sur lui pendant la fouille. Elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner les erreurs de fait ou de droit que le juge national aurait commises. Elle n’a pas non plus à dire, comme en l’espèce, si tel ou tel type de preuve est admissible ni d’ailleurs si M. Zahidov était coupable ou non. La question cruciale qui se pose est de savoir si le procès était équitable dans son ensemble, ce qui inclut la manière dont les preuves ont été recueillies.

La Cour estime que la qualité des preuves matérielles – notamment au vu de la manière dont elles ont été recueillies – sur lesquelles les tribunaux internes ont ultérieurement se sont fondés était contestable et que M. Zahidov ne s’est pas vu offert la possibilité de contester l’authenticité de ces pièces et l’usage qui en a été fait contre lui pendant son procès. Elle note en particulier : le décalage de 20 minutes entre l’arrestation et la fouille, qui peut faire légitimement penser que les preuves avaient pu être placées subrepticement sur M. Zahidov, qui se trouvait entre les mains des policiers à ce moment-là ; ainsi que le défaut d’examen par les tribunaux de l’enregistrement vidéo de la fouille corporelle, alors que ce dernier l’avait expressément demandé. Elle juge également préoccupant que l’arrestation de M. Zahidov n’ait pas été immédiatement consignée par la police et qu’il n’ait pas été représenté par un avocat au cours de son arrestation et de sa fouille. De plus, malgré les griefs formulés par M. Zahidov, les tribunaux internes n’ont rien dit sur l’usage qui avait été fait de ces pièces et, en particulier, ils n’ont pas recherché pourquoi la fouille n’avait pas eu lieu immédiatement ni si elle avait été conduite conformément aux règles de procédure.

La Cour en conclut que le procès de M. Zahidov, dans son ensemble, était inéquitable, en violation de l’article 6 de la Convention.

LES POLICIERS QUI ENQUÊTENT SONT

LES COLLEGUES DIRECTS DES POLICIERS ACCUSES

BOUTAFFALA c. BELGIQUE du 28 juin 2022 Requête no 20762/19

Art 6 § 1 (pénal) • Procès inéquitable • Condamnation du requérant pour rébellion fondée seulement sur les déclarations des policiers, y compris ceux lui ayant infligé un traitement dégradant reconnu par le Gouvernement • Cour d’appel ayant limité la portée de la déclaration unilatérale du Gouvernement • Déclaration portant sur l’art 3 obligeant les juridictions nationales à examiner avec une extrême prudence les allégations de faits de rébellion et d’établir ces faits de manière certaine

Art 46 • Exécution des arrêts • Décision de radiation ne tombant pas sous l’empire de l’art 46 qui vise uniquement les arrêts définitifs de la Cour • Art 46 ne conférant pas un droit pouvant être revendiqué lors d’une requête individuelle devant la Cour • Surveillance de l’exécution du règlement amiable incombant au Comité des Ministres • Autorités nationales devant tirer loyalement les conséquences d’une déclaration unilatérale du Gouvernement et ayant conduit à une décision de la Cour en ayant pris acte

CEDH

68.  La Cour constate que les circonstances ayant entouré l’arrestation du requérant et fondé son inculpation pour rébellion étaient contestées par les différents protagonistes dans le cadre des procédures internes pour violences policières et pour rébellion. Pour sa part, le requérant a soutenu dès son audition le jour de son arrestation et ensuite dans le cadre des deux procédures qui ont suivi les faits, qu’il avait été encerclé par les policiers et qu’il n’avait pas pu quitter les lieux. Il a constamment contesté s’être rebellé et a imputé ses lésions notamment à des coups des policiers qui l’avaient maîtrisé au moment de son arrestation (paragraphes 5-7 ci-dessus).

69.  Dans son arrêt du 13 mars 2018, la cour d’appel de Bruxelles a confirmé la condamnation pénale du requérant prononcée en première instance pour rébellion à l’encontre des policiers qui avaient procédé à son interpellation. Elle a estimé que la version des faits du requérant n’était pas crédible, au contraire des déclarations des policiers qui l’avaient interpellé. Elle a considéré que si les procès-verbaux d’audition des policiers ne valaient pas jusqu’à preuve du contraire, ils constituaient néanmoins des renseignements auxquels une force probante pouvait être accordée en raison de la confiance que la loi place dans la qualité de leurs auteurs (paragraphes 30 et 39 ci-dessus). La cour d’appel a par conséquent retenu la prévention de rébellion à charge du requérant, jugeant qu’il était établi « sans le moindre doute » que celui-ci s’était rebellé (paragraphe 30 ci‑dessus).

a)  Sur la portée et l’étendue du contrôle de la Cour

70.  La Cour entend tout d’abord rappeler que son rôle n’est pas de se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence des individus (Topić c. Croatie, no 51355/10, § 46, 10 octobre 2013 ; voir également, mutatis mutandis, Tekın et Arslan c. Belgique, no 37795/13, § 81, 5 septembre 2017). Conformément à l’article 19 de la Convention, il ne lui appartient pas de vérifier les erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, mais de vérifier lorsqu’elle est saisie d’un grief pris de l’article 6 de la Convention si la conduite de la procédure nationale dans son ensemble a garanti au requérant un procès équitable (El Haski, précité, §§ 81-83).

b) Sur la déclaration unilatérale du Gouvernement quant aux violences policières

71.  La particularité de la présente affaire tient au fait que l’État belge a préalablement et expressément reconnu devant la Cour que l’interpellation du requérant s’était déroulée dans des conditions qui n’ont pas contribué au plein respect de son droit à l’absence de traitement dégradant garanti par l’article 3 de la Convention.

72.  La cour d’appel de Bruxelles a interprété cette déclaration unilatérale en limitant sa portée aux seules injures proférées par les policiers lors du transfert du requérant vers le commissariat, postérieurement à son arrestation (paragraphe 29 ci-dessus). Ayant ainsi délimité les conséquences à tirer, dans le cadre de la procédure pour rébellion, de ladite reconnaissance, la cour d’appel a souligné que celle-ci n’était pas de nature à remettre en cause le non-lieu qui avait été prononcé en faveur des policiers par la chambre des mises en accusation le 26 juin 2014, cette décision étant définitive (paragraphes 15 et 29 ci-dessus).

73.  La Cour constate toutefois que les termes de la déclaration unilatérale du Gouvernement ne sont pas limités aux seules circonstances ayant entouré le transfert du requérant vers le commissariat après son arrestation. Le Gouvernement avait expressément reconnu la violation de l’article 3 de la Convention s’agissant des conditions de l’interpellation du requérant et ce, dans le cadre d’une requête portée devant la Cour dénonçant tant une violence excessive de la part des policiers que des motivations fondées sur des préjugés racistes.

74.  Certes, la reconnaissance par le Gouvernement d’une interpellation contraire à l’article 3 de la Convention n’implique aucunement que le requérant n’a pu être coupable de rébellion. Néanmoins, il découlait de cette reconnaissance de la violation de l’article 3 par l’État belge l’obligation pour les juridictions nationales d’examiner avec une extrême prudence les allégations de faits de rébellion imputés au requérant et d’établir ces faits de manière certaine.

75.  La Cour rappelle, d’une part, qu’une violation de l’article 3 constitue une atteinte aux valeurs les plus fondamentales de la Convention (paragraphe 52 ci-dessus). Sa gravité ne pourrait être banalisée. La Cour note, d’autre part, que les allégations de violences policières et celles de rébellion commise par le requérant s’inscrivaient toutes deux dans le cadre de l’interpellation de ce dernier.

c)  Sur l’appréciation de l’équité de la procédure quant à l’accusation de rébellion

76.  Sur la base de ce qui précède, la Cour est à présent appelée à examiner l’équité de la procédure ayant abouti à la condamnation du requérant pour rébellion.

  1. La phase préliminaire du procès pénal

77.  La Cour a déjà souligné, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, que les personnes chargées de mener les investigations en cas d’allégations de violences policières doivent offrir toutes les garanties objectives d’indépendance (Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 104, 12 octobre 2004, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 118, CEDH 2015).

78.  Devant la Cour, comme devant les juridictions internes, le requérant se plaint de n’avoir pas été interrogé par le magistrat instructeur que ce soit dans le cadre de la procédure relative aux violences policières ou de celui de la procédure relative à la rébellion. En l’espèce, le requérant a été auditionné le soir de son arrestation par un collègue des policiers qui l’avaient interpellé et ensuite par les services de l’Inspection générale dans le cadre de sa plainte relative aux violences policières dont il a prétendu avoir été l’objet.

79.  En l’occurrence, aucun élément du dossier soumis à la Cour ne permet de mettre en doute la probité de ces interrogateurs ni leur indépendance (voir, mutatis mutandis, L.G. c. Belgique no 38759/14, § 62, 18 septembre 2018). En outre, l’instruction relative aux faits de rébellion s’est déroulée – comme celle relative aux faits de violences policières – sous l’autorité d’un juge d’instruction dont l’indépendance et l’impartialité n’ont pas été remises en cause par le requérant. Á l’estime de la Cour, la seule absence d’audition d’un inculpé par le juge d’instruction n’est pas de nature à emporter une violation de l’article 6 § 1 de la Convention lorsque l’intéressé s’est vu, comme en l’espèce, offrir la possibilité de défendre sa cause devant les juridictions de jugement et de contester, à cette occasion, l’ensemble des éléments à charge (voir Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 38, série A no 275).

  1. La phase de jugement

80.  La Cour constate que, pour condamner le requérant du chef de rébellion, la cour d’appel a accordé un poids prépondérant aux déclarations faites par les policiers ayant procédé à l’interpellation du requérant, bien que les conditions de celle-ci aient été reconnues par le Gouvernement comme contraires à l’article 3 de la Convention.

81.  La Cour a déjà considéré que lorsque sont contestés les faits essentiels à la base des chefs d’inculpation et que les seuls témoins de l’accusation sont les policiers qui ont joué un rôle actif dans les événements litigieux, il est indispensable que les tribunaux usent de toute possibilité raisonnable de vérifier les déclarations à charge faites par ces policiers, sans quoi il y aura violation des principes fondamentaux du droit pénal, en particulier du principe « in dubio pro reo » (Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 83, 15 novembre 2018).

82.  En l’espèce, la cour d’appel de Bruxelles a justifié son refus de mettre en doute les déclarations à charge faites par les policiers au motif qu’elles étaient confirmées par celles, convergentes et détaillées, d’autres policiers présents lors des faits mais étrangers à ceux-ci (paragraphe 30 ci-dessus).

83.  La Cour observe cependant que ces policiers étaient eux-mêmes mis en cause dans la procédure pour violences policières initiée par le requérant (paragraphe 12 ci-dessus) et que la reconnaissance de la violation de l’article 3 par le Gouvernement portait sur les « conditions » de l’interpellation du requérant. En outre, il ne pouvait être exclu que lesdits policiers aient pu être réticents à témoigner contre des collègues directs, de même qu’il pouvait être considéré aux yeux du requérant qu’ils n’étaient pas suffisamment indépendants à leur égard (voir, mutatis mutandis, sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention, Najafli c. Azerbaïdjan, no 2594/07, §§ 52-54, 2 octobre 2012).

84.  La Cour relève que par contraste, la cour d’appel a relativisé la valeur probante des déclarations des quatre témoins à décharge au motif que connaissant le requérant, ils ne présentaient pas des garanties suffisantes d’indépendance (paragraphe 30 ci-dessus).

85.  La Cour note à l’examen de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles qu’aucun autre témoignage ni aucun autre élément de preuve obtenu dans le cadre des procédures internes ne vient conforter la version de la rébellion présentée par les policiers. Ceci s’avère particulièrement problématique dans les circonstances spécifiques de l’espèce où l’interpellation du requérant a été reconnue comme contraire à l’article 3 de la Convention (paragraphes 74 et 75 ci-dessus).

86.  Ainsi, la Cour relève que les deux témoins indépendants n’ont aucunement confirmé dans leurs dépositions l’existence de coups portés par le requérant aux policiers.

87.  La Cour rappelle que pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, il faut rechercher si les droits de la défense ont été respectés. Il y a lieu de se demander en particulier si le requérant a eu la possibilité de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut également prendre en compte la qualité des preuves et notamment vérifier si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues jettent le doute sur leur crédibilité ou leur exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre. Á ce propos, la Cour attache de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question a exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale (Gäfgen, précité, § 164).

88.  En l’espèce, force est de constater que la cour d’appel a accordé un poids décisif dans la condamnation du requérant aux dépositions à charge des policiers ayant procédé à l’interpellation du requérant et aux témoignages des autres policiers présents sur les lieux de cette interpellation pourtant reconnue contraire à l’article 3 de la Convention.

89.  La Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu’il soutient (paragraphe 65 ci-dessus) que les éléments produits devant les juridictions internes n’ont pas permis d’établir « au-delà de tout doute raisonnable » l’absence de rébellion dans le chef du requérant. Ceci reviendrait à inverser la charge de la preuve en matière pénale. En effet, l’équité de la procédure prescrite par l’article 6 de la Convention ne peut être dissociée du respect dû à la présomption d’innocence telle que celle-ci est garantie par l’article 6 § 2 de la Convention (Melich et Beck c. République tchèque, no 35450/04, § 47, 24 juillet 2008). Or, en vertu du principe « in dubio pro reo », qui constitue l’un des principes les plus fondamentaux du droit pénal (Navalnyy, précité, § 83), la charge de la preuve incombe à l’accusation et une personne poursuivie ne pourrait être contrainte de prouver son innocence (Melich et Beck, précité, § 47).

90.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les juridictions internes n’ont pas assuré au requérant une procédure équitable compatible avec les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

91.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PLACE DU PROCUREUR DANS LE PROCES

QUI PEUT IMPOSER SES DECISIONS

Thierry c. France du 2 mars 2023 requête no 37058/19

Art 6-1 : La Cour déclare irrecevable la requête de l’ancien commissaire divisionnaire Thierry portant sur la procédure disciplinaire dont il avait fait l’objet en jugeant manifestement mal fondé le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1

L’affaire concerne la procédure disciplinaire dont le requérant, alors commissaire divisionnaire de police à la tête de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), a fait l’objet, au terme de laquelle son habilitation à exercer les attributions attachées à la qualité d’officier de police judiciaire (OPJ) a été suspendue. Le requérant soutient que la procédure suivie a méconnu les exigences du procès équitable. La Cour relève, d’une part, que la commission de recours des OPJ, auprès de laquelle le requérant déposa une requête aux fins d’annulation de la décision de retrait de son habilitation qui avait été prise par la procureure générale près la cour d’appel de Paris, dispose non seulement du pouvoir d’annulation des sanctions contestées devant elle, mais aussi du pouvoir de réformation et, d’autre part, que le contrôle qu’elle exerce porte sur l’exactitude matérielle des faits, leur qualification juridique et la proportionnalité de la sanction. Dans la présente affaire, la Cour constate que la commission de recours des OPJ a exercé un entier contrôle du bien-fondé de la sanction prononcée, y compris en ce qui concerne sa proportionnalité. La Cour note en outre que la commission de recours a pris en compte tant le passé et la manière de servir du requérant que la gravité des faits qui lui étaient reprochés et sa place dans la hiérarchie. Elle en déduit que l’étendue d’un tel contrôle coïncide avec celle du contrôle de « pleine juridiction » au sens de sa jurisprudence. De l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut que le recours présenté par le requérant à l’encontre de la mesure disciplinaire dont il avait fait l’objet a conduit la commission de recours à exercer un contrôle d’une étendue suffisante en suivant une procédure dont elle relève qu’il n’est ni soutenu ni établi qu’elle aurait méconnu les exigences attachées au droit à un procès équitable. Dans ces conditions, elle rejette le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention comme manifestement mal fondé.

CEDH

RECEVABILITE

24.  Elle rappelle en particulier que les litiges opposant l’État à ses agents entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de fonctionnaires en question ; en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62, Dahan c. France, no 32314/14, § 36, 3 novembre 2022).

25. Faisant application des critères dégagés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour relève que le droit interne n’exclut pas l’accès à un tribunal à un OPJ qui entendrait contester le retrait ou la suspension de son habilitation à exercer ses fonctions et en conclut que l’article 6 s’applique, ratione materiae, sous son volet civil sans pour autant que la procédure litigieuse relève, ainsi que le soutient le requérant, du volet pénal de cette disposition.

FAITS

A Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

a)   Principes généraux

26.  La Cour rappelle tout d’abord sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsqu’une autorité administrative chargée d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas de violation de la Convention si la procédure devant cet organe a fait l’objet du contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132 et les références citées, Dahan, précité, § 50).

27.  La Cour rappelle ensuite que, dans l’arrêt précité Ramos Nunes de Carvalho e Sá, tout en soulignant la définition autonome qu’il convient de retenir de la notion de « plénitude de juridiction » (§§ 177 et 178), elle a précisé les critères au regard desquels il convient d’apprécier l’étendue du contrôle juridictionnel. En premier lieu, s’agissant des litiges relevant du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention, il faut que le tribunal ait compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (§ 176). En deuxième lieu, une telle « plénitude de juridiction » implique que le tribunal saisi soit doté de compétences d’une étendue suffisante ou exerce un contrôle juridictionnel suffisant pour traiter l’affaire en cause (§ 177). En troisième lieu, afin d’évaluer si, dans un cas donné, le tribunal saisi a effectué un contrôle d’une étendue suffisante, il convient de prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question ainsi que les éléments suivants : a) l’objet du litige ; b) les garanties procédurales existant dans le cadre de la procédure administrative soumise au contrôle juridictionnel ; c) l’office du juge, à savoir la méthode de contrôle, ses pouvoirs décisionnels et la motivation de sa décision (§§ 179, 196 et 199 à 213), apprécié, dans le cadre de l’instance juridictionnelle en cause, eu égard la teneur du litige, aux questions qu’il soulève et aux moyens présentés à ce titre (Dahan, précité, § 51).

28.  La Cour précise enfin que dans l’arrêt Mutu et Pechstein c. Suisse (nos 40575/10 et 67474/10, § 139, 2 octobre 2018), elle a rappelé qu’aux fins de l’article 6 § 1, un tribunal ne doit pas nécessairement être une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires. Il peut avoir été institué pour connaître de questions relevant d’un domaine particulier dont il est possible de débattre de manière adéquate en dehors du système judiciaire ordinaire (voir également Rolf Gustafson c. Suède, 1er juillet 1997, § 45, Recueil 1997 IV).

b) Application en l’espèce

29.  La Cour note que les griefs présentés par le requérant devant elle portent uniquement sur la première étape de la procédure disciplinaire, qui s’est déroulée devant la procureure générale. Le respect, par la procédure juridictionnelle suivie devant la commission de recours des OPJ et devant la Cour de cassation, des exigences de l’article 6 § 1, n’est pas contesté par le requérant au soutien de son grief.

30.  La Cour relève d’emblée que la procureure générale n’est pas un organe juridictionnel. Dans ces conditions, alors même qu’elle a déjà considéré que le ministère public ne saurait être astreint aux obligations d’indépendance et d’impartialité que l’article 6 impose à un « tribunal », c’est à dire un organe juridictionnel « appelé à trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence » (Thoma c. Luxembourg (déc.), no 38432/97, 25 mai 2000, Agnelet c. France (déc.), no 61198/08, 27 septembre 2011, Nastase c. Roumanie (déc.), no 80563/12, 18 novembre 2014, Ryan James Clements c. Grèce (déc.), no 76629/14 , 19 avril 2016, Thiam c. France, no 80018/12, § 71, 18 octobre 2018), quelles que soient l’organisation de la procédure telle que prévue par les textes applicables et telle qu’elle a été assurée au cas d’espèce, et les différentes fonctions qu’y a exercées la procureure générale, il n’y a pas lieu, pour la Cour, de vérifier si la procureure générale a pris son arrêté dans des conditions répondant aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

31.  En revanche, la Cour doit s’assurer que le requérant a joui du droit à un tribunal et à une solution juridictionnelle du litige (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 219, 1er décembre 2020, Benthem c. Pays-Bas, 23 octobre 1985, § 40, série A no 97), tant pour les points de fait que pour les questions de droit (Chaudet c. France, no 49037/06, § 36, 29 octobre 2009). À ce titre, il lui revient de vérifier si le requérant a bénéficié du contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de « pleine juridiction » respectant les exigences de cet article et exerçant un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante (Dahan, précité, § 53).

32.  Dans ces conditions et dès lors que la commission de recours des OPJ, organe judiciaire de contrôle dans la présente affaire, doit être regardée comme un « tribunal » au sens de l’article 6 de la Convention, la Cour limitera son examen, au regard des critères énoncés au paragraphe 25 ci-dessus et rappelés dans Dahan (précité, § 51), à la question de savoir si cette commission jouissait d’une plénitude de juridiction et si le contrôle qu’elle a exercé sur la sanction litigieuse était suffisant (mutatis mutandis, Dahan, précité, § 54).

  1. L’objet du litige

33.  La Cour relève que la procédure disciplinaire engagée à l’encontre du requérant visait à déterminer si ce dernier avait manqué à ses obligations professionnelles et, dans l’affirmative, à réprimer son comportement fautif. À l’appui de son recours devant la commission de recours des OPJ puis à l’occasion de son pourvoi en cassation, le requérant soulevait des moyens portant tant sur des questions de droit que des éléments de fait (voir paragraphes 10 et 15 ci-dessus).

34.  La Cour souligne par ailleurs que même lorsqu’elles ne relèvent pas du volet pénal de l’article 6 de la Convention, les sanctions disciplinaires peuvent avoir de lourdes conséquences sur la vie, la réputation et la carrière des fonctionnaires. La gravité de la sanction infligée au requérant en l’espèce par la procureure générale, le retrait de son habilitation à exercer les attributions attachées à la qualité d’OPJ, devait donc faire l’objet d’un contrôle de proportionnalité, seul à même de garantir, selon sa jurisprudence, un contrôle « suffisant » (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 201 et Dahan, précité, § 56).

  1. Les garanties de procédure devant l’instance disciplinaire

35.  Alors même que, dans les circonstances particulières de l’espèce, ainsi qu’elle l’a exposé ci-dessus (paragraphe 30 ci-dessus), il n’y a pas lieu pour la Cour d’examiner les garanties qui ont entouré la conduite de la procédure devant la procureure générale afin de se prononcer sur l’étendue du contrôle juridictionnel qu’il incombait au juge interne d’exercer sur la sanction infligée, au terme de celle-ci, au requérant, il lui paraît utile, pour la complète compréhension du litige, de relever les éléments suivants.

36.  La Cour relève que la procédure prévue devant la procureure générale a contribué, en l’espèce, à garantir les droits de la défense du requérant tels qu’ils s’appliquent en droit interne. Elle note que celui-ci a été informé des poursuites déclenchées à son encontre, s’est vu notifier les griefs qui lui étaient reprochés et a pu présenter des observations écrites dans un délai suffisant avant la tenue de l’audience. Le requérant était assisté par deux conseils et a disposé de la faculté de faire utilement valoir ses arguments en défense (voir paragraphes 5 et 7 ci-dessus). La Cour relève par ailleurs que la procureure générale a pris un arrêté motivé, en indiquant de manière précise les faits reprochés au requérant et justifiant la sanction retenue pour les réprimer (voir paragraphe 8 ci-dessus).

  1. Le contrôle juridictionnel de la commission de recours

37.  S’agissant du caractère suffisant ou non du contrôle juridictionnel, la Cour souligne, d’une part, que la commission de recours dispose non seulement du pouvoir d’annulation des sanctions contestées devant elle mais aussi du pouvoir de réformation (voir l’article R. 15-14 du CPP au paragraphe 17 ci-dessus). D’autre part, elle note que le contrôle qu’elle exerce porte sur l’exactitude matérielle des faits, leur qualification juridique et la proportionnalité de la sanction (voir pour l’étendue du contrôle exercé par la commission de recours notamment l’arrêt de la Cour de cassation précité du 8 janvier 2019 au paragraphe 16 ci-dessus). À cet égard, elle rappelle que les points de fait revêtent une importance déterminante pour l’issue d’une procédure disciplinaire relative à des droits et obligations de caractère civil.

38.  En ce qui concerne l’examen du bien-fondé de la sanction, dans la présente affaire, la commission de recours des OPJ a exercé un entier contrôle, y compris sur la proportionnalité de la sanction prononcée. Après s’être livrée à une appréciation de la matérialité des griefs, elle a d’ailleurs jugé la sanction disproportionnée et a réformé le retrait d’habilitation en le ramenant à une suspension pour une durée de deux ans, après avoir écarté certains des griefs retenus par la procureure générale contre le requérant (voir paragraphes 12, 13 et 14 ci-dessus). La Cour note en outre que la commission de recours a pris en compte tant le passé et la manière de servir du requérant que la gravité des faits qui lui étaient reprochés et sa place dans la hiérarchie (voir paragraphe 14 ci-dessus). L’étendue d’un tel contrôle coïncide avec celle du contrôle de « pleine juridiction » au sens de la jurisprudence de la Cour (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 178 et les références citées, Dahan, précité, § 61).

39.  Il résulte de ce qui précède que le recours présenté par le requérant à l’encontre de la mesure disciplinaire dont il avait fait l’objet a conduit la commission de recours à exercer un contrôle d’une étendue suffisante en suivant une procédure dont il n’est ni soutenu ni établi qu’elle aurait méconnu les exigences attachées au droit à un procès équitable.

40.  Au demeurant, la Cour relève, à ce titre, que la commission est composée de trois magistrats du siège de la Cour de cassation (voir l’article 16-2 du CPP au paragraphe 17 ci-dessus), qu’elle a tenu une audience au cours de laquelle le requérant et ses avocats ont pu prendre la parole et revenir sur les faits (voir paragraphe 11 ci-dessus), que les principes d’égalité des armes et du contradictoire ont bien été respectés dès ce stade, le requérant ayant pris connaissance des éléments soumis au débat et ayant pu y répondre et, enfin, qu’elle a statué sur son recours par une décision motivée en droit comme en fait.

41.  La Cour relève au surplus que les décisions de la commission de recours sont susceptibles de faire l’objet d’un pourvoi en cassation. En l’espèce, s’agissant du contrôle exercé ultérieurement dans le cadre du pourvoi en cassation formé par le requérant, elle note que la Cour de cassation, après avoir qualifié la procédure en question de procédure disciplinaire spécifique, au terme de laquelle elle a conclu que le requérant avait bénéficié de garanties suffisantes de nature à préserver ses droits conformément à l’article 6 § 1 de la Convention, a procédé à un contrôle pour violation de la loi de la décision de la commission de recours (voir paragraphe 13 ci-dessus).

  1. Conclusion

42.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 2 de la Convention

43.  Le requérant invoque une violation de l’article 6 § 2 de la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

44.  La Cour relève que, contrairement à ce qu’exige l’article 35 § 1 de la Convention, le requérant n’a soulevé ce grief, pas même en substance, ni devant la commission de recours ni à l’appui de son pourvoi en cassation. Il s’ensuit que cette partie de la requête est irrecevable en raison du non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Kartoyev et autres c. Russie du 19 octobre 2021 requêtes n o 9418/13, 9421/13 et 49007/13

Violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) et Violation de l’article 6 § 1 : Défaut de publicité et d’équité dans la procédure pénale dirigée contre neuf ressortissants russes accusés d’avoir commis deux attentats en 2009

Art 6 § 1 (pénal) • Audience publique • Exclusion du public de l’intégralité du procès pénal contre des terroristes injustifiée • Exclusion non limitée à ce qui était strictement nécessaire pour préserver la confidentialité des documents classés secrets • Existence présumée de membres du groupe armé illégal non arrêtés insuffisante pour justifier la sécurité des parties • Cour suprême ayant aussi examiné l’affaire à huis clos

Art 6 § 1 (pénal) et Art 6 § 3 d) • Procès équitable • Égalité des armes • Témoins • Refus de faire produire des données techniques de rapports d’expertise • Refus de faire interroger des experts de l’accusation et d’accueillir des avis de spécialistes cités par la défense

L’affaire concerne le procès pénal dirigé contre les requérants, neuf ressortissants russes, accusés d’avoir commis deux attentats en novembre 2009. Ces derniers estiment ne pas avoir été jugés par un tribunal impartial et indépendant, d’avoir été privés de leur droit à un procès public (les audiences ayant été tenues à huis clos) et d’avoirsouffert d’un manque d’équité dans la procédure pénale dirigée contre eux. La Cour considère que l’exclusion du public du procès dirigé contre les requérants, au motif de garantir la protection des informations relevant du secret-défense et d’assurer la sécurité des parties, n’était pas justifiée au regard des circonstances de l’affaire. Elle note également que la Cour suprême, en examinant elle aussi l’affaire à huis clos, n’a pas remédié au défaut de publicité du procès pénal conduit devant la cour régionale. En ce qui concerne l’équité de la procédure pénale dirigée à l’encontre des requérants, la Cour a jugé que l’égalité des armes entre l’accusation et la défense, qui est l’un des aspects fondamentaux du droit à un procès équitable, n’a pas été respectée.

FAITS

Les requérants, M. Murad Mukhazhirovich Kartoyev (né en 1981 et résidant à Tver), M. Zelimkhan Yakubovich Aushev (né en 1985 et résidant à Ognennyy), M. Beslan Umatgireyevich Kartoyev (né en 1977 et résidant à Tver), M. Tatarkhan Umatgireyevich Kartoyev (né en 1973 et résidant à Sol-Iletsk), M. Beslan Daudovich Kartoyev (né en 1986 et résidant à Tver), M. Idris Alikhanovich Kartoyev (né en 1976 et résidant à Tver), M. Ilyas Daudovich Kartoyev (né en 1976 et résidant à Tver), M. Magomed Mussayevich Kartoyev (né en 1979 et résidant à Tver) et M. Timur Mukhazhirovich Kartoyev (né en 1977 et résidant à Tver), sont neuf ressortissants russes. Le 27 novembre 2009, le train « Nevski Express » circulant entre Moscou et Saint-Pétersbourg fut visé par un attentat à la bombe qui fit vingt-sept morts et deux cents sept blessés. Le 28 novembre 2009, un deuxième attentat à la bombe eut lieu sur la scène d’investigation de l’attentat commis la veille. Six personnes présentes sur les lieux, dont le directeur du Service fédéral de sécurité (FSB) furent légèrement blessées. À la suite d’une opération spéciale menée le 2 mars 2010 dans le village d’Ekajevo, en République d’Ingouchie, les requérants – soupçonnés d’avoir commis ces attentats – furent arrêtés, soumis à des prélèvements biologiques, puis placés en détention provisoire dans une maison d’arrêt de Moscou. À l’issue de l’enquête préliminaire, où furent menées différentes inspections, perquisitions et expertises, tous les requérants furent accusés d’appartenance à un groupe armé illégal, de préparation en bande organisée d’infractions contre des personnes physiques et morales et d’acquisition et détentionsillégales en bande organisée d’armes à feu, munitions et explosifs. Certains requérants furent, en outre, accusés de meurtre aggravé et d’actes de terrorisme ayant entraîné la mort d’autrui. L’affaire pénale fut alors transmise pour examen à la cour régionale de Tver. Par un jugement en date du 22 mai 2012, la cour régionale reconnut tous les requérants coupables d’acquisition et de détention illégales en bande organisée d’armes à feu, de munitions et d’explosifs, et d’appartenance à un groupe armé illégal. Quatre requérants furent par ailleurs reconnus coupables d’acte de terrorisme ayant entraîné la mort et condamnés à la réclusion à perpétuité. Les cinq autres requérants furent condamnés à des peines allant de sept à huit ans d’emprisonnement. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Le 25 février 2013, la Cour suprême de la Fédération de Russie, siégeant également à huis clos, rejeta l’appel des requérants.

Article 6 § 1 de Convention : La Cour observe qu’il ne ressort pas des éléments du dossier dont elle dispose, que les requérant aient exprimé leurs craintes quant à l’indépendance et à l’impartialité du tribunal, en raison de la présence supposée des procureurs dans la salle des délibérations, ni qu’ils aient contesté le procès-verbal de cette audience. La Cour estime donc que le grief relatif à l’indépendance et à l’impartialité de la cour régionale est manifestement mal fondé et doit ainsi être rejeté.

Concernant la décision de huis clos imposée par la cour régionale, la Cour rappelle que la publicité de la procédure des organes judiciaires visée à l’article 6 § 1 de la Convention protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public et constitue aussi l’un des moyens de préserver la confiance du public dans les cours et les tribunaux. Dans cette affaire, la Cour considère que si les autorités pouvaient avoir un intérêt légitime à préserver la confidentialité des documents classés secrets, la cour régionale devait limiter l’exclusion du public des débats à ce qui était strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi. Elle note, par ailleurs, que le tribunal n’a pas envisagé de prendre des mesures visant à limiter les effets de l’absence de publicité du procès, en ne restreignant, par exemple, l’accès qu’aux seuls documents relevant du secret défense ou en organisant à huis-clos la tenue de certaines audiences uniquement. Par ailleurs, la Cour considère que l’exclusion du public du procès dirigé contre les requérants au prétexte que des membres du groupe armé illégal n’avaient pas tous été arrêtés au moment du procès, ne pouvait être justifiée puisque aucun élément factuel permettant de démontrer un réel danger n’a été avancé par la cour régionale. Elle note également que la Cour suprême, en examinant elle aussi l’affaire pénale à huis clos, n’a pas remédié au défaut de publicité du procès pénal conduit devant la cour régionale. La Cour conclut donc à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Article 6 §§ 1 et 3 d) : La Cour rappelle que tout procès pénal doit revêtir un caractère contradictoire et garantir l’égalité des armes entre l’accusation et la défense, qui est l’un des aspects fondamentaux du droit à un procès équitable. Cela implique notamment pour l’accusation, comme pour la défense, de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie ou encore que les autorités communiquent à la défense toutes les preuves pertinentes en leur possession. La Cour, en l’espèce, estime que, même si la présence des données techniques réclamées par les requérants n’était pas obligatoire dans le dossier pénal, comme l’a jugé la cour régionale, le principe du contradictoire exigeait que la défense y eût accès. La Cour en conclut que l’égalité des armes entre l’accusation et la défense n’a pas été respectée. Concernant le rejet adressé aux requérants par la cour régionale de leur demande d’interrogation devant le tribunal des experts ayant examiné lessubstances, la Cour considère que cette décision allait à l’encontre des principes de la procédure contradictoire et de l’égalité des armes, puisque que la cour régionale avait fondé ses conclusionssur destémoignages d’experts qui n’avaient jamais été entendus à l’audience. La Cour observe également que la défense avait tenté d’apporter des éléments tendant à prouver que les rapports produits par l’accusation étaient déficients en soumettant des avis de spécialistes, mais que la cour régionale a refusé de les admettre comme preuves, alors qu’ils étaient a priori pertinents. Par ailleurs, la Cour note que le refus opposé aux requérants par la cour régionale d’offrir la possibilité à un spécialiste de commenter des rapports d’expertise, au motif que celui-ci n’était pas habilité à s’exprimer sur les conclusions d’un expert judiciaire, est incompatible avec le principe d’égalité des armes. La Cour conclut que l’approche des juridictions internes quant à la recevabilité des avis de spécialistes établis à la demande de la défense a créé un déséquilibre entre la défense et l’accusation, violant ainsi le principe d’égalité des armes. Il y a donc eu violation des articles 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention à raison d’un défaut d’équité de la procédure pénale dirigée contre les requérants.

CEDH

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION(PROCÈS PUBLIC ET TRIBUNAL IMPARTIAL)

56.  La Cour rappelle que la publicité de la procédure des organes judiciaires visés à l’article 6 § 1 de la Convention protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public, et constitue aussi l’un des moyens de préserver la confiance du public dans les cours et tribunaux (Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 39, CEDH 2006‑VI, et Yam c. Royaume-Uni, no 31295/11, § 52, 16 janvier 2020).

57.  Elle rappelle également que, dans de nombreuses affaires, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 après avoir constaté que les juridictions internes avaient ordonné l’exclusion du public des débats en motivant cette mesure simplement par la présence de documents classés secrets dans un dossier judiciaire ou par la nécessité d’assurer la sécurité des parties à la procédure, sans évaluer la nécessité de cette exclusion en mettant en balance le principe de la publicité des débats et les impératifs de protection de l’ordre public, de la sécurité nationale ou des intérêts de la justice (Belachev c. Russie, no 28617/03, §§ 79‑88, 4 décembre 2008, Romanova c. Russie, no 23215/02, §§ 152‑160, 11 octobre 2011, Raks c. Russie, no 20702/04, §§ 43‑51, 11 octobre 2011, Pichugin c. Russie, no 38623/03, §§ 185‑192, 23 octobre 2012, Artemov c. Russie, no 14945/03, §§ 43‑51, 3 avril 2014, Sheynoyev c. Russie [comité], no 65783/09, §§ 14‑16, 25 septembre 2018, Izmestyev c. Russie, no 74141/10, §§ 82‑95, 27 août 2019, et Maslennikov c. Russie [comité], no 42301/11, §§ 15‑31, 8 décembre 2020).

58.  Eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a soulevé aucun point de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

59.  En ce qui concerne d’abord la nécessité de protéger les informations relevant du secret-défense, elle considère que, si les autorités pouvaient en principe avoir un intérêt légitime à préserver la confidentialité des documents classés secrets, la cour régionale devait limiter l’exclusion du public des débats à ce qui était strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi (Izmestyev, précité, § 93). Elle constate à cet égard que la défense a demandé à la cour régionale de reprendre l’audience publique dès l’issue de l’examen des éléments du dossier classés secret-défense, et que la cour régionale a rejeté cette demande au motif que d’autres éléments de preuve susceptibles de révéler des informations classées secrètes seraient peut-être examinés ultérieurement (paragraphe 21 ci‑dessus). Or rien n’indique qu’il existât d’autres éléments de preuve relevant du secret‑défense, et la possibilité théorique que pareils éléments fussent examinés ne pouvait justifier l’exclusion du public du procès. La Cour note sur ce point que le tribunal n’a pas envisagé de prendre des mesures visant à limiter les effets de l’absence de publicité du procès, telles qu’une restriction ne portant que sur l’accès aux documents relevant du secret‑défense ou la tenue à huis clos de l’audience du 27 octobre 2011 seulement, alors que pareille possibilité était expressément prévue à l’article 241 § 3 du code de procédure pénale (paragraphe 47 ci‑dessus).

60.  En ce qui concerne la nécessité d’assurer la sécurité des parties, la Cour observe que, dans sa décision du 29 août 2011, la cour régionale a indiqué que les membres du groupe armé illégal et de la bande organisée n’avaient pas tous été arrêtés au moment du procès (paragraphe 19 ci‑dessus). Elle considère d’abord que cette motivation était trop laconique, en ce qu’elle ne désignait pas de manière suffisamment précise les membres du groupe qui auraient encore été en liberté. À supposer même qu’il y en ait eu, la cour régionale n’a cité aucun élément factuel susceptible de démontrer qu’ils aient représenté un danger réel pour les parties à la procédure, par exemple parce qu’ils auraient menacé les témoins ou les parties lésées (voir, à titre d’exemple, Artemov, précité, § 105). La Cour estime qu’en l’absence de tels éléments, l’existence présumée de membres du groupe armé illégal qui n’auraient pas été arrêtés n’était pas suffisante pour justifier la décision de tenir l’intégralité du procès pénal à huis clos (Belachev, précité, §§ 85‑86, et Raks, précité, §§ 48‑49).

61.  Elle considère donc que l’exclusion du public du procès dirigé contre les requérants ne pouvait passer pour justifiée au regard des circonstances de l’espèce.

62.  Enfin, la Cour rappelle qu’une juridiction supérieure peut, dans certains cas, effacer le vice ayant entaché la procédure devant le tribunal de première instance (Riepan c. Autriche, no 35115/97, § 40, CEDH 2000‑XII). Il peut ainsi être remédié à un défaut de publicité devant le tribunal de première instance par l’instance d’appel, si cette dernière procède à un réexamen complet de l’affaire de sorte que l’ensemble des preuves soit produit en présence de l’accusé, dans le cadre d’une audience publique et contradictoire (Riepan, précité, § 41, et Krestovskiy c. Russie, no 14040/03, §§ 34‑35, 28 octobre 2010). Or, en l’occurrence, la Cour suprême a également examiné l’affaire pénale à huis clos (paragraphe 44 ci‑dessus). Elle n’a donc pas remédié au défaut de publicité du procès pénal conduit devant la cour régionale.

63.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§1 et 3 d) DE LA CONVENTION(équité)

a)  Le refus de faire produire des données techniques de rapports d’expertise

69.  La Cour rappelle que tout procès pénal, y compris ses aspects procéduraux, doit revêtir un caractère contradictoire et garantir l’égalité des armes entre l’accusation et la défense : c’est là un des aspects fondamentaux du droit à un procès équitable. Le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l’accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie (Jasper c. Royaume-Uni [GC], no 27052/95, § 51, 16 février 2000, Rowe et Davis c. Royaume-Uni [GC], no 28901/95, § 60, CEDH 2000‑II, Fitt c. Royaume-Uni [GC], no 29777/96, § 44, CEDH 2000‑II, Edwards et Lewis c. Royaume-Uni [GC], nos 39647/98 et 40461/98, §§ 46 et 48, CEDH 2004‑X, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 146, CEDH 2005‑IV). De surcroît, l’article 6 exige que les autorités de poursuite communiquent à la défense toutes les preuves pertinentes en leur possession, à charge comme à décharge (Jasper, Rowe et Davis, Fitt et Edwards et Lewis, tous précités).

70.  Cela étant, le droit à la divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu. Dans une procédure pénale donnée, il peut y avoir des intérêts concurrents – tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions – qui doivent être mis en balance avec les droits de l’accusé. Dans certains cas, il peut être nécessaire de dissimuler certaines preuves à la défense afin de préserver les droits fondamentaux d’un autre individu ou de sauvegarder un intérêt public important. Toutefois, seules sont légitimes au regard de l’article 6 § 1 les mesures restreignant les droits de la défense qui sont absolument nécessaires. De plus, si l’on veut garantir un procès équitable à l’accusé, toutes difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (Jasper, précité, § 52, Rowe et Davis, précité, § 61, Fitt, précité, § 45, et Edwards et Lewis, précité, §§ 46 et 48).

71.  En l’espèce, la Cour observe que la défense a demandé à accéder à des données techniques issues de plusieurs rapports d’expertise afin de pouvoir contester la validité des conclusions des experts qui avaient conclu à la présence d’hexogène sur différents objets saisis lors des perquisitions et sur des vêtements appartenant aux requérants (paragraphes 29 et 35-36 ci‑dessus). À plusieurs reprises, la cour régionale a rejeté ces demandes au motif que la présence de ces données dans le dossier pénal n’était pas obligatoire (paragraphes 30 et 36 ci‑dessus).

72.  La Cour note qu’il n’était pas contesté devant les juridictions internes que ces données techniques existaient (voir, a contrario, M c. Pays‑Bas, no 2156/10, § 68, 25 juillet 2017 (extraits)) et qu’elles étaient détenues par le bureau d’expertise choisi par l’accusation. Elle estime donc que ces données constituaient des « preuves à charge » qui se trouvaient en la possession de l’accusation. Elle note ensuite que la défense a suffisamment motivé ses demandes, notamment en s’appuyant sur l’avis du spécialiste K., selon lequel il n’était pas possible de contester la validité des rapports d’expertise sans avoir accès aux données techniques sur lesquelles ils reposaient (paragraphes 34 ci‑dessus). Il n’a pas été allégué non plus que la divulgation de ces données à la défense serait allée à l’encontre d’intérêts concurrents, tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions (voir, a contrario, Van Wesenbeeck c. Belgique, nos 67496/10 et 52936/12, § 70, 23 mai 2017).

73. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, même si la présence de ces données techniques dans le dossier pénal n’était pas obligatoire en vertu du droit interne, le principe du contradictoire exigeait que la défense y eût accès. Les demandes de la défense en ce sens ayant été rejetées, l’égalité des armes entre l’accusation et la défense n’a pas été respectée.

b) Sur le refus de faire interroger des experts de l’accusation et le refus d’accueillir des avis de spécialistes cités par la défense

74.  La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu dans plusieurs affaires que le refus des tribunaux nationaux de faire interroger en audience judiciaire des experts choisis par l’accusation et d’admettre comme éléments de preuve des avis préparés par des spécialistes à la demande de la défense avaient violé le principe de l’égalité des armes et porté atteinte à l’équité de la procédure pénale (Khodorkovskiy et Lebedev cRussie, nos 11082/06 et 13772/05, §§ 706‑735, 25 juillet 2013, Pichugin, précité, §§ 31‑38, 6 juin 2017, et Khodorkovskiy et Lebedev (no 2), précité, §§ 481‑499).

75.  Eu égard aux éléments dont elle dispose, elle considère que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

76.  Premièrement, elle note que les requérants ont clairement demandé que les experts qui avaient examiné les substances explosives fussent interrogés devant le tribunal, afin que fussent éclaircis un certain nombre de points qui ne pouvaient être tranchés que par des spécialistes. La cour régionale a rejeté cette demande, estimant qu’il n’était pas nécessaire d’interroger les experts (paragraphes 36 ci‑dessus).

77.  La Cour rappelle que si l’accusation considère une personne en particulier comme une source d’information pertinente et s’appuie au procès sur son témoignage, qui est ensuite utilisé par le tribunal pour étayer un verdict de culpabilité, il faut présumer qu’il est nécessaire que cette personne comparaisse en personne pour être interrogée, à moins que son témoignage ne soit manifestement non pertinent ou redondant (Khodorkovskiy et Lebedev (no 2), précité, § 484). Elle considère en l’espèce que parmi les éléments de preuve qui ont servi de fondement pour la condamnation des requérants, les rapports d’expertise dont la validité était mise en cause par la défense ont eu un poids considérable : ils n’étaient donc pas manifestement non pertinents ou redondants (paragraphe 41 ci‑dessus). En outre, alors que les requérants n’avaient pas participé au choix des experts ni à la formulation des questions qui leur avaient été posées pendant la phase d’enquête (paragraphe 10 ci‑dessus), la cour régionale n’a pas convoqué ces experts et elle ne les a pas interrogés pendant le procès. Ainsi, elle a fondé ses conclusions sur des témoignages d’experts qui n’avaient jamais été entendus à l’audience (ibidem).

78.  Cette omission de la cour régionale était susceptible de porter sensiblement atteinte au droit des requérants à un procès équitable. En particulier, elle allait à l’encontre des principes de la procédure contradictoire et de l’égalité des armes.

79.  La Cour observe ensuite que les requérants ont tenté de contester plusieurs rapports d’expertise en s’appuyant sur des avis de spécialistes. Elle rappelle à cet égard qu’elle a déjà dit que pour obtenir une contre‑expertise la défense devait convaincre le tribunal que les rapports présentés par l’accusation étaient incomplets ou déficients, et qu’il pouvait être difficile de contester les conclusions d’un expert sans l’aide d’un autre expert du domaine pertinent (ibidem, § 495). Dans les circonstances de l’espèce, elle estime que pour pouvoir faire valoir effectivement son droit à une contre-expertise, la défense aurait dû avoir la même possibilité que l’accusation de produire un rapport établi par un expert. Elle ne perd pas de vue que le droit en question n’est pas absolu et que les formes selon lesquelles la défense peut demander l’aide d’experts peuvent varier. Elle observe toutefois qu’en l’espèce, la défense a tenté d’apporter la preuve que les rapports produits par l’accusation étaient déficients en soumettant des avis de spécialistes, P. et T., et que, alors que ces avis étaient a priori pertinents, la cour régionale a refusé de les admettre comme preuves (paragraphes 27-28 et 31 ci‑dessus).

80.  Elle note également que, si la cour régionale a accepté d’entendre le spécialiste K. relativement à l’usage de l’hexogène, elle a refusé de lui donner la possibilité de commenter des rapports d’expertise, au motif qu’un spécialiste n’était pas habilité à s’exprimer sur les conclusions d’un expert judiciaire (paragraphe 34 ci‑dessus). Elle rappelle qu’une telle déclaration équivaut à un refus général d’accepter toute preuve émanant d’un spécialiste produite dans le but de réfuter un rapport d’expert, ce qui est incompatible avec le principe de l’égalité des armes (ibidem, § 496). Par ailleurs, elle observe que la cour régionale a dit que la défense n’était pas autorisée à communiquer le contenu des pièces du dossier pénal à des tiers, l’affaire pénale étant classée « secrète » (paragraphe 28 ci‑dessus). Cette position de la cour régionale n’a fait qu’entraver davantage la possibilité pour la défense de contester les rapports d’expertise présentés par l’accusation.

81.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’approche des juridictions internes quant à la recevabilité des avis de spécialistes établis à la demande de la défense a créé un déséquilibre entre la défense et l’accusation, violant ainsi le principe de l’égalité des armes entre les parties (ibidem, § 499).

c) Sur l’indépendance et l’impartialité des experts

82.  La Cour constate que les requérants se plaignent aussi d’un défaut d’indépendance et d’impartialité des experts choisis par l’accusation (paragraphe 67 ci‑dessus). Elle note toutefois qu’elle s’est déjà prononcée sur les parties les plus importantes du même grief, qui porte plus largement sur l’examen des éléments de preuve par les juridictions nationales (paragraphes 74‑81 ci‑dessus). Elle considère par conséquent que cette partie du grief n’appelle pas d’examen distinct.

d) Conclusion quant à l’équité de la procédure

83. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation des articles 6 §§ 1 et 3 d) à raison d’un défaut d’équité de la procédure pénale dirigée contre les requérants.

EYLEM KAYA c. TURQUIE du 13 décembre 2016 requête 26623/07

56. La Cour rappelle avoir estimé, dans des décisions antérieures, que la circonstance dénoncée ne suffisait pas à mettre en cause l’égalité des armes, dans la mesure où, si elle donnait au procureur une position « physique » privilégiée dans la salle d’audience, elle ne plaçait pas l’accusé dans une situation de désavantage concret pour la défense de ses intérêts (Chalmont c. France (déc.), no 72531/01, CEDH, 9 décembre 2003, Carballo et Pinero c. Portugal (déc.), no 31237/09, 21 juin 2011, et Diriöz c. Turquie, no 38560/04, §§ 25-26, 31 mai 2012).

57. Elle considère que les circonstances de l’espèce ne présentent aucune particularité permettant de se départir de sa jurisprudence ainsi établie. Partant, le grief est irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention, pour défaut manifeste de fondement.

Arrêt DİRİÖZ c. TURQUIE du 31 mai 2012 requête n° 38560/04

L’emplacement surélevé du procureur dans la salle d’audience ne déroge pas au principe de l’égalité des armes

1.  Grief concernant l’emplacement du procureur dans la salle d’audience

22.  Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il estime que l’emplacement du procureur dans la salle d’audience relève plus du pur formalisme et ne touche aucunement à l’essence des devoirs et responsabilités des procureurs. Il cite des pays membres du Conseil de l’Europe où le siège du procureur serait surélevé par rapport à la défense.

23.  Le Gouvernement précise que dans les tribunaux turcs, le siège des juges est éloigné de celui du procureur. Il explique que le plan du siège des juges et procureurs relève d’une pratique établie dans le droit procédural turc, qui tient compte du fait que les deux corps de métier suivent la même formation, que leurs membres passent les mêmes concours avant d’exercer et que la transition entre les deux corps est possible. Selon le Gouvernement, en d’autres termes, un procureur de la République pourrait devenir juge pendant sa carrière et vice versa. Le Gouvernement estime que l’idée principale réside en ce que le procureur doit respecter aussi bien les intérêts de la défense que les droits de la victime, dans la mesure où il représente l’intérêt public. Il rappelle par ailleurs que le procureur recueille des preuves non seulement à la charge de l’accusé mais aussi à sa décharge. Partant, le Gouvernement soutient que l’emplacement du procureur, plus élevé que celui de la défense et de la victime mais éloigné des juges, a un sens symbolique.

24.  Le Gouvernement se réfère à la décision Töre c. Turquie n50744/99, 10 juin 2004 et conclut que les parties à la procédure ont des droits égaux et que la pratique mise en cause par le requérant ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable.

25.  La Cour rappelle avoir estimé, dans de précédentes décisions, que la circonstance dénoncée ne suffisait pas à mettre en cause l’égalité des armes, dans la mesure où, si elle donnait au procureur une position « physique » privilégiée dans la salle d’audience, elle ne plaçait pas l’accusé dans une situation de désavantage concret pour la défense de ses intérêts (Chalmont c. France (déc.), no 72531/01, CEDH, 9 décembre 2003 ; Carballo et Pinero c. Portugal (déc.), no 31237/09, 21 juin 2011).

26.  Elle considère que les circonstances de l’espèce ne présentent aucune particularité permettant de se départir de la jurisprudence établie. Partant, le grief est irrecevable en vertu de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention, pour défaut manifeste de fondement.

PLAIDER COUPABLE COMPATIBLE AVEC LA CONVENTION

Natsvlishvili et Togonidze c. Géorgie du 29 avril 2014 requête no 9043/05

L’accord de « plaider coupable » conclu dans une affaire géorgienne de détournement de fonds n’a pas emporté violation du droit de l’accusé à un procès équitable

Article 6 § 1 et article 2 du Protocole no 7

La Cour observe que la pratique des accords de « plaider coupable » entre le ministère public et la défense – la possibilité pour un accusé d’obtenir une modification des chefs d’accusation ou une réduction de sa peine en contrepartie d’une reconnaissance de culpabilité ou d’un plaidoyer de non-contestation – est chose courante dans les systèmes de justice pénale des États européens. Le fait qu’un accord de « plaider coupable » puisse s’analyser en une renonciation à certains droits procéduraux ne pose pas en soi problème au regard de l’article 6 de la Convention. Toutefois, il importe que la renonciation soit établie de manière non équivoque, qu’elle soit assortie de garanties minimales pour prévenir les abus et qu’elle ne se heurte à aucun intérêt public.

Quant aux faits de l’espèce, la Cour relève que c’est M. Natsvlishvili lui-même qui a pris l’initiative de demander un accord de « plaider coupable » au ministère public. Il a eu accès aux pièces du dossier pénal et a été dûment représenté par deux avocats qualifiés de son choix qui l’ont conseillé tout au long des négociations de « plaider coupable » avec le ministère public. En outre, devant le juge chargé de contrôler la validité de l’accord, M. Natsvlishvili a expressément confirmé qu’il comprenait la teneur de l’accord et ses effets juridiques, et que sa décision d’accepter l’accord ne résultait d’aucune contrainte ou de fausses promesses.

En outre, un procès-verbal écrit de l’accord signé par M. Natsvlishvili a été soumis au juge du fond pour examen. Les termes exacts de l’accord et des négociations qui l’ont précédé ont donc été soumis à un contrôle judiciaire. Le tribunal du fond n’était pas lié par l’accord, mais il pouvait le rejeter s’il décelait un manque d’équité dans le contenu de celui-ci ou dans la procédure qui y avait conduit.

Quant au grief tiré de l’article 2 du Protocole no 7 selon lequel l’accord de « plaider coupable » n’était pas susceptible d’appel devant une juridiction supérieure, la Cour juge normal que la portée du droit à un examen en appel soit plus restreinte s’agissant d’une condamnation fondée sur un accord de « plaider coupable » que s’agissant d’une condamnation fondée sur un procès pénal ordinaire. En acceptant l’accord de « plaider coupable », M. Natsvlishvili a renoncé en connaissance de cause à son droit à un examen ordinaire en appel.

La Cour conclut que M. Natsvlishvili a sans conteste accepté l’accord de « plaider coupable » en connaissance de cause et de son plein gré. On ne saurait dire que cette décision procède d’une contrainte exercée par le ministère public ou de fausses promesses faites par lui. Au contraire, elle était assortie de garanties suffisantes contre un abus de procédure éventuel. Enfin, pour la Cour, elle ne se heurte à aucun intérêt public. Dès lors, il n’y a eu violation ni de l’article 6 § 1 de la Convention ni de l’article 2 (droit à la vie) du Protocole no 7.

Article 6 § 2

En ce qui concerne le grief de M. Natsvlishvili selon lequel les circonstances de son arrestation ont porté atteinte au principe de la présomption d’innocence, la Cour note que le gouverneur de la région n’a pas expressément mentionné M. Natsvlishvili dans sa déclaration au sujet de l’intention de l’État de lutter contre la corruption. La Cour ne saurait donc conclure que dans la déclaration en question le gouverneur visait à rendre M. Natsvlishvili identifiable. En outre, la Cour estime que le fait que l’arrestation de M. Natsvlishvili a été filmée par les journalistes d’une station de télévision privée ne s’analyse pas en soi en une campagne des médias contre l’intéressé qui était de nature à porter atteinte au droit de celui-ci à un procès équitable. Dès lors, la Cour conclut à la non-violation de l’article 6 § 2.

Article 1 du Protocole no 1

La Cour note que la confiscation des biens des requérants et les autres paiements effectués en vertu de l’accord de « plaider coupable » étaient intrinsèquement liés à l’établissement de la responsabilité pénale de M. Natsvlishvili. La légalité et le caractère approprié de ces sanctions ne peuvent donc être dissociés de la question de l’équité de l’accord de « plaider coupable » lui-même.

Eu égard à ses conclusions sous l’angle de l’article 6 § 1 et de l’article 2 du Protocole no 7, la Cour conclut donc à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Article 34

En ce qui concerne l’échange de courriels entre la fille des requérants et le représentant du parquet général de Géorgie, la Cour relève que des communications informelles entre les autorités de poursuite et un tiers privé ne constituent pas un moyen approprié pour régler une affaire. Toutefois, la Cour estime que cette interaction n’est pas en soi incompatible avec les obligations incombant à l’État en vertu de l’article 34. Elle observe que les contacts du représentant du parquet général avec la fille des requérants n’étaient pas destinés à pousser les requérants à retirer ou à modifier leur requête ou à les gêner de toute autre manière dans l’exercice effectif du droit de recours individuel.

La Géorgie n’a donc pas manqué aux obligations découlant de l’article 34 de la Convention.

DROIT AU JURY NON PROTÉGÉ PAR LA CONVENTION

2 DECISIONS D'IRRECEVABILITE DU 7 JUIN 2013

Twomey et Cameron c. Royaume-Uni requête no 67318/09

Guthrie c. Royaume-Uni requête no 22226/12

Le droit de se faire juger par un jury n'est pas protégé par la Convention

Dans sa décision dans les affaires Twomey et Cameron c. Royaume-Uni (requête no 67318/09) et Guthrie c. Royaume-Uni (requête no 22226/12), la Cour européenne des droits de l’homme déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable. Cette décision est définitive.

La Cour souligne que le système de jugement par un jury n’est qu’un exemple parmi d’autres de la diversité des systèmes juridiques existant en Europe, qu’il n’appartient pas à la Cour d’uniformiser. Le droit à un procès équitable n’exige dès lors pas que ce soit un jury qui se prononce sur la culpabilité. En ce qui concerne le principal grief des requérants selon lequel la décision de congédier le jury a été prise sur la base de preuves de subornation de jurés qui n’avaient pas été intégralement divulguées à la défense, la Cour estime que la procédure a offert des garanties suffisantes à la défense, considérant, d’une part, que la divulgation des éléments de preuve se heurtait à un intérêt public important et, d’autre part, que le seul point à trancher était celui de savoir si le procès devait ou non se poursuivre devant un juge unique ou devant un juge siégeant avec jury, deux formes de procès qui sont en principe, l’une comme l’autre, acceptables au regard de la Convention.

Article 6 § 1

La Cour rappelle, que si l’article 6 § 1 ne garantit pas un droit à être jugé par un jury, le droit à un procès contradictoire implique, pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie. Elle souligne toutefois que le droit à une divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu et doit être mis en balance avec d’autres intérêts concurrents. En fait, dans certains cas, il peut être nécessaire de dissimuler certaines preuves à la défense pour sauvegarder l’intérêt public. En pareil cas, la Cour doit examiner si le processus décisionnel a satisfait aux exigences du contradictoire et s’il était assorti de garanties aptes à protéger les intérêts de l’accusé.

Dans les deux affaires, les éléments qui n’ont pas été divulgués n’étaient pas déterminants pour l’établissement de la culpabilité ou de l’innocence des requérants mais ont eu une incidence sur la question distincte de savoir si les intéressés avaient tenté de prendre contact avec des membres du jury pour influencer les délibérations. Dès lors, le ministère public a invoqué les éléments non divulgués uniquement dans le cadre de la question procédurale de savoir si le jury devait être congédié et si le procès devait se poursuivre devant un juge unique.

Au procès de MM. Twomey et Cameron, le juge avait informé les parties de son intention de congédier le jury et avait décidé de ne pas divulguer, pour des motifs d’intérêt public, les éléments indiquant qu’il y avait eu subornation de jurés. Bien que la non-divulgation et l’absence de toute déclaration indiquant la nature des allégations aient empêché les requérants de contester les éléments en question, les intéressés ont eu la possibilité de formuler des observations, tant devant la High Court que devant la Cour d’appel, sur le point de savoir s’il serait inéquitable de congédier le jury et de poursuivre le procès.

Au procès de Mme Guthrie, celle-ci et d’autres accusés avaient reçu un résumé des éléments concernant la subornation de jurés et avaient eu la possibilité de formuler des observations. En outre, cette question avait fait l’objet d’un recours, dans le cadre duquel la requérante avait également eu la possibilité de soumettre des observations.

La Cour conclut que, dans les deux affaires, la procédure a offert à la défense des garanties suffisantes, considérant, d’une part, que la divulgation à la défense des éléments pertinents se heurtait des motifs d’intérêt public importants et, d’autre part, que le seul point à trancher était celui de savoir si le procès devait se poursuivre devant un juge unique ou devant un juge siégeant avec un jury, deux formes de procès qui sont en principe, l’une comme l’autre, acceptables au regard de l’article 6.

Il s’ensuit que les requêtes doivent être rejetées pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 (conditions de recevabilité).

LE DROIT DE FAIRE APPEL

Chong Coronado c. Andorre du 23 juin 2020 requête n° 37368/15

Article 6-1 : L’obligation imposée aux personnes condamnées par défaut de comparaître en personne avant de pouvoir faire appel n’est pas disproportionnée.

L’affaire concerne une procédure pénale ayant abouti à la condamnation du requérant par défaut en première instance. Le requérant se plaint de n’avoir pas pu interjeter appel car il devait au préalable se rendre personnellement en Andorre pour se présenter devant la juridiction de premier degré qui l’avait condamné. Il estime qu’il aurait été immédiatement mis en détention s’il avait comparu devant cette juridiction. La Cour juge en particulier que l’obligation faite au requérant de comparaître en personne dans le cadre d’un recours d’audience ne constitue pas une charge disproportionnée pouvant mettre en cause le juste équilibre qui doit exister entre, d’une part, le souci légitime d’assurer l’exécution des décisions de justice et, d’autre part, le droit d’accès au juge et l’exercice des droits de la défense. Un pareil système cherche à ménager un juste équilibre entre les intérêts en cause et ne revêt pas un caractère inéquitable.

Art 6 § 1 (pénal) et Art 6 § 3 c) • Procès équitable • Obligation de comparaître en personne pour faire appel de sa condamnation par défaut à une peine d’emprisonnement • Absence délibérée au procès de première instance • Condamné pouvant obtenir la suspension de l’exécution de la mesure de privation de liberté jusqu’à ce que le tribunal statue sur le recours • Absence d’obligation de se constituer prisonnier pour faire réexaminer sa cause en fait et en droit • Requérant s’étant volontairement soustrait à l’action de la justice et pouvant raisonnablement prévoir les conséquences légales découlant de son comportement • Intérêt de l’État à s’assurer de la présence physique des accusés à leur procès pouvant l’emporter sur leur crainte d’être arrêtés à cette occasion • Juste équilibre entre les intérêts en cause.

FAITS

Le requérant, Ernesto Emilio Chong Coronado, est un ressortissant panaméen né en 1978. Il réside au Panama. En avril 2014, le tribunal de Corts condamna le requérant par défaut, pour blanchiment de capitaux impliquant un groupe criminel organisé, à une peine de cinq ans d’emprisonnement (dont trois fermes) et au paiement d’une amende de 600 000 euros. Le tribunal ordonna également son expulsion de la principauté d’Andorre et une interdiction d’entrée sur le territoire durant 20 ans. Le requérant fit appel mais il fut débouté par le Tribunal supérieur de justice qui se déclara incompétent pour examiner l’appel à ce stade. Le requérant ayant été condamné par défaut en première instance, le Tribunal supérieur de justice estima que ce dernier devait d’abord former un recours d’audience (recurs d’audiència) auprès du Tribunal de Corts qui l’avait condamné avant d’interjeter. Le requérant forma ensuite un recours en nullité contre cette décision, soutenant que s’il comparaissait en personne devant le Tribunal de Corts, il courrait le risque d’être immédiatement privé de sa liberté. Ce recours fut rejeté. Enfin, le requérant forma un recours d’empara devant le Tribunal constitutionnel, se plaignant de la violation de ses droits fondamentaux. En janvier 2015, le Tribunal constitutionnel le débouta, estimant que le Tribunal supérieur de justice avait appliqué la loi en déclarant l’appel irrecevable au motif qu’aucun recours d’audience n’avait été préalablement formé. Il jugea également que le risque que le requérant soit privé de sa liberté s’il comparaissait devant le Tribunal de Corts n’était que potentiel.

Article 6 (droit à un procès équitable / droit d’accès à un tribunal)

La législation andorrane offre à toute personne condamnée par défaut en première instance la possibilité que le même tribunal statue à nouveau, après l’avoir entendue, sur le bien-fondé de l’accusation pesant sur elle, en fait comme en droit. Cette voie reste ouverte même si la personne condamnée par défaut a renoncé à son droit de comparaître et à son droit de se défendre ou si elle s’est soustraite volontairement à la justice. La comparution personnelle de l’intéressé constitue la seule condition pour être rejugé. Celui-ci doit simplement se présenter devant l’organe juridictionnel compétent (Tribunal de Corts) ou être localisé en Andorre pour pouvoir bénéficier d’une révision de son procès antérieur dans le cadre du recours dit d’audience. La Cour estime qu’elle doit déterminer si l’obligation de comparaître en personne, faite à une personne condamnée par défaut, dans le cadre d’un recours d’audience, constitue un fardeau disproportionné au regard du droit à un procès équitable. En l’espèce, bien que le requérant affirme ne pas s’être rendu en Andorre car sa liberté était en péril, la Cour estime que l’intérêt de l’État à s’assurer de la présence physique des accusés à leur procès peut l’emporter sur leur crainte d’être arrêtés à cette occasion. Par ailleurs, dans le cadre d’un recours d’audience, la personne condamnée peut demander la suspension de l’exécution de la mesure de privation de liberté jusqu’à ce que le tribunal ait statué sur ce recours. Les autorités nationales ont octroyé une suspension dans de nombreux cas (80 % environ). Cette pratique atteste, à elle seule, que le requérant n’était pas obligé de se constituer prisonnier pour faire réexaminer sa cause, tant en fait qu’en droit, à la suite de sa condamnation par défaut. En revanche, il est exigé au condamné de comparaître personnellement dans le but de relever le défaut et qu’un réexamen de pleine juridiction de la cause puisse avoir lieu. Qui plus est, la décision de priver de sa liberté la personne condamnée, qui ne pouvait être prise que par un tribunal (Tribunal de Corts), demeure susceptible d’un recours indépendant devant le Tribunal supérieur de justice. En outre, le juge d’instruction a ordonné la détention provisoire du requérant à la suite de sa fuite lors de l’ouverture de la procédure pénale. Le requérant n’a pas introduit de recours contre cette décision alors qu’elle était susceptible d’appel. D’ailleurs, il a systématiquement refusé de comparaître devant l’autorité judiciaire nationale. Il s’est donc volontairement soustrait à l’action de la justice. Il a même refusé de faire une déclaration devant un juge panaméen à la suite de la commission rogatoire internationale émise par un juge d’instruction andorran. Ce fait est difficilement compatible avec la prétendue volonté de l’intéressé de coopérer pleinement avec la justice dans le cadre des poursuites pénales engagées contre lui. Étant donné qu’aucun mandat d’arrêt international n’a été décerné contre lui (aucune convention internationale d’extradition ne lie Andorre et le Panama), la Cour n’aperçoit aucune raison impérieuse ayant pu l’empêcher de se présenter devant l’autorité judiciaire panaméenne. La Cour estime que le requérant n’entendait ni comparaître ni coopérer avec la justice andorrane et que, de ce fait, il s’est dérobé à la justice. Ainsi, compte tenu de son comportement, il pouvait raisonnablement prévoir les conséquences légales qui en découleraient pour lui, notamment l’obligation de se rendre en Andorre pour faire rejuger son affaire en raison de son absence délibérée au procès de première instance. De plus, le requérant entendait soulever en appel un moyen de défense qui concernait uniquement les circonstances de fait et l’appréciation des pièces à conviction réalisée par le tribunal de première instance, et non des points de droit. Ce type de contestation, fortement liée au principe d’immédiateté, risquait de s’avérer inutile sans la présence physique du requérant. Enfin, le réexamen de l’affaire demeure toujours possible car le requérant ne s’est toujours pas rendu physiquement en Andorre pour se voir notifier le jugement de première instance. Par conséquent, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales en la matière, la Cour estime que l’obligation faite au requérant de comparaître en personne dans le cadre d’un recours d’audience ne constitue pas une charge disproportionnée pouvant mettre en cause le juste équilibre qui doit exister entre, d’une part, le souci légitime d’assurer l’exécution des décisions de justice et, d’autre part, le droit d’accès au juge et l’exercice des droits de la défense.

Un pareil système cherche à ménager un juste équilibre entre les intérêts en cause et ne revêt pas un caractère inéquitable. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 de la Convention.

CEDH

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

17.  Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal, exposant que pour faire appel de sa condamnation par défaut à cinq ans d’emprisonnement, le code de procédure pénale exigeait qu’il se présentât en personne devant la même juridiction que celle qui l’avait condamné. Il estime que son droit de se défendre et son droit à un recours ont ainsi été bafoués, considérant qu’il aurait été forcément privé de sa liberté s’il avait comparu devant l’organe judiciaire. À ses yeux, soit la juridiction interne n’aurait pas dû exiger sa comparution en personne, soit elle aurait dû lui garantir la liberté. Il y voit une violation de l’article 6 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce disposent :

«1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c)  se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; (...) »

  1. Sur la recevabilité

18.  Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes et invite la Cour à déclarer la requête irrecevable. Il expose que le requérant n’a pas introduit le recours d’audience obligatoire qui, selon lui, constitue un recours effectif et utile, contradictoire et oral, dont l’exercice aurait permis à l’intéressé de faire valoir ses griefs et lui aurait ensuite ouvert l’accès à la juridiction d’appel.

19.  De son côté, le requérant indique que son grief porte précisément sur les exigences liées à ce premier recours, qu’il estime contraires aux garanties d’un procès équitable prévues à l’article 6 § 1 de la Convention. Il invite donc la Cour à rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

20.  La Cour constate que le requérant a interjeté recours d’appel à l’encontre du jugement de condamnation sans se servir au préalable du recours d’audience, et que ce dernier aurait pu servir à soulever devant la juridiction interne les griefs soumis aujourd’hui devant la Cour. Cependant, il est constaté qu’en l’espèce, le grief tiré par le requérant concerne précisément les garanties associées au recours d’audience, lequel, selon ses dires, l’obligerait à se rendre physiquement en Andorre et donc à se constituer prisonnier, en empêchant son droit d’accès à un Tribunal.

21.  Dans ces circonstances, il s’avèrerait déraisonnable de lui exiger l’utilisation d’un recours pour se plaindre d’une prétendue violation à l’équité de la procédure qui serait précisément causée par les conditions liées à ce même recours. La Cour constate, par ailleurs, que le Tribunal constitutionnel a bel et bien statué au fond sur le grief formulé par le requérant (paragraphes 11-12 ci‑dessus ; voir à cet égard Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 52, 24 juillet 2008). Au vu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

22.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte, par ailleurs, à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Thèses des parties

23.  Le requérant soutient que l’obligation de comparaître en personne dans le cadre d’un recours d’audience, dont l’exercice, explique-t-il, est une condition préalable à la possibilité d’interjeter appel d’un arrêt de condamnation prononcé en première instance constitue une atteinte à son droit de se défendre et à son droit à un recours en matière pénale. Il estime qu’il aurait probablement été privé de sa liberté s’il avait comparu devant le Tribunal de Corts. Il y voit une charge disproportionnée qu’il aurait dû supporter pour pouvoir exercer son droit à un recours.

24.  Le requérant affirme que la condition sine qua non de se présenter en personne devant le même tribunal que celui qui l’avait condamné n’est pas proportionnée. Il estime que cette condition revêt un caractère excessivement formaliste et porte atteinte à l’essence même du droit d’accès à un tribunal, notamment compte tenu de l’importance décisive que revêt la possibilité de former un appel pour une personne condamnée à une lourde peine privative de liberté. Il considère par conséquent que l’imposition d’une telle charge disproportionnée est de nature à rompre le juste équilibre qui doit exister selon lui entre, d’une part, la préoccupation légitime d’assurer l’exécution des décisions de justice et, d’autre part, le droit à un recours et l’exercice des droits de la défense.

25.  Enfin, le requérant conclut que la justice nationale devrait garantir le droit à un recours sans exiger la comparution personnelle devant l’autorité judiciaire de la personne condamnée et, sinon, assurer à celle-ci qu’elle ne sera pas privée de sa liberté si elle comparaît. Il ajoute que la déclaration qu’il avait faite devant un notaire panaméen attestait sa volonté de coopérer avec la justice.

26.  Le Gouvernement affirme que le requérant, en refusant systématiquement de collaborer avec la justice, a largement contribué à la situation dans laquelle il se trouve. Il indique que l’intéressé a refusé de faire la déclaration sur les faits de la cause dont le juge d’instruction avait demandé l’obtention au Panama par voie de commission rogatoire. Il expose que le requérant alléguait que le contenu de la commission rogatoire ne lui permettait pas de savoir quelles étaient les accusations portées contre lui, alors que, selon le Gouvernement, le contenu de la commission rogatoire ne laissait planer aucun doute sur l’infraction reprochée. Il ajoute que l’intéressé a préféré faire une déclaration devant un notaire panaméen, bien qu’une telle déclaration n’eût aucune validité au regard de la procédure pénale andorrane. Il indique que le requérant se prétendait de bonne foi et estime donc qu’il aurait pu se rendre en Andorre. Il expose que l’intéressé ne l’a toutefois pas fait, révélant ainsi, à ses yeux, une volonté de se soustraire à la justice. Il ajoute que les juges nationaux n’ont délivré aucun mandat d’arrêt international contre le requérant et qu’ils se sont bornés à le convoquer pour qu’il fît une déclaration et présentât ses éléments de défense.

27.  D’après le Gouvernement, il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’impossibilité de poursuivre une procédure pénale par contumace risque de paralyser l’exercice de l’action publique et de rendre inefficace le système judiciaire national. Le Gouvernement considère que l’une des garanties essentielles offertes par l’article 6 consiste précisément à garantir à l’accusé le droit de comparaître à son propre procès. Il soutient que la possibilité de mener une procédure pénale en l’absence de l’accusé a pour but de décourager les abstentions injustifiées et que la présence de l’accusé est essentielle pour lui garantir le droit d’être entendu, pour vérifier l’exactitude de ses déclarations et les comparer avec les dépositions des victimes ou témoins.

28.  Le Gouvernement estime que les conditions posées pour l’introduction d’un recours d’audience sont pleinement compatibles avec les exigences d’un procès équitable. Il explique qu’il s’agit d’un recours oral qui, indique-t-il, nécessite la présence de l’accusé et permet à l’État de remplir son obligation positive qui est d’assurer la présence de l’accusé à son procès. Il ajoute que ce recours permet de réexaminer l’affaire en droit et en fait et qu’il n’est pas dans l’intérêt du tribunal de tenir une nouvelle audience à laquelle l’accusé ne comparaitrait pas. Il poursuit en exposant que l’autorité judiciaire doit expressément informer l’intéressé de cette voie de recours et qu’elle ne peut refuser l’ouverture d’un nouveau procès. Il plaide que la procédure était d’autant plus proportionnée que l’organe judiciaire pouvait décider de suspendre temporairement l’exécution de la condamnation précédente et indique qu’en fait, dans le cadre des recours d’audience ayant été formés à l’époque, l’autorité judiciaire avait pris cette décision dans la majorité des cas.

  1. Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux

29.  En matière de condamnation pénale menée par contumace ou par défaut, il convient de prendre en compte les principes généraux établis dans l’arrêt Sejdovic c. Italie ([GC], no 56581/00, §§ 81‑95, CEDH 2006‑II). Un déni de justice est donc généralement constitué lorsqu’un individu condamné par défaut ne peut obtenir ultérieurement qu’une juridiction statue à nouveau, après l’avoir entendu, sur le bien-fondé de l’accusation qui pèse sur lui, en fait comme en droit, alors qu’il n’est pas établi qu’il ait renoncé à son droit de comparaître et de se défendre (Colozza c. Italie, 12 février 1985, § 29, série A no 89, Krombach c. France, no 29731/96, § 85, CEDH 2001‑II) ou qu’il ait eu l’intention de se soustraire à la justice (Medenica c. Suisse, no 20491/92, § 55, CEDH 2001‑VI, Somogyi c. Italie, no 67972/01, § 67, CEDH 2004‑IV). En revanche, il ne saurait être question d’obliger un accusé à se constituer prisonnier pour bénéficier du droit à être rejugé dans des conditions conformes à l’article 6 de la Convention. Ce serait, en effet, subordonner l’exercice du droit à un procès équitable à une sorte de caution insupportable : la liberté physique de l’intéressé (Krombach, précité, § 87). En effet, l’imposition d’une telle charge serait alors jugée disproportionnée, du fait de la rupture du juste équilibre qui doit exister entre, d’une part, le souci légitime d’assurer l’exécution des décisions de justice et, d’autre part, le droit d’accès à un tribunal et l’exercice des droits de la défense (Omar c. France, 29 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).

30.  En ce qui concerne la renonciation au droit de comparaître et de se défendre, la Cour a eu l’occasion de souligner qu’avant qu’un accusé puisse être considéré comme ayant implicitement renoncé, par son comportement, à un droit important sous l’angle de l’article 6 de la Convention, il doit être établi qu’il aurait pu raisonnablement prévoir les conséquences du comportement en question (Sejdovic, précité, § 87). Quant à l’intention de l’accusé de se dérober à l’action de la justice, il est loisible aux autorités nationales d’évaluer si les excuses fournies par l’accusé pour justifier son absence sont valables ou si les éléments versés au dossier permettent de conclure que son absence était indépendante de sa volonté (Medenica, précité, § 57).

31.  La comparution personnelle d’un prévenu revêt ainsi une importance capitale dans le procès pénal et, dès lors, le législateur est fondé à décourager les abstentions injustifiées, à condition que les sanctions ne se révèlent pas disproportionnées et que l’accusé ne soit pas privé du droit à l’assistance d’un défenseur (Krombach, précité, §§ 84 et 89‑90, Poitrimol c. France, 23 novembre 1993, § 35, série A no 277‑A).

32.  En ce qui concerne le droit d’accès au juge, il y a lieu de tenir compte des principes énoncés dans l’affaire Papon c. France (no 54210/00, §§ 90‑94, CEDH 2002‑VII). Les principes relatifs à l’accès à une juridiction supérieure sont énoncés dans l’affaire Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 78‑79 et 80‑99, 5 avril 2018). Enfin, les principes relatifs à une protection adéquate des droits de la défense, tant en première instance qu’en appel, sont rappelés dans l’affaire Tolmachev c. Estonie (no 73748/13, §§ 47‑48, 9 juillet 2015).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

33.  Les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 de la Convention constituent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de ce même article. La Cour observe que les faits de l’espèce concernent tant le paragraphe 1 que le paragraphe 3 c) de l’article 6. Par conséquent, elle examinera les griefs du requérant sous l’angle de ces deux dispositions combinées (Van Geyseghem c. Belgique [GC], no 26103/95, § 27, CEDH 1999‑I, Krombach, § 82, et Medenica, § 53, précités).

34.  La Cour relève, en premier lieu, que la législation andorrane offre à toute personne condamnée par défaut en première instance la possibilité que le même tribunal statue à nouveau, après l’avoir entendue, sur le bien-fondé de l’accusation pesant sur elle, en fait comme en droit. Cette voie reste ouverte même si la personne condamnée par défaut a renoncé à son droit de comparaître et à son droit de se défendre ou si elle s’est soustraite volontairement à la justice. La comparution personnelle de l’intéressé constitue la seule condition pour être rejugé. Celui-ci doit simplement se présenter devant l’organe juridictionnel compétent (Tribunal de Corts) ou être localisé en Andorre pour pouvoir bénéficier d’une révision de son procès antérieur dans le cadre du recours dit d’audience. En ce sens, il convient de préciser que les principes découlant de la jurisprudence Sejdovic, précitée, s’appliquent au cas d’espèce dans la mesure où, selon la loi nationale, le requérant peut obtenir un réexamen de l’affaire bien qu’il se soit volontairement soustrait à l’action de la justice (voir, mutatis mutandis, Bivolaru c. Roumanie (no 2), no 66580/12, § 113, 2 octobre 2018 ; ainsi que le paragraphe 42, ci-dessous).

35.  En l’espèce, la situation du requérant présente une certaine similitude avec les affaires Poitrimol, Van Geyseghem, Krombach, précitées, Lala c. Pays-Bas (22 septembre 1994, série A no 297‑A) et Pelladoah c. Pays-Bas (22 septembre 1994, série A no 297‑B), dans le sens où l’intéressé était pleinement au courant de la date de l’audience de son procès pénal mais a décidé, de son propre gré, de ne pas comparaître. Cependant, les faits de l’espèce se distinguent clairement des affaires susmentionnées en ce que le requérant n’a pas été pénalisé en raison de son absence au procès. En effet, lors des débats devant le Tribunal de Corts, sa défense a été assurée par un avocat de son choix, lequel a pu présenter tous les moyens nécessaires à sa défense (Arman Hasser c. Suisse (déc.), no 33050/96, 27 avril 2000 ; Medenica, précité, § 56 et, a contrario, Poitrimol, précité, § 28). D’ailleurs, le requérant ne soutient pas sérieusement que son procès en première instance était entaché d’irrégularité ni que l’ordonnance de détention provisoire adoptée à son égard n’était pas motivée par des « raisons pertinentes et suffisantes » (Sanader c. Croatie, no 66408/12, §§ 87‑88, 12 février 2015).

36.  Le requérant affirme que s’il ne s’est pas rendu en Andorre, c’est parce qu’il craignait d’être privé de liberté à raison de la condamnation dont il avait fait l’objet en première instance. La Cour note que le requérant ne s’est jamais rendu en Andorre depuis l’ouverture de la procédure pénale. Elle observe aussi qu’il se plaint non pas de l’impossibilité de comparaître devant la juridiction pour plaider son innocence, mais de l’impossibilité de contester le jugement de première instance sans avoir la certitude de demeurer en liberté (paragraphe 25 ci-dessus).

37.  La Cour rappelle que bien que le législateur soit fondé à décourager les absences injustifiées, les sanctions ne doivent pas se révéler disproportionnées. Le requérant ayant été assisté d’un avocat lors de l’audience de première instance, il appartient à la Cour de trancher si l’obligation de comparaître en personne, faite à une personne condamnée par défaut, dans le cadre d’un recours d’audience, constitue un fardeau disproportionné portant atteinte à la substance même du droit à un procès équitable.

38.  À cet égard, la Cour a dit à maintes reprises (Krombach, § 87, et Omar, § 40, précités), qu’il ne pouvait être question d’obliger un accusé à se rendre à la police pour exercer son droit à un recours dans des conditions conformes à l’article 6 de la Convention. Toutefois, cela n’empêche pas, lors d’un nouveau procès, de s’assurer de la présence de l’accusé à l’audience par son placement en détention provisoire ou par l’application d’autres mesures prévues par le droit interne pertinent (Sanader, précité, §§ 87‑88).

39.  La Cour a déjà eu l’opportunité de trancher dans le passé des griefs très similaires à ceux de l’espèce. En effet, bien que l’intéressé affirme ne pas s’être rendu en Andorre car sa liberté était en péril, la Cour estime que l’intérêt de l’État à s’assurer de la présence physique des accusés à leur procès peut l’emporter sur leur crainte d’être arrêtés à cette occasion (Eliazer c. Pays-Bas, no 38055/97, §§ 34‑36, CEDH 2001‑X). À ce titre, une réglementation imposant au condamné défaillant de relever le défaut pour obtenir un réexamen de pleine juridiction de sa cause, a été jugée conforme à l’article 6 de la Convention. Il en ressort que l’intérêt à un débat contradictoire devant un tribunal pénal de première instance l’emporte sur celui du condamné par contumace par ce tribunal à être dispensé de relever le défaut afin de ne pas encourir le risque d’être arrêté (Arman Hasser c. Suisse (déc.), précitée).

40.  La Cour relève, par ailleurs, que dans le cadre d’un recours d’audience, la personne condamnée peut demander la suspension de l’exécution de la mesure de privation de liberté jusqu’à ce que le tribunal ait statué sur ce recours. Il ressort des éléments produits par le Gouvernement, non contestés par le requérant pour autant que l’application concrète de la disposition légale pertinente est concernée, que les autorités nationales ont octroyé ladite suspension dans de nombreux cas (80 % environ, paragraphe 16 ci-dessus ; voir aussi, a contrario, Sanader c. Croatie, précitée, §§ 86‑87). Cette pratique atteste, à elle seule, que le requérant n’était pas obligé de se constituer prisonnier pour faire réexaminer sa cause, tant en fait qu’en droit, à la suite de sa condamnation par défaut (voir, a contrario, Poitrimol, précité, § 37). En revanche, il est exigé au condamné de comparaître personnellement dans le but de relever le défaut et qu’un réexamen de pleine juridiction de la cause puisse avoir lieu. Qui plus est, la décision de priver de sa liberté la personne condamnée, qui ne pouvait être prise que par un tribunal (Tribunal de Corts), demeure susceptible d’un recours indépendant devant le Tribunal supérieur de justice (paragraphe 14 ci-dessus).

41.  La Cour constate aussi que le juge d’instruction a ordonné la détention provisoire du requérant à la suite de sa fuite lors de l’ouverture de la procédure pénale (paragraphe 11 ci-dessus), ce que le requérant ne conteste pas. Elle note que, d’après les informations dont elle dispose, le requérant n’a pas introduit de recours contre la décision ordonnant sa détention provisoire, alors qu’elle était susceptible d’appel (paragraphe 14 ci‑dessus).

42.  À cet égard, la Cour observe que le requérant a systématiquement refusé de comparaître devant l’autorité judiciaire nationale et que, ce faisant, il s’est volontairement soustrait à l’action de la justice. Le requérant a même refusé de faire une déclaration devant un juge panaméen à la suite de la commission rogatoire internationale émise par un juge d’instruction andorran. Ce fait est difficilement compatible avec la prétendue volonté de l’intéressé de coopérer pleinement avec la justice dans le cadre des poursuites pénales engagées contre lui. Étant donné qu’aucun mandat d’arrêt international n’a été décerné contre l’intéressé (aucune convention internationale d’extradition ne lie Andorre et le Panama), la Cour n’aperçoit aucune raison impérieuse ayant pu empêcher le requérant de se présenter devant l’autorité judiciaire panaméenne.

43.  Dès lors, force est à la Cour de constater que le requérant n’entendait ni comparaître ni coopérer avec la justice andorrane et, de ce fait, qu’il s’est dérobé à la justice (voir, a contrario, Sanader, précité, § 77 ; dans cette affaire, le requérant n’avait pas été informé de l’existence d’une procédure dirigée contre lui et rien n’indiquait donc qu’il avait eu l’intention d’échapper à l’action de la justice ou qu’il avait renoncé, sans équivoque, à son droit à comparaître). Compte tenu de son comportement, le requérant pouvait raisonnablement prévoir les conséquences légales qui en découleraient pour lui (Sejdovic, précité, § 87, et Jones c. Royaume-Uni (déc.), no 30900/02, 9 septembre 2003), notamment l’obligation de se rendre en Andorre pour faire rejuger son affaire en raison de son absence délibérée au procès de première instance.

44.  De plus et contrairement aux affaires Krombach, § 90, et Van Geyseghem, § 35, précitées, la Cour relève que le requérant en l’espèce entendait soulever en appel un moyen de défense qui concernait uniquement les circonstances de fait et l’appréciation des pièces à conviction réalisée par le tribunal de première instance, et non des points de droit. Ce type de contestation, fortement liée au principe d’immédiateté, risquait de s’avérer inutile sans la présence physique du requérant. Enfin, la Cour constate que le réexamen de l’affaire demeure toujours possible car le requérant ne s’est toujours pas rendu physiquement en Andorre pour se voir notifier le jugement de première instance (voir, a contrario, Tolmachev, précité, § 53).

45.  Au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales en la matière (Medenica, précité, § 59), la Cour ne saurait conclure que l’obligation faite au requérant de comparaître en personne dans le cadre d’un recours d’audience constitue une charge disproportionnée pouvant mettre en cause le juste équilibre qui doit exister entre, d’une part, le souci légitime d’assurer l’exécution des décisions de justice et, d’autre part, le droit d’accès au juge et l’exercice des droits de la défense (Omar, précité, §§ 40 et 42). Un pareil système cherche à ménager un juste équilibre entre les intérêts en cause et, dès lors, il ne revêt pas un caractère inéquitable (Eliazer c. Pays-Bas, précité, § 35).

46.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 en l’espèce.

WITKOWSKI c. POLOGNE du 13 décembre 2018 requête n° 21497/14

Violation de l'article 6-1 : Le droit d’accès du requérant à un tribunal a été violé dès lors que l’interprétation, d’ailleurs non uniforme (voir paragraphes 26-28 ci-dessus) de la réglementation relative au délai requis pour déposer la demande d’établissement des motifs du jugement appliquée par la juridiction interne a cessé de servir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice et a constitué une sorte de barrière ayant empêché le requérant de voir son affaire examinée par la juridiction d’appel.

29. Le requérant se plaint d’une violation de son droit d’accès à un tribunal consécutive à l’impossibilité pour lui d’interjeter appel du jugement de première instance rendu à son encontre dans une procédure pénale. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention

ARTICLE 6-1

a) Principes généraux

41. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. L’interprétation d’une législation déterminant les conditions de recevabilité des recours incombe au premier chef aux autorités nationales (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II). Toutefois, elle ne doit pas empêcher les justiciables de se prévaloir d’une voie de recours disponible. La Cour est tenue de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets d’une pareille interprétation ou application, en particulier lorsqu’il s’avère que, des suites de celles-ci, un requérant aurait pu subir un déni de justice (voir, Ben Salah, Adraqui et Dhaime c. Espagne (déc.), no 45023/98, 27 avril 2000, Sikorska c. Pologne, no 19616/08, § 32, 28 juin 2011). Ceci est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que celles fixant les délais régissant le dépôt des documents ou l’introduction de recours (voir, parmi beaucoup d’autres, Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, § 43, 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, et Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 60, CEDH 2002‑IX).

42. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil 1998–I, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, 17 janvier 2012).

43. Par ailleurs, la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. La remarque vaut en particulier pour le droit d’accès aux tribunaux, eu égard à la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et Stanev, précité, § 231).

44. La Cour rappelle que la réglementation relative aux formalités pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que les règles soient appliquées. Cela étant, la Cour a conclu à plusieurs reprises que, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007, Alvanos et autres c. Grèce, no 38731/05, § 25, 20 mars 2008, et Frida, LLC c. Ukraine, no 24003/07, § 33, 8 décembre 2016).

b) Application des principes en l’espèce

45. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note que le tribunal de district a refusé d’examiner la demande du requérant d’établir les motifs du jugement de première instance et les lui notifier avec ledit jugement au motif qu’elle avait été introduite environ une heure avant le prononcé dudit jugement. Elle constate que, selon la juridiction interne, une telle demande était inefficace dès lors qu’elle concernait un jugement inexistant au moment de son dépôt.

46. La Cour remarque que le requérant a expressément indiqué dans sa demande déposée au tribunal de district le 19 mars 2013 qu’il demandait à celui-ci l’établissement des motifs du jugement du 12 mars 2013. Elle note que, en dépit de cela, le tribunal de district a considéré que cette demande concernait le jugement rendu le 19 mars 2013.

47. En l’espèce, la Cour observe que l’exigence faite au requérant de déposer au tribunal la demande d’établissement des motifs du jugement dans un délai de sept jours à compter de la date du prononcé de celui-ci a été fondée sur l’article 422 § 1 du CPP (voir la partie « droit interne pertinent » et paragraphe 20 ci-dessus). Elle n’aperçoit aucune raison de douter du bien‑fondé de l’argument du Gouvernement selon lequel cette exigence poursuivait le but légitime d’une bonne administration de la justice.

48. Néanmoins, prenant en compte les circonstances particulières de l’espèce, à savoir l’introduction de la demande en cause par le requérant environ une heure avant le prononcé du jugement, la Cour s’interroge sur la question de savoir si la façon dont les règles procédurales pertinentes en l’espèce ont été appliquées par les tribunaux internes n’a pas eu pour effet de priver le requérant de l’accès à la juridiction d’appel.

49. La Cour observe dans ce contexte que l’article 422 § 3 du CPP ne mentionne expressément que deux situations dans lesquelles le tribunal peut refuser d’examiner la demande d’établissement des motifs du jugement : celle dans laquelle la demande est déposée par une personne non autorisée et celle dans laquelle la demande est déposée après l’expiration du délai de sept jours à compter de la date du prononcé du jugement. Le CPP ne mentionne guère de possibilité pour un tribunal de refuser d’examiner une demande déposée avant le prononcé du jugement. La Cour constate à cet égard que l’interprétation faite en l’espèce des dispositions procédurales concernant le dépôt de la demande en cause, selon laquelle le tribunal refuse d’examiner la demande déposée avant le prononcé du jugement, a eu pour effet de restreindre le droit du requérant de voir son affaire entendue par la juridiction d’appel.

50. La Cour note dans ce contexte que la juridiction interne, en se référant à la jurisprudence de la Cour suprême en la matière, laquelle n’était pas homogène (paragraphes 24-26 ci-dessus), a constaté que la demande du requérant du 19 mars 2013 était inefficace dès lors que, au moment de son dépôt, le jugement concerné n’était pas encore rendu et qu’il n’était même pas certain qu’il le fût. Toutefois, elle remarque que le prononcé du jugement a eu lieu le même jour que le dépôt de la demande du requérant d’établissement des motifs du jugement, et que, dans le cadre de deux instances, les tribunaux internes n’avaient aucun doute sur l’existence du jugement faisant l’objet de la demande en cause. Elle relève de plus que les tribunaux ont interprété la demande du requérant de manière favorable en ce qu’ils avaient estimé que celle-ci concernait en réalité le jugement du 19 mars 2013.

51. La Cour observe que l’interprétation susmentionnée par les juridictions nationales des règles procédurales pertinentes en l’espèce a eu des conséquences importantes pour le requérant dès lors que celui-ci a été privé de la possibilité d’interjeter appel dans un délai de quatorze jours à compter de la date à laquelle le jugement de première instance avec ses motifs est notifié à la partie à la procédure (paragraphe 21 ci-dessus).

52. La Cour note en outre que la décision du tribunal du 25 mars 2013 portant refus d’examiner la demande d’établir les motifs du jugement et de les notifier au requérant avec ce jugement a été notifiée à l’intéressé le 15 avril 2013, soit après l’expiration du délai de sept jours à compter de la date du prononcé du jugement pendant lequel une partie à la procédure peut interjeter appel sans au préalable demander que ce jugement lui soit notifié avec ses motifs (paragraphe 22 ci- dessus).

53. Elle observe que le Gouvernement, se fondant sur la jurisprudence de la Cour suprême (paragraphe 26 et 38 ci-dessus), a observé que le requérant aurait dû confirmer la demande en cause ou déposer une nouvelle demande de même type, dans le délai prévu à cet effet à l’article 422 § 1 du CPP. La Cour note cependant que la décision portant refus d’examiner ladite demande a été notifiée à l’intéressé après l’expiration dudit délai et que, jusqu’à la notification, le requérant pouvait raisonnablement croire qu’il avait agi conformément aux règles de la procédure pénale.

54. La Cour estime que, en l’espèce, le requérant a respecté la diligence normalement requise d’une partie à la procédure dès lors qu’il avait introduit sa demande d’établissement des motifs du jugement le jour même où le jugement avait été prononcé, conformément à l’article 422 § 1 du CPP.

55. En revanche, le tribunal de district, siégeant en chambre de conseil, a rendu sa décision de refus d’examen de la demande du requérant six jours après le prononcé du jugement, ce qui impliquait la notification postérieure de celle-ci au requérant par courrier. Ce tribunal aurait donc dû être conscient du fait que le requérant ne disposerait plus d’aucune voie procédurale effective pour voir son affaire entendue par la juridiction de second degré. Plus précisément, il aurait dû être clair pour le tribunal de district que, au moment de la notification au requérant de la décision du 25 mars 2013, le délai de sept jours pour interjeter appel ou pour déposer une nouvelle demande d’établissement des motifs du jugement (paragraphes 22 et 26 ci-dessus) aurait déjà expiré. La Cour note que les autorités nationales n’ont pas expliqué pourquoi, dans les circonstances particulières de l’espèce, il n’était pas possible de demander au requérant s’il souhaitait confirmer dans le délai prévu à cet effet sa demande de lui notifier le jugement avec ses motifs, telle qu’il avait déjà déposée le 19 mars 2013 à 9 h 40 et qui avait été jugée prématurée.

56. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, en l’espèce, le droit d’accès du requérant à un tribunal a été violé dès lors que l’interprétation, d’ailleurs non uniforme (voir paragraphes 26-28 ci-dessus) de la réglementation relative au délai requis pour déposer la demande d’établissement des motifs du jugement appliquée par la juridiction interne a cessé de servir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice et a constitué une sorte de barrière ayant empêché le requérant de voir son affaire examinée par la juridiction d’appel.

57. Partant, l’article 6 § 1 de la Convention a été violé en l’espèce.

HUZUNEANU c. ITALIE du 1er septembre 2016 requête n° 36043/08

Violation de l'article 6-1 : l'appel par l'avocat commis d'office a été rejeté car fait seul sans le requérant , alors que l'absence du requérant n'était pas de son fait.

a) Principes pertinents

39. La Cour renvoie pour les principes pertinents en la matière à l’arrêt Sejdovic c. Italie [GC] (no 56581/00, §§ 81-95, CEDH 2006-II) et à la jurisprudence qui y est citée.

b) Application en l’espèce

40. La Cour note que le 21 juillet 2001, le juge des investigations préliminaires de Rome a ordonné le placement en détention du requérant. Étant donné que l’intéressé était devenu introuvable, il a été déclaré en fuite le 27 juillet 2001. Un avocat d’office a été nommé pour représenter le requérant et les actes de procédure, y compris l’arrêt de condamnation, furent notifiés à cet avocat.

41. Les juridictions nationales ont établi que le requérant n’a pas renoncé à son droit de comparaître et qu’il n’a pas été informé des accusations portées à son encontre. Ces éléments ressortent de la décision de la cour d’assises d’appel de Rome du 12 avril 2007, qui avait accordé au requérant la possibilité de se pourvoir en cassation contre sa condamnation.

42. Le Gouvernement ne conteste pas que le requérant a été jugé par contumace et qu’avant son arrestation, il n’avait reçu aucune information officielle quant aux accusations ou quant à la date de son procès.

43. Pour la Cour, il est dès lors établi que le requérant n’a pas eu connaissance effective du procès. Rien dans le dossier ne permet par ailleurs de conclure qu’il s’était soustrait à la justice ou qu’il avait renoncé de manière non équivoque à la faculté de participer au procès.

44. La Cour rappelle que si une procédure se déroulant en l’absence du prévenu n’est pas en soi incompatible avec l’article 6 de la Convention, il demeure néanmoins qu’un déni de justice est constitué lorsqu’un individu condamné in absentia ne peut obtenir ultérieurement qu’une juridiction statue à nouveau, après l’avoir entendu, sur le bien-fondé de l’accusation en fait comme en droit, alors qu’il n’est pas établi qu’il a renoncé à son droit de comparaître et de se défendre (Colozza c. Italie, 12 février 1985, § 29, série A no 89 ; Einhorn c. France (déc.), no 71555/01, § 33, CEDH 2001‑XI ; Krombach c. France, no 29731/96, § 85, CEDH 2001-II, et Somogyi c. Italie, no 67972/01, § 66, CEDH 2004-IV), ou qu’il a eu l’intention de se soustraire à la justice (Medenica c. Suisse, no 20491/92, § 55, CEDH 2001-VI, et Sejdovic, précité, § 82).

45. Il est vrai qu’un accusé peut renoncer aux droits de la défense. Toutefois, un accusé n’en perd pas le bénéfice du seul fait de son absence aux débats. Il est en effet d’une importance cruciale pour l’équité du système pénal que l’accusé soit défendu de manière adéquate tant en première instance qu’en appel.

46. En l’espèce, le requérant a introduit un recours devant la Cour de cassation après avoir obtenu, en application de la législation pertinente, la réouverture des délais. Par l’arrêt du 7 février 2008, la Cour de cassation a estimé que le requérant ne pouvait pas bénéficier de la réouverture du procès et y participer pour présenter sa défense, étant donné que l’avocat commis d’office avait déjà épuisé les recours disponibles. Cette interprétation de la loi a mis le requérant dans l’impossibilité de contester sa condamnation et d’être présent au procès le concernant.

47. Par conséquent, la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la défense par un avocat d’office a constitué une garantie suffisante contre le risque de procès inéquitable.

À cet égard, la Cour relève que la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur la question et a conclu qu’un système permettant de priver un accusé de la possibilité de faire appel de sa condamnation, au seul motif que l’avocat commis d’office avait intenté les recours – à l’insu de ce même accusé ‑ posait problème. Elle a notamment estimé qu’il était incompatible avec la Constitution italienne de privilégier des principes comme celui de la non-duplication d’un procès au détriment des garanties de l’accusé.

48. La Cour estime que les droits de la défense d’un accusé – ne s’étant pas soustrait à la justice et n’ayant pas renoncé sans équivoque à ses garanties procédurales – ne sauraient être réduits au point de les rendre inopérants sous prétexte de garantir d’autres droits fondamentaux du procès, comme le droit au « délai raisonnable » ou celui du « ne bis in idem », ou, à fortiori, pour des préoccupations liées à la charge de travail des tribunaux. En effet, la comparution d’un prévenu revêt une importance capitale en raison tant du droit de celui-ci à être entendu que de la nécessité de contrôler l’exactitude de ses affirmations et de les confronter avec les dires de la victime, dont il y a lieu de protéger les intérêts, ainsi que des témoins.

49. En l’espèce, le requérant n’a pas eu la possibilité d’une nouvelle décision sur le bien-fondé de l’accusation en fait comme en droit, malgré le fait que son absence au procès ne lui était pas imputable.

50. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.

IOANNIS PAPAGEORGIOU c. GRÈCE du 24 octobre 2013 requête 45847/09

LE REQUERANT SAVAIT QU'UNE PROCEDURE PENALE ETAIT PENDANTE CONTRE LUI, IL DEVAIT LA SUIVRE

POUR POUVOIR FAIRE APPEL PAS DE VIOLATION D'UNE SIGNIFICATION FAITE A DOMICILE INCONNU.

36.  Le Gouvernement souligne que le requérant savait qu’une procédure pénale était pendante contre lui depuis 1994. Comme il avait changé d’adresse, il aurait dû le déclarer sans tarder au parquet, ce qu’il n’a pourtant fait que douze ans après l’établissement de l’acte d’accusation et dix ans après le jugement de première instance. Il est donc évident qu’alors qu’il était au courant de la procédure à son encontre et avait déjà présenté sa défense, il s’est désintéressé de l’évolution de cette procédure. Le requérant n’a donc pas respecté l’obligation de déclarer tout changement d’adresse posée par l’article 273 § 1 c), ce qui a eu pour résultat que tous les documents de l’instruction ainsi que le jugement ont été valablement signifiés à l’adresse qu’il avait initialement déclarée.

37.  Le requérant rétorque que le fait qu’il avait présenté sa défense, les 16 mars et 27 avril 1994, devant les autorités menant l’enquête préliminaire et l’instruction ne signifie pas qu’il savait que leur aboutissement serait son renvoi en jugement. Il expose qu’il n’était pas représenté par un avocat et que même s’il a été informé de ses droits de défense, rien ne lui avait été dit concernant la signification des documents et les déclarations à faire en cas de changement d’adresse. Le requérant insiste sur le fait que le parquet aurait dû signifier la citation à comparaître et le jugement à l’adresse indiquée, soit au 9, rue Efpalinou, et non à la mairie d’Athènes, ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants.

38.  Le requérant soutient que les juridictions grecques n’ont pas examiné l’existence d’un autre domicile connu selon lui des autorités à savoir son adresse professionnelle, à laquelle des documents lui avaient d’ailleurs été signifiés dans d’autres affaires le concernant pendant la même période. Le requérant reproche, en outre, à la Cour de cassation d’avoir interprété de manière trop formaliste la législation pertinente et de l’avoir ainsi privé de son droit à voir le fond de son affaire examiné à nouveau en sa présence.

39.  La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998–I ; Liakopoulou c. Grèce, no 20627/04, § 17, 24 mai 2006 ; Elyasin c. Grèce, précité, § 26).

40.  Par ailleurs, la Cour a déjà eu l’occasion de préciser que la comparution d’un prévenu revêt une importance capitale en raison tant du droit de celui-ci à être entendu que de la nécessité de contrôler l’exactitude de ses affirmations et de les confronter avec les dires de la victime, dont il y a lieu de protéger les intérêts, ainsi que ceux des témoins. Une procédure se déroulant en l’absence du prévenu n’est pas en soi incompatible avec l’article 6 de la Convention s’il peut obtenir ultérieurement qu’une juridiction statue à nouveau, après l’avoir entendu, sur le bien-fondé des accusations en fait comme en droit (Colozza c. Italie, 12 février 1985, § 29, série A nº 89 ; Medenica c. Suisse, 14 juin 2001, nº 20491/92, § 54, CEDH 2001-VI).

41.  En l’occurrence, la Cour note tout d’abord que le régime grec de la signification aux personnes « de domicile inconnu » vise à assurer la sécurité juridique et n’est pas en soi incompatible avec les exigences d’un procès équitable (Elyasin et Drakos précités, §§ 30 et 36 respectivement). Il convient de plus de déterminer si son application dans le cas d’espèce n’a pas privé le requérant de son droit d’accès à un tribunal.

42.  La Cour observe que l’article 273 § 1 du code de procédure pénale prévoit explicitement que tout changement d’adresse de l’accusé doit être déclaré par écrit auprès du procureur ayant engagé les poursuites pénales ou devant le procureur auprès du tribunal devant lequel l’affaire est pendante. Or, en l’espèce, le requérant ne s’est pas conformé à cette obligation, alors même qu’il avait déjà été entendu et avait déposé des observations pour sa défense les 16 mars et 27 avril 1994, dans le cadre de l’instruction de la procédure pénale en cause. En d’autres termes, il était au courant qu’une procédure pénale était engagée contre lui (Drakos, précité, § 37).

43.  La Cour note ainsi que l’affaire se distingue clairement de l’affaire Popovitsi c. Grèce (53451/07, 14 janvier 2010) où elle a constaté que le refus du tribunal compétent de prononcer l’annulation de la décision condamnatoire qui avait été notifiée à la requérante comme étant « de domicile inconnu », avait violé le droit d’accès à un tribunal. En effet, dans cette affaire la requérante n’a, à aucun stade de la procédure au fond, eu connaissance des poursuites pénales engagées à son encontre (Popovitsi, précité, § 20). Par conséquent, à la différence de la présente affaire, la requérante dans l’affaire Popovitsi n’était pas tenue, selon l’article 273 § 1 du code de procédure pénale, d’informer le procureur du changement éventuel de son lieu de résidence (Drakos, précité, § 38).

44.  La Cour ne peut souscrire à l’argument du requérant selon lequel il ne bénéficiait pas à l’époque de l’assistance d’un avocat pour le conseiller, d’autant plus que lui-même admet qu’il était partie à d’autres procédures se déroulant devant d’autres juridictions pendant la même période. Rien ne le dispensait donc de son obligation d’informer le procureur compétent de sa nouvelle adresse, comme le prévoyait explicitement le code de procédure pénale (Drakos, précité, § 39). Faute d’une telle démarche, l’huissier de justice a raisonnablement conclu que le requérant avait déménagé à une adresse inconnue, au moment où il lui a notifié la citation à comparaître et, ensuite, le jugement condamnatoire. Il convient sur ce point de rappeler que lorsque l’huissier de justice s’est rendu à l’adresse 9, rue Efpalinou pour notifier au requérant la citation à comparaître, il a constaté que ni le requérant ni aucun membre de sa famille n’habitait à cette adresse. Or, interdire au parquet, lorsqu’il cite à comparaître des accusés qui ont changé entretemps d’adresse sans le signaler, de faire usage de la procédure de communication applicable aux personnes de domicile inconnu, reviendrait à l’obliger à rechercher en vain des contumax pendant de longues périodes, ce qui risquerait d’entraîner la prescription de l’infraction. Et c’est du reste ce qui se serait passé en l’espèce, car si la cour d’appel avait accueilli la demande de réexamen du requérant, elle n’aurait pu examiner l’affaire quant au fond, puisque les infractions litigieuses auraient alors été prescrites.

45.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la cour d’appel d’Athènes n’a pas fait preuve d’une rigidité excessive en déclarant l’appel du requérant tardif. L’obligation prévue par l’article 273 § 1 du code de procédure pénale ne lui imposait pas une charge disproportionnée et il aurait pu facilement la satisfaire. En d’autres termes, il pouvait faire preuve d’un minimum de diligence au cours de la procédure en cause et se conformer à la condition prévue par l’article 273 § 1 du code de procédure pénale.

46.  Par conséquent, l’application dans le cas d’espèce du régime de la signification des actes décisions de justice aux personnes « de domicile inconnu » et le rejet de l’appel du requérant pour tardiveté n’ont pas méconnu son droit d’accès à un tribunal.

47.  Il n’y a donc pas eu violation des dispositions de l’article 6 invoquées par le requérant.

POIROT C. FRANCE du 15 décembre 2011 Requête no 29938/07

Les juridictions françaises ont fait preuve d’un formalisme procédural excessif en privant une femme handicapée de son droit de faire appel

LES FAITS

6.  La requérante, lourdement handicapée, fut placée au sein du foyer d’accueil médicalisé de la Belle au Bois Dormant, à Epinal, où elle bénéficia de l’aide d’une tierce personne pour tous les actes de la vie courante. Le 14 mars 2001, la requérante informa une éducatrice que l’un des gardes-malades de l’établissement, J.R., avait commis sur elle des attouchements répétés.

7.  Le 31 mars 2001, la mère de la requérante, agissant en sa qualité de curatrice, déposa plainte pour agressions sexuelles auprès du procureur de la République d’Epinal. Cette plainte fit l’objet d’un classement sans suite le 16 août 2001.

8.  Le 23 octobre 2001, la mère de la requérante, agissant toujours en sa qualité de curatrice, déposa plainte avec constitution de partie civile contre J.R. pour des faits de viols et agressions sexuelles commis sur une personne particulièrement vulnérable.

9.  Le 5 mars 2002, une information des chefs de viols sur personne particulièrement vulnérable et agressions sexuelles fut ouverte contre X.

10.  Le 14 décembre 2006, le juge d’instruction rendit une ordonnance de requalification des faits en agressions sexuelles sur personne particulièrement vulnérable et de renvoi devant le tribunal correctionnel d’Epinal.

11.  Estimant que les faits reprochés constituaient un crime et auraient dû faire l’objet d’une ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises, la requérante décida d’interjeter appel de l’ordonnance sur le fondement de l’article 186-3 du code de procédure pénale.

12.  Le 22 décembre 2006, l’avocat de la requérante déposa une déclaration d’appel au greffe du tribunal de grande instance d’Epinal.

13.  Le 9 janvier 2007, le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Nancy déclara non admis l’appel de la requérante, par une ordonnance insusceptible de recours et motivée comme suit :

« Vu l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel rendue par le juge d’instruction en date du 14 décembre 2006 (...)

Vu les articles 186 et suivants du code de procédure pénale,

Attendu qu’aux termes de l’article 186-3 du code de procédure pénale, « la personne mise en examen et la partie civile peuvent interjeter appel des ordonnances prévues par le premier alinéa de l’article 179 dans le seul cas où elles estiment que les faits renvoyés devant le tribunal correctionnel constituent un crime qui aurait dû faire l’objet d’une ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises » ;

Attendu qu’il s’en déduit nécessairement que ce motif doit ressortir de manière non équivoque de l’acte d’appel signé par l’appelant ;

Attendu, en l’espèce, que la déclaration d’appel signée par Maître Morgan BESCOU au nom de la partie civile, Madame Marie-Paule POIROT, ne comporte aucune indication à cet égard ; que cet appel ne peut être admis (...) »

14.  La requérante se pourvut en cassation.

15.  Par une ordonnance du 14 février 2007, le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis, au motif que l’ordonnance attaquée n’était susceptible d’aucune voie de recours.

16.  Par un jugement définitif du 3 juillet 2007, le tribunal correctionnel relaxa J.R. et débouta la requérante de ses demandes de dommages-intérêts.

NON ACCES A UN TRIBUNAL

a)  Principes généraux

37.  La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (voir, entre autres, García Manibardo c. Espagne, n38695/97, § 36, CEDH 2000-II, et Walchli c. France, no 35787/03, § 28, 26 juillet 2007). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Nedzela c. France, no 73695/01, § 45, 27 juillet 200, Kadlec et autres c. République tchèque, no 49478/99, § 25, 25 mai 2004, et Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1998-V).

38.  La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales. La réglementation relative aux formalités et aux délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, les règles en question, ou l’application qui en est faite, ne devraient pas empêcher le justiciable d’utiliser une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Barbier c. France, no 76093/01, § 26, 17 janvier 2006).

b)  Application des principes en l’espèce

39.  En l’espèce, le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Nancy a déclaré non admis l’appel formé par la requérante contre l’ordonnance du 14 décembre 2006, la déclaration d’appel ne comportant aucune indication sur le motif du recours, rappelant qu’il se déduisait de l’article 186-3 du code de procédure pénale que ce motif devait ressortir de manière non équivoque de l’acte d’appel signé par l’appelant.

40.  La Cour constate que l’article 186-3 du code de procédure pénale autorise la partie civile à interjeter appel des ordonnances prévues par le premier alinéa de l’article 179 du même code, c’est-à-dire des ordonnances de renvoi du juge d’instruction devant le tribunal correctionnel, dans le seul cas où elle estime que les faits renvoyés devant la juridiction constituent un crime qui aurait dû faire l’objet d’une ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises (paragraphes 17 et 19 ci-dessus).

41.  A l’instar du Gouvernement, elle note que cette faculté accordée à la partie civile est une exception dans le régime des appels des actes du juge d’instruction prévu à l’article 186 du code de procédure pénale. Les trois premiers alinéas de ce texte énumèrent les ordonnances qui peuvent faire l’objet d’un recours respectivement par le mis en examen, les parties civiles et l’ensemble des parties. Le dernier alinéa confère au président de la chambre de l’instruction le pouvoir de rendre d’office une ordonnance de non-admission de l’appel lorsque ce dernier concerne une ordonnance non visée aux alinéas 1 à 3 du présent article (paragraphe 18 ci-dessus).

42.  La Cour relève que l’obligation d’indiquer l’objet du recours exercé n’est nullement prévue par l’article 186-3 code de procédure pénale, ni par aucune autre disposition de ce code.

43.  Elle considère qu’à la lecture des informations contenues dans l’acte d’appel, le président de la chambre de l’instruction ne pouvait ignorer que le recours de la requérante était exercé en application de l’article 186-3 du code de procédure pénale, seule disposition autorisant la partie civile à interjeter appel d’une ordonnance de renvoi du juge d’instruction.

44.  Partant, si la Cour admet que les autorités nationales sont les mieux placées pour interpréter leur législation et que la règlementation relative aux formalités et délais à observer pour exercer un recours vise à assurer la bonne administration de la justice, et notamment à désengorger les tribunaux, elle estime que l’interprétation faite par les juridictions internes des règles procédurales en l’espèce est excessivement formelle, eu égard au fait qu’il s’agit d’une exception dans le régime des appels des actes du juge d’instruction prévu à l’article 186 du code de procédure pénale.

45.  La Cour constate en outre qu’en déclarant non admis son appel, les autorités ont non seulement privé la requérante d’un examen au fond de son recours par la chambre de l’instruction, mais également d’un contrôle par la Cour de cassation, l’ordonnance de non-admission étant insusceptible de recours.

46.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’en déclarant non admis l’appel de la requérante, les autorités ont fait preuve d’un formalisme excessif et ont porté une atteinte disproportionnée à son droit d’accès au tribunal.

47.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Arrêt BEN NACEUR c. FRANCE Requête no 63879/00 du 3 octobre 2006

Priver un condamné d'un appel incident à celui du parquet est une violation de l'article 6-1

"la Cour souligne qu’en l’espèce, la situation est sensiblement différente de celle examinée dans l’affaire Guigue et SGEN CFDT. Dans cette dernière affaire, les requérants étaient les parties civiles dont les intérêts ne pouvaient pas être affectés par l’appel interjeté par le procureur général contre le volet pénal du jugement en première instance. Dans la présente affaire, il s’agit du prévenu qui, à l’issue de l’appel, s’est vu infliger une majoration de sa peine de prison. Compte tenu de l’enjeu de l’appel pour le requérant et rappelant qu’en matière pénale les exigences du « procès équitable » sont plus strictes qu’en matière civile (cf., mutatis mutandis, Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, arrêt du 27 octobre 1993, série A no 274, p. 19, § 32), la Cour estime que la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Guigue et SGEN CFDT précitée ne saurait être transposée mutatis mutandis dans la présente affaire. En particulier, s’il est vrai que la partie civile et le ministère public ne sont pas des « adversaires » (voir la décision Guigue et SGEN CFDT précitée ; voir aussi Berger c. France, no 48221/99, § 38, 3 décembre 2002, CEDH 2002-X (extraits)), il n’en va pas de même pour le prévenu condamné en première instance et le ministère public, qui ont des intérêts à la fois distincts et opposés.

35.  En l’espèce, la Cour note que bien que le procureur de la République ait laissé s’écouler le délai que la loi lui octroyait pour faire appel, il a demandé au procureur général d’interjeter appel dans le but manifeste que la peine infligée au requérant soit majorée. Le procureur général ayant accédé à cette demande, le requérant s’est trouvé privé de la possibilité d’interjeter un appel incident devant la cour d’appel de Lyon.

36.  Le Gouvernement allègue que l’impossibilité d’interjeter un appel incident n’a nullement placé le requérant dans une situation désavantageuse par rapport au ministère public dès lors qu’il a eu la possibilité de contester à nouveau sa culpabilité devant la cour d’appel.

37.  Certes, la Cour relève que le requérant a bénéficié d’un nouvel examen de sa culpabilité en vertu de l’article 515 du code de procédure pénale et que l’absence d’appel incident ne fait pas échec au droit à ce réexamen.

38.  Cependant, la Cour estime, à l’instar du requérant, que la possibilité d’obtenir en appel un acquittement ou simplement la réformation in melius de la peine infligée en première instance était en grande partie théorique et illusoire dans les circonstances de l’espèce. En particulier, le fait même que le requérant n’ait pas relevé appel dans le délai légal de dix jours qui était à sa disposition apparaissait comme la démonstration qu’il estimait avoir peu de chances de pouvoir faire réformer en appel, dans un sens qui lui aurait été favorable, la décision de condamnation rendue en première instance.

39.  Par ailleurs, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement, analysé au paragraphe 28 ci-dessus, selon lequel la cour d’appel aurait pu infirmer le jugement dans un sens favorable au requérant. Sans contester l’existence de cette possibilité, la Cour se borne à constater que, concrètement, la cour d’appel a porté de sept à douze ans la peine d’emprisonnement à laquelle le requérant avait été condamné, ce qui constitue une aggravation très importante.

40.  Il s’ensuit que le fait que le parquet bénéficie d’une prolongation du délai d’appel, conjugué à l’impossibilité pour le requérant d’interjeter un appel incident, a mis ce dernier dans une position de net désavantage par rapport au ministère public, contrairement au principe de l’égalité des armes. Statuant in concreto, la Cour constate que celui-ci a été méconnu.

41.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention."

Arrêt BARBIER c. FRANCE du 17 JANVIER 2006 Requête n°76093/01

Concernant un détenu qui n'est pas emmené au greffe de la prison pour faire appel de son jugement de condamnation

"25.  La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect (voir, notamment, Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36), n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de la recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II ; Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001 ; Berger c. France, no 48221/99, § 30, CEDH 2002-X). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 316-B, pp. 78-79, § 59 ; Bellet c. France, arrêt du 4 décembre 1995, série A n333-B, p. 41, § 31 ; Guérin c. France, arrêt du 29 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-V, § 37 ; Berger, précité).

26.  La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt des documents ou l’introduction de recours. La Cour estime par ailleurs que la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, les règles en question, ou l’application qui en est faite, ne devraient pas empêcher le justiciable d’utiliser une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, §§ 44-45 ; Tricard c. France, no 40472/98, § 29, 10 juillet 2001).

27.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a fait part, à deux reprises, de sa volonté d’interjeter appel et ce, la veille de l’échéance du délai, une première fois le matin, puis au cours de l’après-midi. Suivant les instructions du surveillant d’étage, qui était à la fois son seul interlocuteur et le représentant de l’autorité pénitentiaire, il a formulé sa seconde demande par écrit. Cette dernière fut remise au surveillant vers 16 h 45, soit avant l’heure de fermeture du greffe. Certes, le Gouvernement indique que le requérant aurait remis sa demande écrite après 16 h 45. La Cour n’est cependant pas convaincue par cette simple affirmation dès lors que, d’une part, le Gouvernement n’est pas en mesure d’apporter une quelconque information sur l’heure à laquelle cette remise serait finalement intervenue et que, d’autre part, cette affirmation apparaît dans un rapport de l’administration pénitentiaire rédigé pour les besoins de la présente requête, en juillet 2004, soit 2 ans et demi après les faits. En tout état de cause, il ressort du dossier que le requérant a présenté sa demande au surveillant à 16 h 45, même si, comme l’indique le Gouvernement, il n’a pu être conduit au greffe.

28.  La Cour note d’ailleurs que le Gouvernement reconnaît qu’il est « regrettable » que le requérant n’ait pas été immédiatement conduit au greffe : telle aurait dû être, selon lui, la conduite à tenir. Si tel n’a pas été le cas, ce serait en raison du manque d’effectifs et de la charge de travail des surveillants. De l’avis de la Cour, ces problèmes matériels ne sont cependant pas imputables au requérant. Ce dernier ne saurait davantage se voir reprocher de n’avoir pas respecté des règles qui, selon l’aveu même du Gouvernement, n’existent pas, étant relevé qu’il a par contre respecté les consignes données par le surveillant d’étage.

29.  La Cour constate également que le Gouvernement précise que non seulement chaque maison d’arrêt fixe ses propres règles, mais que de telles règles n’existaient pas à la maison d’arrêt de Reims, les procédures de recours juridictionnels reposant sur une simple « pratique ».

30.  Au demeurant, à supposer qu’une permanence du greffe ait été effective après 17 h 30, la Cour estime que le Gouvernement n’apporte pas de justification suffisante quant au fait que la déclaration d’appel, clairement identifiée comme telle par le surveillant, n’ait pas été transmise par lui à ladite permanence et ce, sans délai ou, à tout le moins, au cours de la soirée. On ne saurait davantage exiger du requérant qu’il supplée aux carences de la maison d’arrêt. En particulier, la Cour ne voit pas les raisons pour lesquelles il aurait dû préciser expressément le caractère urgent de sa demande écrite d’appel dès lors que le surveillant d’étage disposait d’une information très claire, qu’une telle précision n’est aucunement prévue par la loi et qu’il ne s’agissait pas d’une correspondance pour un destinataire extérieur, mais d’un recours spécialement adressé au greffe, service chargé des questions procédurales et dont la mission spécifique justifie un fonctionnement interne adapté.

31.  Enfin, s’agissant du grief tiré de l’absence de débat contradictoire lors de l’audience de la Cour de cassation ayant déclaré le pourvoi irrecevable, il apparaît que le requérant, en sa qualité d’appelant d’un arrêt de condamnation rendu par une cour d’assises, ne pouvait formuler des observations que sur la désignation de la cour d’assises d’appel (article  380-14 du code de procédure pénale), et non sur la recevabilité de l’appel (article 380-15 du code de procédure pénale). La Cour estime, compte tenu des circonstances de l’espèce et de l’enjeu du litige, qu’il était pourtant nécessaire de permettre au requérant de s’exprimer sur la recevabilité de son appel.

32.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant s’est vu refusé son droit d’accès à un tribunal en raison tant de la défaillance des services compétents que du refus des autorités internes de tirer les conséquences de ce manquement.

33.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention."

Silvester's Horeca Service C. Belgique du 04/03/2004 Hudoc 4949 requête 47650/99

"§26: Le respect de l'article de la Convention suppose en effet que la décision d'une autorité administrative ne remplissant pas elle-même les conditions de l'article 6§1 subisse le contrôle ultérieur d'un organe judiciaire de pleine juridiction.

§27: Parmi les caractéristiques d'un organe judiciaire de pleine juridiction figure le pouvoir de réformer en tous points, en fait comme en droit, la décision entreprise, rendue par l'organe inférieur. Il doit notamment avoir compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi. 

§28: La Cour doit constater qu'en l'espèce, la société requérante n'eut pas la possibilité de soumettre la décision prise à son encontre à un tel contrôle de pleine juridiction. Dans son arrêt du 3 octobre 1996 suite à l'opposition à contrainte formée par la société requérante, la Cour d'Appel de Bruxelles estima en effet qu'elle était uniquement appelée à examiner la réalité des infractions au code de la T.V.A et à contrôler la légalité des amende fiscales réclamées, sans être compétente pour apprécier l'opportunité ou accorder une remise complète ou partielle de celles-ci. Cette interprétation fut confirmée en son temps par la Cour de Cassation qui rejeta, le 05 février 1999, le pourvoi formé contre cet arrêt aux motifs que le droit de contrôle exercé par le juge saisi d'une opposition à contrainte n'impliquait pas que ce juge puisse "exonérer le redevable des obligations qui lui sont légalement imposées par les autorités, uniquement pour les motifs d'opportunité ou d'équité.

§30 : La Cour conclut dès lors que la société requérante n'a pas eu accès à un tribunal au sens de l'article 6§1 de la Convention"

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANCAISE

Le droit de faire appel d'un refus implicite du juge d'instruction davant la chambre d'instruction

Cour de cassation chambre criminelle arrêt du 6 octobre 2015 N° de pourvoi 15-82700 cassation

Vu les articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 80-1-1, 81, dernier alinéa, ensemble l'article 186 du code de procédure pénale ;

Attendu qu'il se déduit des dispositions combinées de ces textes que faute par le juge d'instruction d'avoir statué, par une ordonnance motivée susceptible d'appel de plein droit, dans le délai d'un mois, sur la requête par laquelle un mis en examen lui demande de revenir sur sa décision et de lui octroyer le statut de témoin assisté, la partie concernée peut saisir directement la chambre de l'instruction ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que M. X..., mis en examen notamment du chef d'assassinat, a adressé au juge d'instruction, le 31 juillet 2014, une requête, sur le fondement de l'article 80-1-1 du code de procédure pénale, tendant à voir celui-ci revenir sur sa décision et lui octroyer le statut de témoin assisté ; que, faute par ce magistrat d'avoir statué dans le délai d'un mois, il a, le 3 septembre suivant, directement saisi la chambre de l'instruction de sa demande ;

Attendu que, pour dire cette demande irrecevable, l'arrêt retient que l'article 80-1-1 du code de procédure pénale n'impose pas de délai pour répondre à la requête qu'il prévoit, et qu'en l'absence de toute référence au dernier alinéa de l'article 81 du même code, la faculté de saisir directement le président de la chambre de l'instruction en cas de non- réponse du juge d'instruction n'est pas ouverte au requérant ;

Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, la chambre de l'instruction, qui était directement saisie de la requête dont il lui appartenait d'apprécier la recevabilité et le bien fondé, a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé

Le droit de saisir la Cour de Cassation en cas d'abus de pouvoir du président de la chambre d'instruction

Cour de cassation chambre criminelle arrêt du 11 décembre 2013 N° de pourvoi 13-84319 annulation

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, article D. 591 du code de procédure pénale ;

Vu les articles 186-1 et D. 591 du code de procédure pénale ;

Attendu que si, selon l'article 186-1 du code de procédure pénale, l'ordonnance de non-admission d'appel du président de la chambre de l'instruction prévue par ce texte n'est pas susceptible de recours, il en est autrement lorsque son examen fait apparaître un excès de pouvoir ;

Attendu qu'il résulte des pièces de la procédure que l'avocat de la société Titom, inscrit au barreau de Paris, a adressé, le 1er mars 2013, à partir de son adresse électronique sécurisée, une demande d'actes, fondée sur 'article 82-1 du code de procédure pénale, à l'adresse structurelle de la juridiction d'instruction de Paris ;

Attendu que, pour dire n'y avoir lieu de saisir la chambre de l'instruction de l'appel de l'ordonnance du juge d'instruction ayant rejeté cette demande, le président de la chambre de l'instruction retient que celle-ci est irrecevable, la transmission de telles demandes par la voie électronique n'étant pas prévue par le code de procédure pénale ;

Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que, depuis le 7 janvier 2013, l'avenant du 25 juin 2012 à la convention conclue entre le tribunal de grande instance et l'ordre des avocats de Paris le 28 janvier 2009, pris en application de l'article D.591 du code de procédure pénale, permet aux avocats de ce barreau de transmettre, à partir de leur adresse électronique sécurisée, par un moyen de télécommunication, à l'adresse électronique de ce tribunal les demandes d'actes prévues par l'article 82-1 de ce code, selon les modalités prévues à ladite convention, le président de la chambre de l'instruction a excédé ses pouvoirs

Cour de cassation chambre criminelle arrêt du 18 juin 2014 N° de pourvoi 14-81422 Annulation sans renvoi

Vu l'article 173 du code de procédure pénale
Attendu qu'il résulte de ce texte, en son dernier alinéa, que le président de la chambre de l'instruction, lorsque celle-ci est saisie par une partie d'une requête en annulation d'actes ou de pièces de la procédure, ne peut constater son irrecevabilité que dans l'un des cas limitativement énumérés audit article

Attendu que M. X..., avisé, le 15 octobre 2013, de la saisine de la chambre de l'instruction, à l'audience du 6 novembre 2013, en vue de l'examen d'une requête en annulation d'actes de la procédure présentée par un co-mis en examen, a, lui-même, le 5 novembre 2013, saisi ladite chambre d'une requête en annulation d'actes, sollicitant la jonction des deux requêtes et leur renvoi à une audience ultérieure ; que, vidant son délibéré le 4 décembre 2013, la chambre de l'instruction n'a statué que sur la requête du co-mis en examen de M. X...
Attendu que, par l'ordonnance attaquée du 7 février 2014, le président de la chambre de l'instruction, pour déclarer irrecevable la requête de M. X..., énonce que, régulièrement avisé de la date à laquelle la première requête était examinée et mis ainsi en mesure de faire valoir à cette audience ses moyens de nullité, celui-ci, en faisant expressément le choix de déposer une requête en nullité la veille de cette audience plutôt qu'un mémoire, avait nécessairement rendu sa requête irrecevable au visa de l'article 174 du code de procédure pénale, en ne faisant pas état, le jour de l'audience, des moyens de nullité qu'il était en mesure de connaître
Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que la requête en nullité avait été régulièrement déposée la veille de l'audience fixée pour statuer sur celle d'un co-mis en examen soutenant un moyen différent et que les nouvelles exceptions de nullité alléguées portaient nécessairement sur des actes accomplis antérieurement à ladite audience, le président de la chambre de l'instruction a excédé ses pouvoirs et privé ainsi le mis en examen de l'exercice effectif des droits qui lui sont garantis par le code de procédure pénale devant la juridiction d'instruction

LE DROIT DE SE POURVOIR EN CASSATION

ALTINTAŞ c. TURQUIE du 10 mars 2020 Requête no 50495/08

Art 6 § 1 (pénal) • Accès à un tribunal • Impossibilité légale de se pourvoir en cassation contre un jugement pénal de premier et dernier ressort, le montant de l’amende infligée n’atteignant pas le seuil requis • Entrave disproportionnée 

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale à une amende du rédacteur en chef d’un périodique local pour apologie du crime ou de criminels • Cas manifeste d’apologie ou de justification de la violence autorisant la Cour à analyser la publication nonobstant la motivation insuffisante du jugement interne • Examen par la Cour du contexte, du contenu de la publication litigieuse et de sa capacité de nuire • Marge d’appréciation et montant raisonnable de l’amende • Sanction non disproportionnée.

.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

16.  Le requérant se plaint d’avoir été privé de la possibilité de former un pourvoi en cassation contre le jugement du tribunal correctionnel du fait du montant de l’amende infligée. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

17.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

18.  Le requérant considère que l’impossibilité pour lui d’introduire un recours contre le jugement de première instance a porté atteinte à son droit à un procès équitable.

19.  Le Gouvernement soutient que l’exclusion, en matière de recours, des décisions de condamnation à une amende judiciaire n’excédant pas un certain montant poursuit le but d’assurer la célérité des procédures et l’effectivité des pourvois en cassation, et qu’elle répond à l’exigence de proportionnalité.

20.  La Cour rappelle que, dans maintes affaires soulevant, comme en l’espèce, des questions concernant l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre une décision de première instance, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Bayar et Gürbüz c. Turquie, no 37569/06, §§ 40-49, 27 novembre 2012).

21.  En l’espèce, elle estime que le requérant a subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal que garantit l’article 6 § 1 de la Convention a été atteint dans sa substance même. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Bayar et Gürbüz précitée.

22.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

23.  Le requérant soutient que sa condamnation pénale pour la parution de l’article litigieux – publié dans un périodique dont il était le rédacteur en chef – constitue une violation de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

24.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

25.  Le requérant considère que l’article litigieux ne contenait aucun éloge à l’égard de M.Ç. à raison de ses actes infractionnels, mais rendait, à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, un hommage à cette personne, qui, selon lui, avait joué un rôle important dans le mouvement socialiste turc.

26.  Le Gouvernement soutient que l’ingérence alléguée dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était prévue par l’article 215 du CP et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, de la préservation de l’intégrité territoriale et de la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard au contenu de l’article en cause, qui, selon lui, faisait l’apologie d’une personne tuée lors d’un affrontement armé survenu entre celle-ci et les forces de l’ordre et de ses efforts et actes visant à sauver des personnes condamnées par les autorités à la peine de mort, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2.  Appréciation de la Cour

27.  La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Quant à la « prévisibilité de la loi », à savoir les articles 215 et 218 du CP (paragraphes 13 et 14 ci-dessus), elle n’estime pas nécessaire de prendre position sur cette question, dans la mesure où les parties sont d’accord que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi. En outre, elle relève que la mesure litigieuse poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la préservation de l’intégrité territoriale et la prévention du crime.

28.  Elle constate donc qu’en l’occurrence le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». À cet égard, elle rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 204-208, CEDH 2015 (extraits)) et Bülent Kaya c. Turquie (no 52056/08, §§ 36-40, 22 octobre 2013).

29.  Elle rappelle en particulier qu’elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 de la Convention les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Bédat, précité, § 48).

30.  Elle rappelle par ailleurs qu’elle peut aussi analyser elle-même les écrits et les déclarations en cause nonobstant l’insuffisance manifeste des motifs avancés par les juridictions internes pour justifier la condamnation des propriétaires, éditeurs ou rédacteurs en chef des périodiques concernés, responsables de la publication de ces écrits ou déclarations (Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 37, 23 juillet 2019). Elle procède ainsi elle-même à l’analyse des déclarations litigieuses, notamment lorsqu’il est clair et manifeste que les propos litigieux ne peuvent être qualifiés que de discours de haine, d’apologie de la violence ou d’incitation à la violence. En effet, ces derniers ne sauraient passer pour être compatibles avec l’esprit de tolérance et vont d’ailleurs à l’encontre des valeurs fondamentales de justice et de paix qu’exprime le Préambule à la Convention et ne sauraient prétendre au bénéfice de la liberté d’expression (Gündüz c. Turquie (déc.), no 59745/00, CEDH 2003‑XI (extraits), Karatepe c. Turquie, no 41551/98, § 30, 31 juillet 2007, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, §§ 56-60, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 60-62, CEDH 1999‑IV, Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, §§ 39 et 40, 8 juillet 1999, Hocaoğulları c. Turquie, no 77109/01, §§ 38-40, 7 mars 2006, Halis Doğan c. Turquie (no 3), no 4119/02, §§ 33-35, 10 octobre 2006, et Fatih Taş c. Turquie (no 3), no 45281/08, §§ 31-34, 24 avril 2018). Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue quant à la nature de l’article pour la publication duquel le requérant a été condamné en l’espèce (paragraphe 33 ci-dessous), la Cour analysera elle-même cet article, nonobstant la motivation, susceptible d’être considérée comme insuffisante, adoptée par les juridictions nationales à l’appui de la condamnation de l’intéressé (paragraphe 12 ci-dessus).

31.  Elle rappelle à cet égard les principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance. Les facteurs clés dans l’appréciation de la Cour dans ces affaires sont : le point de savoir si les propos ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu (Zana, précité, §§ 57-60, Soulas et autres c. France, no 15948/03, §§ 38-39, 10 juillet 2008, et Balsytė-Lideikienė c. Lituanie, no 72596/01, § 78, 4 novembre 2008) ; la question de savoir si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance (voir, entre autres, Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 64, CEDH 2000‑III, Féret c. Belgique, no 15615/07, §§ 69-73 et 78, 16 juillet 2009, et Fáber c. Hongrie, no 40721/08, §§ 52 et 56-58, 24 juillet 2012) ; et la manière dont les propos ont été formulés et leur capacité – directe ou indirecte – à nuire (Karataş c. Turquie ([GC], no 23168/94, §§ 51-52, CEDH 1999-IV, et Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, § 56, 9 février 2012). Dans toutes les affaires ci-dessus, c’est la conjonction de ces différents facteurs plutôt que l’un d’eux pris isolément qui a joué un rôle déterminant dans l’issue du litige. On peut donc dire que la Cour aborde ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte (Perinçek, précité, § 208). Aussi, en l’espèce, la Cour examinera-t-elle avec une attention particulière, à la lumière des critères susmentionnés, les termes employés dans l’article litigieux, le contexte de sa publication et sa capacité à nuire.

32.  Elle note que, dans la présente affaire, à l’origine de la condamnation pénale du requérant se trouve la publication dans le périodique dont il était le rédacteur en chef à l’époque des faits d’un article portant sur les événements de Kızıldere et sur les auteurs principaux de ces événements. À cet égard, elle note tout d’abord que l’écrit litigieux a été publié à l’occasion du trente-cinquième anniversaire de ces événements dans un périodique local qui était distribué à Tokat, la province où ces événements avaient eu lieu. Elle estime que, vu la sensibilité d’une partie de la société turque à l’égard de ces événements, qui était susceptible d’être accrue chez la population vivant à Tokat en raison de la proximité géographique du lieu des incidents et de la date de la publication de l’article litigieux, qui correspondait à l’anniversaire de ces événements à l’occasion duquel des commémorations étaient organisées (paragraphe 9 ci-dessus), cette publication peut être considérée comme s’inscrivant plutôt dans un contexte social tendu.

33.  Quant au contenu de l’article litigieux, elle observe qu’il relatait les actes violents commis par « M.Ç. et ses amis », individus membres à l’époque des faits d’organisations illégales, à savoir, d’une part, l’enlèvement de trois personnes de nationalité britannique employées sur une base militaire aux fins d’obtention de l’annulation de l’exécution de trois personnes condamnées à la peine de mort par des tribunaux pénaux et, d’autre part, l’affrontement armé qui avait eu lieu avec les forces de sécurité de l’État, lesquelles demandaient la libération des otages et l’arrêt de l’action entamée par les ravisseurs. Elle note que cet article présente, dans des termes approbatifs, ces actes comme des comportements héroïques adoptés par des « jeunes révolutionnaires », qui auraient valu à leurs auteurs d’être « les idoles de la jeunesse », et qualifie le décès de la plupart de ces derniers, à l’issue de l’affrontement armé qui avait eu lieu entre eux et les forces de l’ordre, de « massacre » (paragraphe 6 ci-dessus). Selon la Cour, il est incontestable que, nonobstant leur but, susceptible d’être considéré comme légitime par certains, qui était d’empêcher l’exécution de leurs amis, les actes commis par les auteurs des événements de Kızıldere contre les personnes enlevées, qui d’ailleurs ont été exécutées par leurs ravisseurs durant ces événements (paragraphe 8 ci-dessus), et contre les forces de l’ordre peuvent être clairement qualifiés de violents. Dès lors, la Cour estime que les expressions utilisées dans l’article litigieux à l’endroit de « M.Ç. et ses amis » et de leurs actes s’analysaient en une apologie ou, à tout le moins, une justification de la violence.

34.  Elle considère en outre qu’en l’espèce il ne fallait pas minimiser le risque que de tels écrits pussent encourager ou pousser certains jeunes, notamment les membres ou sympathisants de certaines organisations illégales, à la commission d’actes violents similaires à ceux commis par « M.Ç. et ses amis » à Kızıldere afin qu’ils devinssent eux aussi « les idoles de la jeunesse ». En effet, elle relève que les expressions utilisées dans l’article litigieux donnent l’impression à l’opinion publique, et en particulier aux personnes partageant les opinions politiques proches de celles prônées par « M.Ç. et ses amis », que, afin de parvenir à un but que ces personnes considèrent comme légitime dans le cadre de leur idéologie, le recours à la violence peut être nécessaire et justifié (voir, pour une approche similaire, Kaya c. Turquie (déc.), no 6250/02, 22 mars 2007, et Gürbüz et Bayar, précité, § 43).

35.  Eu égard à ce qui précède et à la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales en pareil cas (Sürek (no 1), précité, § 65) et compte tenu du montant raisonnable de l’amende judiciaire infligée au requérant à l’issue de la procédure pénale diligentée contre lui, la Cour estime que l’ingérence litigieuse ne peut être considérée comme incompatible avec l’article 10 § 2 de la Convention et disproportionnée aux buts légitimes poursuivis (Zana, précité, § 61).

36.  Partant, elle conclut qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.

Marilena-Carmen Popa c. Roumanie requête n° 1814/11

Article 6 : L’infirmation en dernière instance d’un jugement d’acquittement n’a pas emporté violation de la Convention

L’affaire portait sur la procédure pénale dirigée contre la requérante pour falsification. La Cour relève en particulier que, pour déclarer la requérante coupable d’un acte de falsification et infirmer le jugement d’acquittement rendu en première instance, la Cour de cassation, qui a statué en dernière instance dans cette affaire, s’est appuyée sur un rapport d’expertise comme preuve à charge, sans réentendre un témoin clé. La Cour juge qu’il n’a pas été porté atteinte au droit de la requérante à un procès équitable en ce que la Cour de cassation était en droit de considérer le rapport d’expertise comme une preuve concluante de la culpabilité de l’intéressée. Il n’était pas nécessaire d’entendre à nouveau le témoin clé, en particulier parce qu’il n’y avait aucune divergence entre les deux juridictions quant à la crédibilité dudit témoin

LES FAITS

La requérante, Marilena-Carmen Popa, est une ressortissante roumaine née en 1960. Elle réside à Bucarest (Roumanie). Elle a exercé la profession de notaire jusqu’en septembre 2010. En novembre 2003, Mme Popa authentifia le contrat de vente d’un terrain, conclu par deux entreprises, dont l’une était représentée par E.C. En 2005, le parquet inculpa la requérante d’une infraction continuée de falsification, l’accusant d’avoir falsifié plusieurs contrats et d’en avoir authentifié certains, notamment celui de novembre 2003, en l’absence des signataires. La cour d’appel acquitta la requérante après avoir entendu plusieurs témoins, dont E.C., et examiné un rapport établi après l’expertise des signatures apposées sur le contrat de novembre 2003. Elle estima que, même si le rapport d’expertise confirmait que la signature sur le contrat n’était pas celle d’E.C., aucun autre élément de preuve ne permettait de réfuter la déclaration de l’accusée selon laquelle E.C. était présent au moment de la signature. Le parquet forma un recours et, en 2010, la Cour de cassation requalifia le chef d’accusation qui portait désormais sur un seul acte de falsification concernant le contrat de novembre 2003, et déclara Mme Popa coupable de ce chef. Cette dernière maintint que tous les contrats avaient été signés par les parties en sa présence, mais la juridiction estima que le rapport d’expertise qui confirmait le témoignage d’E.C. était déterminant.

Mme Popa fut condamnée à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis assortie d’une période de mise à l’épreuve de trois ans. La décision définitive fut modifiée pour corriger des erreurs manifestes, mais la période de mise à l’épreuve, qui excédait la durée maximale de deux ans et demi fixée par la loi, demeura inchangée. La requérante introduisit alors une demande extraordinaire en annulation de l’arrêt définitif. Elle argua, notamment, que la Cour de cassation avait modifié la qualification juridique des charges retenues contre elle sans lui donner la possibilité de s’exprimer sur la question ou de témoigner directement. Elle soutint en outre que la période de mise à l’épreuve prononcée à son égard était plus longue que celle autorisée par la loi. En novembre 2010, une autre formation de jugement de la Cour de cassation déclara sa demande extraordinaire irrecevable. Elle n’examina pas l’argument de la requérante concernant la période de mise à l’épreuve. En septembre 2010, Mme Popa fut radiée du registre des notaires à raison de sa condamnation.

ARTICLE 6

La Cour rappelle les principes énoncés dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2019 dans l’affaire Júlíus Þór Sigurþórsson c. Islande concernant les cas où l’acquittement prononcé par une juridiction inférieure est suivi d’une condamnation par une juridiction de dernière instance, sans nouvelle audition directe de l’accusé ou des témoins. La Cour examine ensuite si la Cour de cassation a pu statuer de manière équitable dans le cas d’espèce sans entendre directement le témoignage d’E.C. Elle observe que la différence principale entre la décision de première instance et celle de la Cour de cassation est que, dans la deuxième, la juridiction a estimé que le rapport d’expertise était de nature à dissiper en lui-même tout doute quant à la culpabilité de la requérante. Les motifs à l’appui de cette divergence, bien que succincts, n’apparaissent ni arbitraires ni manifestement déraisonnables puisque l’expertise en question a établi un fait scientifique incontestable. Mme Popa a également exprimé des doutes quant à l’impartialité du rapport d’expertise en ce que celui-ci a été établi par un expert de la police scientifique travaillant pour le ministère de l’Intérieur;

La requérante n’a toutefois avancé aucun argument indiquant l’existence de liens hiérarchiques ou autres entre, d’une part, l’expert et, d’autre part, les juges et procureurs chargés de son affaire ou toute autre personne impliquée dans la procédure. La Cour ne voit aucun élément qui pourrait remettre en question l’indépendance des experts désignés ou la fiabilité de leurs avis. La Cour n’est pas convaincue que les exigences d’un procès équitable rendaient nécessaire une nouvelle audition d’E.C., ni que la Cour de cassation était tenue de prendre des mesures positives à cette fin, alors même que la requérante n’avait pas demandé à ce que le témoin fût réentendu. Dans ce contexte, la Cour relève que la fiabilité ou la crédibilité d’E.C. n’étaient pas en cause et que les juges de la Cour de cassation avaient accès aux transcriptions de son témoignage. La requérante n’a pas demandé le versement d’autres pièces au dossier et elle a été entendue par la Cour de cassation sur le fond de l’affaire. Étant donné que la divergence entre les deux juridictions a porté sur le poids qui pouvait être attaché à la valeur probante du rapport d’expertise, et non sur la fiabilité et la crédibilité d’E.C., la Cour estime que le cas d’espèce doit être distingué des affaires où la juridiction interne de dernière instance a condamné des accusés qui avaient auparavant été acquittés sans les avoir entendus directement ni avoir examiné les témoignages considérés comme pertinents aux fins de la condamnation. Enfin, pour ce qui est du grief de la requérante tiré de la requalification juridique par la Cour de cassation des charges retenues contre elle sans qu’elle ait pu s’exprimer sur la question, la Cour observe que l’acte de falsification pour lequel l’intéressée a été condamnée était inclus dans l’accusation initiale portant sur une infraction continuée de falsification. La requérante a pu produire des observations et des éléments de preuve sur chacun des actes qui lui étaient reprochés et elle devait ainsi savoir qu’elle pouvait être déclarée coupable d’un seul de ces actes. La Cour conclut à la non-violation de l’article 6.

ARTICLE 7

Les deux parties ont reconnu que la Cour de cassation avait fait une erreur dans le calcul de la durée de la période de mise à l’épreuve de la requérante. L’action en justice engagée par la requérante, à savoir une demande extraordinaire en annulation, n’était toutefois pas un recours effectif dans une telle situation. L’intéressée aurait plutôt dû demander à la Cour de cassation elle-même de rectifier son arrêt à raison d’une erreur matérielle manifeste telle que définie par la jurisprudence de cette juridiction. Pareille demande aurait pu être formulée sur le fondement de l’article 195 de l’ancien code de procédure pénale mais rien dans le dossier ne montre que la requérante ait suivi cette voie. La Cour conclut que la requérante n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes disponibles et déclare irrecevable le grief fondé sur cette disposition.

AIT ABBOU c. FRANCE du 2 février 2017 requête 44921/13

Non violation de l'article 6, la CEDH examine concrètement les faits pour constater que le non accès à la Cour de Cassation pour faire examiner une nullité de procédure dans une affaire de trafic de drogue, ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux du requérant. Le non accès existe mais il ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux du requérant dans les circonstances particulières de la cause. Le requérant était en fuite.

40. Le requérant se réfère à l’arrêt Abdelali (précité) qu’il reproche à la Cour de cassation d’avoir délibérément ignoré, alors que son avocat l’avait expressément invoqué devant elle dans un mémoire complémentaire. Il ajoute que le Gouvernement en fait une lecture tronquée. Selon le requérant, si l’état de fuite du prévenu opposant au cours de l’instruction paraît pouvoir justifier la privation de son droit de contester la régularité de la procédure lors du procès sur opposition, il appartient à l’autorité judiciaire d’apporter la preuve de cette fuite.

Il ajoute qu’en l’espèce, le Gouvernement, qui ne s’appuie que sur des déductions partielles et discutables fondées sur certaines déclarations de son père, de son frère et de lui-même, n’apporte pas la preuve de sa fuite.

Le requérant estime que le Gouvernement, comme la Cour de cassation avant lui, refuse de se conformer aux critères qui se dégagent de l’arrêt Abdelali (précité).

Il en conclut qu’il n’a pas eu accès à un tribunal et n’a pas bénéficié d’un procès équitable.

41. Le Gouvernement rappelle que le législateur enferme dans des délais stricts le droit de contester la régularité de la procédure d’instruction. Il rappelle les textes en vigueur et se réfère à l’arrêt de principe que la Cour de cassation a rendu le 3 avril 2007 dans l’affaire Abdelali (précitée, § 15). Il expose que le raisonnement de la Cour de cassation repose, d’une part, sur

une interprétation stricte de l’article 134 alinéa 3 du code de procédure pénale, qui se réfère à l’article 176 du même code et, d’autre part, sur la volonté de ne pas faire bénéficier une personne suspectée en fuite d’un avantage injustifié.

Il se réfère encore à la jurisprudence de la Cour en matière de procès équitable et de détenus en fuite et notamment à l’arrêt Sejdovic c. Italie ([GC], no 56581/00, §§ 82, 86 à 88 et 99, CEDH 2006‑II).

Il ajoute que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et que les États peuvent y apporter certaines limites, dans la mesure où celles-ci ne restreignent pas l’accès à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même (Eliazer c. Pays-Bas, no 38055/97, CEDH 2001‑X).

42. Le Gouvernement souligne encore que dans son arrêt Abdelali, la Cour n’a pas remis en cause, au sens de l’article 6, la procédure de purge de nullité telle que réglée par le code de procédure pénale et appliquée par la Cour de cassation.

Il réitère les arguments exposés dans l’affaire Abdelali (précitée, §§ 26 à 29) et ajoute que la solution retenue par la jurisprudence française poursuit un but légitime et est proportionnée au but poursuivi.

En effet, selon lui, si l’irrecevabilité d’office d’un pourvoi en cassation est véritablement une limitation portant atteinte à la substance même du droit d’accès au juge car disproportionnée, il n’en va pas de même pour l’irrecevabilité d’office d’une exception de procédure, laquelle apparaît conforme à la Convention.

43. Il estime que l’impossibilité de soulever une irrégularité de la procédure antérieure ne constitue pas une atteinte substantielle au droit à un accès au juge puisque le prévenu conserve la possibilité de faire apprécier, par un tribunal indépendant et impartial, le bien fondé des accusations portées contre lui et de discuter devant ce tribunal la valeur probante de pièces dont il ne peut plus soulever la nullité. En outre, il conserve le cas échéant le droit de contester le principe de sa culpabilité ou de la condamnation prononcée devant lui par l’exercice des voies de recours.

44. Ainsi, l’impossibilité pour un prévenu de soulever une exception de procédure apparaît proportionnée, dès lors que ce dernier était en fuite pendant l’instruction et ne méconnaît donc pas les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention.

45. Pour ce qui est de la notion de fuite, le Gouvernement rappelle que la Cour exige qu’elle soit, au sens de sa jurisprudence, suffisamment caractérisée, c’est-à-dire qu’il soit établi que le prévenu savait qu’une procédure pénale était dirigée contre lui, qu’il connaissait la nature et la cause de l’accusation et qu’il n’avait pas l’intention de prendre part au procès ou entendait se soustraire aux poursuites.

Elle procède dès lors à une appréciation in concreto des faits de l’espèce.

46. Le Gouvernement souligne qu’en l’espèce, les juridictions internes ne se sont pas fondées sur la seule absence du requérant de son lieu de résidence habituel pour juger qu’il s’était volontairement soustrait à la procédure d’information judiciaire le concernant.

47. Il estime que, compte tenu des diligences effectuées par les services de police et de justice (voir §§ 12 et 16 ci-dessus), le requérant, qui était en contact régulier avec les membres de sa famille, ne pouvait ignorer les poursuites à son encontre.

Il ajoute que le requérant avait la volonté de se dissimuler, en étant soutenu par sa famille, puisqu’il a toujours donné l’adresse de ses parents et a indiqué devant le tribunal correctionnel le 5 juillet 2011 qu’il passait régulièrement voir sa famille avec qui il n’était pas fâché.

48. Le Gouvernement en conclut que les juridictions internes qui sont intervenues dans la procédure n’ont pas méconnu la jurisprudence de la Cour en jugeant que le requérant était en fuite, dans la mesure où il n’ignorait pas qu’il était recherché et qu’il s’était volontairement soustrait à la justice.

Il ajoute que le requérant ne saurait valablement se prévaloir du fait que l’ordonnance de clôture ne lui a pas été signifiée pour soutenir qu’il n’avait pas connaissance des accusations portées à son encontre, dès lors que c’est son propre comportement qui a fait échec à une telle signification.

Selon lui, le requérant ne saurait non plus soutenir que seules des déclarations écrites ou orales de sa part auraient été de nature à établir sa volonté de se soustraire à la justice. Il estime que les éléments du dossier démontrent sans équivoque que le requérant avait connaissance des poursuites diligentées à son encontre et qu’il voulait s’y soustraire.

49. Le Gouvernement fait enfin observer que le requérant n’a subi aucune atteinte à son droit d’accès au juge concernant le fond de l’affaire, tant en fait qu’en droit. Il a fait opposition au jugement rendu par défaut et a pu exercer les droits de la défense.

Il estime dès lors que le grief soulevé par le requérant est manifestement mal fondé.

2. Appréciation de la Cour

50. La Cour a fréquemment rappelé que les garanties de l’article 6 pouvaient s’appliquer à l’ensemble de la procédure, y compris aux phases de l’information préliminaire et de l’instruction judiciaire et qu’il faut se demander si les droits de la défense ont été respectés et si le requérant a eu l’opportunité de remettre en question l’authenticité de l’élément de preuve et de s’opposer à son utilisation (voir, notamment, l’arrêt Abdelali, précité, §§ 35 à 38 et les références citées).

51. En l’espèce, la Cour relève que c’est de manière incidente, alors qu’ils enquêtaient sur des faits de vol et recel, que les gendarmes découvrirent, dans un box, 324,71 kg de cannabis et un véhicule sur le toit duquel se trouvait une paire de gants portant l’ADN du requérant.

C’est à la suite de cette découverte qu’un mandat d’arrêt international fut délivré à l’encontre du requérant et que celui-ci fut renvoyé devant le tribunal correctionnel pour importation, trafic, acquisition et détention de stupéfiants non autorisés, ainsi que participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un délit puni de dix ans de détention.

52. Il ressort de ce qui précède que l’élément de preuve à l’encontre du requérant, à savoir la paire de gants, fut recueilli, de manière incidente, lors d’une perquisition menée par les gendarmes dans le cadre de l’exécution d’une commission rogatoire concernant l’instruction d’une affaire de vol et de recel. En outre, aucune copie de la procédure initiale n’a pu être jointe au dossier de sa propre affaire (voir § 26 ci-dessus).

Or, c’est précisément pour ces motifs que le requérant demanda l’annulation de l’intégralité de la procédure en soutenant qu’il avait été privé de la possibilité de contester la régularité d’une procédure susceptible de porter atteinte à ses intérêts.

53. Par jugement contradictoire du 8 juillet 2011, le tribunal correctionnel relaxa le requérant, estimant qu’il n’y avait pas d’élément prouvant qu’il était allé dans le box pour y manipuler la drogue ni qu’il avait été conscient de participer à un trafic de stupéfiants.

54. Le requérant réitéra ses arguments devant la cour d’appel.

55. La Cour relève qu’après avoir rejeté la demande de nullité du requérant, la cour d’appel estima que la présence des gants portant à l’intérieur son ADN démontrait suffisamment qu’il s’était servi de gants, qu’il n’était pas étranger à la découverte de la drogue dans le box où se trouvait également le véhicule volé et qu’il avait participé au trafic.

Elle déclara le requérant coupable de transport, détention, acquisition de stupéfiants et de participation à une association de malfaiteurs. Elle le condamna à cinq ans d’emprisonnement, ordonna son placement en détention et la confiscation des scellés.

56. La Cour note que, dans des observations complémentaires devant la Cour de cassation, l’avocat du requérant a invoqué l’arrêt Abdelali (voir § 32 ci-dessus) et que l’avocat général a rendu un avis invitant la Cour de cassation à procéder à un contrôle de la notion de fuite et de l’expression du caractère volontaire de la soustraction à la procédure. Il se prononça en faveur d’une cassation sur ce moyen.

57. Dans son arrêt du 16 janvier 2013, la Cour de cassation considéra que la cour d’appel avait justifié sa décision. Pour cela, elle retint, d’une part, qu’en application de l’article 385 alinéa 1er du code de procédure pénale, la juridiction correctionnelle, saisie par une ordonnance de renvoi, n’a pas qualité pour constater les nullités de la procédure antérieure et, d’autre part, que le prévenu, qui n’ignorait pas qu’il était recherché, s’était mis volontairement en fuite afin de se soustraire à la justice, ce qui ne lui permettait pas de bénéficier des dispositions de l’article 385 alinéa 1er du code de procédure pénale. La Cour de cassation retint également que le requérant avait été mis en mesure de discuter, devant la juridiction de jugement, la valeur probatoire de l’ensemble des éléments réunis contre lui.

Elle rejeta donc le pourvoi.

58. La question se pose dès lors de savoir si, malgré l’incapacité dans laquelle il s’est trouvé de contester la validité des preuves, le requérant a bénéficié d’un procès équitable et des droits de la défense.

En effet, la Cour observe qu’en l’espèce l’instruction a constitué une phase cruciale de la procédure litigeuse, en particulier dans la mesure où tous les actes tendant à rassembler les éléments de preuve ont été accomplis par les autorités à ce stade (Abdelali, précité, § 46 ; Adamkiewicz c. Pologne, no 54729/00, § 87, 2 mars 2010 et mutatis mutandis Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 73, CEDH 2010).

59. Le Gouvernement réitère son argument selon lequel il convient d’éviter les manœuvres dilatoires en réglementant la possibilité d’invoquer la nullité des actes d’instruction.

60. La Cour souligne qu’elle a déjà répondu sur ce point dans son arrêt Abdelali (précité, § 48) en constatant que le requérant n’avait pas bénéficié des dispositions de l’article 385 alinéa 3 du code de procédure pénale car il était considéré comme ayant été en fuite lors de la clôture de l’instruction.

61. Dans le même arrêt Abdelali, la Cour a rappelé sa jurisprudence sur la notion de « fuite » et a conclu que le requérant, qui n’avait jamais été informé des poursuites engagées contre lui et de la clôture de l’instruction, ne pouvait pas être considéré comme ayant été « en fuite » en essayant de se dérober à la justice.

62. La Cour note avec intérêt que la jurisprudence de la Cour de cassation a connu une évolution, celle-ci ayant dans un arrêt vérifié les éléments démontrant une fuite réelle du prévenu (voir § 36 ci-dessus).

63. Dans la présente affaire, la Cour constate que, bien que les circonstances soient proches de celles qu’elle a examinées dans l’arrêt Abdelali, elles ne sont toutefois pas similaires.

En effet, dans son jugement du 8 juillet 2011, le tribunal releva que, lors d’une perquisition réalisée le 5 mars 2010, le requérant ne se trouvait pas à l’adresse qu’il avait fournie et que son frère, qui était dans l’appartement, avait déclaré qu’il avait quitté les lieux depuis deux ans et qu’il n’avait pas de nouvelles de lui. Le tribunal nota également que le père du requérant avait déclaré qu’il n’avait pas de nouvelles de son fils depuis deux ans, qu’il ne connaissait pas sa vie privée et qu’il avait de la famille au Maroc. À l’audience devant le tribunal, le requérant indiqua qu’il vivait chez son amie, mais ne voulut pas fournir son nom et son adresse. Il précisa en outre qu’il n’était pas fâché avec sa famille et passait régulièrement la voir. Le tribunal nota également que, lors de son interpellation, le requérant avait donné l’adresse de ses parents (§§ 20-22 ci-dessus).

Il en conclut que le requérant avait toujours vécu chez ses parents et qu’il ne pouvait pas ignorer qu’il était recherché et s’était volontairement enfui afin de se soustraire à la justice.

64. La cour d’appel, devant laquelle le requérant souleva les mêmes arguments, fit les mêmes constatations que le tribunal et ajouta que le père du requérant avait dit ne pas avoir de nouvelles de son fils depuis deux ans, mais « qu’il lui ferait savoir qu’il était recherché s’il le voyait ». La Cour observe en outre qu’entendu comme témoin le 29 mars 2010, le père du requérant, parlant de son fils, a dit à l’officier de police judiciaire qui procédait à son audition : « (...) je peux lui faire transmettre votre numéro de téléphone ». Enfin, entendu le même jour, un frère du requérant a fait la déclaration suivante : « Oui, si je le vois, je lui dirai d’aller voir mon père. »

65. La Cour estime que ces différents éléments, et notamment l’affirmation du requérant selon laquelle il passait régulièrement voir sa famille, rapprochée des déclarations de son père et de son frère, faites plusieurs mois avant que le juge d’instruction rende l’ordonnance de renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel, permettent de conclure que celui-ci savait qu’il était recherché.

Elle accepte donc cette conclusion, tout en observant que la Cour de cassation a estimé que le prévenu « n’ignorait pas qu’il était recherché » et « s’est mis volontairement en fuite », sans préciser les éléments qu’elle retenait comme constitutifs d’une fuite.

66. Ainsi, compte tenu de ce qui précède, l’impossibilité pour le requérant de soulever les nullités de la procédure d’instruction n’a pas été de nature, dans les circonstances de l’espèce, à porter atteinte à son droit à un procès équitable.

67. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

ABDELALI c. FRANCE du 11 octobre 2012 requête 43353/07

Violation de l'article 6,  la CEDH examine concrètement les faits pour constater que le non accès à la Cour de Cassation pour faire examiner une nullité de procédure dans une affaire de trafic de drogue,  porte  atteinte aux droits fondamentaux du requérant. Le requérant était absent de chez son père mais il n'était pas en fuite.

5. La Cour a fréquemment rappelé que les garanties de l’article 6 pouvaient s’appliquer à l’ensemble de la procédure, y compris aux phases de l’information préliminaire et de l’instruction judiciaire (voir, notamment, les arrêts Pandy c. Belgique, no 13583/02, § 50, 21 septembre 2006 et Vera Fernández-Huidobro c. Espagne, no 74181/01, § 109, 6 janvier 2010).

36. L’article 6 – spécialement son paragraphe 3 – peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si, et dans la mesure où, son inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès et où les preuves obtenues durant cette phase déterminent le cadre dans lequel l’infraction imputée sera examinée au procès (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275 et Vera Fernández-Huidobro, précité, § 111). Ainsi qu’il est établi dans la jurisprudence de la Cour, le droit énoncé au paragraphe 3 c) de l’article 6 constitue un élément parmi d’autres de la notion de procès équitable en matière pénale contenue au paragraphe 1 (Brennan c. Royaume-Uni, no 39846/98, § 45, CEDH 2001‑X, et Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 50, 27 novembre 2008).

37. La Cour n’a pas à se prononcer, par principe, sur l’admissibilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilité du requérant. Elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’« illégalité » en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (voir, notamment, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 76, CEDH 2001-IX, Heglas c. République tchèque, n o5935/02, §§ 89-92, 1er mars 2007).

38. Pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut se demander si les droits de la défense ont été respectés. Il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité de l’élément de preuve et de s’opposer à son utilisation. Il faut prendre également en compte la qualité de l’élément de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles il a été recueilli font douter de sa fiabilité ou de son exactitude (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, §§ 89-90, 10 mars 2009).

39. La Cour relève en l’espèce que l’information fut ouverte en juin 2004 à la suite d’un renseignement anonyme.

Des surveillances téléphoniques furent mises en place, qui permirent l’identification des membres d’un réseau de trafic de stupéfiants, dont le requérant, et l’interpellation de plusieurs d’entre eux. Des perquisitions furent également effectuées.

C’est à la suite de ces différents actes d’enquête que le juge d’instruction ordonna le renvoi de six personnes, y compris le requérant, devant le tribunal.

40. La Cour note encore que, pour condamner le requérant, la cour d’appel de Versailles a fondé sa décision sur l’identification des participants au trafic faite grâce aux écoutes téléphoniques et le dispositif de surveillance mis ensuite en place et ayant permis de voir le requérant entrer et sortir d’un immeuble où la drogue était stockée. Elle prit également en compte les déclarations de deux personnes interpellées, celles d’une quarantaine de consommateurs dont « certains » mettaient le requérant en cause et celles de l’épouse du requérant. Celle-ci avait notamment indiqué qu’elle ignorait où le requérant résidait et qu’il ne « connaissait que le métier de trafiquant de drogue », activité qu’il avait reprise dès sa sortir de prison.

La cour d’appel mentionna enfin les déclarations faites par le requérant lui-même qui indiqua notamment qu’il « n’était nullement le cerveau de l’organisation » mais agissait sur un pied d’égalité avec deux amis, qu’ils s’approvisionnaient et vendaient chacun de leur côté, qu’il n’était « ni le chef ni le seul fournisseur du groupe » et que toutes les relations « avec les autres personnes impliquées dans le trafic, les fournisseurs ou la clientèle étaient fondées sur l’amitié et la confiance ».

41. Il ressort de ces éléments que la quasi-totalité des éléments de preuve fut recueillie pendant l’instruction du dossier, avant le renvoi de l’affaire devant le tribunal par le juge d’instruction. De surcroît, tous les actes d’enquête découlèrent des écoutes téléphoniques auxquelles il fut procédé au cours de l’été 2004.

42. Or, c’est précisément la légalité de ces écoutes que le requérant contesta tout au long de la procédure qui se déroula après son opposition au jugement qui l’avait condamné par défaut.

43. Le tribunal de grande instance de Nanterre statuant sur l’opposition du requérant, fut saisi de l’exception de nullité soulevée par celui-ci, concernant les réquisitions envoyées aux opérateurs de téléphonie.

Il annula certaines de ces réquisitions qui avaient été faites sans l’autorisation préalable du procureur de la République. En conséquence, il annula tous les actes d’enquête qui avaient pour support les réquisitions annulées et ordonna la remise en liberté du requérant.

44. Toutefois, la cour d’appel, puis la Cour de cassation considérèrent que le requérant ne pouvait se prévaloir de la nullité de certains actes d’information car il était en fuite et ne pouvait être considéré comme une partie au sens de l’article 175 du code de procédure pénale.

45. En conséquence, les juridictions internes ne prirent pas en compte le fait que l’ordonnance de clôture n’avait pas été communiquée au requérant.

46. La question se pose dès lors de savoir si, du fait de son incapacité à contester la validité des preuves, le requérant a bénéficié d’un procès équitable et des droits de la défense.

En effet, la Cour observe qu’en l’espèce l’instruction a constitué une phase cruciale de la procédure litigeuse, en particulier dans la mesure où tous les actes tendant à rassembler les éléments de preuve ont été accomplis par les autorités à ce stade (Adamkiewicz c. Pologne, no 54729/00, § 87, 2 mars 2010 et mutatis mutandis Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 73, CEDH 2010). Le fait même que le requérant ait fait des aveux partiels devant la cour d’appel découle de la procédure d’instruction.

47. La Cour prend note du souci exposé par le Gouvernement d’éviter les manœuvres dilatoires en réglementant la possibilité d’invoquer les nullités des actes d’instruction.

48. Elle relève toutefois qu’une exception est prévue dans le droit interne à l’article 385 alinéa 3 du code de procédure pénale qui dispose que, lorsque les formalités de notification de la fin de l’instruction n’ont pas été respectées à l’égard d’une partie, celle-ci peut soulever les nullités de la procédure devant le tribunal correctionnel. En l’espèce, le requérant n’a pas bénéficié de cette disposition car il était considéré comme ayant été en fuite lors de la clôture de l’instruction.

49. La Cour note que la Cour de Cassation, dans un arrêt du 4 janvier 2012, a rejeté la demande de renvoi au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur ce point précis. Elle a en effet considéré que le bénéfice de cette disposition constituerait un avantage injustifié par rapport à un prévenu qui a comparu normalement aux actes de la procédure (voir § 18 ci-dessus).

50. La Cour rappelle sa jurisprudence constante sur la notion de « fuite » d’un inculpé, telle que réaffirmée dans l’affaire Sejdovic c. Italie([GC], no 56581/00, CEDH 2006‑II) :

« 87. La Cour a estimé que, lorsqu’il ne s’agissait pas d’un inculpé atteint par une notification à personne, la renonciation à comparaître et à se défendre ne pouvait pas être inférée de la simple qualité de « latitante », fondée sur une présomption dépourvue de base factuelle suffisante (Colozza précité, § 28). Elle a également eu l’occasion de souligner qu’avant qu’un accusé puisse être considéré comme ayant implicitement renoncé, par son comportement, à un droit important sous l’angle de l’article 6 de la Convention, il doit être établi qu’il aurait pu raisonnablement prévoir les conséquences du comportement en question (Jones, décision précitée). » (...)

« 99. Dans de précédentes affaires de condamnation par contumace, la Cour a estimé qu’aviser quelqu’un des poursuites intentées contre lui constitue un acte juridique d’une telle importance qu’il doit répondre à des conditions de forme et de fond propres à garantir l’exercice effectif des droits de l’accusé, et qu’une connaissance vague et non officielle ne saurait suffire (T. c. Italie précité, § 28, et Somogyi précité, § 75). La Cour ne saurait pour autant exclure que certains faits avérés puissent démontrer sans équivoque que l’accusé sait qu’une procédure pénale est dirigée contre lui et connaît la nature et la cause de l’accusation et qu’il n’a pas l’intention de prendre part au procès ou entend se soustraire aux poursuites. Tel pourrait être le cas, par exemple, lorsqu’un accusé déclare publiquement ou par écrit ne pas souhaiter donner suite aux interpellations dont il a eu connaissance par des sources autres que les autorités ou bien lorsqu’il parvient à échapper à une tentative d’arrestation (voir, notamment, Iavarazzo c. Italie (déc.), no 50489/99, 4 décembre 2001), ou encore lorsque sont portées à l’attention des autorités des pièces prouvant sans équivoque qu’il a connaissance de la procédure pendante contre lui et des accusations qui pèsent sur lui.

100. Aux yeux de la Cour, de telles circonstances ne se trouvent pas établies en l’espèce. La thèse du Gouvernement ne s’appuie sur aucun élément objectif autre que l’absence de l’accusé de son lieu de résidence habituel, lue à la lumière des preuves à charge ; elle présuppose que le requérant était impliqué dans le meurtre de M. S. ou bien responsable de ce crime. La Cour ne saurait donc souscrire à cet argument, qui va également à l’encontre de la présomption d’innocence. L’établissement légal de la culpabilité du requérant était le but d’un procès pénal qui, à l’époque de la déclaration de fuite, était au stade des investigations préliminaires.

101. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que le requérant avait une connaissance suffisante des poursuites et des accusations à son encontre. Elle ne peut donc conclure qu’il a essayé de se dérober à la justice ou qu’il a renoncé de manière non équivoque à son droit de comparaître à l’audience. (...) »

51. La même approche a été retenue dans l’arrêt Hu c. Italie (no 5941/04, 28 septembre 2006, §§ 53 à 56).

52. Dans la présente affaire, la Cour constate qu’aucun élément du dossier ne permet d’affirmer avec certitude que le requérant avait connaissance du fait qu’il était recherché.

53. En effet, comme le démontrent les procès-verbaux produits par le Gouvernement, le requérant n’a jamais été informé de ce que des poursuites étaient en cours contre lui. En outre, l’ordonnance de clôture de l’instruction ne lui a pas été signifiée.

Enfin, il ne ressort pas non plus du dossier que le requérant ait fait des déclarations écrites ou orales prouvant qu’il aurait indiqué ne pas souhaiter donner suite à des interpellations dont il aurait eu connaissance et ait ainsi clairement renoncé à se présenter à son procès (voir Sejdovic, précité, § 99). La Cour note en outre que les deux tentatives de signification du jugement du 2 juin 2005, faites respectivement les 15 décembre 2005 et 23 janvier 2006, ont eu lieu alors que le requérant se trouvait en détention.

54. La Cour estime que la simple absence du requérant de son lieu de résidence habituel ou du domicile de ses parents ne suffit pas pour considérer que le requérant avait connaissance des poursuites et du procès à son encontre. On ne saurait donc en déduire qu’il était « en fuite » et a essayé de se dérober à la justice.

55. Dans ces conditions, la Cour est d’avis qu’offrir à un accusé le droit de faire opposition pour être rejugé en sa présence, mais sans qu’il puisse contester la validité des preuves retenues contre lui, est insuffisant et disproportionné et vide de sa substance la notion de procès équitable.

56. Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Dorado Baúlde c. Espagne irrecevabilité du 24 septembre 2015 requête no 23486/12

Irrecevabilité d’une requête concernant le droit à faire examiner une déclaration de culpabilité et une condamnation en Espagne par la Cour suprême. Les Cours suprêmes sont les juges du droit non du fait, partout en Europe. La CEDH ne garantit pas le double degré de juridiction mais seulement le droit de faire examiner son affaire équitablement, par un tribunal impartial et compétent.

L’affaire concerne le pourvoi en cassation devant le Tribunal suprême dans le cadre du système judiciaire espagnol.

Le requérant, M. Dorado Baúlde, alléguait la violation de son droit à faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation dont il avait fait l’objet pour trafic de stupéfiants, dès lors que toutes les conclusions factuelles de la juridiction inférieure étaient définitives et qu’à ce titre il n’y avait aucune possibilité de réévaluation des éléments de preuve. Il invoquait principalement l’article 2 du Protocole no 7 (droit à un double degré de juridiction en matière pénale) à la Convention européenne des droits de l’homme.

La Cour rappelle que le droit à l’examen d’une déclaration de culpabilité ou d’une condamnation par une juridiction supérieure en vertu de l’article 2 du Protocole no 7 peut soit porter sur des questions tant de fait que de droit soit se limiter aux seuls points de droit ; elle ne décèle aucune raison de s’écarter de la conclusion du Tribunal suprême selon laquelle la portée du contrôle est conforme aux normes internationales.

La Cour ne décèle aucune raison de s’écarter de la conclusion du Tribunal suprême, qui a déclaré que le recours contre le jugement de l’Audiencia Nacional avait donné à M. Dorado Baúlde la possibilité de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation dont il avait fait l’objet et que la portée de ce contrôle était conforme aux normes internationales. La Cour rappelle que le droit à l’examen d’une déclaration de culpabilité ou d’une condamnation par une juridiction supérieure en vertu de l’article 2 du Protocole no 7 peut soit porter sur des questions tant de fait que de droit soit se limiter aux seuls points de droit. En outre, ni l’article 6 ni l’article 13 de la Convention ne garantissent un droit de recours ou un droit à un double degré de juridiction. Quoi qu’il en soit, la condamnation de M. Dorado Baúlde a bel et bien été examinée en cassation par le Tribunal suprême.

En conséquence, la Cour conclut que la requête de M. Dorado Baúlde est manifestement mal fondée et la déclare irrecevable.

VIARD C. FRANCE DU 9 janvier 2014 Requête 71658/10

LE DÉLAI DE CINQ JOURS POUR SE POURVOIR DOIT COMMENCER A LA RÉCEPTION DE LA LETTRE ET NON A LA DATE INDIQUEE DE NOTIFICATION

29.  La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de la recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II, Berger c. France, no 48221/99, § 30, CEDH 2002-X, et Gruais et Bousquet c. France, no 67881/01, § 26, 10 janvier 2006). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Bellet c. France, arrêt du 4 décembre 1995, § 31, série A no 333-B, Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1998-V, Gruais et Bousquet, précité, § 26, et Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, § 47, 29 juin 2011).

30.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 6 n’astreint pas les Etats contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un Etat qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de cette disposition (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11), notamment en ce qu’elle assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil » (voir, parmi d’autres, Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008, et Tourisme d’affaires c. France, no 17814/10, § 27, 16 février 2012). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la Cour suprême, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Kemp, précité, § 48, et Tourisme d’affaires, précité, § 27).

31.  La Cour relève ensuite que si elle a déjà jugé que la procédure préalable d’admission des pourvois en cassation est, en soi, conforme aux dispositions de l’article 6 de la Convention, et qu’elle ne contrevient pas, notamment, à l’obligation de motivation qui en découle (voir Burg et autres c. France (déc.), no 34763/02, 28 janvier 2003, Stepinska c. France, n1814/02, § 17, 15 juin 2004, et Salé c. France, no 39765/04, § 17, 21 mars 2006), la question posée en l’espèce est différente : en effet, après avoir identifié le motif sur le fondement duquel la Cour de cassation a déclaré le pourvoi du requérant non admis, la Cour doit déterminer si ce rejet a porté atteinte à son droit d’accéder à un tribunal.

32.  La Cour relève à ce titre que l’avis du conseiller-rapporteur du 30 avril 2010 indique un seul motif de non-admission, à savoir le non‑respect du délai pour se pourvoir en cassation. La Cour constate ensuite que la décision de non-admission rendue le 19 mai suivant se borne à viser l’article 567-1-1 précité et reproduire la formule-type applicable aux décisions de non-admission rendues par la chambre criminelle.

33.  La Cour ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu’il prétend que la formule utilisée en l’espèce par la chambre criminelle témoigne d’un choix de ne pas suivre l’avis du conseiller-rapporteur et d’opter pour une non‑admission fondée sur le caractère non sérieux des moyens soulevés par le requérant. Elle note à ce titre que le Gouvernement, en précisant qu’il lui « semble » possible d’émettre une telle supposition, se borne à formuler une hypothèse dont il n’établit pas le bien-fondé. La Cour relève en outre qu’il ressort du droit interne (paragraphe 20 ci-dessus) et des pièces produites par le requérant, pour lesquelles le Gouvernement n’a pas présenté d’observation, que la Cour de cassation n’a recours qu’à une seule formule‑type pour l’ensemble des causes de non-admission, en visant notamment l’article 567-1-1 précité.

34.  Elle constate également que non seulement le motif de non‑admission pour défaut de respect du délai pour former le pourvoi en cassation a été relevé d’office par le conseiller-rapporteur, mais qu’il a de plus été le seul qui ait été évoqué et soumis au principe du contradictoire, ce dernier étant pleinement applicable à ce stade de la procédure de non‑admission. Enfin, la Cour souligne que lorsque la non-admission d’un pourvoi est envisagée pour un autre motif que celui retenu par le conseiller‑rapporteur dans son rapport, l’usage, au sein de la Cour de cassation, est de statuer par un arrêt motivé (paragraphe 21 ci-dessus). Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce, ce qui accrédite la thèse du requérant selon laquelle son pourvoi a été déclaré non-admis en raison du non-respect du délai, comme le soutenait le conseiller-rapporteur dans son avis. Le Gouvernement n’apporte aucun argument de nature à contredire efficacement ces éléments objectifs.

35.  Partant, compte tenu de ce que la non-admission du pourvoi était fondée sur le non-respect du délai par le requérant, la Cour doit examiner la question de savoir si ce rejet a porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal.

36.  A cet égard, la Cour rappelle que la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, les règles en question, ou l’application qui en est faite, ne devraient pas empêcher le justiciable d’utiliser une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, §§ 44-45, Recueil 1998 VIII, Tricard c. France, no 40472/98, § 29, 10 juillet 2001, et Gruais et Bousquet, précité, § 27).

37.  Dans l’affaire Gruais et Bousquet c. France (précité, §§ 27-30), elle a jugé que la prise en compte de la date de notification inscrite sur l’arrêt d’appel, qui ne correspondait pas à la date effective d’envoi telle qu’attestée par le cachet de la Poste, avait eu pour effet de réduire le délai particulièrement bref (cinq jours francs, soit six jours au maximum) dont disposaient les requérants pour former leur pourvoi, et méconnu le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (§§ 29-30).

38.  Or, en l’espèce, comme cela a précédemment été indiqué (paragraphe 14 ci-dessus), la Cour de cassation a également retenu la date de notification inscrite sur l’arrêt et non celle de l’envoi effectif de cette notification telle qu’attestée par le cachet de la poste. A l’instar de son constat dans l’affaire Gruais et Bousquet, la Cour relève que cela a eu pour effet de réduire à un ou deux jours le délai dont disposait le requérant pour former son pourvoi, selon les modalités de computation. La Cour note d’ailleurs que le Gouvernement ne conteste pas qu’une telle interprétation du droit interne porte atteinte au droit d’accès des justiciables à la Cour de cassation.

39.  La Cour considère que le requérant s’est vu refuser son droit d’accès à un tribunal dans les circonstances de l’espèce et que, partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

N.M. c. ROUMANIE du 10 février 2015 Requête no 75325/11

Violation de l'article 5-4 : Le requérant n'a pas pu faire son pourvoi dans les délais, l'arrêt de la Cour d'Appel a été signifié dans un autre endroit que celui où il a été déplacé par les autorités judiciaires.

83.  Pour ce qui est du refus de la Haute Cour de rouvrir le délai légal pour l’introduction du pourvoi en recours par le requérant, la Cour convient de l’importance de respecter la réglementation relative à la formation des recours (voir, mutatis mutandis, Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, §§ 44-45, Recueil 1998-VIII). Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (voir, mutatis mutandis, Da Luz Domingues Ferreira c. Belgique, no 50049/99, § 57, 24 mai 2007). La Cour réitère ici l’importance de garantir aux personnes concernées par une mesure d’éloignement, mesure dont les conséquences sont potentiellement irréversibles, le droit d’obtenir des informations suffisantes leur permettant d’avoir un accès effectif aux procédures et d’étayer leurs griefs.

84.  La Cour note que les autorités nationales, en l’espèce, ont omis d’informer le requérant de la base légale qui régissait le pourvoi en recours, bien que l’intéressé ait été informé de la possibilité de former ledit recours lors de son placement dans le centre pour les étrangers.

85.  De surcroît, la Cour relève que, d’après l’article 86 de l’OUG no 194/2002, le délai pour former un pourvoi en recours court à partir de la communication de l’arrêt rendu en première instance. En l’espèce, comme l’a reconnu la Haute Cour, l’arrêt contesté n’a pas été communiqué à l’adresse exacte où se trouvait le requérant. À cet égard, la Cour note que le requérant a été placé dans un centre pour les étrangers, le 17 décembre 2010, par l’ORI, l’autorité compétente selon la loi à exécuter la décision de la cour d’appel. Étant donné que le requérant s’était retrouvé privé de sa liberté, de l’avis de la Cour, l’ORI aurait pu et dû informer la cour d’appel de l’exécution de l’arrêt rendu le même jour et du changement d’adresse du requérant, afin de s’assurer que la communication de cet arrêt soit effectuée correctement et que le droit de recours du requérant serai effectif. Par ailleurs, il convient de noter que ni le centre pour les étrangers qui avait accueilli le requérant n’avait pas informé la cour d’appel de l’exécution de l’arrêt du 17 décembre 2010.

86.  Au vu de ces éléments, la Cour considère que même si le requérant a manqué de diligence pour ce qui est de la procédure devant la cour d’appel, la Haute Cour a fait preuve d’une rigidité excessive en déclarant le pourvoi en recours du requérant tardif. Ces éléments suffisent à la Cour pour rejeter l’exception du Gouvernement tiré du non-épuisement des voies de recours internes et pour conclure à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

VAMVAKAS c. GRÈCE requête 36970/06 du 16 octobre 2008

Violation de l'article 6-1 : Le directeur de prison n'a pas fait les formalités administratives pour que le pourvoi du requérant puisse être examiné.

30.  En l’occurrence, la Cour constate que le requérant a eu accès à la Cour de cassation, mais seulement pour entendre déclarer son recours irrecevable au motif notamment que celui-ci n’avait pas précisé dans son pourvoi les motifs de cassation (voir paragraphe 16 ci-dessus). Or, en soi, le fait d’avoir pu saisir une juridiction ne satisfait pas nécessairement aux impératifs de l’article 6 § 1 : encore faut-il constater que le degré d’accès procuré par la législation nationale suffisait pour assurer à l’intéressé le « droit à un tribunal », eu égard au principe de la prééminence du droit dans une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Boulougouras c. Grèce, no 66294/01, § 24, 27 mai 2004).

31.  La Cour note, tout d’abord, que le requérant a utilisé, pour se pourvoir en cassation, le formulaire standard qui lui avait été remis par les autorités de la prison. Or ce document ne disposait que de six lignes pour les motifs de cassation. Aux yeux de la Cour, il paraît extrêmement difficile de réussir à inclure dans six lignes tous les moyens de cassation, énoncés de manière claire et certaine, ainsi qu’un exposé des faits qui avaient donné naissance aux violations alléguées, comme l’exige la Cour de cassation.

32.  Il était donc bien raisonnable qu’afin de remédier au manque d’espace, le requérant ait joint un document supplémentaire dans lequel il présentait de manière plus détaillée les raisons pour lesquelles il demandait la cassation de l’arrêt attaqué. La Cour attache une importance particulière au fait que le requérant a pris soin de préciser, de manière claire et en lettres majuscules, à la fin de son exposé, qu’un mémoire supplémentaire se trouvait annexé au formulaire fourni par l’administration de la prison. Pourtant, la Cour de cassation refusa de tenir compte de ce document, en considérant que les motifs qui étaient exposés dans un autre document, y compris dans une annexe, ne pouvaient être pris en considération. Or, aux yeux de la Cour, en rejetant le pourvoi pour une telle raison de forme, la Cour de cassation n’a nullement répondu aux problèmes spécifiques soulevés par le requérant et a porté une entrave excessive à son droit d’accès à un tribunal. Ceci est d’autant plus vrai que, lors du dépôt du pourvoi, le requérant était incarcéré et n’était pas assisté par un avocat.

33.   La Cour s’interroge également sur le rôle dévolu au directeur de la prison dans le cas d’espèce dans la mesure où, si celui-ci a bien réceptionné le pourvoi présenté par le requérant, on pouvait raisonnablement attendre de lui qu’il rappelle, le cas échéant, les formalités nécessaires à accomplir (voir, en ce sens, Walchli c. France, précité, § 35).

34.  A cet égard, la Cour ne peut non plus accepter l’argument accessoire de la Cour de cassation, selon lequel le document annexé ne pouvait pas être pris en considération puisqu’il ne portait pas la signature du directeur de la prison. Comme elle l’a déjà constaté dans le cadre de l’affaire Boulougouras c. Grèce, le requérant ne saurait être pénalisé pour le manque de respect d’une formalité qui relève principalement de la responsabilité de la personne habilitée à recevoir le recours, en l’occurrence du directeur de la prison (voir, mutatis mutandis Boulougouras v. Greece, précité, § 26).

35.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le requérant s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et, d’autre part, le droit d’accès au juge (voir, en ce sens, Kadlec et autres c. République tchèque, nº 49478/99, § 23-30, 25 mai 2004). En définitive, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme excessif en ce qui concerne les exigences procédurales entourant le dépôt dudit pourvoi.

36.  Partant, vu l’importance particulière que revêt le droit à un procès équitable dans une société démocratique, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

LA "MISE EN ETAT" AVANT L' EXAMEN DU POURVOI PENAL

La Cour de Cassation exigeait qu'un condamné par une Cour d'Appel se constitue prisonnier pour qu'elle examine ses moyens présentés dans le cadre d'un pourvoi.

La C.E.D.H a condamné plusieurs fois la France pour non accès à un tribunal quand les individus qui refusaient de se constituer prisonnier, subissaient une déclaration d'irrecevabilité de leur pourvoi:

- Arrêt Omar contre France du 29 juillet 1998; Hudoc 902; requête 25201/94

- Arrêt Guérin contre France du 29 juillet 1998; Hudoc 903; requête 25201/94

- Arrêt Khalfoui contre France du 14 décembre 1999; Hudoc 1394; requête 34791/97 

- Arrêt Goth contre France du 16 mai 2002; Hudoc 3658; requête 53613/99

- Arrêt Papon contre France du 25 juillet 2002; Hudoc 3835; requête 54210/00

- Arrêt Coste contre France du 17 décembre 2002; Hudoc 4046; requête 50528/99

- Arrêt Morel n°2 contre France du 12 février 2004; Hudoc 4918; requête 43284/98

- Arrêt Walser contre France du 01/07/2000; Hudoc 5184; requête 56553/00.

Mais la loi dite présomption d'innocence du  15 juin 2000 a supprimé cette obligation de mise en état, avant que la chambre criminelle de la Cour de cassation examine le pourvoi du demandeur.

Stift contre Belgique du 24 février 2005 requête 46848/99

L'obligation de la mise en état du requérant (mise en détention) avant l'examen du pourvoi en cassation est un non accès à un tribunal

"30.  Dans ses arrêts Omar et Guérin, la Cour a estimé que « l’irrecevabilité d’un pourvoi en cassation, fondée uniquement sur le fait que le demandeur ne s’est pas constitué prisonnier en exécution de la décision de justice faisant l’objet du pourvoi, contraint l’intéressé à s’infliger d’ores et déjà à lui-même la privation de liberté résultant de la décision attaquée, alors que cette décision ne peut être considérée comme définitive aussi longtemps qu’il n’a pas été statué sur le pourvoi ou que le délai de recours ne s’est pas écoulé ». La Cour a considéré qu’on portait ainsi « atteinte à la substance même du droit de recours, en imposant au demandeur une charge disproportionnée, rompant le juste équilibre qui doit exister entre, d’une part, le souci légitime d’assurer l’exécution des décisions de justice et, d’autre part, le droit d’accès au juge de cassation et l’exercice des droits de la défense » (Omar et Guérin, précités, p. 1841, §§ 40 et 41, et p. 1868, § 43, respectivement ; également arrêts Khalfoui c. France, no 34791/97 du 14 décembre 1999, Recueil 1999-IX, § 40, et Goedhart c. Belgique du 20 mars 2001, § 31).

  31.  En l’espèce, la Cour relève que, par un arrêt du 8 septembre 1998, la Cour de cassation a déclaré le pourvoi irrecevable au seul motif que le requérant ne s’était pas constitué prisonnier en exécution de la décision de justice faisant l’objet du pourvoi (paragraphe 16 ci-dessus).

  32.  Dans ces conditions, la Cour ne voit pas de raison d’aboutir à une conclusion différente de celle adoptée dans l’arrêt Goedhart précité.

  33.  Eu égard aux circonstances de l’espèce et conformément à sa jurisprudence, la Cour estime que le requérant a subi une entrave excessive à son droit d’accès à un tribunal et, donc, à son droit à un procès équitable. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention."

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANÇAISE

LE PREVENU NON CONDAMNE PENALEMENT DOIT DEPOSER SON MEMOIRE EN CASSATION DANS UN DELAI DE 10 JOURS.

Article 584 du code de procédure pénale

Le demandeur en cassation, soit en faisant sa déclaration, soit dans les dix jours suivants, peut déposer, au greffe de la juridiction qui a rendu la décision attaquée, un mémoire, signé par lui, contenant ses moyens de cassation. Le greffier lui en délivre reçu.

Article 585 du code de procédure pénale

Après l'expiration de ce délai, le demandeur condamné pénalement peut transmettre son mémoire directement au greffe de la Cour de cassation ; les autres parties ne peuvent user du bénéfice de la présente disposition sans le ministère d'un avocat à la Cour de cassation.

Dans tous les cas, le mémoire doit être accompagné d'autant de copies qu'il y a de parties en cause.

Cour de Cassation Chambre Criminelle arrêt du 29 janvier 2014 Pourvoi n° 13-80093 Cassation

Sur la recevabilité du mémoire personnel :

Attendu que ce mémoire, qui émane d'un demandeur non condamné pénalement par l'arrêt attaqué, n'a pas été déposé au greffe de la juridiction qui a statué, mais a été transmis directement à la Cour de cassation, sans le ministère d'un avocat en ladite Cour ;

Que, dès lors, ne répondant pas aux exigences de l'article 584 du code de procédure pénale, il ne saisit pas la Cour de cassation des moyens qu'il pourrait contenir ;

Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme

LE DÉLAI DU POURVOI EN CASSATION EST DE CINQ JOURS FRANC A PARTIR DE LA NOTIFICATION SOIT DE L'ENVOI DE LA LRAR ET NON PAS DE SA PREMIÈRE PRÉSENTATION

Cour de Cassation Chambre Criminelle arrêt du 29 janvier 2014 Pourvoi n° 13-80093 Cassation

Attendu que le pourvoi, formé le 15 octobre 2014, après l'expiration du délai de cinq jours, non francs, prévu par l'article 712-15 du code de procédure pénale, lequel a commencé à courir à compter de la notification de l'arrêt, réalisée par l'expédition, le 2 octobre 2014, de la lettre recommandée prévue par l'article D. 49-44 du code de procédure pénale, est irrecevable comme tardif, en application du premier de ces textes

ACCES AU JUGE EN MATIÈRE DE CONTRAVENTION

Fartunova c. Bulgarie du 29 mars 2018 requête n° 34527/08

Article 6-1 : Les amendes inférieures à 50 BGN ne peuvent pas être contestées devant un tribunal. Il s'agit d'une violation du droit d'accès au juge pénal

CEDH

23. La requérante considère que la législation applicable au moment des faits, qui excluait explicitement le contrôle juridictionnel de la légalité de la sanction imposée, a créé pour elle une situation contraire à l’article 6 § 1 qui lui garantissait le droit de faire examiner sa cause par un tribunal.

24. Le Gouvernement estime que la procédure d’imposition de la sanction en cause relève de la matière pénale et qu’elle devrait dès lors comprendre une phase juridictionnelle, au regard des exigences de l’article 6 de la Convention. Il ne conteste pas que la requérante ait été privée d’un contrôle juridictionnel et justifie cette situation par l’état de la législation applicable.

25. À la lumière de sa jurisprudence pertinente, la Cour estime qu’en l’occurrence le caractère général de la disposition légale transgressée par la requérante, ainsi que l’objectif dissuasif et punitif de la sanction infligée, malgré la faiblesse relative de l’enjeu, suffisent à conclure que l’infraction en question revêtait un caractère pénal au sens de l’article 6 de la Convention (Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, §§ 53‑54, série A no 73, Lauko c. Slovaquie, 2 septembre 1998, §§ 56-58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, et Varadinov, précité, § 39). Par conséquent, l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce.

26. Dans l’affaire Varadinov précitée (§§ 41-46), la Cour a constaté une violation de l’article 6 en ce que le droit bulgare, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits et jusqu’à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 1er mars 2012 déclarant l’article 189 de la loi sur la circulation routière contraire à la Constitution, ne permettait pas l’examen juridictionnel de la légalité des décisions infligeant une amende inférieure à 50 BGN.

27. La Cour ne relève aucune raison de s’écarter de cette approche en l’espèce, la sanction litigieuse ayant été infligée à la requérante le 24 octobre 2007, en application d’un état du droit interne qui a été considéré incompatible avec l’article 6.

28. Dans ces circonstances, la Cour estime que, dans l’impossibilité pour la requérante de faire examiner la légalité de cette sanction administrative, il y a eu méconnaissance de son droit à faire entendre sa cause par un tribunal indépendant et impartial.

29. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes et dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1.

VARADINOV c. BULGARIE du 5 octobre 2017 requête 15347/08

Article 6-1 : le retrait des points d'un permis de conduire sans qu'un tribunal ne puisse examiner la mesure ne répond pas aux exigences d'un tribunal. Sur la recevabilité, si le préjudice financier n'est pas important, comme le requérant se plaint d'un non accès à un tribunal, le recours doit être examiné. La loi sur le retrait des points, est annulée mais le requérant n'a pas eu accès suite à cette annulation pour cause d'inconstitutionnalité à une procédure d'indemnisation. Par conséquent, le requérant reste victime.

A. Sur la recevabilité

22. Le Gouvernement soulève trois exceptions d’irrecevabilité de ce grief tirées de l’absence d’un « préjudice important » pour le requérant (article 35 § 3 b) de la Convention), de l’absence de la qualité de victime pour celui-ci et du non épuisement des voies de recours internes.

1. Article 35 § 3 b) de la Convention

23. Le Gouvernement estime d’abord que le requérant n’a subi aucun « préjudice important » tel que visé par l’article 35 § 3 b) de la Convention (voir, parmi d’autres, Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie (déc.), no 36659/04, 1er juin 2010, et Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, CEDH 2010). Il met en avant en particulier que le requérant ne prétend pas avoir subi un impact sur sa situation économique, de par l’amende imposée, tel que l’issue du litige aurait eu des répercussions importantes sur sa vie personnelle. Le Gouvernement ajoute qu’il n’est pas nécessaire pour la Cour d’adopter en l’espèce une décision de principe indiquant aux juridictions nationales la jurisprudence sur l’application de l’article 6 dans des cas similaires. Il se réfère en effet à la décision de la Cour constitutionnelle du 1er mars 2012 déclarant contraire à la Constitution la disposition excluant le recours juridictionnelle contre les amendes contraventionnelles de faible montant (paragraphe 18 ci-dessus) et conclut que cette protection judiciaire est désormais garantie en droit bulgare.

24. Le requérant réplique que dans la mesure où la Cour constitutionnelle et la Cour suprême de cassation reconnaissent le caractère pénal de la sanction, le faible montant de l’amende ne peut faire entrer en jeu le critère d’irrecevabilité lié à l’importance du préjudice subi.

25. La Cour note que le grief du requérant porte sur l’absence d’un recours judiciaire permettant de contester l’amende qui lui a été infligée d’un montant d’environ 25 EUR, couplée à un retrait automatique de cinq points de contrôle de la fiche accompagnant son permis de conduire. Elle remarque à cet égard que rien ne permet d’établir que la sanction imposée au requérant ait eu, dans les circonstances de l’espèce, des conséquences significatives sur sa situation personnelle, et rappelle sa jurisprudence constante que le fait qu’un requérant considère la solution de son litige comme une question de principe ne saurait suffire à cet égard (Korolev v. Russia (déc.), no. 25551/05, 1er juillet 2010, et Fernandez c. France (déc.), no 65421/10, 17 janvier 2012). La Cour estime toutefois qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question de l’existence ou non d’un préjudice important pour le requérant dans la mesure où il apparaît que le cas d’espèce ne correspond pas à une des deux clauses de sauvegarde énoncées dans l’article 35 § 3 b), précisément celle qui exige que l’affaire ait été « dûment examinée » par un tribunal interne (Adrian Mihai Ionescu (déc.), précitée, et Giuran c. Roumanie, no 24360/04, § 24, CEDH 2011 (extraits). En effet, la Cour observe que le grief du requérant consiste à dénoncer l’exclusion même de l’examen de son cas par les juridictions et que l’accès à un tribunal lui a été explicitement refusé (paragraphe 9 ci‑dessus). La Cour note qu’à aucune autre occasion les tribunaux internes ne se sont prononcés sur les allégations du requérant.

26. En conséquence, au moins une des conditions du critère de recevabilité visé l’article 35 § 3 b) n’étant pas remplie, la Cour ne recherchera pas la présence des deux autres, et rejette l’exception du Gouvernement soulevée à cet égard.

2. Sur la qualité de victime du requérant

27. Le Gouvernement poursuit que le requérant n’aurait plus la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention estimant que la décision de la Cour constitutionnelle avait pour effet de rendre la décision de la police régionale, ainsi que la procédure respective nulles.

28. Le requérant considère qu’à défaut d’effet rétroactif des décisions de la Cour constitutionnelle, il n’a pas perdu sa qualité de victime au regard de la Convention en raison de la décision du 1er mars 2012 de cette cour. De même, il conteste l’affirmation du Gouvernement que l’acte de police le concernant serait devenu nulle en raison de cette même décision.

29. La Cour note que la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si le requérant a perdu sa qualité de victime compte tenu de la décision de la Cour constitutionnelle déclarant contraire à la Constitution l’article 189 de la loi sur la circulation routière. Elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant peut perdre la qualité de victime d’une violation, au sens de l’article 34 de la Convention, si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé cette violation (voir parmi beaucoup d’autres, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006‑V).

30. Se tournant vers le cas qui lui est soumis, la Cour observe que par une décision du 11 décembre 2007, le tribunal de district refusa d’examiner le grief du requérant au fond, en application de la loi en vigueur. La disposition en cause a été déclaré contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle le 1er mars 2012, soit plus de quatre ans plus tard. Il apparaît à la Cour, et le Gouvernement ne présente pas d’arguments pertinents prouvant le contraire, que la décision de la Cour constitutionnelle a pour effet de rendre cette disposition inapplicable uniquement à l’avenir (paragraphe 19 ci-dessus) et que dès lors le requérant n’a pas pu bénéficier du changement législatif. Par ailleurs, le gouvernement n’a pas démontré qu’il existait une procédure ou une pratique judiciaire selon lesquelles, dans des cas comme celui en l’espèce, les personnes concernées pouvaient chercher une indemnisation pour avoir subi des dommages en raison de l’application de lois qui ont été abrogées ou déclarées contraires à la Constitution à une date postérieure aux faits allégés. De même, il n’apparaît pas que le requérant ait bénéficié d’une reconnaissance explicite de violation de ses droits protégés par l’article 6.

31. La Cour estime dès lors qu’il peut toujours se prétendre victime au sens de la Convention et rejette l’exception du Gouvernement.

3. Sur l’épuisement des voies de recours internes

32. Enfin, le Gouvernement soumet une exception tiré du non‑épuisement des voies de recours internes. Il considère que le requérant aurait pu s’adresser aux tribunaux internes par le biais d’une demande de réouverture de la procédure sur l’imposition de la sanction administrative, fondée sur l’article 70 de la loi sur les infractions et les sanctions administratives, afin que ces tribunaux constatent la nullité de la décision litigieuse du directeur de la police. Cette nullité aurait trouvé son fondement dans le fait que l’article 189 de la loi sur la circulation routière a été déclaré contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle. Si le requérant avait obtenu ce constat, il aurait pu, selon le Gouvernement, demander une indemnisation pour le préjudice encouru.

33. Le requérant conteste cette thèse.

34. Sur ce point, la Cour observe que l’absence alléguée de tout recours juridictionnel pour faire examiner la décision du directeur de la police se trouve au cœur du grief du requérant tiré de l’article 6.

35. Il convient dès lors de joindre cette exception soulevée par le Gouvernement à l’examen au fond du grief tiré de l’article 6.

4. Conclusion quant à la recevabilité

36. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable, sous réserve de la question de l’épuisement des voies de recours internes, jointe à l’examen au fond de ce grief.

B. Sur le fond

37. Le requérant considère que la législation applicable excluant explicitement le contrôle judiciaire de la légalité de la sanction imposée a créé pour lui une situation contraire à l’article 6 lui garantissant le droit de faire examiner sa cause par un tribunal.

38. Le Gouvernement estime, à la lumière de la décision de la Cour constitutionnelle du 1er mars 2012 (paragraphe 18 ci-dessus), que la procédure d’imposition de la sanction en cause relève de la matière pénale et elle devait dès lors comprendre une phase judiciaire, au regard des exigences de l’article 6 de la Convention. Il ne conteste pas le fait que le requérant a été privé de contrôle judiciaire et justifie cette situation par l’état de la législation applicable. Il met en avant que le tribunal de district dont la compétence était expressément exclue par la loi ne pouvait faire autrement que déclarer le recours irrecevable et mettre fin à la procédure (paragraphe 9 ci-dessus).

39. La Cour rappelle, à l’instar des affaires similaires examinées par elle, que le caractère général de la disposition légale transgressée par le requérant dans la présente espèce, ainsi que l’objectif dissuasif et punitif de la sanction infligée, malgré la faiblesse relative de l’enjeu, suffisent à montrer que les infractions en question revêtaient un caractère pénal au regard de l’article 6 de la Convention (Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, §§ 53‑54, série A no 73, et Lauko c. Slovaquie, 2 septembre 1998, §§ 56-58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI). De surcroît, la sanction litigieuse comportait le retrait de points du permis de conduire et peut donc relever de la « matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 pour cette raison également (Malige c. France, 23 septembre 1998, §§ 35-40, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII). La Cour observe à ce titre que dans le système bulgare le retrait de points intervient de plein droit dès qu’une décision relative à l’infraction et infligeant une amende, telle que celle en cause, devient définitive (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour relève par ailleurs que ce retrait des points peut entraîner à terme la perte de la validité du permis de conduire. Il est incontestable que le droit de conduire un véhicule à moteur se révèle d’une grande utilité pour la vie courante et l’exercice d’une activité professionnelle. Dès lors, même si la mesure de retrait de points est considérée par le droit interne comme une mesure administrative préventive ne ressortissant pas à la matière pénale, force est de constater son caractère punitif et dissuasif (Malige c. France, précité, § 39).

40. Par conséquent, il ne fait pas de doute que l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce.

41. La Cour relève ensuite que les directions régionales de police, structures du ministère de l’Intérieur, sont chargées de poursuivre et de réprimer les infractions routières. Selon la jurisprudence établie, si confier cette tâche aux autorités administratives n’est pas incompatible avec la Convention, il faut cependant que les intéressés puissent saisir de toute décision ainsi prise à leur encontre un tribunal offrant les garanties de l’article 6 (Öztürk c. Allemagne, précité, § 56, et Lauko c. Slovaquie, précité, § 64).

42. Or, en l’occurrence, le requérant n’a pas pu faire réexaminer la décision du directeur de la police régionale datée du 21 septembre 2007 par un tribunal indépendant et impartial car cette possibilité a été exclue par l’article 189 de la loi sur la circulation routière, tel qu’amendé le 26 juin 2007, en vigueur à la date des faits pertinents, et le tribunal de district de Plovidiv a rejeté son recours pour ce même motif.

43. La Cour note aussi l’argument du Gouvernement selon lequel une demande de réouverture de la procédure fondée sur l’article 70 de la loi sur les infractions et les sanctions administratives pouvait fournir au requérant l’accès à un tribunal tel que prévu par l’article 6 (paragraphes 19 et 32 ci‑dessus). À cet égard la Cour se doit de constater d’emblée que les décisions de la Cour constitutionnelle ont un effet ex nunc et qu’il ne peut dès lors être conclu que l’article 189 de la loi sur la circulation routière n’était pas valide au moment des faits litigieux. Elle relève ensuite que l’article 70 de la loi sur les infractions et les sanctions administratives ne prévoit pas la possibilité de réouverture d’une procédure administrative au motif qu’une disposition légale a été déclarée contraire à la Constitution postérieurement à une procédure administrative et qu’en tout état de cause une telle demande ne peut être déposée que par le procureur régional (paragraphe 19 ci-dessus). Dans ces conditions, il semble que ni l’accès à ce recours ni son contenu soient ouverts au requérant et le Gouvernement ne présente aucun exemple jurisprudentiel prouvant le contraire. La Cour ne saurait spéculer plus loin sur la question de savoir si le requérant aurait pu obtenir un réexamen judiciaire sur la légalité de la sanction litigieuse, conforme aux exigences de l’article 6. Elle se doit dès lors de conclure que, même si la disposition légale fermant l’accès aux juridictions pour contester la décision du directeur de la police a été déclarée contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle bulgare, le 1er mars 2012, ce changement n’a pas bénéficié au requérant (voir aussi paragraphe 30 ci-dessus).

44. Elle observe par ailleurs que le Gouvernement n’invoque pas d’autres recours qui auraient pu offrir au requérant l’accès à la justice judiciaire pour vérifier la légalité de la sanction imposée par la directeur de la police.

45. Dans cette situation, la Cour estime qu’il y a eu méconnaissance du droit du requérant à faire entendre sa cause par un tribunal indépendant et impartial.

46. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes et dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1.

JOSSEAUME c. FRANCE Requête no 39243/10 du 8 MARS 2012

I. SUR LE CARACTÈRE PRÉTENDUMENT ABUSIF DE LA REQUÊTE

18.  Le Gouvernement suppose que le premier requérant a fait immatriculer son véhicule au nom de son fils mineur dans le but d’échapper aux poursuites au titre d’infractions au code de la route auxquelles la procédure de l’amende forfaitaire s’applique. Il souligne qu’avocat spécialisé en la matière, le premier requérant conteste régulièrement les infractions qui lui sont imputables. Le Gouvernement émet en conséquence l’hypothèse qu’aux fins de faire progresser la cause qu’il défend, le premier requérant a « érigé en méthode le fait d’enfreindre la loi et la réglementation afin de mieux pouvoir contester les travers qu’il leur attribue, participant en cela à l’encombrement des juridictions internes comme de la Cour, sans que ses droits fondamentaux ne soient sérieusement en cause ». Selon lui, « le litige à l’origine de la présente requête, portant sur un montant très limité (...) n’apparaît pas réel et sérieux mais (...) semble artificiel et élaboré consciemment pour amener la Cour à se prononcer sur une question générale de droit ». Le Gouvernement, qui considère ainsi que le requérant use de son droit de recours à des fins personnelles et dans un but non conforme à la vocation de ce droit, invite la Cour à juger la requête abusive au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

19.  Les requérants marquent leur désaccord. Ils concèdent que le premier d’entre eux a été plusieurs fois poursuivi pour des infractions au code de la route mais soulignent qu’il a systématiquement été relaxé : à chacune de ses comparutions, les juges ont reconnu le caractère illégal des verbalisations dressées à son encontre. Ils ajoutent que l’illégalité des pratiques en vigueur dans le cadre des procédures relatives aux contraventions au code de la route est un fait avéré. Ils soulignent à cet égard que le Médiateur de la République a dénoncé « la pratique illégale de certains officiers du ministère public (OMP) qui statuent directement sur le bien-fondé des réclamations qui leur sont adressées, au lieu de les adresser à la juridiction compétente » et indiqué que « l’OMP délivre alors, sans avertir préalablement le contrevenant du rejet de sa réclamation, un titre exécutoire » (paragraphe 17 ci-dessus).

20.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 3 a) de la Convention, elle déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsque, notamment, elle estime qu’elle est « abusive ». Cela étant, renvoyant à sa jurisprudence en la matière (voir en particulier Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, 15 septembre 2009, §§ 62-66, et Petrović c. Serbie (déc.), nos 56551/11, 56650/11, 56669/11, 56671/11, 56692/11, 56744/11, 56826/11, 56827/11, 56831/11, 56833/11 et 56834/11, 16 novembre 2011) et rappelant qu’il s’agit-là d’une mesure procédurale exceptionnelle (Miroļubovs et autres précité, § 62), elle constate que rien ne permet de considérer que la présente requête – la seule déposée à ce jour par le premier requérant – est abusive au sens de l’article 35 § 3 a).

31.  Comme la Cour l’a rappelé dans les arrêts Peltier et Besseau précités (paragraphes 35 et 23, respectivement), qui concernaient des circonstances proches de celles de l’espèce, le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours. Celles-ci ne peuvent toutefois en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même, elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

32.  En l’espèce, la Cour constate que les requérants ont, dans les formes et délais requis, envoyé à l’officier du ministère public une requête en exonération de l’amende forfaitaire, dûment motivée et accompagnée de l’avis correspondant à la contravention litigieuse. Alors qu’il avait répondu le 31 juillet 2009 que le dossier avait été transmis au tribunal de police et qu’une citation à comparaître leur serait adressée (paragraphe 10 ci-dessus), le ministère public leur a, le 26 novembre 2009, envoyé un avis d’amende forfaitaire majorée (paragraphe 11 ci-dessus). Ils ont alors adressé une réclamation à ce dernier, dûment motivée et dans les formes et délais requis. Or non seulement l’officier du ministère public n’a pas répondu, mais les requérants ont, le 21 mai 2010, reçu par voie d’huissier une mise en demeure de payer assortie d’un avertissement aux termes duquel « à défaut de paiement immédiat, toutes les mesures d’exécution seront engagées sans autres avis » (paragraphes 12-13 ci-dessus).

La Cour s’étonne que le Gouvernement fasse grief aux requérants de ne pas avoir averti l’officier du ministère public de ce que la procédure de recouvrement suivait son cours alors que, manifestement, si défaillance il y a eu dans la mise en œuvre de la procédure prévue par la loi, c’est aux autorités que cela est imputable. Elle constate en effet qu’il résulte de l’article 530-1 du code de procédure pénale que l’officier du ministère public n’a que trois options lorsqu’il est saisi d’une réclamation contre un avis d’amende forfaitaire majorée : soit, dans l’hypothèse où elle n’est pas motivée ou n’est pas accompagnée de l’avis de contravention, rejeter la réclamation pour irrecevabilité, en avisant le justiciable concerné de cette décision ; soit renoncer à l’exercice des poursuites pénales et classer l’affaire ; soit procéder à la saisine du juge compétent. Dès lors qu’il résulte des articles 530 et R. 49-8 du code de procédure pénale qu’une réclamation recevable entraîne l’annulation du titre exécutoire et que l’officier du ministère public est tenu d’en informer sans délai le trésor, le fait que la procédure en recouvrement s’est poursuivie indique que l’officier du ministère public a traité la réclamation des requérants comme étant irrecevable. Or non seulement cette décision d’irrecevabilité repose nécessairement sur un autre motif que l’un des deux seuls prévus par l’article 530-1 du code de procédure pénale, puisqu’il ressort du dossier que la réclamation était motivée et accompagnée de l’avis de contravention (paragraphe 11 ci-dessus), mais en plus le ministère public a omis d’aviser les requérants du rejet de celle-ci. Il apparaît ainsi que les choses se sont déroulées selon les modalités dénoncées par le Médiateur de la République (paragraphe 17 ci-dessus), et qu’excédant ses pouvoirs, l’officier du ministère public a lui-même statué sur le bien-fondé de la réclamation, privant ainsi les requérants de l’examen par la juridiction de proximité de l’« accusation » dont il est question.

33.  La Cour en déduit que le droit d’accès à un tribunal des requérants s’est trouvé atteint dans sa substance même. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

34.  Les requérants se plaignent du fait que le législateur a mis en place une présomption de responsabilité pécuniaire du titulaire du certificat d’immatriculation. Ils en déduisent une méconnaissance du droit à la présomption d’innocence, que l’article 6 § 2 de la Convention consacre en ces termes :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

35 La Cour considère que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne relève aucune autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

Cependant, eu égard à sa conclusion selon laquelle il y eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention (Peltier précité, § 43).

V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

36.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

37.  Les requérants ont présenté des demandes au titre de cette disposition dans leur requête. Après réception et transmission des observations du Gouvernement sur la recevabilité et le fond, le Greffe les a formellement invités à formuler leurs demandes de satisfaction équitables dans le délai imparti pour la présentation de leurs observations sur le fond (article 60 § 2 du règlement). Or, alors qu’il leur revenait de confirmer leurs demandes initiales ou d’en présenter de nouvelles, ils n’ont pas répondu à cette invitation. A cela il faut ajouter que l’instruction pratique sur les demandes de satisfactions équitables, édictée le 28 mars 2007 par le Président de la Cour au titre de l’article 32 du règlement, spécifie que la Cour « écarte les demandes présentées dans les formulaires de requêtes mais non réitérées au stade approprié de la procédure ». Partant, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner les demandes des requérants.

CELICE c. FRANCE Requête no 14166/09 du 8 mars 2012

A.  Sur la recevabilité

24.  Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable, faute pour le requérant d’avoir épuisé les voies de recours internes. Il indique que, compte tenu des pouvoirs dont il disposait en application des articles 529-10 et 530-1 du code de procédure pénale, en estimant les explications du requérant insuffisantes, l’officier du ministère public s’est « livré, probablement à tort,  à une appréciation du bien fondé de la requête en exonération motivée » plutôt qu’à une appréciation de la recevabilité de celle-ci. Or, selon lui, le requérant disposait de deux voies de recours pour se plaindre de cette décision.

Premièrement, souligne le Gouvernement, le requérant pouvait, en application de l’article 530-2 du code de procédure pénale, soulever devant la juridiction de proximité un incident contentieux relatif à l’exécution du titre exécutoire. Le Gouvernement renvoie à cet égard à quatre arrêts et à un avis de la Cour de cassation (Cass. crim. 29 octobre 1997, JCP 1998 éd. G, IV, p. 1271 ; Cass. Crim., 20 mars 2002, bull. no 69 ; Cass. crim., 9 mai 2002, no 01-87396 ; Cass. crim., 29 mai 2002, bull. no 124 ; Cass. avis du 5 mars 2007, no 0070004P). Il concède que dans l’arrêt Peltier c. France (21 mai 2002, no 32872/96) la Cour a conclu à l’ineffectivité de ce recours en ce qu’il ne concerne que la question de l’exécution du titre rendu exécutoire et ne permet pas au contrevenant de contester le bien-fondé ou la réalité de l’infraction, mais soutient qu’en l’espèce, le requérant contestait non la réalité de l’infraction mais sa responsabilité. Deuxièmement, le Gouvernement soutient que le requérant disposait d’une voie de droit pour obtenir réparation de l’erreur du ministère public : engager la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, aux termes duquel « l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice [ ;] sauf dispositions particulière, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ».

25.  Le requérant expose tout d’abord que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, il ressort de son courrier du 8 septembre 2008 qu’il entendait contester la décision du ministère public déclarant sa réclamation irrecevable. Il ajoute que si la Cour a conclu dans l’arrêt Peltier précité que la saisine de la juridiction de proximité en application de l’article 530-2 du code de procédure pénale n’est pas un recours à épuiser, ce n’est pas seulement parce qu’elle ne permet pas de contester le bien-fondé ou la réalité de l’infraction, mais aussi parce qu’elle ne permet de contester ni le rejet de la demande d’exonération de l’amende forfaitaire ni la validité de la motivation de cette décision, et qu’elle n’offre pas un remède à l’entrave au droit de contester la réalité de l’infraction devant un tribunal.

Le requérant soutient ensuite qu’à supposer même qu’il puisse être considéré qu’il s’agit d’une voie de recours efficace, elle n’était pas ouverte dans son cas puisque la réclamation qu’il avait formulée dans les quarante-cinq jours prévus par les textes avait été déclarée irrecevable et n’avait donc pas donné lieu à une conversion en amende forfaitaire majorée. Or il résulte du second alinéa de l’article 529-2 du code de procédure pénale que seule l’amende forfaitaire majorée donne lieu à un titre exécutoire, susceptible de faire l’objet d’un incident contentieux au sens de l’article 530-2 du même code. Il ajoute qu’il ressort en réalité de l’avis et des arrêts de la Cour de cassation auxquels le Gouvernement se réfère, que ce recours n’est possible que lorsque la décision d’irrecevabilité est prise par le ministère public pour un autre motif que ceux prévus par le premier alinéa de l’article 530-1 du code de procédure pénale. Le ministère public ayant déclaré sa réclamation irrecevable par l’un des motifs prévus par cette disposition – l’absence de motivation expresse de la réclamation – ce recours ne lui était donc pas accessible.

Le requérant expose en outre qu’il eut été inefficace d’engager la responsabilité de l’Etat pour déni de justice sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judicaire, cette voie ne permettant pas de mettre en cause les conséquences de la décision du ministère public déclarant la réclamation irrecevable. Il ajoute que cette disposition n’est de toute façon pas applicable à la situation qu’il dénonce puisqu’il ressort des articles 4 du code civil et 434-7-1 du code pénal qu’un « déni de justice » ne peut être le fait que de celui dont la fonction est de juger ; or telle n’est pas la fonction du parquet, dont il est question en l’espèce.

26.  La Cour rappelle tout d’abord que seules les voies de recours effectives et propres à redresser la violation alléguée doivent être épuisées. Plus précisément, les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats ; ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Il incombe à l’Etat défendeur, s’il plaide le non-épuisement, de démontrer que ces conditions se trouvent réunies (voir, parmi de nombreux autres, Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, 6 janvier 2011, § 75).

27.  S’agissant de la thèse du Gouvernement selon laquelle, en application de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, le requérant avait la possibilité de dénoncer le déni de justice dont il se dit victime dans le cadre d’une action visant à la réparation du dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice, la Cour rappelle que le requérant se plaint essentiellement d’une violation du droit de toute personne à ce que la décision relative au « bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle » soit prise par un « tribunal indépendant et impartial ». Elle estime que dans un tel cas de figure, seule une procédure permettant d’obtenir un tel examen juridictionnel de l’« accusation » est propre à redresser la violation alléguée. Tel n’est pas le cas de la procédure en réparation dont il est question.

28.  La Cour rappelle ensuite que dans l’affaire Peltier (arrêt précité, §§ 21-24 ; voir aussi la décision sur la recevabilité du 29 juin 1999), dont les circonstances sont proches de celles de la présente affaire, elle a conclu que la possibilité prévue par l’article 530-2 du code de procédure pénale de soulever devant le juge (il s’agissait alors du tribunal de police) un incident contentieux relatif à l’exécution du titre exécutoire ne constituait pas un recours effectif. Elle a en effet constaté que ce recours ne concernait que la question de « l’exécution » du titre rendu exécutoire par le ministère public pour permettre au trésor public de recouvrer l’amende forfaitaire majorée : il visait à la mise en œuvre de l’obligation du ministère public d’informer le comptable du trésor de l’annulation du titre exécutoire lorsque la réclamation a été déclarée irrecevable pour un autre motif que l’absence de motivation ou du défaut d’accompagnement des avis correspondant à l’amende. Elle en a déduit que ce recours ne permettait pas de remédier au grief du requérant Peltier, qui consistait à mettre en cause le rejet de sa demande d’exonération de l’amende forfaitaire, la validité de la motivation de la décision de l’officier du ministère public rejetant sa réclamation contre l’amende forfaitaire majorée ainsi que l’entrave subséquente à son droit d’accès à un tribunal pour contester la réalité de l’infraction reprochée.

29.  Certes, depuis lors, la Cour de cassation a confirmé que le contrevenant peut élever un incident contentieux en application de l’article 530-2 lorsque la décision d’irrecevabilité de la réclamation est prise par le ministère public pour un motif autre que l’un des deux seuls prévus par l’article 530-1 du code de procédure pénale. La Cour de cassation a précisé qu’il appartient alors au juge (il s’agit désormais de la juridiction de proximité) de décider si la réclamation est recevable, la recevabilité entraînant de plein droit l’annulation du titre exécutoire et mettant l’officier du ministère public dans l’obligation de soumettre la réclamation au juge de proximité (paragraphe 18 ci-dessus).

En l’espèce toutefois, en application de l’article R. 49-18 du code de procédure pénale, la requête en exonération ayant été déclarée irrecevable par l’officier du ministère public, la consignation acquittée par le requérant a été considérée comme valant paiement de l’amende forfaitaire. De ce fait, la procédure n’a pas donné lieu à l’amende forfaitaire majorée prévue par l’article 529-2 du code de procédure pénale, seule susceptible aux termes de cet article d’aboutir à un titre exécutoire. Il n’y a donc pas eu de titre exécutoire susceptible de fonder l’application de l’article 530-2 susmentionné. Il s’ensuit qu’en tout état de cause, le requérant n’avait pas accès à la procédure prévue par cette disposition.

30.  Il convient en conséquence de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement. Constatant par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

APPRECIATION DE LA COUR

33.  Comme la Cour l’a rappelé dans les arrêts Peltier et Besseau précités (paragraphes 35 et 23, respectivement), qui concernaient des circonstances proches de celles de l’espèce, le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours. Celles-ci ne peuvent toutefois en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même, elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

34.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a déposé une requête en exonération au sens de l’article 529-10 du code de procédure pénale. Elle relève en particulier qu’il a à cette fin adressé à l’officier du ministère public – il s’agit d’un commissaire de police –, dans les formes et délai prescrits, le formulaire intitulé « formulaire de requête en exonération (art. 529-10 et R. 49-14 du code de procédure pénale) » joint à l’avis de contravention. Il a par ailleurs, conformément à l’article 529-10 2o du code de procédure pénal, indiqué sur ce formulaire qu’il se trouvait dans la troisième des situations envisagées – précisant de la sorte qu’il sollicitait l’exonération pour « autre motif ou absence des justificatifs ou des documents demandés » –, a joint comme requis un exposé sur papier libre indiquant les raisons de la contestation et de l’absence de justificatifs, et – cela n’est pas controversé – a justifié du règlement du montant de l’amende forfaitaire à titre de consignation (paragraphes 8-11 ci-dessus).

La Cour note ensuite qu’il ressort de l’article 530-1 du code de procédure pénale que, chargé de vérifier les conditions de recevabilité des requêtes en exonération, l’officier du ministère public, a trois possibilités : soit renoncer à l’exercice des poursuites, soit saisir la juridiction compétente, soit, lorsque la requête n’est pas motivée ou n’est pas accompagnée de l’avis, aviser l’intéressé de son irrecevabilité. En l’espèce, il a considéré que la requête était irrecevable au motif qu’il s’agissait d’une « demande de cliché sans contestation explicite de l’infraction » (paragraphe 12 ci-dessus). Or, d’une part, il résulte de ce qui précède que ce motif est erroné, le requérant ayant clairement indiqué dans le formulaire prévu à cet effet contester l’infraction qui lui était reprochée, et précisé ses motifs dans la lettre accompagnant comme il se doit sa requête en exonération (paragraphe 10 ci-dessus). Il apparaît en outre – le Gouvernement le concède – qu’en portant cette appréciation, l’officier du ministère public, dont le pouvoir d’appréciation se limite à l’examen de la recevabilité formelle de la contestation, a excédé ses pouvoirs. D’autre part, comme indiqué précédemment (paragraphe 29 ci-dessus), la décision d’irrecevabilité de l’officier du ministère public a entraîné l’encaissement de la consignation équivalant au paiement de l’amende forfaitaire par application de l’article R. 49-18 du code de procédure pénale. Ainsi, nonobstant la contestation du requérant, l’amende était payée et l’action publique était éteinte, sans qu’un « tribunal », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ait examiné le fondement de l’« accusation » dirigée contre lui et entendu ses arguments relatifs à celle-ci.

35.  La Cour en déduit que le droit d’accès à un tribunal du requérant s’est trouvé atteint dans sa substance même.

36.  Au surplus, la Cour prend acte du fait que, dans sa décision n2010-38 QPC du 29 septembre 2010, le Conseil Constitutionnel a jugé que, dans le cas où l’officier du ministère public déclare irrecevable une requête en exonération contre une amende forfaitaire après que le requérant a payé la consignation et où la déclaration d’irrecevabilité a pour effet de convertir le paiement de la consignation en paiement de l’amende, l’impossibilité de saisir la juridiction de proximité d’un recours contre cette décision est incompatible avec le « droit à un recours juridictionnel effectif ».

37.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

38.  Le requérant se plaint du fait qu’en matière d’excès de vitesse notamment, la requête en exonération ou la réclamation adressée au ministère public n’est recevable que si elle est accompagnée d’un document démontrant la consignation préalable d’un montant égal à celui de l’amende forfaitaire ou de l’amende forfaitaire majorée. Il voit là une méconnaissance de la présomption d’innocence, consacrée par l’article 6 § 2 de la Convention en ces termes :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

39.  La Cour a déjà eu l’occasion de juger qu’en tant que telle, la circonstance que la recevabilité de la requête en exonération et de la réclamation dont il est question à l’article 529-10 du code de procédure pénale est subordonnée au paiement préalable d’une consignation d’un montant correspondant à l’amende forfaitaire n’emporte pas violation de l’article 6 de la Convention (voir Thomas c. France (déc.) no 14279/05, 29 avril 2008, et Schneider c. France (déc.), no 49852/06, 30 juin 2009). Elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion en l’espèce. Partant, manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, cette partie de la requête est irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

40.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

41.  Le requérant réclame 68 EUR au titre du préjudice matériel, cette somme correspondant au montant de l’amende forfaitaire qu’il a acquitté. Il demande en outre 1 EUR pour préjudice moral.

42.  Le Gouvernement marque son accord avec ces montants.

43.  La Cour estime que l’on ne peut retenir qu’il y a un lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué, sauf à spéculer sur l’issue qu’aurait eu la procédure si le requérant avait eu accès à un tribunal pour contester l’infraction qui lui était imputée. Elle rejette donc cette partie de la demande. Si elle admet en revanche que le requérant a subi un dommage moral du fait de la méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention, elle considère que ce dommage se trouve suffisamment compensé par la conclusion de violation à laquelle elle est parvenue.

CADÈNE c. FRANCE Requête no 12039/08 du 8 mars 2012

LES FAITS

6.  Le 24 août 2007, la voiture du requérant fut flashée à la vitesse de 98 km/h, soit 93 km/h après application de la marge de tolérance technique, à un endroit où la vitesse était limitée à 90 km/h. De tels faits sont constitutifs d’une contravention de la quatrième classe.

7.  Le requérant reçut le 30 août 2007 un avis de contravention au code de la route l’invitant à s’acquitter d’une amende forfaitaire de 68 euros (EUR). L’avis précisait qu’en cas de payement dans les quinze jours, le montant serait ramené à 45 EUR et qu’en cas de défaut de payement dans les quarante-cinq jours, il serait majoré et porté à 180 EUR. Il était accompagné d’un « formulaire de requête en exonération (art. 529-10 et R. 49-14 du code de procédure pénale) ».

8.  Ce formulaire envisage trois situations : 1o le vol ou la destruction du véhicule ; 2o le prêt, la location ou la cession du véhicule ; 3o « autre motif ou absence des justificatifs ou des documents demandés ». Il indique que, dans la troisième hypothèse, le formulaire doit être accompagné d’un exposé sur papier libre des raisons de la contestation ou de l’absence des renseignements ou documents requis, et envoyé dans les quarante-cinq jours suivant la date d’envoi de l’avis de contravention, et que le montant de l’amende forfaitaire doit être réglé à titre de consignation. Il précise que cette consignation n’est pas assimilable au paiement de l’amende forfaitaire et n’entraîne pas de retrait de points du permis de conduire.

Le formulaire contient au verso des « informations complémentaires » suivantes : la requête en exonération est transmise à l’officier du ministère public qui vérifie si les conditions de recevabilité sont remplies ; si ce n’est pas le cas, le requérant reçoit un avis d’amende forfaitaire majorée ; si c’est le cas, l’officier du ministère public examine son bien-fondé et décide, soit de classer la contravention sans suite, soit de poursuivre l’intéressé devant la juridiction de proximité. Il est également précisé que la requête est irrecevable si le formulaire n’est pas envoyé par lettre recommandé avec demande d’avis de réception ou si, s’agissant de la troisième des situations susmentionnées, il n’est pas accompagné de l’exposé sur papier libre.

9.  Le jour même, le requérant envoya à l’officier du ministère public une lettre par laquelle il sollicitait l’obtention du cliché photographique permettant de constater l’infraction.

L’officier du ministère public lui répondit le 4 septembre 2007 qu’il avait décidé de ne pas donner suite à cette demande, le « motif de rejet [étant] : paiement non effectué ».

Le 11 septembre 2007, le requérant répondit au ministère public qu’il n’était pas d’accord avec cette décision, soulignant que « cette production n’[était] nullement subordonnée à un règlement préalable, [et qu’]elle [était] absolument essentielle pour [lui], qui [n’avait] appris qu’il [aurait] dépassé la vitesse autorisée que par l’avis de contravention ».

10.  Le 10 octobre 2007, dans le délai imparti et les formes requises, le requérant envoya le formulaire de requête en exonération, sur lequel il avait coché la case correspondant à la troisième situation (« autre motif ou absence des justificatifs ou des documents demandés »).

Le formulaire était dûment accompagné de l’avis de contravention, d’un document établissant que le requérant avait réglé la consignation et d’une lettre intitulée « mémoire » dans laquelle il reprenait les termes de son courrier du 11 septembre 2007, soulignait que la production du cliché ne pouvait être subordonnée à un paiement, et exposait notamment ce qui suit :

« (...) En l’absence de tout élément de fait susceptible d’établir l’infraction qui lui est reprochée, le mis en cause ne peut se déterminer sur la reconnaissance ou la contestation de l’infraction. Il y a là une atteinte caractérisée aux droits de la défense, incompatible avec la présomption d’innocence, dont la Cour européenne des Droits de l’Homme est le garant. Je conteste fermement l’infraction qui m’est imputée ».

11.  Par une lettre du 19 octobre 2007, l’officier du ministère public informa le requérant de sa décision de rejeter la requête en exonération « en raison du non respect des règles impératives prescrites par l’article 529-10 du code de procédure pénal ». La lettre précise que « le motif du rejet est : requête ou réclamation non motivée » ; elle ajoute ceci :

« Conformément aux dispositions de l’article R. 49-18 du Code de Procédure Pénale, la somme versée est considérée comme un paiement de l’amende forfaitaire ou de l’amende forfaitaire majorée, sous réserve que ce montant corresponde à celui de l’amende due. Le cas échéant, vous devez payer le complément au centre d’encaissement des amendes (...). »

12.  Le 31 décembre 2007, le ministère de l’Intérieur informa le requérant que la réalité de l’infraction qui lui était reprochée avait été établie par le paiement de l’amende forfaitaire et qu’en conséquence, un point serait retiré sur son permis de conduire.

APPRECIATION DE LA CEDH

25.  Comme la Cour l’a rappelé dans les arrêts Peltier et Besseau précités (paragraphes 35 et 23, respectivement), qui concernaient des circonstances proches de celles de l’espèce, le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours. Celles-ci ne peuvent toutefois en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même, elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

26.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a déposé une requête en exonération au sens de l’article 529-10 du code de procédure pénale. Elle relève en particulier qu’il a à cette fin adressé à l’officier du ministère public – il s’agit d’un commissaire de police –, dans les formes et délai prescrits, le formulaire intitulé « formulaire de requête en exonération (art. 529-10 et R. 49-14 du code de procédure pénale) » joint à l’avis de contravention. Il a par ailleurs, conformément à l’article 529-10 2o du code de procédure pénal, indiqué sur ce formulaire qu’il se trouvait dans la troisième des situations envisagées – précisant de la sorte qu’il sollicitait l’exonération pour « autre motif ou absence des justificatifs ou des documents demandés » –, a joint comme requis un exposé sur papier libre indiquant les raisons de la contestation et de l’absence de justificatifs, et a justifié du règlement du montant de l’amende forfaitaire à titre de consignation.

La Cour note ensuite qu’il ressort de l’article 530-1 du code de procédure pénale que, chargé de vérifier les conditions de recevabilité des requêtes en exonération, l’officier du ministère public, a trois possibilités : soit renoncer à l’exercice des poursuites, soit saisir la juridiction compétente, soit, lorsque la requête n’est pas motivée ou n’est pas accompagnée de l’avis, aviser l’intéressé de son irrecevabilité. En l’espèce, il a considéré que la requête était irrecevable au motif qu’il s’agissait d’une « requête ou réclamation non motivée » (paragraphe 11 ci-dessus). Or, d’une part, il résulte de ce qui précède que ce motif est erroné, le requérant ayant clairement indiqué dans le formulaire prévu à cet effet contester l’infraction qui lui était reprochée, et précisé ses motifs dans la lettre accompagnant comme il se doit sa requête en exonération (paragraphe 10 ci-dessus) ; il n’est en outre pas exclu qu’en portant cette appréciation, l’officier du ministère public, dont le pouvoir d’appréciation se limite à l’examen de la recevabilité formelle de la contestation, ait excédé ses pouvoirs. D’autre part, comme indiqué précédemment (paragraphe 21 ci-dessus), la décision d’irrecevabilité de l’officier du ministère public a entraîné l’encaissement de la consignation équivalant au paiement de l’amende forfaitaire par application de l’article R. 49-18 du code de procédure pénale. Ainsi, nonobstant la contestation du requérant, l’amende était payée et l’action publique était éteinte, sans qu’un « tribunal », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ait examiné le fondement de l’« accusation » dirigée contre lui et entendu ses arguments y relatifs.

27.  La Cour en déduit que le droit d’accès à un tribunal du requérant s’est trouvé atteint dans sa substance même.

28.  Au surplus, la Cour prend acte du fait que, dans sa décision no 2010-38 QPC du 29 septembre 2010, le Conseil Constitutionnel a jugé que, dans le cas où l’officier du ministère public déclare irrecevable une requête en exonération contre une amende forfaitaire après que le requérant a payé la consignation et où la déclaration d’irrecevabilité a pour effet de convertir le paiement de la consignation en paiement de l’amende, l’impossibilité de saisir la juridiction de proximité d’un recours contre cette décision est incompatible avec le « droit à un recours juridictionnel effectif ».

29.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

30.  Le requérant se plaint du fait qu’en refusant de lui transmettre le cliché photographique relatif aux faits qui lui était reprochés, le ministère public l’a privé de la possibilité de se défendre. Il en déduit une méconnaissance de son droit à la présomption d’innocence, que l’article 6 § 2 de la Convention consacre en ces termes :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

31.  La Cour considère que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne relève aucune autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

Cependant, eu égard à sa conclusion selon laquelle il y eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention (Peltier précité, § 43).

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

32.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

33.  Le requérant réclame 68 EUR au titre du préjudice matériel, cette somme correspondant au montant de l’amende forfaitaire qu’il a acquitté, et 800 EUR pour préjudice moral. Il demande en outre à la Cour d’ordonner le report au crédit de points de son permis de conduire, du point retiré en conséquence de l’infraction litigieuse.

34.  Le Gouvernement marque son accord avec le requérant s’agissant du dommage matériel. Il estime en revanche que, le cas échéant, le constat de violation suffirait à réparer le préjudice moral.

35.  La Cour estime que l’on ne peut retenir qu’il y a un lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué, sauf à spéculer sur l’issue qu’aurait eu la procédure si le requérant avait eu accès à un tribunal pour contester l’infraction qui lui était imputée. Elle rejette donc cette partie de la demande. Si elle admet en revanche que le requérant a subi un dommage moral du fait de la méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention, elle considère que ce dommage se trouve suffisamment compensé par la conclusion de violation à laquelle elle est parvenue. Quant à la mesure sollicitée par le requérant, elle sort des compétences de la Cour.

BESSEAU c. FRANCE du 7 MARS 2006 Requête no 73893/01

Rejet, par l’officier du ministère public, de sa réclamation à l’encontre de l’avis de recouvrement de l’amende pour infraction au code de la route et de sa demande de convocation devant le tribunal de police, au motif que ces demandes étaient «irrecevable[s] car juridiquement non fondée[s]».

"23.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect (arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36), n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours (arrêt Ashingdane c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A no 93, pp. 24–25, § 57). Celles-ci ne peuvent toutefois pas en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même. Elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir notamment, parmi de nombreux autres arrêts, Fayed c. Royaume-Uni du 21 septembre 1994, série A no 294-B, pp. 49–50, § 65 et Levages Prestations Services c. France du 23 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, p. 1543, § 40).

24.  La Cour relève qu’elle a déjà eu à connaître de circonstances de fait similaires à l’espèce dans l’affaire Peltier précitée, dans laquelle le requérant se plaignait du rejet, par l’officier du ministère public, de sa réclamation à l’encontre de l’avis de recouvrement de l’amende pour infraction au code de la route et de sa demande de convocation devant le tribunal de police, au motif que ces demandes étaient « irrecevable[s] car juridiquement non fondée[s] ».

Dans cette affaire, relevant que le Gouvernement lui-même estimait que ce motif de rejet, non prévu par les textes, constituait « une erreur de droit » de la part de l’officier du ministère public, la Cour a jugé qu’elle « ne [pouvait] que constater que le droit d’accès du requérant à un tribunal [avait] été atteint dans sa substance même, sans but légitime et de façon disproportionnée », le requérant ayant été « privé, pour des raisons illicites, du contrôle de pleine juridiction sur la réalité de l’infraction à l’origine de l’amende forfaitaire » (cf., a contrario, Malige c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII).

25.  En l’espèce, la Cour constate que la requérante a également contesté, par deux fois, devant l’autorité compétente, à savoir l’officier du ministère public et, conformément au droit interne applicable (articles 529-2, premier alinéa et 530, deuxième alinéa, du code de procédure pénale), l’amende qui lui avait été infligée pour infraction au code de la route. Par deux fois, l’officier du ministère public demanda à la requérante de payer l’amende, relevant la seconde fois que « les faits étaient établis ». Il ne saisit pas le tribunal de police de ces réclamations nonobstant les termes de l’article 530-1 du code de procédure pénale, qui ne laisse à l’officier du ministère public que cette faculté de saisine, à moins qu’il ne renonce aux poursuites ou constate l’irrecevabilité de la réclamation, ce qui ne fut pas le cas en l’espèce.

26.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que rien ne distingue la présente espèce de l’affaire Peltier et que la requérante a subi une entrave excessive à son droit d’accès à un tribunal. La Cour relève d’ailleurs que le Gouvernement en convient.

27. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention."

Peltier contre France du 21/05/2002 Hudoc 3663 requête 32872/96

Le requérant subit un procès-verbal pour excès de vitesse; il conteste le procès-verbal et demande de faire examiner sa contestation par le tribunal correctionnel. Le procureur de la république refuse au motif que tous les éléments de l'infraction sont constitués de manière certaine. Un examen par le tribunal de police est donc parfaitement inutile. La Cour constate la violation de l'article 6§1 de la Convention pour non accès à un tribunal.

PARTIE CIVILE NON ENTENDUE AU PROCÈS PENAL

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- LA DEMANDE DE CONSIGNATION POUR EXAMINER UNE PLAINTE

- LE REFUS D'EXAMINER UNE PLAINTE DE LA PARTIE CIVILE

- LES JURIDICTIONS INTERNES N'ONT PAS COMPÉTENCE UNIVERSELLE

- LE DÉFAUT D'ENQUÊTE EFFECTIVE SUR DEMANDE DE LA PARTIE CIVILE

- LE DROIT DE LA PARTIE CIVILE A PARTICIPER A L'ACTION PÉNALE

- LE REFUS A LA PARTIE CIVILE DE SE CONSTITUER A L'AUDIENCE

- LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION ET DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS

LA DEMANDE DE CONSIGNATION A LA PARTIE CIVILE

BUCZEK c. POLOGNE du 14 juin 2016 requête n°31667/12

Non violation de l'article 6-1 de la Convention, le défaut de consignation de la partie civile détenue qui se plaint des violences de son éducateur, n'a pas permis au tribunal de statuer.  La consignation avait diminuée de 95 %, vu la situation de la partie civile. Les montants élevés demandés par la partie civile , n'ont pas permis d'annuler entièrement la consignation.

20. Le Gouvernement soutient que l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été violé. Il affirme que les frais afférents à la demande du requérant ont été déterminés en application de la législation pertinente en la matière, qu’ils constituaient un pourcentage de la somme en jeu et qu’ils n’étaient pas disproportionnés par rapport à la situation financière de l’intéressé.

Le Gouvernement indique que le tribunal interne a établi que, bien que le requérant ne disposait pas de revenus, il était rattaché au foyer de ses parents. Il ajoute à cet égard que, dans sa déclaration de ressources, le requérant lui‑même avait indiqué qu’il avait toujours vécu chez ces derniers et avait précisé le montant des revenus de ceux-ci. Le Gouvernement précise dans ce contexte que, selon la jurisprudence interne pertinente en la matière, les parents d’un enfant majeur vivant chez eux et ne disposant pas encore de son propre patrimoine sont toujours tenus à l’obligation alimentaire envers lui. Il estime que, dans des situations où l’intérêt de l’enfant exige une saisine de la justice, l’obligation susmentionnée implique que les parents prennent en charge les frais afférents à l’éventuelle procédure juridictionnelle, sous réserve que cela n’entraîne pas de baisse importante de leur niveau de vie et de celui de leur famille. Il ajoute que, dans ces cas de figure, l’éventuelle exonération du paiement des frais de justice dépend de la situation financière des parents.

Le Gouvernement indique que, en l’espèce, il a été établi que les parents du requérant disposaient de ressources suffisantes pour couvrir les frais afférents à la demande de leur fils, que ces frais s’élevaient à peine à 35 euros (EUR) et que l’intéressé n’a pas démontré que ses proches auraient refusé de lui prêter ou donner l’argent nécessaire à la procédure.

21. Le Gouvernement expose que les juridictions internes ont exonéré le requérant du paiement de la part équivalant à 95 % des frais exigibles pour le dépôt de sa demande. Il considère que le requérant a surévalué ses prétentions et que, s’il les avait revues à la baisse, les frais exigibles auraient été réduits de manière proportionnelle.

22. Le Gouvernement soutient enfin que le requérant peut réintroduire sa demande, au motif que le renvoi de sa demande initiale n’a pas revêtu l’autorité de la chose jugée.

23. Le requérant rejette les arguments du Gouvernement selon lesquels ses parents étaient tenus à l’obligation alimentaire envers lui. Il indique qu’avant sa mise sous écrou il vivait de travaux occasionnels et n’était pas entretenu par ses parents. Le requérant précise que ses parents ne l’aident pas financièrement et que leurs revenus, qu’il qualifie de modestes, sont affectés à l’entretien de sa sœur et de l’enfant de celle-ci. Il ajoute qu’il n’était pas en mesure de payer les frais exigibles pour le dépôt de sa demande, aux motifs de son absence de patrimoine et de l’inexistence d’offres d’emploi à la prison.

Le requérant considère que, en raison de leur refus allégué de l’exonérer du paiement des frais exigibles pour le dépôt de sa demande ‑ frais qu’il n’aurait pas été en mesure d’acquitter ‑, les tribunaux ont refusé de lui accorder la protection contre les violations de ses droits qui seraient survenues à la prison d’Opole Lubelskie.

24. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. Ce droit n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation de l’État. Toutefois, alors que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Kreuz c. Pologne (no 1), no 28249/95, § 53, CEDH 2001-VI, et V.M. c. Bulgarie, no 45723/99, § 41, 8 juin 2006).

25. La Cour a ainsi admis que l’accès à un tribunal pouvait faire l’objet de limitations de nature diverse, y compris financière (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII, et Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, §§ 61 et suiv., série A no 316‑B). S’agissant en particulier de l’exigence de payer aux juridictions civiles une taxe judiciaire relative aux demandes dont celles-ci ont à connaître, une telle restriction au droit d’accès à un tribunal n’est pas, en soi, incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention (Kreuz, précité, § 60).

26. La Cour réaffirme qu’une limitation de l’accès à une cour ou à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (ibidem, §§ 54-55, et Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 72, Recueil 1998-IV). En particulier, en ce qui concerne les frais ou taxes judiciaires dont un justiciable est redevable, leur montant, apprécié à la lumière des circonstances particulières d’une affaire donnée, y compris la solvabilité de l’intéressé et la phase de la procédure à laquelle la restriction en question est imposée, est un facteur à prendre en compte pour déterminer si un requérant a bénéficié de son droit d’accès à un tribunal (Podbielski et PPU Polpure c. Pologne, no 39199/98, § 64, 26 juillet 2005).

27. En l’espèce, la Cour relève que la demande tendant à l’indemnisation du préjudice que le requérant affirmait avoir subi en raison d’agissements des agents de l’administration pénitentiaire a été renvoyée à l’intéressé au motif que les frais exigibles pour le dépôt de ce recours, d’un montant de 150 PLN, n’avaient pas été acquittés. La Cour observe que ce montant constituait un pourcentage de la somme de 60 000 PLN revendiquée par l’intéressé dans sa demande.

La Cour observe que, dans un premier temps, le requérant a été exonéré par les juridictions internes du paiement des frais afférents à sa demande pour la part excédant 500 PLN et qu’ensuite cette part a été ramenée à 150 PLN.

28. La Cour rappelle que, lorsqu’un tribunal est invité à statuer sur une demande, celle-ci doit être présumée réelle et sérieuse, sauf si des éléments clairs indiquent le contraire et peuvent justifier la conclusion qu’elle est frivole, vexatoire ou autrement dépourvue de justification (Rolf Gustafson c. Suède, 1er juillet 1997, § 45, Recueil 1997-IV, et Kupiec c. Pologne, no 16828/02, § 47, 6 juillet 2009). Même à supposer que la contestation sur laquelle portait le litige du requérant fût « réelle et sérieuse » au sens de la Convention, la Cour relève que, dans les circonstances de l’espèce, le montant réclamé par l’intéressé apparaît comme surestimé et irréaliste. Ainsi, si le requérant avait réclamé une somme plus raisonnable, les frais exigibles auraient été réduits (ibidem).

29. La Cour relève que, malgré la surévaluation de ses prétentions par le requérant, celui-ci a néanmoins été exonéré du paiement des frais exigibles pour le dépôt de sa demande pour la part représentant 95 % de leur valeur.

30. La Cour rappelle qu’un requérant qui surévalue ses prétentions ne peut s’attendre à être entièrement exonéré du paiement des frais exigés ni à être dispensé de l’obligation lui incombant de contribuer à hauteur raisonnable aux coûts engendrés par l’examen de son action.

31. Eu égard aux éléments qui précèdent et à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime que le renvoi de la demande du requérant, au motif que ce dernier était resté en défaut de payer les frais exigibles pour le dépôt de cette demande, n’a pas porté atteinte au droit d’accès à un tribunal de l’intéressé.

32. Partant, il n’y a pas eu de violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

REFUS D'EXAMINER UNE PLAINTE DE LA PARTIE CIVILE

Arlewin c. Suède du 1er mars 2016 requête no 22302/10

Violation de l'article 6-1 pour non accès à un tribunal. Demander à un citoyen suédois d’intenter une action en diffamation devant les juridictions du Royaume-Uni suite à la diffusion transfrontalière d’une émission télévisée n’était pas raisonnable alors que la directive européenne ne le prévoyait même pas. Cet arrêt est important car la CEDH a interprété le droit de l'UE.

La Cour se penche en premier lieu sur la pertinence, aux fins de l’examen de l’affaire, de deux instruments adoptés dans le cadre de l’Union européenne, à savoir la directive services de médias audiovisuels (Directive 2010/13/UE) et le règlement Bruxelles (Règlement (CE) n° 44/2001).

L’argument du Gouvernement selon lequel la directive détermine le pays compétent pour connaître des actions en diffamation individuelles assorties de demandes de dommages et intérêts ne convainc pas la Cour, même en ce qui concerne le droit de l’Union européenne. La Cour relève notamment que l’article 28 de la directive, qui vise la situation où une émission porte atteinte à l’honneur ou à la réputation d’une personne, ne prévoit qu’un droit de réponse et qu’elle ne mentionne pas la possibilité d’exercer une action en diffamation ou une action indemnitaire connexe. En conséquence, la Cour estime que la directive ne concerne pas la question de la compétence en matière d’action en diffamation portant sur le contenu d’une émission ayant fait l’objet d’une diffusion transfrontalière.

La Cour considère au contraire qu’en ce qui concerne le droit de l’Union européenne, la question de la compétence judiciaire est réglementée par le règlement Bruxelles I, et il lui semble qu’en application des articles 2 et 5 de cet instrument, tant les juridictions du Royaume-Uni que celles de la Suède sont compétentes pour connaître de l’affaire de M. Arlewin. Elle relève, d’une part, que X est domicilié en Suède et, d’autre part, que Viasat Broadcasting UK Ltd est une société immatriculée au Royaume-Uni et qu’elle a donc son siège dans ce pays. En outre, la thèse selon laquelle le dommage s’est produit dans l’un ou l’autre de ces pays est défendable puisque l’émission litigieuse a été diffusée depuis le Royaume-Uni et que l’atteinte à la réputation et à la vie privée dont se plaint M. Arlewin s’est manifestée en Suède.

Cela étant, la Cour observe que l’émission litigieuse présente des éléments de rattachement très étroits avec la Suède de par son contenu, sa production, sa diffusion et les conséquences qu’elle a eues. L’émission a été produite en Suède, en langue suédoise, elle était parrainée par des annonceurs suédois et sa diffusion en direct s’adressait uniquement à une audience suédoise. En outre, le dommage allégué par M. Arlewin s’est produit en Suède. L’émission et sa diffusion sont à tous égards rattachables à la Suède, au détail près que la diffusion a transité par le Royaume-Uni.

Dans ces conditions, l’État suédois était tenu de garantir à M. Arlewin le droit à un accès effectif à un tribunal au titre de l’article 6 de la Convention. Toutefois, l’émission litigieuse a été diffusée de telle manière que les juridictions internes ont considéré qu’elle n’émanait pas de la Suède, position qui a placé M. Arlewin dans une situation où il ne pouvait mettre en cause la responsabilité de personne sur le fondement du droit suédois. L’invitation faite à M. Arlewin de se pourvoir devant les juridictions du Royaume-Uni ne constituant pas pour lui une solution raisonnable et pratique, l’État suédois ne peut s’exonérer de ses obligations au titre de l’article 6 en renvoyant à cette possibilité.

En déboutant M. Arlewin de son action sans examen au fond, les juridictions suédoises ont porté atteinte à la substance même de son droit d’accès à un tribunal. En conséquence, la Cour estime que les autorités ont apporté des restrictions trop étendues au droit d’accès de M. Arlewin à un tribunal et que celles-ci ne peuvent être considérées comme proportionnées au regard des circonstances de l’affaire. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

COMPÉTENCE UNIVERSELLE DES JURIDICTIONS INTERNES

NAIT-LIMAN c. SUISSE du 21 juin 2016 requête 51357/07

Non violation de l'article 6-1, le requérant introduit une action pénale et civile contre le ministre de l'intérieur tunisien en Suisse, suite aux évènements du printemps arabe. Les tribunaux suisses se sont déclarés incompétents. La CEDH rappelle que la compétence universelle des tribunaux nationaux n'existe pas.

101. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (voir, parmi beaucoup d’autres, Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002‑IX ; et Eşim c. Turquie, no 59601/09, § 18, 17 septembre 2013). Elle réaffirme que chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le droit à un tribunal, dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect particulier (voir, parmi beaucoup d’autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18 ; et Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, § 70, 11 mars 2014).

102. La Cour rappelle ensuite sa jurisprudence selon laquelle le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Yabansu et autres c. Turquie, no 43903/09, § 58, 12 novembre 2013 ; et Howald Moor et autres, précité, § 71).

103. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012 ; et Howald Moor et autres, précité, § 71).

104. La Cour rappelle en outre que les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 25, 7 juillet 2009 ; et Howald Moor et autres, précité, § 71).

105. Enfin, la Cour rappelle que la Convention ne doit pas être interprétée isolément mais de manière à se concilier avec les principes généraux du droit international. En vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (voir, par exemple, Golder, précité, § 29 ; Al‑Adsani, précité, § 55 ; Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 131, CEDH 2010 ; et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 169, CEDH 2012).

b) L’application de ces principes au cas d’espèce

i. Le rejet par les tribunaux suisses de leur compétence découlant du for de nécessité

106. La Cour relève d’emblée que le Tribunal fédéral, rejetant le recours au motif que la compétence à raison du lieu n’était pas donnée, a laissé la question de l’immunité de juridiction indécise (voir paragraphe 22 ci‑dessus). Cette dernière question ne doit pas non plus être tranchée par la Cour. Celle-ci doit par contre examiner si la décision d’incompétence des juridictions suisses est compatible avec le droit d’accès du requérant à un tribunal en vertu de l’article 6 § 1 de la Convention.

107. Quant au but poursuivi par la restriction du droit d’accès à un tribunal, la Cour estime que le refus de donner suite à l’action civile du requérant visait la bonne administration de la justice et l’effectivité des décisions judicaires internes. Elle partage l’avis du Gouvernement selon lequel une compétence universelle, au sens civil, risquerait de créer des difficultés pratiques considérables pour les tribunaux, notamment à cause de l’administration des preuves et l’exécution de telles décisions judiciaires. La Cour n’exclut pas non plus que l’acceptation d’une compétence universelle puisse provoquer des immiscions indésirables d’un pays dans les affaires internes d’un autre.

La Cour conclut donc que le refus des tribunaux suisses d’examiner le bien-fondé de l’action du requérant poursuivait des buts légitimes au sens de la jurisprudence précitée.

108. La deuxième question à examiner par la Cour est celle de savoir s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En d’autres termes, et eu égard aux spécificités de la présente affaire, elle doit répondre à la question de savoir si le rejet de la compétence universelle par le Tribunal fédéral, invoquée sur le fondement du principe du for de nécessité, n’a pas enfreint le droit d’accès à un tribunal du requérant dans sa substance même.

109. En ce qui concerne l’application concrète de la règle concernant le for de nécessité au cas d’espèce, la Cour rappelle que c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑A ; Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998‑II ; et Nusret Kaya et autres c. Turquie, nos 43750/06, 43752/06, 32054/08, 37753/08 et 60915/08, § 38, CEDH 2014 (extraits)). La Cour ne peut dès lors mettre en cause l’appréciation des autorités internes quant à des erreurs de droit prétendues que lorsque celle-ci sont arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, dans ce sens, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 85-86, CEDH 2007‑I).

110. La Cour observe que le rejet de compétence par les instances internes se fonde sur l’article 3 de la LDIP (voir paragraphe 24 ci-dessus). S’agissant du cas d’espèce, le Tribunal fédéral a d’emblée rappelé que cette disposition doit être interprétée restrictivement (paragraphe 22).

111. En ce qui concerne la première condition de l’application du for de nécessité au sens de cette disposition, le Tribunal fédéral a conclu que les autorités suisses n’étaient pas compétentes en vertu d’une autre disposition du droit interne. Par contre, dans la mesure où la troisième condition faisait de toute façon défaut (voir ci-après), ce tribunal a laissé ouverte la question de savoir si une action à l’étranger était impossible ou ne pouvait être raisonnablement exigée (deuxième condition).

Quant à la troisième condition, seule condition pertinente pour la présente analyse de la Cour, le Tribunal fédéral a conclu qu’il n’existait pas de lien de rattachement entre la cause du requérant et la Suisse, bien que les autorités suisses lui aient octroyé l’asile politique, le 8 novembre 1995, justement du fait de sa persécution dans son pays d’origine, et qu’il ait résidé en Suisse depuis lors, soit depuis onze ans et demi au moment où le Tribunal fédéral a rendu son arrêt, à savoir le 22 mai 2007.

112. Compte tenu de ce qui précède, l’interprétation qu’a faite le Tribunal fédéral de l’article 3 de la LDIP dans le cas d’espèce, bien que restrictive, n’est pas entachée d’arbitraire. Par ailleurs, le rejet de compétence par les tribunaux suisses n’apparaît pas non plus déraisonnable compte tenu du fait, constaté par le Tribunal fédéral, que « [l]’ensemble des caractéristiques de la cause ramène en Tunisie, sauf la résidence en Italie [au moment des faits]. » (considérant 3.5 de l’arrêt, cité au paragraphe 22 ci‑dessus ; voir, a contrario, Arlewin c. Suède, no 22302/10, §§ 72 et suivants, 1er mars 2016). Dans de telles circonstances, les autorités suisses étaient fondées à avoir égard aux problèmes d’administration de preuves et d’exécution des jugements qui résulteraient, comme exposé ci-dessus (paragraphe 107), d’une acceptation d’une compétence dans de telles circonstances. La Cour estime que le Tribunal fédéral a également pu considérer que le fait que le requérant était venu s’installer en Suisse après les faits, ne changeait rien à la décision de déclarer les juridictions suisses incompétentes, ce fait étant « un fait postérieur à la cause, et qui n’en fait du reste pas partie. »

113. Il est vrai que le requérant a acquis entre-temps la nationalité suisse. La Cour rappelle que, le 14 mai 2007, le Conseil municipal de Versoix a donné son consentement à la naturalisation du requérant, qui fut confirmée par courrier de la Ville de Versoix du 25 mai 2007, à la suite du préavis favorable du canton de Genève du 6 novembre 2006, confirmé par l’autorisation de l’Office fédéral des migrations du 21 mai 2007. La confirmation par la Ville de Versoix de la naturalisation du requérant est donc intervenue postérieurement à l’adoption de l’arrêt du Tribunal fédéral du 22 mai 2007 et n’a pas pu être prise en compte par celui-ci.

114. Par ailleurs, le rejet de l’application du for de nécessité par le Tribunal fédéral se voit confirmé par l’étude menée par la Cour. D’abord, il en découle que seulement une minorité des États parties à la Convention, soit neuf des 26 États contractants étudiés, reconnaissent ce concept (paragraphe 59 ci-dessus). Au Canada aussi, il est appliqué depuis peu mais sous des conditions strictes (paragraphe 60 ci-dessus). Dans les États qui l’appliquent, il est, comme en Suisse, subordonné à des conditions importantes, qui doivent être réunies cumulativement, à savoir l’impossibilité de porter le litige devant les tribunaux d’un autre État et l’existence d’un certain lien de rattachement entre le litige et l’État du for requis (paragraphe 65 ci-dessous). Les liens de rattachement suffisants sont habituellement la nationalité, le domicile ou la résidence habituelle. Il s’ensuit que l’article 3 de la LDIP n’a rien d’exceptionnel et s’inscrit dans un consensus très large parmi les États membres du Conseil de l’Europe qui ont introduit une telle compétence dans leurs ordres juridiques.

ii. Le défaut d’autres normes du droit international obligeant l’État défendeur d’examiner le bien-fondé de l’action du requérant

115. La Cour réitère ensuite la nécessité d’interpréter la Convention de la manière la plus harmonieuse possible avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (Nada, précité, § 170). Elle a eu l’occasion d’affirmer, à cet égard, que des mesures prises par un État qui reflètent des principes de droit international généralement reconnus, par exemple, en matière d’immunité des États, ne sauraient en principe passer pour imposer une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 (voir, notamment Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 57, CEDH 2010 ; Al-Adsani, précité, § 56 ; et Jones et autres, précité, § 189).

116. Dans la mesure où la Cour est compétente pour examiner cette question à l’aune de l’article 32 de la Convention, elle est d’avis que l’État défendeur n’est pas tenu d’admettre une compétence universelle de nature civile en vertu d’autres normes du droit international, en dépit de la nature incontestée de jus cogens de la prohibition de la torture en droit international, et ce pour les raisons qui suivent.

117. D’abord, le libellé de l’article 14 de la Convention contre la torture, ratifiée par la Suisse, n’est pas sans équivoque par rapport à son application extra-territoriale. La doctrine n’est pas unanime non plus (paragraphes 30‑32 ci-dessus) et aucun élément concret ne peut être tiré à ce sujet des travaux préparatoires de cette disposition (paragraphes 33-35 ci‑dessus).

118. Par ailleurs, bien que le Comité contre la torture, notamment dans son Observation générale no 3 (2012), ait indiqué que l’application de l’article 14 ne se limite pas aux victimes de torture commis sur le territoire de l’État partie ou commis par ou contre un ressortissant de l’État partie, cette approche n’a pas été suivie par les États parties à cet instrument. Bien au contraire, l’étude menée révèle qu’aucun des 26 États européens couverts par la présente étude ne reconnaît actuellement la compétence universelle en matière civile pour des actes de torture ; une telle compétence n’existe qu’aux États-Unis et, dans une forme plus limitée, au Canada (paragraphes 48 et 52-53 ci-dessus). Par ailleurs, quant aux États-Unis, il apparaît que pour qu’une affaire puisse être traitée par un tribunal américain, il faut que la personne assignée se trouve sous la juridiction des États-Unis au moment de l’introduction de l’action.

119. De surcroît, plusieurs États prévoient la compétence universelle de leurs tribunaux en matière pénale, la victime pouvant alors se constituer partie civile dans une procédure engagée devant une juridiction pénale. En l’espèce, le requérant s’est effectivement constitué partie civile par rapport à sa plainte pénale du 14 février 2001 ; par contre, la plainte fut classée après qu’A.K. eut quitté la Suisse (paragraphe 14 ci-dessus).

120. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’aucune obligation conventionnelle n’obligeait la Suisse d’accepter l’action civile du requérant. Les autorités dudit État n’en étaient pas non plus obligées en vertu du droit coutumier, étant donné que la pratique des États, comme expression d’une opinio juris (article 38 § 1 b) du Statut de la C.I.J.) en faveur de l’existence d’une compétence universelle civile, faisait clairement défaut.

iii. Conclusion

121. En conclusion, la Cour estime que le rejet des tribunaux suisses de leur compétence pour juger l’action civile du requérant en vue de l’obtention de dommages et intérêts pour réparation du préjudice causé par des actes alléguées de tortures, bien que la prohibition de la torture relève du jus cogens, n’a pas vidé le droit d’accès à un tribunal du requérant de sa substance même, a poursuivi des buts légitimes et a présenté un rapport de proportionnalité avec ces buts. Il s’ensuit que le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention relativement tant à l’action dirigée contre la Tunisie qu’à l’action dirigée contre A.K. n’a pas été enfreint.

122. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1.

DÉFAUT D'ENQUÊTE EFFECTIVE SUR DEMANDE DE LA PARTIE CIVILE

BAKA c. GRÈCE du 18 février 2016 requête 24891/10

Non violation de l'article 6-1 de la Convention, la plainte de la requérante pour dénonciation calomnieuse n'a pas été instruite pour cause de prescription mais le simple fait qu'elle ait été condamnée pour les faits dénoncés , démontre que sa plainte ne pouvait pas prospérer.

23. Le Gouvernement soutient que l’issue de la plainte de la requérante en l’espèce était « prédéterminée » indépendamment de la prescription des actes dénoncés dans celle-ci et aucun droit de caractère civil n’était né à son bénéfice. Il souligne que la qualification des infractions reprochées à la requérante (détournement de fonds et altération de document) a été établie de manière définitive par la cour d’appel criminelle et n’est pas soumise au contrôle de la Cour de cassation. Les actes pour lesquels elle était donc condamnée resteraient inchangés quelle qu’ait été la décision de la Cour de cassation. Par conséquent, l’allégation de la requérante dans sa plainte du 2 février 2004, selon laquelle les actes qui lui sont reprochés sont mensongers, est non-fondée. Même s’il n’y avait pas prescription des infractions reprochées par la requérante aux trois personnes visées dans sa plainte, ses prétentions civiles auraient été jugées non fondées.

24. Le Gouvernement soutient qu’en raison de la nature du procès pénal, l’examen des prétentions civiles de la partie civile dans ce procès ne dépend pas de celle-ci. Le but du procès pénal consiste surtout à répondre à l’action publique engagée par l’Etat. La requérante, en tant que partie civile et avocate, avait la possibilité d’interrompre la prescription en introduisant une action devant les juridictions civiles. Pour que les infractions dénoncées par la requérante échappent à la prescription, il aurait fallu soit qu’une décision définitive dans la procédure à l’encontre de la requérante soit prise jusqu’au 15 janvier 2008, soit que l’article 59 ait été interprété de manière à ne pas aggraver la situation de l’accusé. Or, l’adoption d’une décision définitive dans un délai de cinq ans dans la procédure contre la requérante était impossible car il y avait deux décisions des procureurs (une de celui près le tribunal correctionnel et une de celui près la cour d’appel), deux décisions en matière de renvoi en jugement et deux arrêts (cour d’appel criminelle statuant en première et deuxième instance).

25. La requérante affirme que l’issue de sa plainte n’était pas du tout « prédéterminée » car si la Cour de cassation avait infirmé l’arrêt de la cour d’appel criminelle, elle lui aurait renvoyé l’affaire pour un nouvel examen ayant pu aboutir à un résultat opposé au précédent. Les autorités judiciaires ont interprété de manière erronée l’article 59 précité, tel que modifié par la loi no 3346/2005 et ont ajourné l’examen de sa plainte, ce qui a eu pour conséquence la prescription des infractions mentionnées dans sa plainte et le rejet ultérieur de celle-ci, éléments qui ont conduit à l’issue favorable de la plainte d’A.S contre elle. Cette prescription l’a privée de la possibilité d’invoquer devant les tribunaux qui examinaient la plainte d’A.S. les arguments et témoignages sur lesquels s’appuyait sa propre plainte, ce qui a entrainé une rupture de l’égalité des armes entre elle et A.S.

26. La requérante souligne, en outre, qu’elle n’est aucunement responsable du fait que les tribunaux ont mis si longtemps pour statuer sur la plainte d’A.S., alors qu’ils savaient que le caractère punissable des actes mentionnés dans sa propre plainte risquait d’être prescrit. Comme dans les deux plaintes, il y avait identité de sujets et connexité de délits, les autorités judiciaires auraient dû les examiner ensemble après les avoir jointes.

27. La Cour rappelle que chaque justiciable possède le droit à ce qu’un tribunal connaisse toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001‑VIII). Le droit d’accès à un tribunal n’est cependant pas absolu ; appelant de par sa nature même une réglementation par l’État, il peut donner lieu à des limitations, lesquelles ne sauraient cependant restreindre l’accès d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même (Gousis c. Grèce, no 8863/03, § 33, 29 mars 2007).

28. La Cour note qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer sur une question similaire à celle posée en l’occurrence, dans son arrêt Anagnostopoulos c. Grèce (no 54589/00, § 32, 3 avril 2003). En particulier, la Cour a considéré que :

« (...) lorsque l’ordre juridique interne offre un recours au justiciable, tel le dépôt d’une plainte avec une constitution de partie civile, l’État a l’obligation de veiller à ce que celui-ci jouisse des garanties fondamentales de l’article 6. En l’espèce, le requérant avait introduit une demande d’indemnisation pour un montant de GRD 15 000, ce qui constitue une [demande ] que les juridictions pénales examinent dans tous les cas sans être obligées de renvoyer aux juridictions civiles. Le requérant avait donc une espérance légitime d’attendre que les tribunaux statuent sur cette demande d’indemnisation, que ce soit de manière favorable ou défavorable. Le retard avec lequel les autorités des poursuites ont traité le dossier, ce qui a entraîné la prescription des infractions incriminées et, par conséquent, l’impossibilité pour le requérant de voir statuer sur sa demande d’indemnisation, a privé ce dernier d’un droit d’accès à un tribunal. »

29. En outre, la Cour a constaté une violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) dans plusieurs affaires dans lesquelles l’abandon des poursuites et le non examen d’une constitution de partie civile en résultant étaient dues à l’absence de diligence des autorités (Gousis, précité, §§ 34‑35 ; Atanasova c. Bulgarie, no 72001/01, §§ 35‑47, 2 octobre 2008 ; Dinchev c. Bulgarie, no 23057/03, §§ 40‑52, 22 janvier 2009; Tonchev c. Bulgarie, no 18527/02, §§ 50‑53, 19 novembre 2009 et Boris Stojanovski c. l’ex-République Yougoslave de Macédoine, no 41916/06, §§ 56–57, 6 mai 2010).

30. En l’espèce, la Cour observe que l’action civile introduite par la requérante en même temps que sa plainte le 20 février 2004 est restée pendante devant les instances judiciaires compétentes jusqu’au 10 mai 2009 avant que le procureur près le tribunal correctionnel d’Ilia ne constate, en vertu de la législation pertinente, la prescription des infractions mentionnées dans la plainte. En particulier, la Cour relève que, le 23 janvier 2006, le procureur près la cour d’appel de Patras a décidé d’ajourner, sur le fondement de l’article 59 du code de procédure pénale, l’examen de la plainte de la requérante jusqu’à ce que la procédure pénale engagée contre elle, suite à la plainte d’A.S., soit terminée par une décision définitive car l’issue de cette procédure aurait une incidence déterminante sur le sort de ladite plainte.

31. Le 10 mai 2009, en rejetant la plainte pour cause de prescription, le procureur a affirmé que l’article 59 constituait une loi plus sévère pour l’accusé en ce qui concernait la suspension du délai de prescription et ne pouvait pas être appliqué de manière rétroactive, c’est-à-dire pour des actes commis avant l’entrée en vigueur de la loi no 3346/2005 qui avait amendé cet article (paragraphes 16-17 ci-dessus). Le procureur a souligné que pour ces actes-là, comme c’était le cas des infractions mentionnées par la requérante dans sa plainte, le délai de la prescription courait normalement et ne pouvait pas être suspendu comme le prévoyait l’article 59 dans sa version amendée.

32. La Cour relève que l’article 59 prévoit que lorsque la décision dans un procès pénal dépend d’une autre affaire dans laquelle des poursuites ont été engagées, la première est ajournée jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue dans le deuxième procès. Si le procureur près le tribunal correctionnel d’Ilia a décidé d’ajourner l’examen de la plainte de la requérante, il a pourtant au bout de cinq ans décidé de ne pas poursuivre l’examen de cette plainte pour cause de prescription, en donnant les motifs pour étayer sa décision. La Cour réitère qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation et, excepté lorsque l’appréciation par les autorités est révélatrice d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation faite de la législation interne par ces juridictions (Ferreira Santos Pardal c. Portugal, no 30123/10, § 42, 30 juillet 2015). Il s’ensuit que la Cour ne peut pas contrôler la manière dont le procureur a interprété et appliqué l’article 59 dans le cas d’espèce le 10 mai 2009, d’autant plus que cette interprétation n’était pas arbitraire ou déraisonnable.

33. À cet égard, la Cour note que l’article 59 ne prévoit pas de limite temporelle quant à la suspension de la prescription. Toutefois, en déclarant prescrites les infractions dénoncées par la requérante dans sa plainte, le procureur n’a pas transgressé les dispositions de cet article. Il a seulement motivé sa décision par le fait qu’il ne trouvait pas à s’appliquer aux faits incriminés car commis avant l’entrée en vigueur de la loi no 3346/2005 amendant cet article.

34. La Cour considère de toute manière que la décision sur la plainte introduite le 5 janvier 2003 par A.S. contre la requérante aurait des conséquences déterminantes sur la plainte introduite par la requérante le 20 février 2004 contre A.S. La requérante a été renvoyée en jugement le 26 juillet 2006 et sa condamnation pour les faits dénoncés dans la plainte d’A.S. n’aurait pas manqué d’avoir des conséquences quant à la plainte de celle-ci, notamment en enlevant toute crédibilité aux faits dénoncés par elle. Par ailleurs, les allégations de la requérante dans sa plainte contre A.S., relatives à la fausse dénonciation, au parjure et à la diffamation, faisaient sans doute partie de ses arguments en défense présentés dans la première procédure introduite par ce dernier contre elle. La requérante a eu alors l’opportunité dans le cadre de cette première procédure de faire valoir ces arguments qui apparemment n’ont pas convaincu la cour d’appel criminelle de Patras qui l’a condamnée par son arrêt du 25 janvier 2010.

35. La Cour conclut qu’en rejetant la plainte avec constitution de partie civile de la requérante, les autorités compétentes n’ont pas violé en l’espèce l’article 6 § 1 de la Convention.

ROKAS c. GRÈCE arrêt du 22 septembre 2015 requête n° 55081/09

Violation de l'article 6-1 : Les autorités judiciaires ont laissé traîner la procédure jusqu'à la prescription des faits reprochés.

16. Le Gouvernement affirme que l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce. En se référant à l’arrêt Sigalas c. Grèce (no 19754/02, 22 septembre 2005), le Gouvernement soutient que l’action civile du requérant a été diligentée à des fins purement répressives. En particulier, il relève qu’en l’occurrence, le dépôt de la plainte avec constitution de partie civile pourrait s’analyser comme « une vengeance privée » ayant pour but non pas d’obtenir une réparation ou de protéger un droit à caractère civil, mais fondamentalement de poursuivre et de faire condamner pénalement les responsables de la société « L. A. ».

17. Le requérant rétorque que son action civile n’était aucunement diligentée à des fins purement répressives et que, partant, l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer en l’espèce.

18. La Cour rappelle que le système juridique grec prévoit que l’intéressé qui dépose une plainte avec constitution de partie civile entame en principe des poursuites judiciaires afin d’obtenir des juridictions pénales une déclaration de culpabilité et, en même temps, une réparation, fût-elle minime (voir Perez c. France [GC], no 47287/99, §§ 70-71, CEDH 2004-I, et Diamantides c. Grèce (déc.), no 71563/01, 20 novembre 2003). Dans la présente affaire, il est à noter que la somme de dix mille euros pour laquelle le requérant s’est constitué partie civile confirme le caractère indemnitaire de sa démarche. Il s’ensuit que l’article 6 est applicable en l’occurrence dans son volet civil. Il convient donc de rejeter l’exception d’irrecevabilité pour incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement.

19. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

20. Le requérant affirme que les retards injustifiés des autorités judiciaires compétentes sont à l’origine de la prescription des infractions en cause.

21. Le Gouvernement allègue que l’objet du procès pénal est principalement la répression de l’infraction en question et, de manière secondaire, la satisfaction de la prétention civile introduite par l’intéressé devant la juridiction pénale. De plus, il allègue que la décision du procureur compétent, selon laquelle les infractions incriminées étaient couvertes par la prescription, n’a pas entraîné la perte des prétentions civiles du requérant contre les accusés, car celui-ci avait le droit d’introduire une action civile devant les juridictions civiles.

22. La Cour rappelle que chaque justiciable possède le droit à ce qu’un tribunal connaisse toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001‑VIII). Le droit d’accès à un tribunal n’est cependant pas absolu ; appelant de par sa nature même une réglementation par l’État, il peut donner lieu à des limitations, lesquelles ne sauraient cependant restreindre l’accès d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même (Gousis c. Grèce, no 8863/03, § 33, 29 mars 2007).

23. La Cour note qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer sur une question similaire à celle posée en l’occurrence, dans son arrêt Anagnostopoulos c. Grèce (3 avril 2003, no 54589/00). En particulier, la Cour a considéré que :

« (...) lorsque l’ordre juridique interne offre un recours au justiciable, tel le dépôt d’une plainte avec une constitution de partie civile, l’État a l’obligation de veiller à ce que celui-ci jouisse des garanties fondamentales de l’article 6. En l’espèce, le requérant avait introduit une demande d’indemnisation pour un montant de GRD 15 000, ce qui constitue une [demande ] que les juridictions pénales examinent dans tous les cas sans être obligées de renvoyer aux juridictions civiles. Le requérant avait donc une espérance légitime d’attendre que les tribunaux statuent sur cette demande d’indemnisation, que ce soit de manière favorable ou défavorable. Le retard avec lequel les autorités des poursuites ont traité le dossier, ce qui a entraîné la prescription des infractions incriminées et, par conséquent, l’impossibilité pour le requérant de voir statuer sur sa demande d’indemnisation, a privé ce dernier d’un droit d’accès à un tribunal. » (Anagnostopoulos c. Grèce, no 54589/00, § 32, 3 avril 2003).

24. La Cour observe que, dans le cas d’espèce, l’action civile introduite par le requérant le 12 décembre 2002 est restée pendante devant les instances judiciaires compétentes pour une longue période de cinq ans et dix mois environ avant que le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes ne constate, en vertu de la législation pertinente, la prescription des infractions en question. En particulier, la Cour relève un retard important lors de l’instruction préliminaire de l’affaire et jusqu’à la suspension de la procédure par le procureur près le tribunal correctionnel : malgré le fait que le requérant ait expressément signalé dans sa plainte l’existence d’une autre plainte dirigée contre lui et liée à la première, le procureur compétent n’a procédé à la suspension de la procédure que trois ans et demi environ après le dépôt de plainte du requérant (voir, mutatis mutandis, Christensen c. Danemark, no 247/07, § 97, 22 janvier 2009). Cette constatation permet à la Cour de conclure que le retard injustifié lors de la procédure préliminaire devant les organes judiciaires compétents a entraîné l’impossibilité pour le requérant de voir statuer sur sa demande d’indemnisation.

Au vu de ce qui précède, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit du requérant d’avoir accès à un tribunal.

Korkolis C. Grèce du 15 janvier 2015 requête 63300/09

Violation de l'article 6-1 : Les autorités judiciaires ont laissé traîner la procédure jusqu'à la prescription des faits reprochés.

19.  Le requérant soutient que les retards injustifiés des autorités judiciaires et, tout particulièrement, l’instruction de l’affaire et la procédure devant les chambres d’accusation sont à l’origine de la prescription des délits en cause.

20.  Le Gouvernement affirme que les autorités judiciaires ont procédé sans retards injustifiés à l’examen de l’affaire. Il ajoute que le constat de prescription est aussi dû à la décision de la chambre d’accusation de la Cour de cassation de requalifier les actes incriminés en délit, ce qui a eu comme conséquence de raccourcir le délai de prescription à cinq ans depuis la commission des actes punissables.

21.  La Cour rappelle que chaque justiciable possède le droit à ce qu’un tribunal connaisse toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001‑VIII). Le droit d’accès à un tribunal n’est cependant pas absolu ; appelant de par sa nature même une réglementation par l’Etat, il peut donner lieu à des limitations, lesquelles ne sauraient cependant restreindre l’accès d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même (Eglise catholique de La Canée c. Grèce, 16 décembre 1997, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII).

22.  La Cour note qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer sur une question similaire à celle posée en l’occurrence, dans son arrêt Anagnostopoulos c. Grèce (3 avril 2003, no 54589/00). En particulier, la Cour a considéré que :

« (...) lorsque l’ordre juridique interne offre un recours au justiciable, tel le dépôt d’une plainte avec une constitution de partie civile, l’Etat a l’obligation de veiller à ce que celui-ci jouisse des garanties fondamentales de l’article 6. En l’espèce, le requérant avait introduit une demande d’indemnisation pour un montant de GRD 15 000, ce qui constitue une [demande ] que les juridictions pénales examinent dans tous les cas sans être obligées de renvoyer aux juridictions civiles. Le requérant avait donc une espérance légitime d’attendre que les tribunaux statuent sur cette demande d’indemnisation, que ce soit de manière favorable ou défavorable. Le retard avec lequel les autorités des poursuites ont traité le dossier, ce qui a entraîné la prescription des infractions incriminées et, par conséquent, l’impossibilité pour le requérant de voir statuer sur sa demande d’indemnisation, a privé ce dernier d’un droit d’accès à un tribunal. » (Anagnostopoulos, précité, § 32).

23.  La Cour observe que, dans le cas d’espèce, l’action civile introduite par le requérant le 16 août 2004 est restée pendante devant les juridictions saisies pour une longue période – de cinq ans environ en ce qui concerne les actes commis en 2001 et de cinq ans et demi environ quant à ceux commis en 2004 - avant que la chambre d’accusation de la Cour de cassation et le tribunal correctionnel d’Athènes ne constatent respectivement, selon la législation pertinente, la prescription des délits en question. Partant, les retards injustifiés lors de la procédure devant les organes judiciaires compétents ont entraîné l’impossibilité pour le requérant de voir statuer sur sa demande d’indemnisation auprès des juridictions pénales.

24.  La Cour prend en compte sur ce point l’argument du Gouvernement, à savoir que la prescription en cause est due à la requalification des actes incriminés de crimes en délits par la Cour de cassation, élément qui a eu comme conséquence de raccourcir le délai de prescription. Or la Cour considère que ce fait n’est afférent qu’à la manière dont les autorités judiciaires ont procédé au traitement de l’affaire litigieuse. Aucune responsabilité du requérant en ce sens ne ressort du dossier. La Cour conclut donc que la requalification des faits incriminés, et le raccourcissement conséquent du délai de prescription, ne saurait être imputable au requérant.

25.  Au vu de ce qui précède, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit du requérant d’avoir accès à un tribunal.

LIGUE DU MONDE ISLAMIQUE ET ORGANISATION ISLAMIQUE MONDIALE

DU SECOURS ISLAMIQUE c. France du 151/01/2009 Requêtes nos 36497/05 et 37172/05

Les organisations islamiques attaquent devant le doyen des juges d'instruction du TGI de Paris, le quotidien égyptien Sot al Orouba (sous-titré : « le journal de tous les Arabes »), journal notamment diffusé en France (en langue française), qui publia le 8 juillet 2003, un article intitulé « 11 Septembre : la facture ... les Arabes sont priés de verser un trillion de dollars aux familles des victimes américaines. Une attitude arabe unifiée est impérative pour déjouer le plan américain de puiser les fonds arabes ».

Le 24 mars 2004, le juge d'instruction rendit une ordonnance de refus d'informer concernant chacune des plaintes. Ces ordonnances, rédigées en termes identiques, relevaient que la requérante, organisation non gouvernementale régie par les lois saoudiennes, dont le siège social était situé en Arabie Saoudite, et constituant de ce fait une association étrangère au sens de l'article 5 de la loi du 5 juillet 1901 modifiée relative au contrat d'association, ne justifiait ni d'un établissement situé en France ni d'une déclaration préalable faite à la préfecture du département où était situé le siège de son principal établissement. Que par voie de conséquence, les requérantes, n'ayant pas qualité pour se constituer partie civile et n'ayant pu de ce fait mettre valablement en mouvement l'action publique, les faits de diffamation allégués, commis le 8 juillet 2003, étaient prescrits par application de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881.

Après les recours internes ils saisirent la CEDH qui condamne la France pour non accès à un tribunal.

LA CEDH

"48.  La Cour rappelle que c'est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne. Son rôle à elle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s'agissant de l'interprétation par les tribunaux de règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour le dépôt des documents ou l'introduction des recours (Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, p. 2796). La réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Ce principe de la sécurité des rapports juridiques, en tant qu'il constitue l'un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit, exige que soit assurée une voie judiciaire effective permettant à chaque justiciable de revendiquer ses droits civils (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII).

49.  Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d'accès constitue un aspect, n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d'un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'État, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II, et Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tel que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même.

50.  La Cour rappelle à cet égard que les restrictions  à  la capacité d'ester en justice doivent être strictement limitées. Ainsi dans l'arrêt Eglise catholique de la Canée c. Grèce (16 décembre 1997, §§ 40-42, Recueil 1997- VIII), elle a considéré qu'en jugeant que la requérante se trouvait dans l'incapacité d'ester en justice, faute de disposer de la personnalité juridique, les juridictions civiles n'avaient pas seulement sanctionné l'inobservation d'une simple formalité nécessaire à l'ordre public, mais lui avaient imposé une véritable restriction l'em p êchant de faire trancher par les tribunaux tout litige relatif à ses droits de propriété (voir aussi Les Saints Monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 83, série A no 301-A).

 51.  En outre, la Cour a affirmé, à plusieurs reprises, que la notion de « droit » ou de « loi », qui figure explicitement ou implicitement dans tous les articles de la Convention, implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l'accessibilité et de la prévisibilité (voir, notamment, Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1996-V ; Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 145, CEDH 2000-VII, et E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 51, 7 février 2002).

52.  La Cour note que la loi du 1er juillet 1901, en ses articles 2 et 5, règle les questions afférentes à la création d'associations et à la reconnaissance de la capacité juridique de celles-ci, qui se fait au moyen d'une déclaration préalable auprès des autorités préfectorales. Plus précisément, l'article 5 alinéa 3 de la loi prévoit que lorsqu'une association a son siège social à l'étranger, la déclaration préalable en vue de l'obtention de la capacité juridique doit être faite à la préfecture du département où se situe le siège de son principal établissement. Or, de par les termes utilisés, cet alinéa a vocation à s'appliquer aux associations étrangères qui souhaitent s'établir sur le territoire français pour exercer une activité. Il ne vise pas expressément la question de la capacité d'ester en justice d'une association, comme les requérantes, qui a son siège social à l'étranger, n'exerce aucune activité en France, mais souhaite introduire ponctuellement une action en justice pour défendre ses droits de caractère civil.

53.  La Cour a déjà constaté qu'en raison même du principe de généralité des lois, le libellé de celles-ci ne peut présenter une précision absolue. L'une des techniques types de réglementation consiste à recourir à des catégories générales plutôt qu'à des listes exhaustives. Aussi de nombreuses lois se servent-elles par la force des choses de formules plus ou moins floues, afin d'éviter une rigidité excessive et de pouvoir s'adapter aux changements de situation. L'interprétation et l'application de pareils textes dépendent de la pratique (voir, parmi d'autres, Kokkinakis, précité, § 40 et Cantoni, précité, § 31).

54.  La fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l'interprétation des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne, à condition que le résultat soit raisonnablement prévisible. La Cour doit dès lors rechercher si, en l'espèce, le texte de la disposition légale, lue éventuellement à la lumière de la jurisprudence interprétative dont elle s'accompagne, remplissait cette condition (Cantoni, précité, § 32).

55.  La Cour note que la référence à l'article 5 précité faite en premier lieu par le juge d'instruction donne lieu à interprétation : dans ses ordonnances du 24 mars 2004, celui-ci relevait que les requérantes ne justifiaient ni d'un établissement situé en France ni d'une déclaration préalable faite à la préfecture du département où était situé le siège de son principal établissement. Par la suite, le 10 septembre 2004, la chambre de l'instruction a constaté que les requérantes n'avaient pas souscrit de déclaration auprès de la préfecture du siège de leur principal établissement. Dans ses arrêts du 12 avril 2005, la Cour de cassation a confirmé cette approche. Il ressort donc que les juridictions françaises semblent imposer une déclaration à la préfecture du siège du principal établissement.

56.  Or, comme l'a estimé le juge d'instruction dans ses ordonnances du 24 mars 2004, les requérantes n'avaient pas un tel établissement en France. A cet égard, la Cour n'est pas convaincue par les allégations du Gouvernement selon lesquelles les requérantes disposeraient d'un bureau en France (paragraphe 43 ci-dessus). En outre, l'obligation de déclaration au lieu du principal établissement apparaît d'autant plus ambigüe que, postérieurement aux décisions et arrêts précités, le ministère des Affaires étrangères a indiqué au conseil des requérantes qu'une association étrangère devait procéder à une déclaration à la préfecture du lieu de son élection de domicile, tandis que la préfecture de police de Paris, dans sa lettre du 3 octobre 2007 au même conseil, imposait à cette association l'ouverture en France d'un principal établissement. La Cour relève à cet égard que ni la législation pertinente ni la jurisprudence y afférente ne se fondent sur la notion de domicile élu, contrairement au Gouvernement qui y fait référence.

57.  La Cour note, de surcroît, que les requérantes avaient fait « élection de domicile » au cabinet de leur avocat, mais pour les besoins de la procédure qu'elles avaient engagée devant les juridictions françaises. Cette élection de domicile ne pourrait valoir « lieu du principal établissement » de manière fictive aux fins des exigences de l'article 5 de la loi du 1er juillet 1901.

58.  Dans les circonstances de l'espèce, la Cour estime qu'en exigeant la déclaration prévue à l'article 5 de la loi de 1901 pour une association étrangère n'ayant pas de " principal établissement " en France et souhaitant introduire une action en diffamation afin de lui permettre d'ester en justice, les autorités françaises n'ont pas seulement sanctionné l'inobservation d'une simple formalité nécessaire à la protection de l'ordre public et des tiers, comme le soutient le gouvernement. Elles ont aussi  imposé aux requérantes une véritable restriction, au demeurant non suffisamment prévisible, qui porte atteinte à la substance même de leur droit d'accès à un tribunal, de sorte qu'il y a eu violation de l'article 6 de la Convention. Par là même, la Cour rejette la deuxième partie de l'objection du  Gouvernement."

Lacerda Gouveia et autres C. PORTUGUAL du 1er mars 2007 Requête N°11868/07

«Affaire Camarate» liée à l'affaire Katyn (concernant le décès en 1980 du Premier ministre et du ministre de la Défense dans un crash d’avion)  les tribunaux portugais n’ont pas fait preuve de négligence

Les requérants, Margarida Lacerda Gouveia, Maria Arminda Bernardo de Albuquerque, Maria Manuela Simões Vaz da Silva Pires, Isabel Maria Ferreira Nunes de Matos Sá Carneiro et Manuel Rafael Lopes Amaro da Costa, sont cinq ressortissants portugais nés respectivement en 1949, 1952, 1946, 1937, et 1938, et résidant au Portugal (à Lisbonne, à S. Domingos de Rana et à Porto). Le 4 décembre 1980, les proches des requérants périrent dans le crash d’un avion de tourisme. A bord, le Premier ministre, M. Sá Carneiro, et le ministre de la Défense, M. Amaro da Costa, se rendaient de Lisbonne à Porto où ils devaient participer à un meeting électoral. Leur avion s’écrasa à Camarate, dans la banlieue de Lisbonne, et il n’y eut aucun survivant parmi les occupants (les deux hommes, leurs compagnes, le chef de cabinet de M. Sá Carneiro, le pilote et le copilote).

L’enquête de la direction générale de l’aviation civile conclut à l’accident, dû au manque de carburant dans le réservoir, tout en faisait état des difficultés rencontrées lors de l’examen des lieux de l’accident à cause de la foule qui s’était immédiatement amassée sur les lieux. L’autopsie qui fut réalisée le jour même dans le cadre de l’enquête de police conclut à une mort des victimes par carbonisation. Le rapport définitif de la police judiciaire de 1981 écartait tout acte criminel, notamment de la part de L.R., personne sur laquelle des soupçons avaient été émis. Après avoir sollicité des experts de l'agence fédérale du gouvernement américain sur les accidents d'aviation, des experts en anatomie pathologique britanniques et d'autres experts portugais, le Procureur général de la République décida en 1983 que l’enquête pénale devait rester en attente d'éventuels nouveaux moyens de preuve.

Article 6 § 1

Accès à un tribunal

La Cour constate que les requérants se sont constitués assistantes dans le cadre de la procédure pénale en question et ils n’ont procédé à aucune renonciation non équivoque à leurs droits de caractère civil. L’article 6 § 1 est donc applicable en l’espèce, pour autant qu’il concerne la question de savoir si l’extinction des poursuites pour cause de prescription a porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal en matière civile.

Les requérants ne contestent pas les délais de prescription en tant que tels, mais des « omissions » lorsque les autorités de poursuite ou autres autorités judiciaires n'ont pas donné suite à leurs demandes, en particulier à celle de renvoyer en jugement les personnes visées par leur accusation privée. Il convient d’examiner si les décisions prises par les autorités compétentes s'analysent en une « négligence »3.

La Cour note l’importance extrême pour la société portugaise de l’événement dramatique de Camarate dans l'histoire du pays. Il l’a profondément affecté et continue de susciter, 30 ans après, des discussions dans l'opinion publique. Si la durée de la procédure (25 ans) peut sembler excessive de prime abord, elle s’explique aisément par la grande complexité de l’affaire. De très nombreux actes de procédure, d'expertises ont été effectués ainsi que de témoins et experts entendus. Les différentes phases de la procédure ne révèlent aucun retard substantiel imputable aux autorités compétentes, qui ont donné suite à la grande majorité des demandes des requérants. Les trois décisions de classement sans suite ont toutes été confirmées par les juridictions saisies de l'affaire, et les décisions de réouverture de la procédure ont été prises suite aux rapports des commissions parlementaires d'enquête, dont l’examen n’a pas changé les conclusions des juridictions. Aucune négligence de la part des autorités ne semble ainsi pouvoir être décelée.

En outre, au moins pour un requérant, lorsque la cour d'appel de Lisbonne a confirmé l'ordonnance de non-lieu par son arrêt du 1er juin 2000, la procédure ne se heurtait pas encore à la prescription. La cour d’appel a par ailleurs considéré dans une décision détaillée et amplement motivée de 803 pages que rien ne permettait de conclure à un acte criminel, et, au moment où la prescription est intervenue, plusieurs juridictions s'étaient déjà prononcées dans le sens du non-lieu à poursuivre la procédure pénale4.

Si la Cour peut comprendre le désarroi des requérants, elle conclut que leur droit d'accès à un tribunal n’a pas été affecté dans sa substance en raison d'une quelconque négligence ou inaction des autorités compétentes.

Administration des preuves

La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction nationale, sauf si elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. L’article 6 garantit le droit à un procès équitable mais ne réglemente pas pour autant l'admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière relevant des juridictions nationales.

Or, les requérants ont eu l'opportunité, tout au long de la procédure, de soumettre en toute liberté leurs arguments aux autorités compétentes. Si les autorités n'ont pas donné suite à la totalité de leurs demandes de production de preuves, elles ont toujours motivé leurs décisions à cet égard.

Ce grief est donc rejeté comme étant manifestement mal fondé.

ARRÊT IANOS C. ROUMANIE requête n° 8258/05 du 12 juillet 2011

La condamnation définitive d’un policier pour voies de fait n’aurait pas dû être annulée sur recours extraordinaire du procureur

La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure aux termes de laquelle, en l’absence de vice de compétence ou dans l’application du droit matériel, de graves vices de procédure ou d’abus de pouvoir, le simple constat du caractère incomplet et partial d’une enquête ne saurait s’analyser en soi comme une erreur judiciaire fondamentale.

Dans la procédure relative au policier contestée par le requérant, l’introduction du recours extraordinaire ne s’est pas fondée sur la découverte de faits nouveaux ou l’existence de vices sérieux de procédure. Elle s’explique simplement par le fait que le procureur ne partageait pas le constat des juridictions concluant à l’agression de M. Ianos par le policier. Or cela ne saurait constituer un motif suffisant pour attaquer une décision définitive au moyen d’un recours extraordinaire. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1.

DROIT DE LA PARTIE CIVILE A PARTICIPER A L'ACTION PÉNALE

OŢET c. ROUMANIE du 25 mars 2014 requête 14317/04

La partie civile a pu se constituer hors délai contre l'accord du prévenu. Il s'agit d'une Violation de l'article 6 contre le prévenu.

31.  Le requérant soutient que les tribunaux internes ont méconnu les principes du procès équitable, et notamment le principe d’égalité des armes. Il réitère que les dispositions légales autorisant l’exercice d’office de l’action civile au bénéfice de l’État ont été déclarées inconstitutionnelles. De plus, il indique que, alors que l’action civile a été exercée en appel juste avant la dernière audience du tribunal départemental de Caraş-Severin avant le prononcé de sa décision, ledit tribunal ne l’en a pas informé et ne lui a pas donné l’occasion de s’y opposer. Il souligne que la cour d’appel de Timişoara a ignoré, lors de l’examen de son pourvoi en recours, ses arguments tirés de son impossibilité à manifester son opposition. Il conclut que son droit à un procès équitable a été violé.

32.  Le Gouvernement soutient que la pratique interne autorisait les tribunaux à connaître des actions civiles formées après la lecture du réquisitoire, à condition que l’inculpé ne s’y oppose pas. Il indique que, en l’espèce, le requérant, représenté par un avocat de son choix, aurait dû faire preuve de diligence et consulter les documents versés au dossier : en effet, l’intéressé ne se serait pas opposé à la constitution de partie civile lors de l’audience du 14 avril 2003 devant le tribunal départemental de Caraş‑Severin. Le Gouvernement ajoute que le requérant a eu la possibilité de soulever ses arguments en recours. Il conclut que l’article 6 de la Convention n’a pas été méconnu en l’espèce.

33.  La Cour rappelle que les garanties relatives à un procès équitable impliquent en principe le droit, pour les parties au procès, de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge et de la discuter (voir, parmi beaucoup d’autres, Lobo Machado c. Portugal, 20 février 1996, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I, Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 55, CEDH 2002‑V, et Wyssenbach c. Suisse, no 50478/06, § 35, 22 octobre 2013). De plus, elle rappelle avoir jugé que l’effet réel des observations importait peu et que les parties à un litige devaient avoir la possibilité d’indiquer si elles estimaient qu’un document appelait des commentaires de leur part. Elle considère qu’il y va notamment de la confiance des justiciables dans le fonctionnement de la justice : celle‑ci se fonde, entre autres, sur l’assurance d’avoir pu s’exprimer sur toute pièce du dossier (Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 24, Recueil 1997‑I, et Schaller-Bossert c. Suisse, no 41718/05, § 43, 28 octobre 2010).

34.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour souligne de prime abord que l’issue de la procédure doit s’analyser en une décision sur le bien‑fondé d’une « accusation en matière pénale » dirigée contre le requérant.

35.  La Cour note que, lors de la procédure en première instance, le tribunal de première instance de Reşiţa a pris acte de ce qu’aucune demande de constitution de partie civile n’avait été faite par le ministère des Finances (paragraphe 7 ci‑dessus). La demande de constitution de partie civile du ministère des Finances a été formée pour la première fois en appel, devant le tribunal départemental de Caraş-Severin, en dehors des délais prescrits par la loi interne (paragraphe 17 ci-dessus). Le tribunal départemental de Caraş‑Severin a donc été amené, pour la première fois au cours de la procédure, à examiner au fond la question de la condamnation du requérant au paiement des majorations d’impôt.

36.  De plus, la Cour relève que les parties s’accordent à dire qu’une pratique des tribunaux internes autorisait la constitution de partie civile hors délai, à condition que l’inculpé ne s’y opposât pas (paragraphes 18, 31 et 32 ci-dessus). Elle note toutefois que leurs positions divergent sur la question de savoir si le requérant a pu, de manière raisonnable, prendre connaissance de l’éventualité d’une condamnation à payer des majorations d’impôt et s’exprimer sur la constitution de partie civile effectuée hors délai par le ministère des Finances. À cet égard, elle constate que le requérant soutient que la demande de constitution de partie civile n’avait jamais été soumise aux débats des parties, alors que le Gouvernement considère que cette demande avait été versée au dossier mais que l’avocat du requérant ne l’avait pas remarquée.

37.  À partir des documents versés au dossier, la Cour relève que le tribunal départemental de Caraş-Severin n’avait pas informé le requérant de la demande de constitution de partie civile dudit ministère et de l’éventualité d’une condamnation à payer des majorations d’impôt, et que l’intéressé n’avait pas été entendu sur ce point et n’avait pas expressément consenti à une telle demande (voir, mutatis mutandis, Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, §§ 58-59, CEDH 2000‑VIII, et Găitănaru c. Roumanie, no 26082/05, §§ 32-33, 26 juin 2012). Elle note par ailleurs que le Gouvernement ne soutient pas le contraire, mais qu’il considère que le requérant avait implicitement consenti à la constitution de partie civile du ministère des Finances en ne s’y étant pas opposé de façon explicite (paragraphe 32 ci-dessus).

38.  La Cour estime que ce dernier argument du Gouvernement tiré d’un consentement implicite du requérant ne saurait être retenu puisque la renonciation à l’exercice d’un droit garanti par la Convention doit se trouver établie de manière non équivoque (voir, parmi d’autres exemples, Neumeister c. Autriche, 27 juin 1968, p. 16, § 36, série A no 8, Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 35, série A no 58, et Colozza c. Italie, 12 février 1985, § 28, série A no 89). Elle souligne que le tribunal départemental de Caraş-Severin a été le premier à examiner au fond la question de la constitution de partie civile et que sa décision a considérablement modifié la situation du requérant (voir, mutatis mutandis, Gacon c. France, no 1092/04, § 34, 22 mai 2008, et Ben Naceur c. France, no 63879/00, §§ 35-39, 3 octobre 2006), et que, de plus, la procédure présentait un enjeu important pour le requérant (Vermeulen c. Belgique, 20 février 1996, § 33, Recueil 1996-I, J.J. c. Pays-Bas, 27 mars 1998, § 43, Recueil 1998-II, et Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France, 31 mars 1998, § 105 in fine, Recueil 1998‑II).

39.  Par ailleurs, la Cour note que la cour d’appel de Timişoara, agissant en tant que juridiction de dernier recours, n’a pas examiné les arguments du requérant tirés, en particulier, de l’impossibilité d’exprimer son opposition à la constitution de partie civile effectuée hors délai par le ministère des Finances (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). À cet égard, elle rappelle que l’article 6 de la Convention implique notamment, à la charge du « tribunal », l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 80, CEDH 2004‑I, et Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 33, 15 février 2007). Or, s’il est vrai que l’obligation de motiver leurs décisions imposée aux tribunaux par l’article 6 § 1 de la Convention ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (Perez, précité, § 81, Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 61, série A no 288, et Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 29, série A no 303‑A), force est de constater qu’en l’espèce la cour d’appel de Timişoara, par un arrêt définitif et irrévocable, a failli examiner les arguments du requérant tirés de son impossibilité à manifester son opposition à une demande de constitution de partie civile faite hors délai, alors que ces arguments auraient pu être décisifs pour l’issue de la procédure.

40.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

SERIS contre FRANCE Requêtes nos 38208/03 et 2810/05 du 10 mai 2007

Le droit d'avoir un avocat commis d'office

"50.  La Cour rappelle que, quoique non absolu, le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d'office, figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable (Poitrimol c. France, arrêt du 23 novembre 1993, série A no 277-A, p. 14, § 34). Un accusé n'en perd pas le bénéfice du seul fait de son absence aux débats (Mariani c. France, no 43640/98, § 40, 31 mars 2005). Il est en effet d'une importance cruciale pour l'équité du système pénal que l'accusé soit adéquatement défendu tant en première instance qu'en appel (Lala c. Pays-Bas, arrêt du 22 septembre 1994, série A no277-A, p. 13, § 33, et Pelladoah c. Pays-Bas, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 297-B, pp. 34-35, § 40).

51.  De plus, la Convention n'oblige pas à accorder l'aide judiciaire dans toutes les contestations en matière civile (voir les arrêts Del Sol c. France, no  46800/99, § 20, CEDH 2002-II et Essaadi c. France, no 49384/99, § 30, 26 février 2002). En effet, il y a une nette distinction entre les termes de l'article 6 § 3 c) qui garantissent le droit à l'aide judiciaire gratuite sous certaines conditions dans les procédures pénales, et ceux de l'article 6 § 1, qui ne renvoient pas à l'aide judiciaire.

52.  Toutefois, la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. La remarque vaut en particulier pour le droit d'accès aux tribunaux, eu égard à la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Airey précité, pp. 12-13, § 24).

53.  Dans le système français, un choix s'offre à la partie civile : elle peut décider d'être représentée, ou non, par un avocat. Ce choix influe toutefois sur ses droits au cours de la procédure et notamment lors de l'instruction, puisque seul un avocat, et non la partie civile elle-même, peut accéder au dossier de l'instruction (Menet précité, § 44).

54.  Or, en l'espèce, la Cour estime utile de souligner d'emblée que le requérant avait choisi de se faire représenter par un avocat.

55.  A la différence de l'approche suivie par le Gouvernement dans ses observations, la Cour estime utile d'apprécier les griefs du requérant dans leur globalité. Si chacun de ces griefs, pris isolément, peut, à première vue, ne pas soulever de problème particulier au regard de la Convention, il n'en va pas de même si on les considère dans le cadre de deux procédures concernant le requérant et les circonstances particulières de l'affaire.

56.  A cet égard, la Cour rappelle que le requérant était à la fois accusé, suite à la plainte déposée par ses voisins, le 1er octobre 2001, et partie civile, à partir du 28 octobre 2002, dans le cadre de sa plainte contre ses voisins. Il convient aussi de rappeler que ces plaintes s'inscrivaient dans le cadre d'un litige de voisinage, survenu en 1992 entre le requérant et ses voisins, et qui avait déjà donné lieu à sept procédures devant les tribunaux (paragraphe 6 ci-dessus).

57.  Le 27 novembre 2001, le requérant présenta ses demandes d'aide juridictionnelle par rapport aux deux plaintes précitées ; celle-ci lui fut accordée le 16 mai 2002 (paragraphe 14 ci-dessus). A cette date, le procureur n'avait encore pris aucune décision quant au sort de la plainte des voisins. Le 11 juin 2002, le procureur ordonna une mesure de médiation qui prit fin le 27 septembre 2002 par un constat d'échec, dû à l'attitude du requérant qui ne souhaitait pas cette démarche (paragraphes 11-12 ci-dessus). Dès lors, et en dépit de la demande du 20 septembre 2002 du requérant auprès du bâtonnier tendant à la désignation immédiate d'un avocat (paragraphe 16 ci-dessus), le requérant n'a pas pâti de l'absence d'un avocat en ce qui concerne cette procédure de conciliation.

58.  Quant à la procédure relative à la plainte des voisins du 1er octobre 2001, la Cour note que le bureau d'aide juridictionnelle accorda celle-ci au requérant pour son assistance devant le tribunal correctionnel et jusqu'à la fin de l'instance. Le 22 janvier 2004, ce même bureau, après avoir délibéré une seconde fois à la demande du requérant, confirmait sa décision du 16 mai 2002 et invitait, le 19 février 2004, le bâtonnier à désigner un avocat (paragraphe 24 ci-dessus). Le 3 mars 2004, le bâtonnier désignait Me Vignon. La Cour reconnaît avec le Gouvernement que, dans les circonstances de la cause, le retard dans la désignation d'un avocat dans le cadre de cette procédure n'a pas porté atteinte aux droits garantis au requérant par l'article 6.

59.  Sur le plan de la procédure civile, la Cour note que le 14 août 2003, le bâtonnier a désigné Me Lebreton pour assister le requérant dans cette procédure (paragraphe 24 ci-dessus). Or, cette désignation a eu lieu un an et trois mois environ après l'octroi du bénéfice de l'aide juridictionnelle. Le requérant conteste avoir eu connaissance de la désignation de Me Lebreton et soutient même que ce dernier n'en aurait pas été informé non plus, comme le prescrit l'article 51 du décret du 19 décembre 1991 portant application de la loi relative à l'aide juridique (paragraphe 35 ci-dessus).

60.  La Cour note qu'en application de l'article 82 de ce décret (paragraphe 35 ci-dessus), le bâtonnier désigne l'avocat chargé de prêter son concours au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle et avise de cette désignation l'avocat intéressé et le secrétaire du bureau d'aide juridictionnelle qui en informe immédiatement le bénéficiaire de l'aide juridictionnelle, en l'invitant à se mettre en rapport avec cet auxiliaire de justice ; mention du nom de l'auxiliaire de justice est alors faite au dossier de l'affaire.

61.  Il ressort du dossier que Me Lebreton n'a pas eu la possibilité d'intervenir dans cette procédure. La Cour ne conçoit pas comment le requérant qui n'a pas cessé, depuis l'octroi du bénéfice de l'aide juridictionnelle le 16 mai 2002, de solliciter la désignation d'un avocat, aurait omis de se mettre en contact avec Me Lebreton. De même, la mention de Me Prunet, avocat désigné pour assister le requérant dans deux autres procédures, sur l'ordonnance de refus d'informer ne peut s'expliquer que par une absence de mention du nom de Me Lebreton sur le dossier de l'affaire (article 82 du décret) ou par une erreur du tribunal de grande instance de Meaux. Le requérant ayant été amené à introduire seul son appel contre cette ordonnance, il a omis, par ignorance indépendante de sa volonté, de respecter la forme exigée par l'article 502 du code de procédure pénale, ce qui a entraîné l'irrecevabilité de l'appel.

62.  La Cour rappelle que dans l'arrêt Platakou c. Grèce (no 38460/97, § 39, 5 septembre 2001), elle avait conclu à une violation du droit d'accès à un tribunal dans le cas d'irrecevabilité d'un appel pour tardiveté consécutive à une erreur commise dans la signification d'un jugement par un huissier de justice, personne chargée d'une mission de service public.

63.  A l'impossibilité pour le requérant de respecter la forme requise pour interjeter appel, s'ajoute l'impossibilité dans laquelle il s'est trouvé de contester le seul document sur lequel s'est fondée l'ordonnance du refus d'informer : le rapport médical retenant une incapacité de sept jours, ce qui a conféré une nature contraventionnelle aux faits de la cause. En dépit de ses démarches, le requérant n'a pas pu se procurer une copie de ce rapport pour, le cas échéant, le contester, ce qu'il aurait d'ailleurs fait, eu égard au contenu d'un autre certificat médical faisant état de dix à douze jours d'incapacité temporaire de travail. De plus, il ressort du dossier que le requérant, déclaré travailleur handicapé (paragraphe 5 ci-dessus), souhaitait prouver que les coups et blessures lui auraient provoqué une lésion supérieure à la simple incapacité temporaire de sept jours.

64.  Sur ce point, la Cour ne peut souscrire à l'argument du Gouvernement qui consiste à mettre l'accent sur le besoin de protection du secret de l'instruction pour justifier la non-communication du rapport médical. A la différence de l'arrêt Menet précité, invoqué par le Gouvernement, le requérant dans la présente affaire avait choisi d'être représenté par un avocat. La désignation d'un avocat dès le moment de l'octroi de l'aide juridictionnelle lui aurait sans doute permis de contester le rapport médical et d'influencer ainsi la décision du juge d'instruction. Le requérant a demandé ledit rapport mais a essuyé un refus ou n'a reçu aucune réponse. On ne saurait exiger d'un requérant n'ayant pas de qualifications juridiques de connaître les possibilités offertes par les articles 114, 197 et R. 155 mentionnés par le Gouvernement (paragraphe 36 ci-dessus).

65.  Ces éléments suffisent à la Cour pour rejeter les exceptions du Gouvernement et pour conclure qu'il y a eu une atteinte au droit du requérant à un procès équitable en ce qui concerne la procédure où il s'était constitué partie civile."

L'exigence d'une consignation trop forte pour accepter la constitution de la partie civile

Aït-Mouhoub contre France du 28/10/1998 Hudoc 1069 requête 22924/93

la C.E.D.H a constaté que demander une consignation de 18 000 FF à une personne sans revenu qui se plaint de fautes commises par la police, est en fait, un refus d'accès au tribunal au sens de l'article 6§1 de la Convention.

Kreutz contre Pologne du 19 juin 2001 Hudoc 2666 requête 28249/95

la Cour confirme que réclamer une consignation de 200 000 000 Plz pour frais de procédure est en fait, un refus d'accès à un tribunal au sens de l'article 6§1.

LE REFUS A LA PARTIE CIVILE DE SE CONSTITUER A L'AUDIENCE

LOULI-GEORGOPOULOU c. GRÈCE du 16 mars 2007 Requête no 22756/09

Article 6-1 : Le refus à la partie civile de se constituer à l'audience de la Cour d'Assises sous prétexte qu'elle ne s'est pas déclarée "héritière" alors qu'elle a donné l'acte de décès de son époux et son testament qui la désignait comme héritière, a porté atteinte, à son droit fondamental d'accès à un tribunal.

a) Principes généraux

39. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II). Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, § 34). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir la substance de son litige tranchée par la juridiction compétente.

40. La Cour rappelle enfin que la réglementation relative aux formalités pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que les règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 33, CEDH 2000-I).

41. À ce jour, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l’application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l’interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, de fait, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 69, CEDH 2002-IX ; Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002‑IX ; Vamvakas c. Grèce, no 36970/06, § 29, 16 octobre 2008 ; Kallergis c. Grèce, no 37349/07, § 18, 2 avril 2009 ; Kontantinos Petropoulos c. Grèce, no 55484/07, § 21, 15 octobre 2009).

b) Application des principes en l’espèce

42. En l’espèce, la Cour note que, par son arrêt du 22 janvier 2009, la cour d’appel d’Athènes a déclaré irrecevable la constitution de partie civile de la requérante, au motif que sa constitution de partie civile lors de l’audience en première instance n’était pas valable, puisqu’elle n’avait pas déclaré qu’elle agissait en tant qu’héritière de son mari. Le 4 mars 2009, la présidente de la cour d’assises, saisie par la requérante, a refusé la rectification du procès-verbal du jugement de première instance au motif qu’il ne ressortait d’aucun élément du dossier que la requérante avait déclaré solennellement qu’elle agissait en tant qu’héritière de son mari.

43. À n’en pas douter, l’irrecevabilité de l’appel prononcée par la cour d’appel d’Athènes a constitué une limitation du droit d’accès à un tribunal de la requérante. Pour vérifier si cette limitation imposée se concilie avec l’article 6 § 1, la Cour se penchera sur la proportionnalité de celle-ci par rapport aux exigences de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice.

44. À cet égard, la Cour note que le 5 mai 2008, au début de l’audience devant la cour d’assises d’Athènes, la requérante, en se constituant partie civile, a déposé les documents suivants : l’acte de décès de son mari, le testament de ce dernier la désignant comme son unique héritière, la décision du tribunal de première instance d’Athènes concluant à la validité du testament et à son enregistrement au registre spécial du tribunal, une attestation du greffier du même tribunal qu’aucun autre testament du défunt n’avait été publié, une attestation du fisc certifiant qu’elle avait déposé la déclaration relative à l’impôt sur les successions, ainsi que l’acceptation de l’héritage de feu son mari par acte notarial. Même si dans le procès-verbal de l’audience il est nulle part indiqué que la requérante agissait en tant qu’héritière de feu son mari, dans ses considérants, la cour d’assises a conclu que l’accusé devait verser la somme de 44 euros à la requérante partie civile en sa qualité d’héritière de Themistoklis Loulis, lequel s’était constitué partie civile lors de l’instruction.

45. En rejetant la demande de rectification du procès-verbal du jugement, la présidente de la cour d’assises a elle-même souligné que l’acceptation de la constitution de partie civile de la requérante était fondée sur l’ensemble des éléments du dossier et témoignait de la volonté de la cour d’assises de ne pas faire preuve de formalisme excessif dans l’examen de la recevabilité de celle-ci.

46. Dans ses conditions, la Cour n’aperçoit pas pour quelle raison la cour d’appel d’Athènes a décidé d’infirmer la conclusion de la cour d’assises quant à la qualité d’héritière de la requérante, qui ne prêtait à aucun doute et à aucune controverse, compte tenu des éléments du dossier et de la volonté manifeste de la cour d’assises d’éviter d’assortir le procès d’un formalisme rigide ne servant les intérêts d’aucune des parties à la procédure.

47. La Cour considère qu’en statuant comme elle l’a fait, la cour d’appel d’Athènes a empêché la requérante de se prévaloir d’une voie de recours que lui offrait le droit interne (voir en ce sens, Boulougouras c. Grèce, no 66294/01, 7 mai 2004). Par ailleurs, ni la cour d’appel statuant en formation de cinq juges, ni la Cour de cassation n’ont par la suite remédié à cette situation.

48. A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’en l’espèce, la limitation au droit d’accès à un tribunal imposée par les juridictions grecques n’était pas proportionnée au but de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice et a porté atteinte à l’essence même de ce droit.

49. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PEREIRA HENRIQUES c. LUXEMBOURG du 9 mai 2006 Requête no 60255/00

Le droit interne ne permet pas de poursuivre son employeur pour un accident du travail. Par conséquent l'article 6 ne trouve pas application !

Principes généraux

70.  L’article 6 § 1 garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (voir Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 91, CEDH 2001-V). L’article 6 § 1 n’assure toutefois aux « droits » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des Etats contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’Etat concerné (Fayed c. Royaume-Uni, arrêt du 21 septembre 1994, série A no 294-B, § 65). Ses garanties ne valent que pour les droits que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne (voir James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, Z et autres, précité, § 81, et les précédents cités dans cette affaire, ainsi que McElhinney c. Irlande [GC], no 31253/96, § 23, CEDH 2001-XI (extraits)).

71.  Dans l’affaire Roche c. Royaume-Uni (arrêt précité, § 118) – concernant la question de l’accès au tribunal d’un militaire dans le cadre d’une procédure de contrôle juridictionnel relative au lien de causalité allégué entre la détérioration de sa santé et sa participation à des essais sur des gaz – le requérant soutenait qu’il existait une certaine tension entre, d’une part, le principe susmentionné et, d’autre part, le caractère autonome que la Cour attribuait depuis toujours à la notion de « droits et obligations de caractère civil ». A cet égard, il remettait en cause la distinction entre une restriction délimitant le contenu matériel proprement dit du droit de caractère civil litigieux, à laquelle les garanties de l’article 6 § 1 ne s’appliquent pas (Powell et Rayner c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1990, série A no 172, § 36, et Z et autres, précité, § 100), et une restriction qui constitue un obstacle procédural empêchant de saisir un tribunal de plaintes potentielles, à laquelle l’article 6 peut s’appliquer dans une certaine mesure (Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 10 juillet 1998, Recueil 1998-IV, fasc. 79, § 62 ; Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, §§ 48-49, CEDH 2001-XI ; Fogarty c. Royaume-Uni [GC], no 37112/97, § 26, CEDH 2001-XI (extraits) et McElhinney, précité, § 25). Le requérant estimait qu’il n’y avait pas lieu de maintenir cette distinction (il s’appuyait sur les décisions de la Commission dans les affaires Ketterick c. Royaume-Uni, no 9803/82, 15 octobre 1982 ; Pinder c. Royaume-Uni, no 10096/82, 9 octobre 1984 ; Dyer c. Royaume-Uni, no 10475/83, 9 octobre 1984, Décisions et rapports 39, p. 246, ainsi que sur le paragraphe 65 de l’arrêt Fayed c. Royaume-Uni, cité au paragraphe 25 de l’arrêt Fogarty) ; selon lui, toute restriction devait être soumise au critère de proportionnalité, car on ne saurait tolérer que les tribunaux soient sous l’emprise d’un pouvoir et d’un contrôle arbitraires de la part de l’exécutif.

La Cour conclut, dans son arrêt du 19 octobre 2005, ne pas pouvoir souscrire à ces arguments du requérant, et se prononça dans les termes suivants :

« 119.  [La Cour] ne voit aucune incompatibilité entre le caractère autonome de la qualification « de caractère civil » (voir l’arrêt König c. Allemagne du 28 juin 1978, série A no 27, § 89, et l’arrêt – plus récent – Ferrazzini c. Italie [GC], no 44759/98, §§ 24-31, CEDH 2001-VII) et l’exigence selon laquelle le requérant doit pouvoir prétendre, au moins de manière défendable, que le droit interne reconnaît l’existence d’un « droit » (James et autres, précité, § 81 ; Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, § 192 ; et Les saints monastères c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-A, § 80). De plus, les décisions de la Commission dans les affaires Ketterick, Pinder et Dyer doivent être lues à la lumière, notamment, de l’arrêt Z et autres (précité), en particulier de l’affirmation que la Cour y fait de la nécessité de maintenir la distinction entre ce qui est d’ordre procédural et ce qui est d’ordre matériel : aussi subtile qu’elle puisse être dans un cas donné, il n’en reste pas moins que cette distinction détermine l’applicabilité et, le cas échéant, la portée des garanties de l’article 6 de la Convention. Pour ces deux raisons, la Cour rappelle le principe fondamental selon lequel l’article 6 n’assure par lui-même aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des Etats contractants (voir, parmi d’autres, Z et autres, précité, § 87).

De l’avis de la Cour, aucune implication contraire ne saurait être tirée du paragraphe 67 de l’arrêt Fayed. Le fait que les circonstances et les griefs propres à une affaire puissent rendre inutile l’établissement d’une distinction entre limitations matérielles et barrières procédurales (voir, par exemple, A c. Royaume-Uni, no 35373/97, § 65, CEDH 2002-X) n’a aucune incidence sur la portée de l’article 6 de la Convention, lequel, en principe, ne peut s’appliquer aux limitations matérielles d’un droit consacré par la législation interne.

120.  Dès lors, pour apprécier s’il existe un « droit » de caractère civil et déterminer quelle est la qualification (matérielle ou procédurale) à donner à la restriction en cause, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (Masson et Van Zon c. Pays-Bas, arrêt du 28 septembre 1995, série A no 327-A, § 49). Lorsque de surcroît les juridictions nationales supérieures ont analysé de façon complète et convaincante la nature précise de la restriction litigieuse, en s’appuyant sur la jurisprudence pertinente issue de la Convention et sur les principes qui en découlent, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en leur substituant ses propres vues sur une question d’interprétation du droit interne (Z et autres précité, § 101) et en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable qu’elle possédait un droit reconnu par la législation interne.

121.  Enfin, dans cette appréciation, il faut, par-delà les apparences et le vocabulaire employé, s’attacher à cerner la réalité (Van Droogenbroeck c. Belgique, arrêt du 24 juin 1982, série A no 50, § 38). La Cour ne doit pas se laisser indûment influencer, notamment, par les techniques législatives employées (arrêt Fayed précité, § 67) ou par la manière dont le droit interne qualifie la restriction en question : comme le relève le Gouvernement, le terme fréquent d’« immunité » désigne tantôt une « exonération de responsabilité » (en principe, il s’agit d’une limitation matérielle), tantôt une « immunité de poursuites » (qui suggère une limitation procédurale). »

Sur base d’une analyse du contexte historique, du texte et de l’objectif de la législation en cause – soit notamment l’article 10 de la loi de 1947 – ainsi que de son application par les autorités nationales, la Cour conclut, dans son arrêt du 19 octobre 2005, que « la restriction litigieuse découlait des principes régissant le droit d’action matériel en droit interne (Z et autres, précité, § 100). Dans ces conditions, le droit interne ne reconnaissait pas au requérant un « droit » (de caractère civil) propre à faire jouer l’article 6 § 1 de la Convention (Powell et Rayner, précité, § 36) » (voir § 124 de l’arrêt Roche).

72.  La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 115 du CAS, les victimes ou leurs ayants droit ne peuvent agir judiciairement en dommages et intérêts contre l’employeur, sauf en cas d’accident du travail provoqué intentionnellement.

73.  En l’espèce, en application de cette règle, les juges du fond confirmèrent l’irrecevabilité de la citation directe des requérants. La Cour de cassation entérina cette solution en décidant que la cour d’appel avait fait une exacte application de la loi.

74.  La Cour estime que l’article 115 du CAS est ainsi à considérer comme une disposition de droit matériel qui prive les victimes d’accidents du travail dus à une négligence d’intenter une action en réparation contre l’employeur. Le CAS prévoit, par ailleurs, par des dispositions relevant du droit matériel, un système de pensions non fondé sur la faute en cas de décès ou de dommages corporels subis lors d’un accident du travail. A cet égard, la présente affaire présente de fortes similitudes avec l’arrêt Roche (voir l’arrêt précité, § 122).

75.  Les requérants soutiennent que, dans le cas visé par l’affaire Roche, l’article 10 de la loi de 1947 n’avait pas pour objet d’accorder aux militaires un quelconque droit matériel d’engager une action en réparation contre la Couronne mais il avait maintenu l’absence (non contestée) de responsabilité civile de la Couronne vis-à-vis des militaires dans les circonstances visées par ses propres dispositions. Ils estiment qu’en l’espèce, au contraire, les victimes d’accidents du travail pouvaient intenter une action devant les juridictions de droit commun jusqu’à ce qu’en 1902 une loi restreignit ce droit par le biais des dispositions de l’actuel article 115 du CAS.

76.  Il est vrai que dans l’affaire Roche, la Chambre des lords, en considérant que l’article 10 de la loi de 1947 constituait une disposition de droit matériel, avait insisté sur le fait que cette disposition n’avait pas soustrait à la compétence des juridictions internes une catégorie d’actions précédemment reconnue ni institué une exonération de responsabilité concernant pareille catégorie. La Cour estime cependant qu’il y a lieu de placer cette décision dans le contexte de l’argumentation rapportée par le demandeur devant la Chambre des lords : celui-ci avait soutenu que la loi de 1947 conférait aux militaires un droit d’action en réparation à partir du moment où ils avaient subi un dommage important, ce droit pouvant être enlevé par le biais d’une attestation délivrée par le ministre au titre de l’article 10 de la loi ; il en avait conclu que l’attestation délivrée par le ministre au titre de l’article 10 opérait comme une restriction procédurale l’empêchant d’exercer un droit d’action dont il aurait pu bénéficier en vertu de la loi de 1947. La Chambre des lords rejeta cet argument comme étant basé sur un malentendu au sujet des effets de la loi et de l’attestation du ministre, l’objet de cette dernière n’étant pas d’enlever un droit d’action existant, mais de confirmer que les dommages subis étaient imputables au service et de faciliter ainsi l’accès au système de pensions non fondé sur la faute. En conséquence, la Cour n’estime pas que la décision dans l’affaire Roche puisse être sensiblement distinguée sur cette base.

77.  La question centrale à résoudre dans le contexte d’un grief tiré du défaut d’accès à un tribunal au titre de l’article 6 de la Convention n’est pas celle de savoir si un droit d’action préexistant à un stade antérieur avait été enlevé ou restreint par une législation, mais plutôt celle de savoir si un droit d’action existait ou non selon le droit interne au moment des faits sur lesquels porte la plainte, soit, en l’occurrence, l’accident du travail de M. Coimbra Henriques. En l’espèce, tout comme dans l’affaire Roche, le droit interne applicable au moment de l’accident ne reconnaissait pas aux requérants un « droit » (de caractère civil) propre à faire jouer l’article 6 § 1 de la Convention (Roche, précité, § 124).

78.  En conséquence, la Cour conclut que l’article 6 § 1 n’est pas applicable et, partant, qu’il n’a pas été violé."

COUR DE CASSATION ET CONSEIL CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS

LES PARTIES CIVILES DOIVENT AVOIR LES MÊMES ARMES QUE LES PREVENUS DEVANT LE JUGE PENAL

Cour de Cassation Chambre criminelle arrêt du 26 juin 2012 Pourvoi n° 12-80319 cassation

Vu les articles 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme et préliminaire du code de procédure pénale, ensemble les articles 174 et 206 du même code ;

Attendu qu'il résulte des deux premiers de ces textes que la chambre de l'instruction ne peut prononcer d'office l'annulation d'une mise en examen sans avoir permis aux parties d'en débattre ;

Attendu que la chambre de l'instruction, statuant sur les requêtes présentées par MM. U... et V... aux fins d'annulation de leur mise en examen, a, d'office, et sans avoir invité les parties à présenter leurs observations, annulé les mises en examen de la société Eternit et de MM. R..., S... et T... ;

Mais attendu qu'en statuant de la sorte, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus énoncé ;

D'ou il suit que la cassation est encourue de ce chef

Vu l'article 116 du code de procédure pénale ;

Attendu qu'il résulte de l'article 116, alinéa 2, que le juge d'instruction fait connaître expressément à la personne, en précisant leur qualification juridique, chacun des faits dont il est saisi et pour lesquels la mise en examen est envisagée ; que mention de ces faits et de leur qualification doit être portée au procès-verbal ;

Attendu que, pour annuler les mises en examen de MM. U... et V..., la chambre de l'instruction énonce que la période de prévention est indéterminée et ne leur permet pas de connaître la date des faits reprochés et la législation applicable ; qu'elle ajoute qu'il leur est fait grief d'une violation de la réglementation sur le travail de l'amiante pendant des périodes qui ne correspondent pas aux périodes pendant lesquelles les victimes ont été exposées à l'amiante ; qu'elle relève en outre l'absence de notification détaillée des textes applicables à chaque infraction ; qu'elle en déduit l'impossibilité de constater l'existence d'indices graves ou concordants à l'encontre des intéressés d'avoir commis les faits reprochés ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors qu'il résulte de ses propres constatations que MM. U... et V... ont été mis en examen avec indication des qualifications juridiques commandées par les textes applicables pour avoir, le premier de 1971 à 1994, le second de 1979 à 1994, en tous cas depuis temps non prescrit, involontairement causé la mort de vingt-trois salariés et occasionné des blessures involontaires à dix salariés de la société Eternit, nommément désignés, la chambre de l'instruction a méconnu le texte susvisé

La décision de poursuivre une infraction commise à l'étranger n'est que du ressort du procureur de la république et non de la partie civile

Cour de Cassation, chambre Criminelle, arrêt du 25 novembre 2015, pourvoi n° 14-84985 Cassation partielle

Vu les articles 113-6, 113-7, 113-8 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

Attendu que, d'une part, aux termes de l'article 113-6 du code pénal, la loi pénale française est applicable aux délits commis par des Français hors du territoire de la République si les faits sont punis par la législation du pays où ils ont été commis ;

Que, d'autre part, aux termes de l'article 113-7 du code pénal, la loi pénale française est applicable à tout délit puni d'emprisonnement, commis par un Français hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française au moment de l'infraction ;

Qu'enfin, l'article 113-8 du même code dispose que dans les cas prévus aux articles 113-6 et 113-7, la poursuite des délits ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public et doit être précédée d'une plainte de la victime ou de ses ayants droit ou d'une dénonciation officielle par l'autorité du pays où le fait a été commis ;

Attendu que l'arrêt attaqué déclare Mme X..., de nationalité française, coupable du délit de blanchiment en bande organisée, alors qu'il résulte des constatations des juges du fond que les faits constitutifs de ce délit ont été commis en Espagne ;

Mais attendu qu'il appartenait à la juridiction saisie de rechercher si le délit retenu à la charge de la prévenue était également puni par la législation en vigueur dans le pays de sa commission ou si les victimes étaient françaises ; qu'à défaut d'une constatation à cet égard, la cour d'appel a violé les articles 113-6 et 113-7 précités ;

Qu'au surplus, l'arrêt attaqué n'ayant pas indiqué que la poursuite avait été intentée par le ministère public après dépôt de la plainte des victimes, la Cour de cassation n'est également pas en mesure de s'assurer que les dispositions de l'article 113-8 précité ont été respectées ;

Que la cassation est encourue de ces chefs, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres branches du moyen

Non accès au tribunal par abus de pouvoir de la part du Président de la chambre d'instruction

Cour de Cassation, chambre Criminelle, arrêt du 20 novembre 2013, pourvoi n° 13-83047 Rejet

Vu l’article 186-3 du code de procédure pénale, ensemble l’article 24 de l’ordonnance du 2 février 1945 ;

Attendu qu’aux termes de ces textes, la personne mise en examen et la partie civile peuvent interjeter appel des ordonnances prévues par le premier alinéa de l’article 179 du code de procédure pénale dans le cas où elles estiment que les faits renvoyés devant le tribunal correctionnel ou le tribunal pour enfants constituent un crime qui aurait dû faire l’objet d’une ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises ;

Attendu qu’il résulte des pièces de la procédure qu’à l’issue d’une information ouverte pour tentative d’assassinat, faits de nature criminelle, le juge d’instruction a renvoyé M. Y..., personne mise en examen, devant le tribunal pour enfants sous la prévention de violences aggravées ; que M. et Mme X..., parties civiles, ont déclaré interjeter appel ;

Attendu que, pour déclarer irrecevable l’appel interjeté par les parties civiles de l’ordonnance de requalification et de renvoi devant le tribunal pour enfants, le président de la chambre de l’instruction retient que les dispositions des articles 186-3 et 179, alinéa 1er, du code de procédure pénale ne sont applicables qu’aux ordonnances de renvoi devant le tribunal correctionnel ;

Mais attendu qu’en prononçant ainsi, alors que l’appel, exercé en application des articles 186-3, alinéa 1er, du code de procédure pénale et 24 de l’ordonnance du 2 février 1945, est recevable, le président de la chambre de l’instruction a excédé ses pouvoirs

Cour de Cassation, chambre Criminelle, arrêt du 14 avril 2015, pourvoi n° 14-80647 Cassation

Vu l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article préliminaire du code de procédure pénale, ensemble l'article 87 du même code ;

Attendu que, selon ces textes, la chambre de l'instruction, saisie de l'appel d'une ordonnance de non-lieu, ne peut relever d'office l'irrecevabilité de la constitution de partie civile sans avoir invité au préalable les parties à présenter leurs observations ;

Attendu qu'il ressort de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que M. X..., déclarant agir au nom de sa mère, Mme Aïcha X..., a porté plainte et s'est constitué partie civile contre personne non dénommée des chefs de blessures involontaires et non-assistance à personne en danger ; qu'à l'issue de l'information, le juge d'instruction a rendu une ordonnance de non-lieu, dont la partie civile a relevé appel ;

Attendu que la chambre de l'instruction, statuant sur cet appel, a, d'office et sans avoir invité les parties à présenter leurs observations, relevé l'irrecevabilité de la constitution de partie civile de M. X... et, partant, celle de son appel, au motif que l'intéressé n'avait pas qualité pour mettre en mouvement l'action publique ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé

Conseil Constitutionnel Décision n° 2016-566 QPC du 16 septembre 2016

Mme Marie-Lou B. et autre [Communication des réquisitions du ministère public devant la chambre de l'instruction]

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 22 juin 2016 par la Cour de cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article 197 du code de procédure pénale.
Cet article est relatif, notamment, aux conditions dans lesquelles le dossier déposé au greffe de la chambre de l'instruction est mis à la disposition des parties.

Le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions contestées ont pour effet de priver les parties non assistées par un avocat de la possibilité d'avoir connaissance des réquisitions du ministère public devant la chambre de l'instruction. Cette exclusion instaure une différence de traitement entre les parties selon qu'elles sont ou non représentées par un avocat. D'une part, dès lors qu'est reconnue aux parties la liberté d'être assistées par un avocat ou de se défendre seules, le respect du principe du contradictoire et des droits de la défense exige que toutes les parties à une instance devant la chambre de l'instruction puissent avoir connaissance des réquisitions du ministère public jointes au dossier de la procédure. D'autre part, cette différence de traitement ne trouve pas de justification dans la protection du respect de la vie privée, la sauvegarde de l'ordre public ou l'objectif de recherche des auteurs d'infraction, auxquels concourt le secret de l'information.

Le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les troisième et quatrième alinéas de l'article 197 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes.

L'abrogation de ces dispositions prend effet au 31 décembre 2017. Jusqu'à cette date, à compter de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions des troisième et quatrième alinéas de l'article 197 du code de procédure pénale ne sauraient être interprétées comme interdisant aux parties à une instance devant la chambre de l'instruction, non assistées par un avocat, d'avoir connaissance des réquisitions du procureur général jointes au dossier de la procédure.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 24 juin 2016 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 3782 du 21 juin 2016), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Marie-Lou B. et M. Kevin B. par la SCP Celice, Blancpain, Soltner, Texidor, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-566 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 197 du code de procédure pénale.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 18 juillet 2016 ;
- les observations présentées pour les requérants par la SCP Celice, Soltner, Texidor, Perier, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 2 août 2016 ;
- les observations en intervention présentées par M. Bruno S., enregistrées les 18 juillet et 10 août 2016 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Bertrand Perier, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour les requérants, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 8 septembre 2016 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. La présente question a été soulevée à l'occasion d'un pourvoi en cassation contre une décision rendue par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris le 6 juin 2014. Dès lors que l'article 197 du code de procédure pénale est relatif à la procédure applicable devant cette chambre, le Conseil constitutionnel est saisi de cet article dans sa rédaction résultant de la loi du 15 juin 2000 mentionnée ci-dessus.

2. L'article 197 du code de procédure pénale, dans cette rédaction, prévoit : « Le procureur général notifie par lettre recommandée à chacune des parties et à son avocat la date à laquelle l'affaire sera appelée à l'audience. La notification est faite à la personne détenue par les soins du chef de l'établissement pénitentiaire qui adresse, sans délai, au procureur général l'original ou la copie du récépissé signé par la personne. La notification à toute personne non détenue, à la partie civile ou au requérant mentionné au cinquième alinéa de l'article 99 est faite à la dernière adresse déclarée tant que le juge d'instruction n'a pas clôturé son information.
« Un délai minimum de quarante-huit heures en matière de détention provisoire, et de cinq jours en toute autre matière, doit être observé entre la date d'envoi de la lettre recommandée et celle de l'audience.
« Pendant ce délai, le dossier est déposé au greffe de la chambre de l'instruction et tenu à la disposition des avocats des personnes mises en examen et des parties civiles dont la constitution n'a pas été contestée ou, en cas de contestation, lorsque celle-ci n'a pas été retenue.
« Copie leur en est délivrée sans délai, à leurs frais, sur simple requête écrite. Ces copies ne peuvent être rendues publiques ».

3. Selon les requérants, ces dispositions méconnaissent le principe d'égalité et le principe du contradictoire en ce qu'elles ne permettent pas aux parties à une instance devant la chambre de l'instruction d'avoir connaissance des réquisitions du procureur général lorsqu'elles ne sont pas assistées par un avocat.

4. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que les réquisitions du ministère public devant la chambre de l'instruction sont jointes au plus tard la veille de l'audience au dossier de la procédure. Les troisième et quatrième alinéas de l'article 197 du code de procédure pénale fixent les conditions dans lesquelles les parties devant la chambre de l'instruction peuvent accéder au dossier de la procédure déposé au greffe et en obtenir copie. La question prioritaire de constitutionnalité porte donc sur les troisième et quatrième alinéas de l'article 197 du code de procédure pénale.

- Sur l'intervention :

5. Selon le deuxième alinéa de l'article 6 du règlement intérieur du 4 février 2010 mentionné ci-dessus, seules les personnes justifiant d'un « intérêt spécial » sont admises à présenter une intervention.

6. Si M. Bruno S. a posé une question prioritaire de constitutionnalité devant un tribunal administratif, celle-ci portait sur une autre disposition législative que celle qui fait l'objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité. Par ailleurs, le seul fait d'être ou d'avoir été partie à une instance devant une chambre de l'instruction ne saurait constituer, en l'espèce, un intérêt spécial. Par conséquent, son intervention n'est pas admise.

- Sur le fond :

7. Selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi est « la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». L'article 16 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au principe du contradictoire et au respect des droits de la défense.

8. En application des dispositions de l'article 194 du code de procédure pénale, lorsque la chambre de l'instruction est saisie, le procureur général met l'affaire en état et la lui soumet avec son réquisitoire. Le premier alinéa de l'article 197 du même code indique que le procureur général notifie à chacune des parties et à leur avocat, par lettre recommandée, la date de l'audience. Selon les troisième et quatrième alinéas de ce même article, entre la date d'envoi de la lettre de notification et celle de l'audience, le dossier de la procédure déposé au greffe, auquel sont jointes les réquisitions du ministère public, est tenu à la disposition des avocats de la personne mise en examen et des parties civiles. Ceux-ci peuvent le consulter sur place ou en obtenir une copie sur simple requête écrite.

9. Les dispositions contestées ont pour effet de priver les parties non assistées par un avocat de la possibilité d'avoir connaissance des réquisitions du ministère public devant la chambre de l'instruction. Cette exclusion instaure une différence de traitement entre les parties selon qu'elles sont ou non représentées par un avocat. D'une part, dès lors qu'est reconnue aux parties la liberté d'être assistées par un avocat ou de se défendre seules, le respect du principe du contradictoire et des droits de la défense exige que toutes les parties à une instance devant la chambre de l'instruction puissent avoir connaissance des réquisitions du ministère public jointes au dossier de la procédure. D'autre part, cette différence de traitement ne trouve pas de justification dans la protection du respect de la vie privée, la sauvegarde de l'ordre public ou l'objectif de recherche des auteurs d'infraction, auxquels concourt le secret de l'information.

10. Par conséquent, les troisième et quatrième alinéas de l'article 197 du code de procédure pénale doivent être déclarés contraires à la Constitution.

11. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.

12. En premier lieu, l'abrogation immédiate des troisième et quatrième alinéas de l'article 197 du code de procédure pénale aurait pour effet de supprimer des dispositions permettant aux parties devant la chambre de l'instruction, assistées par un avocat, d'avoir accès au dossier de la procédure. Elle les priverait également de la possibilité d'en obtenir une copie. Afin de permettre au législateur de remédier à l'inconstitutionnalité constatée, il y a donc lieu de reporter au 31 décembre 2017 la date de cette abrogation.

13. En second lieu, afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que les dispositions des troisième et quatrième alinéas de l'article 197 du code de procédure pénale ne sauraient être interprétées comme interdisant, à compter de cette publication, aux parties à une instance devant la chambre de l'instruction non assistées par un avocat, d'avoir connaissance des réquisitions du procureur général jointes au dossier de la procédure.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er.- L'intervention de M. Bruno S. n'est pas admise.

Article 2.- Les troisième et quatrième alinéas de l'article 197 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes sont contraires à la Constitution.

Article 3.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 2 prend effet dans les conditions prévues aux paragraphes 12 et 13 de cette décision.
Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 15 septembre 2016, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.

LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE PARTIE CIVILE

Thiam c. France du 18 octobre 2018 requête n° 80018/12

Non violation de l'article 6-1 et 6-3 d) : En 2008, Nicolas Sarkozy avait déjà des problèmes de téléphone ! Le fait qu'il soit président de la Répubique et qu'il se porte partie civile alors qu'il ne peut pas être poursuivi pour dénonciation calomnieuse ni interrogé en qualité de témoin ne pose aucun problème à la CEDH !!!

L’affaire concerne une procédure pénale intentée contre le requérant au cours de laquelle l’ancien président de la République, M. Sarkozy, s’était constitué partie civile.

La CEDH juge que l’intervention de M. Sarkozy en tant que partie civile dans la procédure pénale visant M. Thiam n’a pas eu pour effet de créer un déséquilibre dans les droits des parties et le déroulement de la procédure. La Cour juge également que la participation à la procédure d’une personnalité ayant un rôle institutionnel dans le déroulement de la carrière des juges est susceptible de créer un doute légitime sur l’indépendance et l’impartialité de ceux-ci. Cependant, après examen du mode de nomination des magistrats, de leur condition statutaire et des circonstances particulières de l’espèce, elle n’aperçoit aucun motif de constater que les juges appelés à statuer sur sa cause n’étaient pas indépendants au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

LES FAITS

6. Le 24 septembre 2008, la banque Société Générale déposa plainte contre X des chefs de faux, usage de faux et escroquerie, M. Nicolas Sarkozy, Président de la République alors en exercice ayant contesté l’imputation au débit de son compte bancaire de quatre écritures émanant de sociétés de téléphonie mobile pour un montant de 176 euros (EUR).

7. Le 25 septembre 2008, l’enquête préliminaire fut confiée conjointement à la brigade financière et à la brigade criminelle. Le même jour, M. Sarkozy déposa une plainte qui fut jointe à l’enquête. Le 23 octobre 2008, le procureur de la République de Nanterre ouvrit une information judiciaire des chefs d’escroquerie en bande organisée commises au préjudice des sociétés, de M. Sarkozy et de huit autres personnes dont des membres de la famille de ce dernier. Au cours de l’instruction, M. Sarkozy se constitua partie civile.

8. Le 11 juin 2009, le juge d’instruction ordonna le renvoi du requérant et de six autres individus devant le tribunal correctionnel de Nanterre du chef d’escroquerie en bande organisée. Il leur était reproché, en utilisant les références de cartes de paiement et de comptes bancaires appartenant à des tiers, d’avoir obtenu l’ouverture de cent quarante-huit lignes téléphoniques, la remise de téléphones portables et le paiement des abonnements.

MOYENS DU REQUÉRANT

43. Le requérant soutient que le respect de l’égalité des armes impose d’examiner de manière formelle si les parties au procès pénal sont sur un pied d’égalité, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Il considère que le Gouvernement ne saurait lui reprocher de n’avoir pas sollicité l’audition du Président qu’il savait interdite par l’article 67 de la Constitution. Par ailleurs, le statut du chef de l’État qui proscrit toute action ou demande reconventionnelle à son encontre induit nécessairement une atteinte au principe de l’égalité des armes.

44. Le requérant souligne que l’égalité des armes ne se réduit pas au respect du principe du contradictoire. Elle a trait aussi à l’absence de liens privilégiés entre les parties et à un nécessaire équilibre des pouvoirs conférés aux parties.

L'ÉGALITÉ DES ARMES EST ASSURÉE

59. "... La nomination de juges par l’exécutif est admissible, pourvu que les juges ainsi nommés soient libres de toute pression ou influence lorsqu’ils exercent leur rôle juridictionnel..."

68. "... la Cour estime que l’intervention de M. Sarkozy en tant que partie civile dans la procédure n’a pas eu concrètement pour effet de créer un déséquilibre dans les droits des parties et le déroulement de la procédure."

LE MANQUE D'INDÉPENDANCE DU PARQUET N'A AUCUNE IMPORTANCE

71. "..... le procureur, en tant que partie poursuivante, n’était pas appelé, en cette qualité, à « décider du bien-fondé d’une accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour rappelle à cet égard que le ministère public ne saurait être astreint aux obligations d’indépendance et d’impartialité que l’article 6 impose à un « tribunal », c’est‑à‑dire un organe juridictionnel « appelé à trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence »"

LE MANQUE D'INDÉPENDANCE DU JUGE DU SIÈGE

73. "En ce qui concerne le défaut d’indépendance du « tribunal » allégué par le requérant, la Cour relève que la Cour de cassation n’a pas considéré que la nomination des magistrats du siège par le Président de la République créait un lien de dépendance à l’égard de ce dernier. Elle a souligné en particulier que ces magistrats étaient protégés par leur inamovibilité et qu’ils étaient indépendants, ne pouvant faire l’objet de pressions ou d’instruction provenant de l’autorité de nomination. Ce faisant, la Cour observe qu’elle a apprécié l’indépendance du « tribunal » uniquement de manière objective, soit par rapport à la situation statutaire des magistrats du siège, sans toutefois prendre en compte l’apparence d’indépendance de celui-ci."

83. "Pour autant, et même si les prérogatives du CSM sont de nature à répondre aux craintes exprimées à l’égard de l’indépendance fonctionnelle des juges, la Cour constate que dans les circonstances de l’espèce, M. Sarkozy, partie au litige, était encore président du CSM lorsque les juges du tribunal correctionnel de Nanterre et de la cour d’appel de Versailles ont décidé de la cause du requérant (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Ainsi, à cette époque, M. Sarkozy cumulait son statut de président du CSM et sa qualité de partie civile au litige. L’intervention du Président de la République dans la procédure pouvait donc conduire le requérant à s’interroger sur l’influence de celui-ci sur l’avenir professionnel des magistrats qu’il contribuait à nommer et qui étaient saisis d’une demande portant sur ses intérêts privés. La Cour estime que pareille impression ne suffit pourtant pas à établir un manque d’indépendance."

84. "En effet, le requérant, qui n’a été condamné à payer à M. Sarkozy qu’1 EUR au titre du préjudice moral ainsi que les frais de procédure, n’a fourni aucun élément concret de nature à démontrer qu’il pouvait avoir la crainte objectivement justifiée que les juges du tribunal de grande instance de Nanterre et de la cour d’appel de Versailles se trouvaient sous l’influence du Président de la République. La Cour observe à ce titre que l’affaire soumise aux juges ne présentait aucun lien avec les fonctions politiques de M. Sarkozy et que celui-ci n’avait ni déclenché l’action publique, ni fourni d’élément destiné à établir la culpabilité du requérant. Au surplus, la Cour retient que la Cour de cassation a rendu son arrêt le 15 juin 2012, dans lequel elle a examiné les griefs du requérant relatifs à l’égalité des armes ainsi qu’à l’indépendance et l’impartialité du tribunal, soit à une date où M. Sarkozy ne présidait plus le CSM. En effet, la Cour constate que, postérieurement à l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 8 janvier 2010, la réforme de la Constitution française issue de la loi du 23 juillet 2008 est entrée en vigueur. Celle-ci a transféré la présidence de cet organe du Président de la République au premier président de la Cour de cassation, afin de conforter l’indépendance de la justice."

85. "La Cour estime nécessaire de rappeler que la situation de partie demanderesse à un litige d’une personnalité ayant un rôle institutionnel dans le déroulement de la carrière des juges est susceptible de créer un doute légitime sur l’indépendance et l’impartialité de ceux-ci. Cependant, en l’espèce, eu égard à ce qui précède et compte tenu de l’objet du litige, la Cour n’aperçoit aucun motif de constater que les juges du fond appelés à statuer sur la cause du requérant n’étaient pas indépendants au sens de l’article 6 § 1 de la Convention."

CEDH

a) Principes généraux

55. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le principe de l’égalité des armes – l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable – requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I), y compris dans le cadre de l’exercice des voies de recours (Ben Naceur c. France, no 63879/00, 3 octobre 2006).

56. La Cour rappelle également que les exigences du paragraphe 3 d) de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de cette disposition et elle examinera le grief du requérant sous l’angle de ces deux textes combinés (Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, §100, CEDH 2015 et la jurisprudence citée).

57. Lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 126, 4 avril 2018). Pour ce faire, elle envisage la procédure dans son ensemble, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, et vérifie le respect non seulement des droits de la défense mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis ainsi que, si nécessaire, des droits des témoins (Schatschaschwili, précité, §101).

58. En outre, l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe avoir été produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle générale, ceux‑ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (idem, §§ 103-105).

59. Par ailleurs, la Cour rappelle que lorsqu’elle a eu à déterminer, dans de précédentes affaires, si un tribunal pouvait passer pour « indépendant » – notamment à l’égard de l’exécutif et des parties – elle a tenu compte de facteurs tels que le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y avait ou non apparence d’indépendance. L’inamovibilité des juges en cours de mandat est généralement considérée comme un corollaire de leur indépendance et, partant, comme l’une des exigences de l’article 6 § 1 (Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, § 78, série A no 80, Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 49, CEDH 2013 (extraits) et Haarde c. Islande, no 66847/12, § 103, 23 novembre 2017). La nomination de juges par l’exécutif est admissible, pourvu que les juges ainsi nommés soient libres de toute pression ou influence lorsqu’ils exercent leur rôle juridictionnel (Sacilor-Lormines c. France, no 65411/01, § 67 CEDH 2006‑XIII, Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, no 23614/08, § 49, 30 novembre 2010).

60. Enfin, la Cour renvoie, s’agissant des principes généraux gouvernant la question de l’impartialité d’un tribunal, à l’arrêt Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 73 à 78, CEDH 2015). Les concepts d’indépendance et d’impartialité sont étroitement liés et, selon les circonstances, peuvent appeler un examen conjoint (Sacilor-Lormines, précité, § 62).

b) Application en l’espèce

61. La Cour observe, à titre liminaire, que les juridictions nationales ont marqué des hésitations, du fait de l’ambivalence de la position du Président de la République lorsqu’il est demandeur à une instance, pour décider que l’action civile qu’il avait engagée pour la défense de ses intérêts civils était conforme aux principes d’égalité des armes, d’indépendance et d’impartialité du tribunal (paragraphes 10 et 11 ci-dessus ; voir, également, les conclusions de l’avocat général devant la Cour de cassation, paragraphe 14 ci-dessus). La Cour de cassation, statuant en assemblée plénière, sa formation la plus solennelle, a cependant considéré que l’article 2 du CPP n’excluait pas la constitution de partie civile du Président de la République et décidé qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité sur la compatibilité de cette disposition avec le principe de séparation des pouvoirs et les garanties du procès équitable (paragraphes 13 et 15 ci‑dessus). La Cour relève qu’à l’époque où la Cour de cassation a rendu son arrêt en l’espèce, le nouvel article 65 de la Constitution était entré en vigueur (paragraphe 17 ci-dessus) et le chef de l’État ne présidait plus le CSM. A cette date également, la question du statut juridictionnel du Président de la République, protégé de toute action en justice mais non interdit d’agir en justice en se constituant partie civile, au regard du principe d’égalité devant la justice, ne faisait pas encore l’objet de débat au plan interne (paragraphe 35 ci-dessus).

62. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation nationale ainsi que de décider des questions de constitutionnalité (Henryk Urban et Ryszard Urban, précité, § 51). La Cour rappelle également qu’il n’est pas question d’imposer aux États un modèle constitutionnel donné réglant d’une manière ou d’une autre les rapports et l’interaction entre les différents pouvoirs étatiques (Savino et autres c. Italie, nos 17214/05 et 2 autres, § 92, 28 avril 2009). Le choix du législateur français de permettre au Président de la République d’agir en justice au cours de son mandat ne saurait ainsi constituer en soi un objet de contestation devant la Cour. Si la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire tend à acquérir une importance croissante dans la jurisprudence de la Cour, ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’oblige les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre. La question est toujours de savoir si, dans une affaire donnée, les exigences de la Convention ont été satisfaites (Henryk Urban et Ryszard Urban, précité, § 46, Haarde, précité, § 84).

i. Sur l’égalité des armes

63. Dans la mesure où le requérant se plaint du déséquilibre créé par rapport au Président de la République parce que ce dernier serait protégé par l’article 67 de la Constitution de toute action prévue pour sanctionner les abus de sa constitution de partie civile, la Cour relève que la Cour de cassation a considéré que les conditions d’ouverture de ces actions n’étaient pas réunies en fait puisque que le requérant n’était pas bénéficiaire d’un non-lieu ou d’une relaxe et que M. Sarkozy n’avait pas mis en mouvement l’action publique (paragraphe 15 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour ne voit pas de raisons de considérer que l’intervention du Président dans la procédure a privé le requérant d’une égalité de traitement quant à la possibilité d’exercer les actions précitées. Au demeurant, si sa culpabilité n’avait pas été retenue, et si M. Sarkozy avait mis en mouvement l’action publique, le requérant aurait pu les engager dans le délai d’un mois suivant la cessation des fonctions du Président de la République conformément à l’article 67 alinéa 3 de la Constitution (article 17 ci-dessus). La Cour considère qu’il en est de même pour les autres actions pénales citées par le requérant, dénonciation calomnieuse ou de fait imaginaire, qu’il n’avait manifestement aucun intérêt à exercer, le Président de la République n’ayant pris que l’initiative de dénoncer des prélèvements frauduleux sur son compte bancaire auprès de sa banque, faits pour lesquels le procureur de la République a considéré qu’il y avait lieu d’ouvrir une information judiciaire.

64. Le requérant allègue ensuite que l’équité du procès eût exigé sa confrontation avec le Président de la République devant le juge d’instruction ou au cours des débats devant le tribunal. La Cour relève que le Président de la République ne peut être requis de témoigner en vertu de son statut protecteur défini au deuxième alinéa de l’article 67 de la Constitution. Son absence au procès repose ainsi sur un motif juridique sérieux, prévu par la Constitution, et sur des considérations objectives de protection qui s’attachent à la fonction des gouvernants, ce qui ne heurte pas en tant que tel l’article 6 de la Convention (mutatis mutandis, Urechean et Pavlicenco c. République de Moldova, nos 27756/05 et 41219/07, § 47, 2 décembre 2014).

65. Quoi qu’il en soit, la Cour retient que, pour condamner le requérant, les juridictions nationales n’ont fait référence à aucune preuve à charge déterminante que la partie civile, dont la plainte et la constitution de partie civile ont suivi la plainte du directeur de la banque et la mise en mouvement de l’action publique par le procureur de la République, aurait pu apporter et dont il aurait fallu vérifier la crédibilité et la fiabilité au cours d’un interrogatoire ou d’une audience. La Cour observe à cet égard que la Cour de cassation a constaté que la cour d’appel avait à raison considéré que « la culpabilité du [requérant] résulte tant de ses aveux que des déclarations d’autres prévenus et des éléments découverts en cours de perquisitions ». Ainsi, la nature de l’affaire, les preuves disponibles et les versions non contradictoires du prévenu, le requérant, et de la partie civile, n’imposaient pas l’audition de cette dernière en tout état de cause.

66. Dans la mesure où le requérant se plaint également d’une rupture de l’égalité des armes en raison du soutien du ministère public à la partie civile, la Cour constate qu’aucun élément du dossier n’indique que l’intervention de M. Sarkozy en cours de procédure aurait encouragé le ministère public à des agissements ayant pour but ou pour effet d’influencer indûment la juridiction pénale ou de l’empêcher de se défendre efficacement. Aussi, la Cour ne trouve rien à redire à la conclusion de la cour d’appel selon laquelle « l’action du ministère public n’avait préjudicié ni aux intérêts légitimes ni aux droits fondamentaux des personnes mises en cause » (paragraphe 11 ci‑dessus). Elle n’exclut pas à cet égard que le délit dénoncé ait pu justifier la diligence de l’enquête, celui-ci pouvant causer du tort à de nombreuses personnes, comme les faits de l’affaire le démontrent (paragraphes 7 et 8 ci‑dessus).

67. Enfin, la Cour relève qu’il ne résulte pas des éléments du dossier que le requérant n’aurait pas bénéficié du contradictoire.

68. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’intervention de M. Sarkozy en tant que partie civile dans la procédure n’a pas eu concrètement pour effet de créer un déséquilibre dans les droits des parties et le déroulement de la procédure. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 s’agissant du principe d’égalité des armes.

ii. Sur l’indépendance et l’impartialité du tribunal

69. La Cour distinguera l’allégation du défaut d’indépendance et d’impartialité, comme l’ont fait les juridictions nationales, selon qu’elle concerne les magistrats du parquet ou les magistrats du siège.

α) Quant au défaut allégué d’indépendance et d’impartialité du parquet

70. S’agissant des magistrats du parquet, la Cour rappelle que si elle a conclu à l’absence d’indépendance de ces derniers dans l’arrêt Moulin précité, ce n’est que sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention s’agissant du contrôle juridictionnel d’une privation de liberté, et donc au sens de cette seule disposition et des notions autonomes développées par sa jurisprudence à ce titre. Pour le reste, elle observe que le statut de ces magistrats semble toujours faire débat au plan interne mais elle réitère qu’il ne lui appartient pas de prendre position dans ce débat qui relève des autorités nationales (paragraphe 29 ci-dessus ; Moulin, précité, § 57).

71. En tout état de cause, en l’espèce, le procureur, en tant que partie poursuivante, n’était pas appelé, en cette qualité, à « décider du bien-fondé d’une accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour rappelle à cet égard que le ministère public ne saurait être astreint aux obligations d’indépendance et d’impartialité que l’article 6 impose à un « tribunal », c’est‑à‑dire un organe juridictionnel « appelé à trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence » (Thoma c. Luxembourg (déc.), no 38432/97, 25 mai 2000, Agnelet c. France (déc.), no 61198/08, 27 septembre 2011, Nastase c. Roumanie (déc.), no 80563/12, 18 novembre 2014, Ryan James Clements c. Grèce (déc.), no 76629/14 , 19 avril 2016).

β) Quant à l’allégation du manque d’indépendance et de la partialité du « tribunal » appelé à juger la cause du requérant

72. Quant à l’allégation de partialité des juges invoquée par le requérant, la Cour réitère que sa culpabilité a été établie par des éléments de preuve qui sont indépendants de l’action civile du Président de la République. En outre, force est de constater que le requérant n’a pas allégué que les juges du fond et de la Cour de cassation ont agi sur instruction du Président de la République ou fait autrement preuve de partialité. La Cour estime en conséquence que le déroulement du procès du requérant ne révèle rien qui ait porté atteinte à son impartialité.

73. En ce qui concerne le défaut d’indépendance du « tribunal » allégué par le requérant, la Cour relève que la Cour de cassation n’a pas considéré que la nomination des magistrats du siège par le Président de la République créait un lien de dépendance à l’égard de ce dernier. Elle a souligné en particulier que ces magistrats étaient protégés par leur inamovibilité et qu’ils étaient indépendants, ne pouvant faire l’objet de pressions ou d’instruction provenant de l’autorité de nomination. Ce faisant, la Cour observe qu’elle a apprécié l’indépendance du « tribunal » uniquement de manière objective, soit par rapport à la situation statutaire des magistrats du siège, sans toutefois prendre en compte l’apparence d’indépendance de celui-ci.

74. La Cour rappelle cependant que lorsqu’elle est appelée à déterminer si un tribunal peut passer pour indépendant comme l’exige l’article 6 § 1 de la Convention, les apparences peuvent revêtir de l’importance (Sramek c. Autriche, 22 octobre 1984, § 42, série A no 84). En ce qui concerne l’apparence d’indépendance, l’optique d’une partie entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour « objectivement justifiées » (Sacilors-Lormines, précité, § 63). La Cour examinera donc aussi le grief du requérant du point de vue des apparences.

75. La Cour constate que le requérant concentre son argumentation sur le pouvoir de nomination des magistrats du siège du Président de la République. Associé à sa qualité de partie civile, l’exercice de ce pouvoir était de nature, selon lui, au moins du point de vue des apparences, à susciter des doutes sur l’indépendance du « tribunal » appelé à le juger. La Cour analysera en conséquence essentiellement le mode de nomination des juges pour établir si ce « tribunal » pouvait passer pour indépendant, après avoir préalablement relevé que les autres critères d’appréciation de l’indépendance, à savoir la durée du mandat des juges et l’existence d’une protection contre les pressions extérieures étaient de nature à garantir leur indépendance fonctionnelle et à les protéger des pressions extérieures, notamment vis-à-vis du pouvoir exécutif.

76. À cet égard, et comme le souligne le Gouvernement, la Cour considère que la situation statutaire des magistrats du siège les protègent contre d’éventuelles atteintes à leur indépendance.

77. La Cour retient ainsi que leur inamovibilité est constitutionnellement garantie (paragraphe 17 ci-dessus ; voir, également, paragraphe 22 ci‑dessus). Elle rappelle que l’inamovibilité des juges est une garantie d’indépendance fondamentale des membres d’une juridiction contre l’arbitraire du pouvoir exécutif (Baka, précité, paragraphe 34 ci-dessus, Sacilors Lormines, précité, § 67).

78. En outre, et ainsi que l’a rappelé la Cour de cassation, les magistrats du siège ne sont pas placés sous la subordination du ministère de la Justice et ne subissent aucune pression ou instruction dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle.

79. Enfin, l’inamovibilité, comme garantie de l’indépendance, s’accompagne en droit français de règles précises relatives à l’avancement et à la discipline des magistrats. Les décisions affectant la nomination des magistrats du siège, le déroulement de leur carrière, mutation et promotion, sont prises après l’intervention du CSM et une procédure contradictoire, voire sur sa seule proposition pour les fonctions les plus importantes (paragraphes 23 à 25 ci-dessus). En matière disciplinaire, le CSM statue comme conseil de discipline et il prononce directement la sanction, de sorte que ses décisions en la matière présentent un caractère juridictionnel (paragraphes 17, 26 et 27 ci-dessus).

80. Reste la question de l’indépendance du « tribunal » eu égard au pouvoir de nomination du Président de la République. La Cour réitère que la seule nomination de magistrats par un membre de l’exécutif ne crée par pour autant une dépendance si, une fois nommés, ces magistrats ne reçoivent ni pressions ni instructions dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles (Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, précité, § 49).

81. En France, le pouvoir de nomination des magistrats du siège exercé par le Président de la République prend la forme d’un décret signé à la suite d’une proposition du ministre de la Justice, après un « avis conforme » du CSM prévu par l’article 65 de la Constitution, ce qui signifie concrètement que l’exécutif ne pourrait pas nommer un magistrat contre cet avis. De plus, la formation compétente du CSM fait des « propositions » pour les nominations des magistrats du siège de la Cour de cassation ainsi que des présidents des cours d’appel et des tribunaux de grande instance et procède, ainsi, seule, à l’examen des candidatures et au choix de celle qui lui paraît devoir être retenue. Le pourvoi du requérant a ainsi été examiné par la Cour de cassation, juridiction supérieure de l’autorité judiciaire, dont les conseillers sont nommés sur proposition même du CSM. Enfin, le décret de nomination d’un magistrat n’est pas un acte discrétionnaire puisqu’il peut faire l’objet d’un recours en annulation devant le Conseil d’État (paragraphe 25 ci-dessus).

82. La Cour déduit des prérogatives du CSM, contribuant avec le Président de la République à garantir l’indépendance des magistrats, que la signature par le Président de la République des décrets de nomination des nouveaux juges ou de leur promotion ou de leur nomination à une nouvelle fonction (paragraphes 22 et 25 ci-dessus) consacre formellement l’aboutissement du processus de ces décisions et n’implique pas, en tant que telle, une atteinte à l’indépendance de ceux qu’elles concernent. Au surplus, l’exercice collégial du pouvoir de « proposition » et d’« avis conforme » du CSM constitue, de l’avis de la Cour, une garantie essentielle contre le risque de pressions sur les juges de la part de l’exécutif. Tel est d’ailleurs la position de la Commission de Venise, qui souligne le rôle crucial des Conseils de Justice - organes indépendants - dans le processus de nomination des magistrats (paragraphes 38 et 40 ci-dessus), essentiel à l’équilibre d’une société démocratique.

83. Pour autant, et même si les prérogatives du CSM sont de nature à répondre aux craintes exprimées à l’égard de l’indépendance fonctionnelle des juges, la Cour constate que dans les circonstances de l’espèce, M. Sarkozy, partie au litige, était encore président du CSM lorsque les juges du tribunal correctionnel de Nanterre et de la cour d’appel de Versailles ont décidé de la cause du requérant (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Ainsi, à cette époque, M. Sarkozy cumulait son statut de président du CSM et sa qualité de partie civile au litige. L’intervention du Président de la République dans la procédure pouvait donc conduire le requérant à s’interroger sur l’influence de celui-ci sur l’avenir professionnel des magistrats qu’il contribuait à nommer et qui étaient saisis d’une demande portant sur ses intérêts privés. La Cour estime que pareille impression ne suffit pourtant pas à établir un manque d’indépendance.

84. En effet, le requérant, qui n’a été condamné à payer à M. Sarkozy qu’1 EUR au titre du préjudice moral ainsi que les frais de procédure, n’a fourni aucun élément concret de nature à démontrer qu’il pouvait avoir la crainte objectivement justifiée que les juges du tribunal de grande instance de Nanterre et de la cour d’appel de Versailles se trouvaient sous l’influence du Président de la République. La Cour observe à ce titre que l’affaire soumise aux juges ne présentait aucun lien avec les fonctions politiques de M. Sarkozy et que celui-ci n’avait ni déclenché l’action publique, ni fourni d’élément destiné à établir la culpabilité du requérant. Au surplus, la Cour retient que la Cour de cassation a rendu son arrêt le 15 juin 2012, dans lequel elle a examiné les griefs du requérant relatifs à l’égalité des armes ainsi qu’à l’indépendance et l’impartialité du tribunal, soit à une date où M. Sarkozy ne présidait plus le CSM. En effet, la Cour constate que, postérieurement à l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 8 janvier 2010, la réforme de la Constitution française issue de la loi du 23 juillet 2008 est entrée en vigueur. Celle-ci a transféré la présidence de cet organe du Président de la République au premier président de la Cour de cassation, afin de conforter l’indépendance de la justice.

85. La Cour estime nécessaire de rappeler que la situation de partie demanderesse à un litige d’une personnalité ayant un rôle institutionnel dans le déroulement de la carrière des juges est susceptible de créer un doute légitime sur l’indépendance et l’impartialité de ceux-ci. Cependant, en l’espèce, eu égard à ce qui précède et compte tenu de l’objet du litige, la Cour n’aperçoit aucun motif de constater que les juges du fond appelés à statuer sur la cause du requérant n’étaient pas indépendants au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

LE DROIT DE CONTESTER UNE INSCRIPTION SUR SON CASIER JUDICIAIRE

Arrêt Alexandre C. Portugual du 20 novembre 2012, requête N°33197/09

Le droit de contester une inscription sur son casier judiciaire est protégé au sens de l'article 6-1 de la Convention, mais par son caractère civil.

2.  Sur la procédure concernant le casier judiciaire du requérant

a)  Sur l’épuisement des voies de recours internes

45.  Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes dans la mesure où il a omis de saisir les juridictions portugaises d’une action en responsabilité civile extracontractuelle pour se plaindre de la durée de la procédure litigieuse. Il estime que le requérant disposait, en l’action en responsabilité extracontractuelle, d’un moyen efficace, adéquat et accessible pour se plaindre de la durée excessive de la procédure litigieuse.

46.  La Cour rappelle la jurisprudence établie dans l’arrêt Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal, no 33729/06, 10 juin 2008, selon laquelle l’action en responsabilité extracontractuelle de l’Etat ne peut être considérée comme un recours « effectif » au sens de l’article 13 de la Convention, aussi longtemps que la jurisprudence qui se dégage de l’arrêt de la Cour suprême administrative du 28 novembre 2007 n’aura pas été consolidée dans l’ordre juridique portugais, à travers une harmonisation des divergences jurisprudentielles. L’exception soulevée par le Gouvernement ne peut donc être retenue.

b)  Sur la compatibilité ratione materiae

47.  Le Gouvernement reconnaît que la procédure relative au contenu d’un extrait du casier judiciaire relève d’une contestation sur un droit de caractère civil compte tenu des répercussions que peut avoir l’inscription d’une condamnation sur un extrait du casier judiciaire sur les droits civils d’une personne. En revanche, pour ce qui est du cas d’espèce, il considère qu’il n’existait pas de contestation sérieuse dans la mesure où le droit interne n’exige pas que l’inscription d’une condamnation à une amende figure sur un extrait du casier judiciaire. Pour le Gouvernement, la demande du requérant devant le tribunal de Marinha Grande était donc inutile.

48.  La Cour rappelle que l’applicabilité de l’article 6 § 1 dans le contexte civil présuppose l’existence d’une « contestation » sur un « droit de caractère civil ». Elle doit d’abord rechercher l’existence d’un « droit » que l’on puisse prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, qu’il soit ou non protégé de surcroît par la Convention (voir, entre autres, Pudas c. Suède, 27 octobre 1987, § 31, série A no 125-A, ; Neves e Silva c. Portugal, 27 avril 1989, § 37, série A no 153‑A). Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, série A no 52, § 81) ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. L’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (voir, notamment, Athanassoglou et autres c. Suisse [GC], no 27644/95, § 43, CEDH 2000-IV ; Mennitto c. Italie [GC], no 33804/96, § 23, CEDH 2000-X). Enfin, ce droit doit revêtir un caractère « civil ».

49.  La Cour estime que l’analyse du cas d’espèce mérite que l’on tienne compte des recommandations exprimées par le Comité des Ministres aux Etats membres dans sa Recommandation No R (84) du 21 juin 1984 (voir § 31 ci-dessus).

50.  La Cour relève que la Commission européenne des droits de l’homme considérait que les procédures concernant l’inscription de condamnations au casier judiciaire n’avaient trait ni à des contestations sur des droits et obligations de caractère civil ni au bien-fondé́ d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Brozicek c. Allemagne (déc.), no11338/85, 12 juillet 1985 ; Bertuzzi c. France (déc.), n21881/93, 12 avril 1994).

51.  Elle constate toutefois une évolution de sa jurisprudence quant à l’application de l’article 6 à des affaires ne portant pas à première vue sur un droit civil mais pouvant avoir des répercussions directes et importantes sur un droit de caractère privé d’un individu (Enea c. Italie [GC], no 74912/01, § 106, CEDH 2009 ; Stegarescu et Bahrin c. Portugal, no 46194/06, § 37, 6 avril 2010 ; Pocius c. Lituanie, no 35601/04, § 43, 6 juillet 2010).

52.  S’agissant du Portugal, la Cour note qu’un extrait du casier judiciaire est sollicité à des fins professionnelles et autres, notamment en vue de l’obtention de certains permis (voir § 35 ci-dessus).

53.  En l’espèce, la procédure portait sur une demande formulée par le requérant au tribunal de Marinha Grande en vue de ne pas voir sa condamnation inscrite sur les extraits de son casier judiciaire. La Cour constate qu’il s’agissait en l’occurrence d’une condamnation à une amende de 480 EUR pour coups et blessures. A cet égard, elle relève que, conformément à l’article 12 de la loi 57/98 du 18 août 1998, les extraits du casier judiciaire ne peuvent pas contenir les condamnations de délinquants primaires à une peine inférieure à six mois de prison ou à une peine équivalente. Dès lors, la Cour considère qu’il était légitime pour le requérant de confirmer que sa condamnation n’allait pas figurer dans les extraits de son casier judiciaire. Il paraît clair qu’une « contestation réelle et sérieuse » a surgi lorsque le tribunal a rejeté la demande du requérant. Cette contestation a ensuite été définitivement tranchée par l’arrêt de la cour d’appel de Coimbra du 14 mai 2008 qui a explicitement reconnu le droit civil du requérant à la non-inscription de sa condamnation dans les extraits de son casier judiciaire (voir § 28 ci-dessus). La Cour note que cette décision confirme en l’occurrence la jurisprudence interne à ce sujet (voir § 36 ci-dessus).

54.  A la lumière de la jurisprudence Enea c. Italie (précitée), la Cour estime que, au vu des conséquences éventuelles au niveau interne résultant d’un extrait du casier judiciaire (voir ci-dessus § 52), les répercussions sur la vie privée du requérant étaient incontestables.

55.  Partant, la Cour considère que le grief du requérant concernant la procédure relative à son casier judiciaire est compatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention dès lors qu’il a trait à l’article 6 sous son volet civil.

56.  Pour finir, la Cour constate que les griefs tirés de la durée de la procédure concernant la procédure relative au casier judiciaire ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève en outre qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B.  Sur le fond

57.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

58.  La période à considérer a débuté le 6 mai 2004 et s’est terminée le 28 octobre 2010. Elle a donc duré 6 années, 5 mois et 24 jours pour deux instances.

59.  La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlenderprécité).

60.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

61.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

COUR DE CASSATION FRANCAISE

REVISION DES CONDAMNATIONS PENALES EN CAS D'ERREUR JUDICIAIRE

Cour de Cassation Assemblée plénière Avis du 13 février 2014, sur la révision des condamnations pénales en cas d'erreur judiciaire.

Cour de Cassation chambre criminelle, cour de révision, arrêt du 18 février 2014 pourvoi 13-85 286 ANNULATION

Attendu que le 15 juin 2000, M. Gabriel X..., alors âgé de 9 ans, a déclaré à ses parents avoir subi des violences sexuelles et désigné son grand-père, M. Christian X..., comme en étant l’auteur ; que les examens médico-légaux, réitérés au cours de l’information, n’ont pas apporté de preuve formelle en faveur des actes de sodomie allégués ; que les examens médico-psychologiques ont conclu au caractère crédible des déclarations de l’enfant ;

Attendu que M. Christian X..., qui a toujours nié les faits, a été condamné, le 23 février 2011, par la cour d’assises des Bouches du Rhône statuant sur appel d’un arrêt de la cour d’assises des Alpes maritimes du 12 avril 2009, l’ayant condamné à neuf ans d’emprisonnement ;

Attendu que, le 3 mai 2011, M. Gabriel X... a fait parvenir au procureur de la République une lettre exprimant sa volonté de se rétracter; que depuis la saisine de la commission de révision, il a maintenu cette rétractation, affirmant avoir menti à ses parents pour qu’ils s’intéressent conjointement à lui et avoir fini par croire à son mensonge jusqu’à ce que l’achèvement de la procédure judiciaire lui permette d’opérer une introspection;

Attendu que l’expert psychiatre désigné par la commission de révision a estimé que M. Gabriel X... présentait des troubles de la personnalité conduisant à relativiser son degré de crédibilité ; que la communication du dossier d’assistance éducative ouvert à son bénéfice en 2004 a fait apparaître qu’il souffrait d’une profonde détresse psychique dans un contexte de pathologie familiale lourde; que les vérifications effectuées n’ont pas révélé de mobile financier aux rétractations de M. Gabriel X...;

Attendu que sont ainsi révélés des faits nouveaux de nature à faire naître un doute sur la culpabilité de M. Christian X... ; qu’il convient, dès lors, de faire droit à la requête en révision et d’annuler la décision critiquée ;

Attendu que de nouveaux débats sont possibles et nécessaires ;

Attendu qu’il y a lieu d’ordonner la suspension de l’exécution de la condamnation prononcée par la cour d’assises des Alpes maritimes le 12 avril 2009 et d’assortir cette mesure de certaines des obligations prévues par l’article 624 du code de procédure pénale

Commission nationale consultative des droits de l'homme

Avis complémentaire négatif sur la révision des condamnations pénales en cas d'erreur judiciaire.

Accès de la partie civile au juge pénal. L'irrecevabilité doit faire l'objet d'un débat contradictoire.

Cour de Cassation chambre criminelle, arrêt du 14 mai 2014 pourvoi 13-84 075 cassation

Vu les articles 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme et préliminaire du code de procédure pénale, ensemble l'article 423 du même code ;

Attendu qu'il résulte des deux premiers de ces textes que le juge ne peut relever d'office l'irrecevabilité d'une constitution de partie civile sans avoir invité au préalable les parties à présenter leurs observations ;

Attendu que, par jugement du 14 juin 2011, le tribunal correctionnel, après avoir déclaré M. X... coupable de tentative d'escroquerie, l'a condamné à indemniser la société Côté jardin du préjudice subi ;

Attendu que, statuant sur l'appel du prévenu, les juges ont, d'office et sans avoir invité les parties à présenter leurs observations, déclaré irrecevable la constitution de partie civile de cette société, au motif qu'elle n'était pas mentionnée à la prévention ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, par un motif au surplus inopérant, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus énoncé

LES AVEUX OBTENUS SOUS LA TORTURE PERMET

LA CONDAMNATION S'ILS NE SONT PAS UTILISES

Sassi et Benchellali c. France du 25 novembre 2021 requêtes nos 10917/15 et 10941/15

Article 6-1 : La Cour juge que les poursuites et les condamnations pénales dont les requérants ont fait l’objet ne se sont pas appuyées sur les renseignements obtenus lors de leur détention dans la base américaine de Guantánamo

L’affaire concerne l’équité de la procédure pénale diligentée en France contre les requérants, qui ont été détenus sur la base américaine de Guantánamo avant d’être rapatriés, et qui soutenaient devant la Cour que les déclarations effectuées au cours de cette détention avaient été utilisées dans le cadre des poursuites et des condamnations dont ils ont fait l’objet. Détenus depuis janvier 2002, à Guantánamo, dans la base américaine située au sud-est de l’île de Cuba, les requérants, qui sont des ressortissants français, reçurent, à trois reprises, la visite d’une mission tripartite , composée d’un représentant du ministère des Affaires étrangères, d’un représentant de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et d’un représentant de l’unité renseignement de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Les autorités américaines autorisèrent, en juillet 2004, le rapatriement en France des requérants, qui furent interpellés à leur arrivée sur le territoire français et placés en garde à vue le 27 juillet 2004. Pour apprécier le bien-fondé du grief tiré de la violation de l’article 6 de la Convention, la Cour a procédé au contrôle de l’équité de la procédure pénale française considérée dans son ensemble. Elle a d’abord confirmé l’appréciation des juridictions internes en considérant que les missions tripartites effectuées à Guantánamo étaient à caractère exclusivement administratif et sans rapport avec les procédures judiciaires engagées parallèlement en France. Au vu du dossier, la Cour a en effet estimé que ces missions avaient pour objectif d’identifier les personnes détenues et de recueillir des renseignements, et non de collecter des éléments de preuve d’une infraction pénale qui aurait été commise. La Cour a ensuite relevé, s’agissant précisément du déroulement de la procédure en France, que les requérants ont été interrogés à treize reprises au cours de leur garde à vue, répondant aux questions des enquêteurs en apportant de très nombreux détails sur leurs parcours et leurs motivations. Aucun élément au dossier ne permet d’établir que les agents de l’unité judiciaire de la DST chargés des interrogatoires des requérants au cours de la garde à vue auraient été au courant du contenu des informations collectées sur la base de Guantánamo par leurs collègues de l’unité renseignement de cette direction. Par la suite, assistés de leurs avocats, les requérants ont été interrogés respectivement à dix et huit reprises par le juge d’instruction. Tout au long de la procédure, ils ont pu faire valoir leurs arguments, présenter leurs demandes et exercer les recours ouverts en droit français.

La Cour a également noté que si les déclarations effectuées par les requérants lors de leur détention à Guantánamo ont été versées dans le dossier de la procédure au fond, c’est à la suite d’un jugement avant-dire-droit faisant droit à leur demande en ce sens et de la déclassification de ces documents qui ont ainsi pu être contradictoirement discutés par l’ensemble des parties. Au vu de l’ensemble des pièces du dossier, la Cour a constaté que les juges, dans leurs décisions longuement motivées, se sont fondés sur d’autres éléments à charge pour retenir la culpabilité des requérants, retenant principalement les informations recueillies par ailleurs, ainsi que les déclarations détaillées faites par les requérants au cours de leur garde à vue et durant l’information judiciaire. En particulier, le tribunal correctionnel, dont les motifs ont ensuite été confirmés par la cour d’appel, s’est fondé sur des éléments étrangers aux déclarations faites par les requérants à Guantánamo, exception faite d’une seule référence à une note de l’unité renseignement de la DST. Constatant enfin que les éléments recueillis au cours des auditions menées dans le cadre des trois missions tripartites sur la base américaine de Guantánamo n’ont servi de fondement ni aux poursuites engagées à l’encontre des requérants ni à leur condamnation, la Cour a conclu que, dans les circonstances de l’espèce, la procédure pénale suivie pour chacun des requérants a été équitable dans son ensemble et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 de la Convention.

Art 6 § 1 • Procès équitable • Contenu des auditions des requérants par les autorités françaises à la base américaine de Guantánamo n’ayant pas servi de fondement à leurs poursuites et condamnation en France • Requérants n’ayant pas fait l’objet d’une « accusation en matière pénale » lors des auditions à caractère exclusivement administratif sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes en France • Culpabilité des requérants fondée par les juridictions internes sur d’autres éléments à charge • Respect du contradictoire

FAITS

Les requérants, MM. Nizar Sassi et Mourad Benchellali, sont des ressortissants français, nés en 1979 et 1981, résidant à Saint Fons et à Vénissieux. A la suite des attentats du 11 septembre 2001, alors qu’ils se trouvaient en Afghanistan, pays qu’ils avaient clandestinement rejoint pour combattre auprès des Talibans, MM. Sassi et Benchellali tentèrent de fuir. Arrêtés par les autorités pakistanaises à la frontière pakistano-afghane, ils furent livrés aux forces armées américaines, puis transférés, en janvier 2002, au camp de Guantánamo, base américaine située au sud-est de l’île de Cuba. En janvier 2002, la Direction de la surveillance du territoire (DST) rapporta que la Central Intelligence Agency (CIA) l’avait informée que six individus, dont les requérants, membres probables d’Al-Qaïda et détenus par leurs services, avaient revendiqué la nationalité française. Au vu de ces informations, les autorités françaises demandèrent à effectuer une mission sur place, afin de confirmer l’identité des intéressés. Le ministère des Affaires étrangères mit en place une « mission tripartite », composée d’un représentant de ce ministère, d’un représentant de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et d’un représentant de la DST (unité renseignement). Une première « mission tripartite » se rendit sur la base de Guantánamo du 26 au 29 janvier 2002. Ses membres y rencontrèrent M. Mourad Benchellali, et obtinrent confirmation des informations déjà en possession des services français. Le 19 février 2002, les autorités françaises furent informées de l’arrivée sur la base de Guantánamo de M. Nizar Sassi. Une deuxième « mission tripartite » se rendit sur la base américaine de Guantánamo du 26 au 31 mars 2002, afin de rencontrer les requérants et d’obtenir des informations complémentaires sur M. Benchellali. Une troisième mission tripartite fut menée du 17 au 24 janvier 2004. Des négociations diplomatiques furent engagées afin d’obtenir le retour en France de MM. Sassi et Benchellali. Le 27 juillet 2004, les autorités américaines autorisèrent leur rapatriement en France. À leur arrivée sur le territoire français, les requérants furent interpellés par la DST (unité judiciaire) et placés en garde à vue. Interrogés individuellement à treize reprises, ils s’expliquèrent longuement sur l’ensemble des faits qui leur étaient reprochés. Le 31 juillet 2004, MM. Sassi et Benchellali furent mis en examen des chefs de détention et usage de faux documents administratifs en relation avec une entreprise terroriste et association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme. Ils furent immédiatement placés sous mandat de dépôt. Au cours de l’information judiciaire, MM. Sassi et Benchellali furent interrogés respectivement à dix et huit reprises par le juge d’instruction, en présence de leurs avocats. Le 23 septembre 2004, les conseils des requérants demandèrent au juge d’instruction de requérir la production, par la DST, de tous les supports écrits, audiovisuels et sonores des auditions effectuées sur la base de Guantánamo, de l’ensemble des notes et rapports dressés à cette occasion, ainsi que la transmission des noms des agents ayant procédé à ces auditions. Ils demandèrent également l’audition de deux fonctionnaires de la DST ayant participé à l’enquête judiciaire. Par des ordonnances du 22 octobre 2004, le magistrat instructeur décida de ne pas faire droit à ces demandes. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma les ordonnances du juge d’instruction. Le 28 janvier 2005, MM. Sassi et Benchellali sollicitèrent l’annulation des actes de procédure antérieurs à leur interrogatoire de première comparution devant le juge d’instruction, ainsi que l’annulation de leur mise en examen. Selon eux, l’intégralité des éléments ayant servi de fondement à leur mise en examen provenait des interrogatoires menés par les agents de la DST (unité renseignement) sur la base de Guantánamo, en dehors de tout cadre légal. Par un arrêt rendu le 4 octobre 2005, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris rejeta leur demande, concluant qu’il n’y avait pas lieu à annulation d’un acte ou d’une pièce de la procédure. Les 9 et 12 janvier 2006, les requérants furent libérés et placés sous contrôle judiciaire ; ce contrôle judiciaire fut levé par le tribunal correctionnel le 12 juillet 2006. Par un arrêt du 18 janvier 2006, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi exercé par les requérants contre l’arrêt du 4 octobre 2005. Par une ordonnance du 24 avril 2006, MM. Sassi et Benchellali furent renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir, entre juin et décembre 2001, participé à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation caractérisée par un ou plusieurs faits matériels d’un acte de terrorisme, et pour avoir détenu frauduleusement un passeport qu’ils savaient falsifié. Par un jugement avant dire droit du 27 septembre 2006, le tribunal correctionnel ordonna un supplément d’information. Dans ce cadre, divers documents émanant des ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères furent déclassifiés, adressés au tribunal correctionnel, puis versés au dossier de la procédure pénale. L’affaire fut examinée au fond par le tribunal correctionnel de Paris les 3, 5, 10, 11 et 12 décembre 2007. Le 19 décembre 2007, le tribunal correctionnel de Paris condamna les requérants à quatre ans d’emprisonnement, dont trois ans avec sursis, prenant en compte la durée de leur détention provisoire en France et le syndrome psycho-traumatique dont ils souffraient du fait de leur détention sur la base de Guantánamo. Sur le fond, le tribunal se prononça dans un jugement longuement motivé, se fondant sur des éléments étrangers aux déclarations faites par les requérants sur la base de Guantánamo dans le cadre des « missions tripartites », exception faite d’une référence à une note de la DST. MM. Sassi et Benchellali interjetèrent appel de ce jugement. Dans leurs conclusions, leurs avocats invoquèrent la manipulation de leurs clients par les agents de la DST (unité renseignement) sur la base de Guantánamo, en l’absence d’avocat et compte tenu de la situation difficile dans laquelle ils se trouvaient. Le 24 février 2009, la cour d’appel de Paris considéra que les documents accessibles et soumis au contradictoire dont elle disposait lui permettait d’établir de façon suffisante les conditions dans lesquelles les requérants avaient été entendus à Guantánamo. S’agissant de la violation de l’équité du procès, la cour d’appel considéra que la DST avait agi de manière déloyale dans l’administration de la preuve, ce qui viciait la procédure. Le procureur général près la cour d’appel de Paris forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Devant la Cour de cassation, l’avocat général conclut à la cassation de l’arrêt de la cour d’appel de Paris, estimant que les auditions effectuées sur la base de Guantánamo ne présentaient qu’un caractère administratif et que, de ce fait, elles n’étaient pas susceptibles de vicier la procédure. Par un arrêt du 17 février 2010, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’appel et renvoya l’affaire devant cette juridiction autrement composée. Par un arrêt rendu le 18 mars 2011, la cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi de la Cour de cassation et autrement composée, confirma la condamnation des requérants. Elle conclut que « c’est à bon droit que le tribunal a déclaré que les activités menées par la DST n’ont pas constitué une atteinte aux droits de la défense pour déloyauté ni entaché d’iniquité le présent procès ». MM. Sassi et Benchellali se pourvurent en cassation contre cet arrêt. Par un arrêt du 3 septembre 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.

ARTICLE 6

Article 6 La Cour relève que les trois missions tripartites effectuées à Guantánamo, respectivement en janvier 2002, en mars 2002 et en janvier 2004, poursuivaient plusieurs objets dont aucun ne permet de conclure qu’à ce stade, les requérants faisaient l’objet, de la part de ceux qui les ont conduites, d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. S’il est vrai qu’une procédure judiciaire a été engagée parallèlement à la conduite de ces missions tripartites, les missions effectuées à Guantánamo étaient à caractère exclusivement administratif et sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes. Elles avaient pour objectif d’identifier les personnes détenues et de recueillir des renseignements, et non de collecter des éléments de preuve d’une infraction pénale qui aurait été commise. Au vu des décisions dûment motivées du tribunal correctionnel et de la cour d’appel de Paris, la Cour considère que, dans le cadre des auditions effectuées par les missions tripartites sur la base de Guantánamo, sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes en France, les requérants n’ont pas fait l’objet, de la part des autorités les ayant menées, d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Concernant le déroulement de la procédure en France, la Cour rappelle que les requérants avaient soulevé un grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions de leurs auditions par les agents de la DST (unité renseignement) sur la base de Guantánamo. La Cour a déclaré ce grief – en ce qui concerne les agents français – irrecevable par une décision rendue le 4 avril 2018. La Cour s’attache néanmoins à vérifier, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, si et dans quelle mesure les juges internes ont pris en considération les allégations de mauvais traitements des requérants, alors même qu’ils auraient été subis en dehors de l’État du for ainsi que leur éventuelle répercussion sur l’équité de la procédure. Ce faisant, la Cour doit déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable. La Cour relève qu’il n’est pas contesté par les parties qu’à tout le moins à compter de leur placement en garde à vue le 27 juillet 2004, jour de leur arrivée en France, les requérants ont fait l’objet d’une « accusation en matière pénale », rendant l’article 6 de la Convention applicable. Elle observe que, le 27 septembre 2006, le tribunal correctionnel a ordonné un supplément d’information qui a conduit à l’audition d’un certain nombre de personnes, mais également à la déclassification de divers documents concernant les « missions tripartites » effectuées sur la base de Guantánamo, émanant des ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères, qui furent ensuite versés au dossier de la procédure et soumis au débat contradictoire. Il lui appartient d’apprécier l’utilisation qui a été faite des déclarations litigieuses au cours de la procédure judiciaire, tant au stade de l’instruction que lors du procès au fond. D’une part, la Cour renvoie à son constat selon lequel, au moment de leurs auditions par les missions tripartites dans le camp de Guantánamo, les requérants ne faisaient pas l’objet, de la part des membres de ces missions tripartites les ayant auditionnés, d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Les poursuites engagées par les autorités françaises à l’encontre des requérants se sont fondées sur des éléments qui ne provenaient pas de ces auditions effectuées sur la base de Guantánamo. D’autre part, la Cour relève que les déclarations litigieuses ont été portées à la connaissance des juridictions internes et versées au dossier de la procédure, en vue de déterminer si et dans quelle mesure elles avaient contribué à la condamnation des requérants et si l’éventuelle atteinte aux droits de la défense avait pu être réparée par la suite. En premier lieu, la Cour constate que dès leur arrivée sur le territoire français, les requérants furent interpellés par l’unité judiciaire de la DST et placés en garde à vue. Il n’est pas contesté que les interrogatoires furent menés par des agents différents de ceux qui avaient participé aux « missions tripartites » sur la base de Guantánamo. En outre, il n’est établi par aucun élément au dossier que les agents de l’unité judiciaire de la DST chargés des interrogatoires au cours de la garde à vue auraient été au courant du contenu des informations collectées par leurs collègues sur la base de Guantánamo. Par ailleurs, la Cour constate que les requérants ont été interrogés à treize reprises au cours de leur garde à vue, et qu’ils ont répondu aux questions des enquêteurs en apportant de très nombreux détails sur leur parcours, leur formation en Afghanistan, ainsi que sur leurs motivations. En deuxième lieu, la Cour note que les requérants, assistés de leurs avocats, ont par la suite été interrogés par le juge d’instruction, respectivement à dix et huit reprises. Tout au long de la procédure, ils ont pu faire valoir leurs arguments, présenter leurs demandes et exercer les recours qui leur étaient ouverts, que ce soit au cours de l’information judiciaire ou devant les juridictions du fond. Ils ont obtenu, notamment, que soit ordonné un supplément d’information par le jugement avant dire droit du 27 septembre 2006. En particulier, la Cour relève que les requérants ont eu accès aux documents versés au dossier après leur déclassification et qu’ils ont effectivement été en mesure d’en débattre, assistés de leurs avocats, dans le respect du principe du contradictoire, ce dont attestent l’ensemble des décisions des juridictions du fond. 6 Enfin, la Cour observe que si ces documents litigieux ont été utilisés dans la procédure au fond, le jugement de première instance et l’arrêt de la cour d’appel de Paris ayant statué sur renvoi après cassation se sont quasi exclusivement fondés sur d’autres éléments à charge pour retenir la culpabilité des requérants. Les juges ont principalement retenu les informations qui étaient déjà en possession des services de renseignement, ainsi que les déclarations détaillées faites par les requérants au cours de leur garde à vue et durant l’information judiciaire. La Cour note que le tribunal correctionnel a estimé que les diligences accomplies par les fonctionnaires de l’unité de la DST chargée du renseignement sur la base de Guantánamo n’avaient rien apporté de nouveau. Le tribunal correctionnel, dont les motifs ont été ensuite confirmés par la cour d’appel, s’est fondé sur des éléments étrangers aux déclarations faites par les requérants à Guantánamo dans le cadre des missions tripartites, exception faite d’une seule référence à une note de l’unité renseignement de la DST. Ainsi, après avoir décidé de statuer, par une même décision, sur le cas des deux requérants, le tribunal a successivement examiné leurs motivations, la détention et l’usage d’un passeport falsifié, leur passage par Londres et leur conscience de s’inscrire dans le cadre d’une filière à caractère terroriste, ainsi que leur formation au camp d’Al Farouk, situé dans la région de Kandahar en Afghanistan, en s’appuyant très largement sur de nombreux extraits des dépositions des requérants réalisées exclusivement après leur retour en France, à savoir au cours de leur garde à vue, devant le juge d’instruction et durant l’audience. Le tribunal s’est fondé sur les informations relatives aux membres de la famille de M. Benchellali, rappelant que ce dernier avait vécu dans un environnement lié à l’islamisme radical de manière permanente, évoquant les condamnations prononcées à l’encontre de son père, imam qui prônait le djihad et pratiquait des quêtes pour financer les combattants volontaires, de sa mère et de ses deux frères, ce qui établissait que ces derniers se trouvaient au cœur d’un réseau de soutien logistique aux volontaires désireux de combattre en Afghanistan et en Tchétchénie. Le tribunal a également rappelé, notamment, que les membres de cette famille étaient impliqués dans des projets d’attentats d’un groupe islamiste démantelé à Romainville et à la Courneuve en 2002. La Cour note que, dans la motivation relative aux faits reprochés aux requérants, le jugement ne comporte qu’une seule référence à des informations obtenues dans le cadre d’une mission sur la base de Guantánamo, à savoir une note du 5 avril 2002 énumérant le contenu de la formation au camp d’Al Farouk, portant sur le maniement d’armes individuelles, la tactique de combat, la topographie et l’étude d’explosifs. Constatant que les éléments recueillis au cours des auditions menées dans le cadre des trois missions tripartites n’ont servi de fondement ni aux poursuites engagées à l’encontre des requérants ni à leur condamnation, la Cour est d’avis que, dans les circonstances de l’espèce, la procédure pénale suivie pour chacun des requérants a été équitable dans son ensemble. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

CEDH

SUR LA TORTURE A GUANTANAMO

  1. Principes généraux

69.  La Cour rappelle que les garanties offertes par l’article 6 §§ 1 et 3 s’appliquent à tout « accusé » au sens autonome que revêt ce terme pour l’application de la Convention. Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (Ibrahim et autres, précité, § 249, et les jurisprudences citées). Tel peut être le cas lorsqu’une personne est entendue comme témoin, dès lors que, dès son interpellation et son placement en garde à vue, les autorités avaient des raisons plausibles de soupçonner qu’elle était impliquée dans la commission de l’infraction qui faisait l’objet de l’enquête ouverte par un juge d’instruction (Brusco c. France, no 1466/07, § 47 et 49, 14 octobre 2010). Ainsi, à titre d’exemple, une personne arrêtée parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale (voir, parmi d’autres, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 42, CEDH 2000‑XII, et Brusco, précité, §§ 47-50), une personne soupçonnée et interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale (Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, §§ 41-43, 18 février 2010, Yankov et autres c. Bulgarie, no 4570/05, § 23, 23 septembre 2010, et Ibrahim et autres, précité, § 296) ou une personne formellement inculpée, selon les modalités du droit interne, d’une infraction pénale (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 66, CEDH 1999‑II, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 44, CEDH 2004‑XI), peuvent toutes être considérées comme « accusées d’une infraction pénale » et prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention. C’est la survenance même du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal (Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 111, 12 mai 2017). La Cour rappelle avoir jugé, dans le cadre des pouvoirs d’investigation préliminaire destinés à aider les agents postés aux frontières à recueillir à des fins de lutte antiterroriste des renseignements sur toute personne entrant dans le pays ou en sortant, que le fait qu’une personne ait subi un interrogatoire destiné à déterminer s’il apparaissait qu’elle était ou avait été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme ne suffit pas à lui seul à faire entrer en jeu l’article 6 de la Convention (Beghal c. Royaume-Uni, no 4755/16, § 121, 28 février 2019).

  1. Application au cas d’espèce

70.  Faisant application des principes généraux rappelés précédemment aux circonstances très particulières de l’espèce, la Cour relève que les trois missions tripartites effectuées à Guantánamo, respectivement en janvier, mars 2002 et janvier 2004, poursuivaient plusieurs objets dont aucun ne permet de conclure qu’à ce stade, les requérants faisaient l’objet, de la part de ceux qui les ont conduites, d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Une fois informées de la présence des intéressés sur la base américaine, il s’agissait en effet pour les autorités françaises de les identifier, de s’assurer de leur état de santé et de leur manifester le soutien de la France, en particulier en exprimant la volonté « que soit mis un terme à une situation de non-droit, qu’ils puissent bénéficier de toutes les garanties reconnues par le droit international et d’un procès juste et équitable » (paragraphe 22 ci-dessus). Dans le même temps, il s’agissait aussi de procéder à des auditions afin de recueillir des informations générales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international. Il ressort des pièces du dossier que ces missions poursuivaient ainsi un triple objectif consulaire, diplomatique et de renseignement (paragraphes 7, 13 et 22 ci-dessus). Comme indiqué, notamment, dans la note de la sous-direction de la sécurité et de la protection des personnes du ministère des Affaires étrangères du 18 avril 2002 concernant les deux premières missions, ces dernières n’avaient reçu aucun mandat judiciaire (paragraphe 15 ci-dessus).

71.  Ainsi que cela fut relevé par le tribunal correctionnel de Paris dans son jugement du 19 décembre 2007 (paragraphe 47 ci-dessus), et qui ressort également de l’arrêt de la cour d’appel du 18 mars 2011, le ministère des Affaires étrangères était le seul maître d’œuvre de ces missions, conduites à son initiative et sous sa seule responsabilité. Des agents de la DST (unité renseignement) ont certes été mis à sa disposition et placés sous son autorité, mais sans être aucunement délégataires d’un quelconque mandat judiciaire. La Cour souligne que ces agents exerçaient leurs fonctions au sein de l’unité chargée du renseignement, et non de l’unité judiciaire, la DST étant à l’époque des faits organisée en deux unités distinctes, qui fonctionnaient de manière indépendante (paragraphe 62 ci-dessus). Les comptes-rendus rédigés par les agents de la DST (unité renseignement) étaient au demeurant classés « secret défense », ce qui est avéré par la décision de déclassification intervenue après le jugement du 27 septembre 2006 ordonnant un supplément d’information (paragraphes 41 et 42 ci-dessus). Cette classification excluait dès lors leur transmission aux autorités judiciaires et, partant, la possibilité d’en faire usage dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre les requérants.

72.  Il est vrai qu’une procédure judiciaire a été engagée parallèlement à la conduite de ces missions tripartites. Après la première mission, qui avait permis d’auditionner le second requérant sur la base de Guantánamo (paragraphe 7 ci-dessus), et au lendemain de l’information transmise aux autorités françaises de l’arrivée du premier requérant (paragraphe 8 ci-dessus), soit le 20 février 2002, le ministère de la Justice a adressé une note au procureur général de la cour d’appel de Paris et au procureur de la République du TGI de Paris mentionnant l’arrestation, par les autorités américaines, des requérants et précisant qu’ils étaient suspectés d’appartenir à l’organisation terroriste Al-Qaïda (paragraphe 9 ci-dessus). Le procureur de la République a ouvert, le 26 février 2002, une enquête préliminaire, confiée à la DST (unité judiciaire), qui visait expressément les requérants sans pour autant disposer, à ce stade, d’éléments de nature à laisser supposer l’existence de la commission, par ces derniers, d’une infraction susceptible d’être poursuivie en France (paragraphe 10 ci-dessus). Le compte-rendu d’enquête du 26 septembre 2002 de la DST (unité judiciaire) qui faisait état d’un certain nombre de faits soulevant des interrogations qualifiées de légitimes, sans comporter d’éléments établissant l’existence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis ou tenté de commettre des infractions relevant de la compétence des juridictions françaises, ainsi d’ailleurs que le signalement, sans lien aucun avec les auditions réalisées à Guantánamo, effectué le 8 février 2002 par le secrétaire général de Tracfin, ont conduit le procureur de la République de Paris à ouvrir une information judiciaire le 5 novembre 2002, pour des faits d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme (paragraphe 18 ci‑dessus). La Cour, qui relève qu’à ce stade, l’incertitude quant à l’avenir judiciaire des requérants, et à la possibilité ou non de les poursuivre pénalement, n’était toujours pas levée, note l’absence de tout lien entre la conduite des missions tripartites sur la base de Guantánamo et des auditions des requérants auxquelles elles ont donné lieu, d’une part, et les procédures judiciaires engagées parallèlement sur le territoire français à l’encontre de ces derniers, d’autre part.

73.  La Cour relève également que la demande d’entraide judiciaire en matière pénale adressée le 2 avril 2002 auprès des autorités américaines, et au demeurant restée sans suite, avait pour objet de rechercher des éléments qui faisaient défaut, aux fins de pouvoir connaître et apprécier les circonstances du départ et du parcours des requérants à partir du sol français, les sollicitations, les appuis et les directives dont ils avaient pu être destinataires avant la formation reçue en Afghanistan.

74.   La troisième mission tripartite, organisée du 17 au 24 janvier 2004 sur la base de Guantánamo, a certes été menée postérieurement à l’ouverture de l’information judiciaire. Mais la Cour relève que son objet n’avait pas été modifié par rapport à celui poursuivi par les deux premières missions et qu’elle s’est déroulée de manière autonome vis-à-vis des différentes procédures judiciaires engagées sur le territoire français. Elle note en outre que, dans une note rédigée en avril 2014, à la suite de cette dernière mission, la DST (unité renseignement) souligne, en termes exempts d’ambiguïté, que « [si les requérants] venaient à être renvoyés en France (...) leur mise en examen et leur incarcération n’apparaiss[ai]ent pas assurées. En effet, au stade actuel de nos connaissances, ils ne sont liés à aucune activité en France pouvant être poursuivie » (paragraphe 23 ci-dessus).

75.  La Cour considère que ces différents éléments viennent au soutien des solutions retenues par les juridictions internes (paragraphes 47 et 56-57 ci-dessus), pour lesquelles les missions effectuées à Guantánamo étaient à caractère exclusivement administratif et sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes, et avaient pour objectif d’identifier les personnes détenues et de recueillir des renseignements, et non de collecter des éléments de preuve d’une infraction pénale qui aurait été commise.

76.  La Cour relève que tant le tribunal correctionnel (paragraphe 47 ci‑dessus) que la cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 18 mars 2011 (paragraphe 57 ci-dessus), ont souligné le fait que les renseignements obtenus étaient déjà connus par la DST (unité judiciaire), en raison de l’exploitation de ses bases de données et « de son travail classique de recoupement des informations précises et circonstanciées déjà connues avant l’ouverture de l’enquête préliminaire », notamment en recourant à l’étude d’autres procédures pénales en cours ou achevées, comme cela avait été précisé initialement par la DST (unité judiciaire) dans son compte-rendu d’enquête préliminaire du 26 septembre 2002 (paragraphe 17 ci-dessus). Lors de son audition du 2 février 2007, M.D., chef de la section anti-terroriste du parquet de Paris, dont les propos ont été repris par les juges du fond dans leurs décisions, avait également relativisé l’importance des auditions des requérants sur la base de Guantánamo en soulignant « la qualité des renseignements de nature judiciaire fournis par les procès-verbaux de l’enquête préliminaire (...) fondés en très grande partie, voire quasi-totalement sur des archives très souvent judiciaires » (paragraphe 42 ci-dessus). La Cour note que les requérants eux-mêmes ont fait des déclarations en ce sens au cours de l’audience devant le tribunal correctionnel de Paris (paragraphe 46 ci‑dessus).

77.  Certes, ainsi que l’a relevé, la cour d’appel de Paris, il est incontestable qu’à compter du 26 février 2002, jour de la saisine de la DST par le parquet dans le cadre d’une enquête préliminaire, l’unité judiciaire de la DST en avait la charge et se trouvait, dans cette mesure soumis aux règles du code de procédure pénale (paragraphe 57 ci-dessus). La Cour constate cependant que la cour d’appel, ainsi qu’il lui appartenait de le faire, a vérifié si les informations transmises par la suite aux autorités judiciaires avaient ou non porté atteinte aux droits des prévenus. Tel aurait été le cas si elles avaient constitué des éléments à charge, obtenus sans respecter les règles du code de procédure pénale (ibidem) et à la fois nouveaux et déterminants pour l’issue de la procédure judiciaire. Après avoir longuement détaillé la chronologie des différents faits et actes, examiné les pièces déclassifiées et les procès‑verbaux de l’enquête de la DST (unité renseignement) qui avaient été versés au débat contradictoire, la cour d’appel a conclu, dans un arrêt spécialement motivé, que le caractère administratif des missions tripartites était avéré et que rien ni personne ne rattachait leur conduite à la procédure judiciaire. En effet, les éléments communiqués à l’autorité judiciaire provenaient d’un travail de recherche classique sans rapport avec ces missions, avec l’exploitation d’archives et de données issues d’autres procédures pénales. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ce constat motivé des juridictions internes.

78.  Compte tenu de ce qui précède, et au vu des décisions dûment motivées du tribunal correctionnel dans son jugement du 19 décembre 2007 et de la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 18 mars 2011, la Cour considère que, dans le cadre des auditions effectuées par les missions tripartites sur la base de Guantánamo, lesquelles étaient sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes en France, les requérants n’ont pas fait l’objet, de la part des autorités les ayant menées, d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Un tel constat dispense la Cour de se pencher sur la question de juridiction, au sens de l’article 1 de la Convention, qui pourrait se poser, et la conduit à trancher celle, essentielle, du respect de l’équité globale de la procédure qui s’est déroulée devant les autorités nationales.

SUR LE DEROULEMENT DE LA PROCEDURE EN FRANCE

Principes généraux

85.  La Cour rappelle tout d’abord qu’en vertu de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45‑46, série A no 140, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, et Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 88, 10 mars 2009).

86.  La Cour n’a donc pas à se prononcer, par principe, sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilité du requérant. Elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’« illégalité » en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (voir, notamment, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 95, CEDH 2006‑IX).

87.  Elle a déjà jugé que l’utilisation dans le cadre d’une procédure pénale d’éléments de preuve recueillis en méconnaissance de l’article 3 de la Convention avait porté atteinte à l’équité de cette procédure, même si le fait de les avoir admis comme preuves ne fut pas décisif pour la condamnation du suspect (Jalloh, précité, § 99).

88.  La Cour rappelle ensuite que lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, elle doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (voir, parmi de nombreux précédents, Ibrahim et autres, précité, § 250). Le respect des exigences du procès équitable, qui s’appliquent à toutes les procédures pénales, quel que soit le type d’infraction concerné, s’apprécie au cas par cas à l’aune de la conduite de la procédure dans son ensemble et non en se fondant sur l’examen isolé de tel ou tel point ou incident, bien que l’on ne puisse exclure qu’un élément déterminé soit à ce point décisif qu’il permette de juger de l’équité du procès à un stade précoce (Ibrahim et autres, précité, § 251, et Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 121, 9 novembre 2018).

  1. Application au cas d’espèce

89.  La Cour rappelle que les requérants avaient soulevé un grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions de leurs auditions par les agents de la DST (unité renseignement) sur la base de Guantánamo. Elle souligne qu’elle a déjà eu l’occasion de relever que les conditions de détention dans la base de Guantánamo ont fait l’objet de dénonciations émanant de différentes sources accessibles au public, évoquant des allégations de mauvais traitements et d’abus sur des personnes suspectées de terrorisme et détenues par les autorités américaines dans ce cadre (voir, en particulier, Al Nashiri c. Pologne, no 28761/11, § 439, 24 juillet 2014, Al Nashiri c. Roumanie, no 33234/12, § 579, 31 mai 2018, et Abu Zubaydah c. Lituanie, no 46454/11, § 565, 31 mai 2018 ; cf., également, la partie « Texte de droit international et autres documents pertinents » de l’arrêt El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 99, 106-110, 111 et suivants, CEDH 2012). La Cour précise que, dans la présente affaire, elle a déclaré le grief des requérants tiré de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les agents français irrecevable, par une décision du 4 avril 2018. Compte tenu des circonstances particulières du cas de l’espèce, la Cour s’attachera néanmoins à vérifier, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, si et dans quelle mesure les juges internes ont pris en considération les allégations de mauvais traitements des requérants, alors même qu’ils auraient été subis en dehors de l’État du for (voir El Haski c. Belgique, no 649/08, §§ 87 et 88, 25 septembre 2012) et leur éventuelle répercussion sur l’équité de la procédure.

90.  Avant de déterminer, en appliquant les principes généraux rappelés ci-dessus aux circonstances de l’espèce, si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable, la Cour rappelle que la définition de la notion de procès équitable ne saurait être soumise à une règle unique et invariable mais elle est, au contraire, fonction des circonstances propres à chaque affaire (Ibrahim et autres, précité, § 250, et Beuze, précité, § 120).

91.  La Cour relève tout d’abord qu’il n’est pas contesté par les parties qu’à tout le moins, à compter de leur placement en garde à vue, le 27 juillet 2004, jour de leur arrivée en France, les requérants ont fait l’objet d’une « accusation en matière pénale ».

92.  La Cour observe ensuite que par un jugement avant dire droit du 27 septembre 2006, le tribunal correctionnel a ordonné un supplément d’information qui a conduit à l’audition d’un certain nombre de personnes, mais également à la déclassification de divers documents concernant les « missions tripartites » effectuées sur la base de Guantánamo, émanant des ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères, qui furent ensuite versés au dossier de la procédure, le 26 avril 2007, et soumis au débat contradictoire (paragraphes 41 et 42 ci‑dessus).

93.  Dans ces conditions, il lui appartient d’apprécier l’utilisation qui a effectivement été faite des déclarations litigieuses au cours de la procédure judiciaire, tant au stade de l’instruction que lors du procès au fond. En particulier, la Cour examinera si les juridictions internes ont répondu de manière adéquate aux objections soulevées par les requérants quant à la fiabilité et à la valeur probante de leurs déclarations et leur ont donné une possibilité effective de contester leur recevabilité et de s’opposer effectivement à leur utilisation (voir, mutatis mutandis, Belugin c. Russie, no 2991/06, § 74 et suivants, 26 novembre 2019, et  El Haski, précité, § 90). D’une part, la Cour renvoie à son constat selon lequel, au moment de leurs auditions par les missions tripartites dans le camp de Guantánamo, les requérants ne faisaient pas l’objet, de la part des membres de ces missions tripartites les ayant auditionnés, d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 78 ci-dessus). Les poursuites engagées à l’encontre des requérants se sont fondées sur des éléments qui ne provenaient pas de ces auditions effectuées sur la base de Guantánamo. D’autre part, elle relève que les déclarations litigieuses ont été portées à la connaissance des juridictions internes et versées au dossier de la procédure, afin de déterminer si et dans quelle mesure elles ont contribué à la condamnation des requérants et si l’éventuelle atteinte aux droits de la défense a pu être réparée par la suite (mutatis mutandis, Kolu c. Turquie, no 35811/97, § 57, 2 août 2005). Autrement dit, la Cour doit s’assurer que l’équité du procès pénal a été respectée dans les circonstances de l’espèce.

94.  En premier lieu, la Cour constate que dès leur arrivée sur le territoire français, les requérants furent interpellés par l’unité judiciaire de la DST et placés en garde à vue (paragraphe 26 ci-dessus). Il n’est pas contesté que les interrogatoires furent menés par des agents différents de ceux qui avaient participé aux « missions tripartites » sur la base de Guantánamo. En outre, il n’est établi par aucun élément au dossier que, dans les circonstances de l’espèce, les agents de l’unité judiciaire de la DST chargés des interrogatoires au cours de la garde à vue auraient été au courant du contenu des informations collectées par leurs collègues sur la base américaine de Guantánamo.

95.  Elle constate par ailleurs que les requérants, interrogés à treize reprises au cours de leur garde à vue (paragraphe 26 ci-dessus), ont répondu aux questions des enquêteurs en apportant de très nombreux détails sur leur parcours, leur formation en Afghanistan, ainsi que sur leurs motivations (paragraphes 26 à 28 ci-dessus).

96.  La Cour note en deuxième lieu que les requérants, assistés de leurs avocats, ont par la suite été interrogés par le juge d’instruction, respectivement à dix et huit reprises (paragraphe 30 ci-dessus).

97.  Tout au long de la procédure, les requérants et leurs conseils ont pu faire valoir leurs arguments, présenter leurs demandes et exercer les recours qui leur étaient ouverts, que ce soit au cours de l’information judiciaire ou devant les juridictions du fond. Si certaines de leurs demandes ont été rejetées, ils ont en revanche obtenu, notamment, que soit ordonné un supplément d’information par le jugement avant dire droit du 27 septembre 2006 (paragraphes 40 et 41 ci-dessus). En particulier, la Cour relève que les requérants ont eu accès aux documents versés au dossier après leur déclassification et qu’ils ont effectivement été en mesure d’en débattre, assistés de leurs avocats, dans le respect du principe du contradictoire, ce dont attestent l’ensemble des décisions des juridictions du fond (jugement du tribunal correctionnel du 19 décembre 2007, arrêts de la cour d’appel de Paris des 24 février 2009 et 18 mars 2011) et de la Cour de cassation (arrêts des 17 février 2010 et 3 septembre 2014).

98.  Enfin, la Cour constate que si ces documents litigieux ont été utilisés dans la procédure au fond, le jugement de première instance et l’arrêt de la cour d’appel de Paris ayant statué sur renvoi après cassation se sont quasi exclusivement fondés sur d’autres éléments à charge pour retenir leur culpabilité. Ainsi, les juges internes ont principalement retenu, dans le cadre de décisions longuement motivées, les informations qui étaient déjà en possession des services de renseignement, en particulier au moyen des recoupements effectués avec d’autres procédures judiciaires terminées ou toujours en cours, ainsi que les déclarations détaillées faites par les requérants au cours de leur garde à vue et durant l’information judiciaire. Elle note que le tribunal correctionnel, dont les motifs furent confirmés par la cour d’appel, a tout d’abord estimé que les diligences accomplies par les fonctionnaires de l’unité de la DST chargée du renseignement sur la base de Guantánamo n’avaient rien apporté de nouveau, reprenant à ce titre les déclarations du chef de la section anti-terroriste du parquet de Paris selon lesquelles les renseignements étaient déjà connus par l’unité judiciaire de la DST dont les fonctionnaires avaient fait le recollement dans un certain nombre de procès-verbaux relatives à d’autres procédures (paragraphe 47 ci-dessus). Il s’est ensuite fondé sur des éléments étrangers aux déclarations faites par les requérants à Guantánamo dans le cadre des missions tripartites, exception faite d’une seule référence à une note de l’unité renseignement de la DST (paragraphes 48 et 49 ci-dessus).

99.  En effet, après avoir décidé de statuer, par une même décision, sur le cas des deux requérants, dans la mesure où le frère de M.B. était à l’origine de leur départ vers l’Afghanistan, le tribunal a successivement examiné leurs motivations, la détention et l’usage d’un passeport falsifié, leur passage par Londres et leur conscience de s’inscrire dans le cadre d’une filière à caractère terroriste, ainsi que leur formation au camp d’Al Farouk, situé dans la région de Kandahar en Afghanistan, en s’appuyant, pour ce faire, très largement sur de nombreux extraits des dépositions des requérants réalisées exclusivement après leur retour en France, à savoir au cours de leur garde à vue, devant le juge d’instruction et durant l’audience. Ainsi, le tribunal s’est tout d’abord fondé sur les informations relatives aux membres de la famille du second requérant, rappelant que ce dernier avait vécu dans un environnement lié à l’islamisme radical de manière permanente et évoquant les condamnations prononcées à l’encontre de son père, imam d’une mosquée qui organisait notamment des projections de vidéos prônant le djihad, ainsi que des quêtes pour financer les combattants volontaires, de sa mère et de ses deux frères, ce qui établissait que ces derniers se trouvaient au cœur d’un réseau de soutien logistique aux volontaires désireux de combattre en Afghanistan et en Tchétchénie. Il a également rappelé que les membres de cette famille étaient impliqués dans des projets d’attentats d’un groupe islamiste démantelé à Romainville et à la Courneuve en 2002. Le tribunal a expressément cité plusieurs extraits de procès-verbaux d’audition du second requérant pour les mettre en perspective avec le comportement de sa famille et pour évoquer les changements dans ses déclarations concernant ses motivations personnelles, puisqu’il avait successivement évoqué, de manière contradictoire, son désir d’apprendre l’arabe et d’approfondir ses connaissances religieuses, puis le maniement des armes ou encore sa volonté de prouver « certaines choses » à sa famille, déduisant de ces propos sa « parfaite mauvaise foi ». De plus, le tribunal a repris des extraits des dépositions de l’un des frères de ce requérant, H.B., pour confirmer le sens de sa démarche et, citant toujours le second requérant au cours de sa garde à vue, pour en déduire qu’il avait pleinement conscience de son engagement, qu’il n’avait par ailleurs eu de cesse de vouloir dissimuler (paragraphe 48 ci-dessus).

100.  Par ailleurs, le tribunal correctionnel de Paris a relevé les variations du premier requérant, dans ses déclarations quant à sa motivation, s’appuyant sur celles effectuées au cours de sa garde à vue. De même, pour juger que les faits reprochés étaient constitués, le tribunal s’est fondé sur les explications présentées par les requérants en garde à vue, devant le juge d’instruction, ainsi qu’au cours de l’audience, citant de larges extraits de leurs déclarations dans son jugement, ainsi que sur des informations étrangères aux requérants concernant certains lieux ou membres de réseaux terroristes, des renseignements généraux contenus dans le dossier de l’information judiciaire et les dépositions de deux coprévenus. La Cour note que, dans la motivation relative aux faits reprochés aux requérants, le jugement ne comporte qu’une seule référence à des informations obtenues dans le cadre d’une mission sur la base de Guantánamo, à savoir le passage d’une note du 5 avril 2002 énumérant le contenu de la formation au camp d’Al Farouk, portant sur le maniement d’armes individuelles, la tactique de combat, la topographie et l’étude d’explosifs (paragraphe 49 ci-dessus).

101.  Compte tenu de ce qui précède, et constatant que les éléments recueillis au cours des auditions menées dans le cadre des trois missions tripartites n’ont servi de fondement ni aux poursuites engagées à l’encontre des requérants ni à leur condamnation, la Cour est d’avis que, dans les circonstances de l’espèce, la procédure pénale suivie pour chacun des requérants a été équitable dans son ensemble.

102.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

REPARATION D'UNE ACCUSATION PENALE INUTILE

MILADINOVA c. BULGARIE du 7 février 2023 requête n° 31604/17

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Réouverture de la procédure pénale plus de huit mois après sa clôture alors que la procédure civile en dommages-intérêts engagée contre les organes d’enquête pour demander réparation du préjudice subi en raison d’accusations illégales était en cours d’examen • Changement législatif positif de 2005 ayant limité dans le temps à un an ou deux ans le pouvoir du parquet d’ordonner la réouverture d’une procédure pénale • Intéressée en net désavantage par rapport au parquet disposant d’un pouvoir discrétionnaire d’influencer la procédure civile en ordonnant une décision non motivée par l’existence d’insuffisances concrètes dans l’enquête pénale et non susceptible de contrôle judiciaire • Restriction litigieuse non proportionnée

  1. L’appréciation de la Cour

29.  La Cour rappelle les principes généraux relatifs au droit d’accès à un tribunal en matière civile (Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, §§ 112‑116, 15 mars 2018, et Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76‑79, 5 avril 2018 ; voir aussi Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49-58, 20 octobre 2011, et Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, §§ 84‑90 et 116, 29 novembre 2016).

30.  En particulier, la Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être concret et effectif et non pas théorique et illusoire. L’effectivité de l’accès au juge suppose qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Paroisse gréco‑catholique Lupeni et autres, précité, § 86).

31.  Le droit d’accès aux tribunaux n’étant toutefois pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Cependant, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Paroisse gréco‑catholique Lupeni et autres, précité, § 89, Naït-Liman, § 115, Zubac, précité, § 78, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 195, 25 juin 2019).

32.  En outre, l’article 6 § 1 garantit le droit à un procès équitable, lequel comprend, entre autres, l’exigence de l’égalité des armes au sens d’un juste équilibre où chacune des parties se voit offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 46, série A no 301-B, et Fileva, précité, § 38).

33.  Dans la procédure civile interne en l’espèce, la requérante, s’appuyant sur l’ordonnance du procureur de district du 27 mai 2014 par laquelle celuici avait mis un terme à la procédure pénale dirigée contre elle (paragraphe 5 cidessus), a introduit une action en dommages-intérêts contre les organes de poursuites, notamment le parquet de district et le ministère des Affaires intérieures, pour les dommages qu’elle estimait avoir subis à raison des poursuites illégales. L’ordonnance en question pouvait toutefois être annulée par un procureur hiérarchique de rang supérieur, dans les délais prévus par l’article 243, alinéa 10, du CPP (paragraphe 16 ci-dessus). Ainsi, alors que la procédure civile était pendante en première instance, cette ordonnance a été annulée, ce qui a entraîné la réouverture de la procédure pénale dirigée contre la requérante (paragraphes 7 et 11 ci-dessus).

34.  Eu égard à ce contexte, la Cour se doit d’examiner si, dans les circonstances de l’affaire, la décision de réouverture de la procédure pénale contre la requérante, ordonnée par le procureur régional, le 12 février 2015, alors que l’action civile en dommages-intérêts engagée par l’intéressée était en cours d’examen, a enfreint son droit d’accès à un tribunal et les garanties d’un procès équitable, inhérentes à l’article 6 § 1 de la Convention (Fileva, précité, § 40).

35.  La Cour note que, dans l’affaire Fileva précitée, elle a conclu au non-respect de l’article 6 en ce qu’en l’absence de garanties procédurales entourant la réouverture des poursuites pénales, telles qu’une durée limitée, la référence à des critères légaux bien définis, ou encore le contrôle judiciaire, le pouvoir discrétionnaire du procureur de rouvrir la procédure pénale lui a donné, alors qu’il était partie défenderesse dans la procédure civile en dommages-intérêts, la possibilité d’influencer la portée et l’issue de cette dernière procédure. Cela a eu pour effet de placer la requérante dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (Fileva, précité, § 44).

36.  La Cour observe plusieurs points de similitude entre la présente affaire et celle examinée dans l’arrêt Fileva, précité. D’abord, la procédure pénale en l’espèce a été rouverte au motif que l’enquête devait aboutir à un acte d’accusation vu le caractère continue de l’infraction en cause (paragraphe 7 ci-dessus). Tout comme dans l’affaire Fileva, précitée, il semble que la décision du procureur hiérarchique n’indiquait pas d’insuffisances spécifiques dans l’enquête (telles que la découverte de nouvelles preuves, un abus de pouvoir, une erreur manifeste dans l’interprétation de la loi matérielle ou toute autre raison dictée par les intérêts de la justice ; Fileva, précité, § 41). Le Gouvernement n’a pas non plus démontré l’existence de tels manquements. La Cour note qu’en l’occurrence le motif principal de réouverture invoqué par le procureur régional renvoyait vers un prétendu non-respect des instructions du tribunal régional d’analyser la cause comme une situation continue (paragraphe 7 ci-dessus). Ce motif manque manifestement de pertinence car il ressort clairement que l’ordonnance annulée du procureur inférieur était fondée sur le fait qu’aucune infraction ne pouvait être reprochée à la requérante (paragraphe 6 ci-dessus), de sorte qu’il n’y avait pas lieu d’analyser quel serait le caractère de cette infraction. Dans la mesure où le procureur régional s’est également appuyé sur le défaut de fondement de l’ordonnance mettant fin à la procédure, la Cour relève que celui-ci n’a fourni aucune analyse des preuves et n’a pas étayé en quoi la conclusion du procureur inférieur, selon laquelle il ne pouvait être établi que le foyer était le propriétaire des biens en cause (paragraphe 7 ci-dessus), était erronée. L’absence d’une telle justification sérieuse de la décision du procureur régional de rouvrir la procédure pénale a été confirmée par le fait de l’acquittement de la requérante notamment pour manque de preuves suffisantes de nature à établir sa culpabilité (paragraphe 9 ci-dessus).

37.  Par ailleurs, la Cour observe que les modifications apportées au régime de réouverture de la procédure pénale ordonnée par le procureur, dans le CPP de 2005, n’ont pas pallié l’absence d’obligation pour les autorités de poursuite d’indiquer des raisons spécifiques ou de justifier de manière motivée la décision de réouverture en question. Une telle décision peut être ordonnée dans tous les cas où les autorités trouveraient que la clôture de la procédure pénale n’a pas été justifiée sous l’angle de l’article 243, alinéa 1, du CPP de 2005. De plus, cette décision ne semble toujours pas être susceptible de contrôle judiciaire (paragraphe 16 ci-dessus, voir aussi Fileva, précité, § 42).

38.  Il est vrai qu’à la différence de l’affaire Fileva, précitée, la possibilité pour le procureur de rang supérieur d’ordonner la réouverture de la procédure pénale dirigée contre la requérante a été limitée dans le temps à un an ou deux ans, selon la gravité de l’infraction, à la suite des modifications législatives apportées par le CPP de 2005 (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour note aussi que le droit interne prévoit un délai de prescription de cinq ans pour ce qui est de la responsabilité délictuelle de l’État, soit un délai assez large de nature à permettre aux justiciables concernés d’introduire une action civile pour poursuites illégales, même après l’écoulement des délais d’un an ou de deux ans pendant lesquels le parquet garde sa compétence de rouvrir une procédure clôturée. Toujours est-il, pour la Cour, que ce régime réserve au procureur général dans « des cas exceptionnels » le pouvoir d’annuler, sans délai, une décision mettant un terme aux poursuites pénales sans pour autant spécifier des critères précis. De plus, il apparaît que le CPP de 2005 ne contient pas de règle limitant le nombre de décisions par lesquelles le procureur peut prononcer une réouverture de la procédure pénale et qu’une fois celle-ci rouverte, tous les délais d’enquête courent à nouveau (paragraphe 17 cidessus). Ces constats de la Cour n’empêchent pas l’État défendeur de conduire sa politique pénale et, en particulier, le procureur supérieur d’ordonner la réouverture d’une procédure pénale, y compris dans les cas où une action en dommages et intérêts est déjà engagée, comme c’est le cas en l’espèce, si le procureur avance des motifs spécifiques et valablement justifiés, de sorte à prévenir un abus potentiel dans de telles circonstances.

39.  Cela étant noté, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur la conformité de ce régime in abstracto avec les exigences de l’article 6, mais à analyser les circonstances de la présente affaire. Ainsi, elle observe que le procureur de district a clôturé la procédure pénale le 27 mai 2014, une décision considérée comme définitive en droit interne (paragraphe 14 cidessus). La Cour remarque que la victime n’a pas contestée cette décision (paragraphe 5 ci-dessus) et que le procureur régional a ordonné sa réouverture le 12 février 2015 (paragraphe 7 ci-dessus), soit plus de huit mois se sont écoulés entre ces deux décisions, tout comme dans l’affaire Fileva, précitée. La Cour reconnaît qu’il apparaît, comme le suggère le Gouvernement, que la requérante avait la possibilité soit d’attendre l’écoulement du délai durant lequel le parquet pouvait éventuellement rouvrir la procédure (paragraphes 16 et 28 ci-dessus), soit d’introduire une nouvelle action en dommages-intérêts fondée sur le jugement d’acquittement du 12 décembre 2016 (paragraphes 9, 14 et 21 cidessus). Cependant, la Cour estime que la période litigieuse de huit mois était suffisamment longue pour que l’intéressée puisse ressentir des répercussions sur sa situation personnelle, par exemple sur sa réputation, de sorte qu’on ne peut lui reprocher d’avoir ester en justice pour faire valoir ses droits à une indemnité.

40.  La Cour ne peut non plus reprocher à la requérante de ne pas avoir contesté la décision du procureur de district mettant un terme à la procédure pénale afin d’obtenir un jugement d’acquittement, dans la mesure où le droit interne accordait la possibilité d’être indemnisé lorsque les poursuites étaient clôturées par le parquet y compris lorsque les accusations n’étaient pas établies (paragraphe 14 ci-dessus), tel était précisément son cas. La Cour rappelle qu’elle ne peut spéculer sur la question de savoir si la réouverture de la procédure pénale a été ordonnée en « représailles » à l’action en dommages-intérêts introduite par la requérante ou pour empêcher que la procédure civile n’aboutisse. Toutefois, elle observe que, tout comme dans l’affaire Fileva, précitée, le parquet, qui était partie à la procédure civile, a pu influencer son issue simplement en rouvrant les poursuites pénales dirigées contre la requérante, sans même que la victime ait contesté l’ordonnance mettant un terme aux poursuites (paragraphe 5 ci-dessus). Cette décision de réouverture a inévitablement conduit à la fin de la procédure civile contre les intérêts de la requérante (Fileva, précité, § 43). Le fait que la requérante pouvait introduire une nouvelle action fondée sur un jugement d’acquittement n’est pas pertinent pour la Cour.

41.  Ainsi, même en notant le changement législatif positif qui a limité dans le temps le pouvoir du parquet d’ordonner la réouverture d’une procédure pénale, la Cour considère que, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, la requérante a subi une atteinte à la substance même de son droit d’accès à un tribunal ; la restriction litigieuse n’a pas été proportionnée aux buts légitimes de protection de l’ordre public et du bon déroulement de l’enquête pénale. L’intéressée s’est retrouvée, par cette occasion, dans une situation de net désavantage par rapport au parquet, lequel disposait d’un pouvoir discrétionnaire qui lui a permis d’influencer la procédure civile en ordonnant une décision qui n’était pas motivée par l’existence d’insuffisances concrètes dans l’enquête pénale, et qui n’était pas susceptible de contrôle judiciaire (Fileva, précité, § 44).

42.  Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de rejeter la première et la deuxième branches de l’exception de nonépuisement des voies de recours internes jointes à l’examen au fond (paragraphe 23 ci-dessus), et de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

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