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"La recevabilité est le premier couperet
de l'examen de votre requête par la CEDH"
Frédéric Fabre docteur en droit.
SUBSIDIARITÉ DE LA CEDH
Le 16 mai 2013, le protocole 15 adopté par le Comité des ministres du Conseil des ministres prévoit en son article 1 :
A la fin du préambule de la Convention, un nouveau considérant est ajouté et se lit comme suit :
«Affirmant qu’il incombe au premier chef aux Hautes Parties contractantes, conformément au principe de subsidiarité, de garantir le respect des droits et libertés définis dans la présente Convention et ses protocoles, et que, ce faisant, elles jouissent d’une marge d’appréciation, sous le contrôle de la Cour européenne des Droits de l’Homme instituée par la présente Convention»
Valada Matos Das Neves du 29 octobre 2015 requête n° 73798/13
68. En même temps, le principe de subsidiarité ne signifie pas qu’il faille renoncer à tout contrôle sur le résultat obtenu du fait de l’utilisation de la voie de recours interne, sous peine de vider les droits garantis par l’article 6 § 1 de la Convention de toute substance. À cet égard, il y a lieu de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs.
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- LE DÉLAI DE QUATRE MOIS POUR SAISIR LA CEDH
- LA QUALITÉ DE VICTIME DU REQUÉRANT
- L'ÉTAT DOIT AVOIR LA QUALITÉ DE PARTIE
- LE CARACTERE SUBSIDIAIRE DE LA CEDH
- L'INTERPRÉTATION DE LA CONVENTION PAR LA C.E.D.H
- LA PROCÉDURE DU JUGE UNIQUE ET L'ABUS D'ENVOIS DE REQUÊTES
- LES AFFAIRES INTERETATIQUES
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MOTIVATION EXCEPTIONNELLE DE LA CEDH
AKIN c. TURQUIE du 17 novembre 2020 Requête n° 58026/12)
Art 35 § 1 • Étendue du devoir de diligence du requérant au regard de la règle des six mois dans une procédure pénale contre un policier éteinte par prescription
43. Au surplus, la Cour constate qu’en l’espèce, la décision de la Cour de cassation n’a pas été rendue dans un délai excessivement long qui aurait permis de dire que le requérant n’aurait pas dû attendre l’issue de cette procédure.
44. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’aucune négligence n’est attribuable au requérant qui a attendu l’issue de la procédure.
45. Pour finir, la Cour note qu’en droit turc, les décisions de radiation du rôle pour prescription pénale rendue par la Cour de cassation ne sont pas signifiées aux parties (paragraphe 23 ci-dessus). Or, elle rappelle avoir déjà dit que lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, il convient de prendre en considération la date de la mise au net de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, 25 mars 1999, Yavuz et autres c. Turquie (déc.) no 48064/99, 1erfévrier 2005).
46. Il convient donc de prendre en considération comme le dies a quo du délai de six mois, le 4 juin 2012, date à laquelle la décision finale rendue par la Cour de cassation le 21 mars 2012 a été déposée au greffe de la cour d’assises. La requête introduite le 20 juillet 2012 n’est donc pas tardive.
LE DÉLAI DE QUATRE MOIS POUR SAISIR LA CEDH
Le délai pour saisir la CEDH est de QUATRE MOIS - Il a été de six mois - après la dernière décision interne. Les jours fériés comptent, même s'ils sont le dernier jour du délai.
Ce délai commence à courir à la date du jour de l'arrêt de la Cour de Cassation ou du Conseil d'État. En matière de détention, au sens de l'article 5 ou 3 de la convention, le délai commence à courir à partir de la libération du détenu même si la procédure d'accusation pénale continue.
LA DATE DE LA POSTE FAIT FOI
BIDZHIYEVA c. RUSSIE du 5 décembre 2017 requête 30 106/10
42. Le Gouvernement estime que la requête a été introduite en dehors du délai de six mois qui a débuté avec l’adoption, le 17 novembre 2009, de l’arrêt d’appel de la cour régionale, et qu’elle est donc tardive. Il expose que, en l’absence de l’enveloppe portant le cachet de la poste indiquant la date d’expédition de la requête, c’est la date de réception de celle-ci par le greffe de la Cour, à savoir le 18 mai 2010, qui doit être considérée comme date d’introduction de la requête.
43. La requérante répond que la requête a été envoyée le 14 mai 2010. Elle fournit à l’appui de ses dires un récépissé délivré par un transporteur et portant cette date. Toutes les autres mentions figurant sur ce récépissé sont illisibles.
44. La Cour constate que la requête est parvenue au greffe par voie postale le 18 mai 2010. Elle estime ainsi que ladite requête a dû être envoyée le 17 mai 2010 au plus tard. Dans ces circonstances, elle considère que le délai de six mois courant à compter du 18 novembre 2009 et expirant le 17 mai 2010 à minuit (voir Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 44 et 60, 29 juin 2012) a été respecté. Elle rejette donc l’exception du Gouvernement tirée de la tardiveté de la requête.
François C. France du 23 avril 2015 requête 26690/11
41. La Cour rappelle que la date à prendre en considération pour le calcul du délai de six mois est celle de l’introduction ou de l’envoi de la requête devant la Cour, le cachet de la poste faisant foi, et non pas celle du cachet de réception apposé sur la requête (voir, par exemple, Kipritçi c. Turquie, no 14294/04, § 18, 3 juin 2008). Elle constate qu’en l’espèce le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention expirait le 21 avril 2011. Or, le cachet de la poste indique que la requête a été expédiée le 20 avril 2011.
42. En conséquence, la Cour estime que la requête a été présentée dans le respect du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention et qu’il y a lieu de rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Gouvernement à ce titre.
Ce délai est d'ordre public pour préserver la sécurité des jugements. La CEDH l'applique même si l'État n'allègue pas le dépassement du délai de 6 mois.
LE DÉLAI DE QUATRE MOIS COMMENCE A COURIR A LA FIN D'UNE SITUATION CONTINUE
Cordella et autres c. Italie du 24 octobre 2019 Requêtes nos 54414/13 et 54264/15
c) L’appréciation de la Cour
131. La Cour relève que les requérants ne se plaignent pas d’un acte instantané mais d’une situation de pollution environnementale perdurant depuis des décennies. Elle rappelle que, lorsque la violation alléguée constitue, comme en l’espèce, une situation continue, le délai de six mois ne commence à courir qu’à partir du moment où cette situation continue a pris fin (voir, parmi d’autres, Çınar c. Turquie, no 17864/91, décision de la Commission du 5 septembre 1994, et Ülke c. Turquie (déc.), no 39437/98, 1er juin 2004).
132. Dès lors, elle estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
C.M. c. BELGIQUE du 13 Mars 2018 requête n° 67957/12
2. Sur l’exception tirée du non-respect du délai de six mois
48. Le Gouvernement fait valoir qu’au vu du délai accordé par la cour d’appel de Mons dans son arrêt du 22 février 2011, le requérant, constatant le défaut d’exécution volontaire de son voisin, disposait d’un intérêt à agir devant les juridictions compétentes dès le 23 février 2012. Si le requérant estimait néanmoins qu’il pouvait directement agir devant la Cour, il aurait dû le faire dans un délai de six mois. La requête ayant été introduite le 15 octobre 2012, ce délai n’a pas été respecté.
49. La Cour constate que la violation alléguée constitue une situation continue. Elle rappelle que dans ce cas ce n’est que lorsque la situation cesse que le délai de six mois commence à courir (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 54, 29 juin 2012).
50. Par conséquent, il y a lieu de rejeter cette exception.
LE DÉLAI DE QUATRE MOIS COMMENCE A COURIR A LA CONNAISSANCE DE
LA DERNIÈRE DÉCISION INTERNE SANS POSSIBILITÉ DE RECOURS
AKIN c. TURQUIE du 17 novembre 2020 Requête n° 58026/12)
Art 35 § 1 • Étendue du devoir de diligence du requérant au regard de la règle des six mois dans une procédure pénale contre un policier éteinte par prescription
33. La Cour a déjà dit que lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, il convient de prendre en considération la date de la mise au net de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, 25 mars 1999, Yavuz et autres c. Turquie (déc.) no 48064/99, 1er février 2005).
34. En vertu du droit turc, les décisions de radiation du rôle pour prescription rendue par la Cour de cassation ne sont pas signifiées aux parties (paragraphe 23 ci-dessus).
35. En l’espèce, la Cour constate que la première procédure susmentionnée a pris fin le 7 juillet 2011 devant la Cour de cassation en raison d’une décision de radiation du rôle, qui a été enregistrée au greffe de la cour d’assises le 22 août 2011.
36. S’agissant de la première procédure, la présente requête introduite le 20 juillet 2012 est par conséquent tardive et doit être rejetée en cette partie, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
37. Pour examiner l’exception formulée par le Gouvernement quant à la seconde procédure susmentionnée, la Cour doit s’inspirer de sa jurisprudence constante selon laquelle lorsqu’un agent des forces de l’ordre est accusé d’actes contraires à l’article 3, la procédure ou la condamnation ne peuvent être rendues caduques par le jeu de la prescription et que l’application de mesures telles que l’amnistie, la grâce ou le sursis à l’exécution de la peine ne pourrait davantage être autorisée (Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 63, 20 décembre 2007, Kopylov c. Russie, no 3933/04, §§ 127-131, 142 et 148, 29 juillet 2010, Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2), no 2858/07, § 93, 23 novembre 2010, et Aleksakhin c. Ukraine, no 31939/06, §§ 60-61, 19 juillet 2012 ; pour un contexte similaire, voir également Dağabakan et Yıldırım c. Turquie, no 20562/07, §§ 64-65, 9 avril 2013, Mehmet Fidan c. Turquie, no 64969/10, §§ 46-49, 16 décembre 2014).
38. Dans la seconde procédure en question, la cour d’assises condamna le 11 décembre 2009 le policier concerné à une peine de réclusion de cinq mois assortie d’une interdiction provisoire d’exercer dans la fonction publique. Le policier se pourvut en cassation. Le délai de la prescription pénale expira au plus tard le 9 décembre 2010. Le 21 mars 2012, la Cour de cassation, en application des articles 102 § 4 et 104 § 2 de l’ancien code pénal, constata la prescription, sans indiquer précisément la date à laquelle celle-ci avait expiré, et raya pour ce motif l’affaire de son rôle.
39. Selon le Gouvernement, étant donné que la règle en question est clairement indiquée dans la loi et est facile à appliquer, le requérant, représenté au surplus par un avocat, aurait dû faire preuve d’une diligence particulière et savoir qu’à partir du 9 décembre 2010 il ne pouvait plus légitiment s’attendre à ce que la juridiction supérieure confirmât ladite condamnation.
40. Cependant, aux yeux de la Cour, pareille conclusion reviendrait à diminuer l’effet voulu des obligations positives de l’État dans le cadre de l’article 3 de la Convention, en particulier celle de mener une enquête effective. Celle-ci est en effet à la charge des autorités judiciaires nationales, lesquelles sont tenues de clore la procédure avant que l’action pénale soit éteinte par la prescription (voir les références au paragraphe 37 ci-dessus). La Cour souligne en particulier que les exigences procédurales concernant les articles 2, 3 et 4 de la Convention concernent principalement l’obligation pesant sur les autorités d’ouvrir et de mener une enquête effective. Cela implique de lancer et d’effectuer une enquête apte à conduire à l’établissement des faits et à permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. À cet égard, il importe de souligner que, conformément à leur obligation procédurale, les autorités doivent agir d’office dès que l’affaire est portée à leur attention. En particulier, elles ne sauraient laisser à la victime l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête. L’obligation procédurale est une obligation de moyens et non de résultat. Il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité (S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 312-320, 25 juin 2020, Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 103, 5 juillet 2016, Bouyid précité, § 119, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 173, 14 avril 2015). Ainsi, il serait contraire à l’esprit de la Convention de renverser cette obligation en imposant à un requérant la responsabilité de calculer le délai de la prescription pénale lui permettant ensuite de déterminer à quel moment saisir la Cour.
41. La présente affaire se distingue aussi de celles dans lesquelles la Cour avait conclu à un manque de diligence de la part des requérants. Par exemple, dans certains cas, aucune enquête n’avait été ouverte, ou bien il s’agissait de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de l’enquête, ou encore de l’absence dans l’immédiat de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir (voir, entre autres, Narin c. Turquie, no 18907/02, §§ 45-51, 15 décembre 2009, Aydınlar et autres c. Turquie (déc.), no 3575/05, 9 mars 2010, Frandes c. Roumanie (déc.), no 35802/05, §§ 18-23, 17 mai 2011).
42. En l’espèce, une procédure avait été entamée et le policier accusé avait été condamné au premier degré à cinq mois de réclusion. Si la Cour de cassation avait donné une priorité à cette affaire, et dans le cas où elle aurait confirmé cette condamnation, la Cour aurait été amené aujourd’hui à examiner plutôt la qualité de victime du requérant. Le devoir de diligence du requérant était par conséquent moindre que celui des autorités nationales.
43. Au surplus, la Cour constate qu’en l’espèce, la décision de la Cour de cassation n’a pas été rendue dans un délai excessivement long qui aurait permis de dire que le requérant n’aurait pas dû attendre l’issue de cette procédure.
44. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’aucune négligence n’est attribuable au requérant qui a attendu l’issue de la procédure.
45. Pour finir, la Cour note qu’en droit turc, les décisions de radiation du rôle pour prescription pénale rendue par la Cour de cassation ne sont pas signifiées aux parties (paragraphe 23 ci-dessus). Or, elle rappelle avoir déjà dit que lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, il convient de prendre en considération la date de la mise au net de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, 25 mars 1999, Yavuz et autres c. Turquie (déc.) no 48064/99, 1er février 2005).
46. Il convient donc de prendre en considération comme le dies a quo du délai de six mois, le 4 juin 2012, date à laquelle la décision finale rendue par la Cour de cassation le 21 mars 2012 a été déposée au greffe de la cour d’assises. La requête introduite le 20 juillet 2012 n’est donc pas tardive.
47. Constatant par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
KONSTANTINOPOULOS et autres c. GRÈCE (n° 2) du 22 novembre 2018 Requêtes nos 29543/15 et 30984/15
Le délai de six mois commence à courir à la connaissance réelle de la dernière destinée à épuiser les voies de recours interne remise aux requérants
47. En premier lieu, le Gouvernement invite la Cour à rejeter les requêtes pour non-respect du délai de six mois. Elle souligne que quel qu’il soit le point du départ de ce délai, à savoir, soit la date à laquelle la fouille a eu lieu, soit la date de la fin de la procédure disciplinaire, soit la date à laquelle le procureur près le tribunal correctionnel de Grevena a classé l’affaire, les deux requêtes ont été introduites en dehors du délai de six mois.
48. Se prévalant de l’arrêt Kucheruk c. Ukraine (no 2570/04, §§ 123 et 124, 6 septembre 2007), les requérants affirment qu’ils ont choisi d’attendre le résultat de l’enquête menée par le procureur compétent sur les incidents du 13 avril 2013. Ils soutiennent que le point de départ du délai de six mois doit se situer à la date à laquelle ils ont eu connaissance de l’issue de l’enquête, moment auquel il leur a été possible de se procurer copie de la décision de classement de la plainte. Or, les représentantes des requérants ont appris l’issue de l’enquête le 19 janvier 2015 et n’ont eu de copie de la décision du procureur qu’après cette date, soit le 28 janvier 2015.
49. La Cour rappelle que le délai de six mois court à compter de la décision définitive dans le cadre de l’épuisement des voies de recours internes (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 7 juin 2001). La période des six mois commence à courir à partir de la date à laquelle le requérant et/ou son représentant a une connaissance suffisante de la décision interne définitive (Koç et Tosun c. Turquie (déc.), no 23852/04, § 6, 13 novembre 2008). Lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, il convient de prendre en considération la date de la mise au net de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (Papachelas c. Grèce [GC], arrêt du 25 mars 1999, Recueil des arrêts et décisions 1999-II, § 30). Le requérant ou son avocat doivent faire preuve de diligence pour obtenir une copie de la décision déposée au greffe (Ölmez c. Turquie (déc.) no 39464/98, 1er février 2005).
50. La Cour note que les représentantes des requérants furent informées oralement du classement de l’affaire le 16 décembre 2014. Le 17 décembre 2014, elles demandèrent au procureur près le tribunal correctionnel de Grevena de recevoir une copie de la décision du classement mais n’eurent aucune réponse. Le 14 janvier 2015, les représentantes des requérants saisirent le même procureur d’une nouvelle demande en soulignant que l’article 147 du code de procédure pénale les autorisaient aussi en tant qu’avocates à recevoir des copies de cette décision. Le 19 janvier 2015, le procureur leur confirma qu’elles recevraient copie du dossier et de la décision de classement si elles se rendaient à Grevena et réitéraient leur demande, ce qu’elles firent le 28 janvier 2015.
51. En l’espèce, il apparaît que, peu après l’incident du 13 avril 2013, certaines mesures visant à faire la lumière sur les allégations de recours disproportionné à la force ont bel et bien été adoptées, notamment une enquête disciplinaire et une enquête pénale. La signification de la décision de classement du procureur près la cour d’appel de la Macédoine de l’ouest n’étant pas prévue en droit interne, il ne semble pas déraisonnable aux yeux de la Cour que les requérants aient dû attendre de recevoir une copie de cette décision, pour laquelle d’ailleurs leurs représentantes ont dû se rendre personnellement d’Athènes à Grevena le 28 janvier 2015, avant de saisir la Cour.
52. Dans ces conditions, elle considère que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 a commencé à courir à partir de cette dernière date et que, dès lors, les griefs des requérants ont été formulés dans le respect de ce délai. Partant, la Cour rejette cette exception.
Bozza c. Italie requête 17739/09 du 14 septembre 2017
Article 6-1 de la procédure Pinto mise en place en Italie pour réparer le délai non raisonnable des procédures judiciaires est trop longue, puisqu'il faut calculer comme point final, la décision définitive du juge de l'exécution qui ordonne à l'État de payer l'indemnisation à laquelle, il a été condamné à payer. Par conséquent , le délai de six mois pour saisir la CEDH commence à courir à partir de la décision du juge de l'exécution.
1. Principes généraux
42. Dans son arrêt fondateur Hornsby (précité, §§ 40 et suivants ; voir aussi Silva Pontes c. Portugal, 23 mars 1994, série A no 286‑A, Di Pede, précité, et Zappia c. Italie, 26 septembre 1996, Recueil 1996‑IV), la Cour a établi le principe selon lequel le droit à un tribunal serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire restât inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (voir aussi Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 65, CEDH 2009).
43. Il découle de ces principes l’obligation pour les États contractants d’assurer que chaque droit revendiqué trouve sa réalisation effective. La Cour a également indiqué que l’étendue de cette obligation varie en fonction de la qualité de la partie débitrice. Elle opère en effet une distinction selon la nature de la partie débitrice, débiteur-particulier ou débiteur-administration de l’État.
44. Dans le premier cas, lorsque le particulier ou la personne privée est défaillant, il revient aux États contractants d’assurer l’assistance nécessaire afin que le droit revendiqué trouve sa réalisation effective. Bien que leur responsabilité ne puisse être engagée du fait du défaut de paiement d’une créance exécutoire dû à l’insolvabilité d’un débiteur « privé » (voir, mutatis mutandis, Sanglier c. France, no 50342/99, § 39, 27 mai 2003, Ciprova c. République tchèque (déc.), no 33273/03, 22 mars 2005, et Cubănit c. Roumanie (déc.), no 31510/02, 4 janvier 2007), les États ont l’obligation positive de mettre en place un système qui soit effectif en pratique comme en droit et qui permet d’assurer l’exécution des décisions judiciaires définitives entre personnes privées (Fouklev c. Ukraine, no 71186/01, § 84, 7 juin 2005). La responsabilité des États concernant l’exécution d’un jugement par une personne de droit privé peut dès lors se trouver engagée si les autorités publiques impliquées dans les procédures d’exécution manquent de la diligence requise ou encore empêchent l’exécution (Bogdan Vodă Greek-Catholic Parish c. Roumanie, no 26270/04, § 44, 19 novembre 2013, et Sekul c. Croatie (déc.), no 43569/13, §§ 54-55, 30 juin 2015).
45. Dans le deuxième cas, lorsqu’un jugement ou arrêt est prononcé contre l’État, le particulier qui a obtenu un jugement contre celui-ci n’a normalement pas à ouvrir une procédure distincte pour en obtenir l’exécution forcée (Metaxas, précité, § 19). Il lui suffit de le signifier en bonne et due forme à l’autorité étatique concernée (Akachev c. Russie, no 30616/05, § 21, 12 juin 2008) ou d’effectuer certaines démarches procédurales de nature formelle (Chvedov c. Russie, no 69306/01, §§ 29-37, 20 octobre 2005, et Kosmidis et Kosmidou c. Grèce, no 32141/04, § 24, 8 novembre 2007). Son obligation de coopérer ne doit toutefois pas excéder ce qui est strictement nécessaire à l’exécution de la décision et, quoi qu’il en soit, elle n’exonère pas l’administration de l’obligation d’agir de sa propre initiative et dans les délais prévus (Akachev, précité, § 22, Bourdov, précité, § 35, et Koukalo c. Russie, no 63995/00, § 49, 3 novembre 2005), notamment en organisant son système judiciaire (voir, mutatis mutandis, Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 24, CEDH 2000‑IV, et Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 45, CEDH 2000‑VII).
46. Un délai d’exécution déraisonnablement long d’un jugement obligatoire peut donc emporter violation de la Convention (Bourdov, précité, § 73). Le caractère raisonnable d’un tel délai doit s’apprécier en tenant compte en particulier de la complexité de la procédure d’exécution, du comportement du requérant et des autorités compétentes et du montant et de la nature de la somme accordée par le juge (Raïlian c. Russie, no 22000/03, § 31, 15 février 2007).
47. La Cour a déjà jugé que, lorsque l’exécution ne posait aucun problème particulier, s’agissant du versement d’une somme d’argent, un délai d’un an et trois mois méconnaissait a priori le droit du requérant à un tribunal et que, en revanche, la non-exécution d’un jugement pendant six mois n’était pas déraisonnable en soi (Bourdov (no 2), précité, §§ 83 et 85).
48. En ce qui concerne le recours indemnitaire destiné à redresser les conséquences de la durée excessive d’une procédure, la Cour a admis qu’une administration pouvait avoir besoin d’un certain laps de temps pour procéder à un paiement et elle a fixé à six mois, à compter de la date à laquelle la décision d’indemnisation est devenue exécutoire, le délai de paiement (Cocchiarella, précité, § 89).
2. Application des principes au cas d’espèce
49. Revenant à la présente affaire, la Cour rappelle que le jugement du tribunal de Naples a été rendu le 10 décembre 2002 et que, faute de notification, il est devenu obligatoire et exécutoire le 25 janvier 2004. À partir de cette date, l’autorité défenderesse savait ou était censée savoir qu’elle était tenue de verser à la requérante la somme due.
50. Selon la jurisprudence citée plus haut (voir paragraphes 42-45 ci‑dessus), la requérante n’était pas tenue d’engager une quelconque procédure d’exécution, s’agissant en l’espèce d’un jugement obtenu contre l’État. La Cour note de surcroit que l’exécution de ce jugement ne comportait aucune difficulté particulière en sus du simple versement d’une somme d’argent.
51. En l’absence de paiement spontané par l’Administration, la requérante saisit le juge de l’exécution de Naples lequel, le 25 janvier 2005, rendit une saisie-attribution en sa faveur (paragraphe 13 ci-dessus).
52. Dès lors, le droit revendiqué par la requérante a trouvé sa réalisation effective à cette dernière date, la saisie-attribution étant donc la « décision interne définitive » de la procédure principale dans la présente affaire (voir, parmi d’autres, Bourdov (no 2), précité, § 72).
53. Par conséquent, la procédure s’est déroulée entre le 21 octobre 1994 et le 27 mars 1998 et puis à partir du 10 mars 1999 pour se conclure le 25 janvier 2005 (paragraphes 8-13 ci-dessus).
54. Au demeurant, la Cour note que l’Assemblée plénière (Sezioni Unite) de la Cour de cassation a opéré en 2016 un revirement de sa jurisprudence en la matière (paragraphes 23-24 ci-dessus). En particulier, comme l’a remarqué le Gouvernement défendeur dans ses observations (paragraphe 37 ci-dessus), les faits à l’origine de l’arrêt no 9142/2016 sont similaires aux faits litigieux.
55. La Cour observe que, bien qu’il ne soit complètement aligné sur les principes fixés dans sa jurisprudence (paragraphes -48 ci-dessus), cet arrêt prête à une lecture globale selon laquelle « il est possible de considérer la procédure comme étant un tout, aux fins du calcul de la durée (de la procédure) ».
56. Cependant, à l’époque des faits litigieux, les tribunaux internes avaient une interprétation opposée en la matière portant sur la séparation stricte de la procédure au fond et de celle d’exécution (paragraphe 22 ci‑dessus). D’ailleurs, cette interprétation se trouve confirmée dans les décisions rendues contre la requérante par la cour d’appel de Rome du 18 mai 2006 et par la Cour de cassation du 25 septembre 2008.
57. En conclusion, la Cour rappelle avoir traité à maintes reprises des requêtes soulevant des questions similaires en matière de durée de la procédure et a constaté une méconnaissance de l’exigence du « délai raisonnable », en s’appuyant sur des critères dégagés par sa jurisprudence bien établie en la matière (voir, parmi beaucoup d’autres précédents, Cocchiarella, précité, avec les références à Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 22, CEDH 1999‑V, Di Mauro c. Italie [GC], no 34256/96, §23, CEDH 1999‑V, Ferrari c. Italie [GC], no 33440/96, § 21, 28 juillet 1999 et A.P. c. Italie [GC], no 35265/97, § 18, 28 juillet 1999).
58. N’apercevant aucune raison de se départir de ses précédentes conclusions, la Cour estime que la durée de la procédure a été excessive et qu’elle ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ». En conclusion, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à la tardivité de la requête et estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée excessive de la procédure.
GRANDE CHAMBRE BLOKHIN c. RUSSIE du 23 mars 2016 requête 47152/06
Le délai de quatre mois commence à courir à la réponse du parquet qui démontre qu'il n'y a aucune chance d'être entendu devant les juridictions internes.
106. La Cour rappelle qu’en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Lorsque le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle le requérant en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Dennis et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 76573/01, 2 juillet 2002). En outre, l’article 35 § 1 ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne. Par conséquent, lorsqu’un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 157, CEDH 2009, et Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 4 juin 2001).
107. En l’espèce, la Cour doit rechercher si le requérant a disposé d’un recours effectif et, dans l’affirmative, s’il l’a exercé et s’il a ensuite introduit sa requête devant elle dans le délai prescrit. Ce faisant, la Cour n’examinera pas la question de savoir si le requérant aurait dû exercer une action civile puisqu’elle a conclu ci-dessus (paragraphes 96-98) que le Gouvernement était forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes à ce stade de la procédure.
108. La Cour note d’emblée que la tutelle exercée par le grand-père du requérant sur son petit-fils a été révoquée le 28 février 2005 et qu’elle n’a été rétablie que début 2006, à une date non précisée. Il apparaît en conséquence que le requérant s’est trouvé sous la tutelle de l’État tout au long de la période pendant laquelle son grand-père n’était plus son tuteur, et que ce dernier n’avait légalement pas le droit de représenter son petit‑fils ni de défendre ses intérêts. Le requérant ayant été libéré du centre de détention provisoire pour mineurs délinquants le 23 mars 2005, il n’avait à ce moment-là que l’État pour protéger ses intérêts. Étant donné que le grand-père du requérant n’exerçait plus la tutelle, les autorités n’étaient pas juridiquement tenues pendant cette période de répondre aux plaintes qu’il avait formulées au nom et pour le compte de son petit-fils.
109. Toutefois, la Cour observe que le grand-père du requérant a continué à tenter de défendre les intérêts de son petit-fils. À cet égard, elle relève que la lettre qu’il a adressée le 30 novembre 2005 à un substitut du procureur général montre qu’il savait que la plainte qu’il avait formulée auprès du parquet général le 4 octobre 2005 avait été transmise à plusieurs parquets. En outre, il a réitéré dans la lettre en question les griefs qu’il avait soulevés dans sa plainte du 4 octobre 2005 au sujet du traitement subi par son petit-fils dans le centre de détention provisoire et de la dégradation de son état de santé (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour note pourtant que la réponse apportée le 9 novembre 2005 par le procureur et celle du procureur régional datée du 16 décembre 2005 ne contiennent pas d’information répondant aux plaintes formulées par le grand-père du requérant au sujet de l’état de santé de son petit-fils et du manquement des autorités à leur obligation de lui dispenser un traitement pendant son internement dans le centre de détention pour mineurs délinquants.
110. Qui plus est, la Cour observe qu’après avoir été rétabli dans ses fonctions de tuteur, le grand-père du requérant a continué à contester la légalité de la détention de son petit-fils et que, dans le cadre de cette procédure, il a soulevé la question de la fragilité de la santé de celui-ci et du défaut de soins médicaux. À cet égard, elle relève notamment que dans le recours qu’il a formé contre l’ordonnance du 21 février 2005 et que le président de la cour régionale de Novossibirsk a examiné le 29 mai 2006, le grand-père du requérant a évoqué le diagnostic posé relativement à son petit-fils et a allégué que celui-ci ne pouvait être interné sans avis médical. Le président de la cour régionale a répondu dans sa décision que le fait que le requérant fût atteint de divers troubles ne pouvait constituer un motif d’annulation de l’ordonnance du 21 février 2005 dès lors que celle-ci avait déjà reçu exécution en mars 2005.
111. Au vu de ce qui précède, la Cour constate que, faute d’avoir reçu des parquets concernés une réponse aux plaintes qu’il avait formulées en octobre et en novembre 2005, le grand-père du requérant, après avoir été rétabli dans ses fonctions de tuteur, a usé d’autres voies de droit pour plaider la cause de son petit-fils relativement à la mauvaise santé de celui‑ci et à l’absence de soins médicaux dans le centre de détention provisoire. Relevant que la seule réponse donnée à la plainte du grand-père du requérant a consisté à lui signifier en substance, dans la décision du 29 mai 2006, qu’il était inutile qu’il continuât à se plaindre étant donné que la détention litigieuse avait pris fin, la Cour considère, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, que le délai de six mois doit être calculé à partir de cette date puisque de nouvelles plaintes auprès des autorités n’auraient eu aucune chance d’aboutir. La requête ayant été introduite devant la Cour le 1er novembre 2006, le délai de six mois a été observé en ce qui concerne les griefs du requérant tirés de l’article 3.
112. Partant, l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
L.E. c. GRÈCE du 21 janvier 2016 requête no 71545/12
Délai de recours à la CEDH : Quand une situation continue le délai ne court pas jusqu'à la fin de la situation
Sur la tardiveté d’une partie du grief
51. La Cour rappelle qu’en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes (Chapman c. Belgique (déc.), no 39619/06, § 34, 5 mars 2013). En outre, ledit délai peut aussi commencer à courir à la date à laquelle ont eu lieu les faits incriminés ou encore à la date à laquelle l’intéressé a été directement affecté par les faits en question, en a eu connaissance ou aurait pu en avoir connaissance lorsqu’aucune voie de recours n’est disponible en droit interne (Gongadzé c. Ukraine, no 34056/02, § 155, CEDH 2005‑XI).
52. Une violation de la Convention ou de ses Protocoles peut revêtir la forme non seulement d’un acte instantané, mais également d’une situation continue. Le concept de « situation continue » désigne un état de choses résultant d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom, dont le requérant est victime. Lorsque le grief porte sur une situation continue contre laquelle il n’existe aucun recours, le délai de six mois court à partir de la fin de cette situation. Tant que celle-ci perdure, la règle des six mois ne trouve pas à s’appliquer (voir, mutatis mutandis, Marikanos c. Grèce (déc.), no 49282/99, 29 mars 2001 ; Doğan et autres c. Turquie, nos 8803‑8811/02, 8813/02 et 8815-8819/02, § 113, CEDH 2004‑VI (extraits)).
53. En l’espèce, la Cour note qu’à travers son grief tiré de l’article 4 de la Convention, la requérante reproche aux autorités nationales une protection insuffisante en tant que victime de la traite des êtres humains de la part de K.A. et D.J. Elle relève aussi qu’en ce qui concerne D.J., la procédure pénale interne engagée contre elle s’est achevée le 20 avril 2012 avec l’arrêt no 193/2012 par lequel la cour d’assises d’Athènes a conclu à son acquittement. Quant à K.A., l’instruction de son affaire a été commune à celle engagée contre D.J. La procédure visant K.A., toujours en fuite, reste pour sa part suspendue. Au vu du contenu de son grief tiré de l’article 4, la conformité des actions des autorités internes à l’égard de cette disposition ne peut ressortir que de l’ensemble de l’affaire relative aux faits dénoncés et son arrêt no 193/2012. Il s’ensuit donc que les stades antérieurs de l’instruction de l’affaire ne sauraient être dissociés de son audience devant la cour d’assises d’Athènes pour ce qui concerne D.J. Étant donné que l’arrêt no 193/2012 fut publié le 20 avril 2012, à savoir six mois avant l’introduction de la présente requête, les allégations de la requérante, formulées sous l’article 4 de la Convention, ne sont pas tardives.
54. Au demeurant, en ce qui concerne K.A., celui-ci est en fuite et la procédure pénale reste toujours ouverte à son égard. Il s’agit donc d’une situation continue dans la mesure où sa responsabilité pénale n’a pas encore été définie par les juridictions internes et, comme il est soulevé par la requérante, des faits ultérieurs à avril 2012 pourraient relever de la responsabilité des autorités internes.
55. Au vu de ce qui précède, l’objection du Gouvernement tiré de la tardiveté d’une partie du grief sous l’article 4 doit être rejetée.
MEMLIKA c. GRÈCE du 6 Octobre 2015 requête 37991/12
Le délai de quatre mois commence à courir le jour où une situation prend fin ou le jour de la connaissance d'une décision non susceptible de recours.
CEDH
42. La Cour rappelle que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer. La Cour n’a donc pas la possibilité de ne pas appliquer la règle de six mois au seul motif qu’un Gouvernement n’a pas formulé d’exception préliminaire fondée sur elle (Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I). En règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, §§ 156-157, 18 septembre 2009).
43. En l’occurrence, en ce qui concerne les griefs relatifs aux articles 5 et 8 de la Convention concernant leur hospitalisation et leur traitement, la Cour note que les requérants ont quitté l’hôpital de Rion, dans lequel ils allèguent avoir été internés, le 2 juin 2011, et que leur traitement contre la maladie initialement diagnostiquée a pris fin le 30 juin 2011 lorsque le chef de la clinique dermatologique de l’hôpital « Aghia Varvara » leur a recommandé de l’interrompre. En outre, elle constate que les requérants l’ont saisie le 7 juin 2012, soit en dehors du délai de six mois prescrit par l’article 35 § 1 de la Convention. Elle estime qu’il en va de même du deuxième grief relatif à l’article 8 de la Convention concernant la divulgation d’informations aux médias puisque la parution des articles de presse révélant au grand public le cas des requérants ainsi que la diffusion du reportage litigieux sur la chaîne MEGA remontent au 20 mai 2011.
44. Il s’ensuit que la partie de la requête relative aux griefs tirés des articles 5 et 8 de la Convention, ainsi que du grief tiré de l’article 13 de la Convention en combinaison avec ces articles, doit être rejetée pour non-respect du délai de six mois.
CAVİT TINARLIOĞLU c. TURQUIE du 2 février 2016 requête 3646/04
Le délai de quatre mois court à la réception de la lettre de la dernière décision définitive. Le requérant doit montrer l'enveloppe.
74. Selon le Gouvernement, le délai de six mois inscrit à l’article 35 § 1 de la Convention a commencé à courir le 12 mai 2003, date du prononcé de l’arrêt du Conseil d’État. Partant, la présente requête, introduite le 12 décembre 2003, serait tardive (paragraphes 36 et 58 ci-dessus).
75. À ce sujet, la Cour rappelle avoir maintes fois confirmé l’approche initialement adoptée dans l’affaire Worm c. Autriche ((déc.), no 22714/93, 27 novembre 1995) : lorsque, en vertu du droit interne, la décision définitive doit être communiquée par écrit, le délai de six mois se calcule à partir de la date de la signification de la décision en question (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 53, 29 juin 2012).
76. Dans ce contexte, il convient de rappeler que, en l’espèce, le requérant a produit copie de l’enveloppe officielle qui avait été expédiée par le greffe compétent aux fins de la notification de l’arrêt en question (paragraphe 36 ci-dessus). Il ressort d’une mention apposée sur cette enveloppe que l’avocat du requérant en a accusé réception le 7 août 2003.
Par la suite, le requérant a confirmé cette date par l’envoi d’une copie du talon de cette même enveloppe qui est conservé au greffe émetteur, ainsi que par la production d’une lettre d’attestation émanant du tribunal administratif de Ankara.
Les 13 août et 8 octobre 2014, ces deux dernières pièces du dossier ont été portées à la connaissance du Gouvernement, mais celui-ci n’a pas réagi à cette information et n’a pas non plus cherché à démontrer que le requérant aurait pu ou aurait dû prendre connaissance de cet arrêt par une autre voie avant le 7 août 2003.
77. Partant, force est de considérer que la décision définitive du Conseil d’État a été signifiée à l’avocat du requérant le 7 août 2003 et que le délai fixé par l’article 35 § 1 a commencé à courir le lendemain, le 8 août 2003, et a expiré le 7 février 2004, à minuit.
Aussi la requête, qui a été introduite le 12 décembre 2003, ne saurait-elle passer pour tardive.
LOPES DE SOUSA FERNANDES c. PORTUGAL du 15 décembre 2015 requête 56080/13
Le délai de quatre mois commence à courir le premier jour du jugement définitif du recours compensatoire, pour l'ensemble de la procédure.
1. Sur l’exception tirée de l’absence de qualité de victime de la requérante
86. Le Gouvernement soulève une exception titrée de l’absence de qualité de victime de la requérante au sens de l’article 34 de la Convention. Il estime que les griefs de la requérante ne constituent pas une situation exceptionnelle d’intérêt général ou ne soulèvent pas de doutes sérieux s’agissant de la responsabilité de l’État lui permettant d’agir au nom de son époux.
87. La requérante ne s’est pas prononcée sur cette question.
88. La Cour rappelle que, pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention ; la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 88, 18 juin 2013). L’intéressé doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014, et la jurisprudence citée).
89. Ce principe connaît une exception lorsque la ou les violations invoquées de la Convention sont étroitement liées à des disparitions ou décès dans des circonstances dont il est allégué qu’elles engagent la responsabilité de l’État. Dans de tels cas, en effet, la Cour reconnaît aux proches parents de la victime la qualité pour soumettre une requête (Nencheva et autres, précité, § 89, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, §§ 98-99, et la jurisprudence citée).
90. En l’espèce, la requérante est l’épouse de la personne décédée dans les circonstances décrites dans la présente espèce. La Cour constate en outre qu’elle était partie dans toutes les procédures menées au niveau interne pour élucider les causes de la mort de ce dernier, les autorités administratives et les juridictions saisies n’ayant pas contesté sa qualité à agir au nom de son époux. Dès lors, sa proche relation avec le défunt ne peut être contestée et la Cour juge qu’elle peut se prétendre personnellement atteinte et donc victime des violations de la Convention qui, d’après elle, ont entouré le décès de son époux (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 49, CEDH 2009). En conséquence, elle a qualité pour introduire, au titre de l’article 34 de la Convention, une requête concernant le décès exposé en l’espèce.
2. Sur l’exception tirée du non-respect du délai de six mois
91. Le Gouvernement soulève également une exception préliminaire fondée sur le délai de six mois. Il estime que la procédure pénale engagée par la requérante a répondu aux questions portant sur les causes de la mort de son époux en écartant notamment la thèse de la négligence médicale qu’elle défendait. Étant donné que cette procédure a été conclue par un jugement du tribunal de Vila Nova de Gaia du 15 janvier 2009 et que la requête a été introduite le 23 août 2013, celle-ci est tardive.
92. La requérante n’a pas répondu à cette exception.
93. La Cour rappelle que pour être compatible avec l’article 35 de la Convention, une requête doit être introduite dans un délai de six mois à compter de la date de la décision interne définitive, cette dernière étant comprise comme la décision ayant épuisé les voies de recours offertes dans l’ordre juridique interne. Par ailleurs, le délai de six mois constitue une règle autonome qui doit être interprétée et appliquée dans une affaire donnée de manière à assurer l’exercice efficace du droit de requête individuel (Worm c. Autriche, (déc.), no 22714/93, 27 novembre 1995). En règle générale, ce délai court à partir de la décision définitive dans le cadre de l’épuisement des voies de recours internes (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 4 juin 2001).
94. La Cour rappelle aussi que, sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention, l’une des obligations positives des États est l’instauration d’un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, tant ceux agissant dans le cadre du secteur public que ceux travaillant dans des structures privées, et le cas échéant d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000-V, et Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002‑I). Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, cette obligation n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, §§ 89‑90, CEDH 2002‑VIII). Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004-VIII, et Lazzarini et Ghiacci c. Italie (déc.), no 53749/00, 7 novembre 2002). Ce qui est important c’est que l’ordre juridique dans son ensemble et les procédures que le requérant a engagées ont satisfait les obligations procédurales de l’État au regard de l’article 2 (Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 87-98, 17 janvier 2008 ; Bajić c. Croatie, no 41108/10, § 93, 13 novembre 2012).
95. En l’espèce, la Cour constate que la requérante a engagé quatre procédures au niveau interne pour obtenir des explications sur les circonstances du décès de son époux et contraindre les responsables à répondre de leurs actes, comme suit :
- les deux premières ont été ouvertes suite à une lettre commune de la requérante datant du 13 août 1998, soit cinq mois après le décès de son époux. La procédure devant l’Ordre des médecins s’est terminée par une ordonnance de classement sans suite du Conseil disciplinaire régional du Nord du 28 décembre 2001 et la procédure devant l’IGS, par une ordonnance du 26 juillet 2006 ordonnant l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre du docteur J.V. ;
- la procédure pénale devant le tribunal de Vila Nova de Gaia a été engagée consécutivement à une plainte déposée le 29 avril 2002 et a été conclue par un jugement de non-lieu prononcé le 15 janvier 2009, la requérante n’ayant pas fait appel de ce jugement ;
- la procédure en responsabilité civile a été introduite le 6 mars 2003 devant le tribunal administratif et fiscal de Porto et s’est achevée par un arrêt de rejet de la Cour suprême du 26 février 2013.
96. D’un point de vue théorique, ces procédures apparaissent toutes efficaces eu égard à l’objectif que poursuivait la requérante, à savoir déterminer la cause du décès de son époux et engager la responsabilité des services hospitaliers et/ou celle du personnel médical, fut-elle disciplinaire, pénale ou civile. Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de procéder à un examen de l’ensemble de la procédure et examiner si toutes ces procédures ont satisfait les obligations procédurales posées par l’article 2 de la Convention. En d’autres termes, La Cour estime qu’il serait artificiel et d’un formalisme excessif de vouloir dissocier les procédures susmentionnées pour le calcul du délai de six mois compte tenu du lien étroit existant entre elles. De plus, il apparaît que les autorités et les juridictions saisies ont tenu compte des recherches et des expertises effectuées dans le cadre des procédures qui avaient entretemps pris fin. Ainsi, par exemple, les juridictions administratives ont entendu l’inspecteur qui avait mené l’enquête de l’IGS, les experts en gastroentérologie et en médecine interne qui s’étaient prononcés à cette occasion (voir ci-dessus paragraphe 70) et l’Ordre des médecins. Par conséquent, la Cour estime que, dans la présente espèce, la décision interne définitive est celle qui a été prononcée en dernier lieu, il s’agit donc de l’arrêt de la Cour suprême du 26 février 2013, rendu au terme de la procédure en responsabilité civile. La requête ayant été introduite le 26 août 2013, soit six mois après, la requête n’est pas tardive. Dès lors, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement à cet égard.
3. Conclusion
97. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare donc recevable.
KADRİ BUDAK c. TURQUIE du 9 décembre 2014, requête 44814/07
Non respect du délai de quatre mois, la CEDH constate que le requérant n'a rien fait durant l'enquête pour que la justice retrouve ses proches morts. Sans que l'État ne l'ait demandé, elle rejette le grief tiré de l'article 2 de la Convention pour dépassement du délai de six mois.
53. La Cour relève que, dans ses observations, le Gouvernement n’a présenté aucune exception d’irrecevabilité de la requête tirée du non-respect du délai de six mois. Elle rappelle toutefois avoir déjà jugé que la règle des six mois est une règle d’ordre public et, par conséquent, avoir compétence pour l’appliquer d’office (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012), même si le Gouvernement n’en a pas excipé (Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, § 71, 8 novembre 2011).
54. Concernant en particulier l’application de la règle des six mois dans les affaires de disparitions, la Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de l’affaire Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, §§ 162-166, CEDH 2009). Ainsi, bien qu’elle ait souligné que les principes posés dans les affaires Bulut et Yavuz c. Turquie ((déc.), no 73065/01, 28 mai 2002) et Bayram et Yıldırım c. Turquie ((déc.), no 38587/97, CEDH 2002-III) ont été appliqués mutatis mutandis dans des affaires concernant des disparitions, la Cour a considéré que le délai de six mois ne s’appliquait pas en tant que tel aux situations continues (Agrotexim Hellas S.A. et autres c. Grèce, no 14807/89, décision de la Commission européenne des droits de l’homme du 12 février 1992, DR 72, p. 148, Cone c. Roumanie, no 35935/02, § 22, 24 juin 2008, et Varnava et autres, précité, §§ 158-159).
55. Dans l’affaire Varnava et autres précitée (§ 165), la Cour a estimé que des requêtes peuvent être rejetées pour tardiveté dans des affaires de disparition lorsque les requérants ont trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir, après s’être rendu compte, ou avoir dû se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête ou de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de l’enquête menée, ainsi que de l’absence dans l’immédiat, quel que soit le cas de figure, de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir. Toujours dans l’affaire Varnava et autres précitée (§ 166), la Cour a jugé que, après plus de dix ans, les requérants doivent généralement démontrer de façon convaincante que des progrès concrets étaient accomplis pour justifier leur retard à la saisir (Er et autres c. Turquie, no 23016/04, §§ 58-60, 31 juillet 2012, Tekçi et autres c. Turquie, no 13660/05, §§ 72‑76, 10 décembre 2013, et Cülaz et autres c. Turquie, nos 7524/06 et 39046/10, §§ 142-146, 15 avril 2014). Toutefois, les situations continues ne sont pas toutes identiques (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 261-269, CEDH 2014 (extraits)).
56. En l’occurrence, à la lumière de ces principes généraux ainsi que des documents versés au dossier et des observations des parties, la Cour constate d’abord que les proches du requérant ont disparu le 30 mai 1994. Elle note qu’après cette date le requérant s’est adressé à plusieurs reprises au procureur de la République au sujet de la disparition de ses proches et qu’il a envoyé également des pétitions au préfet de la région soumise à l’état d’urgence, à la direction générale des services du village, au président de la Grande Assemblée nationale, au ministère de l’Intérieur, au préfet de Diyarbakır ainsi qu’au sous-préfet de Lice. Cela étant, il ressort des éléments versés au dossier qu’entre la date à laquelle les proches du requérant ont disparu, le 30 mai 1994, et la date à laquelle les ossements leur appartenant ont été trouvés, le 1er mai 2005, le procureur de la République et le requérant n’ont entrepris aucun acte de nature à relancer l’enquête pénale ; d’ailleurs, dans ses observations, le requérant souscrit à ce constat. Aussi la Cour observe-t-elle que le requérant n’a avancé aucun motif pour justifier cette période d’inactivité de plus de dix ans et onze mois après la survenance de l’incident litigieux avant la saisine du procureur de la République, le 9 mai 2005. Elle note qu’à cette dernière date, juste après la découverte des ossements, le requérant a demandé au procureur de la République de se rendre sur les lieux de l’incident aux fins de récupérer les ossements retrouvés et les envoyer à l’institut médicolégal pour identifier les restes.
57. En conséquence, la Cour considère que les différents actes ordonnés par le procureur de la République après la découverte des ossements appartenant aux proches du requérant ont trait à l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention. Elle estime que ces actes ne sont pas de nature à interrompre l’écoulement du délai de six mois en ce qui concerne l’aspect substantiel de l’article 2 de la Convention.
58. Partant, à la lumière de ces considérations et tenant compte des éléments dont elle dispose, la Cour conclut que les griefs du requérant tirés de la mort de ses proches, qui serait due aux agissements des forces de l’ordre, ainsi que de l’insuffisance de l’enquête pénale menée à ce sujet par les autorités internes jusqu’au 9 mai 2005 sont tardifs et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
LA QUALITÉ DE VICTIME DU REQUÉRANT
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- LE REQUÉRANT DOIT AVOIR SUBI UN PRÉJUDICE SUFFISAMMENT IMPORTANT ET JUSTIFIÉ
- LE REQUÉRANT QUI ACCEPTE UNE TRANSACTION OU UNE NÉGOCIATION, N'EST PLUS VICTIME
- LE REQUÉRANT QUI A OBTENU RÉPARATION DEVANT LES JURIDICTIONS INTERNES, N'EST PLUS VICTIME
- LA QUALITÉ DE VICTIME NE TOMBE PAS AVEC L'ABANDON DES POURSUITES POUR CAUSE DE PRESCRIPTION
- LES HÉRITIERS ET LES AVOCATS OU EXCEPTIONNELLEMENT UN COUSIN BENEFICIENT DE LA QUALITÉ DE VICTIME DU DE CUJUS
- LE REQUÉRANT DOIT ÊTRE DIRECTEMENT VICTIME DES GRIEFS
- LA QUALITÉ DE VICTIME D'UNE ASSOCIATION DOIT ÊTRE DIRECTE
- LE PARTICIPANT A LA PUISSANCE PUBLIQUE DE L'ÉTAT NE PEUT PAS AVOIR LA QUALITÉ DE VICTIME
LE REQUÉRANT DOIT AVOIR SUBI UN PRÉJUDICE IMPORTANT ET JUSTIFIÉ
Minel Florin PRINA contre la Roumanie du 1er octobre 2020 requête n° 37697/13
Irrecevabilité article 6-1 : une amende de 850 euros qui n'est pas transformée en jours de prison si elle n'est pas payée, n'est pas une sanction pénale au sens de la Convention.
45. La Cour renvoie aux principes généraux relatifs au champ d’application du droit à ne pas être jugé ou puni deux fois, tels qu’exposés dans Sergueï Zolotoukhine c. Russie ([GC], no 14939/03, §§ 52-53 et 78-84, CEDH 2009), et A et B c. Norvège ([GC], nos 24130/11 et 29758/11, § 105‑107, CEDH 2016).
46. Elle rappelle que, tel qu’il est libellé, le premier paragraphe de l’article 4 du Protocole no 7 énonce les trois composantes du principe non bis in idem : les deux procédures doivent être de nature « pénale », elles doivent viser les mêmes faits, et il doit s’agir d’une répétition des poursuites (Mihalache, précité, § 49).
47. En l’espèce, la Cour note que le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention au motif que la sanction infligée sur le fondement de l’article 98 a) de l’OUG no 60/2001 (paragraphes 8 et 9 ci-dessus) ne relève pas du droit pénal.
48. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, que l’on désigne couramment sous le nom de « critères Engel » : la qualification juridique de la mesure litigieuse en droit national, la nature même de celle-ci, et la nature et le degré de sévérité de la « sanction » que risque de subir l’intéressé (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22). Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et pas nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 53, A et B c. Norvège, précité, § 105, et Mihalache, précité, § 54).
49. La Cour recherchera ci-après si, en application des critères Engel susmentionnés, l’imposition d’une amende contraventionnelle au requérant sur le fondement de l’article 98 a) de l’OUG no 60/2001 (paragraphe 32 ci-dessus) doit être qualifiée d’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention.
50. S’agissant de la qualification juridique en droit interne, la Cour note que ce dernier ne qualifie pas de « pénales » les contraventions qui ont valu une amende au requérant. En l’espèce, les actes reprochés au requérant étaient sanctionnés en tant que contraventions par l’OUG no 60/2001 (paragraphe 32 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour note que la Cour des comptes a estimé que les faits ne présentaient pas le degré de gravité requis pour constituer une infraction pénale et qu’elle n’a pas saisi le parquet à leur égard (paragraphe 10 ci-dessus).
51. Cela n’est toutefois pas décisif aux fins de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention : en effet, la qualification juridique de la procédure en droit interne ne saurait être le seul critère pertinent pour l’applicabilité du principe non bis in idem au regard de cette disposition (Mihalache, précité, § 53).
52. S’agissant de la nature même de la norme interne qui constituait la base légale de l’amende infligée à l’intéressé, il apparaît que les dispositions de l’OUG no 60/2001 visaient à assurer le bon déroulement des procédures d’attribution des marchés publics.
53. Selon le libellé des articles 4 et 5 de cette ordonnance, les dispositions de cette dernière ne s’adressaient qu’à un groupe déterminé de personnes physiques ou morales possédant un statut spécifique, à savoir les autorités publiques et les fonctionnaires impliqués dans la dévolution des marchés publics et tenus de respecter les règles d’attribution prévues par ce texte (paragraphe 32 ci-dessus).
54. La Cour estime donc que la sanction du manquement à de telles règles ne constituait pas une mesure punitive s’appliquant de manière générale à tous les citoyens.
55. Certes, l’amende infligée au requérant avait essentiellement pour but de sanctionner l’intéressé pour le manquement à ces règles (paragraphe 5 ci‑dessus) et d’empêcher la réitération des faits reprochés. Cependant, de l’avis de la Cour, pareilles normes et sanctions dérivent du pouvoir disciplinaire, inhérent à l’administration, d’assurer le déroulement correct des procédures dont elle a la charge (voir, mutatis mutandis et en matière de règles visait à assurer le bon déroulement du procès, Andreiescu c. Roumanie (déc.), no 10656/05, § 40, 9 avril 2013). En effet, en sa qualité de directeur de la direction technique de la ville, le requérant devait veiller au respect des règles établies par l’OUG no 60/2001 par les appels d’offres et l’attribution des marchés publics (paragraphe 4 ci-dessus). Or l’intéressé a été reconnu coupable par la Cour des comptes du non‑respect de ses obligations professionnelles concernant la passation des marchés publics.
56. Dès lors, la Cour estime que la sanction imposée par la Cour des comptes a plus trait à l’exercice de prérogatives disciplinaires à l’égard des membres de la fonction publique qu’à l’infliction de peines du chef d’infractions pénales (voir, mutatis mutandis, Putz c. Autriche, 22 février 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I, concernant une disposition sanctionnant les accusations infondées ou propos offensants prononcés à l’audience).
57. Quant au degré de sévérité de la sanction, la Cour rappelle qu’il est déterminé en fonction de la peine maximale prévue par la disposition juridique applicable. Si la peine effectivement infligée constitue un élément pertinent, cela ne diminue pas l’importance de l’enjeu initial (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 56).
58. En l’espèce, la Cour note que le montant maximal de l’amende prévu par l’article 99 de l’OUG no 60/2001 (paragraphe 9 ci-dessus) était de 7 500 RON (soit environ 2 100 EUR). Elle estime que ce montant, bien que relativement élevé, restait modéré par rapport aux préjudices que des pouvoirs adjudicateurs pouvaient effectivement subir.
59. La Cour note également que le requérant s’est vu infliger le minimum de l’amende prévue par l’article 99 de l’OUG no 60/2001, soit environ 850 EUR, malgré les nombreuses fautes professionnelles retenues à sa charge par la Cour des comptes (paragraphes 6 à 8 ci-dessus). Elle observe, par ailleurs, que l’intéressé n’a pas allégué que le montant de l’amende avait porté atteinte à ses moyens économiques.
60. Enfin, la Cour constate que, comme indiqué par le Gouvernement (paragraphe 42 ci-dessus), l’amende en question ne pouvait pas être remplacée par une peine privative de liberté en cas de non-paiement (voir, Andreiescu, décision précitée, § 41) et qu’elle ne pouvait pas non plus donner lieu à l’inscription d’une mention au casier judiciaire.
61. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’amende infligée au requérant par la Cour des comptes n’était pas une sanction « pénale » au sens de sa jurisprudence.
62. Il s’ensuit que l’article 4 du Protocole no 7 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. La requête est donc incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
Lisnyy et autres c. Ukraine et Russie du 28 juillet 2016, requête nos 5355/15, 44913/15
Irrecevabilité, les requérants n'ont produit que leur passeport. Des requêtes relatives à la destruction de maisons par des tirs de mortier dans l’est de l’Ukraine sont déclarées irrecevables faute de preuves suffisantes
La Cour fait observer qu’il a été demandé aux requérants de produire des éléments de preuve suffisants à l’appui de leurs griefs concernant la destruction de leurs biens dans le contexte d’un conflit armé. D’une manière générale, si un requérant ne fournit pas la preuve qu’il est propriétaire du bien en question ou qu’il y réside, sa requête est vouée au rejet. Des considérations similaires valent aussi au regard des autres griefs que les requérants ont tirés d’autres articles de la Convention.
Si les requérants étaient représentés par un avocat, ils n’ont produit essentiellement que des copies de leurs passeports. M. Lisnyy a versé au dossier des clichés d’une maison détruite, mais aucun document attestant qu’il en était le propriétaire ou qu’il était titulaire d’un autre droit sur ce bien.
Les requérants n’ont pas non plus exposé les raisons qui les avaient empêché de produire à l’appui de leurs griefs quelque document pertinent que ce soit – titres fonciers ou titres de propriété, extraits du registre foncier ou fiscal, documents émis par l’administration locale, plans, photographies et factures d’entretien, lettres reçues à l’adresse en cause ou témoignages. En effet, ils n’ont pas informé la Cour d’éventuelles démarches qu’ils auraient effectuées afin d’obtenir au moins des éléments de preuve documentaires, même fragmentaires, susceptibles d’étayer leurs allégations.
Dans ces circonstances, et bien qu’elle ait pu, dans certaines circonstances exceptionnelles échappant au contrôle des requérants – comme ici où un conflit est en cours – se montrer plus clémente quant aux éléments de preuve devant être fournis à l’appui d’une requête, la Cour conclut que les requérants n’ont pas apporté la preuve suffisante de leurs allégations et déclare les requêtes irrecevables pour défaut manifeste de fondement.
BERECZKI c. ROUMANIE du 26 avril 2016 requête 25830/08
Le préjudice est important puisque le requérant a été privé durant cinq ans d'une partie de son Chiffre d'affaires.
22. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de la requête en raison de l’absence d’un préjudice important pour le requérant. Il estime que rien dans le dossier ne permet de dire que l’issue du litige avait des conséquences sur la situation financière du requérant ou sur sa vie personnelle.
23. Il expose que le requérant aurait pu continuer à être désigné comme expert judiciaire s’il avait exprimé sa disponibilité pour la réalisation de telles expertises.
24. Il ajoute que les deux clauses de sauvegarde énoncées à l’article 35 § 3 b) de la Convention ne trouvent pas à s’appliquer, la Cour s’étant déjà prononcée sur la question de l’indépendance et de l’impartialité des juridictions internes. Enfin, il allègue que le cas du requérant aurait été dûment examiné par la cour d’appel et la Haute Cour.
25. Le requérant récuse ces arguments. Il maintient que le bureau l’aurait arbitrairement rayé de sa liste d’experts, lui causant ainsi un important préjudice dû à l’impossibilité d’être désigné comme expert judiciaire pendant une longue période.
26. Selon l’article 35 § 3 b) de la Convention :
« 3. La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime: (...)
b) que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne. »
27. La Cour note que le principal élément du critère de recevabilité est la question de savoir si le requérant n’a subi aucun préjudice important, ce qui oblige la Cour à apprécier l’impact de l’affaire, d’un point de vue monétaire, pour le requérant (Bock c. Allemagne (déc.) no 22051/07, 19 janvier 2010 ; Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie (déc.), no 36659/04, 1er juin 2010 et Sancho Cruz et 14 autres affaires « Réforme agraire » c. Portugal, nos 8851/07, 8854/07, 8856/07, 8865/07, 10142/07, 10144/07, 24622/07, 32733/07, 32744/07, 41645/07, 19150/08, 22885/08, 22887/08, 26612/08 et 202/09, § 30, 18 janvier 2011).
28. En outre, au vu des critères se dégageant de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’afin de vérifier si la violation d’un droit atteint le seuil minimum de gravité, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant (Gagliano Giorgi c. Italie, no 23563/07, §§ 55-56, CEDH (extraits)).
29. En l’espèce, la Cour note qu’entre le mois de septembre 2000 et la date d’introduction de son action devant les juridictions internes, le 22 décembre 2005, le requérant n’a été désigné comme expert judiciaire dans aucune affaire. La Cour estime, sans spéculer sur les revenus que l’activité d’expert judiciaire aurait pu rapporter au requérant, que l’absence de désignation pendant plus de cinq ans a eu un impact non négligeable sur son activité professionnelle et par conséquent sur sa situation financière.
30. La Cour estime également qu’un examen du fond de la requête est justifié dès lors que l’essence du grief du requérant est le manque allégué d’indépendance et d’impartialité des juridictions qui ont connu de son affaire.
31. L’exception du Gouvernement doit dès lors être rejetée.
32. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
LE REQUÉRANT QUI ACCEPTE UNE TRANSACTION
OU UNE NEGOCIATION, N'EST PLUS VICTIME
Chennouf et autres c. France du 13 juillet 2023 requête no 4704/19
La Cour déclare irrecevable la requête des proches du caporal-chef A.C. assassiné par Mohamed Merah à Montauban en 2012 Dans sa décision rendue dans l’affaire Chennouf et autres c. France (requête no 4704/19),
L’affaire concerne la requête des parents, de la veuve et du fils du caporal-chef A. C., militaire à Montauban, assassiné par Mohamed Merah le 15 mars 2012. Ils dénonçaient le comportement des autorités compétentes pendant la période antérieure au décès de leur proche, en soutenant qu’elles se seraient abstenues de prendre les mesures qui s’imposaient pour empêcher l’attentat qui lui a coûté la vie manquant ainsi à leur obligation positive de garantir le droit à la vie. En premier lieu, après avoir précisé qu’elle devait limiter son examen au seul volet matériel de l’article 2 de la Convention, la Cour relève que la reconnaissance d’une violation de ce dernier résulte à la fois des termes des protocoles transactionnels conclus avec les parents de la victime, du rapport de l’Inspection générale de la police nationale qui souligne les défaillances et les dysfonctionnements des services en charge de la surveillance de Mohamed Merah, ainsi que des déclarations sans équivoque du ministre de l’Intérieur et du Président de la République après l’assassinat du caporal-chef A.C. La Cour note également que si les juridictions administratives ont écarté l’existence d’une faute « lourde » des services de l’Etat, eu égard aux difficultés particulières inhérentes à la prévention de ce type d’attentats terroristes, elles n’en ont pas moins reconnu des défaillances et des erreurs d’appréciation de leur part. En second lieu, la Cour relève que les requérants ont tous été indemnisés du préjudice découlant du décès de leur proche. Après avoir considéré que les réparations octroyées dans l’ordre interne pour indemniser les préjudicies subis étaient à la fois adéquates et suffisantes, la Cour conclut que les requérants n’ont pas la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation du volet matériel de l’article 2
CEDH
34. Les requérants invoquent la violation de l’article 2 de la Convention. La Cour relève qu’ils se bornent à dénoncer le comportement des autorités internes pendant la période antérieure au décès de A.C. en soutenant qu’elles se seraient abstenues de prendre les mesures qui s’imposaient pour empêcher l’attentat qui a coûté la vie à leur proche et qu’elles auraient ainsi manqué à leur obligation positive de garantir le droit à la vie. Dans ces conditions, maîtresse de la qualification des faits, la Cour limitera son examen à la question du manquement allégué à leurs obligations par les autorités internes au regard du seul volet matériel de l’article 2 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
35. Le Gouvernement considère que la requête doit être rejetée en raison de la perte de la qualité de victime des requérants. En premier lieu, il rappelle que des erreurs d’appréciation ont été reconnues par les juridictions administratives françaises, en particulier par la cour administrative d’appel de Marseille, dont le Conseil d’État a confirmé la solution, ainsi que par le ministre de l’Intérieur et le Président de la République de l’époque. En second lieu, il considère que le redressement de la violation constatée, opéré tant par les protocoles transactionnels que par les sommes perçues au titre du FGTI, était approprié et suffisant.
36. Les requérants estiment qu’ils justifient de leur qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention, leurs demandes d’indemnisation n’étant pas fondées sur les mêmes causes que celles qu’ils invoquent devant la Cour. Ils soulignent en outre le fait que, quelques mois après les faits, le ministre de l’Intérieur a lui-même explicitement et publiquement reconnu les fautes de l’État français dans le suivi et la surveillance de Mohamed Merah, tout comme le Président de la République par la suite.
37. La Cour rappelle qu’il ressort de sa jurisprudence constante qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006-V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, M. Özel et autres c. Turquie, nos 14350/05 et 2 autres, § 157, 17 novembre 2015, et Darraj c. France, no 34588/07, §§ 45-46, 4 novembre 2010).
38. S’agissant de la qualité de victime d’une violation de l’article 2 de la Convention, la Cour a admis, même dans l’hypothèse d’un décès causé de manière non intentionnelle par un agent de l’État, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, que l’octroi de dommages-intérêts dans le cadre d’une procédure civile ou administrative pouvait offrir une réparation appropriée (voir Erkan c. Turquie, no 41792/10 (déc.), § 78, 28 janvier 2014, et Molga c. Pologne (déc.), no 78388/12, § 72, 17 janvier 2017 ; voir aussi, pour un remède adéquat et suffisant en cas de recours injustifié à la force meurtrière de la part d’un agent de l’État, Caraher c. Royaume-Uni (déc.), no 24520/94, 11 janvier 2000).
39. En matière de négligences imputables à l’État, la Cour a déjà admis qu’au vu du règlement amiable de l’affaire au civil, compte tenu de l’utilisation des remèdes internes disponibles, de l’obtention d’une somme substantielle en dédommagement et de la renonciation à la continuation de l’affaire, un requérant ne saurait plus se prétendre victime du grief soulevé sous l’angle du volet matériel de l’article 2 (Penati c. Italie, no 44166/15, § 154, 11 mai 2021, Bailey c. Royaume Uni (déc.), no 39953/07, 19 janvier 2010 et, plus récemment, Bouille c. France (déc.) [comité], no 55761/20, 9 février 2023). Par ailleurs, en cas de règlement amiable, un requérant ne peut continuer à se prétendre victime au motif que l’indemnité serait insuffisante (Caraher, précitée).
40. En l’espèce, s’agissant, en premier lieu, de la reconnaissance, au moins en substance, d’une violation du volet matériel de l’article 2, la Cour constate que la responsabilité de l’État n’est pas contestée par le gouvernement défendeur, qui souligne le fait que les autorités internes ont toutes reconnu l’existence d’erreurs d’appréciation, de fautes et de dysfonctionnements dans la surveillance de Mohamed Merah (paragraphe 35 ci-dessus).
41. Pour sa part, la Cour relève également que la reconnaissance en substance d’une violation de l’article 2 de la Convention résulte à la fois des termes des protocoles transactionnels conclus avec les deux premiers requérants sur le fondement de la responsabilité de l’État (paragraphe 12 ci‑dessus), du rapport de l’Inspection générale de la police nationale, qui souligne les défaillances et les dysfonctionnements des services en charge de la surveillance de Mohamed Merah (paragraphe 15 ci-dessus), et des déclarations sans équivoque du ministre de l’Intérieur et du Président de la République après l’assassinat d’A.C. (paragraphe 16 ci-dessus). Les requérants soulignent eux-mêmes le fait que, quelques mois après les faits, le ministre de l’Intérieur a explicitement et publiquement reconnu les fautes de l’État français dans le suivi et la surveillance de Mohamed Merah, tout comme le Président de la République par la suite (paragraphe 36 ci-dessus). S’agissant des juridictions internes, la Cour note que si la cour administrative d’appel de Marseille et le Conseil d’État ont écarté, dans les circonstances de l’espèce, l’existence d’une faute « lourde », eu égard aux difficultés particulières inhérentes à la prévention de ce type d’attentats terroristes, elles n’en ont pas moins reconnu de la part des services de l’État des défaillances et des erreurs d’appréciation (paragraphes 23 et 24 ci-dessus). Les requérants ne le contestent d’ailleurs pas. En outre, si leurs requêtes concernent les manquements des services compétents dans le cas particulier de la surveillance de Mohamed Merah, ils ne soutiennent pas pour autant que le cadre législatif et réglementaire mis en place à l’époque des faits par les autorités françaises n’aurait pas été, en soi, de nature à protéger le droit à la vie au sens de l’article 2 de la Convention.
42. S’agissant, en second lieu, du caractère adéquat et suffisant de la réparation, la Cour relève que les requérants ont tous été indemnisés du préjudice découlant du décès de leur proche à la suite des faits commis par Mohamed Merah le 15 mars 2012, et ce à plusieurs titres.
43. D’une part, en ce qui concerne les deux premiers requérants, elle constate qu’ils ont accepté la proposition de l’administration de verser 17 500 EUR à chacun d’entre eux à titre de réparation de leur préjudice moral du fait du décès de leur fils. Les protocoles transactionnels conclus indiquent expressément que la responsabilité de l’État est engagée et que les requérants déclarent renoncer à toute action en responsabilité pour faute de l’État. Alors même qu’ils ont fait part de leur intention de dénoncer ces transactions, la Cour souligne que ces dernières ont l’autorité de la chose jugée en dernier ressort et, partant, à supposer remplies les conditions de leur annulation (paragraphe 28 ci-dessus), cette dernière ne pourrait valablement intervenir qu’après une décision en ce sens des juridictions compétentes, que les requérants se sont abstenus de saisir (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, elle note qu’ils ont effectivement perçu et conservé les sommes qui leur ont été octroyées à ce titre (ibidem). Par ailleurs, la Cour constate que le FGTI a en outre versé à chacun d’entre eux une somme de 16 500 EUR en réparation de leur préjudice, le montant des indemnités ayant été fixé d’un commun accord à titre de transaction en réparation de tous dommages résultant de l’acte de terrorisme ayant coûté la vie à leur fils (paragraphe 14 ci-dessus). Dans ces conditions, aux yeux de la Cour, l’indemnisation finalement perçue par les deux premiers requérants constitue une réparation adéquate et suffisante dans les circonstances de l’espèce (Caraher, précitée).
44. D’autre part, en ce qui concerne la troisième requérante, qui agit pour son compte et celui de son fils mineur, la Cour relève que si elle a refusé de signer un protocole transactionnel reconnaissant la responsabilité de l’État et prévoyant une indemnisation d’un montant de 11 000 EUR (paragraphe 10 ci-dessus), le FGTI lui a cependant versé une somme globale de 35 000 EUR (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour note que cette indemnisation lui a été accordée sans préjudice des autres droits dont elle bénéficie aux titres de la pension annuelle prévue par le code des pensions civiles et militaires de retraite, du capital-décès et des allocations du fonds de prévoyance militaire (paragraphe 11 ci-dessus). Dans les circonstances de l’espèce, l’indemnisation ainsi perçue par la troisième requérante constitue également, aux yeux de la Cour, une réparation adéquate et suffisante.
45. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation du volet matériel de l’article 2. La requête est donc incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être déclarée irrecevable au sens de l’article 35 §§ 3 et 4.
Décision constatant un règlement amiable du 4 mars 2021 entre l'Islande et Sigurjón Árnason c. Islande requêtes n os 42655/16 et 27595/18, Ívar Guðjónsson c. Islande no 46015/16, Sigurþór Charles Guðmundsson c. Islande no 60672/16, Margrét Guðjónsdóttir c. Islande no 60704/16 et Karl Emil Wernersson c. Islande no 61464/16
Article 6-1 : Violations du droit à un procès équitable reconnues dans des affaires de condamnations liées à la crise financière de 2008. Les banquiers condamnés ont obtenu gain de cause devant la CEDH.
FAITS
Les requérants, Sigurjón Þorvaldur Árnason, Ívar Guðjónsson, Sigurþór Charles Guðmundsson, Margrét Guðjónsdóttir et Karl Emil Wernersson, sont des ressortissants islandais nés en 1966, 1968, 1958, 1958 et 1962 respectivement. Ils résident à Reykjavik (M. Árnason, M. Guðmundsson et Mme Guðjónsdóttir) et à Garðabær (Islande) (les deux autres requérants). Les requêtes concernent les condamnations pénales prononcées contre les requérants dans le cadre d’affaires liées à la crise financière de 2008 et à ses conséquences en Islande. À diverses dates, en 2020, la Cour reçut des déclarations de règlement amiable signées par les parties. Aux termes de ces déclarations, l’État défendeur reconnaît des violations du droit des requérants à un procès équitable et s’engage à verser, à chacun des requérants, 12 000 euros au titre du dommage moral et à couvrir tous les frais encourus. Les requérants, à leur tour, acceptent de renoncer à intenter quelque autre action que ce soit à l’encontre de l’Islande. Les déclarations concernant M. Árnason se réfèrent à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Sigríður Elín Sigfúsdóttir c. Islande (n° 41382/17), où la Cour a constaté une violation du droit du requérant à un procès équitable en raison du manque d’impartialité de l’un des juges de la Cour suprême qui avait siégé au sein de la formation de jugement au procès du requérant. Les déclarations concernant les autres requérants se réfèrent à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Styrmir Þór Bragason c. Islande (n° 36292/14), où la Cour a constaté une violation du droit du requérant à un procès équitable en raison de la manière dont la Cour suprême islandaise avait infirmé l’acquittement du requérant sans entendre directement l’intéressé et les témoins pertinents. Toutes les déclarations mentionnent la possibilité pour les requérants de demander la réouverture de la procédure dans leur affaire.
GRIEFS
Les requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme à différentes dates en 2016 et 2018. Invoquant l’article 6 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’homme, les requérants se plaignaient de la manière dont la Cour suprême islandaise avait infirmé ou partiellement infirmé leur acquittement ou, dans le cas de MM. Árnason et Guðjónsson, de divers éléments de l’action pénale dirigée contre eux.
CEDH
La Cour prend acte des règlements amiables auxquels sont parvenues les parties. Elle considère que ces règlements s’inspirent du respect des droits de l’homme tels que les reconnaissent la Convention et ses Protocoles et n’aperçoit aucune raison de poursuivre l’examen des requêtes. Elle raye donc les requêtes du rôle.
M.A. c. Belgique du 27 octobre 2020 requête n° 19656/18
Violation article 3 : Éloignement d’un requérant vers le Soudan : violation de la Convention
L’affaire concerne l’éloignement du requérant vers le Soudan par les autorités belges malgré une décision judiciaire ordonnant la suspension de l’éloignement. La Cour juge en particulier que les lacunes procédurales dont se sont rendues responsables les autorités belges préalablement à l’éloignement du requérant vers le Soudan n’ont pas permis au requérant de poursuivre la démarche de demande d’asile qu’il avait soumise à la Belgique et ont conduit les autorités belges à ne pas suffisamment évaluer les risques réellement encourus par le requérant au Soudan. D’autre part, en éloignant le requérant vers le Soudan en dépit de l’interdiction qui leur en était faite, les autorités ont rendus ineffectifs les recours que le requérant avait initiés avec succès.
34 • Qualité de victime • Abus de la situation vulnérable du requérant résultant de sa privation de liberté pour lui faire consentir à un soi-disant retour « volontaire » • Caractère équivoque du prétendu départ « volontaire » du territoire belge (embarquement sans résistance et signature d’un formulaire) interdisant d’y voir une renonciation à la protection offerte par l’art 3, à la supposer concevable • Circonstances postérieures (dans le pays de destination) dépourvues d’incidence sur les griefs déjà concrétisés lors du départ
Art 3 • Expulsion (Soudan) • Charge de la preuve des risques : devoir de tenir compte du caractère absolu des droits garantis par l’art 3 • Désistement de la procédure d’asile ne dispensant pas l’État d’évaluer les risques encourus en cas d’éloignement • Carences procédurales (langue, assistance juridique) et contexte de méfiance (mission d’identification avec l’ambassade) pouvant expliquer les silences du requérant quant à sa situation individuelle • Évaluation insuffisante des risques encourus
Art 13 (+ Art 3) • Recours effectif • Combinaison de recours offrant une protection contre un éloignement arbitraire • Autorités n’ayant pas sursis à l’éloignement du requérant conformément à l’interdiction qui leur en était faite
Quant au respect du principe de subsidiarité
55. Le Gouvernement fait valoir à titre préliminaire que l’étranger qui, comme en l’espèce, se désiste de la procédure d’asile qu’il a mise en mouvement et décide, confronté à une mesure d’éloignement, de quand même faire valoir devant la Cour un risque de traitement inhumain et dégradant, empêche les autorités nationales de procéder à la vérification de la véracité de son discours. En effet, en Belgique, un étranger qui fait valoir des craintes qui entrent dans le cadre de la Convention de Genève mais ne coopère pas à la charge de la preuve dans le cadre de la procédure d’asile ne bénéficie ni d’un entretien individuel ni de l’examen de ses craintes par un expert. Cet examen ne ressort en effet pas de la compétence de l’OE mais du CGRA, seule autorité capable d’évaluer la crédibilité des déclarations du demandeur et de les confronter. Saisir directement la Cour de l’examen de ces éléments est contraire au principe de subsidiarité.
56. La Cour constate que la Convention ne fait pas du respect du principe de subsidiarité une condition pour la recevabilité d’un grief. Dans la mesure où l’argument du Gouvernement doit être considéré comme fondant une exception d’irrecevabilité, cette exception doit donc être rejetée.
57. La Cour reviendra toutefois sur la question soulevée par le Gouvernement lors de l’examen du bien-fondé du grief (voir notamment le paragraphe 78 ci-dessous).
Quant à la qualité de victime du requérant
58. Le Gouvernement se prévaut de la participation du requérant à un programme volontaire de retour au Soudan pour contester en substance la qualité de victime du requérant. Selon le Gouvernement, le requérant a ainsi fait montre de l’absence de tout risque en cas de retour, ainsi que les circonstances de son retour le confirment puisqu’il n’a été arrêté et interrogé par les autorités soudanaises que durant une journée à son arrivée à Khartoum et aurait même perçu une aide financière des autorités locales pour monter un commerce.
59. Le requérant allègue, quant à lui, avoir fait l’objet d’une expulsion forcée vers le Soudan qu’il avait fui et vers lequel il ne voulait pas retourner.
60. La Cour note que le requérant était sous le coup d’un OQT exécutoire et était détenu en vue de son éloignement. Elle constate également, d’après le rapport de départ du requérant (paragraphe 27 ci‑dessus), que la procédure suivie s’apparentait techniquement à la phase initiale d’un retour forcé au cours de laquelle les policiers l’ont accompagné, sans présence ni information préalable de son avocat, jusqu’à l’avion dans lequel il a embarqué sans résistance (paragraphe 46 ci-dessus). Le rapport établi a posteriori par le CGRA tend à démontrer que cela correspondait en effet à la pratique des autorités belges lors de l’éloignement des Soudanais en septembre 2017 (paragraphe 49 ci-dessus). En outre, bien que le courriel rédigé par le « fonctionnaire retour » faisait état de ce que le requérant comprenait l’anglais (paragraphe 21 ci-dessus), il ressort des autres pièces figurant au dossier (paragraphes 6 et 10 ci-dessus) que le requérant ne maîtrisait en réalité que l’arabe, ce qui appuie l’argument selon lequel il n’a pas compris le document de « retour volontaire » rédigé en anglais qu’il a signé à l’aéroport sans l’assistance d’un interprète. Enfin, la Cour relève que le président du tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles est parvenu à la même conclusion dans son ordonnance du 5 décembre 2017 quand il a souligné que l’OE avait abusé de la situation vulnérable du requérant résultant de sa privation de liberté pour lui faire consentir à un soi-disant retour volontaire.
61. Au regard de ces circonstances, la Cour ne voit aucune raison de douter que le départ du requérant n’a pas eu lieu sur une base volontaire. Le Gouvernement n’apporte d’ailleurs aucun élément démontrant que le requérant aurait renoncé de manière non équivoque, c’est-à-dire consciente et éclairée, à la protection conférée par l’article 3 de la Convention (voir mutatis mutandis la jurisprudence de la Cour sur le terrain de la renonciation aux garanties d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1: Murtazaliyeva c. Russie [GC], no 36658/05, § 117, 18 décembre 2018). À supposer même que les droits garantis par l’article 3 de la Convention puissent faire l’objet d’une renonciation, le requérant n’a en tout cas pas, en quittant la Belgique, renoncé à la protection qu’il tire de l’article 3 (voir, mutatis mutandis, M.S. c. Belgique, no 50012/08, § 123, 31 janvier 2012).
62. En tout état de cause, la Cour souligne que les faits à l’origine de la requête s’étaient déjà concrétisés lors du départ du requérant. Les circonstances postérieures au départ n’ont donc pas d’incidence sur la qualité de victime du requérant.
Conclusion
63. En conclusion, constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et n’est pas non plus irrecevable pour un autre motif, la Cour la déclare recevable.
MATHURIN c. FRANCE requête 63648/12 du 5 juin 2014
Les négociations préalables ont échoué. Il a fallu la menace de l'arrêt concernant le scandale des procédures en redressement judiciaires pour que l'Etat accepte de payer.
9. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant dénonce la durée excessive de la procédure de liquidation judiciaire à son encontre. Sous l’angle des articles 6 et 13 de la Convention, il se plaint – en tant que débiteur en liquidation judiciaire – de l’interdiction qui lui est faite d’agir en justice pour engager la responsabilité de l’État en raison de la durée excessive de la procédure.
10. La Cour constate d’emblée que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
11. La Cour relève qu’après l’échec des tentatives de règlement amiable, le Gouvernement a, par une lettre du 15 novembre 2013, informé la Cour qu’il envisageait de formuler une déclaration unilatérale afin de résoudre la question soulevée par la requête. Il a, en outre, invité la Cour à rayer celle-ci du rôle en application de l’article 37 de la Convention.
12. La déclaration était ainsi libellée :
« Je soussignée, Nathalie Ancel, agent du gouvernement français, déclare que le gouvernement français offre de verser à M. Jacques Mathurin la somme globale de 15.300 euros (quinze mille trois cents euros), au titre de la requête enregistrée sous le no 63648/12.
Cette somme ne sera soumise à aucun impôt et sera versée sur le compte bancaire indiqué par le requérant dans les trois mois à compter de la date de l’arrêt de radiation rendu par la Cour sur le fondement de l’article 37 § 1 c) de la Convention. Le paiement vaudra règlement définitif de la cause.
Le Gouvernement reconnaît, qu’en l’espèce, d’une part, la durée de la procédure de liquidation judiciaire dont le requérant, débiteur, a été l’objet a été excessive au regard des exigences du délai raisonnable posées par l’article 6 § 1 de la Convention et, d’autre part, que l’impossibilité pour le requérant d’exercer une action en réparation du dommage causé par la durée de la procédure de liquidation a porté atteinte à ses droits garantis par les articles 6§1 et 13 de la Convention. »
13. Par une lettre du 2 décembre 2013, la partie requérante a indiqué qu’elle n’était pas satisfaite des termes de la déclaration unilatérale. Elle a rappelé que, malgré la reconnaissance du Gouvernement de la violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, la procédure de liquidation judiciaire litigieuse n’était toujours pas clôturée. En outre, le requérant considère que la somme de 15 300 euros (EUR) proposée par le Gouvernement ne couvre ni son préjudice moral, ni son préjudice matériel.
14. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 37 de la Convention, à tout moment de la procédure, elle peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances l’amènent à l’une des conclusions énoncées aux alinéas a), b) ou c) du paragraphe 1 de cet article. L’article 37 § 1 c) lui permet en particulier de rayer une affaire du rôle si :
« pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête ».
15. La Cour rappelle aussi que, dans certaines circonstances, il peut être indiqué de rayer une requête du rôle en vertu de l’article 37 § 1 c) sur la base d’une déclaration unilatérale du gouvernement défendeur même si le requérant souhaite que l’examen de l’affaire se poursuive.
16. A cette fin, la Cour doit examiner de près la déclaration à la lumière des principes que consacre sa jurisprudence, en particulier l’arrêt Tahsin Acar (Tahsin Acar c. Turquie (question préliminaire) [GC], no 26307/95, §§ 75-77, CEDH 2003‑VI, WAZA Spółka z o.o. c. Pologne (déc.) no 11602/02, 26 juin 2007, et Sulwińska c. Pologne (déc.) no 28953/03, 18 septembre 2007). Parmi les facteurs à prendre en considération à cet égard figurent notamment « la nature des griefs formulés, le point de savoir si les questions soulevées sont analogues à celles déjà tranchées par la Cour dans des affaires précédentes » ainsi que le point de savoir si le Gouvernement a, dans sa déclaration, reconnu l’existence des violations alléguées et proposé des modalités de redressement appropriées (Tahsin Acar, précité, § 76).
17. En l’espèce, la Cour prend acte de la déclaration formelle du Gouvernement. Elle note qu’elle s’est déjà prononcée sur la question de la durée raisonnable dans une affaire de liquidation judiciaire ainsi que sur celle de l’existence d’un recours effectif pour un requérant en état de liquidation judiciaire pour faire redresser le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention (Tetu c. France, no 60983/09, §§ 33-45 et §§ 62-71, 22 septembre 2011).
18. La Cour relève que le Gouvernement français a, dans sa déclaration, reconnu sans équivoque qu’en l’espèce, la durée de la procédure de liquidation judiciaire était excessive au regard des exigences de délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et que l’impossibilité pour le requérant d’exercer une action en réparation du dommage causé par la durée de la procédure de liquidation judiciaire avait porté atteinte à ses droits garantis par les articles 6 § 1 et 13. Pour y remédier, le Gouvernement a proposé de verser la somme de 15 300 EUR au requérant. La Cour considère, au regard des circonstances de l’espèce et de la jurisprudence en la matière, qu’il s’agit d’une somme d’un montant approprié.
19. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête. Il y a lieu dès lors de rayer la requête du rôle. La somme de 15 300 EUR devra être versée dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. A défaut de règlement dans ledit délai, le Gouvernement devra verser, à compter de l’expiration de celui-ci et jusqu’au règlement effectif de la somme en question, un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, augmenté de trois points de pourcentage.
20. Enfin, la Cour souligne que, dans le cas où le Gouvernement ne respecterait pas les termes de sa déclaration unilatérale, la requête pourrait être réinscrite au rôle en vertu de l’article 37 § 2 de la Convention (Josipović c. Serbie(déc.), nº 18369/07, 4 mars 2008).
Décision d'irrecevabilité du 20 décembre 2012
Habitants des îles Chagos c. Royaume-Uni requête no 35622/04
Les requérants sont 1 786 autochtones ou descendants d’autochtones des îles Chagos.
Les habitants de ces îles, parfois appelés « Ilois » ou « Chagossiens », sont essentiellement d’origine africaine, malgache et indienne. Les îles Chagos, qui sont situées au milieu de l’océan Indien, sont formées de trois principaux archipels (Diego Garcia étant le plus grand) et de 65 îles extérieures. Administrées par le Royaume-Uni depuis le XIXe siècle, elles sont devenues en novembre 1965 une nouvelle colonie britannique, connue sous le nom de Territoire britannique de l’océan Indien (British Indian Ocean Territory – BIOT), regroupant les îles Chagos et d’autres îles rattachées jusqu’alors à la colonie de Maurice1 et des Seychelles. L’économie des îles était principalement basée sur la culture des cocotiers (coprah).
En décembre 1966, les gouvernements du Royaume-Uni et des Etats-Unis d’Amérique décidèrent que les îles du Territoire britannique de l’océan Indien pouvaient être utilisées à des fins de défense américaine pour une durée indéterminée, la situation devant être réexaminée en 2016. Les îles furent donc évacuées entre 1967 et 1973, certains habitants s’étant vu interdire d’y revenir après des séjours effectués ailleurs et d’autres étant transférés à l’île Maurice ou aux Seychelles.
La Cour rappelle que lorsque des requérants acceptent une indemnité dans le cadre d’un règlement amiable de leurs actions civiles et renoncent à se prévaloir des recours internes, ils ne peuvent en règle générale plus prétendre être victimes d’une violation de la Convention à cet égard. Ayant accepté et reçu une indemnité dans l’affaire Ventacassen et ayant ainsi effectivement renoncé à toute autre prétention, les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation de la Convention. Les habitants de l’île auraient pu poursuivre leurs actions et demander aux juridictions internes d’examiner si l’expulsion de leur domicile et l’interdiction d’y revenir étaient illégales et violaient leurs droits. Toutefois, ils ont choisi de régler leur litige sans tenter d’obtenir une telle décision. En pareil cas, il n’appartient pas à la Cour de jouer le rôle d’un tribunal du fond connaissant des faits et du droit.
LE REQUÉRANT QUI A OBTENU RÉPARATION DEVANT
LES JURIDICTIONS INTERNES, N'EST PLUS VICTIME
Cliquez sur un lien bleu pour accéder :
- LE REQUÉRANT N'EST PLUS VICTIME APRÈS LE PAIEMENT D'UNE INDEMNITÉ PROPORTIONNÉE
- LE REQUÉRANT N'EST PLUS VICTIME PAR LA RÉPARATION DU PRÉJUDICE AU NIVEAU INTERNE
- L'ÉTAT DOIT VERIFIER QUE LE REQUERANT N'EST PLUS VICTIME
- LA RÉPARATION DOIT ÊTRE EFFICACE ET INTÉGRALE SINON LE REQUÉRANT EST TOUJOURS VICTIME
- LE PRÉJUDICE INVOQUÉ RESTANT DE NE DOIT PAS ÊTRE ILLUSOIRE MAIS CONCRET ET EFFECTIF
LE REQUÉRANT N'EST PLUS VICTIME APRÈS LE PAIEMENT D'UNE IMDEMNITÉ PROPORTIONNÉE
PENATI c. ITALIE du 11 mai 2021 requête n° 44166/15
Art 2 (procédural) • Procédure pénale efficace sur l’infanticide commis lors d’une rencontre entre père et enfant organisée par l’autorité publique
Art 34 • Qualité de victime de la mère au regard du volet procédural de l’art 2 en dépit de l’obtention d’une somme ayant réglé à l’amiable la procédure civile • Perte de la qualité de victime sous l’angle du volet matériel
RECEVABILITE
Concernant le volet matériel de l’article 2 de la Convention
154. Il y lieu de relever d’abord que la requérante se plaint de la violation de l’article 2 de la Convention sous ses deux volets, matériel et procédural. Quant au premier volet, en matière de négligences imputables à l’État, la Cour a déjà conclu qu’au vu du règlement amiable de l’affaire au civil, compte tenu de l’utilisation des remèdes internes disponibles, de l’obtention d’une somme substantielle en dédommagement et de la renonciation à la continuation de l’affaire, on ne saurait plus se prétendre victime du grief soulevé sous l’angle du volet matériel de l’article 2 et elle a conclu donc à l’irrecevabilité de cette partie de la requête (voir Bailey c. Royaume-Uni (déc.), no 39953/07, 19 janvier 2010).
155. Ainsi, la Cour considère qu’ayant accepté la somme de 100 000 EUR afin de régler à l’amiable la procédure civile entamée à l’encontre de la coopérative employant S.P. et de la Mairie de San Donato Milanese et ayant renoncé à tout type d’action à l’encontre des contreparties à la transaction, la requérante ne peut plus se prétendre victime du grief qu’elle soulève sous l’angle du volet matériel de l’article 2.
156. Cette partie de la requête est donc incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être déclarée irrecevable au sens de l’article 35 §§ 3 et 4.
157. En revanche, il n’en va pas de même concernant le volet procédural du même article (voir Bailey, précité et Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 130, 14 avril 2015).
158. La Cour relève que les faits de l’espèce, ayant trait à une mort infligée non-intentionnellement de la part des accusés, se rapprochent à ceux des affaires dans lesquelles les victimes se trouvaient sous la responsabilité des autorités nationales. La Cour se réfère notamment aux affaires de suicide en prison (Molga c. Pologne (déc.), no 78388/12, § 88, 17 janvier 2017 et Bailey, précitée) et de décès pendant le service militaire (Turgut c. Turquie (déc.), no 64625/11, 30 août 2016).
159. La particularité de la présente affaire réside en effet en ce qu’au moment de l’infanticide, l’enfant de la requérante était confié aux soins d’un organisme étatique, la municipalité de San Donato Milanese, chargé d’organiser des rencontres entre père et enfant en milieu protégé ainsi que de mettre en place les contrôles nécessaires afin d’éviter tout préjudice (voir paragraphe 70 ci-dessus et, mutatis mutandis, Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, § 10, 15 janvier 2009, dont les faits sont similaires à ceux de l’espèce mais dans laquelle toutefois, la relation entre les victimes et l’auteur des faits n’était pas règlementée par les autorités nationales). La rencontre incriminée, ayant eu lieu dans les locaux publics de l’ASL, était donc issue d’une décision appartenant uniquement à l’autorité publique et organisée exclusivement par celle-ci.
160. Les circonstances de l’espèce se rapprochent donc à celles dans lesquels les évènements sont survenus « dans une zone placée sous le contrôle exclusif des autorités ou des agents de l’État ou bien dans des locaux plus ou moins inaccessibles au public, où les protagonistes sont réputés être les seuls susceptibles, d’une part, de connaître le déroulement exact des faits et, d’autre part, d’avoir accès aux informations propres à confirmer ou à réfuter les allégations formulées à leur endroit par les victimes ; aussi la jurisprudence de la Cour en la matière commande-t-elle, dans des situations déterminées, une application rigoureuse de l’obligation de mener une enquête officielle, de nature pénale, répondant aux critères minimums d’effectivité » (Gençarslan c. Turquie (déc.) no 62609/12, § 19, 14 mars 2017).
161. Or, dans les affaires Molga et Turgut rappelées au paragraphe 158 ci-dessus, en évaluant la qualité de victime sous l’angle du volet procédural du grief tiré de l’article 2, la Cour a attribué une importance cruciale au fait que les victimes étaient sous la responsabilité de l’État, cela en dépit de l’obtention d’une somme au civil, qui ne relevait que pour le volet matériel du grief.
162. La Cour en conclut que le cas d’espèce relève d’une situation dans laquelle la réaction judiciaire exigée était de nature pénale et que la requérante n’a pas perdu sa qualité de victime au regard du volet procédural du grief qu’elle soulève sous l’angle de l’article 2 de la Convention (voir Molga, précité, § 79).
163. De surcroît, la Cour observe que la qualité de victime de la requérante doit être évaluée à la lumière du grief qu’elle soulève sous l’angle du volet procédural de l’article 2. Or, la requérante ne se plaint pas de la responsabilité dans le décès de son fils de l’un ou l’autre individu ou entité, mais elle dénonce l’inefficacité de l’enquête au sens large, en ce que, d’après elle, les investigations n’ont pas permis de reconstituer les faits de l’affaire ni d’en identifier les responsables.
164. La Cour est de l’avis que, vu sous cet angle, l’objet de la transaction, dont les contreparties n’étaient que la coopérative employant S.P., acquitté au pénal à tout stade de la procédure, et la Mairie de San Donato Milanese, ne correspond pas aux doléances de la requérante devant la Cour. À l’article 4 de la transaction, celle-ci s’était d’ailleurs réservée le droit de saisir d’autres juges que celui italien « concernant les responsabilités éventuelles imputables aux individus, entités ou institutions différentes de celles faisant partie de l’accord ».
165. Dans ce contexte, la Cour estime que, même si elle avait continué par la voie contentieuse, la procédure civile entamée par la requérante, qui avait déjà fait l’objet d’un rejet en première instance et était pendante en appel, aurait pu difficilement avoir comme résultat l’élucidation de l’ensemble des faits et des responsabilités de l’affaire, tel que requis par l’article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Tikhonova c. Russie, no 13596/05, § 79, 30 avril 2014 et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 157, 25 juin 2019).
166. Enfin, il y a lieu de relever que, dans ses observations complémentaires du 10 juillet 2018, le Gouvernement a précisé quant à lui que la renonciation de la requérante à tout droit d’indemnisation suite à la transaction ne comportait pas en soi la perte de la qualité de victime de celle-ci.
Conclusion sur la recevabilité de la requête
167. Tout en rappelant ses conclusions concernant l’irrecevabilité de la partie de la requête portant sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention (voir paragraphe 155 ci-dessus), la Cour constate que le grief tiré du volet procédural de l’article 2 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable. Par ailleurs, il y a lieu de préciser que la seule procédure pénale, et non pas aussi celle civile, est en cause en l’espèce.
ARTICLE 2 (ENQUETE)
a) Principes généraux
174. La Cour rappelle qu’au titre de son obligation de protéger le droit à la vie, l’État doit aussi s’assurer qu’il dispose, dans les cas de décès ou de blessures physiques potentiellement mortelles, d’un système judiciaire effectif et indépendant qui permette à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Nicolae Virgiliu Tănase, § 157, précité).
175. En outre, dans certaines circonstances exceptionnelles il peut être nécessaire aux fins de l’article 2 qu’une enquête pénale effective soit menée, même en cas d’atteinte involontaire au droit à la vie ou à l’intégrité physique. Il peut en être ainsi, par exemple, lorsque le décès ou la mise en danger résulte du comportement d’une autorité publique qui va au‑delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, lorsqu’un décès survient dans des circonstances suspectes ou lorsqu’un particulier a délibérément et inconsidérément transgressé les obligations qui lui incombaient en vertu de la législation applicable (ibidem, § 160 et le références qui s’y trouvent citées).
176. Dans les cas de décès, la Cour a jugé que lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée qui vise à faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question, puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence. En pareilles circonstances, l’obligation de mener une enquête officielle effective existe même quand l’auteur présumé de l’atteinte en cause n’a pas la qualité d’agent de l’État (ibidem, § 161).
177. L’article 2 de la Convention n’implique nullement le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (voir, mutatis mutandis, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I). En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes injustifiées au droit à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit, ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, §§ 108, 136‑140, CEDH 2001‑III).
178. La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions peuvent passer pour avoir soumis le cas devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004‑XII, précité, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 306, CEDH 2011 (extraits)).
179. En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie, précité, § 171).
180. En outre, dans les cas de pertes de vies humaines dans des circonstances de nature à engager la responsabilité de l’État, le volet procédural de l’article 2 impose à l’État de garantir, par tous les moyens à sa disposition, une réponse appropriée – judiciaire ou autre – permettant au cadre législatif et administratif conçu pour protéger le droit à la vie d’être mis en œuvre comme il se doit et garantissant la répression et la sanction de toute atteinte à ce droit (Budayeva and Others v. Russia, nos. 15339/02 and 4 others, § 138, ECHR 2008 (extracts) Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 109, 18 juin 2013).
181. Enfin la Cour relève que dans les affaires d’homicide, l’article 2 est interprété en ce sens qu’il implique une obligation de mener une enquête officielle non seulement en raison de ce que toute allégation d’un tel délit entraîne normalement une responsabilité pénale mais aussi parce que souvent les informations liées aux circonstances réelles du décès sont en grande partie détenues par des agents ou des autorités de l’État (voir Tikhonova, précité, § 79).
b) Application en l’espèce
182. La Cour relève que, dans la présente affaire, la requérante a pu soumettre ses doléances devant les juridictions grâce aux recours qui lui étaient ouverts en droit interne afin de faire la lumière sur les causes du décès de son enfant (voir paragraphes 174, 177 et 181 ci-dessus).
183. Sur le plan pénal, la Cour a pour tâche d’examiner si les autorités italiennes ont conduit l’enquête conformément aux exigences de diligence et de promptitude requises par l’article 2 de la Convention (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, §§ 126 et 127, 18 juin 2013). En particulier, la Cour doit rechercher si, dans les circonstances de l’affaire, les investigations ont été approfondies, impartiales et attentives.
184. Elle relève d’abord que la requérante a saisi le tribunal de Milan de sa plainte le 24 mars 2009. Au cours de l’enquête, de nombreux témoins ont été entendus par la police à la demande du procureur. Ces auditions ont été suivies par un rapport du 23 octobre 2009 et intégrées par les témoignages recueillis par la défense de la requérante, au sens de l’article 391-bis du code de procédure pénale. En outre, la requérante a été entendue personnellement au cours de la procédure et a pu également intégrer sa plainte (voir paragraphes 88 et 98 ci-dessus).
185. À la lumière de l’ensemble des preuves recueillies, par un jugement du 10 février 2012, le tribunal de première instance a décidé d’acquitter E.T., N.C. et S.P., à savoir ceux qui avaient été indiqués par la requérante comme étant principalement les auteurs des faits incriminés, considérant que l’analyse de l’affaire devait se faire à l’aune de la prévisibilité de la matérialisation du risque, qui faisait défaut en l’espèce, et que la responsabilité des opérateurs des services sociaux était limitée au développement adéquat de l’enfant et ne s’étendait pas à sa sécurité physique.
186. Après l’arrêt de la cour d’appel du 17 juillet 2013, concluant à la responsabilité pénale de la seule E.T., le 6 mars 2015, la Cour de cassation a annulé sans renvoi ledit arrêt et, sur la base essentiellement des mêmes arguments du tribunal de première instance, a conclu à l’acquittement de E.T.
187. La Cour constate donc que la procédure pénale en examen, ayant duré environ quatre ans pour trois degrés de juridiction, a satisfait à exigence de promptitude prévue par l’article 2 de la Convention.
188. Quant à l’effectivité de l’enquête, la Cour est de l’avis que les autorités ont pris en l’espèce les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits de l’affaire. Des nombreux témoins ont été entendus, une autopsie a été exécutée sur les corps de F. et de Y.B., un examen toxicologique quant à Y.B. a été mené et les autorités ont disposé des rapports nécessaires à l’évaluation des faits, notamment ceux des services sociaux, ainsi que d’une expertise psychologique concernant la requérante et Y.B. (voir Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie, précité, § 174).
189. La Cour ne s’estime pas compétente pour analyser plus avant les conclusions des juridictions internes et elle garde à l’esprit que c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il incombe d’appliquer et interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I).
190. Dans la mesure où les obligations de l’État défendeur sont de moyens et non pas de résultat, le fait que les trois accusés ont été acquittés ne permet pas en soi de conclure que la procédure pénale concernant le décès de F. n’a pas répondu aux exigences de l’article 2 de la Convention.
191. La Cour relève également que l’action civile entamée par la requérante à l’encontre de la coopérative employant S.P. et de la Mairie de San Donato Milanese a été clôturée par la signature, le 6 octobre 2017, d’un règlement amiable entre les parties dans le cadre duquel une somme substantielle a été octroyée à la requérante.
192. Il s’ensuit, aux yeux de la Cour, que l’article 2 de la Convention sous son volet procédural n’a pas été violé en l’espèce.
JURASZ c. POLOGNE du 22 novembre 2018 Requête 48327/09
Le requérant a obtenu réparation devant les juridictions internes
35. Le Gouvernement soutient qu’à la suite de l’adoption des jugements du 10 septembre 2015 et du 25 février 2016, la requérant ne peut plus se prétendre victime de la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel et que par conséquent, cette partie de la requête est irrecevable en application de l’article 35 de la Convention.
36. À cet égard, il indique que les agents impliqués ont été déclarés coupables d’abus d’autorité et de coups et blessures et punis par des peines d’emprisonnement et d’amende. En outre, le tribunal a obligé chacun d’entre eux à indemniser le requérant en application de l’article 72 § 2 du CP (paragraphe 31 ci-dessus). Si ce dernier estime que l’indemnité accordée par les juridictions nationales est insuffisante, il peut en demander un complément au moyen d’une action indemnitaire engagée contre le Trésor public en application des articles 23 et 24 du code civil combinés avec son article 448. Le Gouvernement indique aussi que, en cas d’exercice d’une telle action par le requérant, le tribunal saisi sera lié par le constat des juridictions pénales quant à la culpabilité des agents impliqués et que l’intéressé obtiendra très probablement gain de cause.
37. Le requérant soutient ne pas avoir perdu sa qualité de victime d’une violation de l’article 3 de la Convention. Il estime qu’il ne peut se voir imposer d’engager, en plus de l’action pénale – qui serait la plus appropriée en l’espèce –, une autre procédure sur le plan civil.
38. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable à la partie requérante ne suffit pas en principe à priver celle-ci de sa qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, entre autres, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, Siliadin c. France, no 73316/01, § 62, CEDH 2005‑VII, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006‑V).
39. En l’espèce, la Cour observe que dans son jugement du 10 septembre 2015, ultérieurement confirmé par le tribunal régional de Cracovie, le tribunal de district d’Oświęcim a établi que le requérant « avait été victime de brutalités policières gratuites et illégales » et que « la force utilisée à son encontre par les agents avait été excessive ». Le tribunal de district a qualifié de « particulièrement indignes » les agissements dont les agents impliqués s’étaient rendus coupables envers le requérant à l’occasion de la conduite de ce dernier en cellule de dégrisement (paragraphe 23 ci-dessus). En fixant les peines, ce tribunal a insisté sur le fait que les agissements reprochés, commis par les agents mis en cause dans l’exercice de leurs fonctions officielles, étaient caractérisés par un degré de dangerosité sociale élevé (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour observe en outre que le tribunal de district d’Oświęcim a accueilli - dans sa totalité - la demande du parquet appuyée par l’avocat du requérant l’invitant à obliger chacun des agents impliqués à indemniser l’intéressé à hauteur de 1 000 PLN (paragraphe 23 ci-dessus)
40. La Cour note que le requérant n’a pas demandé aux juridictions nationales une indemnisation plus élevée, quand bien même il en avait la possibilité, et qu’il n’a pas non plus interjeté d’appel contre le jugement susvisé du tribunal de district d’Oświęcim. La Cour relève que, devant elle‑même, le requérant n’allègue pas que la sanction infligée aux agents impliquées n’était pas proportionnée à la gravité des mauvais traitements dont lui-même a été victime ou que le montant de l’indemnisation accordée par les juridictions nationales n’était pas suffisant (voir, a contrario, Selami et autres c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 78241/13, § 98, 1er mars 2018).
41. Dans ces circonstances et eu égard aux constats effectués par les juridictions nationales de première et de seconde instance dans leurs jugements respectifs du 10 septembre 2015 et du 25 février 2016 (paragraphes 23-25 ci-dessus), la Cour ne peut que considérer que celles-ci ont reconnu en substance, puis réparé la violation alléguée de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.
42. En conclusion, la Cour estime que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.
43. Partant, elle considère que cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit en conséquence être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
BARIŞ DEMİR c. TURQUIE du 24 octobre 2017 requête n° 51144/06
Article 8 : le requérant reçoit une indemnité pour avoir été blessé durant son service militaire. Il a perdu son bras gauche. Par conséquent, comme l'indemnité est proportionnée, il n'est plus victime.
10. Le requérant soutient que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 2 de la Convention.
11. Le Gouvernement considère que la requête est irrecevable au motif que le requérant s’est vu accorder des indemnités sur le plan national et qu’il a ainsi perdu la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.
12. La Cour estime qu’il convient d’examiner sous le seul angle de l’article 8 de la Convention les griefs formulés par le requérant, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 59, 9 juillet 2015).
13. Elle rappelle que, lorsque les autorités internes ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de celle-ci, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Elle réitère ensuite que l’atténuation d’une peine ou l’adoption d’une décision ou mesure favorable au requérant par les autorités internes n’emportera la perte de la qualité de victime que si elle est accompagnée d’une reconnaissance explicite, ou au moins en substance, de la violation, suivie d’une réparation appropriée et suffisante (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 178 et suivants, CEDH 2006-V).
14. Lorsque ces deux conditions sont remplies, la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention empêche un examen de la part de la Cour (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 64-70, série A no 51, Caraher c. Royaume-Uni (déc.), no 24520/94, CEDH 2000‑I, Hay c. Royaume-Uni (déc.), no 41894/98, CEDH 2000‑XI, Cataldo c. Italie (déc.), no 45656/99, CEDH 2004‑VI, Göktepe c. Turquie (déc.), no 64731/01, 26 avril 2005, et Yüksel c. Turquie (déc.), no 51902/08, § 46, 9 avril 2013).
15. La perte de la qualité de victime dépend, notamment, de la nature du droit dont la violation est alléguée, de la motivation de la décision (Jensen c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001‑X) et de la persistance des conséquences désavantageuses pour l’intéressé après cette décision (Freimanis et Līdums c. Lettonie, nos 73443/01 et 74860/01, § 68, 9 février 2006).
16. Le statut de victime d’un requérant peut donc dépendre de l’indemnisation qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont il se plaint devant la Cour. Le caractère approprié et suffisant du redressement offert à l’intéressé dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010).
17. Dans la présente espèce, la Cour observe en premier lieu que la Haute Cour a clairement reconnu la responsabilité de l’administration pour faute de service (paragraphe 8 ci-dessus).
18. Elle note en second lieu que, après avoir reconnu la responsabilité pour faute de cette dernière, la Haute Cour a octroyé au requérant pour dommage moral des indemnités s’élevant à environ 12 500 EUR, plus les intérêts moratoires calculés sur la période allant de la date des faits à la date de paiement (paragraphe 8 ci-dessus). La Haute Cour a également ordonné une expertise judiciaire et a conclu que le montant de la pension d’invalidité accordée était supérieur à celui du dommage matériel tel qu’évalué par ladite expertise.
19. La Cour estime que les montants accordés par les autorités nationales ne peuvent être qualifiés d’insuffisants. Elle constate également qu’ils ne sont guère éloignés des sommes qu’elle-même alloue dans des affaires similaires relatives à un défaut de protection de l’intégrité physique en cas de constat de violation de l’article 8 de la Convention.
20. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu un redressement approprié de l’atteinte à l’intégrité physique dénoncée par le requérant et que celui-ci ne peut plus se prétendre victime, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de l’article 8 de la Convention.
Stojnić c. Bosnie-Herzégovine irrecevabilité du 29 octobre 2015 requête no 24652/09
Irrecevabilité pour abus de droit : Litige concernant un appartement : rejet au motif que le requérant n’a pas informé la Cour qu’il avait déjà perçu une indemnité
La Cour prend note des observations du gouvernement de Bosnie-Herzégovine selon lesquelles M. Stojnić n’a pas fourni tous les faits se rapportant à son grief. En particulier, il n’a pas informé la Cour que, conformément à la législation pertinente, il avait obtenu en avril 2007 une somme équivalant à 8 170 euros environ à titre d’indemnisation pour l’appartement qu’il occupait avant la guerre à Sarajevo, ainsi que l’avait ordonné la Commission des droits de l’homme de Bosnie-Herzégovine.
M. Stojnić se plaignait donc de l’impossibilité de recouvrer l’appartement qu’il occupait avant la guerre, tout en dissimulant le fait que près de deux ans avant d’introduire sa requête devant la Cour européenne des droits de l’homme il avait été indemnisé pour cet appartement. Il ne conteste pas les faits soumis par le Gouvernement et n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas communiqué cette information. Un tel comportement ne peut être interprété que comme la non-divulgation d’informations concernant la substance même de la requête. La Cour estime, eu égard à l’importance que revêtaient les informations non communiquées pour qu’elle puisse statuer correctement sur l’affaire, que le comportement de l’intéressé était contraire à la vocation du droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention. La Cour conclut qu’il y a lieu de rejeter le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 pour abus du droit de recours, en application de l’article 35 (conditions de recevabilité) de la Convention. Elle rejette pour le surplus les griefs du requérant pour défaut manifeste de fondement.
GRANDE CHAMBRE BOCHAN c. UKRAINE du 5 février 2015 requête 22251/08
Évolution de jurisprudence devant la Grande Chambre de la CEDH, une fois que l'État est condamné par la CEDH, une procédure exceptionnelle de droit interne peut réparer le préjudice. Cette procédure de réparation, tombe maintenant sous le contrôle de la Convention.
a) Principes généraux42. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 sous son volet « civil » trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, et ce, qu’il soit protégé par la Convention ou non. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi bien d’autres précédents, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012).
43. À cet égard, la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée (loi civile, commerciale, administrative, etc.) et celle de l’autorité compétente en la matière (juridiction de droit commun, organe administratif, etc.) ne revêtent pas une importance déterminante (Micallef, précité, § 74).
b) Jurisprudence sur l’applicabilité de l’article 6 aux procédures de recours extraordinaire
44. Selon une jurisprudence ancienne et constante qui reflète les principes ci-dessus, la Convention ne garantit pas un droit à la réouverture d’une procédure terminée. Quant aux procédures extraordinaires permettant de solliciter pareille réouverture, il ne s’y agit pas en principe de statuer sur des « contestations » relatives à des « droits ou obligations de caractère civil » ou sur le bien-fondé d’« accusations en matière pénale ». L’article 6 leur est donc jugé inapplicable (voir, parmi bien d’autres précédents, X c. Autriche, no 7761/77, décision de la Commission du 8 mai 1978, D.R. 14, p. 171 ; Surmont et de Meurechy c. Belgique, nos 13601/88 et 13602/88, décision de la Commision du 6 juillet 1989, D.R. 62, p. 284 ; J.F. c. France (déc.) no 39616/98, 20 avril 1999 ; Zawadzki c. Pologne (déc.), no 34158/96, 6 juillet 1999 ; Sonnleitner c. Autriche (déc.) no 34813/97, 6 janvier 2000 ; Sablon c. Belgique, no 36445/97, § 86, 10 avril 2001 ; Valentin Gorizdra c. Moldova (déc.) no 53180/99, 2 juillet 2002 ; Kucera c. Autriche, no 40072/98, 3 octobre 2002 ; Fischer, décision précitée ; Jussy c. France, no 42277/98, § 18, 8 avril 2003 ; Dankevitch c. Ukraine, no 40679/98, 29 avril 2003 ; Steck-Risch et autres, décision précitée ; Öcalan, décision précitée ; Schelling (no 2), décision précitée ; Hurter c. Suisse (déc.), no 48111/07, 15 mai 2012, et Dybeku c. Albanie (déc.), no 557/12, § 30, 11 mars 2014). En effet, une fois l’affaire tranchée par un jugement interne définitif ayant acquis force de chose jugée, on ne peut en principe soutenir qu’un recours ou une demande extraordinaires formés ultérieurement pour solliciter la révision de ce jugement permettent d’alléguer de manière défendable qu’il existe un droit reconnu dans l’ordre juridique national, ou que l’issue de la procédure au cours de laquelle il s’agit de statuer sur l’opportunité de réexaminer l’affaire est déterminante pour des « droits et obligations de caractère civil » ou une « accusation en matière pénale » (comparer avec l’arrêt Melis c. Grèce, no 30604/07, §§ 18-20, 22 juillet 2010, qui s’écarte de ce raisonnement).
45. Ce raisonnement a été suivi aussi dans des cas où la réouverture d’une procédure interne terminée avait été demandée sur la base d’un constat par la Cour d’une violation de la Convention (voir, par exemple, Fischer, décision précitée). En déclarant irrecevable le grief soulevé par l’association requérante sur le terrain de l’article 6 dans Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) (no 32772/02, 4 octobre 2007), la chambre s’est exprimée comme suit :
« 24. (...) il ressort de sa jurisprudence que cette disposition ne s’applique pas à la procédure d’examen d’une demande tendant à la révision d’une condamnation ou d’un procès civil (Sablon c. Belgique, no 36445/97, § 86, 10 avril 2001). La Cour ne voit aucune raison de ne pas appliquer ce raisonnement également à la demande de révision après la constatation par elle d’une violation de la Convention (voir, pour une affaire pénale, Fischer c. Autriche (déc.), no 27569/02, CEDH 2003‑VI). Elle estime donc que le grief tiré de l’article 6 est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. »
46. En revanche, si un recours extraordinaire conduit de plein droit ou concrètement à faire entièrement rejuger le litige, l’article 6 s’applique de la manière habituelle à la procédure de « réexamen » (voir, par exemple, Sablon, précité, §§ 88-89 ; Vaniane c. Russie, no 53203/99, § 56, 15 décembre 2005; Zassourtsev c. Russie, no 67051/01, § 62, 27 avril 2006 ; Alexeïenko c. Russie, no 74266/01, § 55, 8 janvier 2009 ; Hakkar, décision précitée, et Rizi c. Albanie (déc.), no 49201/06, § 47, 8 novembre 2011).
47. L’article 6 a de même été considéré comme applicable dans certains cas où, bien qu’appelée « extraordinaire » ou « exceptionnelle » en droit interne, la procédure avait été jugée assimilable dans sa nature et son étendue à une procédure d’appel ordinaire, la qualification au niveau interne n’étant pas regardée par la Cour comme déterminante pour la question de l’applicabilité.
48. C’est ainsi que dans l’arrêt San Leonard Band Club c. Malte (no 77562/01, §§ 41-48, CEDH 2004‑IX) la Cour a jugé l’article 6 applicable à une procédure en révision d’un procès. Elle a considéré que la demande en révision était assimilable à un pourvoi en cassation, que les autorités maltaises ne jouissaient en la matière d’aucune latitude mais qu’elles étaient tenues de statuer sur la demande, et que l’issue de la procédure de révision était déterminante pour les « droits et obligations de caractère civil » de la société requérante.
49. De même, dans son arrêt Maresti c. Croatie (no 55759/07, 25 juin 2009), la Cour a estimé qu’une procédure en réexamen extraordinaire d’un jugement définitif en matière pénale tombait dans le champ d’application de l’article 6. S’attachant à la nature et aux particularités de cette procédure, elle a relevé que la demande en réexamen extraordinaire n’était ouverte à l’accusé que dans le cas très limité d’une erreur de droit commise au détriment de ce dernier, qu’elle devait être formée dans un délai strict d’un mois à compter de la notification à l’accusé de la décision d’appel et que la Cour suprême croate ne jouissait d’aucune latitude dans le choix des motifs de révision, qui étaient expressément énumérés dans le code de procédure pénale croate. Elle a ajouté que ladite demande avait un équivalent en procédure civile croate, à savoir un pourvoi en cassation en matière civile, auquel l’article 6 s’appliquait (§§ 25-28 de cet arrêt).
50. En somme, si l’article 6 § 1 n’est en principe pas applicable aux recours extraordinaires permettant de solliciter la réouverture d’une procédure terminée, la nature, la portée et les particularités de pareille procédure dans tel ou tel ordre juridique peuvent être propres à la faire tomber dans le champ d’application de l’article 6 § 1 et des garanties d’équité du procès que cette disposition accorde au justiciable. Aussi la Cour dit-elle examiner la nature, la portée et les particularités du recours extraordinaire dont il est question en l’espèce.
c) Application en l’espèce des principes susmentionnés
51. Se tournant donc vers les circonstances concrètes de l’espèce, la Cour relève que, à l’époque des faits, le code de procédure civile garantissait à toute partie à un litige clos par une décision de cassation « le droit de contester devant la Cour suprême (...), à la lumière de circonstances exceptionnelles, une décision de justice en matière civile » (article 353, disposition introductive de la partie du code consacrée aux pourvois exceptionnels et dont le texte est reproduit au paragraphe 24 ci‑dessus). En vertu de la disposition suivante du code (l’article 354 § 1, dont le texte est lui aussi reproduit au paragraphe 24 ci-dessus), « un constat, par une autorité judiciaire internationale dont la compétence est reconnue par l’Ukraine, de violation par une décision de justice [interne] des engagements internationaux de l’Ukraine » était l’un des deux moyens susceptibles de fonder un pourvoi exceptionnel. L’article 357 du code définissait en outre l’« examen d’une affaire à la lumière de circonstances exceptionnelles » comme étant une « forme de pourvoi en cassation », assimilable à un tel pourvoi tant du point de vue des pouvoirs de contrôle exercés par la Cour suprême que du point de vue de la procédure applicable. De même, le pouvoir décisionnel de la Cour suprême quant à l’issue d’un pourvoi exceptionnel était comparable à celui dont elle disposait en cassation. Ainsi, la procédure de pourvoi exceptionnel pouvait déboucher sur l’une des différentes catégories de décisions énumérées à l’article 358 du code. La Cour suprême pouvait ainsi en particulier « rejeter le pourvoi et laisser inchangée la décision attaquée », « annuler, en totalité ou en partie, la décision attaquée et renvoyer l’affaire devant la juridiction [inférieure compétente] pour qu’elle soit rejugée », « annuler la décision d’appel ou de cassation attaquée et confirmer la décision de première instance erronément annulée » ou « réformer la décision attaquée ou en adopter une nouvelle sur le fond ».
52. Aux fins de l’analyse par la Cour de la nature et de la portée du recours exercé par la requérante sur la base du code de procédure civile, le cadre législatif de référence que constituent les dispositions de la loi de 2006 sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et l’application de la jurisprudence de celle-ci peut lui aussi revêtir un certain intérêt (paragraphe 25 ci-dessus, où sont reproduites les parties pertinentes de la loi). En particulier, l’article 10 § 3 a) de cette loi disposait que « [l]e bénéficiaire » – c’est-à-dire un requérant ayant obtenu gain de cause devant la Cour – « sera[it] rétabli dans sa situation juridique antérieure notamment par (...) le réexamen de l’affaire par un tribunal, y compris la réouverture de la procédure en cause ». De plus, aux termes de l’article 11 § 1 a) de la même loi, le bureau de l’agent du Gouvernement devait adresser « au bénéficiaire un avis lui signifiant son droit d’entamer une action en révision de l’affaire et/ou de rouvrir la procédure conformément au droit en vigueur ».
53. Le cadre juridique en vigueur en Ukraine ouvrait donc à la requérante un recours permettant le réexamen de son litige civil par la Cour suprême à la lumière du constat de la Cour jugeant viciées les décisions internes initiales. Compte tenu du type de réexamen prévu, le pourvoi exceptionnel formé par la requérante peut passer pour un prolongement de la procédure civile (close), assimilable au pourvoi en cassation tel que défini par le droit ukrainien. Dans ces conditions, la Cour estime que, dès l’instant où les caractéristiques de cette procédure assimilable à la cassation peuvent avoir une incidence sur la manière dont jouent les garanties procédurales figurant à l’article 6 § 1 (voir Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 26, série A no 11), celles-ci doivent lui être applicables de la même façon qu’elles le sont généralement à la procédure de cassation en matière civile (voir, par exemple, Mushta c. Ukraine, no 8863/06, § 39, 18 novembre 2010, et, mutatis mutandis, San Leonard Band Club et Maresti, cités aux paragraphes 48-49 ci-dessus).
54. Cette conclusion, qui découle du droit ukrainien applicable, est confirmée par la portée et la nature de l’« examen » concrètement opéré en l’espèce par la Cour suprême le 14 mars 2008, avant qu’elle ne rejette le pourvoi exceptionnel de la requérante en laissant inchangées les décisions attaquées. Dans le cadre de cet examen, la Cour suprême a reconsidéré, à la lumière des nouvelles observations de la requérante principalement fondées sur l’arrêt de la Cour du 3 mai 2007, les pièces du dossier et les décisions de justice rendues lors de la procédure initiale (paragraphes 20-21 ci-dessus). Par conséquent, le déroulement de la procédure conduite en mars 2008 est tout à fait comparable à celui de la procédure en cassation engagée par la requérante et tranchée par la Cour suprême en août 2002 (paragraphe 11 ci‑dessus et Bochan, précité, § 39), à laquelle l’article 6 § 1 s’appliquait ratione materiae. Aux yeux de la Cour, en mars 2008 la Cour suprême a reconsidéré ce litige civil « à la lumière de circonstances exceptionnelles », en l’occurrence l’arrêt rendu par la Cour en 2007, dans le cadre d’une procédure assimilable à une procédure de cassation et elle n’a vu aucune raison de casser les décisions contestées. Elle s’est donc livrée à un « réexamen » – pour reprendre les termes de la loi de 2006 – de la demande en revendication immobilière concernée sur la base de moyens nouveaux tirés de son interprétation de l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007, même si elle a décidé de ne pas changer l’issue de l’affaire et, en particulier, de ne pas ordonner que celle-ci soit entièrement rejugée par une juridiction inférieure.
55. Le fait que la Cour suprême ait en juin 2008, sur la base de l’article 356 du code, déclaré irrecevable pour des motifs de forme sans autre « examen » au fond (paragraphe 23 ci-dessus) le pourvoi subséquemment formé par la requérante en avril 2008 ne change rien aux considérations ci-dessus.
56. Dès lors, compte tenu tant des dispositions pertinentes de la législation ukrainienne que de la nature et de la portée de la procédure à l’origine de la décision rendue par la Cour suprême le 14 mars 2008 sur le pourvoi exceptionnel formé par la requérante, confirmée ensuite par la haute juridiction dans sa décision de juin 2008, la Cour considère que cette procédure était déterminante pour les droits et obligations de caractère civil de la requérante. Par conséquent, les garanties pertinentes de l’article 6 § 1 s’appliquaient à cette procédure. L’exception que le Gouvernement tire d’une inapplicabilité de cette disposition à la procédure en cause doit donc être rejetée.
57. Indépendamment de sa conclusion quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 au type de procédure dont il est question en l’espèce, la Cour tient à rappeler que c’est aux États contractants qu’il revient de décider de la meilleure manière d’exécuter ses arrêts sans indûment heurter les principes de l’autorité de la chose jugée ou de la sécurité juridique en matière civile, en particulier dans les cas où le litige touche des tiers dont les intérêts légitimes propres sont à protéger. Par ailleurs, même quand l’État contractant prévoit la possibilité de demander, sur la base d’un arrêt de la Cour, la réouverture d’une procédure terminée, c’est aux autorités internes qu’il incombe de mettre en place une procédure pour le traitement des demandes de cette nature et de fixer les critères permettant de dire si la réouverture sollicitée s’impose dans un cas donné. Il n’existe pas au sein de la communauté des États contractants une approche uniforme quant à la faculté de demander la réouverture d’une procédure terminée à la suite d’un constat de violation émis par la Cour ou quant aux modalités de fonctionnement des mécanismes de réouverture existants (paragraphes 26‑27 ci-dessus).
58. Cependant, les considérations qui précèdent ne diminuent en rien l’importance que revêt, pour l’effectivité du système de la Convention, la mise en place au niveau interne de procédures permettant de revenir sur une affaire à la lumière d’un constat de violation des garanties d’équité des procès prévues à l’article 6. Pareilles procédures peuvent en effet être considérées comme un élément important de l’exécution des arrêts de la Cour, telle que régie par l’article 46, et en les mettant en place un État contractant démontre son attachement à la Convention et à la jurisprudence de la Cour (Lyons et autres, décision précitée). La Cour rappelle à cet égard la recommandation no R (2000) 2 du Comité des Ministres, dans laquelle celui-ci invite les États parties à la Convention à veiller à ce qu’il existe des possibilités adéquates de faire rouvrir une procédure au niveau interne dans le cas où la Cour constate une violation de la Convention (paragraphe 28 ci‑dessus). Elle réaffirme son opinion selon laquelle une telle mesure peut représenter « le moyen le plus efficace, voire le seul, pour réaliser la restitutio in integrum » (voir Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) (no 2), cité au paragraphe 33 ci-dessus, §§ 33 et 89, et Steck-Risch et autres, décision précitée).
C. Le nouveau grief formulé par la requérante sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention satisfait-il aux autres conditions de recevabilité ?
59. La Cour constate que le grief soulevé par la requérante en raison d’un manque d’équité de la procédure à l’origine de la décision rendue par la Cour suprême le 14 mars 2008 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
LE REQUÉRANT N'EST PLUS VICTIME PAR LA RÉPARATION DU PRÉJUDICE AU NIVEAU INTERNE
DECISION D'IRRECEVABILITE
Sergueï C. Suisse du 23 novembre 2000 requêtes 38014/97 et 40193/98
"Le requérant se plaint de l'attitude du juge d'instruction et notamment du fait que celui-ci aurait interdit la consultation de certaines pièces de son dossier, circonstance qui aurait également porté atteinte à l'article 5§2 de la Convention.
Toutefois, par jugement du 11 décembre 1998, le requérant a été acquitté par la cour correctionnelle du canton de Genève de l'essentiel des chefs d'accusation qui étaient portés contre lui.
La Cour correctionnelle l'a reconnu coupable exclusivement d'une infraction à la loi sur l'acquisition d'immeubles par des personnes à l'étranger, mais le requérant a été mis au bénéfice de l'erreur de droit et il a été exempté de toute peine.
Dans ces conditions, le requérant ne peut plus se prétendre victime, au sens de l'article 34 de la Convention"
IM C. FRANCE arrêt du 2 février 2012 requête n° 9152/09
L’examen de la première demande d’asile du requérant selon la procédure prioritaire ne lui a pas offert de recours effectif
LES FAITS
Le requérant, I.M., est un ressortissant soudanais, né en 1976 et résidant à Perpignan (France). En décembre 2008, muni d’un faux visa français, il se rendit en Espagne afin de passer la frontière et de se rendre en France. Au Soudan, il avait été arrêté par les forces de l’ordre en raison de ses activités au sein d’un mouvement étudiant et de ses liens supposés avec les groupes rebelles du Darfour. Il avait passé huit jours en détention en mai 2008 puis avait été placé pendant deux mois sous surveillance des autorités soudanaises, qui chaque semaine l’interrogeaient en faisant usage de la violence.
Le requérant fut arrêté à son arrivée à la frontière franco-espagnole, pour entrée ou séjour irrégulier sur le territoire national et pour faux et usage de faux. Il dit avoir exprimé, dès ce moment, son souhait de déposer une demande d’asile, sans qu’il en soit tenu compte. Il fut placé en détention provisoire, puis entendu au tribunal de grande instance de Perpignan qui prononça à son encontre une peine d’un mois d’emprisonnement pour infraction à la législation sur les étrangers. I.M. dit avoir réitéré sans succès durant l’audience son intention de solliciter l’asile.
Alors qu’il était détenu, le requérant contesta devant le tribunal administratif l’arrêté de reconduite à la frontière qui avait été pris à son encontre par la préfecture le 7 janvier 2009. Le délai imparti de quarante-huit heures pour ce faire ne lui permit pas de rédiger sa demande en français mais seulement en arabe. Le requérant dit n’avoir ensuite disposé que de quelques minutes avant l’audience pour s’entretenir avec l’avocat de permanence en charge de son dossier. Son recours fut refusé au motif qu’aucun élément probant n’avait été apporté pour appuyer les allégations de risque de mauvais traitements au Soudan. Il fut également observé que le requérant n’avait déposé aucune demande d’asile.
LE DROIT SUR LA VIOLATION DE L'ARTICLE 3
89. Le requérant allègue que son éloignement vers le Soudan l’exposerait à subir des traitements inhumains et dégradants. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
90. Se référant à la décision rendue le 14 octobre 2010 par la CNDA lui reconnaissant le statut de réfugié, le requérant confirme être protégé contre tout éloignement vers le Soudan. Il rappelle toutefois que son affaire a connu une issue positive uniquement parce qu’il a pu saisir la Cour d’une demande d’application de l’article 39 de son règlement.
91. Le Gouvernement estime essentiel de revenir sur la question de la recevabilité de la requête, bien que celle-ci ait été déclarée recevable par la Cour. Dans son mémoire du 7 mars 2011, soumis à la demande de la Cour en vue de la préparation de l’audience, le Gouvernement excipe pour la première fois de la perte de la qualité de victime du requérant au titre de l’article 34 de la Convention. Il se fonde à cet égard sur la décision rendue par la CNDA reconnaissant le statut de refugié du requérant.
92. Lors de l’audience, le Gouvernement se réfère aux conférences d’Interlaken et d’Izmir, et souligne que, lors de ces événements, la Cour et l’ensemble des Etats parties à la Convention ont souligné l’importance du respect des règles de recevabilité, en vue du bon fonctionnement de la Cour et de l’effectivité des droits garantis. En l’espèce, eu égard à la décision précitée rendue par la CNDA, le requérant aurait perdu la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention et de la jurisprudence de la Cour (voir notamment Gebremedhin, précité, § 56). Le Gouvernement explique que le requérant se trouve désormais protégé contre toute mesure administrative d’éloignement à destination de son pays d’origine par son statut de réfugié. Dès lors, il ne saurait se déclarer victime d’une violation de l’article 3 de la Convention.
93. La Cour observe tout d’abord que par une décision du 14 décembre 2010, elle a déclaré la requête recevable.
94. Elle rappelle, cependant, qu’aux termes de la dernière phrase de l’article 35 § 4 de la Convention elle peut constater l’irrecevabilité d’une requête « à tout stade de la procédure ». Cette disposition permet à la Cour, même au stade de l’examen du fond, sous réserve de ce qui est prévu à l’article 55 de son règlement, de revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être considérée comme irrecevable pour une des raisons énumérées aux alinéas 1 à 3 de ce même article (Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004-III, et Sammut and Visa Investments Limited c. Malte
(déc.), no 27023/03, § 56, 16 octobre 2007). Selon sa jurisprudence constante, une telle incompatibilité existe, ratione personae, si un requérant ne peut pas, ou ne peut plus, se prétendre victime de la violation alléguée (voir, par exemple, Ilhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 52, CEDH 2000-VII,Pisano c. Italie, no 36732/97, § 34, 24 octobre 2002, et De Sanctis S.R.L. et Igea ’98 S.R.L. c. Italie (déc.), no 29386/02, § 48, 27 avril 2010).95. En la présente espèce, la Cour constate que, par une décision du 14 octobre 2010, la CNDA a reconnu le statut de réfugié du requérant et, par là-même, le fait qu’il risquerait d’être persécuté au Soudan s’il devait y être renvoyé. La Cour note qu’elle a eu connaissance de cette décision le 19 février 2011, soit postérieurement à la décision sur la recevabilité de la requête qu’elle a rendue le 14 décembre 2010. La Cour déplore le caractère tardif de la transmission de cette information par les parties, sur laquelle se fonde désormais le Gouvernement pour soumettre à la Cour des observations.
Toutefois, elle observe, comme le précise le Gouvernement, que l’article 33 § 1 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés fait désormais obstacle à toute mesure d’éloignement du requérant vers son pays d’origine. Elle relève ensuite qu’aux termes de l’article L. 742-6 du CESEDA, en cas de reconnaissance de la qualité de réfugié, l’administration délivre sans délai à l’intéressé une carte de résident. Elle note que le requérant confirme bénéficier d’une protection contre un éloignement vers le Soudan. Elle en déduit qu’il est suffisamment établi que le requérant ne risque plus d’être renvoyé au Soudan et que la possibilité de rester sur le territoire français lui est garantie (voir Gebremedhin c. France, no 25389/05, décision du 10 octobre 2006). En conséquence, il ne peut plus se prétendre victime de la violation alléguée de la Convention exposée au paragraphe 89 ci-dessus.
Cette partie de la requête doit donc être rejetée en application des articles 34 et 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Décision d'irrecevabilité
BONIFACE c. FRANCE du 25 mai 2010 Requête no 28785/09
Le requérant avait déposé sa requête pour faire pression avant l'arrêt du conseil d'Etat sur son redressement fiscal, il a obtenu la division par deux des impôts à payer plus une indemnité pour la durée de la procédure devant le Conseil d'Etat. Il n'avait plus la qualité de victime devant la CEDH.
1. Le requérant estime que la réparation accordée par le Conseil d'Etat n'est pas suffisante en ce qu'elle ne prend pas en compte les divers préjudices subis en raison de la durée excessive de la procédure devant les juridictions administratives. Il s'estime victime d'une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A supposer que cette disposition soit applicable en l'espèce (Ferrazzini c. Italie [GC], no 44759/98, § 29, CEDH 2001-VII), la Cour rappelle que lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de cette violation, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l'article 34 de la Convention. Quant à la méconnaissance de l'exigence du délai raisonnable, une des caractéristiques d'un redressement susceptible de faire perdre au justiciable sa qualité de victime tient au montant qui lui a été alloué à l'issue du recours interne. La Cour a en effet déjà eu l'occasion d'indiquer que le statut de victime d'un requérant peut dépendre du montant de l'indemnisation qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont il se plaint devant la Cour (Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 93, CEDH 2006-V).
Dans la présente affaire, la première condition, à savoir le constat de violation par les autorités nationales, est remplie dès lors que, dans son arrêt du 31 décembre 2008, le Conseil d'Etat a considéré que le droit du requérant à un délai raisonnable de jugement avait été méconnu.
Quant à la seconde condition, la Cour rappelle qu'afin d'évaluer si un recours interne a apporté un redressement approprié et suffisant, elle examine le montant de l'indemnisation éventuellement accordé, la durée de la procédure d'indemnisation, ainsi que, le cas échéant, le retard dans le paiement de ladite indemnité (Cocchiarella, précité, §§ 86-107). S'agissant du montant de l'indemnisation, elle examine, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu'elle aurait accordé dans la même situation pour la période prise en considération par la juridiction interne (Cocchiarella, précité, § 103).
S'agissant du préjudice matériel allégué par le requérant, la Cour constate que le Conseil d'Etat n'a rien accordé au requérant. A la lumière des éléments en sa possession, la Cour estime que le requérant n'a pas démontré que les pertes qu'il avait subies étaient la conséquence directe de la violation alléguée (voir Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV). Partant, elle conclut que la décision du Conseil d'Etat sur ce point ne prête pas à contestation. Quant au préjudice moral, la Cour estime, compte tenu des éléments du dossier et eu égard aux circonstances de l'espèce, que la somme accordée au requérant par le Conseil d'Etat, à savoir 13 000 EUR, peut être considérée comme adéquate et de ce fait apte à réparer la violation subie. Par ailleurs, elle constate que la durée de la procédure en indemnisation a été raisonnable et que le requérant n'a allégué aucun retard dans le paiement de la somme allouée.
Dans ces circonstances, la Cour estime qu'en l'espèce le redressement fourni par les autorités nationales s'est avéré suffisant et approprié (voir, a contrario, Cocchiarella, précité, § 146, et Delle Cave et Corrado c. Italie (déc.), no 14626/03, § 29, 5 juin 2007). Il s'ensuit que le requérant ne peut plus se prétendre victime, au sens de l'article 34 de la Convention, de la violation de l'exigence de « délai raisonnable » consacrée par l'article 6 § 1 de la Convention.
Cette partie de la requête est donc manifestement mal fondée et doit être rejetée en application des articles 34 et 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
ARRET DE LA GRANDE CHAMBRE
Mc FARLANE c IRLANDE requête no 31333/06 DU 10 SEPTEMBRE 2010
LA COUR A REJETE LE GRIEF TIRE DE L'ARTICLE 6 § 3 DE LA CONVENTION CAR ETANT ACQUITTE IL N'ETAIT PLUS VICTIME
Le requérant, Brendan McFarlane, est un ressortissant irlandais né en 1951 et résidant à Belfast. L’affaire concerne le délai de plus de quatorze ans mis par les autorités irlandaises pour entamer des poursuites pénales contre lui pour des infractions qu’il aurait commises en 1983 et pour lesquelles il fut mis hors de cause en 2008.
En janvier 1998, M. McFarlane fut libéré sous condition après avoir purgé une peine d’emprisonnement en Irlande du Nord au motif qu’il avait participé dans les années 1970 à un attentat à la bombe dont l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army – « l’IRA ») fut jugée responsable. Quelques jours après sa libération, il fut arrêté et placé en détention par la police irlandaise, puis inculpé devant la Cour criminelle spéciale (Special Criminal Court – la « SCC ») de Dublin de séquestration arbitraire et de possession irrégulière d’armes à feu, infractions qu’il aurait commises en 1983 après s’être évadé de prison. Le 13 janvier 1998, il bénéficia d’une libération conditionnelle, assortie de certaines mesures de contrôle.
M. McFarlane engagea une procédure de contrôle juridictionnel pour faire cesser les poursuites pénales à son encontre au motif que le délai observé pour entamer celles-ci compromettait ses chances de bénéficier d’un procès équitable et que la non-conservation et la non-communication par les autorités de poursuite de certains éléments de preuve (tels que des empreintes digitales) avait réduit sa capacité à contester la nature et la force des éléments de preuve devant être utilisés lors de son procès. Ses griefs relatifs au retard dans l’ouverture des poursuites furent en fin de compte rejetés par la Cour suprême en 2006 ; celle-ci conclut qu’il appartenait manifestement aux autorités de poursuite de choisir le moment auquel les poursuites devaient être entamées. Quant à la perte des preuves, la Cour suprême conclut que le juge statuant sur l’affaire devrait établir s’il y avait eu une inéquité dont le ministère public pouvait être tenu pour responsable. Le requérant engagea une autre action en interdiction des poursuites pour retard, qui fut rejetée en janvier 2008. M. McFarlane dut se déplacer quarante fois à la SCC (un voyage de 320 km aller et retour) dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre lui. Il fut mis définitivement hors de cause en juin 2008.
Article 13
La Cour ne trouve effectif aucun des recours internes dont le gouvernement irlandais fait état.
En ce qui concerne le premier et principal recours invoqué – recours en indemnisation de la violation du droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable – la Cour estime qu’il existe une incertitude importante quant à sa réalité.
Certes, le recours invoqué existe en théorie depuis près de vingt-cinq ans, mais il n’a jamais été utilisé. L’évolution et la disponibilité d’un recours que l’on invoque, y compris sa portée et son champ d’application, doivent être exposés avec clarté et confirmés ou complétés par la pratique ou la jurisprudence, et ce même dans le cadre d’un système juridique inspiré de la common law et doté d’une constitution écrite garantissant implicitement le droit à être jugé dans un délai raisonnable (comme c’est le cas de l’Irlande).
La Cour considère qu’il n’a pas été démontré que le recours constitutionnel en indemnisation puisse être valablement exercé dans le cas d’un délai mis par un juge pour rendre une décision. De plus, le recours constitutionnel invoqué ferait partie du contentieux civil de la High Court et de la Cour suprême, pour lequel aucune procédure particulière ou rationalisée n’a été élaborée. Le recours en question s’analyserait donc en un recours constitutionnel en indemnisation, juridiquement complexe, notamment sur le plan procédural, porté devant la High Court, puis probablement en appel devant la Cour suprême, qui, au moins au début, présenterait une certaine nouveauté juridique. La Cour estime qu’il en découle deux conséquences : la durée que pourrait avoir pareille procédure (éventuellement plusieurs années) et les frais et dépens potentiellement élevés susceptibles d’être engendrés par le recours.
Quant aux autres recours invoqués par le Gouvernement, la Cour juge ineffective une action en indemnisation au titre de la loi de 2003 sur la Convention européenne des droits de l’homme puisque, entre autres choses, il semble que des lenteurs imputables aux « tribunaux » ne pourraient être dénoncées en justice par ce biais et que la loi de 2003, entrée en vigueur le 31 décembre 2003 alors que la procédure engagée par le requérant était pendante depuis près de six ans, n’est pas rétroactive. Quant à la possibilité de solliciter une ordonnance d’interdiction pour préjudice et risque réel d’inéquité du procès à cause de la durée de la procédure, elle est substantiellement différente d’une action en indemnisation pour des délais fautifs et ne saurait constituer un recours effectif devant être utilisé pour dénoncer un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1.
La Cour considère donc que le Gouvernement n’a pas démontré que les recours qu’il invoque constituent des recours effectifs qui étaient disponibles en théorie et en pratique pour le requérant à l’époque des faits. Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 1.
Article 6 § 1
La Cour constate que la procédure pénale dirigée contre le requérant a duré plus de dix ans et six mois, de l’arrestation de l’intéressé, le 5 janvier 1998, à son acquittement, le 28 juin 2008.
Si la conduite du requérant a quelque peu contribué à la durée de la procédure dirigée contre lui, elle ne l’explique pas en totalité. D’autre part, le Gouvernement n’a pas réussi à expliquer de manière convaincante les délais imputables aux autorités qui ont contribué à allonger la durée totale de la procédure pénale.
Quant à ce qu’était l’enjeu du litige pour le requérant, il faut noter que les accusations qui pesaient sur celui-ci étaient graves et qu’il a dû supporter leur poids et celui de la condamnation qu’elle lui faisait encourir pendant environ dix années et demie, au cours desquelles il a dû se présenter régulièrement à un poste de police et aller fréquemment à Dublin pour comparaître devant la SCC.
La Cour conclut que la procédure pénale dirigée contre le requérant a connu une durée excessive et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1.
Griefs irrecevables
La Cour déclare les autres griefs du requérant irrecevables : comme l’intéressé a été mis hors de cause, il ne peut plus se prétendre victime d’une violation de l’article 6 § 3 d) ; quant aux griefs fondés sur l’article 8, ils ont été soumis en dehors du délai.
L'ÉTAT DOIT VERIFIER QUE LE REQUERANT N'EST PLUS VICTIME
Pennino C. Italie du 8 juillet 2014 requête 43892/04
Demande de révision de l'Italie : le requérant avait été payé avant l'arrêt de la CEDH. La faute vient des services d'Etat Italien qui n'ont pas remonté l'information au bureau de l'agent de l'Etat auprès du Conseil de l'Europe.
13. La Cour rappelle ensuite que le requérant était un créancier de la commune de Bénévent, déclarée insolvable. Dans son arrêt du 24 septembre 2013, la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 6 § 1 de la Convention, en observant notamment : a) qu’à partir de la déclaration d’insolvabilité et jusqu’à l’approbation de la reddition des comptes, aucune procédure d’exécution ne pouvait être entamée ou poursuivie relativement aux créances de la municipalité rentrant dans la compétence de l’OSL ; b) que la célérité de la procédure administrative échappait complètement au contrôle du requérant ; c) qu’elle-même n’avait pas été informée de l’approbation de la reddition des comptes par l’OSL ; d) que le requérant, dont la créance avait été reconnue par une décision de justice émise en 2002, avait été privé de son droit d’accès à un tribunal pendant une période excessivement longue ; e) que la créance du requérant n’avait pas été payée ; f) que le manque de ressources d’une commune (c’est-à-dire d’un organe de l’État) ne pouvait justifier qu’elle omette d’honorer les obligations découlant d’un jugement définitif rendu en sa défaveur.
14. En ce qui concernait la satisfaction équitable, la Cour a observé dans son arrêt que le préjudice matériel subi par le requérant correspondait au montant de la créance non payée, augmenté des intérêts légaux et d’une somme à titre de compensation de l’inflation, et que, de plus, l’intéressé avait subi un tort moral certain. La Cour a donc alloué 30 000 EUR au requérant, tous préjudices confondus.
15. Dans ces circonstances, la Cour est d’avis que le paiement, en 2009, de la créance du requérant était un fait pouvant exercer une influence décisive sur l’issue de l’affaire. D’une part, cette circonstance permet de délimiter la période pendant laquelle les droits du requérant au respect de ses biens et à l’accès à un tribunal ont subi des restrictions; d’autre part, elle a une influence directe et évidente sur le montant de la somme allouée au titre du préjudice matériel, qui, dans l’arrêt initial, a été fixé à hauteur du montant de la créance non payée, auquel se sont ajoutés les intérêts légaux et une somme à titre de compensation de l’inflation (paragraphe 14 ci-dessus).
16. À ce dernier égard, la Cour souligne qu’il convient d’éviter que son arrêt puisse avoir pour effet un enrichissement sans cause. Cela serait le cas en l’espèce si le requérant devaient obtenir, en plus du paiement de sa créance au niveau interne, une somme ultérieure au titre de la satisfaction équitable pour préjudice matériel, calculée sur la base du montant de la créance en question. Celle-ci serait alors en pratique versée deux fois au requérant. La Cour observe également que la conduite du représentant du requérant a été inappropriée dans la mesure où il n’a pas informé la Cour du paiement de la créance (voir, mutatis mutandis, Bugajny et autres c. Pologne (révision), no 22531/05, § 24, 15 décembre 2009).
17. En revanche, s’agissant de la deuxième question, la Cour observe que, en l’espèce, le paiement de la créance était un fait qui pouvait raisonnablement être connu du Gouvernement avant le prononcé de l’arrêt initial. Elle rappelle qu’une administration locale en détresse, même lorsque sa gestion financière est confiée à un OSL, demeure un organe de l’État. Puisque la présente requête a été, bien avant le paiement de la créance, communiquée au gouvernement défendeur, ce dernier avait la possibilité de se renseigner auprès de la municipalité de Bénévent ou de l’OSL pour obtenir toute information pertinente ou encore de demander à ces deux organes de lui faire connaître dans les meilleurs délais tout développement significatif de l’affaire.
18. De telles démarches n’ont de toute évidence pas été entreprises ou du moins n’ont pas été effectuées de manière efficace, puisque le Gouvernement n’a appris le paiement de la créance, survenu le 19 mars 2009, qu’après le 24 septembre 2013, date du prononcé de l’arrêt initial. La Cour réaffirme que tout manque de communication en temps utile entre l’administration locale concernée et le bureau de l’agent du Gouvernement auprès du Conseil de l’Europe ne peut qu’être imputé à l’État défendeur.
19. Pour ce qui est du laps de temps écoulé entre la date limite de présentation des dernières observations et le prononcé de l’arrêt (paragraphe 6 ci-dessus), la Cour reconnaît qu’il a été, sans conteste, très long. Il n’en demeure pas moins que les parties ont l’obligation de porter à la connaissance de la Cour tout fait pertinent s’étant produit dans l’ordre juridique interne, d’autant plus lorsque ce fait peut être décisif pour l’issue du litige.
20. Dans ces circonstances, la Cour juge que les faits sur lesquels la demande en révision se fonde pouvaient raisonnablement être connus du Gouvernement avant le prononcé de l’arrêt initial (voir, mutatis mutandis, Grossi et autres, précité, §§ 20-24, et Bugajny et autres, précité, §§ 25-26). Il s’ensuit que la demande en révision du Gouvernement doit être rejetée.
LUCA C. ITALIE du 8 juillet 2014 Requête 43870/04
Demande de révision de l'Italie : le requérant avait été payé avant l'arrêt de la CEDH. La faute vient des services d'Etat Italien qui n'ont pas remonté l'information au bureau de l'agent de l'Etat auprès du Conseil de l'Europe.
11. Il y a donc lieu de déterminer en l’espèce si le fait en question, d’une part, aurait pu exercer une influence décisive sur l’issue de l’affaire déjà tranchée et si, d’autre part, il ne pouvait raisonnablement être connu du Gouvernement avant le prononcé de l’arrêt initial (Grossi et autres c. Italie (révision), no 18791/03, § 18, 30 octobre 2012).
12. S’agissant de la première question, la Cour observe que la présente affaire concerne les effets des dispositions italiennes sur les administrations locales en état de détresse financière. Elle note en particulier que les créanciers de celles-ci ne peuvent entamer ou continuer des actions en exécution à l’encontre de l’administration déclarée insolvable et que leurs créances sont satisfaites dans le cadre d’une procédure administrative qui se déroule sous l’autorité d’un organe extraordinaire de liquidation (organo straordinario di liquidazione – « OSL »).
13. La Cour rappelle ensuite que le requérant était un créancier de la commune de Bénévent, déclarée insolvable. Dans son arrêt du 24 septembre 2013, la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 6 § 1 de la Convention, en observant notamment : a) qu’à partir de la déclaration d’insolvabilité et jusqu’à l’approbation de la reddition des comptes, aucune procédure d’exécution ne pouvait être entamée ou poursuivie relativement aux créances de la municipalité rentrant dans la compétence de l’OSL ; b) que la célérité de la procédure administrative échappait complètement au contrôle du requérant ; c) qu’elle-même n’avait pas été informée de l’approbation de la reddition des comptes par l’OSL ; d) que le requérant, dont la créance avait été reconnue par une décision de justice émise en 2003, avait été privé de son droit d’accès à un tribunal pendant une période excessivement longue ; e) que la créance du requérant n’avait pas été payée ; f) que le manque de ressources d’une commune (c’est-à-dire d’un organe de l’État) ne pouvait justifier qu’elle omette d’honorer les obligations découlant d’un jugement définitif rendu en sa défaveur.
14. En ce qui concernait la satisfaction équitable, la Cour a observé dans son arrêt que le préjudice matériel subi par le requérant correspondait au montant de la créance non payée, augmenté des intérêts légaux et d’une somme à titre de compensation de l’inflation, et que, de plus, l’intéressé avait subi un tort moral certain. La Cour a donc alloué 50 000 EUR au requérant, tous préjudices confondus.
15. Dans ces circonstances, la Cour est d’avis que le paiement, en 2012, de la créance du requérant était un fait pouvant exercer une influence décisive sur l’issue de l’affaire. D’une part, cette circonstance permet de délimiter la période pendant laquelle les droits du requérant au respect de ses biens et à l’accès à un tribunal ont subi des restrictions ; d’autre part, elle a une influence directe et évidente sur le montant de la somme allouée au titre du préjudice matériel, qui, dans l’arrêt initial, a été fixé à hauteur du montant de la créance non payée, auquel se sont ajoutés les intérêts légaux et une somme à titre de compensation de l’inflation (paragraphe 14 ci-dessus).
16. À ce dernier égard, la Cour souligne qu’il convient d’éviter que son arrêt puisse avoir pour effet un enrichissement sans cause. Cela serait le cas en l’espèce si l’héritière du requérant devaient obtenir, en plus du paiement de la créance de son père au niveau interne, une somme ultérieure au titre de la satisfaction équitable pour préjudice matériel, calculée sur la base du montant de la créance en question. Celle-ci serait alors en pratique versée deux fois à l’héritière du requérant. La Cour observe également que la conduite du représentant du requérant a été inappropriée dans la mesure où il n’a pas informé la Cour du paiement de la créance (voir, mutatis mutandis, Bugajny et autres c. Pologne (révision), no 22531/05, § 24, 15 décembre 2009).
17. En revanche, s’agissant de la deuxième question, la Cour observe que, en l’espèce, le paiement de la créance était un fait qui pouvait raisonnablement être connu du Gouvernement avant le prononcé de l’arrêt initial. Elle rappelle qu’une administration locale en détresse, même lorsque sa gestion financière est confiée à un OSL, demeure un organe de l’État. Puisque la présente requête a été, bien avant le paiement de la créance, communiquée au gouvernement défendeur, ce dernier avait la possibilité de se renseigner auprès de la municipalité de Bénévent ou de l’OSL pour obtenir toute information pertinente ou encore de demander à ces deux organes de lui faire connaître dans les meilleurs délais tout développement significatif de l’affaire.
18. De telles démarches n’ont de toute évidence pas été entreprises ou du moins n’ont pas été effectuées de manière efficace, puisque le Gouvernement n’a appris le paiement de la créance, survenu le 15 mars 2012, qu’après le 24 septembre 2013, date du prononcé de l’arrêt initial. La Cour réaffirme que tout manque de communication en temps utile entre l’administration locale concernée et le bureau de l’agent du Gouvernement auprès du Conseil de l’Europe ne peut qu’être imputé à l’État défendeur.
19. Pour ce qui est du laps de temps écoulé entre la date limite de présentation des dernières observations et le prononcé de l’arrêt (paragraphe 6 ci-dessus), la Cour reconnaît qu’il a été, sans conteste, très long. Il n’en demeure pas moins que les parties ont l’obligation de porter à la connaissance de la Cour tout fait pertinent s’étant produit dans l’ordre juridique interne, d’autant plus lorsque ce fait peut être décisif pour l’issue du litige.
20. Dans ces circonstances, la Cour juge que les faits sur lesquels la demande en révision se fonde pouvaient raisonnablement être connus du Gouvernement avant le prononcé de l’arrêt initial (voir, mutatis mutandis, Grossi et autres, précité, §§ 20-24, et Bugajny et autres, précité, §§ 25-26). Il s’ensuit que la demande en révision du Gouvernement doit être rejetée.
LA RÉPARATION DOIT ÊTRE EFFICACE ET INTÉGRALE
SINON LE REQUÉRANT EST TOUJOURS VICTIME
BULAÇ c. TURQUIE du 8 juin 2021 Requête no 25939/17
Art 34 • Qualité de victime du requérant en raison de l’allocation par la Cour constitutionnelle de sommes manifestement insuffisantes pour préjudice moral
Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière d’un journaliste en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
Sur la qualité de victime du requérant
44. Dans ses observations additionnelles, reçues le 2 août 2019, le Gouvernement expose que l’arrêt du 3 mai 2019 de la Cour constitutionnelle a reconnu que le requérant avait subi une violation de son droit à la liberté et à la sûreté et de son droit à la liberté d’expression et de la presse. Il ajoute que l’intéressé a obtenu une indemnisation appropriée et suffisante. En conséquence, il invite la Cour à rejeter la requête, estimant que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention.
45. Dans ses observations en réponse, le requérant conteste cet argument. Il considère que le fait qu’il ait été condamné en première instance, puis par la cour d’appel, démontre qu’il est toujours victime au sens de la Convention. De plus, il estime que les sommes allouées par la Cour constitutionnelle ne peuvent pas être considérées comme constituant une indemnisation appropriée et suffisante.
46. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que, pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par elle (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).
47. La Cour rappelle ensuite qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179‑180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits), et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 25, 12 février 2019). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).
48. La Cour rappelle aussi qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 60, 23 mai 2017). Cependant, lorsque la privation de liberté a déjà pris fin, il convient de vérifier si l’intéressé disposait d’un recours pouvant conduire, d’une part, à la reconnaissance du caractère déraisonnable de celle-ci et, d’autre part, à l’allocation d’une indemnité liée à ce constat.
49. En l’espèce, la Cour observe que, le 11 mai 2018, le requérant a été remis en liberté. En conséquence, elle doit tout d’abord vérifier s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement offert peut être considéré comme ayant été approprié et suffisant (voir, notamment, Vedat Doğru c. Turquie, no 2469/10, § 37, 5 avril 2016).
50. En ce qui concerne la question de la « reconnaissance », la Cour estime que le constat de violation par les autorités nationales ne prête pas à controverse pour les griefs formulés sur le terrain des articles 5 § 1 et 10 de la Convention puisque la Cour constitutionnelle a conclu que le requérant avait été placé en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. La haute juridiction a donc estimé qu’il y avait eu violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Par ailleurs, pour ce qui est du grief relatif à la liberté d’expression et de la presse, renvoyant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, la Cour constitutionnelle a relevé que la mesure de détention provisoire imposée au requérant pour ses propos avait également constitué une violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.
51. En ce qui concerne le grief du requérant formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour renvoie aux principes généraux concernant le caractère raisonnable d’une détention, notamment décrits dans les arrêts Buzadji c. République de Moldova (précité, §§ 84‑91) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017). À cet égard, elle rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’occurrence, la Cour constitutionnelle a estimé que le requérant avait été mis en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. Autrement dit, elle a conclu qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction. Aux yeux de la Cour, bien que la Cour constitutionnelle ait estimé, eu égard à son constat de violation de l’article 19 § 3 de la Constitution, qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir s’il y avait des motifs pertinents et suffisants pour justifier la détention provisoire du requérant, sa conclusion relative à la légalité de la privation de liberté subie par l’intéressé signifie également qu’il y a eu reconnaissance, au moins en substance, d’une violation dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 § 3 de la Convention.
52. Il incombe donc à la Cour de rechercher si l’arrêt de la Cour constitutionnelle a constitué pour le requérant un redressement approprié et suffisant. À cet égard, la Cour rappelle que, lorsque des autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 44, 28 octobre 2014). Pour ce faire, elle tiendra compte de sa propre pratique dans des affaires similaires et elle se demandera, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable – ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prendra en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le type de remède choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question, dès lors qu’il leur appartient en premier lieu d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention (Vedat Doğru, précité, § 40). Cela dit, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (voir, entre autres, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 63, 6 décembre 2011).
53. En l’espèce, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a estimé, compte tenu de ses constats de violation, qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 25 000 TRY (soit environ 3 760 EUR à la date du prononcé de son arrêt) pour dommage moral et 2 732,50 TRY (soit environ 410 EUR à la même date) pour frais et dépens. Selon le Gouvernement, le requérant a donc obtenu une indemnisation appropriée et suffisante, tandis que le requérant estime que les sommes allouées par la Cour constitutionnelle ne peuvent pas être considérées comme constituant une indemnisation appropriée et suffisante. Eu égard au désaccord entre les parties et tenant compte de sa pratique dans les affaires similaires (à comparer avec les arrêts de la Cour dans les affaires Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 260, 10 novembre 2020 et Şık c. Turquie (no 2), no 36493/17, § 223, 24 novembre 2020), la Cour, prenant en compte notamment la durée de la détention provisoire subie par le requérant, estime que ces sommes sont manifestement insuffisantes eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen.
54. Dès lors, la Cour relève que, malgré le paiement d’une somme à titre de réparation pour les griefs du requérant tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10, le requérant peut toujours se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention.
SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 5-1 DE LA CONVENTION
68. La Cour se réfère aux principes généraux, concernant l’interprétation et l’application de l’article 5 § 1 de la Convention en matière de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction, tels qu’établis dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 311‑321).
69. En l’occurrence, la Cour observe que, le 26 juillet 2016, le requérant a été placé en garde à vue. Le 30 juillet 2016, l’intéressé a été traduit devant le juge de paix d’Istanbul, qui a ordonné sa mise en détention provisoire eu égard : à l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste ; à la nature de l’infraction en cause et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP ; au risque de fuite ; à l’état et au risque de détérioration des éléments de preuve ; et au risque que des mesures alternatives à la détention soient insuffisantes pour assurer la participation de l’intéressé à la procédure pénale.
70. La Cour note de plus que, à la suite de l’exercice par le requérant d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, par un arrêt rendu le 3 mai 2019, la haute juridiction a estimé, après avoir examiné le contenu des articles incriminés rédigés par le requérant ainsi que les autres éléments de preuve présentés par le parquet, que la forte indication qu’une infraction avait été commise n’était pas suffisamment démontrée en l’espèce. S’agissant de l’application de l’article 15 de la Constitution (prévoyant la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence), elle a conclu que, la privation de liberté litigieuse n’était pas proportionnée avec les strictes exigences de la situation.
71. En l’occurrence, la Cour observe qu’il a été établi par la Cour constitutionnelle que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Elle estime que cette conclusion revient en substance à reconnaître que la privation de liberté subie par l’intéressé a enfreint l’article 5 § 1 de la Convention. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour souscrit aux conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle est parvenue à la suite d’un examen approfondi.
72. S’agissant de l’article 15 de la Convention et de la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, la détention provisoire dénoncée dans la présente affaire a été prise sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne saurait être considérée comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).
73. À la lumière de ce qui précède, il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale.
74. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 1 de la Convention, concernant le grief du requérant tiré de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner si les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pour une durée excessive et pour des motifs qui sauraient passer pour « pertinents » et « suffisants » afin de justifier la mise et le maintien en détention provisoire de l’intéressé au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
106. La Cour observe tout d’abord que le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 10, de sa détention provisoire. Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de cette disposition, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par le requérant.
107. La Cour note que le requérant a fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il était soupçonné d’appartenance à une organisation terroriste, et ce, comme il en découle de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, principalement à raison de ses activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, l’intéressé a été privé de sa liberté du 26 juillet 2016, date de son placement en garde à vue, au 11 mai 2018.
108. La Cour estime que cette privation de liberté s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet 2014).
109. Pour les mêmes motifs, elle rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés d’une violation de l’article 10 de la Convention.
110. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).
111. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).
112. En l’occurrence, la Cour souligne que la privation de liberté subie par le requérant a constitué une ingérence dans les droits de l’intéressé au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 108 ci-dessus). Elle note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphes 68-73 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016). Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79, 15 septembre 2020).
113. En l’espèce, la Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle, se référant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, a considéré qu’une telle mesure lourde ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. Elle a donc conclu à la violation des articles 26 et 28 de la Constitution. À la lumière de ce raisonnement, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison pour arriver à une conclusion différente concernant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique de celle à laquelle la Cour constitutionnelle est parvenue.
114. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure résultant en une privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
115. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 72 de cet arrêt. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.
116. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
MURAT AKSOY c. TURQUIE du 13 avril 2020 requête 80/17
Art 34 • Requérant pouvant toujours se prétendre « victime » au regard du paiement d’une somme manifestement insuffisante à titre de réparation
Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière et arbitraire d’un journaliste sur la base de soupçons non plausibles de soutien à une organisation terroriste par le biais de ses articles et ses publications sur les médias sociaux critiquant le gouvernement
Art 5 § 4 • Contrôle de la légalité de la détention • Absence d’accès illimité aux éléments de preuve mais connaissance suffisante de la teneur de ceux revêtant une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention provisoire • Interrogatoire détaillé du requérant, assisté par ses avocats, sur ces éléments de preuve par les instances nationales
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
QUALITE DE VICTIME AU SENS DE L'ARTICLE 34
80. Dans ses observations additionnelles, le Gouvernement expose que l’arrêt du 2 mai 2019 de la Cour constitutionnelle a reconnu que le requérant avait subi une violation de son droit à la liberté et à la sûreté. Il ajoute que l’intéressé a obtenu une indemnisation appropriée et suffisante. En conséquence, il invite la Cour à rejeter la requête, estimant que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention.
81. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement. À cet égard, il indique tout d’abord que la Cour constitutionnelle a déclaré irrecevable son grief relatif à la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête. Il indique aussi qu’elle n’a pas examiné le bien-fondé de son grief tiré des articles 5 § 3 et 18 de la Convention. De plus, il déclare qu’il a soulevé certains griefs seulement devant la Cour. En conséquence, il estime avoir toujours la qualité de victime, nonobstant l’arrêt de la Cour constitutionnelle.
82. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que, pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par elle (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).
83. La Cour rappelle ensuite qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits), et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 25, 12 février 2019). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).
84. La Cour rappelle aussi qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 60, 23 mai 2017). Cependant, lorsque la privation de liberté a déjà pris fin, il convient de vérifier si l’intéressé disposait d’un recours pouvant conduire, d’une part, à la reconnaissance du caractère déraisonnable de celle-ci et, d’autre part, à l’allocation d’une indemnité liée à ce constat.
85. En l’espèce, la Cour observe que, le 24 octobre 2017, le requérant a été remis en liberté. En conséquence, elle doit tout d’abord vérifier s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement offert peut être considéré comme ayant été approprié et suffisant (voir, notamment, Vedat Doğru c. Turquie, no 2469/10, § 37, 5 avril 2016).
86. En ce qui concerne la question de la « reconnaissance », la Cour note tout d’abord que la Cour constitutionnelle n’a pas trouvé de violation, même en substance, dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 § 4 et l’article 18 de la Convention. Par conséquent, elle estime que l’intéressé peut toujours se prétendre victime d’une violation de ces dispositions.
87. En revanche, la Cour estime que le constat de violation par les autorités nationales ne prête pas à controverse pour les griefs formulés sur le terrain des articles 5 § 1 et 10 de la Convention puisque la Cour constitutionnelle a conclu que le requérant avait été placé en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. La haute juridiction a donc estimé qu’il y avait eu violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Par ailleurs, pour ce qui est du grief relatif à la liberté d’expression et de la presse, renvoyant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, la Cour constitutionnelle a relevé que la mesure de détention provisoire imposée au requérant pour ses propos avait également constitué une violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.
88. En ce qui concerne le grief du requérant formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour renvoie aux principes généraux concernant le caractère raisonnable d’une détention, notamment décrits dans les arrêts Buzadji c. République de Moldova (précité, §§ 84‑91) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017). À cet égard, elle rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’occurrence, la Cour constitutionnelle a estimé que le requérant avait été mis en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. Autrement dit, elle a conclu qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction. Aux yeux de la Cour, bien que la Cour constitutionnelle ait estimé, eu égard à son constat de violation de l’article 19 § 3 de la Constitution, qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir s’il y avait des motifs pertinents et suffisants pour justifier la détention provisoire du requérant, sa conclusion relative à la légalité de la privation de liberté subie par l’intéressé signifie également qu’il y a eu reconnaissance, au moins en substance, d’une violation dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 § 3 de la Convention.
89. Il incombe donc à la Cour de rechercher si l’arrêt de la Cour constitutionnelle a constitué pour le requérant un redressement approprié et suffisant. À cet égard, la Cour rappelle que, lorsque des autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 44, 28 octobre 2014). Pour ce faire, elle tiendra compte de sa propre pratique dans des affaires similaires et elle se demandera, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable – ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prendra en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le type de remède choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question, dès lors qu’il leur appartient en premier lieu d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention (Vedat Doğru, précité, § 40). Cela dit, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (voir, entre autres, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 63, 6 décembre 2011).
90. En l’espèce, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a estimé, compte tenu de ses constats de violation, qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 30 000 TRY (soit environ 4 500 EUR à la date du prononcé de son arrêt) pour dommage moral et 2 972 TRY (soit environ 445 EUR à la même date) pour frais et dépens. Tenant compte de sa pratique dans les affaires similaires (à comparer avec les arrêts de la Cour dans les affaires Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 260, 10 novembre 2020 et Şık c. Turquie (no 2), no 36493/17, § 223, 24 novembre 2020 non définitifs), la Cour estime que ces sommes sont manifestement insuffisantes eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen.
91. Dès lors, la Cour relève que, malgré le paiement d’une somme à titre de réparation pour les griefs du requérant tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10, le requérant peut toujours se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention.
Article 5-1
107. La Cour se réfère aux principes généraux, concernant l’interprétation et l’application de l’article 5 § 1 de la Convention en matière de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction, tels qu’établis dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 311-21).
108. En l’occurrence, la Cour observe que, le 30 août 2016, le requérant a été arrêté et placé en garde à vue. Le 3 septembre 2016, l’intéressé a été traduit devant le juge de paix d’Istanbul, qui a ordonné sa mise en détention provisoire eu égard : à l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’assistance à une organisation terroriste apportée sciemment et intentionnellement ; à la nature de l’infraction en cause ; à l’état des preuves ; au fait que toutes les preuves n’avaient pas encore été recueillies ; à la proportionnalité de la mesure de détention à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question ; et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes.
109. La Cour note de plus que, à la suite de l’exercice par le requérant d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, par un arrêt rendu le 2 mai 2019, la haute juridiction a estimé que le requérant avait été placé en détention provisoire pour ses articles et pour ses publications sur les médias sociaux. Selon elle, le contenu de ceux-ci consistait en des critiques dirigées contre le gouvernement et ses politiques et qu’ils ne s’entendaient pas comme une incitation à la violence. Rappelant qu’une personne ne devait pas être accusée d’une infraction liée au terrorisme uniquement parce qu’elle avait exprimé ses opinions, la Cour constitutionnelle a conclu que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée lors du placement initial du requérant en détention provisoire. De même, elle a estimé qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise n’était pas suffisamment démontrée s’agissant de la privation de liberté de l’intéressé à partir du 14 avril 2017. S’agissant de l’application de l’article 15 de la Constitution (prévoyant la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence), elle a conclu que, la privation de liberté litigieuse n’était pas proportionnée avec les strictes exigences de la situation.
110. En l’occurrence, la Cour observe qu’il a été établi par la Cour constitutionnelle que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Elle estime que cette conclusion revient en substance à reconnaître que la privation de liberté subie par l’intéressé a enfreint l’article 5 § 1 de la Convention. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour souscrit aux conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle est parvenue à la suite d’un examen approfondi.
111. S’agissant de l’article 15 de la Convention et de la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, la détention provisoire dénoncée dans la présente affaire a été prise sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne saurait être considérée comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).
112. À la lumière de ce qui précède, il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale.
113. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 1 de la Convention, concernant le grief du requérant tiré de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner si les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui sauraient passer pour « pertinents » et « suffisants » afin de justifier la mise et le maintien en détention provisoire de l’intéressé au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.
Article 5-4
124. L’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » et à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005-XII) – il faut néanmoins qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001-III).
125. Plus particulièrement, une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention devant la juridiction saisie d’un recours contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue. L’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, en particulier, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, Garcia Alva c. Allemagne, no 23541/94, § 39, 13 février 2001, Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, §§ 129 et 137, CEDH 2006‑III (extraits), et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009).
126. La Cour
observe que, dans un certain nombre d’affaires contre la Turquie, elle a
constaté des violations de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la
restriction d’accéder au dossier d’enquête en vertu de l’article 153 du CPP
(voir, entre autres, Nedim Şener
c. Turquie, no 38270/11,
§§ 83‑86, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie,
no
53413/11,
§§ 72-75, 8 juillet 2014). En revanche, elle n’a pas
trouvé une violation de cette disposition dans plusieurs autres affaires, bien
qu’il y ait eu une restriction empêchant les requérants l’accès aux pièces du
dossier (voir, notamment, Ceviz c. Turquie,
no
8140/08, §§ 41-44, 17 juillet 2012, Gamze
Uludağ c. Turquie,
no
21292/07, §§ 41-43, 10 décembre 2013,
Karaosmanoğlu et Özden
c. Turquie, no 4807/08,
§§ 73-75, 17 juin 2014, Hebat Aslan et Firas
Aslan c. Turquie,
no
15048/09, §§ 65-67, 28 octobre 2014, Ayboğa
et autres c. Turquie, no 35302/08,
§§ 16-18, 21 juin 2016, et Mehmet Hasan Altan,
précité, §§ 147-150). Dans ces dernières, la Cour est parvenue à cette
conclusion sur la base d’une appréciation concrète des faits. Elle a en effet
estimé que les requérants avaient une connaissance suffisante des éléments de
preuve qui étaient essentiels pour contester la légalité de leur privation de
liberté.
127. En l’occurrence, le 29 août 2016, le juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès du requérant et de ses avocats au dossier d’enquête. En conséquence, le requérant et ses avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve ayant servi à fonder le placement en détention provisoire de l’intéressé jusqu’au 18 janvier 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation. La Cour note que la décision ayant ordonné le placement en détention provisoire de l’intéressé reposait essentiellement sur les propos tenus par ce dernier dans ses articles et dans ses publications sur les réseaux sociaux, ce qui est confirmé par l’acte d’accusation déposé par le parquet d’Istanbul. En outre, rien dans le raisonnement des décisions relatives à la détention rendues par les autorités judiciaires n’indique qu’elles se sont appuyées sur des documents et informations autres que les articles et les publications de l’intéressé sur les médias sociaux.
128. À cet égard, la Cour observe que le requérant, assisté par ses avocats, a été interrogé en détail sur ces éléments de preuve par les instances compétentes, d’abord par les autorités d’enquête puis par le juge de paix, qui lui ont posé des questions à ce sujet. Dès lors, même si l’intéressé n’a pas bénéficié d’un droit d’accès illimité aux éléments de preuve, il a eu une connaissance suffisante de la teneur de ceux, qui revêtaient une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de sa détention provisoire (Ceviz, précité, §§ 41‑44, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 149-150).
129. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu des circonstances particulières de l’affaire et de la nature des preuves retenues pour justifier la détention provisoire, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
ARTICLE 10
158. La Cour observe tout d’abord que le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 10, de sa détention provisoire. Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de cette disposition, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par le requérant.
159. La Cour note que le requérant a fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il était soupçonné d’avoir des liens avec une organisation terroriste, et ce, comme l’a dit la Cour constitutionnelle, principalement à raison de ses activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, l’intéressé a été privé de sa liberté du 30 août 2016, date de son arrestation, au 24 octobre 2017.
160. La Cour estime que cette privation de liberté s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet 2014).
161. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).
162. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).
163. En l’occurrence, la Cour souligne que la privation de liberté subie par le requérant a constitué une ingérence dans les droits de l’intéressé au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 160 ci-dessus). Elle note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphes 107-112 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016). Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79, 15 septembre 2020).
164. En l’espèce, la Cour observe de surcroît que la Cour constitutionnelle, se référant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, a conclu que la mesure de détention provisoire dont le requérant avait fait l’objet pour ses articles et publications ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. La haute juridiction constitutionnelle a relevé à cet égard que le contenu des écrits incriminés était similaire aux propos d’une partie de l’opinion publique et des chefs de l’opposition politique. Estimant que les magistrats compétents n’avaient pas démontré que la privation de liberté de l’intéressé répondait à un besoin social impérieux, elle a dit que le placement en détention du requérant pour autant qu’il n’était fondé sur aucun élément concret autre que les articles et discours de celui-ci pouvait avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et de la presse. Elle a donc conclu à la violation des articles 26 et 28 de la Constitution. À la lumière de ce raisonnement, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison d’arriver à une conclusion différente concernant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique de celle à laquelle la Cour constitutionnelle est parvenue.
165. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure résultant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
166. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 111 de cet arrêt. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.
167. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
Sarishvili-Bolkvadze c. Géorgie du 19 juillet 2019 requête n° 58240/08
Violation de l'article 2 car la requérante reste victime pour indemnisation non adéquate ou la perte d'un fils. Le non-respect des règles relatives aux services de santé a abouti à la violation des droits d’une mère dont le fils est décédé par suite d’une négligence médicale
La requérante soutenait que les autorités avaient manqué à leur obligation de protéger la vie de son fils contre la négligence médicale, et qu’elles n’avaient pas donné au décès de celui-ci les suites adéquates. La Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme, à raison du manquement des autorités à mettre en place un cadre réglementaire efficace
Violation de l’article 2 à raison de lacunes dans la procédure civile d’indemnisation. La Cour note que certains des médecins qui se sont occupés du fils de la requérante n’avaient pas les licences adéquates et que l’hôpital lui-même exerçait différentes activités médicales sans détenir les autorisations nécessaires à cette fin. Elle estime que ces éléments sont révélateurs de défaillances dans la mise en œuvre par la Géorgie de son cadre réglementaire destiné à assurer la sécurité des patients, défaillances qui signifient que l’État a manqué aux obligations que lui imposait la Convention. La Cour estime que l’enquête pénale a répondu aux exigences de la Convention, mais non la procédure civile. La requérante a été empêchée par le droit interne d’obtenir une indemnisation pour préjudice moral en tant que plus proche parente du défunt, ce qui a constitué une violation supplémentaire de ses droits.
LES FAITS : 2 700 euros pour la mort d'un fils
La requérante, Gulnara Sarishvili-Bolkvadze, est une ressortissante géorgienne née en 1950 et résidant à Batumi (Géorgie).
En février 2004, son fils, G.B., se blessa en tombant d’une grue. Il fut emmené à l’hôpital en soins intensifs. Il présentait une fracture du crâne et des lésions cérébrales, et fut aussi traité, ultérieurement, pour des saignements abdominaux. En mars, il fut transféré en unité de soins conventionnels. Cependant, il fut opéré en urgence pour des saignements sur un ulcère duodénal. Il décéda le 14 mars 2004. Les autorités ouvrirent une enquête pénale et, en juin 2004, un comité d’experts estima qu’il y avait eu une erreur médicale dans le traitement du patient. L’affaire pénale fut close en août 2004 sans avoir abouti à aucun résultat, rouverte en 2006, et close à nouveau en 2008. Pendant tout ce temps, la requérante refusa d’autoriser l’exhumation du corps de son fils aux fins d’examen. S’appuyant sur les conclusions des experts quant à la nécessité de cette mesure, le parquet estima qu’il ne pouvait déceler la preuve d’un lien de causalité entre l’erreur médicale et le décès. Entre-temps, l’hôpital licencia le neurochirurgien responsable du traitement de G.B. et réprimanda un chirurgien et deux spécialistes des soins intensifs. La requérante engagea également une procédure civile contre l’hôpital, son personnel médical et le ministère du Travail, de la Santé et des affaires sociales de la région, pour négligence médicale, soutenant qu’ils n’avaient pas traité correctement le saignement duodénal. Les juridictions internes souscrivirent aux conclusions du comité d’experts selon lesquelles il y avait eu une erreur médicale dans le traitement de G.B., certains des médecins qui s’étaient occupés de lui n’avaient pas les licences adéquates, et l’hôpital lui-même exerçait certaines activités médicales sans détenir les autorisations nécessaires. En mai 2008, la Cour suprême de Géorgie octroya en définitive à la requérante une somme correspondant à 2 700 euros environ, pour dommage matériel, mais conclut que le droit interne ne lui permettait pas d’octroyer de somme pour dommage moral aux proches d’une personne décédée par suite d’une négligence médicale.
ARTICLE 2
Article 2 La Cour rappelle sa jurisprudence relative aux obligations des États en cas d’allégations de négligence médicale : ils doivent en particulier avoir mis en place un cadre réglementaire adéquat afin de garantir la sécurité des patients, et notamment avoir fait le nécessaire pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé ; ils doivent aussi s’assurer que le cadre réglementaire fonctionne effectivement, y compris pour ce qui est de la supervision et de l’exécution. La Cour note que les juridictions internes ont établi que parmi les professionnels de la santé qui avaient traité G.B., certains ne détenaient pas les licences adéquates, et que l’hôpital lui-même pratiquait des activités médicales pour lesquelles il n’était pas habilité dans plusieurs domaines, dont la cardiologie et la transfusion clinique dans le cas du fils de la requérante.
Le Gouvernement a reconnu l’existence de ces irrégularités mais, s’il a indiqué que le droit interne imposait l’obligation de détenir une licence, il n’a pas expliqué comment les dispositions réglementaires étaient appliquées en pratique. Or les licences de l’hôpital dans certains domaines ainsi que les licences et certifications de certains de ses médecins qui ont traité le fils de la requérante n’étaient absolument pas conformes, tout au moins au moment des faits, aux différentes exigences visant à protéger la vie des patients. La Cour conclut donc que la Géorgie a manqué à l’obligation positive qui lui incombait de mettre en place un cadre réglementaire efficace pour protéger les patients et que, dès lors, il y a eu violation de l’article 2. La Cour examine également les procédures civile et pénale menées en l’espèce, sous l’angle du volet procédural de l’article 2, qui impose aux États d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir les faits de la cause, d’obliger les responsables à répondre de leurs actes et de fournir aux victimes une réparation adéquate. Elle juge que la procédure pénale a été conforme aux exigences de l’article 2 : elle a été ouverte et close à deux reprises mais les décisions correspondantes n’ont été ni arbitraires ni prises à la hâte, et elles ont été dûment motivées. En revanche, la procédure civile n’a pas fourni à la requérante une réparation adéquate car en pratique, le droit géorgien excluait toute indemnisation pour dommage moral dans ce type d’affaires, ce qui est contraire aux principes découlant de l’article 2 de la Convention européenne, selon lesquels pareille indemnisation doit en principe être possible. La Cour juge qu’il y a eu là une restriction législative inconditionnelle qui a privé la requérante de manière injustifiable de la possibilité de demander une décision exécutoire d’indemnisation pour dommage moral au moyen de la voie de recours civile qui lui était ouverte et que, en conséquence, il y a eu violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2.
MASLOVA c. RUSSIE du 14 février 2017 requête 15980/12
La violation des articles 2 et 3 de la Conv EDH pour violences policières ayant entraîné la mort , a été constatée par les juridictions russes mais la soeur n'a pas été correctement indemnisée, elle reste victime pour la mort de son frère.
Sur la qualité de victime de la requérante
51. Le Gouvernement estime, premièrement, que la requérante ne peut se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Il fait observer que le policier P., qui a causé des lésions corporelles à M. Liamov, a été condamné au pénal pour abus de pouvoir, une infraction prévue par l’article 286 du code pénal russe. Le Gouvernement est convaincu que l’élément matériel de l’infraction d’abus de pouvoir couvre tous les agissements dont la requérante se plaint ; aucune autre infraction n’a donc lieu d’être imputée à P.
52. Le Gouvernement argue, deuxièmement, que la violation des articles 2 et 3 de la Convention a été reconnue explicitement et qu’une indemnité raisonnable a été accordée et versée à la requérante à ce titre (paragraphe 46 ci-dessus). Le Gouvernement estime que le caractère adéquat de l’indemnité doit être apprécié en tenant compte, entre autres, du niveau de vie dans la région pertinente. Il indique à cet égard que le minimum vital dans la région d’Orenbourg en 2012 était de 5 717 RUB par mois (soit environ 80 EUR).
53. Le Gouvernement soutient que, dès lors que la violation a été reconnue et l’indemnité payée, la requérante ne peut se prétendre victime des violations alléguées.
54. La requérante estime que la décision de justice lui allouant une indemnité à raison de la violation des articles 2 et 3 de la Convention et celle condamnant l’auteur des mauvais traitements à trois ans de prison ferme ne sont pas de nature à lui ôter la qualité de victime. En effet, elle considère que les autorités russes n’ont identifié que les responsables des lésions corporelles et non les auteurs du meurtre. À cet égard, la requérante cite le passage pertinent à ses yeux du jugement du 11 juillet 2011, selon lequel le coup mortel avait été porté « dans des circonstances différentes [de celles pour lesquelles P. a été condamné] ». Elle déplore que, six ans après ce tragique événement, ces circonstances n’aient toujours pas été élucidées et que, après l’acquittement de P. et A. du chef de violences ayant entraîné la mort, les autorités nationales n’aient apporté aucune autre explication.
55. S’agissant de l’indemnité qui lui a été octroyée, la requérante soutient que celle-ci lui a été allouée à titre de dommage moral pour les mauvais traitements subis par son frère et non pour la mort de ce dernier.
Morgoci c. République de Moldavie du 12 janvier 2016 Requête no 13421/06
Violation de l'article 3 : le requérant a subi des maltraitances avec des conséquences graves dans un commissariat de police dont une parésie (paralysie partielle) du nerf sciatique gauche. Après une automutilation à titre de protestation, il décède. Devant la cour suprême, les héritiers eurent 985 euros. La CEDH constate que la réparation est insuffisante et que le requérant est toujours victime. Elle condamne pour violation de l'article 3 et accorde 44 000 euros.
47. Le Gouvernement argue que la décision définitive prononcée par la Cour suprême de justice le 16 mai 2012 a fait perdre au requérant sa qualité de victime. Il indique à cet égard que les tribunaux nationaux avaient reconnu l’existence de violations dans le chef du requérant et qu’ils lui avaient octroyé un dédommagement. Selon le Gouvernement, à supposer même que le montant de ce dédommagement n’eût pas été suffisant pour le requérant lui-même, il l’est certainement pour ses héritiers.
48. La partie requérante rétorque que le montant du dédommagement accordé par les juridictions internes est largement inférieur à celui que la Cour aurait alloué pour une violation de l’article 3 de la Convention et que, par conséquent, le requérant n’a pas perdu sa qualité de victime des violations alléguées.
49. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention. Elle réaffirme que le fait de savoir si le requérant a obtenu pour le dommage qui lui a été causé une réparation – comparable à la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention – revêt de l’importance. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de cette violation, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, §§ 70-72, CEDH 2006‑V).
50. La Cour constate que les griefs du requérant tirés de l’article 3 de la Convention, tels que formulés devant elle, ont été accueillis par les autorités nationales, lesquelles ont donc reconnu la violation de cette disposition dans le chef de l’intéressé. Elle doit à présent se pencher sur la question de savoir si le montant du dédommagement alloué au requérant était approprié. Elle note que la Cour suprême de justice avait accordé à l’intéressé l’équivalent de 985 EUR pour dommage moral et que ce montant est très largement inférieur aux sommes qu’elle a elle-même octroyées dans des affaires semblables contre la République de Moldova (voir, pour des exemples récents, Gasanov c. République de Moldova, no 39441/09, § 60, 18 décembre 2012, Gorea c. République de Moldova, no 6343/11, § 48, 23 juillet 2013, et Gavriliță, précité, § 81).
51. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le dédommagement octroyé par les tribunaux internes n’a pas fait perdre au requérant sa qualité de victime. Elle rejette dès lors l’exception du Gouvernement.
Valada Matos Das Neves du 29 octobre 2015 requête n° 73798/13
71. Lorsqu’un Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, il doit convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement approprié de ses griefs, et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil 1996‑IV).
73. La Cour a fixé certains critères essentiels permettant de vérifier l’effectivité des recours indemnitaires en matière de durée excessive de procédures judiciaires (voir Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 99, CEDH 2009). Ces critères sont les suivants :
a) l’action en indemnisation doit être tranchée dans un délai raisonnable ;
b) l’indemnité doit être promptement versée, en principe au plus tard six mois après la date à laquelle la décision octroyant la somme est devenue exécutoire ;
c) les règles procédurales régissant l’action en indemnisation doivent être conformes aux principes d’équité tels que garantis par l’article 6 de la Convention ;
d) les règles en matière de frais de justice ne doivent pas faire peser un fardeau excessif sur les plaideurs dont l’action est fondée ;
e) le montant des indemnités ne doit pas être insuffisant par rapport aux sommes octroyées par la Cour dans des affaires similaires.
Arrêt MUNARI c. SUISSE du 12 juillet 2005 Requête no 7957/02
La CEDH a considéré que la réparation de l'État n'empêche pas la qualité de victime du requérant puisque, après la réparation pour délai non raisonnable, le requérant a encore dû attendre dix huit mois sans bénéficier d'accélération de la procédure
"1. Sur la qualité de victime du requérant
18. Le Gouvernement rappelle que le Tribunal fédéral a expressément reconnu la durée excessive de la procédure et, partant, de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Celui-ci a annulé la décision de l’instance inférieure et renvoyé l’affaire aux autorités cantonales en demandant qu’il soit statué « sans délai » dans la procédure pénale pendante contre le requérant. Le Gouvernement rappelle également que le canton a octroyé au requérant une indemnité de 1 500 CHF à titre de frais et dépens. De plus, l’autorité compétente a décrété un non-lieu à procéder dans sa cause. En bref, le Gouvernement estime que la reconnaissance explicite de la durée excessive et le non-lieu décrété par la suite constituent une réparation suffisante et que le requérant ne peut donc plus être considéré comme victime d’une violation de la Convention.
19. Le requérant soutient qu’au moment où il a introduit sa requête devant la Cour, aucune décision n’avait encore été prise par l’autorité cantonale dans la procédure ouverte à son encontre, malgré l’arrêt du Tribunal fédéral. Aucun remède n’aurait ainsi été apporté à la durée excessive de la procédure pénale. La décision de non-lieu à procéder n’aurait pas non plus été prise « sans délai » suite à l’arrêt du Tribunal fédéral, mais seulement un an et demi après l’adoption de cet arrêt. Au sujet de l’indemnité perçue, le requérant rappelle que celle-ci lui a été versée à titre de frais et dépens et ne saurait donc être qualifiée de réparation, en tant qu’élimination effective de la violation qu’il a subie.
20. La Cour note que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 20 juin 2001, a admis le recours du requérant dirigé contre la durée excessive de la procédure, et ordonné à l’autorité inférieure de prononcer « sans délai » une décision dans la cause pénale dirigée contre lui. L’autorité inférieure a ensuite pris la décision d’abandonner la poursuite pénale contre le requérant. Cependant, elle ne l’a fait qu’un an et demi après la décision du Tribunal fédéral.
21. D’après la jurisprudence de la Cour, le statut de victime d’un requérant peut dépendre de l’indemnisation qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont celui-ci se plaint devant la Cour ainsi que du fait que les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, la violation de la Convention. Ce n’est que lorsque ces deux conditions sont remplies que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention empêche un examen de la part de la Cour (Scordino c. Italie (déc.), no 36813/97, CEDH 2003-IV ; Eckle c. Allemagne, arrêt du 15 juillet 1982, série A no 51, p. 32, §§ 69 ss.).
22. En ce qui concerne le cas d’espèce, la Cour note que le système national a mis en place le recours pour déni de justice formel pour des durées excessives de procédure. Il permet, lors de son exercice, de faire constater, le cas échéant, une violation des garanties découlant de l’article 6 § 1 et a pour but d’accélérer la procédure encore pendante en obligeant l’autorité en défaut à statuer sans délai, comme dans le cas d’espèce.
23. Dans la présente affaire cependant, le moyen utilisé par le requérant a certes mis un terme à la procédure, mais seulement un an et demi après la décision du Tribunal fédéral ordonnant à l’autorité inférieure d’accélérer la prise de décision. Selon la Cour, en application de la jurisprudence précitée, le requérant, qui n’a ni profité d’une accélération de la procédure dans sa cause, ni du versement d’une indemnité doit donc être considéré comme victime au sens de la Convention."
Arrêt GRIFHORST c. FRANCE du 26 FEVRIER 2009 requête 28336/02>
Un hollandais vivant à Andorre se fait arrêter en introduisant de l'argent en France sans le déclarer.
Il se voit confisquer la somme et subir une amende de 50% du Montant de la somme saisie ! Il se plaint d'une violation de
P1-1. Comme les douanes ont fait une opération comptable pour dire qu'il ne doit
rien, le Gouvernement considère qu'il n'est plus victime. La CEDH refuse ce raisonnement :
"57. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement a indiqué que, s’agissant
de l’amende infligée au requérant, une décision de non-recouvrement avait été
prise le 4 août 2005, dont il a transmis copie, dans le cadre d’une action
d’apurement comptable. Ce document, intitulé « admission en non-valeur d’une
créance irrécouvrable », contient un rappel des faits et de la procédure, la
proposition du comptable compétent d’admettre en non-valeur l’amende infligée au
requérant au motif qu’il s’agit d’un débiteur étranger, et la décision du
directeur régional des douanes de Perpignan, en date du 10 août 2005,
d’autoriser l’admission en non-valeur de l’amende. Cette
décision confirme, selon le Gouvernement, que l’amende ne sera plus recouvrée
par l’administration des douanes. Il en conclut que le requérant a perdu à cet
égard la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention. 58. Le requérant souligne, pour sa part, qu’il n’a eu aucune confirmation
formelle de ce que les autorités françaises ne procèderaient en aucune
circonstance au recouvrement de l’amende. Il dit ne pas exclure la possibilité
que, malgré les affirmations du Gouvernement, les autorités françaises -
douanières ou autres - ne lui fassent subir les conséquences de l’imposition de
cette amende. Il affirme vouloir éviter de se trouver dans la situation où la
Cour tiendrait compte des affirmations du Gouvernement devant elle, mais où les
autres autorités françaises - notamment douanières - ne s’estimeraient pas liés
par ces affirmations. Selon lui, la Cour doit le considérer victime tant qu’il
n’y a pas de certitude absolue que le Gouvernement a renoncé à toute action ou
mesure future découlant de l’amende. Il s’étonne enfin de ce que, dans la
procédure interne, les autorités n’aient pas fait état de la décision de
non-recouvrement, et se demande si le comportement récent du Gouvernement n’est
pas destiné à influencer favorablement la Cour quant à la confiscation intervenue en 1996. 59. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle une décision ou une mesure
favorable au requérant ne suffit à retirer à celui-ci la qualité de « victime »
que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis
réparé la violation alléguée de la Convention (cf.
Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A no 51, pp.
30-31, § 66 ; voir également Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996,
Recueil 1996-III, p. 846, § 36 ;
Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI ;
Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 142, CEDH 2000-IV, et
Senator Lines GmbH c. l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie,
le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne, la Suède et le Royaume-Uni (déc.), no 56672/00, CEDH 2004-IV). 60. Dans l’affaire
Senator Lines précitée, qui portait sur une amende infligée par la
Commission européenne à la requérante, la Cour a considéré que cette dernière ne
pouvait pas se prétendre victime, au sens de l’article 34, dans la mesure où
elle n’avait pas acquitté l’amende et où non seulement le recours formé par elle
contre la décision de la commission avait été examiné, mais il avait donné lieu à l’annulation définitive de l’amende. 61.La Cour observe que tel n’est pas le cas dans la présente affaire, où l’amende
demandée par les douanes et infligée par le tribunal correctionnel a été
confirmée par la cour d’appel et la Cour de cassation. S’il semble résulter de
la décision produite par le Gouvernement que l’amende ne sera pas recouvrée, il
s’agit en l’espèce d’une décision purement comptable, qui ne saurait valoir reconnaissance ni
a fortiori réparation de la violation alléguée. 62. Dès lors, la Cour considère que le requérant peut toujours se prétendre
victime, au sens de l’article 34 précité. Il y a donc lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement." Arrêt CIORAP c. MOLDAVIE du 20 juillet 2010 Requête 7481/06
Le requérant s'est vu reconnaître une violation de l'article 3 mais une indemnité minime, la CEDH augmente l'indemnité
La Cour doit d’abord déterminer si M. Ciorap peut toujours se prétendre victime d’une violation de l’article 3. Elle relève qu’une décision donnant gain de cause à un requérant ne suffit pas en soi à lui ôter la qualité de victime. Les autorités internes doivent encore avoir reconnu, expressément ou en substance, la violation de la Convention et avoir fourni un redressement.
En outre, il importe de vérifier si le requérant a perçu une réparation – comparable à la satisfaction équitable octroyée par la Cour en vertu de l’article 41 – pour le préjudice subi. La Cour rappelle sa pratique bien établie selon laquelle, dans le cas où les autorités internes ont constaté une violation et ont fourni un redressement suffisant, les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention.
M. Ciorap fut arrêté deux jours seulement après son intervention chirurgicale et il ne se trouvait dès lors pas en bonne condition physique immédiatement avant l’arrestation. Les éléments médicaux communiqués à la Cour indiquent seulement que, après son arrestation, l’intéressé eut des soucis avec sa plaie chirurgicale ; toutefois, aucun élément ne montre qu’il y ait eu une autre blessure ayant pu être causée par les coups allégués. Comme M. Ciorap avait des antécédents d’automutilation en prison, il n’est pas à exclure qu’il ait rouvert lui-même sa blessure. En conséquence, ses allégations de torture n’ont pas été étayées devant la Cour.
Par contre, la juridiction interne a conclu que les conditions dans lesquelles M. Ciorap avait été détenu au commissariat avaient été inhumaines, que, passant outre un avis médical, on l’avait privé de soins médicaux pendant huit jours et que ces circonstances avaient emporté violation de l’article 3. A la lumière du principe de subsidiarité voulant que les droits consacrés par la Convention soient garantis en premier lieu par les autorités nationales, et la Cour suprême moldave ayant examiné les questions et constaté une violation de l’article 3 de la Convention, la Cour estime ne pas pouvoir statuer autrement, la juridiction nationale n’ayant ni mal interprété ni mal appliqué les principes de la Convention et n’ayant pas abouti à une conclusion manifestement déraisonnable.
La Cour se félicite de la décision de la Cour suprême moldave qui a constaté que M. Ciorap avait subi un traitement inhumain contraire à l’article 3. Cela dit, pour ce qui est de la réparation octroyée à l’intéressé, la Cour constate qu’elle est très inférieure au minimum qu’elle-même alloue généralement dans les affaires où elle constate des violations de l’article 3. M. Ciorap n’a donc pas obtenu une réparation suffisante pour le préjudice subi par lui et il peut donc toujours se prétendre victime d’une violation de l’article 3.
La Cour conclut que l’article 3 a été méconnu en raison des conditions inhumaines dans lesquelles M. Ciorap a été détenu et du fait qu’il n’a pas bénéficié en temps opportun d’une assistance médicale.
En vertu de l’article 41 de la Convention, elle alloue à M. Ciorap 4 000 EUR pour dommage moral et 1 000 EUR pour frais et dépens.
ARRÊT MOSLEY c. Royaume-Uni du 10 MAI 2011 Requête no 48009/08
La réparation interne doit concerner le grief présenté à la CEDH, sinon le requérant continue à être victime.
Qualité de victime
Le gouvernement britannique estime que M. Mosley ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention, étant donné en particulier que les juridictions britanniques ont condamné le journal à l’indemniser et à lui verser 60 000 GBP à titre de dommages et intérêts et 420 000 GBP pour frais et dépens.
M. Mosley soutient qu’il demeure victime d’une violation par le Royaume-Uni de son droit au respect de sa vie privée, l’indemnité allouée ne pouvant le rétablir dans son droit au respect de la vie privée après que des milliers de personnes dans le monde eurent vu les documents embarrassants où il apparaissait.
La Cour estime que la somme allouée à M. Mosley après la divulgation des éléments l’ayant humilié ne saurait remédier au grief spécifique de l’intéressé selon lequel le Royaume-Uni n’impose aux médias aucune obligation légale de prévenir à l’avance une personne de la publication d’éléments concernant sa vie privée.
En conséquence, M. Mosley peut continuer à se prétendre victime d’une violation de la Convention.
ARRET R.R c. Pologne Requête no 27617/04 du 26 MAI 2011
La Cour note que l’indemnisation (35 000 PLN) octroyée à la requérante par les juridictions polonaises est insuffisante au regard des questions soulevées devant elle. Elle considère donc que l’intéressée n’a pas perdu la qualité de victime.
Arrêt Chevrol contre France du 13 février 2003 Hudoc 4169 requête 49636/99
"La Cour rappelle qu'elle a affirmé à maintes reprises que "par victime" l'article 34 désigne la personne directement concernée par l'acte ou l'omission litigieuse. Partant, une décision ou une mesure favorable au requérant suffit en principe à lui retirer la qualité de "victime" que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention ()
L'on pourrait, tout au plus, considérer que l'autorisation d'exercer la médecine en France obtenue par la requérante vaut réparation. Toutefois, cette autorisation n'a été accordée qu'en 1999 au titre de l'année 1997, alors que la procédure dont la requérante se plaint avait été engagée dès 1995. Par conséquent, même en admettant qu'il y ait eu réparation, elle n'a été que partielle. En bref, les autorités nationales n'ayant reconnu, ni expressément ni en substance, ni séparé intégralement la violation alléguée par la requérante, celle-ci reste habilitée à se prétendre "victime" au sens de l'article 34 de la Convention"
Arrêt Lutz contre France du 17 juin 2003 Hudoc 4405 requête 49531/99
"§19: La Cour rappelle à titre liminaire qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention. La Cour estime donc que la mainlevée de la tutelle du requérant par le tribunal de Grande Instance de Strasbourg le 29/02/1996 ne le prive pas de la qualité de victime pour se plaindre de la durée de la procédure portant sur la légalité de son placement sous tutelle qui s'est ultérieurement poursuivie devant la Cour de cassation.
§22: La Cour considère que l'affaire ne présentait pas de difficulté particulière. Dès lors, elle estime qu'une durée de trois ans, neuf mois et dix huit jours devant la Cour de cassation ne saurait, en soi, être considérée comme répondant aux exigences du "délai raisonnable" garanti par l'article 6§1 de la Convention, d'autant plus que la procédure avait déjà duré plus d'un an et quatre mois auparavant"
LE PRÉJUDICE INVOQUÉ RESTANT DE NE DOIT PAS ÊTRE ILLUSOIRE MAIS CONCRET ET EFFECTIF
PAROISSE GRÉCO-CATHOLIQUE DE SISEŞTI c. ROUMANIE du 3 novembre 2015 requête 32419/04
Irrecevabilité, le préjudice restant ou le préjudice éventuel doit être concret pour que le requérant puisse être victime
37. Pour ce qui est des allégations de la requérante selon lesquelles l’arrêt définitif du 21 novembre 2012 pourrait se voir remis en cause (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 34 de la Convention le droit de requête individuel n’est ouvert que pour autant que le requérant puisse se prétende lésé de manière effective par la violation qu’il allègue. Il ne l’autorise pas à se plaindre in abstracto d’une loi ou d’une décision au seul motif qu’elles lui semblent enfreindre la Convention (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 33, série A no 28 et Fairfield c. Royaume-Uni (déc.) no 24790/04, CEDH 2005-VI). Or en l’espèce, aucune remise en cause de l’arrêt définitif du 21 novembre 2012 rendu en faveur de la requérante n’a présentement eu lieu. La requérante ne saurait donc être considérée comme victime actuelle et directe de violations des dispositions invoquées.
38. Il reste à savoir si elle peut au moins se prétendre « potentiellement victime » d’une violation de la Convention au sens de la jurisprudence de la Cour à raison de la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 27 septembre 2012. À cet égard, il convient de rappeler que, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Rossi et autres c. Italie (déc.), nos 55185/08 et autres, 16 décembre 2008).
39. En l’espèce, la Cour estime que la requérante n’a pas satisfait à cette obligation. Il échet en effet d’observer que la décision de la Cour constitutionnelle dont la requérante craint les effets n’a été publiée au Moniteur officiel que le 29 novembre 2012, soit après que l’arrêt de la Haute Cour du 21 novembre 2012 ait été rendu. Or, selon l’article 147 (4) de la Constitution, les décisions de la Cour constitutionnelle ne sont obligatoires pour les juridictions internes qu’à partir de leur publication au Moniteur officiel et uniquement pour l’avenir. Du reste, la requérante n’a pas indiqué quelle voie de recours existante pourrait être empruntée par son ancienne adversaire pour obtenir la réouverture de la procédure et un nouveau règlement de leur différend qui reposerait sur l’application de la décision de la Cour constitutionnelle.
40. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que l’intéressée n’est plus victime des violations alléguées. Il s’ensuit que les présents griefs sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4.
Arrêt GÉNITEAU c. FRANCE(n° 2) du 8 novembre 2005 Requête no 4069/02
La Cour relève que, le requérant ne se plaint pas en l’espèce d’une violation de ses droits en tant qu’actionnaire de la société Valeo, mais que son grief se fonde exclusivement sur l’allégation selon laquelle une violation du droit au respect de ses biens résulterait de la baisse de valeur de ses actions du fait d’une atteinte au patrimoine de la société. Se pose dès lors la question de savoir si le requérant peut se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
23. La Cour rappelle sa jurisprudence, selon laquelle il n’est justifié de lever le « voile social » ou de faire abstraction de la personnalité juridique d’une société que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’il est clairement établi que celle-ci se trouve dans l’impossibilité de saisir par l’intermédiaire de ses organes statutaires les organes de la Convention.
24. Or, en l’espèce, la société Valeo existe toujours et il n’a été décelé dans le dossier aucune entrave au dépôt d’une requête devant la Cour en son propre nom. De l’avis de la Cour, le requérant ne saurait tirer un argument contraire du fait qu’il ait pu agir au nom de la société dans la procédure interne afin de demander réparation du préjudice prétendument subi par elle en raison d’une convention conclue par ses dirigeants avec la société Cerus. En effet, cette possibilité offerte par le droit interne n’est pas de nature à lier la Cour quant à la qualité de victime du requérant au regard de la Convention. En outre, les juridictions internes ont rejeté l’action du requérant, écartant de manière motivée son argumentation fondée sur l’existence d’une fraude dont les dirigeants sociaux de la société Valeo auraient été à l’origine.
25. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
LA QUALITÉ DE VICTIME EST GARDÉE MALGRÉ UNE PRESCRIPTION PÉNALE
Dilipak C. Turquie du 15 septembre 2015 requête 29680/05
Violation de l'article 10 de la Convention : Le journaliste est poursuivi pour des faits graves devant un tribunal militaire pendant de nombreuses années avant d'obtenir une prescription. Il reste victime au sens de la CEDH;
40. Le requérant indique que, à la demande des autorités militaires, le parquet militaire a porté contre lui des accusations pénales, passibles de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à plusieurs années. Il ajoute que son procès a duré six ans et demi devant les juridictions pénales, dont deux ans et demi devant les juridictions militaires. Il expose que les salles d’audience de ces dernières étaient placées, à l’époque des faits, à l’intérieur de zones militaires dont l’accès aurait nécessité des contrôles et des transferts longs et fastidieux. Il aurait vécu toutes ces années dans la crainte et sous la menace d’une condamnation et d’un emprisonnement dans une prison militaire ou d’un placement en détention provisoire dans une maison d’arrêt militaire.
41. Par ailleurs, le requérant tient à préciser que les commandants des forces armées contre lesquels il avait dirigé ses critiques au sujet de leurs interventions, selon lui illégales et inappropriées, dans la politique générale menée par le gouvernement ont été par la suite poursuivis et même condamnés par les juridictions pénales pour tentative de coup d’État. Il soutient qu’on peut en déduire que ses commentaires sur le comportement des haut gradés n’étaient pas des reproches gratuits, formulés sur la base de faits erronés, mais qu’il s’agissait de commentaires fondés sur des faits réels, dans un domaine qui intéressait au plus haut point l’opinion publique.
42. Le requérant fait aussi valoir qu’en tenant compte des autres procédures pénales ou civiles du même genre qui avaient été engagées contre lui, la pression exercée sur lui par la procédure pénale en cause s’est transformée en une menace réelle et l’a empêché d’écrire sur l’intervention des militaires dans la politique générale. Il soutient que l’accumulation des procédures pénales ou civiles pour avoir critiqué le dysfonctionnement du régime démocratique en raison des interventions inappropriées des hauts gradés militaires a exercé un effet extrêmement dissuasif non seulement sur lui-même mais aussi sur l’ensemble de la profession de journaliste.
43. Le Gouvernement répète que le requérant n’a pas la qualité de victime dans la mesure où aucune condamnation n’a été prononcée contre lui par les juridictions pénales. Il fait observer que les poursuites déclenchées contre l’intéressé ont été abandonnées pour cause de prescription.
44. La Cour rappelle avoir déjà estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté : par exemple, une injonction de divulgation de l’identité d’une source d’information anonyme, adressée à des maisons d’édition, même si l’injonction n’a pas été exécutée (Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 56, 15 décembre 2009) ; une mise en détention imposée aux journalistes d’investigation pendant près d’un an dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, § 83‑85, 8 juillet 2014) ; une annonce par le chef d’État concernant son intention de ne plus nommer le requérant, un magistrat, à aucune autre fonction publique du fait que celui-ci a exprimé une opinion sur une question constitutionnelle, opinion qui serait contraire à celle qu’a le chef d’État (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 50, CEDH 1999‑VII).
45. La Cour rappelle aussi que, si des poursuites pénales, basées sur une législation répressive déterminée, sont abandonnées pour des motifs d’ordre procédural, lorsque le risque de se voir reconnu coupable et puni demeure, l’intéressé peut valablement prétendre subir directement les effets de la législation concernée et, partant, se prétendre victime d’une violation de la Convention (voir, parmi d’autres, Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 107, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). La Cour a considéré dans l’affaire Nikula c. Finlande (no 31611/96, § 54, CEDH 2002‑II) que la condamnation d’un avocat pour diffamation simple en raison de ses critiques envers la stratégie appliquée par le procureur lors d’un procès, même si cette condamnation avait été finalement infirmée par la Cour suprême et l’amende infligée annulée, pouvait avoir un effet dissuasif sur le devoir de cet avocat, qui consiste à défendre avec zèle les intérêts de ses clients. Par ailleurs, des poursuites pénales contre des journalistes, déclenchées sur plaintes pénales et aboutissant à un sursis à statuer pour une durée de trois ans, même si l’action pénale a été levée au bout de cette période pour absence de condamnation entre temps, s’analysent en une ingérence, du fait de leur effet dissuasif sur les journalistes (Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 35, 24 janvier 2006 ; voir dans le même sens, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004).
46. En fait, il est même loisible à un particulier de soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc de se dire « victime » au sens de l’article 34, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (voir, par exemple, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 34, CEDH 2008, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 28, CEDH 2009, Michaud c. France, no 12323/11, § 51, CEDH 2012, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 57, CEDH 2014 (extraits)). Par exemple, la Cour a accepté que la crainte d’être condamné à une peine d’emprisonnement en cas d’attaque à la réputation d’autrui (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 113-114, CEDH 2004‑XI) ou l’inquiétude d’être condamné pour diffamation à une indemnité élevée et imprévisible en raison des reproches contre un homme politique (Independent News et Media et Independent Newspapers Ireland Limited c. Irlande, no 55120/00, § 114, CEDH 2005‑V (extraits)), pouvaient avoir un effet dissuasif sur les journalistes concernés.
47. Dans ce contexte, l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux, certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression. Par exemple, la Cour a considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague– procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (voir Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).
48. Dans la présente affaire, la Cour observe que des poursuites pénales ont été engagées contre le requérant à qui il était reproché d’avoir détérioré les liens hiérarchiques au sein des forces armées et « brisé la confiance envers les supérieurs ou commandants » (infraction réprimée par l’article 95 § 4 du code pénal militaire) et/ou d’avoir dénigré les forces armées (infraction réprimée par l’article 159 de l’ancien code pénal et par l’article 301 du code pénal désormais en vigueur), et ce sur le fondement de la rédaction d’un article paru dans la presse et critiquant l’intervention de certains commandants des forces armées, en fonction ou à la retraite, dans la politique générale menée par le gouvernement. Le requérant a introduit sa requête devant la Cour à un moment où son affaire était encore pendante devant les juridictions nationales, et il s’est plaint des poursuites en tant que telles. La Cour note également que, indépendamment de la réponse apportée aux questions portant sur la compétence des diverses juridictions en fonction de la qualification des faits reprochés au requérant, celui-ci risquait d’être condamné à une peine d’emprisonnement pouvant aller de six mois à trois ans, soit pour avoir dénigré les forces armées dans leur ensemble soit pour avoir diffamé en particulier certains généraux de l’armée de façon à porter atteinte à leur position de supérieurs hiérarchiques.
49. La Cour relève encore que la procédure pénale, d’une durée de six ans et demi, dont deux ans et demi devant les tribunaux militaires, a finalement été déclarée éteinte par prescription. Il n’en demeure pas moins d’une part, qu’une accusation pénale à la charge du requérant est restée pendante pendant un laps de temps d’une durée considérable, voire même excessive (paragraphe 29 ci-dessus) et, d’autre part, que l’intéressé n’a pas eu la certitude, tant durant la procédure pénale que s’agissant de l’avenir, qu’il ne serait pas inquiété au plan judiciaire s’il signait encore, en tant que journaliste et chroniqueur politique, des articles sur des sujets touchant aux relations des forces armées avec la politique générale du pays (voir, comme exemple d’une procédure civile engagée contre le requérant pour des raisons semblables, Dilipak et Karakaya c. Turquie, nos 7942/05 et 24838/05, 4 mars 2014).
50. La Cour estime que les poursuites pénales qui ont été menées contre le requérant, en partie devant les tribunaux militaires, pendant six ans et demi du chef de crimes sévèrement réprimés, compte tenu de l’effet dissuasif que ces poursuites ont pu provoquer, ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant, mais qu’elles consistaient en soi en des contraintes réelles et effectives. Le constat de la prescription de l’action publique a seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’a rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur le requérant pendant un certain temps.
51. Eu égard à ce qui précède, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime du requérant, et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
2. Justification de l’ingérence
52. Le requérant soutient qu’il n’était aucunement justifié de l’accuser de ternir l’image de l’armée, alors qu’il avait, à ses dires, reproché à certains supérieurs hiérarchiques de l’armée de lancer, dans un but stratégique, de fausses alertes quant à une menace fondamentaliste et anti-laïque. Il ajoute qu’il ne pouvait pas non plus prévoir qu’il serait accusé d’avoir dénigré les forces armées turques alors que, à ses dires, il s’était borné à exprimer des opinions admises dans le débat public au sein d’un État démocratique.
53. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point, répétant qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant dès lors qu’il y a eu prescription des poursuites contre lui.
54. L’ingérence, à savoir le fait d’entamer une procédure pénale basée sur des accusations graves et de la mener pendant une durée considérable, a enfreint l’article 10, sauf si elle remplissait les exigences du paragraphe 2 de cette disposition, c’est-à-dire si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
55. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004‑I, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 113, CEDH 2011, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
56. En l’espèce, la Cour note que le requérant ne conteste pas que les mesures en cause avaient une base légale, à savoir l’article 95 § 4 du code pénal militaire et l’article 159 de l’ancien code pénal ou l’article 301 du nouveau code pénal, et que ces dispositions lui étaient accessibles.
57. Se pose alors la question de savoir si la portée large des termes tels que « détériorer les liens hiérarchiques » des forces armées et « briser la confiance envers les supérieurs ou commandants » (article 95 § 4 du code pénal militaire) ou « dénigrer les forces armées » (article 159 de l’ancien code pénal et article 301 du nouveau code pénal) peut réduire, comme le suggère le requérant, la prévisibilité des normes juridiques en cause.
58. Dans l’hypothèse où les autorités de poursuite ont interprété les termes en question comme étant un moyen de protéger les opinions exprimées par certains officiers de l’armée sur des sujets de politique générale contre des commentaires émis en réponse à ces opinions, la Cour considère que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour le requérant de son incrimination en vertu de l’article 95 § 4 du code pénal militaire, de l’article 159 de l’ancien code pénal ou de l’article 301 du nouveau code pénal. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parviendra quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 71 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question.
b) « But légitime »
59. La Cour peut accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes que sont la sécurité nationale et la défense de l’ordre (voir Yaşar Kaplan, précité, § 36).
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
60. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, et Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)).
61. Elle rappelle ensuite que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I). Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI, et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007). Ceci n’empêche pas que la liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick, précité, § 38).
62. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 37, 9 juillet 2002). À cet égard, lorsque de telles opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit, lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).
63. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 50, série A no 217). En outre, lorsqu’il y va des médias, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I), dans le cadre de l’examen le plus scrupuleux de la part de la Cour (mutatis mutandis, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), précité, § 51). En outre, la position dominante qu’ils occupent commande aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (voir, entre autres, Nedim Şener, précité, § 114, et Şık, précité, § 103).
64. La Cour a pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, non pas de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour cela, elle doit considérer l’« ingérence » litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi de nombreux précédents, Goodwin c. Royaume‑Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996‑II, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999‑IV, et Animal Defenders International, précité, § 100).
ii. Appréciation des faits et application des principes généraux en l’espèce
65. La Cour observe que, dans son article litigieux, le requérant reprochait à certains généraux des forces armées de s’immiscer dans la politique générale du pays. L’intéressé formulait des critiques sévères et cinglantes contre les projets politiques des généraux et leur approche des questions sociales en Turquie, laissant entendre que ces généraux lançaient de fausses alertes pour une présumée avancée du fondamentalisme et qu’ils s’en servaient comme d’un prétexte pour intervenir dans la politique générale du pays, qu’ils semblaient avoir des liens avec certains milieux sociaux dans le but de créer une atmosphère politique en adéquation avec leur vision du monde, et qu’ils manquaient d’empathie et de sensibilité à l’égard de diverses couches de la société.
66. La Cour observe aussi qu’en déclenchant puis en menant des poursuites pénales contre le requérant, les autorités compétentes ont estimé que la critique dirigée par le requérant contre ces généraux pouvait passer pour une volonté de détériorer les liens hiérarchiques dans l’armée ou de briser la confiance envers ces généraux ou, plus généralement, pour un dénigrement des forces armées. Les autorités compétentes ont donc poursuivi le requérant en raison des critiques qu’il avait formulées à l’égard de certains points de vue, avancés par quelques généraux des forces armées, sur la situation politique du pays.
67. Or, lorsque le requérant exprimait sa réaction face aux propos des généraux des forces armées, qu’il considérait comme une intervention inappropriée des militaires dans le domaine de la politique générale, il communiquait ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. La Cour estime sur ce point que, si certains officiers ou généraux des forces armées font des déclarations publiques sur des sujets relevant du domaine de la politique générale, ils s’exposent, à l’instar des hommes politiques ou de toute autre personne participant au débat sur les sujets en question, à des commentaires en réponse qui peuvent inclure des critiques, des idées et des opinions contraires. Dans une société démocratique, des hauts militaires ne peuvent pas, dans ce domaine précis, revendiquer une immunité contre des critiques éventuelles.
68. Quant à l’article rédigé par le requérant, la Cour estime qu’il était dépourvu de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’il n’incitait ni à la violence ni à la haine. Ces commentaires ne contenaient pas, aux yeux de la Cour, d’insultes ou de propos diffamatoires fondés sur des faits erronés ou de remarques incitant à des actions violentes à l’encontre des membres des forces armées.
69. Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites se présente comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale des idées ou des opinions considérées comme dérangeantes ou choquantes, alors qu’elles avaient été exprimées en réponse à des points de vue exposés publiquement et touchant au domaine de la politique générale.
70. La Cour considère aussi qu’en poursuivant le requérant au pénal pour des crimes graves pendant un laps de temps considérable, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. Elle ajoute foi à l’affirmation du requérant selon laquelle l’engagement de telles poursuites est susceptible de créer un climat d’autocensure le touchant lui-même et touchant même tous les journalistes qui envisageraient de commenter les actions et les déclarations des membres des forces armées en lien avec la politique générale du pays. Elle se réfère sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle la position dominante que les organes étatiques occupent leur commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (paragraphe 63 ci-dessus).
71. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée –à savoir le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’accusations pénales graves pour lesquelles des peines d’emprisonnement pouvaient être requises – ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
72. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
HERITIERS ET AVOCATS BENEFICIANT DE LA QUALITÉ DE VICTIME DU DE CUJUS
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- LA CEDH DOIT DONC ÊTRE PREVENUE DE LA MORT DU REQUÉRANT
- SI LE REPRÉSENTANT N'A PLUS DE NOUVELLES DE SES REQUERANTS, IL DOIT PREVENIR LA CEDH
- UN COUSIN PEUT REPRESENTER UNE VICTIME PLACEE
L'AFFAIRE NE SE TERMINE PAS AVEC LA MORT DU REQUÉRANT
Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et publisuisse SA c. Suisse
du 22 décembre 2020 requête no 41723/14
43. En l’absence d’une demande du Gouvernement de déclarer la requête de la deuxième requérante irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention, la Cour observe proprio motu que cette société avait introduit sa requête le 28 mai 2014, à savoir bien avant la perte de sa personnalité juridique consécutivement à sa radiation du registre du commerce en 2016 (paragraphe 21 ci‑dessus). Elle observe également qu’Admeira SA, la société de commercialisation publicitaire qui lui a succédé, remplit les mêmes tâches pour la première requérante et a exprimé sans équivoque le souhait de maintenir la requête devant la Cour. Elle considère qu’Admeira SA a un intérêt légitime d’obtenir une détermination finale de la requête introduite par la deuxième requérante (voir également, mutatis mutandis, Uniya OOO et Belcourt Trading Company c. Russie, nos 4437/03 et 13290/03, § 263, 19 juin 2014 (avec références), et Euromak Metal Doo c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 68039/14, § 33, 14 juin 2018). Partant, la Cour accepte qu’Admeira SA a la qualité pour poursuivre la requête au nom de la deuxième requérante.
Kondrulin C. Russie du 20 septembre 2016 requête 12987/13
Recevabilité : Les avocats d’un détenu qui s’était plaint d’une inadéquation des soins médicaux reçus en détention ont qualité pour poursuivre sa requête devant la CEDH après le décès de l’intéressé
Article 34 (droit de recours individuel)
La Cour conclut que les documents produits par les autorités ne présentent guère de pertinence pour la mise en œuvre de la mesure provisoire indiquée au gouvernement russe. Ni les rapports médicaux ni les certificats soumis par les autorités n’analysaient l’adéquation du traitement médical reçu par M. Kondrulin ou la compatibilité de son état de santé avec ses conditions de détention. L’examen médical pratiqué en octobre 2014 s’est d’ailleurs borné à vérifier si M. Kondrulin présentait ou non les pathologies énumérées dans une liste exhaustive. À aucun moment pendant cet examen les médecins de l’hôpital pénitentiaire n’ont apprécié son état de santé de manière indépendante, en faisant abstraction de cette liste, ni cherché à déterminer si sa maladie nécessitait un transfert vers un hôpital spécialisé. De plus, la Cour ne peut accepter que le Gouvernement remplace l’avis d’un médecin expert indépendant, qu’elle avait demandé dans le cadre sa mesure provisoire de mars 2015, par sa propre appréciation de la situation de M. Kondrulin, ce qui est précisément ce que le Gouvernement a fait en l’espèce. Admettre pareille démarche reviendrait à autoriser le Gouvernement à se soustraire à une mesure provisoire. L’État a ainsi privé la mesure provisoire de sa finalité même, à savoir permettre à la Cour de se fonder sur un avis médical indépendant et pertinent pour apporter une réponse effective aux souffrances physiques et psychiques auxquelles était exposé M. Kondrulin et, si nécessaire, pour empêcher ces souffrances de perdurer. La Cour conclut donc que l’État ne s’est pas conformé à la mesure provisoire indiquée en vertu de l’article 39 de son règlement, manquant ainsi à son engagement, découlant de l’article 34, de n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace du droit de saisir d’une requête la Cour européenne des droits de l’homme.
Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants)
La Cour tire des conclusions du fait que le Gouvernement n’a pas pris de dispositions en vue de l’examen médical indépendant qu’elle avait requis dans le cadre de sa mesure provisoire et juge que les éléments produits par le Gouvernement ne sont ni convaincants ni suffisants pour prouver de manière concluante que M. Kondrulin a reçu un traitement médical adapté à ses pathologies pendant sa détention. Elle admet par conséquent que sa maladie n’a pas été diagnostiquée suffisamment tôt et que, pendant qu’il était détenu dans un hôpital pénitentiaire sans disposer d’un accès aux services médicaux requis, M. Kondrulin a été privé des soins médicaux essentiels. De plus, la Cour juge particulièrement préoccupant que, même après que le médecin de M. Kondrulin avait reconnu en audience publique que la santé de son patient n’était pas compatible avec ses conditions de détention à l’hôpital pénitentiaire, son transfert vers un établissement adapté n’ait pas été organisé. Gardant par ailleurs à l’esprit qu’elle a déjà été saisie d’un grand nombre de requêtes dirigées contre la Russie par des requérants qui se plaignaient d’une inadéquation des soins médicaux prodigués aux détenus, la Cour estime que le fait que les autorités n’ont pas procuré à M. Kondrulin les soins médicaux qui lui étaient nécessaires a exposé celui-ci à des souffrances psychiques et physiques prolongées, ce qui constitue une atteinte à sa dignité humaine qui est contraire à l’article 3.
Article 41 (satisfaction équitable)
Aucune somme n’a été allouée pour préjudice ou pour frais et dépens.
Marie-Louise Loyen et autre C. France du 5 juillet 2005 Requête no 55929/00
La CEDH reconnaît aux héritiers le droit d'introduire une requête:
"I. SUR LA QUALITÉ DES REQUÉRANTES POUR INTRODUIRE LA REQUÊTE
21. La Cour constate que René Loyen, époux et père des requérantes, est décédé le 3 novembre 1999. Les requérantes, qui n’étaient pas parties à la procédure interne, ont introduit leur requête le 5 janvier 2000, soit postérieurement à son décès.
22. La Cour doit donc établir si elles ont qualité pour la saisir et voir sanctionner les violations de la Convention qu’elles allèguent au nom de René Loyen.
23. Les requérantes font valoir qu’elles interviennent en qualité d’héritières du défunt et se trouvent dès lors directement investies de ses intérêts.
24. Le Gouvernement reconnaît que, dans la mesure où elles ont accepté la succession, elles doivent s’acquitter des dettes qui y sont attachées et considère qu’elles ont donc la qualité de victimes indirectes.
25. La Cour a reconnu à de nombreuses reprises aux parents ou proches d’un requérant décédé en cours de procédure qualité pour poursuivre la requête en son nom (cf. notamment X c. France, arrêt du 31 mars 1992, série A no 234-C, § 26 ; Anne-Marie Andersson c. Suède, arrêt du 27 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, § 29 ; Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII).
26. La Cour a notamment affirmé à cet égard dans la décision Malhous précitée :
« le successeur d’un requérant décédé peut poursuivre autre chose que des intérêts matériels en déclarant vouloir maintenir la requête. Les affaires portées devant la Cour présentent généralement aussi une dimension morale, et les proches d’un requérant peuvent avoir un intérêt légitime à veiller à ce que justice soit rendue même après le décès du requérant. »
27. Toutefois, en l’espèce, René Loyen est décédé non pas en cours de procédure, mais avant l’introduction de la présente requête.
28. Dans une affaire similaire où elle avait été saisie par sa belle-sœur d’une requête au nom d’un requérant décédé, qui était également son héritière, (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI), la Cour a considéré que l’article 6 § 1 de la Convention était un grief transférable et l’a examiné.
29. Dans la présente affaire, les requérantes allèguent, au nom de René Loyen, la violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention en raison de la durée et du défaut d’équité de la procédure, ainsi que de l’article 5 § 5 de la Convention. A l’occasion d’une affaire similaire dans laquelle les requérants avaient introduit une requête postérieurement au décès de la victime (Fairfield et autres c. Royaume-Uni (dec) no 24790/04), la Cour a rappelé que le fait que la victime soit directement affectée par la violation alléguée d’un droit garanti par la Convention est une condition indispensable à la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, bien que ce critère ne doive pas s’appliquer de manière rigide et inflexible. A cet égard, il appartient à la Cour d’apprécier l’opportunité de la poursuite de l’examen de la violation alléguée lorsqu’une question d’intérêt général est en cause (voir notamment Karner c. Autriche, no 40016/98, § 25 et s., CEDH 2003-IX et Fairfield précitée). En l’espèce, la Cour estime que les griefs soulevés par les requérantes, à savoir la violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, remplissent cette condition liée à l’intérêt général. De plus, transposant l’approche suivie dans la décision Sanles Sanles précitée, la Cour considère que les requérantes, en tant que proches parentes et ayants droit qui ont introduit la présente requête deux mois après le décès de René Loyen (a contrario, Fairfield précitée), ont un intérêt légitime leur donnant qualité pour se plaindre, au nom de leur époux et père décédé, de la violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention.
30. Par ailleurs, la Cour considère qu’en tant qu’héritières, tenues en particulier au passif de la succession de René Loyen, les requérantes peuvent se prétendre victimes de la violation de l’article 5 § 5 qu’elles allèguent.
31. La Cour conclut dès lors que les requérantes avaient qualité pour introduire la présente requête."
LA MORT DU REQUÉRANT IMPOSE UN ARRÊT AU PROFIT DES SUCCESSEURS
Santoni contre France du 01 juin 2004 Hudoc 5106 requête 49580/99
La Cour désigne sa veuve comme bénéficière de la somme de 6000 euros pour réparer le dommage moral.
Hidir Durmaz C. Turquie du 24 avril 2012 requête n° 26291/05
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26291/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Hıdır Durmaz (« le requérant »), a saisi la Cour le 2 juin 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Par un arrêt du 12 juillet 2011, la Cour a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison du retard de dix jours dans sa libération du requérant. La Cour a également décidé d’allouer au requérant 9 000 euros (EUR) pour dommage moral et 2 000 EUR pour frais et dépens, et a rejeté les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.
3. Le 22 septembre 2011, le représentant du requérant a informé la Cour qu’il avait appris que celui-ci était décédé le 24 septembre 2010. En conséquence, il demandait la révision de l’arrêt, au sens de l’article 80 du règlement de la Cour.
4. Le 8 novembre 2011, la Cour a examiné la demande en révision et a décidé d’accorder au Gouvernement un délai jusqu’au 22 décembre 2011 pour présenter d’éventuelles observations. Par une lettre du 21 décembre 2011, le Gouvernement a fait savoir qu’il n’avait pas d’objection quant à une révision de l’arrêt du 12 juillet 2011.
EN DROIT
SUR LA DEMANDE EN RÉVISION
5. Le représentant du requérant demande la révision de l’arrêt du 12 juillet 2011, dont il n’a pu obtenir l’exécution en raison du décès de son client, M. Hıdır Durmaz, avant l’adoption dudit arrêt. Il demande que les sommes accordées à l’intéressé soient versées aux héritiers de celui-ci, MM. Cihan et Emrecan Durmaz.
6. Le Gouvernement a fait savoir qu’il n’avait pas d’objection à ce qu’il soit fait droit à la demande en révision.
7. La Cour estime qu’il y a lieu de réviser l’arrêt du 12 juillet 2011 par application de l’article 80 de son règlement, qui, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :
« En cas de découverte d’un fait qui, par sa nature, aurait pu exercer une influence décisive sur l’issue d’une affaire déjà tranchée et qui, à l’époque de l’arrêt, était inconnu de la Cour et ne pouvait raisonnablement être connu d’une partie, cette dernière peut (...) saisir la Cour d’une demande en révision de l’arrêt dont il s’agit. (...) »
8. Elle décide en conséquence qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux héritiers du requérant les sommes précédemment accordées à celui-ci, à savoir 9 000 EUR pour dommage moral et 2 000 EUR pour frais et dépens.
9. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide, d’accueillir la demande en révision de l’arrêt du 12 juillet 2011 ; en conséquence,
2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser conjointement aux héritiers de M. Hıdır Durmaz, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 9 000 EUR (neuf mille euros) pour dommage moral et 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
ARİF ERDEN c. TURQUIE DU 11 juin 2013 Requête n° 37171/04
LA MORT DU REQUÉRANT IMPOSE UN ARRÊT AU PROFIT DES SUCCESSEURS
9. Le représentant du requérant demande la révision de l’arrêt du 22 février 2011, dont il n’a pu obtenir l’exécution en raison du décès du requérant avant l’adoption dudit arrêt. Mme Fatma Erden, MM. İsmail Erden et Ahmet Erden, Mme Hatice Erden (Doğan) et M. Mehmet Erden sont les héritiers. Ils devraient donc recevoir les sommes accordées au défunt.
10. Le Gouvernement indique qu’il n’y a pas lieu de réviser l’arrêt dans la mesure où selon le droit turc les héritiers peuvent recevoir les sommes allouées au requérant en présentant leur acte de succession.
11. La Cour estime qu’il y a lieu de réviser l’arrêt du 22 février 2011 par application de l’article 80 de son règlement qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« En cas de découverte d’un fait qui, par sa nature, aurait pu exercer une influence décisive sur l’issue d’une affaire déjà tranchée et qui, à l’époque de l’arrêt, était inconnu de la Cour et ne pouvait raisonnablement être connu d’une partie, cette dernière peut (...) saisir la Cour d’une demande en révision de l’arrêt dont il s’agit. (...) »
12. Elle décide en conséquence qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux héritiers les sommes précédemment accordées au défunt requérant, à savoir 400 000 EUR pour dommage matériel et 760 EUR pour frais et dépens.
13. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
LA CEDH DOIT DONC ÊTRE PREVENUE DE LA MORT DU REQUÉRANT
GRANDE CHAMBRE CROSS C. SUISSE du 30 septembre 2014 requête 67810/10
Irrecevabilité pour abus de droit : La CEDH exige qu'un requérant décédé la prévienne de la date de sa mort. L'avocat n'a pas prévenu la CEDH de la mort de la requérante car il n'avait qu'une relation indirecte avec elle.
27. L’article 35 § 3 a) de la Convention se lit ainsi :
« La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime :
a) que la requête est incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses Protocoles, manifestement mal fondée ou abusive ; (...) »
28. La Cour rappelle qu’en vertu de cette disposition une requête peut être déclarée abusive notamment si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés (Akdivar et autres c. Turquie [GC], 16 septembre 1996, §§ 53‑54, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 36, CEDH 2000‑X, Rehak c. République tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004, Popov c. Moldova (no 1), no 74153/01, § 48, 18 janvier 2005, Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006, Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 63, 15 septembre 2009, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 97, CEDH 2012). Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes (Hüttner c. Allemagne (déc.), no 23130/04, 9 juin 2006, Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 25-26, 2 décembre 2008, et Kowal c. Pologne (déc.), no 2912/11, 18 septembre 2012). Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie à Strasbourg et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 7 (ancien article 47 § 6) du règlement, le requérant n’en informe pas la Cour, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, ibidem, et Miroļubovs et autres, ibidem). Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 9, 20 juin 2002, Melnik c. Ukraine, no 72286/01, §§ 58-60, 28 mars 2006, Nold c. Allemagne, no 27250/02, § 87, 29 juin 2006, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, ibidem).
29. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que, dans la requête introduite par elle le 10 novembre 2010, la requérante alléguait, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qu’en la privant de la possibilité d’obtenir une dose létale de pentobarbital de sodium les autorités suisses lui avaient dénié le droit de choisir quand et comment mourir. Elle constate en outre que la requête a été communiquée au gouvernement défendeur le 5 janvier 2012 et que la chambre a rendu le 14 mai 2013 un arrêt – fondé sur l’hypothèse que la requérante était toujours en vie – qui concluait (par quatre voix contre trois) à la violation de l’article 8 de la Convention (paragraphes 65-67 de l’arrêt de chambre).
30. Il est toutefois apparu par la suite que dans l’intervalle, le 24 octobre 2011, la requérante avait réussi à se faire prescrire par un médecin une dose létale de pentobarbital de sodium et que le 10 novembre 2011 elle avait mis fin à ses jours en ingérant ladite substance.
31. Ces faits ont été portés à la connaissance de la Cour non pas par la requérante ou son avocat mais par le Gouvernement, dans son mémoire du 7 janvier 2014, après le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. En élaborant son mémoire, le Gouvernement s’est enquis de la situation de la requérante et a été informé de son décès et des circonstances de celui-ci.
32. La Cour a pris note de l’explication de l’avocat de la requérante suivant laquelle il n’avait été en contact avec sa cliente que par un intermédiaire, M. F., lequel, à la demande de l’intéressée, se serait sciemment abstenu de le prévenir du décès de la requérante. M. F. aurait expliqué que Mme Gross craignait que la divulgation de son décès n’incitât la Cour à abandonner la procédure dans son affaire. En tant que conseiller spirituel de la requérante, M. F. se serait estimé tenu par un devoir professionnel de confidentialité qui l’aurait empêché de révéler cette information contre le souhait de l’intéressée.
33. Eu égard à la nature particulière de la présente affaire, la Cour estime toutefois que si l’avocat de la requérante a effectivement accepté à l’époque de ne pas avoir de contacts directs avec sa cliente et de communiquer avec elle indirectement par un intermédiaire, cela pose un certain nombre de problèmes relativement au rôle de représentant dans la procédure devant elle. Outre l’obligation incombant à tout requérant de coopérer avec la Cour (article 44 A du règlement ; voir également l’article 44 C du règlement, qui traite du « [d]éfaut de participation effective » et prévoit la possibilité de tirer des conclusions du refus d’une des parties « de divulguer de son propre chef des informations pertinentes ») et de la tenir informée de tout fait pertinent pour l’examen de la requête (article 47 § 7 – ancien article 47 § 6 – du règlement), il incombe tout particulièrement à un représentant de ne pas présenter des observations trompeuses (article 44 D du règlement).
34. Il ressort des explications données par l’avocat de la requérante que non seulement celle-ci avait omis de l’informer lui-même, et par implication la Cour, du fait qu’elle avait obtenu la prescription médicale requise, mais qu’elle avait également pris des précautions spécifiques pour éviter que la nouvelle de son décès ne fût révélée à son avocat, et en définitive à la Cour, afin d’empêcher cette dernière de mettre fin à la procédure dans son affaire.
35. A la lumière de ce qui précède, la Grande Chambre estime que le décès de la requérante et les circonstances qui l’ont entouré touchent en réalité au cœur même de la question sous-jacente au grief présenté par l’intéressée au titre de la Convention. Il est également concevable que ces faits, s’ils avaient été connus de la chambre, auraient pu exercer une influence décisive sur son arrêt du 14 mai 2013 concluant à la violation de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’article 80 du règlement de la Cour, Pardo c. France (révision – recevabilité), 10 juillet 1996, §§ 21-22, Recueil 1996‑III, Pardo c. France (révision – bien-fondé), 29 avril 1997, § 23, Recueil 1997‑III, et Gustafsson c. Suède (révision – bien-fondé), 30 juillet 1998, § 27, Recueil 1998‑V). Quoi qu’il en soit, la Grande Chambre juge inutile de spéculer sur ce point dès lors que, en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, l’arrêt de chambre du 14 mai 2013 n’est pas devenu définitif.
36. M. F. aurait expliqué que la requérante s’était abstenue de divulguer les informations pertinentes au motif qu’elle considérait que, même si les griefs tenant à sa situation personnelle disparaissaient, la procédure dans son affaire devait continuer pour le bénéfice de toutes les personnes se trouvant dans une situation similaire à la sienne. Si pareille motivation peut se comprendre, du point de vue de la requérante, dans la situation exceptionnelle où celle-ci se trouvait, la Cour juge suffisamment établi qu’en omettant délibérément de révéler ces informations à son avocat la requérante entendait l’induire en erreur relativement à une question portant sur la substance même de son grief au regard de la Convention.
37. En conséquence, la Cour accueille l’exception préliminaire du Gouvernement selon laquelle le comportement de la requérante s’analyse en un abus du droit de recours individuel au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.
LE REPRÉSENTANT QUI N'A PLUS DE NOUVELLES, DOIT PRÉVENIR LA CEDH
Grande Chambre V.M. et autres c. Belgique du 17 novembre 2016 requête 60125/11
Affaire rayée du rôle, le requérant n'a plus donné de nouvelles à son représentant qui a dû prévenir la CEDH
32. Dans ses observations devant la Grande Chambre, la représentante des requérants a informé la Cour qu’elle avait maintenu les communications avec les requérants presque jusqu’à la fin de la procédure devant la chambre mais qu’elle n’avait plus de contacts avec eux depuis lors. À l’audience tenue le 25 mai 2016, elle a confirmé que, malgré plusieurs tentatives de sa part, elle n’avait pas été en mesure de rétablir le contact avec les requérants, dont la résidence actuelle lui était inconnue. Elle soutient que la Cour devrait néanmoins poursuivre l’examen de la requête et argue qu’elle a été autorisée à représenter les requérants pour l’ensemble de la procédure. La représentante souligne que le contact avec des personnes en situation de précarité comme les requérants est toujours difficile et qu’il serait injustifié que le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre à l’initiative du Gouvernement ait pour effet de priver les intéressés du bénéfice de l’arrêt de la chambre qui a statué en leur faveur.
33. Le Gouvernement n’a pas expressément commenté la question de la poursuite de l’examen de l’affaire par la Cour ; il souligne néanmoins qu’en raison de la perte de contact avec leur avocate les requérants n’ont pas été en mesure de formuler des observations sur les nouvelles pièces produites devant la Grande Chambre qui démontrent, de l’avis du Gouvernement, que les intéressés ne se sont pas présentés au centre d’accueil de Bovigny (paragraphe 27 ci-dessus).
34. Au vu de ces circonstances, la Cour estime devoir d’abord examiner la nécessité de poursuivre l’examen de la requête au regard des critères définis à l’article 37 de la Convention. Cette disposition est libellée comme suit :
« 1. À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure
a) que le requérant n’entend plus la maintenir ; ou
b) que le litige a été résolu ; ou
c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.
Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige.
2. La Cour peut décider la réinscription au rôle d’une requête lorsqu’elle estime que les circonstances le justifient. »
35. La Cour rappelle que le représentant d’un requérant doit non seulement produire une procuration ou un pouvoir écrit (article 45 § 3 du règlement de la Cour) mais qu’il importe également que les contacts entre le requérant et son représentant soient maintenus tout au long de la procédure. De tels contacts sont essentiels à la fois pour approfondir la connaissance d’éléments factuels concernant la situation particulière du requérant et pour confirmer la persistance de l’intérêt du requérant à la continuation de l’examen de sa requête (Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, § 124, 21 octobre 2014, et, mutatis mutandis, Ali c. Suisse, 5 août 1998, § 32, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).
36. En l’espèce, la Cour constate que les requérants n’ont pas maintenu le contact avec leur avocate et qu’ils ont omis de la tenir informée de leur lieu de résidence ou de lui fournir un autre moyen de les joindre. Elle considère que ces circonstances permettent de conclure que les requérants ont perdu leur intérêt pour la procédure et n’entendent plus maintenir la requête, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention (Ibrahim Hayd c. Pays-Bas (déc.), no 30880/10, § 10, 29 novembre 2011, Kadzoev c. Bulgarie (déc.), no 56437/07, § 7, 1er octobre 2013, M.H. et autres c. Chypre (déc.), no 41744/10, § 14, 14 janvier 2014, et M.Is. c. Chypre (déc.), no 41805/10, § 20, 10 février 2015).
37. S’il est vrai que la représentante des requérants dispose d’un pouvoir l’autorisant à les représenter pour l’ensemble de la procédure devant la Cour, cette circonstance ne justifie pas à elle seule la poursuite de la procédure (Ali, précité, § 32, et Ramzy c. Pays-Bas (radiation), no 25424/05, § 64, 20 juillet 2010). Il apparaît en l’espèce que les derniers échanges entre les requérants et leur avocate sont antérieurs à l’arrêt rendu par la chambre le 7 juillet 2015 et que les requérants n’ont connaissance ni de cet arrêt ni du renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. Dans ces circonstances, la Cour considère que la représentante des requérants ne saurait, de manière significative, continuer la procédure devant elle, en l’absence d’instruction de la part de ses clients, notamment en ce qui concerne les questions factuelles soulevées par les nouveaux documents produits par le Gouvernement (voir Ali, § 32, Ramzy, § 64, et M.H. et autres, § 14, tous précités).
38. Dans la mesure où la représentante des requérants explique cette situation par leurs conditions de vie précaires en Serbie, la Cour observe, d’une part, que les intéressés sont retournés dans leur pays de manière volontaire et que leur départ de Belgique ne semble pas avoir entraîné la perte de contact avec leur avocate. Cette dernière affirme en effet avoir maintenu la communication avec eux pendant la durée de la procédure devant la chambre. En l’espèce, la perte de contact n’était donc pas la conséquence des actions du gouvernement défendeur (voir, a contrario, Diallo c. République tchèque, no 20493/07, §§ 44-47, 23 juin 2011). D’autre part, rien n’indique que les conditions de précarité dans lesquelles les requérants ont vécu en Serbie étaient de nature à empêcher les intéressés de maintenir une forme de contact avec leur avocate, au besoin par l’intermédiaire d’un tiers, pendant une aussi longue période (voir Sharifi et autres, précité, §§ 131-132, et M.H. et autres, décision précitée, § 14).
39. La Cour prend également note du souci de la représentante des requérants qui indique qu’en cas de radiation de l’affaire du rôle par la Grande Chambre, les requérants perdraient le bénéfice de l’arrêt rendu par la chambre. Il ressort en effet des dispositions pertinentes de la Convention que lorsqu’une demande de renvoi a été acceptée par le collège de la Grande Chambre, l’arrêt rendu par la chambre ne devient pas définitif (article 44 § 2 de la Convention, a contrario) et ne produit donc aucun effet juridique. Cet arrêt sera écarté pour être remplacé par le nouvel arrêt de la Grande Chambre rendu conformément à l’article 43 § 3 de la Convention (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 140, CEDH 2001‑VII), auquel les États parties seront tenus de se conformer en vertu de l’article 46 § 1. Cette situation qui, dans le cas d’espèce, s’avère préjudiciable aux requérants est cependant la conséquence de leur absence de contact avec leur avocate et non de l’exercice par le Gouvernement de la possibilité, prévue à l’article 43 § 1 de la Convention, de solliciter le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. La Cour rappelle par ailleurs que, si les circonstances le justifient, les requérants ont la faculté de demander la réinscription au rôle de l’affaire sur le fondement de l’article 37 § 2 de la Convention.
40. À la lumière de ce qui précède et conformément à l’article 37 § 1 a) de la Convention, la Cour doit conclure que les requérants n’entendent plus maintenir leur requête. Elle considère par ailleurs qu’aucune circonstance particulière touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles n’exige la poursuite de l’examen de la requête en vertu de l’article 37 § 1 in fine.
41. Il y a donc lieu de rayer l’affaire du rôle.
UN COUSIN REPRESENTE UN PROCHE PLACE
CALVI ET C.G. c. ITALIE du 6 juillet 2023 Requête no 46412/21
Art 8 • Mise sous protection juridique d’une personne âgée et placement dans une maison de retraite médicalisée en isolement social du monde extérieur durant trois ans • Mesure basée sur sa prodigalité excessive et son affaiblissement physique et psychique, sans être déclarée incapable • Intéressé sous l’entière dépendance de son administrateur de soutien dans presque tous les domaines et sans limite de durée • Contournement de l’encadrement législatif de la procédure initiale de prise en charge médicale obligatoire par un recours abusif à l’administration de soutien • Absence d’examen concret et attentif de tous les aspects pertinents de la situation particulière de l’intéressé • Absence de mesures en vue du maintien de ses relations sociales et pour favoriser son retour à son domicile • Absence de garanties effectives pour prévenir les abus et assurer la prise en compte des droits, volonté et préférences de l’intéressé • États tenus de favoriser la participation des personnes handicapées ou des personnes âgées « dépendantes » à la vie de la communauté et de prévenir leur isolement ou ségrégation •Mesure ni proportionnée ni adaptée à la situation individuelle de l’intéressé • Marge d’appréciation outrepassée
Art 34 • Locus standi • Qualité d’un proche (cousin) pour soulever des griefs au nom de l’intéressé dans une situation ne lui permettant pas de présenter directement la requête devant la Cour • Circonstances exceptionnelles • Pouvoir de substitution de l’administrateur de soutien à l’égard de l’intéressé • Grief portant sur les restrictions imposées par l’administrateur avec l’aval du juge des tutelles • Risque avéré de privation d’une protection effective quant aux droits de l’intéressé tirés de la Convention • Questions graves soulevées sur les conditions de vie des personnes âgées dans les maisons de retraite, revêtant un caractère d’intérêt général étant donné leur vulnérabilité
CEDH
Sur la qualité pour agir du premier requérant pour introduire la requête au nom du deuxième requérant
64. La Cour note qu’en droit interne, la mise sous protection juridique d’une personne dans le cadre d’une administration de soutien empêche l’intéressée de contracter ou d’ester en justice, puisque selon l’article 374 du code civil, auquel l’article 411 se réfère (paragraphe 48, ci-dessus), l’administrateur ne peut engager de procédures judiciaires sans autorisation du juge des tutelles. La mesure de protection en cause sert donc, entre autres, à prémunir les personnes concernées de toute aliénation de leurs droits ou de leurs biens à leur détriment.
65. La Cour souligne que les conditions régissant les requêtes individuelles qui lui sont soumises ne coïncident pas nécessairement avec les critères nationaux relatifs à la qualité pour ester. En effet, les règles internes en la matière peuvent servir des fins différentes de celles de l’article 34 de la Convention. S’il y a parfois analogie entre les buts respectifs, il n’en va pas forcément toujours ainsi (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 139, CEDH 2000‑VIII).
66. La Cour rappelle qu’un tiers peut, dans des circonstances exceptionnelles, agir au nom et pour le compte d’une personne vulnérable s’il existe un risque que les droits de la victime directe soient privés d’une protection effective et à condition que l’auteur de la requête et la victime ne se trouvent pas dans une situation de conflits d’intérêts (Lambert et autres c. France ([GC], no 46043/14, § 102, CEDH 2015 (extraits)).
67. En outre, comme la Cour l’a déjà énoncé, si la requête n’est pas introduite par la victime elle-même, l’article 45 § 3 du règlement impose de produire un pouvoir écrit dûment signé (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 52 et 53, CEDH 2012). Il est en effet essentiel pour le représentant de démontrer qu’il a reçu des instructions précises et explicites de la part de la victime alléguée au nom de laquelle il entend agir devant la Cour. Cependant, la Cour a considéré que des requêtes introduites par des particuliers au nom d’une ou plusieurs victimes alléguées de violations des articles 2, 3 et 8 de la Convention imputées aux autorités nationales peuvent être déclarées recevables en dépit de l’absence de présentation d’un pouvoir valable ; dans pareilles situations, une attention particulière est accordée, d’une part, aux facteurs de vulnérabilité, tels que l’âge, le sexe ou le handicap, propres à empêcher certaines victimes de soumettre leur cause à la Cour et, d’autre part, aux liens entre la victime et la personne auteure de la requête (Lambert et autres, précité, §§ 91 et 92 ; voir aussi Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, §§ 102 et 103, CEDH 2014).
68. En l’espèce, faisant application des critères énoncés dans l’arrêt Lambert (précité), la Cour note que le deuxième requérant se trouvait dans une situation qui ne lui permettait pas de présenter directement la requête devant la Cour, l’administrateur de soutien disposant à son égard d’un pouvoir de substitution, et le grief principal portant de surcroît sur les restrictions que celui-ci lui avait imposées avec l’aval du juge des tutelles. Le risque que le deuxième requérant soit privé d’une protection effective quant aux droits qu’il tire de la Convention est donc avéré dans les circonstances de l’espèce (mutatis mutandis Blyudik, précité, §§ 41-44 et à contrario (Vivian c. Italie (déc.), no 32264/96, 26 février 2002). La Cour relève par ailleurs une contradiction évidente entre, d’une part, les positions prises par l’administrateur et les juridictions internes relativement aux questions faisant l’objet de la présente requête et, d’autre part, les arguments avancés à l’appui de ladite requête, selon lesquels les décisions de placement du deuxième requérant sous mesure de protection et en maison de retraite médicalisée seraient contraires à la Convention. Elle constate en outre une absence de conflit d’intérêts entre le premier requérant et le deuxième requérant quant à l’objet du recours lui-même.
69. La Cour observe enfin que la présente affaire soulève, sous l’angle des articles 5 et 8 de la Convention, des questions graves relativement aux conditions de vie des personnes âgées dans les maisons de retraite, qui revêtent un caractère d’intérêt général étant donné la vulnérabilité des personnes résidant dans de telles institutions. La poursuite de l’examen de la présente affaire offre ainsi l’occasion de clarifier les normes conventionnelles de protection applicables à ces personnes et permet de contribuer à la sauvegarde ou au développement desdites normes.
70. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il existe en l’espèce des circonstances exceptionnelles permettant de reconnaître au premier requérant la qualité pour agir devant elle en tant que représentant de son cousin pour autant que les griefs portent sur les articles 5 et 8 de la Convention. En conséquence, l’exception du Gouvernement relative à une absence de qualité pour agir du premier requérant doit être rejetée.
ARTICLE 8
a) Ingérence, légalité et but légitime
84. La Cour rappelle que la décision de placer une personne sous une mesure de protection juridique peut constituer une ingérence dans la vie privée de la personne concernée, même lorsque celle-ci n’a été que partiellement privée de sa capacité juridique (Ivinović c. Croatie, no 13006/13, § 35, 18 septembre 2014). Elle estime donc que la mesure adoptée à l’égard du deuxième requérant s’analyse en une ingérence au sens de l’article 8 de la Convention.
85. La Cour rappelle qu’une atteinte au droit d’un individu au respect de sa vie privée méconnaît l’article 8 si elle n’est pas « prévue par la loi », ne poursuit pas un ou des buts légitimes visés par le paragraphe 2, ou n’est pas « nécessaire dans une société démocratique » en ce sens qu’elle n’est pas proportionnée aux objectifs poursuivis (voir, parmi d’autres, Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 85, CEDH 2008 précité).
86. En l’espèce, le deuxième requérant a été placé sous le régime de l’administration de soutien prévue par les articles 404 et 411 du code civil (paragraphe 44 ci-dessus).
87. La Cour considère que l’ingérence poursuivait le « but légitime », au sens du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention, de la protection du deuxième requérant contre, dans un premier temps, un danger d’impécuniosité et, à partir de 2020, un affaiblissement d’ordre physique et mental.
b) Proportionnalité
88. La Cour rappelle que priver une personne de sa capacité juridique, même partiellement, est une mesure très grave qui devrait être réservée à des circonstances exceptionnelles (Ivinović, précité, § 38). Une marge d’appréciation doit cependant inévitablement être laissée aux autorités nationales qui, en raison de leur contact direct et continu avec les forces vives de leur pays, sont en principe mieux placées qu’une juridiction internationale pour évaluer les besoins et les conditions locales (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005 IX). Cette marge variera en fonction de la nature du droit de la Convention en cause, de son importance pour l’individu et de la nature des activités restreintes, ainsi que de la nature du but poursuivi par les restrictions. La marge aura tendance à être plus étroite lorsque le droit en jeu est crucial pour la jouissance effective par l’individu de droits intimes ou essentiels (A.-M.V. c. Finlande, no 53251/13, § 83, 23 mars 2017).
89. Les garanties procédurales dont dispose l’individu seront particulièrement importantes pour déterminer si l’État défendeur est resté dans les limites de sa marge d’appréciation. En particulier, la Cour doit examiner si le processus décisionnel conduisant aux mesures d’ingérence a été équitable et de nature à assurer le respect des intérêts garantis à l’individu par l’article 8 (ibidem, § 84, et les références y citées).
90. En l’espèce, il y a lieu de constater que la décision de placer le deuxième requérant sous administration de soutien et donc, le cas échéant, de le priver en partie de sa capacité juridique ne reposait pas sur un constat d’altération de ses facultés mentales qui aurait été établi par des médecins (voir, a contrario, Ivinović, précité), mais sur une prodigalité excessive et sur l’affaiblissement physique et psychique dont il a fait preuve à partir de 2020.
91. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il lui appartient de vérifier avec davantage d’attention si les juges nationaux ont soigneusement pesé tous les facteurs pertinents avant de prendre les décisions de le soumettre à ladite mesure de protection juridique et de le faire admettre en maison de retraite médicalisée en limitant les contacts avec l’extérieur.
92. La Cour note qu’en droit italien, lorsqu’un administrateur de soutien est désigné, la personne protégée conserve une capacité d’exercice pour tous les actes autres que ceux pour lesquels le juge a octroyé compétence à l’administrateur pour se substituer à elle ou pour l’assister. L’étendue des pouvoirs de l’administrateur dépend par ailleurs de la situation du bénéficiaire de la mesure, lequel ne peut en aucun cas être totalement privé de sa capacité d’exercice.
93. Dans le cas d’espèce, la Cour relève qu’à partir de mai 2020, l’administrateur de soutien disposait d’un mandat exclusif qui lui a permis de solliciter du juge, en octobre 2020, l’autorisation de procéder au placement du deuxième requérant en maison de retraite médicalisée. La décision du juge des tutelles d’accorder ladite autorisation était fondée sur le fait que le deuxième requérant ne maîtrisait pas les conséquences de sa prodigalité, qu’il était atteint d’un trouble de la personnalité obsessionnel-compulsif accompagné d’aspects dépressifs, qu’il vivait dans des conditions de pauvreté et qu’il négligeait son hygiène.
94. La Cour note qu’à la suite de l’intégration par le deuxième requérant de l’établissement en 2020, un régime strict d’isolement a été décidé par l’administrateur de soutien alors même que l’intéressé demandait à pouvoir retourner chez lui. Celui-ci a ainsi été privé, hormis quelques exceptions, de tout contact avec l’extérieur et toute demande d’entretien téléphonique ou de visite donnait lieu à un filtrage de la part de l’administrateur de soutien ou du juge des tutelles. De plus, bien que des experts aient préconisé dès 2021 un retour progressif à son domicile (paragraphe 40, ci-dessus), cette mesure n’a jamais été mise en place.
95. La Cour observe que le Garant national est également intervenu à ce sujet en dénonçant l’isolement auquel le deuxième requérant était soumis et en demandant (voir paragraphe 36 ci-dessus), en vain, au parquet d’exercer ses prérogatives pour y mettre fin.
96. La Cour rappelle avoir considéré, sous l’angle de l’article 5 de la Convention, que dans certaines circonstances le bien-être d’une personne atteinte de troubles mentaux pouvait constituer un facteur additionnel à prendre en compte, en sus des éléments médicaux, lors de l’évaluation de la nécessité de placer cette personne dans une institution. Néanmoins, le besoin objectif d’un logement et d’une assistance sociale ne doit pas conduire automatiquement à l’imposition de mesures privatives de liberté. Aux yeux de la Cour, toute mesure de protection adoptée à l’égard d’une personne capable d’exprimer sa volonté doit autant que possible refléter ses souhaits. Les sources internationales confirment cette approche (voir paragraphes 51‑53 ci-dessus).
97. La Cour rappelle également que lorsque sont en jeu des implications aussi importantes sur la vie privée d’un individu, le juge doit soigneusement mettre en balance tous les facteurs pertinents afin d’évaluer la proportionnalité de la mesure à prendre. Les garanties procédurales nécessaires en la matière commandent que tout risque d’arbitraire soit réduit au minimum (X et Y c. Croatie, no 5193/09, § 85, 3 novembre 2011).
98. Tenant compte de l’impact que la mise sous protection juridique du deuxième requérant a eu sur sa vie privée, la Cour observe que si les autorités judiciaires se sont livrées à une évaluation approfondie de la situation de l’intéressé avant de procéder à son placement en maison de retraite médicalisée, elles n’ont pas cherché au cours de celui-ci, eu égard à la vulnérabilité particulière qu’elles estimaient avoir identifiée, à prendre des mesures en vue du maintien de ses relations sociales et à mettre en place un parcours propre à favoriser son retour à son domicile.
99. Au contraire, à la suite de son placement en maison de retraite médicalisée, le deuxième requérant s’est vu imposer un isolement du monde extérieur, et en particulier de sa famille et de ses amis – comme l’a également relevé le Garant national (paragraphe 35, ci-dessus). Toutes les visites et tous les appels téléphoniques étaient filtrés par son administrateur ou par le juge des tutelles, l’une des rares personnes autorisées à le voir pendant ces trois ans étant le maire de la ville où il résidait. La Cour note que ce filtrage a été mis en place dès son arrivée dans l’établissement, soit avant la diffusion sur les chaines nationales de l’émission « Le Iene ». Par la suite, le juge des tutelles s’est basé sur les seuls rapports présentés par l’administrateur de soutien, n’estimant pas devoir auditionner le deuxième requérant, et il a refusé les demandes de contacts présentées par le premier requérant, se ralliant à l’avis négatif de l’administrateur.
100. La Cour relève également qu’en juin 2022 une personne a été condamné à un an et dix mois de réclusion pour violation de domicile pour s’être introduite dans la maison de retraite médicalisée et y avoir rencontré le deuxième requérant sans le consentement de l’administrateur de soutien.
101. À cet égard, la Cour observe que le Gouvernement n’a fourni aucune explication quant à la nécessité de soumettre toute rencontre à l’autorisation de l’administrateur ou du juge des tutelles et d’isoler l’intéressé de ses proches pendant une aussi longue période. La Cour est d’avis que la décision de restriction de contacts en question n’a pas été prise sur la base d’un examen concret et attentif de tous les aspects pertinents de la situation particulière du deuxième requérant, et elle rappelle, sur ce point, que les experts s’étaient prononcés en faveur de sorties de l’intéressé dans des lieux d’agrément (paragraphe 40, ci-dessus).
102. En outre, la Cour note qu’aucune mesure visant à la réintégration par l’intéressé de son domicile ne semble avoir été envisagée au cours des trois années écoulées, alors même que le placement avait été décidé à titre provisoire. La Cour accorde une importance particulière au fait que le deuxième requérant n’a pas été déclaré incapable et qu’il n’a fait l’objet d’aucune interdiction, les expertises ayant indiqué, tout au contraire, qu’il avait une bonne capacité de socialisation. Elle constate qu’en dépit de ces éléments, il s’est trouvé placé sous l’entière dépendance de son administrateur dans presque tous les domaines et sans limite de durée. Elle relève avec préoccupation que dans le cas d’espèce, les autorités ont, en pratique, abusé de la flexibilité de l’administration de soutien pour poursuivre des finalités que la loi italienne assigne, avec des limites strictes, à la T.S.O. (paragraphe 49, ci-dessus), l’encadrement législatif de celle-ci ayant donc été contourné par un recours abusif à l’administration de soutien.
103. La Cour rappelle que dans le rapport qu’il a publié à la suite de sa visite en Italie en mars et avril 2022, le CPT a exprimé des inquiétudes concernant les maisons de retraite médicalisées, estimant que compte tenu des restrictions associées à la Covid-19 (en particulier, la privation d’accès à l’air libre et la réduction des activités de réadaptation et de loisirs et des visites familiales) et de l’absence d’alternatives viables en société, les résidents des deux maisons de retraite médicalisées dans lesquelles il s’était rendu pouvaient être considérés comme étant de fait privés de leur liberté. Le CPT a relevé en particulier que les restrictions qui avaient été mises en place de manière continue à partir de février 2020 dans les deux établissements visités avaient eu un effet préjudiciable croissant sur la santé mentale et somatique des résidents.
104. La Cour a pleinement conscience de la difficulté que représente pour les autorités internes la nécessité de parvenir à concilier, dans des circonstances données, le respect de la dignité et de l’autodétermination de l’individu avec l’exigence de protection et de sauvegarde des intérêts de celui-ci, en particulier dans les cas où l’intéressé, de par ses aptitudes ou sa situation individuelle, est dans un état de grande vulnérabilité. La Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été trouvé en l’espèce. Elle constate qu’il n’existait pas, dans la procédure interne, de garanties effectives propres à prévenir les abus, comme l’exigent les normes du droit international relatif aux droits de l’homme, qui auraient été à même d’assurer dans le cas d’espèce que les droits, la volonté et les préférences du deuxième requérant fussent pris en compte. Celui-ci n’a pas été associé aux décisions qui ont été prises aux différents stades de la procédure (voir, a contrario, M.K. c. Luxembourg, no 51746/18, § 66, 18 mai 2021), il n’a été entendu en personne qu’une seule fois au cours de son placement, il a été soumis à des restrictions concernant les contacts avec ses proches et toutes les décisions le concernant ont été prises par l’administrateur de soutien.
105. À cet égard, la Cour rappelle que le CPT a préconisé des visites régulières par les juges des tutelles des tribunaux territoriaux compétents aux résidents de maison de retraite médicalisée placés sous mesure d’administration de soutien (paragraphe 49 ci-dessus).
106. La Cour relève également que le CDPH a constaté avec inquiétude que la prise de décision substitutive continuait d’être pratiquée dans le cadre de l’administration de soutien (paragraphe 48 ci-dessus). Il a notamment recommandé aux autorités d’abroger toutes les lois autorisant ce type de prise de décisions par des tuteurs légaux et d’adopter et appliquer des dispositifs d’aide à la prise de décision, y compris à travers la formation des professionnels de la justice, de la santé et des services sociaux.
107. La Cour partage les inquiétudes du CDPH concernant la détention – dont il préconise l’interdiction – de personnes à raison de leur handicap, à laquelle il assimile l’hospitalisation et/ou le traitement sans consentement. À cet égard, tenant compte également des constats du CPT et de la jurisprudence de la Charte sociale européenne (paragraphes 50-59, ci-dessus), elle est d’avis que les États sont tenus de favoriser la participation des personnes handicapées ou des personnes âgées « dépendantes » à la vie de la communauté et de prévenir leur isolement ou une ségrégation à leur endroit.
108. La Cour conclut que dans le cas d’espèce, si l’ingérence poursuivait le but légitime de protéger le bien-être au sens large du deuxième requérant, elle n’était toutefois, au regard de l’éventail des mesures que les autorités pouvaient prendre, ni proportionnée ni adaptée à sa situation individuelle. Dès lors, l’ingérence n’est pas demeurée dans les limites de la marge d’appréciation dont les autorités judiciaires jouissaient en l’espèce.
109. Dans ces circonstances, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
LE REQUÉRANT DOIT ÊTRE DIRECTEMENT VICTIME DES GRIEFS
Le Mailloux c. France du 3 décembre 2020 requête n° 18108/20
Irrecevabilité de la requête d’un particulier qui se plaignait de la gestion de la crise sanitaire de la covid-19
L’affaire concerne la contestation par un particulier de la gestion de la crise sanitaire de la covid-19 par l’État français. La Cour observe que le requérant conteste les mesures prises par l’État français pour lutter contre la propagation du virus covid-19 à l’égard de l’ensemble de la population française, mais qu’il ne démontre pas en quoi ces mesures l’ont personnellement affecté. Or la Cour ne reconnaît pas l’actio popularis : un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention. Pour se prétendre victime, le requérant doit produire des indices raisonnables et convaincants en ce qui le concerne personnellement. La requête est donc incompatible avec les dispositions de la Convention.
FAITS
Le requérant, Renaud Le Mailloux, est un ressortissant français né en 1974 et résidant à Marseille. La propagation du coronavirus responsable de la maladie covid-19 sur le territoire français a conduit les autorités françaises à prendre des mesures afin de prévenir et de réduire les conséquences des menaces sanitaires sur la santé de la population. Le Syndicat des Médecins d’Aix et Région (SMAER) et deux particuliers, jugeant les mesures prises insuffisantes, saisirent le Conseil d’État d’un référéliberté afin qu’il enjoigne à l’État de prendre toutes mesures pour fournir des masques FFP2 et FFP3 aux médecins et professionnels de santé, des masques chirurgicaux aux malades et à la population dans son ensemble et des moyens de dépistage massifs pour tous, ainsi que d’autoriser les médecins et les hôpitaux à prescrire et à administrer aux patients à risque l’association d’hydroxychloroquine et d’azithromycine et les laboratoires de biologie médicale à réaliser les tests de dépistage. Le requérant, qui se dit très fragilisé par une pathologie grave, est intervenu au soutien de ces requêtes. Par une ordonnance du 28 mars 2020, le juge des référés, après avoir admis la recevabilité de l’intervention du requérant, rejeta la requête.
Irrecevabilité
La Cour rappelle que pour se prévaloir de l’article 34 (requêtes individuelles) de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention. L’intéressé doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse. Par ailleurs, l’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l’actio popularis, ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention. La Cour constate en l’espèce que le requérant se plaint in abstracto de l’insuffisance et de l’inadéquation des mesures prises par l’État français pour lutter contre la propagation du virus covid-19. En premier lieu, la Cour relève que le requérant n’a soulevé ces griefs lors de la procédure de référé introduite devant le Conseil d’État qu’en qualité de tiers intervenant. En second lieu, la Cour note que le requérant ne fournit aucune information sur sa pathologie et s’abstient d’expliquer en quoi les manquements allégués des autorités nationales seraient susceptibles d’affecter sa santé et sa vie privée. De surcroît que si le requérant devait se voir opposer un refus d’assistance ou de soin qui découlerait des mesures sanitaires générales dont il dénonce l’insuffisance, la Cour considère qu’il pourrait en contester la compatibilité avec la Convention devant les juridictions internes. Dans ces circonstances, la Cour estime que la requête relève de l’actio popularis et que le requérant ne saurait être considéré comme une victime, au sens de l’article 34 de la Convention, des violations alléguées. La requête est donc incompatible avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée.
CEDH
8. Le requérant invoque les articles 2, 3, 8 et 10 de la Convention aux termes desquels :
Article 2
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...) »
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 10
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...).
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
9. La Cour rappelle que si le droit à la santé ne fait pas partie en tant que tel des droits garantis par la Convention, les États ont l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction et de protéger leur intégrité physique, y compris dans le domaine de la santé publique (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 165, 19 décembre 2017, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, §§ 63-69, 17 mars 2016). Cela étant, la Cour n’a pas à trancher la question de savoir si l’État a manqué à ces obligations positives dans la mesure où la requête est irrecevable pour les raisons suivantes.
10. La Cour rappelle que pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention ; la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. L’intéressé doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 89, CEDH 2015 (extraits)).
11. Par ailleurs, l’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l’actio popularis, ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention.
Pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014 et les références citées).
12. La Cour constate que le requérant se plaint in abstracto de l’insuffisance et de l’inadéquation des mesures prises par l’État français pour lutter contre la propagation du virus covid‑19. En premier lieu, la Cour relève que le requérant n’a soulevé ces griefs lors de la procédure de référé introduite devant le Conseil d’Etat qu’en qualité de tiers intervenant. Or, cette qualité ne suffit pas pour lui attribuer le statut de « victime » directe au sens de l’article 34 de la Convention (mutatis mutandis, Tourkiki Enosi Xanthis et autres c. Grèce, no 26698/05, § 39, 27 mars 2008, Winterstein et autres c. France, no 27013/07, §§ 107-108, 17 octobre 2013).
13. En second lieu, la Cour note que le requérant ne fournit aucune information sur sa pathologie et s’abstient d’expliquer en quoi les manquements allégués des autorités nationales seraient susceptibles d’affecter sa santé et sa vie privée. Il ne produit aucun indice raisonnable et convaincant rendant vraisemblable que l’application des mesures prises par le législateur et le gouvernement caractériserait, à son égard, une carence susceptible de conduire aux manquements qu’il dénonce. Dans ces conditions, la Cour considère que M. Le Mailloux dont la requête doit être regardée comme ayant pour seul but de contester de manière générale les textes et les mesures prises en France pour lutter contre la pandémie, ne fait valoir aucune circonstance de nature à lui conférer la qualité de victime potentielle.
14. La Cour considère de surcroît que si le requérant devait se voir opposer un refus d’assistance ou de soin qui découlerait des mesures sanitaires générales dont il dénonce l’insuffisance, il pourrait en contester la compatibilité avec la Convention devant les juridictions internes.
15. Dans ces circonstances, la Cour estime que la requête relève de l’actio popularis et que le requérant ne saurait être considéré comme une victime, au sens de l’article 34 de la Convention, des violations alléguées. Partant, la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.
Grande Chambre Albert et autres c. Hongrie du 7 juillet 2020 requête n° 5294/14
Article 34 : La CEDH juge irrecevables les griefs formulés par des actionnaires contre une loi hongroise portant restructuration du secteur bancaire
Les actionnaires requérants alléguaient principalement que la nouvelle loi restreignait leur droit d’influer sur les activités des banques dont ils possédaient des actions. La Cour conclut en particulier que les mesures dont se plaignent les requérants concernent principalement les banques d’épargne, et qu’elles n’ont pas directement porté atteinte à leurs droits d’actionnaires en tant que tels. Elle juge en outre qu’il n’existe pas en l’espèce de circonstances exceptionnelles – telles qu’une confusion entre les actionnaires et les banques concernées qui aurait rendu leur distinction artificielle ou des pressions exercées sur les banques pour les faire adhérer au mécanisme de contrôle mis en place par l’État – propres à justifier qu’il soit fait abstraction de la personnalité morale ou de lever le voile social. En conséquence, les griefs auraient dû être formulés par les deux banques d’épargne, et non par les requérants qui, en leur qualité d’actionnaires, ne peuvent se prétendre victimes d’une quelconque violation de leurs droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour décide également de rayer la requête du rôle pour autant qu’elle concerne les quatre autres actionnaires qui ont décidé de ne plus maintenir leur requête.
Art 34 • Victime • Conséquences, pour les actionnaires de banques, d’une loi plaçant celles-ci sous le contrôle d’autorités centrales et entraînant pour elles une perte importante de leur autonomie opérationnelle • Distinction à opérer entre les griefs formulés par des actionnaires contre des mesures portant atteinte aux droits attachés à leur qualité d’actionnaires et ceux qui sont dirigés contre des actes affectant les sociétés • Les actionnaires ne sauraient être considérés comme victimes d’actes affectant leurs sociétés, sauf s’ils se confondent avec elles et/ou si des « circonstances exceptionnelles » empêchent les sociétés touchées de saisir la Cour en leur propre nom • Caractère contingent et indirect des incidences de la législation sur les actionnaires, lesquelles ne portent pas directement atteinte à leurs droits d’actionnaires en tant que tels • Absence d’identification entre les actionnaires et leurs banques • Absence de raisons solides et convaincantes démontrant l’existence de circonstances exceptionnelles autorisant les actionnaires à faire valoir leurs griefs au nom des banques
FAITS
Les requérants sont 237 actionnaires de deux banques d’épargne (Kinizsi Bank Zrt.– « la banque Kinizsi », et Mohácsi Takarék Bank Zrt. – «la banque Mohácsi »). Tous sont des ressortissants hongrois. À l’époque de l’introduction de la requête, en 2014, les actionnaires requérants possédaient à eux tous la majorité des actions des banques d’épargne concernées, soit 98,28 % des actions de la banque Kinizsi et 87,65 % des actions de la banque Mohácsi. Les requérants actionnaires de la banque Kinizsi en détenaient en moyenne 0,015 % des parts, ceux de la banque Mohácsi en détenaient en moyenne 0,016 % des parts. Les griefs des requérants étaient principalement dirigés contre la loi qui avait mis en place un dispositif d’intégration obligatoire de leurs banques respectives à un mécanisme de contrôle instauré par l’État. Cette loi, à savoir la loi n° CXXXV de 2013 portant intégration des établissements de crédit coopératif et modification de certaines lois relatives à l’économie (« la loi d’intégration »), est entrée en vigueur en 2013. Elle a eu pour effet d’intégrer les banques des requérants à un mécanisme qui visait à renforcer le secteur des établissements de crédit hongrois.
Ce mécanisme d’intégration obligatoire était administré par deux organismes centraux indirectement contrôlés ou détenus par l’État, à savoir l’Organisme d’intégration des établissements de crédit coopératif, nouvellement créé, et la Caisse d’épargne. L’obligation légale d’adhérer à l’Organisme d’intégration imposée par la réforme était assortie de lourdes exigences financières et formelles, ainsi que de contraintes temporelles. Le non-respect des exigences de la loi d’intégration pouvait conduire à des sanctions telles que l’exclusion des banques concernées ou le retrait de leur licence bancaire. La nouvelle loi a donné aux banques des requérants le choix de maintenir leur affiliation à l’Organisme d’intégration ou de s’en retirer. Le choix du retrait impliquait, pour les banques concernées, l’obligation de solliciter une nouvelle licence bancaire et, entre autres choses, d’augmenter leurs capitaux propres. Il appartenait aux organes compétents des banques – c’est-àdire aux assemblées générales de leurs actionnaires, auxquelles la plupart des requérants ont participé, et à leurs directions respectives – de se prononcer sur le maintien de l’affiliation. Les deux banques concernées ont en définitive décidé de demeurer membres du mécanisme d’intégration. Un certain nombre d’actionnaires des deux banques contestèrent en justice les statuts adoptés par elles conformément au modèle élaboré par l’Organisme d’intégration. Aucune information sur l’issue de ces procédures judiciaires n’a été fournie à la Cour.
ARTICLE 34
La Cour rappelle en premier lieu que les requérants ne sont pas autorisés à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Ils doivent pouvoir démontrer qu’ils ont été « directement affectés » par les mesures dont ils se plaignent. En l’espèce, il convient d’opérer d’emblée une distinction fondamentale entre les requêtes qui sont dirigées contre des mesures portant atteinte aux droits attachés à la qualité d’actionnaire des requérants et celles qui sont dirigées contre des mesures affectant la société dont ils sont actionnaires. La Cour admet que la réforme litigieuse a eu des répercussions considérables sur les sociétés ellesmêmes. Les dispositions pertinentes de la nouvelle loi ont clairement un caractère coercitif et impératif. Elles ont directement touché les organes de gouvernance des deux banques, qui ont été dépossédés d’une partie importante de leurs pouvoirs d’administration au profit de l’Organisme d’intégration et de la Caisse d’épargne. Toutefois, les incidences de la réforme sur la situation individuelle des actionnaires ont été contingentes et indirectes. Rien ne donne à penser que les mesures litigieuses, qui concernaient essentiellement des questions touchant les sociétés, aient visé les droits individuels des requérants découlant de leur qualité d’actionnaires ou y aient porté atteinte. La Cour relève d’abord que la loi d’intégration et son texte modificatif ne réglementent pas directement les droits reconnus en propre aux requérants en leur qualité d’actionnaires en vertu de la législation interne applicable, et qu’ils ne portent pas directement atteinte à l’exercice de ces droits. Il ne semble pas non plus que la loi litigieuse ait eu des conséquences préjudiciables aux activités des deux banques concernées. En outre, les mesures présentées comme des exemples de restrictions apportées au droit des requérants d’influer sur les activités et la politique de leurs banques correspondent en réalité à des compétences exclusivement réservées par la législation interne aux organes statutaires des sociétés concernées, seuls habilités à les exercer. Par ailleurs, l’influence qu’un actionnaire pris individuellement pouvait exercer sur les autres actionnaires était dans l’ensemble faible compte tenu du nombre d’actionnaires de chacune des banques concernées, du nombre moyen d’actions détenues par chacun d’entre eux et du fait que rien n’indique que les requérants aient été collectivement liés, à l’époque pertinente, par un pacte d’actionnaires ou un autre instrument qui leur aurait permis de consolider leur pouvoir diffus au sein des assemblées respectives des deux banques. La Cour en conclut que les mesures dont se plaignent les requérants concernaient principalement la banque Kinizsi et la banque Mohácsi, et qu’elles n’ont pas directement porté atteinte à leurs droits d’actionnaires en tant que tels. D’autre part, la Cour rejette la demande par laquelle les requérants l’ont invitée à lever le voile social et à leur reconnaître qualité pour agir au nom des banques concernées, au motif selon eux qu’ils possèdent près de 100 % des actions de celles-ci. Les banques ne sont pas des entreprises familiales ou à actionnariat restreint mais des sociétés anonymes à responsabilité limitée comptant de nombreux actionnaires et dont la gestion est entièrement déléguée. Les banques et leurs actionnaires ne se confondent donc pas au point qu’il serait artificiel de les distinguer. La Cour conclut également à l’absence de circonstances exceptionnelles – telles qu’une intervention massive de l’État dans le mécanisme d’intégration – empêchant les banques de porter leurs griefs devant elle en leur propre nom. Si les établissements auxquels le nouveau mécanisme d’intégration était destiné ont pu se sentir contraints de s’y affilier, rien ne révèle que les banques des requérants aient subi des pressions visant à les empêcher de s’opposer à la réforme. Tout au contraire, l’ordre juridique interne offrait des voies de recours judiciaire pour contester la réforme en général ainsi que les décisions individuelles prises par l’Organisme d’intégration. Ces voies de recours ont été utilisées avec succès en 2014, par des coopératives d’épargne qui ont contesté la loi litigieuse dans son intégralité devant la Cour constitutionnelle, laquelle s’est prononcée en modifiant certaines dispositions du texte en question. En tout état de cause, dès lors qu’ils disposaient d’une très large majorité de voix aux assemblées générales des deux banques – dont les activités et les organes de direction attitrés avaient été maintenus, les requérants auraient pu enjoindre à ces établissements d’engager des procédures juridiques en leur propre nom. La Cour conclut que dans les circonstances de l’espèce, les griefs dirigés contre la loi d’intégration et son texte modificatif auraient dû être portés devant elle par les deux banques, et que les requérants ne sauraient se prétendre victimes d’une quelconque violation de la Convention européenne. En conséquence, elle ne peut connaître du fond des griefs formulés par les requérants. De surcroît, les conclusions auxquelles la Cour est parvenue cadrent avec les mesures relativement interventionnistes imposées aux banques par bon nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, qui considèrent le manque de réglementation du secteur bancaire comme une source potentielle de risques majeurs pour leurs économies respectives. En conséquence, la Cour déclare cette partie de la requête irrecevable, conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 (conditions de recevabilité).
CEDH
119. La Cour estime que la question de savoir si les requérants peuvent se prévaloir de la qualité de victime des violations alléguées au sens de l’article 34 de la Convention doit être examinée, dès lors que la législation critiquée concerne principalement la banque Kinizsi et la banque Mohácsi, qui ont choisi de ne pas participer à la procédure suivie devant elle, et que la requête a été introduite par des actionnaires de ces deux banques.
Les principes généraux relatifs à la qualité de victime des actionnaires d’une société
120. La Cour rappelle que l’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l’actio popularis, ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention (voir, entre autres références, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008).
121. Il s’ensuit que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse. Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 96, et les références qui s’y trouvent citées).
122. En ce qui concerne les requêtes introduites par des actionnaires d’une société, la Cour a toujours dit qu’il convient d’opérer une distinction fondamentale entre celles qui sont dirigées contre des mesures portant atteinte aux droits attachés à leur qualité d’actionnaire et celles qui sont dirigées contre des mesures affectant la société dont ils sont actionnaires (Agrotexim et autres c. Grèce, 24 octobre 1995, §§ 65 et 66, série A no 330‑A, Olczak c. Pologne (déc.), no 30417/96, § 61, CEDH 2002‑X (extraits), et Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 111, 11 décembre 2018).
123. Lorsque la requête relève de la première catégorie, les actionnaires eux-mêmes peuvent se voir reconnaître la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. En pareil cas, la distinction entre les droits de la société et ceux des actionnaires subsiste et la personnalité morale de la société n’est pas entamée, car les griefs et l’examen de leur bien-fondé par la Cour concernent les droits et la situation des actionnaires, non ceux de la société (voir, par exemple, Olczak, décision précitée, §§ 71-85, et, mutatis mutandis, Shesti Mai Engineering OOD et autres c. Bulgarie, no 17854/04, §§ 80-92, 20 septembre 2011, et Zülfikari c. Turquie, nos 6372/05 et 52543/07, § 47, 19 mars 2019).
124. Lorsque la requête relève de la seconde catégorie, la Cour applique le principe général selon lequel les actionnaires d’une société ne peuvent se prévaloir de la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention, d’actes ou de mesures touchant leur société. Toutefois, elle admet qu’il peut être légitime de déroger à ce principe dans deux situations, à savoir, premièrement, lorsque la société et ses actionnaires se confondent au point qu’il serait artificiel de les distinguer (voir, pour un exemple récent, KIPS DOO et Drekalović c. Monténégro, no 28766/06, § 87, 26 juin 2018) et, deuxièmement, lorsque des « circonstances exceptionnelles » le justifient (voir, parmi les exemples récents, Feldman et Slovyanskyy Bank c. Ukraine, no 42758/05, §§ 28-29, 21 décembre 2017, et Vladimirova c. Russie, no 21863/05, §§ 40-41, 10 avril 2018).
125. La Cour en vient à présent à l’examen plus détaillé de la distinction susmentionnée et des deux situations qui peuvent se présenter.
a) Distinction entre les actes et mesures affectant la société et les actes affectant les droits des actionnaires en tant que tels
126. Pour distinguer les atteintes portées aux droits d’une société de celles portées aux droits des actionnaires, la Cour part des principes suivants (Olczak, décision précitée, § 59) :
« (...) la notion de société anonyme se fonde sur une distinction nette entre les droits de la société et ceux de ses actionnaires. Seule la société, dotée de la personnalité juridique, peut agir pour ce qui concerne ses affaires. Lorsque la société subit un préjudice, cela peut causer indirectement du tort à ses actionnaires, mais cela n’implique pas que la société ainsi que les actionnaires soient habilités à demander réparation. Si les intérêts d’un actionnaire sont lésés par une mesure dirigée contre la société, c’est cette dernière qui doit prendre les mesures appropriées. Un acte qui porte atteinte aux droits de la seule société n’entraîne aucune responsabilité envers les actionnaires, même si leurs intérêts sont touchés. Pareille responsabilité n’entre en jeu que si l’acte dénoncé vise les droits des actionnaires en tant que tels (Cour internationale de justice, arrêt Barcelona Traction, Light and Power Company Limited du 5 février 1970, Recueil des arrêts, avis consultatifs et ordonnances 1970, pp. 39 et 41, §§ 56-58 et 66) (...) »
127. En ce qui concerne la question de savoir ce qui constitue un acte « visant les droits des actionnaires en tant que tels », la Cour a jugé que la simple baisse de valeur des actions ne pouvait être le seul élément déterminant à cet égard (Agrotexim et autres, précité, § 64), et elle a recherché si les effets probables de la mesure litigieuse ne concernaient pas uniquement les intérêts du requérant dans la société mais étaient aussi directement déterminants pour les droits individuels de l’intéressé (voir, par exemple, Pokis c. Lettonie (déc.), no 528/02, CEDH 2006‑XV).
128. L’affaire Agrotexim et autres concernait des mesures d’urbanisme prises par une commune en vue de l’expropriation d’immeubles appartenant à une société anonyme qui connaissait des difficultés économiques. Les six sociétés requérantes, qui possédaient quelque 51 % des actions de la société en question, soutenaient dans leur requête que leurs droits découlant de l’article 1 du Protocole no 1 avaient été violés. Elles arguaient à cet égard que les mesures prises par la municipalité d’Athènes au sujet des sites appartenant à la Brasserie Fix s’analysaient en une ingérence injustifiée dans leur droit au respect de leurs biens.
129. La Commission avait déclaré la requête recevable, jugeant qu’en leur qualité d’actionnaires majoritaires de la Brasserie Fix, les sociétés requérantes pouvaient se prétendre victimes de mesures préjudiciables aux droits patrimoniaux de celle-ci. La Cour s’est écartée de l’approche suivie par la Commission, laquelle semblait admettre que lorsqu’une violation des droits d’une société protégés par l’article 1 du Protocole no 1 entraîne une baisse de la valeur des actions de cette société, il y a automatiquement atteinte aux droits des actionnaires. La Cour a considéré que pareil critère n’était pas acceptable, eu égard aux conflits d’intérêts pouvant exister entre les différents acteurs et aux difficultés qu’il aurait risqué de susciter sur le terrain de l’épuisement des voies de recours internes :
« 64. Toutefois, dans son rapport la Commission semble admettre que lorsqu’une violation des droits d’une entreprise garantis par l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) entraîne une baisse de la valeur de ses actions, il y a automatiquement atteinte aux droits des actionnaires sur le terrain de cet article (P1-1).
D’après la Cour, pareille affirmation aboutirait à un critère relatif au locus standi des actionnaires pour qu’ils allèguent une violation des droits de leur société sous l’angle de cet article (P1-1), critère que la Cour ne saurait accepter.
65. Qu’il existe des divergences d’opinion entre actionnaires d’une société anonyme ou entre eux et son conseil d’administration à propos de la réalité d’une atteinte au droit au respect des biens de celle-ci ou sur la meilleure façon d’y réagir est chose courante dans la vie d’une telle société. Ces divergences risquent cependant de s’aggraver en cas de liquidation car la réalisation de l’actif et l’apurement du passif visent à satisfaire en premier lieu les créanciers d’une entreprise dont la situation financière ne permet pas d’envisager la survie et, en deuxième lieu seulement, les actionnaires qui se répartissent, le cas échéant, l’excédent.
L’adoption du point de vue de la Commission risquerait de susciter – eu égard à ces intérêts – des difficultés quant à la détermination de la personne habilitée à saisir les organes de la Convention. »
130. Dans l’affaire Olczak (décision précitée), le requérant se plaignait, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, que les actions qu’il détenait dans une société aient été privées de toute valeur par le conseil d’administrateurs provisoires qui dirigeait la société. Examinant la question de savoir si le requérant avait qualité pour se plaindre d’une violation de ses droits patrimoniaux indépendamment de ceux de la société dont il détenait des actions, la Cour s’est exprimée ainsi :
« 58. (...) la Cour observe, premièrement, que l’espèce se distingue de l’affaire Agrotexim et autres sur un point important : la nature des mesures prises dans cette dernière affaire – à savoir l’interdiction de construire et l’ouverture d’une procédure d’expropriation – était telle que la société elle-même en était la victime directe. En l’espèce, en revanche, les mesures dénoncées consistaient en l’annulation de certaines actions, dont celles appartenant au requérant. À ce titre, elles visaient les droits du requérant en sa qualité d’actionnaire. Dès lors, les droits de celui-ci garantis par l’article 1 du Protocole no 1 étaient directement touchés. De plus, dans l’affaire Agrotexim et autres, les mesures attaquées étaient préjudiciables à la société alors qu’en l’occurrence leur but était au contraire de prévenir l’insolvabilité de la banque. Partant, elles étaient favorables à la banque, mais contraires aux intérêts du requérant. »
131. Dans un certain nombre d’affaires antérieures ou postérieures introduites par des actionnaires qui se plaignaient de mesures portant directement atteinte à des droits attachés à leurs actions ou à leur capacité à exercer les droits en question, les organes de la Convention ont implicitement reconnu aux requérants la qualité de victime en déclarant leurs requêtes recevables sans débattre plus avant de cette question (voir, parmi les premiers exemples, Erbs c. France, no 23313/94, décision de la Commission du 18 mai 1995, et, récemment, Reisner c. Turquie, no 46815/09, § 45, 21 juillet 2015, ainsi que Zülfikari, précité, § 47).
132. Il ressort de ces affaires que la Cour accepte de conclure à l’existence d’une ingérence dans le droit au respect des biens lorsque les mesures litigieuses sont directement préjudiciables au droit de propriété du requérant sur ses actions ou à sa liberté d’en disposer (Offerhaus et Offerhaus c. Pays-Bas (déc.), no 35730/97, 16 janvier 2001, Soyuer et autres c. Turquie (déc.), no 49445/07, 21 juin 2011, Melo Tadeu c. Portugal, no 27785/10, § 75, 23 octobre 2014, Reisner, précité, § 45, et Zülfikari, précité, § 47), qu’elles contraignent le requérant à vendre ses actions (Kind c. Allemagne, no 44324/98, décision de la Commission du 30 mars 2000), qu’elles réduisent son pouvoir d’influence sur la société par rapport à celui des autres actionnaires (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 92, 25 juillet 2002) ou qu’elles l’empêchent d’exercer les fonctions de gérant de la société (Erbs, décision précitée) ou de voter (Shesti Mai Engineering OOD et autres, § 80, précité).
133. La Cour estime que ces décisions concordent avec les principes généraux énoncés dans l’arrêt et la décision de principe Agrotexim et autres et Olczak, dont elles peuvent être considérées comme des illustrations, notamment en ce qui concerne la distinction à opérer entre les mesures touchant ou visant les droits d’actionnaire d’un requérant et celles portant atteinte au droit d’une société au respect de ses biens.
134. Au vu du raisonnement suivi dans cet arrêt et cette décision de principe et de la jurisprudence susmentionnée, la Cour observe que les actes ayant une incidence sur les droits des actionnaires se distinguent des mesures ou procédures affectant la société en ce que leur nature et leurs effets allégués produisent sur les droits en question des répercussions directes et individuelles qui n’ont pas pour seul effet de léser les intérêts des actionnaires dans la société mais qui bouleversent aussi leur position au sein de la structure de gouvernance de celle-ci.
b) Examen de cas dans lesquels la société et ses actionnaires se confondent au point qu’il serait artificiel de les distinguer
135. Si les sociétés dotées d’une personnalité morale propre ne sont en principe pas assimilables à leurs actionnaires, la Cour a admis dans certaines affaires qu’il est des circonstances où « il ne servirait à rien de les distinguer » (Nassau Verzerkering Maatschappij N.V. c. Pays-Bas (déc.), no 57602/09, § 21, 4 octobre 2011), et elle a autorisé les actionnaires à lui soumettre des griefs dirigés contre des procédures ou des faits affectant leur société. Par exemple, dans l’affaire Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande (29 novembre 1991, § 42, série A no 222), où le troisième requérant (M. Healy) était l’actionnaire unique de la seconde requérante (la société Healy Holdings), qui possédait l’intégralité de la première requérante (la société Pine Valley), la Cour a noté que « (...) Pine Valley et Healy Holdings constituaient, pour M. Healy, de simples relais par lesquels il voulait réaliser l’aménagement (...) ».
136. La Cour souligne que dans les affaires en question, la reconnaissance de la qualité de victime était due au fait qu’il n’y avait « aucun risque de divergence d’opinion parmi les actionnaires ou entre les actionnaires et le conseil d’administration quant à la réalité des atteintes aux droits protégés par la Convention et ses Protocoles ou quant à la manière la plus adéquate d’y réagir » (Ankarcrona c. Suède (déc.), no 35178/97, CEDH 2000-VI).
137. Cette catégorie d’affaires comprend des requêtes introduites par des actionnaires de petites entreprises ou de sociétés ou coopératives familiales, et en particulier par des propriétaires uniques qui se plaignaient de mesures prises à l’égard de leur société (voir, parmi les premiers exemples, Yarrow et autres c. Royaume-Uni, no 9266/81, décision de la Commission du 18 janvier 1983, D.R. 30, p. 155, où la qualité de victime de la première requérante, actionnaire unique, a été reconnue sans que cette question n’ait été débattue, et Dyrwold c. Suède, no 12259/86, décision de la Commission du 7 septembre 1990, et, parmi les exemples récents, S.C. Fiercolect Impex S.R.L. c. Roumanie, no 26429/07, §§ 38-41, 13 décembre 2016, Vujović et Lipa D.O.O. c. Monténégro, no 18912/15, §§ 29-30, 20 février 2018, et Vladimirova, précité, §§ 40-41), ou encore par l’ensemble des actionnaires d’une petite coopérative (Jafarli et autres c. Azerbaïdjan, no 36079/06, §§ 38-42, 29 juillet 2010). Relèvent également de cette catégorie les requêtes introduites par un actionnaire d’une entreprise familiale à condition, à tout le moins, que les autres actionnaires ne s’opposent pas à cette démarche (Khamidov c. Russie, no 72118/01, §§ 123-126, 15 novembre 2007, Kin-Stib et Majkić c. Serbie, no 12312/05, § 74, 20 avril 2010, Rysovskyy c. Ukraine, no 29979/04, §§ 46-49, 20 octobre 2011, et KIPS DOO et Drekalović c. Monténégro, précité, §§ 86-87).
c) Affaires dans lesquelles des circonstances exceptionnelles empêchent les sociétés touchées par des mesures de saisir la Cour en leur propre nom
138. La Cour rappelle tout d’abord les parties pertinentes du récent arrêt Lekić (précité, §§ 111 et 115), qui précisent la signification de l’exception relative à la levée du voile social en renvoyant à l’arrêt de principe Agrotexim et autres :
« 111. Enfin, dans l’affaire Agrotexim et autres, (...), la Cour a dit que la levée du voile de la personnalité morale ne se justifiait que dans des circonstances exceptionnelles. Cette conclusion (...) venait (...) en réponse à la question de savoir si un actionnaire pouvait se voir reconnaître la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention à raison d’actes ayant été dirigés contre le patrimoine de sa société. Apparemment, la décision de la Cour procédait de l’idée que dès lors qu’une société jouissait d’une personnalité morale distincte de la personnalité de ses actionnaires, c’était à elle, et non à ses actionnaires, qu’il appartenait de saisir la Cour sur le fondement de l’article 1 du Protocole no 1, sauf si des circonstances exceptionnelles l’en empêchaient. La Cour a observé (ibidem, § 66) que la jurisprudence des cours suprêmes de certains États membres du Conseil de l’Europe allait dans le même sens et que la Cour internationale de justice avait également consacré ce principe relativement à la protection diplomatique de sociétés (arrêt Barcelona Traction, Light and Power Company Limited, rendu le 5 février 1970, Recueil des arrêts 1970, pp. 39 et 40, §§ 55 à 58). [La CIJ avait examiné les deux volets du principe relatif à la levée du voile social, de l’extérieur et de l’intérieur. S’agissant du deuxième volet, en cause dans la présente affaire, elle s’était exprimée ainsi] :
« ]57. (...) [L]a levée du voile est le plus souvent utilisée de l’extérieur, dans l’intérêt de ceux qui traitent avec la société. Elle a cependant été aussi mise en œuvre de l’intérieur, dans l’intérêt notamment des actionnaires, mais seulement dans des circonstances exceptionnelles.
58. Conformément au principe énoncé ci-dessus, on peut admettre que la levée du voile, procédé exceptionnel admis par le droit interne à l’égard d’une institution qu’il a lui-même créée, joue un rôle analogue en droit international. Il en découle que, dans l’ordre international également, il peut en principe y avoir des circonstances spéciales qui justifient la levée du voile dans l’intérêt des actionnaires. »
La Cour a appliqué le critère développé dans le cadre de l’affaire Agrotexim à plusieurs reprises, dans le cadre de requêtes introduites par des actionnaires qui souhaitaient être identifiés à leurs sociétés aux fins de l’établissement de la qualité de « victime » – autrement dit, pour reprendre les termes de l’arrêt rendu par la CIJ, qui sollicitaient une levée du voile social « de l’intérieur » (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, §§ 90 à 95, avec les références citées). (...)
115. (...)Cela dit, le caractère exceptionnel des circonstances propres à justifier la levée du voile de la personnalité morale a essentiellement trait à la nature des questions devant être tranchées par le tribunal interne compétent, et non à la fréquence des situations concernées. Il ne signifie pas que pareille mesure ne puisse se justifier qu’en de rares occasions (voir, mutatis mutandis, Miller c. Suède, no 55853/00, § 29, 8 février 2005, relativement à une question relevant de l’article 6). »
139. Comme indiqué ci-dessus, il arrive effectivement à la Cour, dans certaines affaires, de faire abstraction de la personnalité morale propre de la société et d’autoriser les actionnaires à lui soumettre des griefs qui concernent les droits et la situation de leur société. L’existence de circonstances exceptionnelles propres à justifier pareille décision suppose que la société concernée se trouve empêchée de saisir la Cour en son propre nom (voir, parmi les exemples récents, Centro Europa 7 S.R.L. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 92-95, 7 juin 2012).
140. Toutefois, la Cour part du principe que, dès lors qu’une société est administrée par ses dirigeants dûment désignés par ses organes statutaires compétents, il revient à ces dirigeants d’introduire la requête au nom de la société, et non en leur propre nom (J.W. c. Pologne, no 27917/95, décision de la Commission du 11 septembre 1997, et Bayramov c. Azerbaïdjan (déc.), no 23055/03, 14 février 2006).
141. En principe, la Cour refuse d’examiner les requêtes introduites uniquement par des actionnaires agissant à titre individuel (voir, parmi les premiers exemples, Fridh et Cifond Aktiebolag c. Suède, no 14017/88, décision de la Commission du 2 juillet 1992, et Tee c. Royaume-Uni, no 26663/95, décision de la Commission du 28 février 1996, et, parmi les exemples les plus récents, Antilla c. Finlande (déc.), no 16248/10, 19 novembre 2013, Georgescu et Prodas Holding S.A. c. Roumanie (déc.), no 25830/03, 27 mai 2014, et Gubarev et Serdyukov c. Russie (déc.), no 42334/06, 18 juin 2019). Dans de nombreuses affaires portées devant elle à la fois par une société et par ses actionnaires, la Cour a déclaré la requête recevable pour autant qu’elle avait été introduite par la société elle-même et irrecevable pour le surplus, pour défaut de qualité à agir (voir, en dernier lieu, Gardean et S.C. Grup 95 SA c. Roumanie, no 25787/04, §§ 16-18, 1er décembre 2009, S.C. Bartolo Prod Com SRL et Botomei c. Roumanie, no 16294/03, §§ 29-31, 21 février 2012, et Erduran et Em Export Dış Tic A.Ş. c. Turquie, nos 25707/05 et 28614/06, §§ 59-61, 20 novembre 2018).
142. Dans plusieurs affaires concernant des sociétés qui s’étaient vu imposer une certaine forme de surveillance ou de contrôle extérieurs parce qu’elles connaissaient des difficultés d’ordre financier ou autre, la Cour s’est prononcée sur la question de la qualité de victime des actionnaires à l’issue d’une analyse approfondie des obstacles invoqués pour justifier l’incapacité alléguée de la société à introduire une requête devant elle en son propre nom. Dans certains cas, elle a constaté que des « circonstances exceptionnelles » empêchaient la société concernée de la saisir, et elle a fait droit aux arguments des requérants et admis que ceux-ci lui soumettent leurs griefs nonobstant la personnalité morale propre de leur société (voir, par exemple, Crédit industriel c. République tchèque, no 29010/95, § 51, 21 octobre 2003, Camberrow MM5 AD c. Bulgarie (déc.), no 50357/99, 1er avril 2004, Capital Bank AD c. Bulgarie (déc.), no 49429/99, 9 septembre 2004, et Banque internationale pour le commerce et le développement AD et autres c. Bulgarie, no 7031/05, §§ 90-92, 2 juin 2016).
143. Dans les affaires relevant de cette catégorie, la Cour considère généralement que le simple fait que la société concernée soit soumise à des mesures de surveillance ou de contrôle extérieurs est un élément important, mais non le seul. Comme elle l’a expliqué dans l’arrêt Agrotexim et autres, les divergences d’opinion entre les différents partenaires d’une société, qui sont chose courante dans la « vie d’une (...) société [anonyme] », s’aggravent lorsque celle-ci fait l’objet d’un redressement judiciaire ou d’autres procédures analogues entraînant le transfert du contrôle de ses activités à une autorité extérieure (Agrotexim et autres, précité, § 65). Pourtant, même dans cette hypothèse, il n’est justifié de « lever le voile social » ou de faire abstraction de la personnalité morale de la société qu’en présence de circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’il est clairement établi que la société se trouve dans l’impossibilité de saisir les organes de la Convention par l’intermédiaire de ses organes statutaires ou – en cas de liquidation – de ses liquidateurs (Agrotexim et autres, précité, § 66).
144. En ce qui concerne le point de savoir quelles « circonstances » peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles », l’analyse de la jurisprudence fait apparaître que dans les affaires où la Cour a autorisé des actionnaires à lui soumettre un grief au nom de leur société, les intéressés ont dû démontrer que l’administrateur chargé à l’époque pertinente de veiller aux intérêts de celle-ci était dans l’incapacité ou refusait de porter le grief en question devant les tribunaux internes et la Cour (Agrotexim et autres, précité, § 70, et Vesela et Loyka c. Slovaquie (déc.), no 54811/00, 13 décembre 2005), que le grief portait sur une mesure – telle que la révocation d’un dirigeant attitré et la désignation d’un administrateur provisoire – suscitant une divergence d’opinion entre eux et l’administrateur provisoire (Crédit industriel, précité, § 51, Camberrow MM5 AD, décision précitée, Capital Bank AD, décision précitée, Banque internationale pour le commerce et le développement AD et autres, précité, §§ 90-92), ou que des mesures prises par un administrateur provisoire portaient atteinte à leurs intérêts (G.J. c. Luxembourg, no 21156/93, §§ 23-24, 26 octobre 2000, Feldman et Slovyanskyy Bank, précité, §§ 28-29, et Vesela et Loyka, décision précitée). Les mesures litigieuses étaient à chaque fois potentiellement lourdes de conséquences pour la situation des actionnaires, directement (S.p.r.l. ANCA et autres c. Belgique, no 10259/83, décision de la Commission du 10 décembre 1984) ou indirectement (G.J. c. Luxembourg, précité, § 24).
145. Eu égard à ce qui précède, il ne fait aucun doute que pour convaincre la Cour que l’exercice, en leur qualité d’actionnaires, d’une action dirigée contre une mesure touchant leur société est justifiée par des « circonstances exceptionnelles », les requérants doivent fournir des raisons solides et convaincantes démontrant qu’il est concrètement et véritablement impossible à la société de saisir les organes de la Convention par l’intermédiaire de ses organes statutaires, et qu’ils doivent en conséquence être autorisés à faire valoir leurs griefs au nom de la société.
Application de ces principes en l’espèce
146. La Cour relève que dans leurs observations, les requérants, actionnaires de l’une ou l’autre des deux banques ici en cause, avancent trois arguments démontrant selon eux qu’ils ont qualité pour faire valoir leurs griefs devant elle. En premier lieu, ils allèguent que la loi d’intégration porte directement atteinte aux droits patrimoniaux attachés à leur qualité d’actionnaires. En deuxième lieu, ils plaident que la Cour devrait « lever le voile social » et leur reconnaître qualité pour agir au nom de la banque Kinizsi et de la banque Mohácsi puisqu’ils « [en] possèdent près de 100 % des actions ». En troisième et dernier lieu, ils soutiennent qu’ils sont habilités à agir devant la Cour étant donné que « l’état est intervenu massivement dans le processus d’intégration ».
147. La Cour examinera ces arguments un par un.
a) Sur la question de savoir si la loi d’intégration et son texte modificatif affectent directement les droits des actionnaires en tant que tels
148. Pour en venir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que la loi d’intégration adoptée en 2013 a affilié de plein droit la banque Kinizsi et la banque Mohácsi au nouveau mécanisme d’intégration promu par l’État (paragraphes 23-33 ci-dessus) et qu’elle a donné aux banques le choix de maintenir leur affiliation à l’Organisme d’intégration ou de s’en retirer. Le choix du retrait impliquait, pour les banques concernées, l’obligation de solliciter une nouvelle licence bancaire (paragraphes 30-32 ci-dessus) et, entre autres choses, d’augmenter leurs capitaux propres (paragraphe 32 ci‑dessus), tandis que le choix du maintien de l’affiliation les contraignait à accepter la perte d’une part importante de leur autonomie opérationnelle (paragraphes 27-29 ci-dessus).
149. Il ressort clairement des conséquences attachées au non-respect des obligations découlant de la loi d’intégration (paragraphes 28-29 ci-dessus) que les dispositions pertinentes de ce texte ont un caractère coercitif et impératif. Il appartenait aux organes compétents des banques – c’est-à-dire aux assemblées générales de leurs actionnaires, auxquelles la plupart des requérants ont participé, et à leurs directions respectives – de se prononcer sur le maintien de l’affiliation. En définitive, les banques ici en cause ont choisi de maintenir leur affiliation au mécanisme d’intégration, perdant ainsi une grande partie de leur autonomie opérationnelle (paragraphe 56 ci‑dessus).
150. Les requérants allèguent avoir perdu, entre autres droits, celui d’arrêter et de modifier les statuts des deux banques. Ils reprochent également à la loi d’intégration d’avoir apporté des restrictions à l’approbation du rapport financier annuel de leur société, à l’émission d’obligations, au rachat d’actions propres, à la nomination des dirigeants, et à la transformation, la fusion et la scission des sociétés.
151. Ayant examiné les dispositions pertinentes de la loi d’intégration et du code civil ainsi que les observations des parties et leurs déclarations à l’audience, la Cour relève d’emblée qu’il n’est pas contesté que la loi d’intégration et son texte modificatif ne réglementent pas directement, ne fût-ce que provisoirement, les droits reconnus en propre aux requérants en leur qualité d’actionnaires en vertu de la législation interne applicable, et qu’ils ne portent pas directement atteinte à l’exercice de ces droits (voir, a contrario, Erbs (décision précitée), Kind (décision précitée), Offerhaus et Offerhaus (décision précitée), Melo Tadeu (arrêt précité), Reisner (arrêt précité), Zülfikari (arrêt précité) et Soyuer et autres (décision précitée). Il ne semble pas non plus que la loi litigieuse ait eu des conséquences préjudiciables aux activités des deux banques concernées ou à la valeur de leurs actions (paragraphe 102 ci-dessus).
152. Les mesures que les requérants présentent comme des exemples de restrictions apportées à leurs droits correspondent en réalité à des compétences exclusivement réservées par la législation interne aux organes statutaires des sociétés concernées, seuls habilités à les exercer. En outre, l’exercice de ces compétences est subordonné à un certain nombre de règles procédurales, notamment à des exigences de quorum et de majorité (paragraphes 63-64 ci-dessus).
153. Ainsi, la réforme critiquée visait les organes de gouvernance des deux banques : leur assemblée générale et leur conseil d’administration, qu’elle a directement touchés. Elle les a définitivement privés d’une partie importante de leurs pouvoirs d’administration de l’une et l’autre banque, qui ont été transférés à l’Organisme d’intégration et à la Caisse d’épargne.
154. En ce qui concerne les pouvoirs des actionnaires à titre individuel, la Cour constate que chaque actionnaire pouvait exercer ses droits dans les domaines susmentionnés, notamment en participant au processus décisionnel et en votant. Ainsi, les intérêts des requérants ont aussi été affectés par la réforme. Toutefois, eu égard à l’importance des participations respectives des intéressés au capital des banques concernées, aucun d’entre eux ne pouvait contrôler l’une ou l’autre de ces banques en qualité d’actionnaire (voir, mutatis mutandis, Société S. et T. c. Suède, no 11189/84, décision de la Commission du 11 décembre 1986, Décisions et rapports (DR)). Compte tenu du nombre d’actionnaires de chacune des banques concernées, du nombre moyen d’actions détenues par chacun d’entre eux (paragraphe 12 ci-dessus) et de ce que rien n’indique que les requérants aient été collectivement liés, à l’époque pertinente, par un pacte d’actionnaires ou un autre instrument qui leur aurait permis de consolider leur pouvoir diffus au sein des assemblées respectives des deux banques concernées, la Cour estime que l’influence qu’un actionnaire pris individuellement pouvait exercer à tel ou tel moment sur les autres actionnaires était dans l’ensemble faible. Dans ces conditions, rien ne donne à penser que les mesures litigieuses, qui concernaient essentiellement des questions touchant les sociétés, aient visé les droits individuels des requérants découlant de leur qualité d’actionnaires ou y aient porté atteinte.
155. Il s’ensuit que si la réforme litigieuse a eu des répercussions considérables sur les sociétés elles-mêmes, ses incidences sur la situation individuelle des actionnaires, quoique bien réelles, n’en demeurent pas moins contingentes et indirectes. Il convient donc de distinguer la présente affaire des affaires Olczak (décision précitée) et Shesti Mai Engineering OOD et autres (arrêt précité), dans lesquelles les mesures litigieuses, à savoir la dilution artificielle du droit de vote des actionnaires et l’annulation pure et simple d’actions, avaient directement porté atteinte aux droits des requérants ou avaient eu un effet direct et déterminant sur l’exercice de ces droits. Dans ces conditions, la Cour conclut que les mesures dont se plaignent les requérants concernaient principalement la banque Kinizsi et la banque Mohácsi, et qu’elles n’ont pas directement porté atteinte à leurs droits d’actionnaires en tant que tels.
156. La Cour en vient à présent à l’examen de la demande par laquelle les requérants, arguant qu’ils détiennent « près de 100 % des actions des banques » et que l’état « est intervenu massivement dans le processus d’intégration », sollicitent l’autorisation d’agir au nom de l’une ou l’autre des deux banques concernées.
b) Sur la question de savoir si les requérants, en leur qualité d’actionnaires, peuvent être assimilés aux banques concernées
157. La Cour constate que les deux banques concernées ne sont pas des entreprises familiales ou à actionnariat restreint mais des sociétés anonymes à responsabilité limitée comptant de nombreux actionnaires et dont la gestion est entièrement déléguée. Dans ces conditions, le pourcentage exact d’actions des deux banques détenu par les requérants n’est pas décisif car ces derniers ne gèrent pas leurs propres affaires par l’intermédiaire des banques en cause et n’ont pas d’intérêt personnel direct dans la question constituant l’objet du litige (voir, a contrario, Kaplan c. Royaume-Uni, no 7598/76, décision de la Commission du 14 décembre 1978). Dans ces conditions, on ne peut partir du principe que les sociétés concernées et leurs actionnaires se confondent au point qu’il serait artificiel de les distinguer.
158. Partant, la Cour rejette la thèse des requérants.
c) Sur la question de savoir s’il existait en l’espèce des circonstances exceptionnelles empêchant les sociétés concernées de saisir la Cour en leur propre nom
159. S’agissant de la thèse des requérants selon laquelle ils doivent se voir reconnaître qualité à agir au motif que « l’état est intervenu massivement dans le processus d’intégration », la Cour observe en premier lieu qu’il ne fait pas controverse entre les parties que les banques concernées n’ont jamais fait l’objet d’aucune procédure d’insolvabilité ou de faillite (voir, a contrario, Crédit industriel, précité, § 51, et la jurisprudence citée au paragraphe 142 ci-dessus) et que, tout au long de la période considérée, elles ont maintenu leurs activités et leurs organes de direction attitrés sont demeurés en place.
160. En second lieu, la Cour relève que les requérants disposaient à eux tous d’une très large majorité de voix aux assemblées générales des deux banques concernées (paragraphe 12 ci-dessus), et qu’il leur aurait été loisible d’enjoindre à ces dernières d’engager les procédures juridiques qui s’imposaient en leur propre nom. La Cour estime que l’on ne saurait dire que les administrateurs chargés à l’époque de veiller aux intérêts des sociétés en question étaient dans l’incapacité de porter devant elle les griefs ici en cause.
161. Sur le point de savoir, par ailleurs, si les banques ont été empêchées d’engager une procédure en raison de pressions indues exercées par les autorités, la Cour observe que les requérants n’ont formulé aucune allégation précise concernant des menaces directes ou implicites en ce sens, et qu’ils se sont bornés à soutenir vaguement que l’État était « intervenu massivement dans le processus d’intégration ».
162. Ayant examiné les dispositions du droit interne applicables en l’espèce, les observations des parties et le déroulement des faits ici en cause, la Cour admet que les conditions dans lesquelles la loi d’intégration a été adoptée et est entrée en vigueur donnent à penser que les établissements auxquels le nouveau mécanisme d’intégration était destiné ont pu se sentir quelque peu contraints de s’y affilier, comme en témoigne le fait que l’obligation légale d’adhérer à l’Organisme d’intégration (paragraphes 23-33 ci-dessus) était assortie de lourdes exigences financières et formelles, ainsi que de contraintes temporelles (paragraphes 30-32 ci-dessus). De plus, il apparaît que l’Organisme d’intégration dispose depuis la réforme d’une ample latitude pour infliger des sanctions à ses membres, y compris des sanctions très sévères telles que l’exclusion ou le retrait de la licence bancaire (paragraphes 25-26 ci-dessus).
163. Cependant, aux yeux de la Cour, le fait que des pressions aient pu être exercées sur les établissements concernés pour les contraindre à adhérer au mécanisme d’intégration ne signifie pas que pareil procédé ait aussi été utilisé pour les empêcher de contester en justice la réforme ou les mesures s’y rapportant. Rien dans les observations des requérants ou dans les éléments du dossier ne révèle que ces établissements aient subi des pressions visant à les empêcher de s’opposer à la réforme. Tout au contraire, l’ordre juridique interne offrait tant aux établissements ayant vocation à adhérer au mécanisme d’intégration qu’aux personnes concernées des voies de recours judiciaire pour contester la réforme en général ainsi que les décisions individuelles prises par l’Organisme d’intégration.
164. À cet égard, il convient notamment de relever que la loi litigieuse a été contestée dans son intégralité par plusieurs coopératives d’épargne devant la Cour constitutionnelle, qui en a modifié certaines dispositions (paragraphes 83-89 ci-dessus). À la suite de cette procédure, un texte portant modification de la loi d’intégration a été adopté (paragraphe 21 ci‑dessus). En outre, les décisions individuelles prises par l’Organisme d’intégration et la Caisse d’épargne dans l’exercice du pouvoir de contrôle sur les banques que leur a conféré la réforme n’étaient pas seulement susceptibles de recours juridictionnel devant les tribunaux, elles ont bel et bien été contestées avec succès devant eux (voir le paragraphe 57 ci-dessus et, a contrario, Capital Bank AD, décision précitée, § 135).
165. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que rien n’indique qu’il existe en l’espèce des circonstances exceptionnelles empêchant les sociétés touchées par la réforme de porter leurs griefs devant elle en leur propre nom.
d) Conclusion
166. La Cour conclut que dans les circonstances de l’espèce, les griefs dirigés contre la loi d’intégration et son texte modificatif auraient dû être portés devant elle par les deux banques ici en cause, et que les requérants ne sauraient se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, des violations alléguées. En conséquence, elle ne peut connaître du fond des griefs formulés par les requérants.
167. Les conclusions auxquelles la Cour est parvenue ci-dessus ne semblent pas différer du principe qui se dégage du cadre réglementaire mis en place par bon nombre des états membres du Conseil de l’Europe, selon lequel des mesures interventionnistes relativement rigoureuses doivent être imposées aux banques et établissements assimilés, le manque de réglementation du secteur bancaire étant considéré comme une source potentielle de risques systémiques majeurs pour les économies de ces états (paragraphes 90-95 ci-dessus).
168. Il s’ensuit que les griefs des requérants sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention, elle peut rejeter une requête qu’elle considère comme irrecevable « à tout stade de la procédure », et que la Grande Chambre peut donc revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable, sous réserve de ce qui est prévu à l’article 55 du règlement (voir, par exemple, Ilias et Ahmed, précité, §§ 80 et 250, avec les références citées).
169. En conséquence, la Cour estime que cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
KOSMAS ET AUTRES c. GRÈCE du 29 juin 2017 requête 20086/13
La qualité de victime ne concerne pas la saisie des terrains litigieux mais aussi les conséquences pour l'exploitation commerciale de la taverne MAMA MIA. Les victimes n'ont pas visé l'article 1 du Protocole 1 mais ils l'ont bien soulevé en substance.
1. Sur la qualité de victime
46. En premier lieu, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable à l’égard des deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants pour défaut de qualité de victime : selon le Gouvernement, ces requérants n’ont pas participé à la procédure devant les juridictions nationales, et ils n’invoquent pas et ne démontrent pas l’existence d’un droit de propriété sur le terrain litigieux. Plus particulièrement, en ce qui concerne la deuxième requérante, le Gouvernement estime que l’exécution forcée des décisions internes contre son époux ne signifie pas qu’elle-même se trouve lésée dans ses droits de nature patrimoniale. Il ajoute que, à supposer même que l’obtention et l’usage de la licence de son restaurant puissent être considérés comme un « bien » – ce qu’il conteste –, il n’est pas démontré que le monastère ait refusé de consentir à la continuation de l’exploitation du restaurant par la requérante.
47. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants soutiennent qu’ils sont eux aussi victimes de la privation de propriété du terrain du premier requérant. Pour démontrer l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés pour agir, ils renvoient à leurs arguments concernant l’objection du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes.
48. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d’une telle violation, un individu doit, en principe, avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010, et Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 50, CEDH 2012). L’existence d’une victime personnellement touchée par la violation alléguée d’un droit garanti par la Convention est une condition de la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de manière rigide et inflexible (Bitenc c. Slovénie (déc.), no 32963/02, 18 mars 2008). La Cour interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d’intérêt à agir ou de qualité pour agir (Aksu, précité, § 52).
49. En l’espèce, la Cour note que la procédure en revendication de la propriété du terrain litigieux a été introduite par le monastère contre le premier requérant, qui arguait de son propre droit de propriété sur ce terrain, et qu’elle a pris fin par l’arrêt de la Cour de cassation qui a donné gain de cause au monastère de manière définitive et par la mise en œuvre de l’éviction des requérants. Or cette situation a affecté non seulement le premier requérant, mais aussi les membres de sa famille dont les activités commerciales étaient liées à la propriété du terrain. La licence de fonctionnement de la taverne avait été transférée en 2002 (à la suite du départ à la retraite du premier requérant) à la deuxième requérante, qui l’exploitait avec les quatrième et cinquième requérants. Les deuxième et troisième requérantes possédaient en outre deux bateaux qui servaient à transporter les touristes de la ville de Skopelos à la plage et à la taverne. Un système de dessalement de l’eau de mer fonctionnait sur le terrain litigieux et permettait, entre autres, l’arrosage de 350 oliviers dont la deuxième requérante extrayait de l’huile pour les besoins de son restaurant (paragraphe 8 ci-dessus). Or, cette activité commerciale a fait l’objet d’un examen de la part des juridictions internes dans le cadre du moyen du premier requérant relatif à l’abus de droit du monastère : le tribunal de première instance a relevé que les frais engagés pour exploiter commercialement le terrain étaient compensés par les profits de l’entreprise (paragraphe 17 ci-dessus).
50. Eu égard à ce qui précède ainsi qu’à la nécessité d’appliquer de manière flexible les critères déterminant la qualité de victime, la Cour admet que l’épouse et les enfants du premier requérant, bien que n’étant pas directement impliqués dans la procédure devant les juridictions internes, peuvent, au regard de l’article 34 de la Convention, passer pour être victimes des faits qu’ils dénoncent. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime de ces requérants.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
51. En deuxième lieu, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes.
52. En ce qui concerne le premier requérant, il indique qu’à aucun stade de la procédure celui-ci ne s’est référé, même en substance, au droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Plus particulièrement, l’intéressé n’aurait pas allégué que l’interdiction d’acquérir par usucapion des biens de l’État et des monastères ainsi que l’imprescribilité des droits de propriété de l’État et des monastères sur leurs biens étaient contraires à la disposition susmentionnée. Le Gouvernement estime que la simple allégation du premier requérant devant les tribunaux selon laquelle il était devenu propriétaire du terrain litigieux par usucapion n’était pas suffisante aux fins de l’épuisement des voies de recours internes.
53. Quant à l’épouse et aux enfants du premier requérant, le Gouvernement indique qu’à aucun moment au cours de la procédure, y compris celle devant la Cour de cassation, ces requérants n’ont fait usage du droit d’intervenir dans la procédure (intervention accessoire – article 80 du code de procédure civile) en faveur du premier requérant et n’ont fait valoir un intérêt légitime à voir infirmer le jugement de première instance. D’après le Gouvernement, ces quatre requérants n’ont d’ailleurs procédé à aucune autre démarche judiciaire ou extrajudiciaire pour faire valoir leurs droits.
54. Le premier requérant soutient que non seulement il a épuisé les voies de recours internes en ce qui le concernait, mais qu’il a aussi attiré l’attention de la Cour de cassation sur les conséquences néfastes de l’aliénation de sa propriété pour sa famille.
55. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants indiquent qu’ils ne pouvaient pas former opposition contre la procédure d’exécution forcée du jugement du tribunal de première instance qui ordonnait leur éviction de la propriété litigieuse, au motif qu’ils ne disposaient pas d’un droit de propriété sur le terrain litigieux, mais seulement d’un droit de créance envers le premier requérant. Quant à la procédure d’intervention accessoire, ils indiquent qu’elle ne leur donnait pas la possibilité de faire valoir leurs propres droits et leur propre dommage, selon eux distincts de ceux du premier requérant. Ils soutiennent que le Gouvernement ne fournit d’ailleurs aucun précédent jurisprudentiel susceptible de démontrer que l’intervention de tiers, ayant des intérêts d’une nature différente de ceux de la personne se revendiquant propriétaire d’un terrain, dans une procédure de contestation de droits de propriété aurait pu influencer l’issue de la procédure quant à ces droits. Enfin, ils estiment qu’une action en dommages-intérêts fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil n’aurait pas prospéré dès lors que, selon eux, elle présupposait l’existence d’une illégalité commise par l’État.
56. La Cour rappelle que, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut examiner une question que lorsque tous les recours internes ont été épuisés. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises à la Cour. Ainsi, le grief dont on saisit la Cour doit d’abord avoir été soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées. Toutefois, selon la règle de l’épuisement des voies de recours internes, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 55, CEDH 2009).
57. En ce qui concerne le premier requérant, la Cour note que la procédure litigieuse portait sur la revendication par le monastère de la propriété du terrain du premier requérant. Il est vrai que l’enjeu principal de la procédure devant les juridictions internes était la question de savoir si le terrain litigieux que le premier requérant prétendait posséder en vertu de titres de propriété et même par l’effet de l’usucapion devait ou non être transmis au monastère auteur de l’action en revendication. Il n’en reste pas moins, cependant, que le litige portait aussi sur la possession du terrain par le biais du grief relatif à l’abus de droit commis par le monastère. En effet, tout comme devant le tribunal de première instance et la cour d’appel, dans son pourvoi en cassation, le premier requérant soulevait divers moyens, dont notamment l’abus de droit que le monastère aurait commis en introduisant son action : à cet égard, en se prévalant de la jurisprudence de la Cour de cassation, le premier requérant soulignait que, pendant une longue période antérieure à l’introduction de l’action, il avait accompli sur le terrain litigieux des actes de possession (νομής), comprenant du travail personnel et des dépenses (investissements, constructions, etc.), et que le monastère, qui, d’après le requérant, s’était rendu compte ou aurait dû se rendre compte de ces actes, n’avait pas réagi et n’avait pas contesté ceux-ci, de sorte qu’il aurait suscité auprès des tiers la conviction qu’il n’exercerait jamais ses droits. Cette attitude du monastère avait diminué la force du droit dont celui-ci pourrait se prévaloir. La longue inaction du monastère devait être appréciée en combinaison avec les actes de possession du requérant, ce qui donnait à l’abus de droit une nature particulièrement caractérisée, car la modification de la situation entrainerait pour le requérant un dommage différent et multiple, supérieur à la simple perte du bien. Or, si la Cour de cassation avait accueilli l’argument relatif à l’abus de droit, le requérant, même sans être reconnu propriétaire, n’aurait pas été évincé du terrain et y serait maintenu en sa qualité de possesseur.
58. Sans s’appuyer en termes exprès sur l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le premier requérant a invoqué à la fois l’atteinte à son droit de propriété que celle à sa possession du terrain au sens des dispositions du droit interne applicable. Ce faisant, il a, à l’évidence, présenté des arguments qui revenaient à dénoncer, en substance, une atteinte à tous les aspects pertinents du droit garanti par cet article. Il a ainsi donné à la Cour de cassation l’occasion d’éviter ou de redresser les violations alléguées, conformément à la finalité de l’article 35 de la Convention. Il convient donc de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.
59. Quant aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants, la Cour note que selon le droit grec, il leur était loisible de demander aux juridictions internes, sur le fondement de l’article 80 du code de procédure civile, de pouvoir intervenir dans la procédure à n’importe quel stade de celle-ci. Certes, les juridictions internes étaient appelées à déterminer laquelle des deux parties, du premier requérant ou du monastère, qui invoquaient chacun des droits de propriété sur le terrain litigieux, était le véritable propriétaire de celui-ci. Toutefois, de l’avis de la Cour, les autres requérants, bien qu’ils ne pouvaient pas faire valoir des droits de propriété sur le terrain litigieux, ils étaient exploitants du restaurant sis sur le terrain et des bateaux de transports de touristes. Leur intervention en vertu de l’article 80 du code de procédure civile aurait permis aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants d’appuyer les prétentions du premier requérant et donc d’influencer l’issue du litige qui était déterminant pour eux. En même temps, une telle intervention aurait donné aux juridictions internes l’occasion de prendre en considération l’enjeu du litige dans sa totalité et de décider en conséquence. Par ailleurs, l’intervention en question aurait conduit les requérants à démontrer leur intérêt pour agir et les juridictions compétentes à se prononcer à cet égard. Il s’ensuit que les quatre requérants en question ont failli à leur obligation d’épuiser les voies de recours internes. Partant, la Cour accueille l’exception du Gouvernement pour autant qu’elle concerne les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants.
3. Conclusion
60. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable à l’égard du premier requérant.
Dzasokhov et deux autres c. Russie du 24 mai 2017 requêtes 21799/10, 21816/10 et 21907/10
Irrecevabilité : Les requérants n'ont pas participé aux procès internes, ils ne peuvent pas saisir la CEDH !
Les requérants se plaignent que l’annulation du jugement définitif rendu en faveur de leurs proches les a privés de sommes d’argent dont ils auraient hérité. Ils invoquent à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Les parties pertinentes en l’espèce de ces dispositions sont ainsi libellées :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »
La Cour relève d’emblée qu’elle n’est pas appelée à se prononcer sur des violations des droits de MM. D., B. et S., mais qu’elle doit examiner si les requérants eux-mêmes peuvent se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, d’atteinte à leurs propres droits garantis par la Convention (voir, a contrario, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII).
Elle observe d’abord que les requérants n’étaient pas parties à la procédure ayant abouti au prononcé du jugement du 2 juin 2009. Elle note ensuite que l’annulation de ce jugement a eu lieu le 16 octobre 2009, c’est‑à-dire après les décès de leurs proches respectifs, et que rien ne montre que les requérants ont cherché à intervenir dans cette procédure en tant qu’ayants droit ou héritiers. Ils n’allèguent pas non plus ne pas avoir été informés de cette procédure. Enfin, rien dans le dossier n’indique que les requérants ont fait valoir leurs droits en tant que créanciers avant l’annulation du jugement précité, c’est-à-dire avant que la dette cesse d’exister en droit interne.
Dans ces conditions, les requérants ne sauraient se prétendre victimes de décisions rendues dans des procédures auxquelles ils n’ont pas participé. Il s’ensuit que les requêtes sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention et qu’elles doivent être rejetées, en application de l’article 35 § 4 de celle-ci.
WINTERSTEIN ET AUTRES c. FRANCE du 17 octobre 2013 requête 27013/07
L'ASSOCIATION DOIT ETRE DIRECTEMENT VICTIME ET NE PAS AGIR POUR DEFENDRE UN PREJUDICE GENERAL
a) L’association requérante
106. Le Gouvernement fait valoir en premier lieu que l’association requérante, au but social général, ne peut être regardée comme victime, au sens de l’article 34 de la Convention, des décisions frappant les requérants individuels.
107. Les requérants rappellent que l’intervention de l’association requérante, décidée par son conseil d’administration, a été admise par la cour d’appel, comme elle l’a été dans d’autres affaires par les juridictions françaises. Ils demandent à la Cour de lui reconnaître la qualité de victime pour les motifs suivants : les décisions de justice en cause portent atteinte aux droits fondamentaux des requérants individuels ; l’association a fourni de substantiels efforts et moyens d’action pour tenter de faire respecter effectivement l’égale dignité des requérants et leurs droits fondamentaux ; depuis de nombreuses années, elle soutient les efforts des familles requérantes en vue de leur prise en compte effective par la commune d’Herblay dans le respect des droits de l’homme.
108. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 34 de la Convention, elle « peut être saisie par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus par la Convention ou ses protocoles (...) ». Selon une jurisprudence constante, le statut de « victime » ne peut être accordé à une association que si elle est directement touchée par la mesure litigieuse (voir notamment Association des amis de Saint‑Raphaël et de Fréjus et autres c. France (déc.), no 45053/98 29 février 2000, Marionneau et Association Française des Hémophiles c. France, no; 77654/01, 25 avril 2002 et Dayras et autres et l’association « SOS Sexisme » c. France, (déc.), no 65390/01, 6 janvier 2005). Or les circonstances dénoncées en l’espèce se rapportent à la situation des requérants individuels et ne concernent pas l’association requérante elle-même. Le seul fait que cette dernière a pour objet la lutte contre l’extrême pauvreté et l’exclusion sociale ne suffit pas à lui conférer la qualité de victime au sens de l’article 34 précité.
109. En conséquence, en tant qu’elle a été introduite par l’association requérante, la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
DECISION D'IRRECEVABILITE
Hubert Caron et autres C. FRANCE du 28 juillet 2010 requête 48629/08
Les faucheurs de maïs transgéniques condamnés pour leur actes pénaux n'ont pas démontré qu'ils étaient directement victimes
Les requérants, MM. Hubert Caron, né en 1963 et résidant à Fonquevillers, Nicolas Duntze, né en 1950 et résidant à Cruviers Lascours, Guy Harasse, né en 1945 et résidant à Hudimesnil, Michel Laurent, né en 1947 et résidant à Chaumont sur Aire, René Louail, né en 1952 et résidant à Saint Mayeux, Dominique Mace, né en 1976 et résidant à Rennes, Pierre Machefert, né en 1948 et résidant à Chermignac, Léon Mertens, né en 1953 et résidant à Saint Mexant et Mme Geneviève Savigny, née en 1958 et résidant à Thoard, sont des ressortissants français. Ils travaillent dans l’agriculture ou la viticulture et soutiennent ou adhèrent à la Confédération paysanne, un des principaux syndicats agricoles français.
Le 23 juillet 2003, ils participèrent à la « neutralisation » de parcelles de plants de maïs génétiquement modifiés à Guyancourt, dans les Yvelines (France). Cette action s’inscrivait dans le cadre de celle menée par le collectif des « Faucheurs volontaires », un mouvement opposé aux cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM) en plein champ.
Ils furent renvoyés devant le tribunal correctionnel de Versailles pour destruction, dégradation ou détérioration de biens appartenant à autrui, et ce en réunion. Le 12 janvier 2006, le tribunal correctionnel de Versailles les relaxa, acceptant leurs arguments selon lesquels ils avaient agi en « état de nécessité » (en raison notamment du « danger actuel et certain à l’égard des agriculteurs et des consommateurs » résultant de la diffusion de gènes modifiés) et n’avaient aucun moyen judiciaire pour obtenir satisfaction. Cette décision fut toutefois infirmée le 22 mars 2007 par la cour d’appel de Versailles, qui condamna les requérants à trois mois de prison avec sursis et 1 000 euros d’amende chacun. La Cour de cassation rejeta les pourvois des requérants le 27 mars 2008.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant les articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), les requérants se plaignaient de l’atteinte à leur santé et à leur environnement causée par les OGM, ainsi que de leur condamnation pénale pour avoir fauché des plants de maïs transgénique - action qui s’inscrivait, selon eux, dans le contexte du débat sur les OGM. Invoquant l’article 1 du Protocole no1 (protection de la propriété), ils se plaignaient par ailleurs de l’atteinte au droit de propriété des agriculteurs traditionnels et biologiques résultant de la contamination par les OGM des autres cultures.
La requête a été introduite le 26 septembre 2008.
Décision de la Cour
S’agissant de la partie du grief relatif à l’atteinte à la santé et à l’environnement, la Cour rappelle que la Convention n’autorise pas les particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention. Or, M. Caron et les autres requérants affirment clairement avoir agi essentiellement pour défendre l’intérêt collectif, et n’expliquent pas en quoi ils auraient été personnellement affectés par les OGM cultivées dans les parcelles qu’ils ont « neutralisées ». Ils ne résident pas à proximité des parcelles visées, qui ont été choisies pour des raisons pratiques (accessibilité etc.). On ne peut donc pas les considérer comme des victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, des violations alléguées.
S’agissant, ensuite, du volet du grief relatif à la condamnation pénale des requérants, la Cour souligne que ni l’article 2, ni l’article 8 ne peuvent avoir pour effet de les affranchir de leur responsabilité pénale pour des actes délictueux.
S’agissant, enfin, du grief relatif au droit de propriété, la Cour note que les requérants se plaignent de manière générale de la dissémination des OGM sur les cultures traditionnelles et biologiques sans pour autant faire valoir que leurs propres cultures ou vignes seraient directement affectées, lesquelles ne se trouvent du reste pas à proximité géographique des parcelles neutralisées. Vu la conclusion tirée s’agissant des articles 2 et 8 (ci-dessus), les requérants ne sauraient davantage se prétendre victimes d’une violation sur le fondement de l’article 1 du Protocole no 1.
Pour ces raisons, la requête est déclarée irrecevable (article 35 de la Convention).
LA QUALITÉ DE VICTIME D'UNE ASSOCIATION DOIT ÊTRE DIRECTE
Association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France
du 4 juin 2020 requêtes n° 15343/15 et 16806/15
Articles 13 et 3 : Les mesures prises par L’État français pour protéger une enfant de huit ans des maltraitances de ses parents n’étaient pas suffisantes
Violation de l’article 3 (interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme. Non-violation de l’article 13 (droit à un recours effectif). L’affaire concerne le décès, en 2009, d’une fille de huit ans (M.) à la suite des sévices infligés par ses parents. Les requêtes ont été introduites par deux associations de protection de l’enfance. La Cour constate que le « signalement pour suspicion de maltraitance » de la directrice de l’école en juin 2008 a déclenché l’obligation positive de l’État de procéder à des investigations. Elle conclut que les mesures prises par les autorités entre le moment du signalement et le décès de l’enfant n’étaient pas suffisantes pour protéger M. des graves abus de ses parents. En ce qui concerne l’action en responsabilité civile de l’État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, la Cour juge que le fait que l’association requérante Innocence en danger n’ait pas rempli les conditions posées par la loi en la matière ne suffit pas pour conclure que le recours, pris dans son ensemble, n’est pas « effectif ».
La qualité d’agir des associations requérantes
Le Gouvernement estime que les associations n’ont pas qualité pour agir au nom de M. et introduire les requêtes devant la Cour. La Cour conclut toutefois qu’il existe des circonstances exceptionnelles permettant de reconnaître aux deux associations requérantes, dont l’objet est précisément la protection de l’enfance et qui ont activement participé à la procédure nationale avec un véritable statut procédural en vertu du droit interne, la qualité de représentantes de facto de M.
CEDH
RECEVABILITE QUANT A LA QUALITE DE VICTIME DE L'ASSOCIATION
119. La Cour rappelle sa jurisprudence relative aux « victimes directes » et aux « victimes indirectes », ainsi que les principes qui s’en dégagent, dans l’arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie ([GC], no 47848/08, §§ 96 à 100).
120. En l’espèce, elle estime que les associations requérantes ne peuvent prétendre être des victimes directes des violations alléguées, la victime directe étant M., ni des victimes indirectes, compte tenu de l’absence de « liens suffisamment étroits » avec la victime directe ou d’un « intérêt personnel » à maintenir les griefs, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, ibidem, §§ 106 à 109, et Comité Helsinki bulgare c. Bulgarie (déc.), nos 35653/12 et 66172/12, 28 juin 2016, § 51).
121. La question qui se pose dès lors est celle de savoir si l’on peut considérer que des « circonstances exceptionnelles » justifient que la Cour admette la qualité pour agir des associations requérantes en tant que représentantes de l’enfant même en l’absence de procuration et alors même que celle-ci est décédée avant l’introduction des requêtes (ibidem, § 51 et les références y citées, et Kondrulin c. Russie, no 12987/15, § 31, 20 septembre 2016).
122. La Cour rappelle les « circonstances exceptionnelles » qu’elle a identifié dans l’arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu précité pour justifier la qualité de représentant de facto à une association requérante, à savoir : la vulnérabilité de la victime directe mettant celle-ci dans l’impossibilité de se plaindre de son vivant ; l’importance des allégations portées devant la Cour ; l’absence d’héritiers ou de représentants légaux susceptibles de saisir la Cour ; le contact de l’association requérante avec la victime et l’intervention de celle-ci dans le cadre de la procédure interne menée à la suite du décès, ainsi que la reconnaissance de sa capacité pour agir par les autorités internes (Comité Helsinki bulgare, décision précitée, § 52). Compte tenu du caractère exceptionnel de cette application de la notion de locus standi, la Cour est d’avis que les critères ainsi exposés sont déterminants pour l’examen des présentes requêtes.
123. Pour ce qui est de la vulnérabilité de la victime directe, il ne fait pas de doute que l’enfant, en raison de son jeune âge, n’était pas en mesure d’introduire de son vivant une procédure pour se plaindre de l’issue des investigations menées à la suite du signalement (voir, mutatis mutandis, ibidem, § 53).
124. De même, il n’est pas contesté que les présentes requêtes soulèvent des allégations sérieuses de violation de la Convention, qui touchent aux droits protégés par ses articles 2 et 3 (ibidem). La Cour observe d’ailleurs que les violences infligées à M. et l’incapacité ou l’omission alléguées, de la part des services en charge de protéger l’enfant, à détecter les souffrances de celle-ci sont d’une particulière gravité.
125. Quant à l’absence d’héritiers ou de représentants légaux susceptibles de saisir la Cour, la présente affaire se distingue des hypothèses jusqu’à présent examinées par la Cour.
126. En effet, M. est décédée non pas dans une institution, mais des suites de sévices que lui ont infligés ses parents dans le cadre familial. Ceux-ci ne peuvent donc pas représenter la victime directe en leur qualité de représentants légaux, puisque ce sont précisément eux qui purgent une peine de 30 ans pour les faits commis. Seuls les héritiers restent dès lors susceptibles d’introduire, le cas échéant, une requête devant la Cour.
127. Quant à la fratrie, il est vrai que M. avait trois frères (A., R. et D.) et une sœur (O.), à la différence du cas des victimes dans les affaires Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu (précité, § 111) et Association de défense des droits de l’homme en Roumanie – Comité Helsinki au nom de Ionel Garcea c. Roumanie (no 2959/11, § 43, 24 mars 2015). Toutefois, les frères et la sœur de M. étaient tous mineurs lors du décès de cette dernière (ils étaient alors âgés de un à dix ans) et ils l’étaient encore au moment de l’introduction des présentes requêtes. À cet égard, le Gouvernement ne saurait utilement invoquer la circonstance selon laquelle A., le frère aîné de M., a atteint sa majorité près de 2 ans après l’écoulement du délai de six mois au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et huit ans après le décès de M. En outre, ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, le mauvais traitement qui fait l’objet du présent recours a été infligé dans le cadre familial. Ainsi, indépendamment du jeune âge des frères et sœurs de M., la proximité familiale et affective que ces derniers avaient tant avec la victime qu’avec les auteurs de la violence – leurs parents – rendait particulièrement difficile, sinon impossible, un recours de leur part contre l’État en vue du respect par ce dernier de ses obligations positives à l’égard de leur sœur M.
128. Le Gouvernement relève certes à juste titre que les mineurs ont été témoin des violences exercées sur M., et qu’ils se sont constitués parties civiles dans le procès devant la cour d’assises par l’intermédiaire d’un administrateur ad hoc désigné à cette fin. Toutefois, la Cour s’accorde avec les associations requérantes pour dire que la mission de cet administrateur ad hoc était limitée à la représentation des mineurs dans le cadre de la procédure pénale aboutissant à la condamnation des parents ; les termes « désigné à cette fin », employés par le Gouvernement, le confirment au demeurant. Ensuite, la Cour ne saurait davantage adhérer à la thèse du Gouvernement selon laquelle le juge des enfants peut à tout moment désigner un administrateur ad hoc et prend toute décision susceptible de servir l’intérêt supérieur du mineur, y compris s’il s’agit d’engager une procédure en responsabilité de l’État français. En effet, cet argument reste purement abstrait, surtout si l’on tient compte du fait que les frères et sœur de M. ont été placés dans une famille d’accueil dès l’incarcération de leurs parents et que, selon une éducatrice, ils peinaient à trouver leurs marques hors du cadre familial, qu’ils prenaient pour la « vie normale » (voir le paragraphe 43 ci-dessus). L’engagement d’une procédure en responsabilité de l’État (et a fortiori l’introduction d’une requête devant la Cour) n’aurait ainsi pas été nécessairement voué à protéger leur intérêt, compte tenu de la situation très vulnérable dans laquelle ils se trouvaient déjà. Dans ces circonstances, la Cour estime que les trois frères et la sœur de M. ne sauraient être considérés comme des personnes susceptibles d’introduire une requête devant la Cour.
129. Quant à la tante paternelle de M., la Cour constate d’abord que le Gouvernement n’avance nullement en quoi celle-ci aurait établi une relation avec M. de son vivant. Elle note que l’association Innocence en Danger soutient, quant à elle, que la tante n’avait pas de relation particulière avec l’enfant. Ensuite, les associations requérantes indiquent – et le Gouvernement ne le conteste pas – que l’intéressée s’est constituée partie civile uniquement pour pouvoir assister aux débats en cour d’assises, qui ont eu lieu à huis clos. Cette allégation semble d’ailleurs corroborée par le fait que la tante paternelle de M. figure comme « non comparante ni représentée » dans l’arrêt du 5 octobre 2011 (paragraphe 46 ci-dessus). Dans ces circonstances, et compte tenu du fait que, en tout état de cause, la tante paternelle n’était ni héritière ni représentante de l’enfant décédé, la Cour estime, sur la base des informations dont elle dispose, que la tante paternelle de M. ne saurait davantage être considérée comme une proche de celle-ci susceptible d’introduire une requête devant la Cour.
130. Enfin, la Cour constate que les associations, qui n’avaient certes pas de contact avec M. avant son décès, ont démontré leur « tentative de soulever les questions auprès des autorités nationales avant de le faire devant la Cour » (voir, a contrario, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 93, 18 juin 2013). En effet, elles étaient parties civiles tout au long de la procédure pénale qui s’est déroulée à la suite du décès de M., à savoir dans le cadre de la mise en accusation des parents puis lors du procès d’assises (voir le paragraphe 46 ci-dessus). Elles ont également actionné une procédure en responsabilité civile de l’État qui s’est terminée devant la Cour de cassation (voir la procédure décrite aux paragraphes 49 et suivants). Elles disposaient tout au long de ces procédures d’un « statut procédural, englobant l’ensemble des droits appartenant aux parties » (paragraphes 83 et 84 ci-dessus), contrairement à l’association requérante dans l’affaire Comité Helsinki bulgare (décision précitée, § 59).
131. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime qu’il existe des « circonstances exceptionnelles » permettant de reconnaître aux deux associations requérantes, dont l’objet est précisément la protection de l’enfance et qui ont activement participé à la procédure nationale avec un véritable statut procédural en vertu du droit interne, la qualité de représentantes de facto de M. (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, §§ 112 et 114).
132. En conséquence, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à l’absence de locus standi des associations requérantes.
Arrêt ASPAS et LASGREZAS c. France requête 29953/08 du 22 septembre 2011
SUR L’EXCEPTION D’IRRECEVABILITÉ TIRÉE DU DÉFAUT DE QUALITÉ DE L'ASSOCIATION CONCERNANT LE DROIT DE CHASSE
A. Thèses des parties
21. Le Gouvernement fait observer que la première requérante n’est pas elle-même propriétaire d’un terrain inclus dans une zone de chasse et en conclut qu’elle ne saurait être considérée en l’espèce comme victime au sens de l’article 34 de la Convention.
22. Les requérantes rappellent que la première d’entre elles était elle-même partie à la procédure devant les juridictions administratives et a pris une part active dans le combat de la seconde pour faire respecter ses droits fondamentaux. Elles rappellent également la jurisprudence de la Cour selon laquelle la notion de victime doit faire l’objet d’une interprétation évolutive à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui (Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 38, CEDH 2004-III).
Elles en concluent que la première requérante a toujours la qualité de victime.
B. Appréciation de la Cour
23. Se pose en premier lieu la question de savoir si la première requérante peut se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
24. La Cour observe que la première requérante avait qualité pour agir dans la mesure où l’action en justice qu’elle a entreprise devant les juridictions internes entre dans son objet social.
25. Toutefois, la Cour constate que cette association, qui n’est pas elle-même propriétaire d’un terrain apporté à une ACCA, n’est pas directement affectée par les violations du droit de propriété ou de la liberté d’association alléguées (voir, mutatis mutandis, Asociación de aviadores de la Republica, Jaime Mata et al. c. Espagne, no 10733/84, décision de la Commission du 13 mars 1985, Décisions et rapports 41, p. 211 ou, a contrario, Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, §§ 20 et 21, 31 mai 2007).
26. Il s’ensuit qu’elle ne saurait être considérée comme « victime » au sens de l’article 34 de la Convention et que la partie de la requête la concernant doit être rejetée comme étant incompatible ratione personae avec la Convention en application de l’article 35 §§ 3 et 4.
EN CAS DE CIRCONSTANCES EXCEPTIONNELLES ET D'ALLEGATIONS GRAVES
UNE ONG PEUT REPRÉSENTER LA VICTIME DÉCÉDÉE
GRANDE CHAMBRE CENTRE DE RESSOURCES JURIDIQUES
AU NOM DE VALENTIN CÂMPEANU c. ROUMANIE
du 17 juillet 2014 requête N° 47848/08
La Cour est convaincue qu’eu égard aux circonstances exceptionnelles de l’espèce et à la gravité des allégations formulées, le CRJ doit se voir reconnaître la faculté d’agir en qualité de représentant de M. Câmpeanu, même s’il n’a pas reçu procuration pour agir au nom du jeune homme et si celui-ci est décédé avant l’introduction de la requête fondée sur la Convention
CEDH
a) L’approche de la Cour dans de précédentes affaires
i. Victimes directes
96. Pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008, et İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 52, CEDH 2000‑VII). Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Karner, précité, § 25, et Fairfield et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005‑VI).
De plus, suivant la pratique de la Cour et l’article 34 de la Convention, une requête ne peut être présentée que par des personnes vivantes ou en leur nom (Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 111, CEDH 2009). Ainsi, dans un certain nombre d’affaires où la victime directe était décédée avant l’introduction de la requête, la Cour a refusé de reconnaître à cette victime directe, fût-elle représentée, un locus standi aux fins de l’article 34 de la Convention (Aizpurua Ortiz et autres c. Espagne, no 42430/05, § 30, 2 février 2010, Dvořáček et Dvořáčková c. Slovaquie, no 30754/04, § 41, 28 juillet 2009, et Kaya et Polat c. Turquie (déc.), nos 2794/05 et 40345/05, 21 octobre 2008).
ii. Victimes indirectes
97. La Cour a opéré une distinction entre les affaires de la catégorie susmentionnée et celles où les héritiers d’un requérant étaient admis à maintenir une requête déjà introduite. En témoigne la jurisprudence Fairfield et autres (décision précitée) : dans cette affaire, une femme, Mme Fairfield, avait introduit après le décès de son père une requête dans laquelle elle alléguait la violation des droits à la liberté de pensée, de religion et d’expression (articles 9 et 10 de la Convention) de celui-ci ; alors que les juridictions internes avaient autorisé Mme Fairfield à poursuivre l’instance après le décès de son père, la Cour a refusé de lui reconnaître la qualité de victime et a distingué cette cause de l’affaire Dalban c. Roumanie ([GC], no 28114/95, CEDH 1999‑VI), dans laquelle c’était le requérant lui‑même qui avait introduit la requête, sa veuve n’ayant fait que poursuivre la procédure après son décès.
À cet égard, la Cour distingue selon que le décès de la victime directe est postérieur ou antérieur à l’introduction de la requête devant elle.
Dans des cas où le requérant était décédé après l’introduction de la requête, la Cour a admis qu’un proche parent ou un héritier pouvait en principe poursuivre la procédure dès lors qu’il avait un intérêt suffisant dans l’affaire (par exemple la veuve et les enfants dans Raimondo c. Italie, 22 février 1994, § 2, série A no 281‑A, et Stojkovic c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 14818/02, § 25, 8 novembre 2007 ; les parents dans X c. France, 31 mars 1992, § 26, série A no 234‑C ; le neveu et l’héritier potentiel dans Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII ; ou la compagne non mariée ou de facto dans Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999‑V ; a contrario, la légataire universelle sans lien familial avec le défunt dans Thevenon c. France (déc.), no 2476/02, CEDH 2006-III ; la nièce dans Léger c. France (radiation) [GC], no 19324/02, § 50, 30 mars 2009 ; et la fille de l’un des requérants initiaux dans une affaire relative à des droits – non transférables – découlant des articles 3 et 8 et où aucun intérêt général n’était en jeu, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, §§ 96-100, 15 novembre 2011).
98. La situation est en revanche variable lorsque la victime directe est décédée avant l’introduction de la requête devant la Cour. En pareil cas, la Cour, s’appuyant sur une interprétation autonome de la notion de « victime », s’est montrée disposée à reconnaître la qualité pour agir d’un proche soit parce que les griefs soulevaient une question d’intérêt général touchant au « respect des droits de l’homme » (article 37 § 1 in fine de la Convention) et que les requérants en tant qu’héritiers avaient un intérêt légitime à maintenir la requête, soit en raison d’un effet direct sur les propres droits du requérant (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, §§ 44-51, CEDH 2009, et Marie-Louise Loyen et Bruneel c. France, no 55929/00, §§ 21-31, 5 juillet 2005). Il y a lieu de noter que ces dernières affaires avaient été portées devant la Cour à la suite ou à propos d’une procédure interne à laquelle la victime directe avait elle-même participé de son vivant.
La Cour a ainsi reconnu à un proche de la victime la qualité pour soumettre une requête lorsque la victime était décédée ou avait disparu dans des circonstances dont il était allégué qu’elles engageaient la responsabilité de l’État (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 92, CEDH 1999‑IV, et Bazorkina c. Russie (déc.), no 69481/01, 15 septembre 2005).
99. Dans Varnava et autres (précité), les requérants avaient introduit leurs requêtes à la fois en leur nom et en celui de leurs parents portés disparus. La Cour jugea inutile de statuer sur le point de savoir s’il fallait ou non reconnaître la qualité de requérants aux disparus, dès lors qu’il n’était pas douteux que les proches de ceux-ci pouvaient présenter des griefs relatifs à leur disparition (ibidem, § 112). Elle examina l’affaire en considérant que les proches des disparus étaient les requérants aux fins de l’article 34 de la Convention.
100. Dans des affaires où la violation alléguée de la Convention n’était pas étroitement liée à des disparitions ou décès soulevant des questions au regard de l’article 2, la Cour a suivi une approche bien plus restrictive, comme par exemple dans l’affaire Sanles Sanles c. Espagne ((déc.), no 48335/99, CEDH 2000‑XI), qui portait sur l’interdiction du suicide assisté. Dans cette affaire, la Cour estima que les droits revendiqués par la requérante au regard des articles 2, 3, 5, 8, 9 et 14 de la Convention relevaient de la catégorie des droits non transférables et conclut que l’intéressée, qui était la belle-sœur et l’héritière légitime du défunt, ne pouvait se prétendre victime d’une violation au nom de feu son beau-frère. La Cour est parvenue à une conclusion identique au sujet de griefs formulés sur le terrain des articles 9 et 10 par la fille de la victime alléguée (décision Fairfield et autres, précitée).
Dans d’autres affaires concernant des griefs tirés des articles 5, 6 et 8, la Cour a reconnu la qualité de victime à des proches qui avaient démontré l’existence d’un intérêt moral à voir la défunte victime déchargée de tout constat de culpabilité (Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 33, série A no 123, et Grădinar c. Moldova, no 7170/02, §§ 95 et 97-98, 8 avril 2008) ou à protéger leur propre réputation et celle de leur famille (Brudnicka et autres c. Pologne, no 54723/00, §§ 27-31, CEDH 2005‑II, Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, § 29, 25 novembre 2008, et Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, §§ 31-33, 21 septembre 2010), ou qui avaient établi l’existence d’un intérêt matériel découlant d’un effet direct sur leurs droits patrimoniaux (Ressegatti c. Suisse, no 17671/02, §§ 23-25, 13 juillet 2006, Marie-Louise Loyen et Bruneel, §§ 29-30, Nölkenbockhoff, § 33, et Micallef, § 48, tous précités). L’existence d’un intérêt général nécessitant la poursuite de l’examen des griefs a également été prise en considération (Marie-Louise Loyen et Bruneel, § 29, Ressegatti, § 26, Micallef, §§ 46 et 50, tous trois précités, et Biç et autres c. Turquie, no 55955/00, §§ 22-23, 2 février 2006).
Quant à la participation du requérant à la procédure interne, la Cour ne l’a considérée que comme un critère pertinent parmi d’autres (Nölkenbockhoff, § 33, Micallef, §§ 48-49, Polanco Torres et Movilla Polanco, § 31, et Grădinar, §§ 98-99, tous précités ; Kaburov c. Bulgarie (déc.), no 9035/06, §§ 52-53, 19 juin 2012).
iii. Victimes potentielles et actio popularis
101. L’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l’actio popularis (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 33, série A no 28, Parti travailliste géorgien c. Géorgie (déc.), no 9103/04, 22 mai 2007, et Burden, précité, § 33), ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention.
Pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Tauira et 18 autres c. France, no 28204/95, décision de la Commission du 4 décembre 1995, Décisions et rapports (DR) 83-A, p. 131), Monnat c. Suisse, no 73604/01, §§ 31-32, CEDH 2006‑X).
iv. Représentation
102. Selon la jurisprudence constante de la Cour (paragraphe 96 ci‑dessus), une requête ne peut être introduite devant elle que par des personnes vivantes ou en leur nom.
Si un requérant décide de se faire représenter en vertu de l’article 36 § 1 du règlement de la Cour plutôt que d’introduire la requête lui-même, l’article 45 § 3 du règlement lui impose de produire un pouvoir écrit, dûment signé. Il est essentiel pour le représentant de démontrer qu’il a reçu des instructions précises et explicites de la part de la victime alléguée, au sens de l’article 34, au nom de laquelle il entend agir devant la Cour (Post c. Pays-Bas (déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009 ; concernant la validité du pouvoir, voir Aliev c. Géorgie, no 522/04, §§ 44-49, 13 janvier 2009).
103. Les organes de la Convention ont toutefois estimé que des considérations spéciales pouvaient se justifier dans le cas de victimes alléguées de violations des articles 2, 3 et 8 de la Convention subies aux mains des autorités nationales.
Des requêtes introduites par des particuliers au nom de la ou des victimes ont ainsi été déclarées recevables alors même qu’aucun type de pouvoir valable n’avait été présenté. Une attention particulière a été accordée à des facteurs de vulnérabilité, tels que l’âge, le sexe ou le handicap, propres à empêcher certaines victimes de soumettre leur cause à la Cour, compte dûment tenu par ailleurs des liens entre la victime et la personne auteur de la requête (voir, mutatis mutandis, İlhan, précité, § 55, où les griefs avaient été formulés par le requérant au nom de son frère, qui avait subi des mauvais traitements ; Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 29, CEDH 2003‑IX, où un mari se plaignait que son épouse eût été forcée de subir un examen gynécologique ; et S.P., D.P. et A.T. c. Royaume-Uni, où une requête avait été introduite par un solicitor au nom d’enfants qu’il avait représentés lors de la procédure interne, dans laquelle il avait été désigné par le tuteur ad litem).
En revanche, dans Nencheva et autres (précité, § 93) la Cour n’a pas reconnu la qualité de victime à l’association requérante qui agissait au nom des victimes directes. Elle a en effet observé que l’association n’avait pas porté l’affaire devant les juridictions internes et que, de plus, les faits incriminés n’avaient pas d’impact sur ses activités dès lors qu’elle était à même de continuer à œuvrer à la réalisation de ses objectifs. La Cour a reconnu qualité pour agir aux proches de certaines des victimes, mais elle n’a pas statué sur la question de la représentation des victimes qui ne seraient pas en mesure d’agir en leur propre nom devant elle ; elle a toutefois admis que des circonstances exceptionnelles pouvaient appeler des mesures exceptionnelles.
b) Sur le point de savoir si le CRL a qualité pour agir en l’espèce
104. La présente affaire concerne une personne, M. Câmpeanu, qui était extrêmement vulnérable et n’avait pas de proches. M. Câmpeanu était un jeune Rom atteint de déficiences mentales graves et infecté par le VIH. Il fut pris en charge par les pouvoirs publics pendant toute sa vie et décéda à l’hôpital. Sa mort serait due à des négligences. Aujourd’hui, et sans avoir eu de contacts significatifs avec le jeune homme de son vivant (paragraphe 23 ci-dessus) ni avoir reçu de pouvoir ou d’instructions de sa part ou de la part d’une quelconque autre personne compétente, l’association requérante (le CRJ) entend saisir la Cour d’une requête portant notamment sur les circonstances de sa mort.
105. La Cour estime que cette affaire n’entre aisément dans aucune des catégories couvertes par la jurisprudence susmentionnée et qu’elle soulève donc une difficile question d’interprétation de la Convention relativement à la qualité pour agir du CRJ. Pour la résoudre, la Cour tiendra compte du fait que la Convention doit être interprétée comme garantissant des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires (voir Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37, et les références qui y sont citées). Elle doit aussi garder à l’esprit que ses arrêts « servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 154, série A no 25, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 89, CEDH 2012). En même temps, et comme il ressort de la jurisprudence susmentionnée concernant la qualité de victime et la notion de « qualité pour agir », la Cour doit veiller à ce que les conditions de recevabilité à remplir pour pouvoir la saisir soient interprétées de manière cohérente.
106. Pour la Cour, il est incontestable que M. Câmpeanu a été la victime directe, au sens de l’article 34 de la Convention, des circonstances qui ont abouti à son décès et qui se trouvent au cœur de la principale doléance portée devant la Cour en l’espèce, à savoir le grief tiré de l’article 2 de la Convention.
107. En revanche, la Cour ne voit pas de motifs suffisamment pertinents de considérer le CRJ comme une victime indirecte au regard de sa jurisprudence. Elle souligne à cet égard que le CRJ n’a pas démontré l’existence d’un « lien [suffisamment] étroit » avec la victime directe ; il ne prétend pas non plus avoir un « intérêt personnel » à maintenir les griefs en question devant la Cour, eu égard à la définition que la jurisprudence de la Cour donne de ces notions (paragraphes 97-99 ci-dessus).
108. De son vivant, M. Câmpeanu n’engagea devant les juridictions nationales aucune procédure pour se plaindre de sa situation médicale et juridique. Si sur le plan formel il était tenu pour une personne dotée de la pleine capacité juridique, il est clair qu’en pratique il n’a pas été traité comme tel (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, la Cour estime que compte tenu de son extrême vulnérabilité M. Câmpeanu n’était pas en mesure d’introduire lui-même une telle procédure sans soutien ni conseils juridiques adéquats. Le jeune homme se trouvait donc dans une situation totalement autre, et moins favorable, que celles examinées par la Cour dans des affaires antérieures, qui concernaient des personnes dotées de la capacité juridique, ou du moins que rien n’avait empêché d’engager une procédure de leur vivant (paragraphes 98 et 100 ci-dessus), et au nom desquelles des requêtes avaient été introduites après leur décès.
109. Après la mort de M. Câmpeanu, le CRJ engagea plusieurs procédures internes aux fins d’élucider les circonstances de celle-ci. Les investigations ayant finalement abouti à la conclusion qu’aucun acte pénalement répréhensible n’était associé au décès, le CRJ a introduit la présente requête devant la Cour.
110. La Cour attache une importance considérable au fait que ni la capacité du CRJ d’agir pour M. Câmpeanu ni ses observations soumises en son nom auprès des autorités médicales et judiciaires internes n’ont en aucune manière été mises en cause ou contestées (paragraphes 23, 27-28, 33, 37-38 et 40-41 ci-dessus). Ces initiatives, qui auraient normalement relevé de la responsabilité d’un tuteur ou d’un représentant, ont donc été prises par le CRJ sans aucune objection des autorités compétentes, lesquelles y ont donné suite et ont traité toutes les demandes leur ayant été soumises.
111. La Cour observe également qu’au moment de son décès, comme indiqué ci-dessus, M. Câmpeanu n’avait pas de proches connus et qu’à l’époque où il avait atteint l’âge de la majorité l’État n’avait chargé aucune personne compétente ni aucun tuteur de veiller à ses intérêts – juridiques ou autres –, malgré l’obligation légale prévoyant une telle mesure. Au niveau national, le CRJ n’est intervenu en tant que représentant que peu avant la mort du jeune homme, alors que celui-ci était manifestement incapable d’exprimer un quelconque souhait ou avis sur ses propres besoins et intérêts, et a fortiori sur l’opportunité d’exercer un recours. Les autorités n’ayant désigné ni tuteur légal ni autre représentant, aucune forme de représentation n’était accessible ni n’avait été mise en place pour protéger l’intéressé ou pour soumettre des observations en son nom aux autorités hospitalières, aux juridictions nationales et à la Cour (voir, mutatis mutandis, P., C. et S. c. Royaume-Uni (déc.), no 56547/00, 11 décembre 2001, et B. c. Roumanie (no 2), précité, §§ 96-97). Il convient également de noter que le principal grief fondé sur la Convention concerne des doléances tirées de l’article 2 (« droit à la vie »), que M. Câmpeanu, bien qu’étant la victime directe, ne pouvait évidemment pas présenter puisqu’il était décédé.
112. Dans le contexte qu’elle vient d’exposer, la Cour est convaincue qu’eu égard aux circonstances exceptionnelles de l’espèce et à la gravité des allégations formulées, le CRJ doit se voir reconnaître la faculté d’agir en qualité de représentant de M. Câmpeanu, même s’il n’a pas reçu procuration pour agir au nom du jeune homme et si celui-ci est décédé avant l’introduction de la requête fondée sur la Convention. Conclure autrement reviendrait à empêcher que ces graves allégations de violation de la Convention puissent être examinées au niveau international, avec le risque que l’État défendeur échappe à sa responsabilité découlant de la Convention par l’effet même de la non-désignation par lui, au mépris des obligations qui lui incombaient en vertu du droit interne, d’un représentant légal chargé d’agir au nom du jeune homme (paragraphes 59 et 60 ci‑dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, P., C. et S. c. Royaume-Uni, décision précitée, et Argeş College of Legal Advisers c. Roumanie, no 2162/05, § 26, 8 mars 2011). Permettre à l’État défendeur d’échapper ainsi à sa responsabilité serait incompatible avec l’esprit général de la Convention et avec l’obligation que l’article 34 de la Convention fait aux Hautes Parties contractantes de n’entraver en aucune manière l’exercice effectif du droit d’introduire une requête devant la Cour.
113. Reconnaître au CRJ la qualité pour agir en tant que représentant de M. Câmpeanu, c’est adopter une approche conforme à celle qui s’applique au droit à un contrôle juridictionnel visé à l’article 5 § 4 de la Convention dans le cas des « aliénés » (article 5 § 1 e)). La Cour rappelle qu’il faut dans ce contexte que l’intéressé ait accès à un tribunal et qu’il ait l’occasion d’être entendu lui-même, ou au besoin moyennant une certaine forme de représentation, sans quoi il ne peut être réputé jouir des « garanties fondamentales de procédure appliquées en matière de privation de liberté » (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 76, série A no 12). Les maladies mentales peuvent amener à restreindre ou modifier ce droit dans ses conditions d’exercice (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 39, série A no 18), mais elles ne sauraient justifier une atteinte à son essence même. En vérité, des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte (
Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 60, série A no 33). Un obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l’égal d’un obstacle juridique (Golder, précité, § 26).114. En conséquence, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à l’absence de locus standi du CRJ, celui-ci ayant la qualité de représentant de facto de M. Câmpeanu.
Constatant par ailleurs que les griefs en question ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
LE PARTICIPANT A LA PUISSANCE PUBLIQUE DE L'ÉTAT
NE PEUT PAS AVOIR LA QUALITÉ DE VICTIME
La CEDH a par exemple qualifié les monastères et la société Radio France d’organisation non-gouvernementale, en revanche une commune est considérée comme une organisation gouvernementale ne pouvant agir devant la CEDH, une banque d'État non plus.
Ljubljanska banka d.d. c. Croatie du 4 juin 2015 requête no 29003/07
Irrecevabilité d’une affaire introduite par une banque slovène contre la Croatie au motif que la banque est sous contrôle de l’État et n’a pas qualité pour introduire une requête
La Cour rappelle que des organes gouvernementaux ou des sociétés publiques sous le contrôle strict de l’État ne sont pas en droit d’introduire une requête individuelle devant la Cour européenne des droits de l’homme.
La Cour estime que, même si la Ljubljanska banka est une entité juridique distincte, elle n'est pas suffisamment indépendante de l'État sur les plans institutionnel et opérationnel et doit donc être considérée comme une organisation gouvernementale. En tant que telle, elle n'a pas qualité pour introduire une requête individuelle devant la Cour européenne des droits de l'homme, et ce indépendamment du fait qu’elle n'est pas une organisation gouvernementale dépendant de la Croatie, l'État défendeur en l’espèce.
Décision d'irrecevabilité DEMIRBAS et autres c. Turquie
du 1er décembre 2010 Requête no 1093/08 et autres
Les membres d’un conseil municipal dissous n’avaient pas qualité pour agir devant la Cour
En vertu de l’article 34 (requêtes individuelles), la Convention européenne des droits de l’homme protège les personnes physiques mais aussi les personnes morales relevant de la juridiction des États contractants.
Jurisprudence concernant la notion d’organisation gouvernementale et de commune
Si la Cour a défini l’organisation gouvernementale comme exerçant des fonctions attribuées et réglementées par la loi, elle n’a pas attribué cette définition de façon rigide et a procédé à des examens cas par cas, indépendamment du statut attribué en droit interne. Ainsi, la Cour a par exemple qualifié des monastères requérants d’organisation non-gouvernementale – ayant donc qualité pour agir devant elle – notamment parce qu’ils n’exerçaient pas de prérogatives de puissance publique, que leurs objectifs n’étaient pas d’administration publique et que les conseils monastiques avaient pour seul pouvoir de réglementer la vie spirituelle et l’administration interne de chaque monastère. La Cour a également qualifié la société Radio France d’organisation non-gouvernementale, en dépit de ses missions de service publique et de son principal financement par l’Etat, en raison notamment de son indépendance par rapport aux autorités politiques.
La jurisprudence de la Cour concernant les communes est plus uniforme. Il a en effet été établi à plusieurs reprises que les autorités décentralisées qui exercent des fonctions publiques ne peuvent introduire une requête car, quel que soit leur degré d’autonomie, elles exercent une partie de la puissance publique et, ainsi, leurs actes ou omissions engagent la responsabilité de l’Etat en vertu de la Convention. La Cour a toujours retenu comme critère la compétence des communes à exercer la puissance publique, sans égard à l’acte (qui peut être de caractère privé) ou la procédure qui est contestée devant elle (litige avec le gouvernement central par exemple).
En dépit des conséquences sur les requérants de la dissolution du conseil municipal, c’est dans le cadre de leurs fonctions officielles de maire et membres du conseil municipal de Sur qu’ils ont agi, et non à titre personnel. De plus, la procédure litigieuse ne visait pas chacun d’eux personnellement, puisque tous les sept membres dissidents du conseil ont été déchus de leurs fonctions. La Cour observe que la loi ne les empêchait pas, à titre personnel, en tant que personnes physiques, de publier des brochures dans des langues non-officielles. L’acquittement de M. Demirbaş à l’issue de la procédure pénale à son encontre l’indique d’ailleurs clairement. La liberté d’expression dont il est question dans cette affaire est donc celle d’une personne morale – la commune – dont les requérants font partie, et non de la leur individuellement. Ainsi, l’ingérence des autorités a touché la liberté de la commune. Les droits et libertés invoqués par les requérants ne les concernaient pas individuellement, ni en tant que « groupe de particuliers » pouvant se prétendre victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention.
MARTINIE c. FRANCE du 12 AVRIL 2006 Requête no58675/00
"26. La Cour souligne que la question qui se pose en l’espèce est, précisément, celle de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à la procédure devant la Cour des comptes lorsque celle-ci est saisie en appel d’un jugement d’une chambre régionale des comptes mettant un comptable public en débet.
Elle relève à cet égard que l’existence d’une « contestation » sur une « obligation » du requérant n’est pas controversée. Il suffit en conséquence de déterminer si l’ « obligation » en cause a un « caractère civil », au sens de l’article 6 § 1. Pour ce faire, il convient en principe de mettre en balance les aspects de droit privé et les aspects de droit public que présente l’affaire (voir, par exemple, l’arrêt Feldbrugge c. Pays-Bas du 29 mai 1986, série A no 99, §§ 26-40).
27. Dans le cadre de l’affaire Pellegrin à laquelle se réfère le Gouvernement, la Cour s’est trouvée confrontée à la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à un litige opposant un agent contractuel non titulaire de la fonction publique à l’administration qui l’employait, l’intéressé contestant devant les juridictions internes la décision de radiation des effectifs prise à son encontre.
La Cour, dans l’arrêt Pellegrin, a d’abord rappelé l’état de la jurisprudence antérieure (paragraphe 59 de l’arrêt).
Selon celle-ci, le principe était que « les contestations concernant le recrutement, la carrière et la cessation d’activité des fonctionnaires sortent, en règle générale, du champ d’application de l’article 6 § 1 ». Toutefois, ce principe d’exclusion, a observé la Cour, a été limité et explicité dans un certain nombre d’affaires. En particulier, l’article 6 § 1 avait été considéré comme applicable lorsque la revendication de l’agent avait trait à un droit « purement patrimonial » ou « essentiellement patrimonial » et ne mettait pas en cause « principalement des prérogatives discrétionnaires de l’administration ».
La Cour a estimé (paragraphe 60) que, « telle qu’elle est, cette jurisprudence comporte une marge d’incertitude pour les Etats contractants quant à l’étendue de leurs obligations au titre de l’article 6 § 1 dans des contestations soulevées par les employés du service public au sujet de leurs conditions de service ».
La Cour a, dans ces conditions, souhaité « mettre un terme à l’incertitude qui entoure l’application des garanties de l’article 6 § 1 aux litiges entre l’Etat et ses agents» (paragraphe 61). Elle a estimé qu’il convenait « d’adopter un critère fonctionnel, fondé sur la nature des fonctions et des responsabilités exercées par l’agent » (paragraphe 64). Selon elle, « sont seuls soustraits au champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention les litiges des agents publics dont l’emploi est caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique dans la mesure où celle-ci agit comme détentrice de la puissance publique chargée de la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques » (paragraphe 66). « En pratique la Cour examinera, dans chaque cas, si l’emploi du requérant implique – compte tenu de la nature des fonctions et des responsabilités qu’il comporte – une participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques » (ibidem).
28. L’arrêt Pellegrin a ainsi constitué un revirement de jurisprudence, et il a été depuis lors confirmé, quant aux principes qu’il a édicté et au critère d’applicabilité de l’article 6 § 1 qu’il a dégagé, par de très nombreux arrêts et décisions de la Cour (voir par exemple, entre autres précédents, Frydlender c. France, arrêt du 27 juin 2000 [GC], CEDH 2000–VII, Linde Falero c. Espagne, no 51535/99, décision du 21 juin 2000, Rey et autres c. France, arrêt du 5 octobre 2004, no 68406/01, Czech c. Pologne, arrêt du 15 novembre 2005, no 49034/99).
29. Il y a donc lieu de rechercher si l’emploi du requérant impliquait, au sens de cette jurisprudence, une participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques.
30. La Grande Chambre conclut à l’applicabilité de l’article 6 § 1 comme la chambre dans sa décision sur la recevabilité précitée, mais par un raisonnement différent. En effet, la chambre s’était fondée principalement sur la nature particulière du litige opposant le requérant à l’Etat, pour en tirer la conclusion que les obligations mises à la charge du requérant étaient de caractère « civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, les aspects de droit privé prédominant en l’espèce. Pour la Grande Chambre, il convient plutôt, comme y invitait l’arrêt Pellegrin, d’examiner l’emploi du requérant, la nature de ses fonctions et les responsabilités qu’il comportait. Or, il s’agissait d’un agent de l’Education nationale, nommé par arrêté du Recteur d’Académie agent comptable d’un lycée, et chargé à ce titre de la comptabilité d’un établissement d’enseignement secondaire, ainsi que de celle d’un centre créé en son sein et dépourvu de la personnalité morale. Ni la nature des fonctions qu’exerçait le requérant, ni les responsabilités qu’elles comportaient ne peuvent le faire regarder comme participant à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques », sauf à envisager ces notions de façon extensive, alors qu’il faut retenir, conformément à l’objet et au but de la Convention, une interprétation restrictive des exceptions aux garanties de l’article 6 § 1 (arrêt Pellegrin, § 64 précité).
Partant, la Cour conclut que, eu égard à l’emploi qui lui avait été confié, le litige opposant le requérant à l’Etat entre bien dans le champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention."
L'ÉTAT DOIT ÊTRE SIGNATAIRE DE LA CONVENTION
ARTICLE 1er DE LA CONVENTION
"Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention"
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- LES DROITS DE L'HOMME NE SONT PROTÉGÉS QUE QUAND L'ÉTAT A ADHÉRÉ A LA CONVENTION
- L'ÉTAT DOIT EXERCER SON POUVOIR SUR LE TERRITOIRE CONCERNÉ
- UNE SOCIÉTÉ PRIVÉE DONT L'UNIQUE ACTIONNAIRE EST L'ÉTAT ENGAGE LA RESPONSABILITÉ DE L'ÉTAT
- L'ÉTAT NE VEUT PAS QUE LE REQUÉRANT MENT
- L'ÉTAT NE PEUT PAS REPRESENTER UNE PERSONNE DE DROIT PRIVÉ QUI N'EST PAS UNE ONG
L'ÉTAT DOIT AVOIR SIGNÉ LA CONVENTION
République démocratique du Congo c. Belgique du 29 octobre 2020 requête n° 16554/19
Irrecevabilité : La Convention ne permet pas à la République démocratique du Congo de saisir la CEDH
Dans cette affaire, la République démocratique du Congo se plaignait de la motivation des arrêts rendus par la cour d’appel de Bruxelles et par la Cour de cassation quant à la détermination du point de départ du délai de prescription d’une action civile. Elle invoquait les articles 6 § 1 (droit à un procès équitable) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des droits de l’homme.
La Cour précise que seuls les Hautes parties contractantes, les personnes physiques, les groupes de particuliers, ainsi que les organisations non gouvernementales sont habilitées à introduire une requête devant elle, sur le fondement des articles 33 (affaires interétatiques) et 34 (requêtes individuelles) de la Convention.
La République démocratique du Congo ne fait partie d’aucune de ces catégories de requérants. Par conséquent, la Convention ne l’autorise pas à saisir la Cour. La requête est donc incompatible « ratione personae » avec les dispositions de la Convention.
FAITS
La requête a été introduite par la République démocratique du Congo. Cette dernière était actionnaire minoritaire dans une société minière de droit zaïrois qui fut liquidée au cours des années 1990. En 2005, la République démocratique du Congo se constitua partie civile dans une procédure pénale menée à l’encontre de plusieurs personnes et de plusieurs sociétés commerciales, pour usage de faux. Elle demanda au tribunal de première instance de Bruxelles de lui accorder une indemnisation pour le dommage qu’elle estimait avoir subi. En 2006, le tribunal de première instance se déclara partiellement incompétent concernant la demande de constitution de partie civile et déclara prescrites les autres demandes civiles formulées par celle-ci. La République démocratique du Congo fit opposition, puis interjeta appel. En 2017, la cour d’appel de Bruxelles conclut à la prescription de l’action civile introduite par l’intéressée. Cette dernière se pourvut en cassation, se plaignant de la motivation de la juridiction d’appel. L’année suivante, la Cour de cassation rejeta son pourvoi.
DECISION CEDH
La requête a été introduite par la République démocratique du Congo. Toutefois, il ne s’agit pas d’une requête interétatique au sens de l’article 33 de la Convention, ce mode de saisine étant réservé aux « Hautes parties contractantes », dont la République démocratique du Congo ne fait pas partie. La question se pose donc de savoir si la République démocratique du Congo peut être assimilée à l’une des catégories de requérants autorisés à saisir la Cour d’une requête individuelle aux termes de l’article 34 de la Convention. La Cour précise tout d’abord que la République démocratique du Congo n’est pas une personne physique, ni un groupe de particuliers. Elle analyse ensuite si la République démocratique du Congo peut être assimilée à une organisation non gouvernementale. Elle rappelle qu’elle a défini les « organisations gouvernementales » par opposition aux « organisations non gouvernementales », comme des personnes morales qui participent à l’exercice de la puissance publique ou qui gèrent un service public sous le contrôle des autorités. Elle a affirmé qu’il y avait lieu de prendre en considération le statut juridique de la personne morale et, le cas échéant, les prérogatives qui lui sont données, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel s’inscrit celle-ci, ainsi que son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques. Par ailleurs, elle a déjà jugé que les autorités décentralisées de l’État qui exercent des fonctions publiques ne peuvent introduire une requête devant les organes de la Convention car, quel que soit leur degré d’autonomie, elles exercent une partie de la puissance publique et leurs actes ou omissions engagent la responsabilité de l’État en vertu de la Convention. Par conséquent, la République démocratique du Congo ne saurait être considérée comme une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 et elle ne relève donc d’aucune des trois catégories énoncées à l’article 34 de la Convention. La requête est donc incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et est rejetée
MOTIVATIONS DE LA CEDH
12. La Cour constate que la présente requête, introduite par la République démocratique du Congo, n’est pas assimilable à une requête interétatique au sens de l’article 33 de la Convention, ce mode de saisine de la Cour étant réservé aux « Hautes parties contractantes », dont la République démocratique du Congo ne fait pas partie.
13. La question se pose de savoir si la requérante peut être assimilée à l’une des catégories de requérants autorisés à saisir la Cour d’une requête individuelle aux termes de l’article 34 de la Convention.
14. À l’évidence, la République démocratique du Congo ne saurait être considérée comme une personne physique ou comme un groupe de particuliers.
15. Il reste donc à analyser si la requérante peut être assimilée à une organisation non gouvernementale.
16. La Cour a jugé qu’une personne morale « qui se prétend victime d’une violation par l’une des hautes parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles » peut se porter requérante devant elle, pour peu qu’elle ait la qualité d’ « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention (voir Radio France et autres c. France (déc.), no 53984/00, § 26, CEDH 2003‑X (extraits)).
17. La Cour rappelle qu’elle a défini les « organisations gouvernementales », par opposition aux « organisations non gouvernementales », comme des personnes morales qui participent à l’exercice de la puissance publique ou qui gèrent un service public sous le contrôle des autorités. Elle a affirmé qu’il y avait lieu de prendre en considération le statut juridique de la personne morale et, le cas échéant, les prérogatives qui lui sont données, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel s’inscrit celle-ci, ainsi que son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques (voir Radio France et autres, décision précitée, § 25).
18. La Cour a aussi jugé à plusieurs reprises que les autorités décentralisées de l’État qui exercent des fonctions publiques ne peuvent introduire une requête devant les organes de la Convention car, quel que soit leur degré d’autonomie, elles exercent une partie de la puissance publique et, ainsi, leurs actes ou omissions engagent la responsabilité de l’État en vertu de la Convention (voir, parmi d’autres, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, §§ 148-149, CEDH 2004‑II).
19. Il résulte des principes qui précèdent que la République démocratique du Congo ne saurait être considérée comme une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 et qu’elle ne relève donc d’aucune des trois catégories énoncées à l’article 34 de la Convention.
20. La référence opérée par la requérante à l’arrêt Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran c. Turquie (no 40998/98, CEDH 2007‑V) ne saurait conduire à invalider ces constats. Dans cette affaire, avant de reconnaître le locus standi de la société requérante, la Cour avait relevé que « la société requérante [fonctionnait] comme une société commerciale et que rien ne [donnait] à penser que la requête à l’étude [avait] été en réalité soumise par la République islamique d’Iran, qui n’est pas partie à la Convention ». Or, en l’espèce, la requête n’est pas introduite par une personne morale exerçant des activités commerciales qui seraient soumises au droit commun de la République démocratique du Congo voire par une personne morale de droit public qui ne participerait pas à l’exercice de la puissance publique et qui serait totalement indépendante de l’État (a contrario, Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran, précité, §§ 80-81, à comparer avec Ljubljanska banka d.d. c. Croatie (déc.), no 29003/07, §§ 54-55, 12 mai 2015), mais bien par la République démocratique du Congo elle-même.
21. Il s’ensuit que la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Chong et autres c. Royaume-Uni du 4 octobre 2018 requête n° 29753/16
IRRECEVABILITE RATIONAE TEMPORIS : L'affaire relative au massacre de Batang Kali perpétré par des soldats britanniques en 1948 est irrecevable car la convention ne date que de 1950, soit deux ans plus tard et le Royaume Uni n'y a adhéré qu'en 1966 pour intégrer la Communauté européenne en 1972.
L’affaire concernait le massacre de 24 hommes en décembre 1948 par des soldats britanniques dans le village de Batang Kali, dans le Selangor, qui est aujourd’hui l’un des États malaisiens mais faisait autrefois partie de l’Empire britannique.
D’après le récit officiel, les 24 hommes, sympathisants présumés d’une insurrection communiste, avaient été tués alors qu’ils tentaient de s’échapper, mais les villageois qui ont survécu et les requérants en l’espèce, proches des personnes défuntes, allèguent que celles-ci ont été assassinées de sang-froid. Devant la Cour européenne, les requérants dénonçaient une absence d’enquête publique approfondie et indépendante sur le massacre.
La CEDH a jugé que le grief des requérants échappait à sa compétence (ratione temporis) au motif que les décès étaient survenus plus de dix ans avant l’octroi au justiciable par le Royaume-Uni du droit de saisine directe et individuelle de la Cour. En tout état de cause, les nouveaux éléments dans cette affaire étaient apparus dès les années 1970, lorsque les soldats reconnurent avoir reçu pour ordre de perpétrer le massacre, de sorte que les requérants ont introduit leur requête bien après le délai fixé par la Convention.
LES FAITS
Les requérants, Nyok Keyu Chong, Ah Yin Lim, Kok Lim, Ah Choi Loh Kon Fook Loh et Kum Thai Wooi, sont des proches des hommes qui ont été tués. De nationalité malaisienne, ils sont nés respectivement en 1961, 1937, 1939, 1941 et 1942. Ils habitent dans le Selangor, le Johor Bahru, le Pahang, et à Kuala Lumpur (Malaisie). La tuerie eut lieu peu après la fin de la Seconde guerre mondiale, au cours d’une insurrection communiste connue sous le nom de « Malayan Emergency » (état d’urgence malais). D’après le récit officiel des événements, une patrouille des Scots Guards envoyée dans le village pour prendre en embuscade les insurgés mit la main sur des personnes considérées comme des « bandits » et ouvrit le feu sur elles lorsqu’elles tentèrent de s’échapper. Les villageois qui ont survécu allèguent en revanche que ces personnes, non armées, avaient été rassemblées, puis que les hommes avaient été séparés des femmes et des enfants avant d’être assassinés de sang-froid. Les autorités britanniques prirent des mesures d’investigation en 1948 et en 1970, de même que la police royale malaise en 1993, mais aucune enquête publique digne de ce nom n’a jamais été conduite. Les investigations en 1970 avaient pour origine les déclarations sous serment faites par plusieurs guardsmen devant les médias, qui ont dit que les villageois n’avaient pas cherché à s’enfuir et qu’ils avaient reçu pour ordre de massacrer ces derniers. Les guardsmen confirmèrent leurs déclarations devant les autorités de poursuite. L’Attorney General prononça toutefois le classement sans suite des investigations au motif que, selon toute vraisemblance, les preuves nécessaires à des poursuites ne pourraient être rassemblées en nombre suffisant. De la même manière, la police royale malaise classa le dossier sans suite en 1997 pour insuffisance de preuves. En 2011, les requérants attaquèrent le refus d’ouverture d’enquête opposé par deux secrétaires d’État. Les juridictions internes, dont la Cour suprême en dernier ressort en 2015, déclarèrent ces recours irrecevables au motif soit qu’ils sortaient du champ d’application de la Convention européenne (ratione materiae), soit qu’il y avait prescription (ratione temporis).
IRRECEVABILITE
Il n’est pas contesté que, si les événements de Batang Kali devaient se reproduire aujourd’hui, le Royaume-Uni aurait l’obligation de conduire une enquête conforme à l’article 2. De plus, si les autorités britanniques et malaisiennes ont pris des mesures d’investigation, rien n’indique que celles-ci soient à même de satisfaire aux exigences de cette disposition. La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure1 selon laquelle l’État est tenu de conduire une enquête effective sur les décès antérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention survenus sur son territoire dès lors qu’il existe un « lien véritable » entre l’événement en question et l’entrée en vigueur de la Convention. Le lien ne peut être établi, premièrement, que si le délai écoulé entre l’événement et l’entrée en vigueur de la Convention ne dépasse pas dix ans et, deuxièmement, que si l’essentiel de l’enquête a été conduit (ou aurait dû être conduit) après l’entrée en vigueur de la Convention. La Cour admet que, même dans l’hypothèse où le critère du « lien véritable » ne serait pas satisfait, il peut exister des situations extraordinaires où la compétence de la Cour peut être confirmée par la nécessité de protéger les valeurs qui sous-tendent la Convention (« le critère des valeurs de la Convention »). La jurisprudence antérieure de la Cour concerne pour une bonne partie des pays qui ont accordé le droit de recours individuel à la même date que celle de l’entrée en vigueur de la Convention sur leur territoire. Tel n’est pas le cas du Royaume-Uni, où la Convention est entrée en vigueur en 1953 mais où le droit de recours individuel a été accordé en 1966. Dès lors, avant d’appliquer le critère du « lien véritable », la Cour doit dire laquelle de ces deux dates est celle à retenir pour délimiter sa compétence temporelle. Elle estime qu’il ressort manifestement de sa jurisprudence que la date pertinente est celle de la reconnaissance du droit de recours individuel. Dix-huit années séparant les décès (en 1948) de l’octroi du droit de recours individuel au RoyaumeUni (1966), le délai de dix ans fixé par la jurisprudence de la Cour est dépassé, de sorte qu’il ne peut y avoir de « lien véritable » entre les deux. Le critère des « valeurs de la Convention » n’est pas davantage applicable à des événements antérieurs à l’adoption de la Convention en 1950, car c’est seulement cette année-là que la Convention est née en tant que traité international de protection des droits de l’homme. En somme, la Cour conclut qu’elle n’a pas compétence pour examiner le grief des requérants car celui-ci échappe à sa jurisprudence temporelle (ratione temporis). En tout état de cause, l’affaire a été présentée bien après le délai d’introduction des requêtes, d’une durée de six mois. Dès les années 1970, lorsque sont apparus de nouveaux éléments importants, les requérants étaient censés savoir qu’il y avait un défaut d’enquête pénale effective. Si d’autres éléments sont apparus postérieurement, ils n’ont fait que corroborer le récit auquel les requérants ont toujours cru et que les soldats avaient déjà confirmé dans une large mesure dans leurs dépositions sous serment faites en 1969-1970. La requête ne peut donc passer pour avoir été introduite « avec la diligence requise ».
L'ÉTAT DOIT EXERCER SUR LE TERRITOIRE
Hassan IQUIOUSSEN c. France requête n° 37555/22 irrecevabilité
Irrecevabilité : le requérant expulsé vers le Maroc se sauve en Belgique d'où il est ensuite expulsé au Maroc où il vit tranquillement. La france n'est donc pas responsable de son expulsion
L'imam qui s'est expulsé lui - même en Belgique
CEDH
19. En premier lieu, s’agissant des griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention, la Cour souligne tout d’abord que les autorités françaises n’ont pas pris de décision portant expulsion du requérant vers le Royaume de Belgique. Elle relève ensuite que c’est à la suite de son départ volontaire vers la Belgique que le requérant a fait l’objet d’une décision d’éloignement vers le Maroc prise par l’Office des Étrangers du Royaume de Belgique. Cette décision a été exécutée et le requérant a été effectivement éloigné vers le Maroc où il réside toujours depuis lors. Le requérant s’étant rendu volontairement sur le territoire belge et n’ayant pas fait de demande d’asile, la présente requête doit être distinguée des affaires de refoulement indirect dans le cadre de l’application du règlement Dublin (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 342-343, CEDH 2011, et les références qui y sont citées).
20. En second lieu, selon la jurisprudence constante de la Cour, la décision d’un État contractant de renvoyer une personne – et a fortiori le renvoi lui-même – peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le renvoie vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à cette disposition. Si une responsabilité se trouve ou peut se trouver engagée sur le terrain de la Convention, c’est celle de l’État contractant qui renvoie, du chef d’un acte qui a pour résultat direct d’exposer quelqu’un à des mauvais traitements prohibés ou à d’autres violations de la Convention (Nasr et Ghali c. Italie, no 44883/09, §§ 242-245, 23 février 2016). Dans ces conditions, la Cour considère que les atteintes alléguées aux articles 3 et 8 de la Convention du fait de l’expulsion du requérant et de son renvoi au Maroc ne sont pas imputables aux autorités de l’État défendeur. Il s’ensuit que les griefs susvisés sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a).
21. S’agissant des griefs tirés des articles 9 et 10 de la Convention, la Cour rappelle que le requérant est tenu d’épuiser le recours en annulation à l’encontre des arrêtés ministériels portant expulsion, retrait de la carte de résident et fixant le pays de destination (voir en ce sens Lounis c. France (déc.), no 49137/99, 25 avril 2002, A.S. c. France, no 46240/15, § 84, 19 avril 2018, voir a contrario, s’agissant de griefs tirés de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4 de la Convention, De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 82-83, CEDH 2012). Or, ce recours au fond est actuellement pendant devant le tribunal administratif de Paris.
22. La Cour juge que, contrairement à ce qu’exige l’article 35 § 1 de la Convention, les voies de recours internes n’ont pas été épuisées, la procédure à l’origine des questions litigieuses sur le terrain de la Convention étant toujours en cours. Il en découle que cette partie de la requête est irrecevable.
23. L’article 13 n’est applicable que si le requérant peut prétendre « de manière défendable » avoir été victime d’une violation d’un autre droit prévu par la Convention (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131). En l’espèce, la Cour a conclu que le grief tiré de l’article 8 de la Convention était incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) (voir paragraphe 20 ci-dessus).
24. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 13 combiné à l’article 8 de la Convention est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a).
Falkauskienė c. Lituanie du 21 septembre 2017 requête n o 42307/09
Irrecevabilité : Grief relatif à la perte d’un dépôt bancaire en devises étrangères après l’indépendance de la Lituanie : irrecevable car l'État n'est pas le même. La Lituanie n'est pas l'ancienne république de l'URSS.
Article 1 du Protocole n o 1 (protection de la propriété)
La Cour juge d’abord que le litige qui oppose Mme Falkauskienė à l’État lituanien porte principalement sur la question de savoir si le dépôt a été fait dans une banque soviétique ou dans une banque lituanienne. Elle observe que les juges nationaux ont conclu, à trois degrés de juridiction, que la banque où Mme Falkauskienė avait déposé son héritage n’avait pas été restructurée en banque lituanienne indépendante et que, dès lors, l’État lituanien n’avait jamais contracté l’obligation de restituer à Mme Falkauskienė le montant de son dépôt, celui-ci n’ayant pas été transféré à une banque lituanienne. La Cour rappelle qu’elle ne pourrait remettre en cause l’appréciation faite par les juges nationaux de l’affaire de Mme Falkauskienė qu’en présence d’éléments indiquant clairement que cette appréciation a été arbitraire. Or elle considère que même s’il y a une certaine confusion quant au point de savoir quelle banque opérait réellement dans le pays, rien ne permet de dire que l’appréciation faite par les autorités internes ait été arbitraire. Elle note à cet égard que cette appréciation reposait sur une analyse approfondie des documents disponibles. Elle observe également que, d’une part, les autorités lituaniennes ont toujours dit que la restitution des dépôts tels que celui de Mme Falkauskienė dépendrait de l’issue des négociations avec la Russie – négociations qui, jusqu’à présent, n’ont pas abouti – et que, d’autre part, la Lituanie, qui a été occupée et annexée par l’Union soviétique, n’est pas le successeur de cet État et n’a repris aucune des obligations concernant les fonds en devises déposées dans des banques soviétiques. Enfin, elle constate que Mme Falkauskienė a été partiellement indemnisée, conformément aux engagements pris par la Lituanie dans son droit interne relativement aux dépôts perdus. En conséquence, la Cour déclare irrecevable, à la majorité, le grief que Mme Falkauskienė tirait de l’article 1 du Protocole n o 1.
Article 6 § 1
La Cour constate que ce n’est qu’en dernière instance, devant la Cour suprême, que Mme Falkauskienė a introduit une demande dûment motivée d’exemption des frais de justice à raison de sa situation financière. Il a été fait droit à cette demande et on ne lui a demandé de payer qu’une somme modique, équivalant à 29 euros environ. Mme Falkauskienė a donc disposé d’un recours interne effectif. Or elle n’en a fait usage ni en première instance ni en appel. La Cour juge donc, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 6 § 1 irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
Muradyan c. Arménie du 24 novembre 2016 requête no 11275/07
Les autorités arméniennes sont responsables de l’ineffectivité de l’enquête sur le décès d’un appelé en République du Haut-Karabakh
L’affaire concerne le décès d’un appelé, Suren Muradyan, stationné en République du Haut-Karabakh (non reconnue). Le père de Suren, le requérant en l’espèce,
alléguait que son fils était décédé à la suite de mauvais traitements infligés par ses supérieurs, sur un territoire occupé par l'Arménie.
Juridiction (Article 1)
Le fils de M. Muradyan est décédé durant son service militaire obligatoire dans les forces armées de la République du Haut-Karabakh (non reconnue), située hors des frontières du territoire arménien. La partie initiale et la plus cruciale de l’enquête sur ce décès a été menée non pas par les autorités arméniennes mais par les autorités du Haut-Karabakh. La Cour a donc décidé d’examiner si le décès du fils de M. Muradyan peut être considéré comme relevant de la juridiction du gouvernement arménien. La Cour rappelle que, dans une affaire de principe récente2, elle a estimé que la République d’Arménie exerçait un contrôle effectif sur le Haut-Karabakh et les territoires avoisinants. L’Arménie était donc tenue de garantir dans cette région les droits et libertés définis dans la Convention. De plus, la responsabilité de cet État au regard de la Convention ne se limitait pas aux actes commis par ses soldats ou fonctionnaires opérant dans le Haut-Karabakh, mais s’étendait également aux actes de l’administration locale qui survivait grâce au soutien militaire ou autre soutien arménien. Par conséquent, la Cour conclut que les griefs de M. Muradyan au sujet du décès de son fils et de l’enquête y relative relèvent de la juridiction de l’Arménie, et engagent donc la responsabilité de ce pays au regard de la Convention.
L’enquête sur le décès de Suren Muradyan (volet procédural de l’article 2)
Ni l’une ni l’autre des parties ne conteste que Suren Muradyan est décédé à la suite d’une rupture de la rate.
Toutefois, la Cour a des doutes quant à l’explication officielle – à savoir que Suren avait reçu accidentellement un coup à l’abdomen durant une dispute en public avec ses supérieurs – pour cette blessure mortelle. En fait, bien qu’il existât des éléments suffisants indiquant que Suren avait subi cette blessure à la suite de mauvais traitements infligés par des officiers de haut rang, les autorités n’ont pas pleinement exploité cette piste d’enquête.
La Cour relève en particulier un certain nombre de graves déficiences dans l’enquête.
Tout d’abord, les témoignages d’autres militaires semblent indiquer que Suren n’a commencé à se sentir mal qu’après avoir été emmené à plusieurs reprises dans le bureau du commandant en exercice de son unité, c’est-à-dire après la dispute avec ses supérieurs qui s’était déroulée en public. Malgré ces éléments, les trois officiers de haut rang concernés n’ont pas été immédiatement isolés et n’ont été interrogés que deux, trois et dix jours plus tard. Durant leur interrogatoire, ces officiers ont nié que des mauvais traitements avaient été infligés et leurs témoignages ont été admis sans difficulté et sans autre investigation. En outre, en ce qui concerne les deux militaires qui ont été convoqués en même temps que Suren chez le commandant en exercice de l’unité, on ne peut exclure que, par crainte de représailles dans l’unité militaire où ils étaient toujours en service, ils n’aient pas mentionné de mauvais traitements dans leurs dépositions. De plus, les autorités n’ont pris aucune mesure de protection – par exemple le transfert de ces militaires dans une autre unité – pour assurer leur sécurité. Il est particulièrement frappant de constater que les autorités d’enquête n’ont attaché aucune importance au fait que le commandant en exercice de l’unité avait été impliqué dans l’infliction de violences à l’un des autres militaires, G.M., qui avait également été convoqué dans le bureau du commandant dans le cadre du même incident. Même lorsque deux témoins – qui avaient été en relation avec Suren à l’hôpital peu avant son décès – ont explicitement déclaré que celui-ci leur avait dit qu’il avait été maltraité par trois officiers de son unité, les autorités n’ont pas réorienté leur enquête et ont continué à s’attacher à la dispute publique de Suren avec ses supérieurs.
En fait, il semble que toute l’enquête, notamment l’ensemble des expertises médicales (en particulier les explications contradictoires et peu probantes quant au diagnostic de malaria), ait visé à justifier la version selon laquelle la rupture de la rate de Suren avait été provoquée par un coup accidentel, alors même que cette explication n’avait été avancée que deux ans après l’incident par l’un des officiers impliqués, dont l’objectivité en tant que témoin pouvait en soi être mise en question. En outre, aucune tentative n’a été faite pour vérifier s’il était médicalement possible que Suren commençât à se sentir mal le 24 juillet 2002, alors qu’il aurait subi la blessure à la rate le 21 juillet 2002 lors de la dispute avec ses supérieurs. Enfin, la Cour ne peut ignorer un rapport du commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe mentionnant diverses formes de mauvais traitements dans l’armée arménienne et des décès hors combat, ainsi que l’impunité à cet égard. La Cour conclut donc que les autorités, en violation de l’article 2, n’ont pas mené d’enquête effective sur les circonstances dans lesquelles Suren Muradyan a été victime d’une rupture de la rate et est décédé.
Le décès de Suren Muradyan (volet matériel de l’article 2)
Ayant conclu à l’ineffectivité de l’enquête, la Cour estime que les autorités n’ont pas fourni d’explication plausible pour la blessure subie par Suren Muradyan et pour son décès ultérieur, également en violation de l’article 2.
Allégations de mauvais traitements et assistance médicale inadéquate (articles 2, 3 et 13)
Eu égard à ses conclusions sur le terrain de l’article 2, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés des articles 2, 3 et 13 relativement au défaut d’assistance médicale adéquate, aux mauvais traitements que Suren Muradyan aurait subis de la part de ses supérieurs et à l’absence d’enquête effective des autorités sur ces allégations.
SOCIÉTÉ PRIVÉE DONT L'UNIQUE ACTIONNAIRE EST L'ÉTAT
ENGAGE LA RESPONSABILITÉ DE L'ÉTAT
SAVOTCHKO c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA du 28 mars 2017 Requête no 33074/04
Violation de l'article 8 pour atteinte à la vie familiale causée par la distribution de données téléphoniques de la part d'une société privée dont l'unique actionnaire est l'État.
Cette société privée engage par conséquent la responsabilité de l'État.
28. La Cour observe que la divulgation dénoncée dans la présente affaire est imputée à une société privée. Elle constate cependant que l’État est l’unique actionnaire de ladite société. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que les actions de la société M. engagent la responsabilité de l’État défendeur au regard de la Convention, et elle note à ce sujet que ce point ne prête pas à controverse entre les parties.
29. La Cour rappelle ensuite que les appels téléphoniques reçus dans des locaux privés sont compris dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » visées à l’article 8 § 1 de la Convention (Halford c. Royaume-Uni, 25 juin 1997, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III, et Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 44, CEDH 2000‑II). Elle redit également que l’exploitation d’informations se rapportant à des conversations téléphoniques, notamment les dates et durées de celles-ci ainsi que les numéros composés, peut poser problème au regard de l’article 8 de la Convention, ces éléments faisant « partie intégrante des communications téléphoniques » (Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 84, série A no 82, et Copland c. Royaume-Uni, no 62617/00, § 43, CEDH 2007‑I). Ainsi, pareilles informations s’analysent en des données à caractère personnel (Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 60, 1er mars 2007).
30. En l’occurrence, la Cour estime que la divulgation, sans le consentement de la requérante, des données à caractère personnel se rapportant aux services de téléphonie fixe fournis à celle-ci ainsi que leur utilisation à son encontre dans le cadre d’une procédure civile ont sans doute constitué une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressée au respect de sa vie privée et de sa correspondance, au sens de l’article 8 de la Convention (Copland, précité, § 44, et Heglas, précité, § 61).
31. Il incombe dès lors à la Cour de rechercher si cette ingérence se justifiait au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, et notamment si elle était « prévue par la loi ».
32. La Cour remarque que, dans le cadre de la procédure engagée par la requérante contre la société M., la première instance et la cour d’appel se sont limitées à dire que la divulgation des données litigieuses était légale, sans préciser toutefois quelle norme spécifique était applicable en l’espèce (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Elle note ensuite que la Cour suprême de justice a fait référence à l’article 15 de la loi relative à la profession d’avocat pour conclure à la légalité des actions de Me O.M. et de la société M. (paragraphe 15 ci-dessus). Elle relève cependant que cette disposition, en vigueur au moment des faits, régissait les relations entre les avocats et les autorités étatiques et qu’elle ne contenait aucune mention quant au droit des avocats de demander et d’obtenir l’accès à des données à caractère personnel (paragraphe 18 ci-dessus).
33. La Cour constate en outre que, dans ses observations, le Gouvernement a soutenu que la divulgation des informations litigieuses était conforme aux dispositions de la loi relative à l’accès à l’information et à celles de la loi relative aux télécommunications. À ce sujet, elle note tout d’abord que les tribunaux nationaux n’ont aucunement mentionné ces normes, comme base légale, pour justifier l’ingérence en cause. Elle souligne que, même si cela avait été le cas, la société M. n’était autorisée à divulguer des informations à caractère personnel sans le consentement de la requérante, en application de l’article 8 § 8 de la loi relative à l’accès à l’information (paragraphe 17 ci-dessus), qu’en présence d’une décision judiciaire l’y obligeant. La Cour ne peut que constater qu’une telle décision n’avait pas été adoptée en l’espèce. Elle note par ailleurs que, en vertu de l’article 4 de la loi relative aux télécommunications, les informations relatives aux services téléphoniques fournis pouvaient être transmises à des personnes dûment investies du droit d’en demander la divulgation (paragraphe 16 ci‑dessus). Or ni les instances nationales ni le Gouvernement n’ont établi que Me O.M. était dûment investi de ce droit.
34. En résumé, la Cour relève que les dispositions internes pertinentes en l’espèce interdisaient, sous réserve de quelques exceptions, la divulgation des informations litigieuses. Elle observe qu’il n’apparaît pas que ces exceptions eussent été applicables dans le cas de la requérante et que, de surcroît, le Gouvernement n’est pas parvenu à prouver le contraire.
35. Il s’ensuit que l’ingérence constatée n’était pas « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 8 de la Convention. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner la question de la nécessité de l’ingérence. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef de la requérante.
L'ÉTAT NE VEUT PAS QUE LE REQUÉRANT MENT
PETROIU c. ROUMANIE du 7 février 2017 Requête no 33055/09
Révision d'un arrêt car le requérant n'avait pas donné toutes les preuves de ses dires et il avait menti
16. La Cour rappelle que, selon l’article 44 de la Convention, ses arrêts sont définitifs et que, dans la mesure où elle remet en question ce caractère définitif, la procédure de révision, non prévue par la Convention mais instaurée par son règlement, revêt un caractère exceptionnel, d’où l’exigence d’un examen strict de la recevabilité de toute demande en révision d’un de ses arrêts dans le cadre d’une telle procédure (Pardo c. France (révision‑recevabilité), 10 juillet 1996, § 21, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Gustafsson c. Suède (révision - bien-fondé), 30 juillet 1998, § 25, Recueil 1998‑V, et Stoicescu c. Roumanie (révision), no 31551/96, § 33, 21 septembre 2004).
17. Elle rappelle également qu’une requête peut être rejetée comme étant abusive, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, si elle a été fondée sciemment sur des faits controuvés (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). Une information incomplète, et donc trompeuse, peut également être qualifiée d’abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le noyau de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante son manquement à divulguer les informations pertinentes (Gardean et S.C. Grup 95 SA c. Roumanie (révision), no 25787/04, § 11, 30 avril 2013).
18. La Cour doit donc se pencher sur la question de savoir si, dans la présente cause, il y a lieu de réviser ses arrêts des 24 novembre 2009 et 25 mars 2014 par application de l’article 80 de son règlement, qui, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :
« En cas de découverte d’un fait qui, par sa nature, aurait pu exercer une influence décisive sur l’issue d’une affaire déjà tranchée et qui, à l’époque de l’arrêt, était inconnu de la Cour et ne pouvait raisonnablement être connu d’une partie, cette dernière peut, dans le délai de six mois à partir du moment où elle a eu connaissance du fait découvert, saisir la Cour d’une demande en révision de l’arrêt dont il s’agit (...) »
19. Il convient ainsi de déterminer si les faits en cause auraient pu exercer une influence décisive sur l’issue de l’affaire déjà tranchée, s’ils ne pouvaient raisonnablement être connus du Gouvernement avant le prononcé des arrêts susmentionnés et si la demande en révision a été formée dans le délai légal (Stoicescu, ibidem, précité).
20. S’agissant de la première condition imposée par l’article 80 du règlement, la Cour rappelle que, pour savoir si les faits à la base d’une demande en révision sont de « nature à exercer une influence décisive », au sens du paragraphe 1 de cette disposition, il faut les considérer par rapport à la décision dont la révision est sollicitée (Pardo, précité, § 22). En l’espèce, la Cour relève que, dans son arrêt du 24 novembre 2009, elle a jugé que la vente par l’État du bien que la requérante avait hérité de son auteur, avant même que la question du droit de propriété fût définitivement tranchée par les tribunaux internes, s’analysait en une privation de propriété et qu’elle a conclu, en l’absence d’une indemnisation en faveur de l’intéressée, à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Petroiu c. Roumanie, no 33055/09, §§ 22 et 25, 24 novembre 2009).
21. La Cour note que, d’après les informations fournies par le Gouvernement – non contestées par la requérante –, à la date du prononcé de l’arrêt du 24 novembre 2009, une décision définitive de justice avait déjà été rendue en faveur de l’intéressée, ce qui a permis à cette dernière de prendre effectivement possession du bien litigieux avant cette date. Elle est d’avis qu’il s’agit bien de faits de « nature à exercer une influence décisive » sur l’issue de l’affaire.
22. À cette étape de son examen, la Cour estime utile de rappeler que, en application de l’article 47 § 6 de son règlement, il incombe au requérant de l’informer « de tout fait pertinent pour l’examen de sa requête».
23. La Cour observe en l’espèce que la conduite du représentant de la requérante a été inappropriée, puisqu’il n’a pas porté à sa connaissance que sa cliente avait obtenu une décision définitive favorable et qu’elle avait bien pris possession de l’immeuble (voir, mutatis mutandis, Bugajny et autres c. Pologne (révision), no 22531/05, § 24, 15 décembre 2009).
24. Dans ces circonstances, la Cour ne peut que conclure que la requérante a agi en méconnaissance de l’obligation qui lui était faite par les articles 44C § 1 et 47 § 7 de son règlement de l’informer de tout fait pertinent pour l’examen de la requête, ainsi que de son devoir de coopérer avec elle dans le but d’une bonne administration de la justice, énoncé à l’article 44A du même texte (Gardean et S.C. Grup 95 SA, précité, § 20).
25. La Cour souligne également qu’il convient d’éviter que ses arrêts puissent avoir pour effet un enrichissement sans cause. Cela serait le cas en l’espèce si la requérante devait obtenir en plus de la mise en possession de l’immeuble, ultérieurement, une somme au titre de la satisfaction équitable pour préjudice matériel, calculée sur la base de la valeur de cet immeuble : en effet, la requérante obtiendrait alors deux fois la valeur dudit bien (voir, en ce sens, Pennino c. Italie (révision), no 43892/04, § 16, 8 juillet 2014).
26. Dès lors, la Cour est d’avis que la requérante a sciemment omis de porter à sa connaissance l’existence de la nouvelle situation, ce qui représente un abus de sa part dans la conduite de sa procédure devant elle.
27. Pour ce qui est de la deuxième condition imposée par l’article 80 du règlement – à savoir « l’absence de connaissance des faits découverts » –, la Cour observe que la décision définitive de justice en question a été rendue contradictoirement, entre autres, à l’égard du conseil général de Bucarest et que la requérante a ensuite fait enregistrer son droit de propriété sur le registre foncier, qui relève d’une autorité publique (paragraphe 7 ci-dessus). À cet égard, elle rappelle qu’il incombe en principe au gouvernement défendeur de se renseigner auprès des autorités publiques pour obtenir toute information pertinente ou encore de demander à celles-ci de lui faire connaître dans les meilleurs délais tout développement significatif de l’affaire (idem, § 17, et De Luca c. Italie (révision), no 43870/04, § 17, 8 juillet 2014). En l’espèce, la Cour note que les faits en cause sont intervenus après le 13 avril 2007, date du dépôt par le Gouvernement de ses observations sur la recevabilité et le bien‑fondé de la requête (paragraphe 2 ci-dessus ; voir, également Gardean et S.C. Grup 95 SA, précité, § 17). Elle attache aussi une grande importance au comportement de la requérante, qui a sciemment omis de l’informer de ces faits (idem, § 18). Dans ces conditions et compte tenu de la spécificité de l’affaire, la Cour conclut qu’on ne saurait « raisonnablement » reprocher au Gouvernement d’être resté dans l’ignorance des faits en question.
28. La Cour relève enfin que le Gouvernement indique avoir pris connaissance de l’action en revendication susmentionnée, par l’intermédiaire de l’avocat des tiers acheteurs de l’immeuble, après le prononcé de son arrêt sur la satisfaction équitable, c’est-à-dire après le 25 mars 2014 (paragraphe 8 ci-dessus), et qu’il a présenté sa demande en révision le 13 juin 2014. Elle estime donc que le Gouvernement a formulé sa demande dans le délai de six mois requis par l’article 80 de son règlement et qu’il a ainsi respecté la troisième condition requise par cette disposition.
29. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu de réviser, dans leur intégralité, les arrêts prononcés les 24 novembre 2009 et 25 mars 2014, en application de l’article 80 de son règlement.
30. Il convient, dès lors, de déclarer la requête irrecevable comme étant abusive au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.
YENKO C. FRANCE du 21 mai 2015 requête 50494/12
Recevabilité de la requête : Le fait que le requérant ait oublié de dire qu'il est libéré n'est pas un mensonge au sens de la Convention
a) Sur l’exception du Gouvernement tirée de la nature abusive de la requête
48. La Cour rappelle qu’une requête peut être déclarée abusive si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés en vue de la tromper. Ce type d’abus peut également être commis lorsque le requérant produit des informations incomplètes, dès le début de la procédure, et qu’elles concernent le cœur d’un grief présenté au titre de la Convention. Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie à Strasbourg et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 7 du règlement, le requérant n’en informe pas la Cour, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause. Il s’agit d’une mesure procédurale exceptionnelle et, dans tous les cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Gross c. Suisse ([GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014 ; Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, §§ 62-65, 15 septembre 2009).
49. La Cour relève d’emblée que sur le formulaire de requête déposé à la Cour le 20 juillet 2012, le requérant, représenté par son avocat, a indiqué qu’il était domicilié Tribu de Ceni, district de la Roche à Mare, et non détenu au centre pénitentiaire dit Camp Est en Nouvelle-Calédonie. D’après ce formulaire, en saisissant la Cour, l’intéressé visait à dénoncer l’absence de recours à sa disposition pour empêcher la continuation de sa détention subie depuis plus de six mois au jour du prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation le 29 février 2012. Il précisait que cet arrêt constituait à ses yeux le point d’aboutissement de la seule voie de recours à épuiser pour empêcher la continuation d’une détention contraire à l’article 3 de la Convention (paragraphe 18 ci-dessus). Peu de temps après l’introduction de la requête, l’avocat du requérant fit parvenir à la Cour l’ordonnance du 31 juillet 2012 rendue par le président du tribunal administratif de Nouvelle‑Calédonie pour indiquer que le requérant avait obtenu de cette juridiction l’octroi d’une indemnité au titre des conditions inhumaines de détention subies. Il indiquait à cette occasion que le requérant « persiste dans les fins de sa requête» (paragraphe 20 ci-dessus), signifiant que l’indemnisation allouée par le juge des référés ne préjudiciait pas le cœur de son argumentation, à savoir l’absence de mécanisme effectif préventif en matière de conditions de détention. Ce faisant, il invoquait la nécessaire coexistence des recours préventifs et indemnitaires en cas d’allégations de mauvaises conditions de détention.
50. La Cour rappelle à cet égard que, dans l’appréciation de l’effectivité de ces remèdes, la question décisive est de savoir si la personne intéressée peut obtenir des juridictions internes un redressement direct et approprié, et pas simplement une protection indirecte de ses droits garantis par l’article 3 de la Convention. Pour qu’un système de protection des droits des détenus garantis par cette disposition soit effectif, les remèdes préventifs et compensatoires doivent exister de façon complémentaire. L’importance particulière de cette disposition impose que les États établissent, au delà d’un simple recours indemnitaire, un mécanisme effectif permettant de mettre rapidement un terme à tout traitement contraire à l’article 3 de la Convention. À défaut d’un tel mécanisme, la perspective d’une possible indemnisation risquerait de légitimer des souffrances incompatibles avec cet article et d’affaiblir sérieusement l’obligation des États de mettre leur normes en accord avec les exigences de la Convention (Ananyev et autres c. Russie, précité, § 98).
51. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que l’omission de la mention de la libération du requérant, certes regrettable, ne révèle pas une intention patente de sa part ou de celle de son avocat de l’induire en erreur. Tel eut été clairement le cas si le requérant avait été libéré en vue de mettre fin à la violation alléguée des articles 3 et 13 de la Convention, et non comme en l’espèce, au motif que sa détention ne paraissait plus nécessaire à la manifestation de la vérité.
52. En conséquence, la Cour rejette la demande du Gouvernement de voir la requête déclarée abusive en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention.
L'ÉTAT NE PEUT PAS REPRESENTER
UNE PERSONNE PRIVEE QUI N'EST PAS UNE ONG
Slovénie c. Croatie du 16 décembre 2020 requête n° 54155/16
Irrecevabilité : La Convention ne permet pas à un gouvernement requérant de recourir au mécanisme de requête étatique afin de défendre les droits d’une personne morale qui ne peut être qualifiée d’ « organisation non gouvernementale »
La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 34 (requêtes individuelles) une personne morale peut saisir la Cour d’une requête individuelle pourvu qu’il s’agisse d’une « organisation non gouvernementale » au sens de cette disposition. L’idée qui sous-tend ce principe est d’empêcher une Partie contractante d’être à la fois requérante et défenderesse devant la Cour. La Cour conclut que l’article 33 (affaires interétatiques) de la Convention ne permet pas à un gouvernement requérant de défendre les droits d’une personne morale qui ne peut pas être qualifiée d’ « organisation non gouvernementale » ni dès lors introduire une requête individuelle en vertu de l’article 34. N’étant pas une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34, la Banque de Ljubljana n’a pas qualité pour introduire une requête individuelle. En conséquence, la Cour ne peut examiner sur le fondement de l’article 33 une requête étatique dans laquelle est soulevée à l’égard de cette personne morale une allégation de violation d’un droit tiré de la Convention. Dès lors, la Cour déclare qu’elle n’a pas compétence pour connaître de la présente affaire.
FAITS
Le gouvernement slovène a saisi la Cour d’une requête étatique sur le fondement de l’article 33 de la Convention contre le gouvernement croate en alléguant une série de violations de droits fondamentaux de la Banque de Ljubljana. Créée en 1955 sous le régime juridique de l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie, la banque fut d’abord réorganisée dans le cadre des réformes de 1989-1990, puis, après la déclaration de l’indépendance de Slovénie, nationalisée et restructurée. La plupart des actifs de cette banque et une partie de son passif furent transférés à une nouvelle banque, la Nouvelle Banque de Ljubljana. L’ancienne Banque de Ljubljana fut initialement administrée par l’Agence pour la restructuration du secteur bancaire slovène et se trouve désormais sous le contrôle du Fonds pour la succession, une agence gouvernementale slovène. Le gouvernement requérant expose qu’à partir de 1991 la Banque de Ljubljana – la direction centrale de la banque et sa succursale de Zagreb – a formé devant les tribunaux croates des actions à caractère civil contre ses débiteurs croates qui, selon elle, avaient fait défaut. En 1994, plus de quatre-vingts litiges auraient été pendants devant les tribunaux croates, concernant le nonremboursement ainsi que des retards de paiement de créances résultant de prêts et de garanties principalement accordés à des sociétés du secteur agricole et alimentaire sises en Croatie. Dans plus de la moitié de ces litiges, les débiteurs ayant fait l’objet d’une procédure de faillite ou de liquidation, le recouvrement des créances de la Banque de Ljubljana aurait été rendu impossible. Le gouvernement requérant ajoute que depuis 2004 les tribunaux croates, dont la Cour constitutionnelle, ne reconnaissent à la Banque de Ljubljana aucune qualité pour agir, les créances que la Banque de Ljubljana détenait sur différentes sociétés croates ayant été cédées à la Nouvelle Banque de Ljubljana par l’effet de l’entrée en vigueur, le 27 juillet 1994, des modifications apportées en 1994 à la loi constitutionnelle slovène de 1991. En conséquence, la Banque de Ljubljana n’aurait donc pas qualité pour saisir ces tribunaux croates pour obtenir le remboursement de ces prêts. La Cour a précédemment établi le contexte factuel et juridique général de l’affaire dans ses arrêts et décision Kovačić et autres c. Slovénie, Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et « l’ex-République yougoslave de Macédoine », et Ljubljanska Banka D.D. c. Croatie. En particulier, dans cette dernière affaire, la Cour a déclaré irrecevable une requête individuelle déposée par la Banque de Ljubljana elle-même, considérant que, n’étant pas suffisamment indépendante de l’État sur le plan institutionnel et opérationnel, elle n’était pas « non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention.
IRRECEVABILITE
Il convient de rappeler que les seules raisons pour lesquelles une requête étatique peut être rejetée au stade de la recevabilité, sur la base de l'article 35 (conditions de recevablité), sont le non-épuisement des voies de recours internes et le non-respect du délai de six mois. Tous les autres fondements d’irrecevabilité sont réservés à la phase postérieure et doivent être examinés conjointement avec le fond de l'affaire. Néanmoins, se référant aux principes généraux régissant l'exercice de la compétence des tribunaux internationaux, la Cour déclare que rien ne l'empêche d'établir, au stade de la recevabilité, si elle a compétence pour connaître de l'affaire dont elle est saisie. La Cour peut rejeter une requête étatique sans la déclarer recevable s'il est clair, dès le départ, que cette requête n'est pas du tout étayée ou qu'elle ne répond pas aux exigences d'une véritable allégation au sens de l'article 33 de la Convention. La question de savoir si la Convention en tant que traité des droits de l'homme peut créer des droits fondamentaux pour les entités « gouvernementales » dépasse les limites du mécanisme procédural de la Convention et porte sur une question générale de droit international. La question principale dont la Cour est saisie concerne la « compétence » de la Cour au sens de l’article 32 de la Convention qui, à ce titre, peut être tranchée à n’importe quel stade de la procédure. La Cour aborde ensuite la question centrale de l'affaire, qui est de savoir si elle peut examiner une requête étatique qu’une Haute Partie contractante a introduite en vue de protéger les droits et intérêts d’une personne morale qui ne peut être qualifiée d’« organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention et qui ne peut donc pas former une requête individuelle. Premièrement, la Cour applique le principe général selon lequel la Convention doit être lue dans son ensemble et interprétée de manière à favoriser la cohérence interne entre ses dispositions - y compris les dispositions juridictionnelles et procédurales telles que les articles 33 et 34. Cela implique que le sens et la portée du terme « organisation non gouvernementale » doivent être les mêmes aux fins des deux dispositions susmentionnées. Deuxièmement, la Cour souligne la nature spécifique de la Convention en tant que traité des droits de l'homme, et rappelle que même dans une affaire interétatique, c'est toujours l'individu qui est directement ou indirectement lésé par une violation de la Convention. En d’autres termes, seuls les individus, groupes d’individus et personnes morales qui peuvent être considérés comme des « organisations non gouvernementales » peuvent être titulaires de droits au titre de la Convention, mais pas un État contractant ni une quelconque personne morale qui en fait partie. Troisièmement, la Cour se réfère au principe défini dans l’arrêt Chypre c.Turquie (satisfaction équitable), selon lequel toute satisfaction équitable accordée dans une affaire interétatique doit toujours l’être au profit des victimes individuelles et non au profit de l’État. Cependant, si la Cour concluait à une violation dans une affaire interétatique intentée au nom d'une organisation « gouvernementale », le bénéficiaire définitif de toute somme allouée au titre de l'article 41 de la Convention serait l'État requérant lui-même. La Cour conclut donc que l'article 33 ne permet pas d'examiner une requête étatique visant à protéger les droits d'une personne morale qui ne serait pas autorisée à introduire une requête individuelle au titre de l'article 34, n’étant pas «non gouvernementale». En l'espèce, au regard de tous les éléments du dossier, la Cour ne voit aucune raison de s'écarter de ses conclusions établies dans l’affaire Ljubljanska Banka D.D., selon lesquelles, ne jouissant pas d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis de l’État, la Banque de Ljubljana n'était pas une «organisation non gouvernementale» au sens de l'article 34 de la Convention. En conséquence, la Cour ne peut examiner sur le fondement de l’article 33 une requête étatique dans laquelle est soulevée à l’égard de cette personne morale une allégation de violation d’un droit tiré de la Convention. Dès lors, la Cour déclare qu’elle n’a pas compétence pour connaître de la présente affaire.
CEDH
RECEVABILITE
40. D’un côté, il ressort clairement du libellé explicite des dispositions de l’article 35 §§ 2 et 3 de la Convention – qui autorisent la Cour à déclarer irrecevable toute requête qui est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par elle ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ou qui est incompatible avec les dispositions de la Convention, manifestement mal fondée ou abusive – que ces dispositions ne valent que pour les requêtes individuelles prévues par l’article 34 et qu’elles ne s’appliquent donc pas aux requêtes interétatiques introduites en vertu de l’article 33 de la Convention (Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, décision de la Commission du 26 mai 1975, DR 2, p. 125, p. 151, France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, nos 9940-9944/82, décision de la Commission du 6 décembre 1983, DR 35, p. 143, p. 189, et Géorgie c. Russie (II) (déc.), no 38263/08, §§ 64 et 79, 13 décembre 2011). En conséquence, comme le gouvernement requérant le fait remarquer à juste titre, les seuls motifs pour lesquels une requête interétatique peut être rejetée au stade de la recevabilité sur le fondement de l’article 35 sont le défaut d’épuisement des voies de recours internes et le non-respect du délai de six mois, qui sont visés au paragraphe 1 de cet article.
41. D’un autre côté, les organes de la Convention n’ont jamais donné aux dispositions procédurales de la Convention une interprétation restrictive qui exclurait toute possibilité de procéder à une analyse préliminaire de la teneur d’une affaire en dehors du cadre de l’article 35 § 1. Ainsi, la Cour a dit à maintes reprises que, en dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public (voir, par exemple, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016, et Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 174, 15 mars 2018). Aussi, le libellé des articles 33 et 35 ne saurait être interprété d’une manière qui empêcherait la Cour d’établir dès le stade préliminaire, en vertu des principes généraux régissant l’exercice de la compétence des juridictions internationales, si elle a compétence pour examiner l’affaire dont elle est saisie (Géorgie c. Russie (II) (déc.), précité, § 64). S’il renvoie à l’article 34, le libellé de l’article 35 §§ 2 et 3 n’exclut pas l’application d’une règle générale permettant de déclarer irrecevable une requête interétatique s’il apparaît clairement d’emblée que celle-ci n’est pas du tout étayée ou que les éléments constitutifs d’une allégation véritable aux fins de l’article 33 de la Convention font autrement défaut (France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, précité, pp. 188-189). La Cour estime en outre qu’une telle approche est aussi conforme au principe de l’économie procédurale.
42. En suivant le raisonnement énoncé ci-dessus, les organes de la Convention se sont prononcés, dès le stade de la recevabilité, sur des questions préliminaires telles que la qualité pour agir du gouvernement requérant en tant que représentant légitime de l’État concerné (Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, précité, pp. 148-149, et Chypre c. Turquie, no 8007/77, décision de la Commission du 10 juillet 1978, DR 13, p. 85, pp. 221 -223) ; la compétence ratione loci des organes de la Convention (Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, précité, pp. 148-149, et Chypre c. Turquie, no 8007/77, précité, pp. 221-223) ; le point de savoir si ‘État défendeur peut à première vue passer pour avoir exercé sa juridiction (Chypre c. Turquie, no 25781/94, décision de la Commission du 28 juin 1996, DR 86-B, p. 104, pp. 130-131) ; l’existence d’un commencement de preuve d’une violation de la Convention au vu des éléments produits par les parties (France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, précité, pp. 187-189), et l’existence entre les parties d’un « compromis spécial », au sens de l’article 55 actuel de la Convention, qui pourrait faire obstacle à l’examen de l’affaire par les organes de la Convention (Chypre c. Turquie, no 25781/94, précité, pp. 137-138). De plus, si la Convention elle-même ne permet pas de rejeter une requête interétatique au stade de la recevabilité pour « abus du droit de recours », la Commission n’en a pas moins examiné la teneur de plusieurs requêtes à la lumière d’un principe général, dont elle avait présumé l’existence, selon lequel le droit de saisir une instance internationale ne devait pas donner lieu à des abus manifestes (Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, précité, p. 151, Chypre c. Turquie, nos 8007/77, précité, pp. 229-230, et Chypre c. Turquie, no 25781/94, précité, p. 135).
43. Pour ce qui est des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que la principale question préliminaire qui se pose dans le cas d’espèce – à savoir si elle peut examiner une requête interétatique défendant les droits d’une personne morale qui a priori n’est pas « non gouvernementale » – ne tombe sous le coup d’aucun des critères d’irrecevabilité énoncés à l’article 35 de la Convention, tels que les organes de la Convention les ont toujours interprétés dans leur jurisprudence constante. Tout d’abord, elle estime qu’il y a lieu d’établir une distinction entre cette question et celle de la compatibilité ratione personae de la requête avec la Convention. Contrairement à l’affaire individuelle Ljubljanska Banka D.D. c. Croatie précitée, dans laquelle il a été jugé que la banque requérante, de par sa nature même, ne pouvait pas introduire une requête en vertu de l’article 34 au motif qu’elle n’avait pas suffisamment d’indépendance institutionnelle et opérationnelle vis-à-vis de l’État, le gouvernement slovène peut sans aucun doute introduire une requête interétatique sur le fondement de l’article 33 ; de plus, il n’a pas à être lésé d’une quelconque manière – même indirectement – par les violations alléguées (voir, à cet égard, Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 46, 12 mai 2014). Nul n’a jamais soutenu non plus que ces violations alléguées n’étaient pas attribuables aux autorités de la Haute Partie contractante défenderesse (voir, a contrario, Naku c. Lituanie et Suède, no 26126/07, §§ 78-79, 8 novembre 2016, Rustamov c. Russie, no 11209/10, §§ 183-184, 3 juillet 2012, Djokaba Lambi Longa c. Pays-Bas (déc.), no 33917/12, §§ 68-84, 9 octobre 2012, ou Sotirov et autres c. Bulgarie (déc.), no 13999/05, 5 juillet 2011). Par ailleurs, quand bien même la principale question préliminaire qui se pose dans le cas d’espèce serait directement rattachée à l’objet de la requête, il y a lieu d’établir une distinction entre cette question et celle de la compatibilité ratione materiae car ce critère d’irrecevabilité a toujours été interprété comme renvoyant exclusivement au contenu matériel des droits garantis par la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, §§ 77-78, 14 septembre 2017, ou en cas de réserve valide en ce qui concerne un État défendeur spécifique, Kozlova et Smirnova c. Lettonie (déc.), no 57381/00, CEDH 2001-XI).
44. À l’instar des deux parties, la Cour estime que la question principale qui se pose en l’espèce se rapporte non pas à la recevabilité au sens étroit de ce terme, mais à sa compétence, au sens de l’article 32 de la Convention. D’ailleurs, la question de savoir si la Convention, en tant que traité de protection des droits de l’homme, peut créer des droits fondamentaux pour les personnes morales détenues ou administrées par l’État dépasse les limites du mécanisme de la Convention et relève d’une problématique générale de droit international, en particulier à la lumière de la spécificité universellement reconnue aux traités de ce type (paragraphes 23-25 ci-dessus).
Conclusion
45. Dès lors, la Cour estime qu’il existe une réelle « contestation sur le point de savoir si [elle] est compétente », au sens de l’article 32 § 2 de la Convention, contestation qui peut être tranchée à n’importe quel stade de la procédure. Elle n’a donc pas besoin de déclarer la présente requête recevable avant d’examiner la principale question qui se pose en l’espèce.
ARTICLE 34
60. En l’espèce, la Cour doit tout d’abord déterminer si elle peut examiner une requête interétatique qu’une Haute Partie contractante a introduite en vue de protéger les droits et intérêts d’une personne morale qui ne peut pas être qualifiée d’« organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention et qui ne peut donc pas former une requête individuelle. Les principes jurisprudentiels pertinents qui régissent l’interprétation de la Convention en tant que traité international peuvent être résumés comme suit (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, §§ 118-122 et 125, CEDH 2016, avec d’autres références) :
a) En tant que traité international, la Convention doit s’interpréter à la lumière des règles d’interprétation prévues par les articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (paragraphe 22 ci-dessus). Conformément à ces règles, la Cour doit rechercher le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés.
b) Il faut aussi tenir compte de ce que le contexte de la disposition est celui d’un traité visant la protection effective des droits individuels de l’homme et de ce que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions.
c) L’objet et le but de la Convention, en sa qualité d’instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires. De plus, de par cette qualité, la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États contractants.
d) Pour interpréter la Convention, il peut aussi être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment à ses travaux préparatoires, soit pour confirmer un sens déterminé conformément à d’autres méthodes, soit pour établir le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde ou déraisonnable.
61. La Cour rappelle également qu’aux termes de l’article 34 de la Convention une personne morale « qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles » peut la saisir d’une requête individuelle pourvu qu’il s’agisse d’une « organisation non gouvernementale » au sens de cette disposition. L’idée qui sous-tend ce principe est d’empêcher une Partie contractante d’être à la fois requérante et défenderesse devant la Cour. La notion d’« organisation gouvernementale » par opposition à celle d’« organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 englobe les personnes morales qui participent à l’exercice de la puissance publique ou qui gèrent un service public sous le contrôle des autorités. Elle s’applique non seulement aux organes centraux de l’État mais aussi à ses entités décentralisées exerçant des « missions de service public » quel que soit leur degré d’autonomie vis-à-vis de ces organes ; elle s’applique de la même manière aux autorités régionales et locales, y compris aux communes. Pour déterminer si une personne morale donnée relève de l’une des deux catégories ci-dessus, il y a lieu de prendre en considération son statut juridique et, le cas échéant, les prérogatives que celui-ci lui donne, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel celle-ci s’inscrit, et son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques (Ärztekammer für Wien et Dorner c. Autriche, no 8895/10, § 35, 16 février 2016, ainsi que Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02, §§ 48-54, 7 décembre 2006, Radio France et autres c. France (déc.), no 53984/00, § 26, CEDH 2003-X, et Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran, précité, §§ 78-81).
62. Pour ce qui est des sociétés, la Cour a jugé qu’elles étaient « non gouvernementales », aux fins de l’article 34, dès lors qu’elles étaient régies essentiellement par le droit des sociétés, qu’elles ne jouissaient d’aucune prérogative de puissance publique ni de pouvoirs autres que ceux conférés par le droit privé ordinaire dans l’exercice de leurs activités, et qu’elles relevaient des juridictions judiciaires et non administratives. La Cour a également tenu compte du fait qu’une société requérante se livrait à des activités commerciales et qu’elle n’exerçait non plus un rôle de service public ni ne détenait un monopole dans un secteur concurrentiel (Ärztekammer für Wien et Dorner, précité, § 36, avec d’autres références).
63. Cependant, aucun des éléments susmentionnés ne peut à lui seul passer pour déterminant : la Cour a toujours tenu compte de toutes les circonstances de fait et de droit pertinentes dans leur ensemble. Ainsi, au regard du contexte historique et juridique de certains États contractants, elle a par exemple appliqué essentiellement le même critère général que celui qu’elle avait retenu en ce qui concerne la question de la responsabilité de l’État, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention, à raison des dettes de sociétés publiques, critère qui consiste à rechercher si la société en question jouissait d’une « indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis de l’État » (R. Kačapor et autres c. Serbie, nos 2269/06, 3041/06, 3042/06, 3043/06, 3045/06 et 3046/06, §§ 97-99, 15 janvier 2008, Ljubljanska Banka D.D. (déc.), précité, § 53, JKP Vodovod Kraljevo c. Serbie (déc.), nos 57691/09 et 19719/10, § 24, 16 octobre 2018 ; à comparer avec l’arrêt Ališić et autres, précité, §§ 114-115). À cet égard, la Cour estime que les notions juridiques employées à l’article 34 de la Convention doivent être interprétées de manière autonome, indépendamment des notions pertinentes de droit interne (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 47, CEDH 2013 (extraits), et Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 35, CEDH 2004‑III). Dès lors, le fait qu’en droit interne une société requérante soit immatriculée en tant que personne morale distincte de l’État n’est pas déterminant au regard de la question de savoir si elle est ou non une entité « non gouvernementale » au sens de l’article 34 (Ljubljanska Banka D.D. (déc.), précité, § 54, et JKP Vodovod Kraljevo c. Serbie (déc.), précité, § 25).
64. S’il reconnaît que les personnes morales ne devraient pas toutes bénéficier des garanties matérielles de la Convention et de la possibilité de recourir au mécanisme de requête interétatique prévu par l’article 33, le gouvernement requérant estime que des critères différents devraient s’appliquer selon que la requête est individuelle ou interétatique. Il considère que si le principal critère retenu pour déterminer si une organisation peut introduire une requête individuelle en vertu de l’article 34 resterait ainsi le même que celui retenu aujourd’hui – c’est-à-dire, en substance, celui de l’« indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis de l’État » –, les seules personnes morales qui seraient exclues du bénéfice du mécanisme interétatique prévu par l’article 33 seraient les personnes morales de droit public au sens strict, c’est-à-dire les organes de l’État en question exerçant au nom de ce dernier des prérogatives de puissance publique. Il ajoute que les autres personnes morales qui ne pourraient pas être qualifiées de « non gouvernementales » au sens de l’article 34 auraient toujours la faculté de faire défendre leurs droits par un État contractant au moyen d’une requête interétatique (paragraphe 55 ci-dessus). La Cour n’est pas convaincue par cette approche, pour trois raisons.
65. Premièrement, d’après un principe général d’interprétation bien établi de la Convention, celle-ci doit se lire comme un tout et doit s’interpréter de manière à promouvoir la cohérence interne et l’harmonie entre ses différentes dispositions (voir, parmi beaucoup d’autres, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 57, série A no 112, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 47-48, CEDH 2005, et Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 92, 8 juillet 2019). La Cour estime que la cohérence interne de la Convention est un principe important qui vaut non seulement pour les droits matériels consacrés dans le titre I de la Convention mais aussi pour les dispositions en matière de juridiction et de procédure – en l’espèce les articles 1, 33 et 34.
66. Deuxièmement, la Cour doit tenir compte de la spécificité – universellement reconnue en droit international – de la Convention en tant qu’instrument de protection effective des droits de l’homme. Comme la Cour internationale de justice l’a dit dans son avis consultatif du 28 mai 1951, la logique particulière des traités de protection des droits de l’homme est que les États contractants n’ont pas d’intérêts propres et qu’ils ne cherchent pas à protéger leurs avantages individuels : ils sont censés tendre vers un intérêt commun objectif qui est la protection des droits de chacun (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour se réfère également aux extraits pertinents suivants de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et du Comité des droits de l’homme de l’ONU : « [u]n État qui conclut un traité de protection des droits de l’homme est réputé se soumettre à un ordre juridique dans le cadre duquel, pour le bien commun, il assume diverses obligations à l’égard non pas d’autres États mais de toutes les personnes relevant de sa juridiction » ; ces traités « visent à reconnaître des droits aux individus » et « [l]e principe de la réciprocité interétatique ne s’applique pas » (paragraphes 24-25 ci-dessus). De plus, elle a elle-même dit que, compte tenu de la nature de la Convention, même dans une affaire interétatique, c’est toujours l’individu, et non l’État, qui est directement ou indirectement touché et principalement « lésé » par la violation d’un ou de plusieurs des droits de la Convention (Chypre c. Turquie (satisfaction équitable), précité, § 46). Autrement dit, seuls les personnes physiques, les groupes de particuliers et les personnes morales pouvant être qualifiées d’« organisations non gouvernementales » au sens de l’article 34 peuvent être titulaires des droits découlant de la Convention, mais pas un État contractant ni une personne morale qui doit être regardée comme une organisation gouvernementale (paragraphes 61-62 ci-dessus). Toute autre conclusion serait contraire à l’objectif fondamental qui sous-tend la Convention et qui ressort à la fois de son article 1 et de son préambule.
67. Troisièmement, en ce qui concerne le but spécifique que poursuit l’article 33 de la Convention, la Cour rappelle qu’il existe deux catégories essentielles de griefs étatiques : ceux qui portent sur des questions générales et tendent à protéger l’ordre public européen et ceux par lesquels l’État requérant dénonce des violations par une autre Partie contractante des droits fondamentaux d’une ou plusieurs personnes clairement identifiées ou identifiables. Les seconds sont comparables en substance non seulement à ceux qui sont soulevés dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention mais aussi à ceux qui peuvent être présentés dans le cadre de la protection diplomatique (Chypre c. Turquie (satisfaction équitable), précité, §§ 43-45). La Cour estime, avec le gouvernement défendeur, que la présente requête, qui vise la protection des intérêts d’une personne morale particulière mis en jeu dans le cadre de quarante-huit procédures juridictionnelles précisément définies et l’obtention pour le compte de cette personne morale d’une satisfaction équitable au titre de l’article 41, relève de la seconde et non de la première des catégories d’affaires interétatiques. Elle considère toutefois que cette distinction n’est pas déterminante dans le cadre de la présente requête : comme elle l’a déjà dit, c’est en tout état de cause l’individu et non l’État qui est directement ou indirectement touché et principalement « lésé » par la violation des droits découlant de la Convention (paragraphe 66 ci-dessus). Dès lors, si une satisfaction équitable est accordée dans une affaire interétatique, elle doit toujours l’être au profit de victimes individuelles et non de l’État (Chypre c. Turquie (satisfaction équitable), précité, § 46). Cependant, dans l’hypothèse où la Cour conclurait à la violation d’un ou de plusieurs droits tirés de la Convention dans une affaire qu’un État introduirait en vertu de l’article 33 pour le compte d’une personne morale qui ne présenterait pas vis-à-vis de lui une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante, et où elle octroierait une somme au titre de la satisfaction équitable, le bénéficiaire final de son arrêt serait en définitive cet État lui-même et personne d’autre.
68. Dans ses observations, le gouvernement requérant se réfère à l’arrêt Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran précité, dans lequel la Cour a reconnu la qualité pour agir d’une société publique iranienne qui pourtant relevait du droit public. Sur ce point, la Cour a déjà dit que l’expression « organisation non gouvernementale » employée à l’article 34 de la Convention ne pouvait pas être interprétée d’une manière qui exclurait uniquement les organisations « gouvernementales » qui peuvent être considérées comme faisant partie de l’État défendeur ou comme se trouvant sous le strict contrôle de celui-ci. Aux fins de l’article 34, la notion d’« organisation gouvernementale » englobe toute personne morale qui participe à l’exercice de la puissance publique ou qui gère un service public sous le contrôle des autorités. Pour déterminer si une personne morale donnée relève de cette catégorie, il y a lieu de prendre en considération son statut juridique et, le cas échéant, les prérogatives qu’il lui donne, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel celle-ci s’inscrit, et son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques (ibid., § 79). Par ailleurs, cette règle s’applique quand bien même la requête serait introduite par une entité « gouvernementale » d’un État qui n’est pas partie à la Convention (ibid., § 81, et Ljubljanska Banka D.D., précité, § 55). Dans l’affaire Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran, la Cour a reconnu la qualité pour agir de la société requérante une fois établi que celle-ci était suffisamment indépendante pour être qualifiée de « non gouvernementale » aux fins de l’article 34, à l’aune des critères découlant de sa propre jurisprudence, indépendamment de la « nationalité » de cette entreprise (ibid., §§ 78-82). Cet arrêt suit donc la logique globale d’une interprétation uniforme des dispositions de la Convention, qui respecte la cohérence interne de celle-ci.
69. Quant aux références que le gouvernement requérant fait à des arrêts rendus par le Tribunal et la Cour de justice de l’Union européenne (paragraphes 26-30 et 57 ci-dessus), la Cour rappelle que les conditions de recevabilité devant elle de tel ou tel grief peuvent être différentes de celles applicables devant les tribunaux de l’Union européenne. Dès lors, elle ne considère pas que ces arrêts cités puissent, en eux-mêmes, avoir une influence déterminante sur l’interprétation de l’article 34 de la Convention. À cet égard, elle rappelle que, dans l’arrêt qu’il a rendu le 29 janvier 2013 en l’affaire Bank Mellat c. Conseil (paragraphe 26 ci-dessus), le Tribunal de l’Union européenne a reconnu que « l’article 34 de la CEDH [était] une disposition procédurale qui n’[était] pas applicable aux procédures devant le juge de l’Union ».
Conclusion
70. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’article 33 de la Convention ne permet pas à un gouvernement requérant de défendre les droits d’une personne morale qui ne pourrait pas être qualifiée d’« organisation non gouvernementale » ni dès lors introduire une requête individuelle en vertu de l’article 34.
ARTICLE 33
76. La Cour a dit qu’il existait une corrélation systémique directe entre les articles 33 et 34 de la Convention en ce qu’une organisation qui n’est pas « non gouvernementale » au sens de l’article 34 ne peut faire défendre ses droits par un État au moyen du mécanisme prévu par l’article 33 (paragraphe 70 ci-dessus). Concernant les circonstances de la présente affaire, elle rappelle ce qu’elle a conclu dans l’arrêt Ališić et autres précité :
« 114. La Grande Chambre ayant conclu que la Ljubljanska Banka Ljubljana et Investbanka étaient et demeurent responsables des « anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans leurs succursales bosniennes respectives, elle doit rechercher, comme l’a fait la chambre, si le non‑paiement par ces banques de leurs dettes à l’égard des requérants est imputable à la Slovénie et à la Serbie. À cet égard, la Cour rappelle qu’un État peut être tenu aux dettes contractées par une société publique, fût-elle dotée d’une personnalité juridique autonome, dès lors qu’elle ne jouit pas vis-à-vis de l’État d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante pour que celui-ci puisse se trouver exonéré de sa responsabilité au regard de la Convention (...) Dans les affaires précitées, pour apprécier si l’État était effectivement responsable de pareilles dettes, la Cour s’est fondée sur les principaux critères suivants : le statut juridique (de droit public ou de droit privé) de la société concernée, la nature de ses activités (missions de service public ou activités commerciales ordinaires), le cadre d’exercice de ses activités (monopole ou secteur hautement réglementé), et son indépendance institutionnelle (mesurée à l’aune du niveau de participation de l’État au capital social) et opérationnelle (appréciée au regard de l’étendue de la surveillance et du contrôle exercés sur elle par l’État).
115. Dans certaines affaires, la Cour a également recherché si l’État était directement responsable des difficultés financières de la société concernée, s’il avait détourné, au détriment de celle-ci ou de ses partenaires, des fonds appartenant à la société et s’il avait porté atteinte à son indépendance ou abusé d’une autre manière de sa personnalité morale (...). Enfin, la Cour a jugé que les sociétés en propriété collective, très répandues en RFSY et encore courantes en Serbie, ne jouissaient généralement pas vis-à-vis de l’État d’une « indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante » pour que celui-ci puisse se trouver exonéré de sa responsabilité au regard de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, R. Kačapor et autres c. Serbie, nos 2269/06, 3041/06, 3042/06, 3043/06, 3045/06 et 3046/06, §§ 96-99, 15 janvier 2008, et Zastava It Turs c. Serbie (déc.), no 24922/12, §§ 19-23, 9 avril 2013).
116. (...) [La Cour] note que la Ljubljanska Banka Ljubljana appartient à l’État slovène et qu’elle est contrôlée par un organisme gouvernemental slovène, le Fonds pour la succession (...) Le fait que la Slovénie ait apporté à la loi constitutionnelle de 1991 une modification par laquelle la plupart des actifs de la Ljubljanska Banka Ljubljana ont été transférés à une nouvelle banque au détriment de la première et de ses partenaires (...) revêt par ailleurs une importance cruciale. Cette opération démontre en effet que l’État slovène a disposé à sa guise des actifs de la Ljubljanska Banka Ljubljana (...) En conséquence, la Grande Chambre approuve et fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle il existe des motifs suffisants pour imputer à la Slovénie la responsabilité des dettes de la Ljubljanska Banka Ljubljana à l’égard de Mme Ališić et de M. Sadžak (...) »
77. Dans la décision précitée Ljubljanska Banka D.D., la Cour s’est référée aux constats susmentionnés pour étayer les conclusions suivantes :
« 53. Bien que ces constats aient été formulés au sujet de la responsabilité de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention pour les dettes d’entreprises d’État, la Cour a déjà dit que des conclusions tirées dans ce contexte s’appliquaient avec la même force lorsqu’il s’agissait de rechercher si une entreprise (d’État) pouvait être considérée comme une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention (comparer avec Zastava It Turs c. Serbie (déc.), no 24922/12], §§ 21-23, [9 avril 2013], et avec R. Kačapor et autres c. Serbie, nos 2269/06, 3041/06, 3042/06, 3043/06, 3045/06 et 3046/06, §§ 97-99, 15 janvier 2008).
54. La Cour estime dès lors que, bien que la banque requérante soit une personne morale distincte, elle ne jouit pas d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante par rapport à l’État et doit être considérée comme une organisation gouvernementale aux fins de l’article 34 de la Convention (...) Elle n’a donc pas qualité pour saisir la Cour d’une requête individuelle. »
78. À la lumière des observations des parties et de l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces conclusions. Elle rappelle que pour déterminer si une personne morale donnée est une organisation « gouvernementale » ou « non gouvernementale », il y a lieu de prendre en considération son statut juridique et, le cas échéant, les prérogatives que celui-ci lui donne, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel s’inscrit celle-ci, et son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques (Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran, précité, § 79). Compte tenu de ces critères, elle relève une nouvelle fois que, si la Banque de Ljubljana est une personne morale distincte qui ne participe pas à l’exercice de prérogatives de puissance publique, elle est la propriété de l’État slovène, lequel a disposé à sa guise des actifs de cette banque, et qu’elle se trouve sous le contrôle du Fonds pour la succession, un organisme gouvernemental slovène. Même si, comme le dit le gouvernement requérant, la Banque de Ljubljana est organisée sous la forme d’une société par actions régie par le droit des sociétés et ne relève pas de la compétence des tribunaux administratifs (paragraphe 74 ci-dessus), le gouvernement requérant ne conteste pas l’assertion du gouvernement défendeur selon laquelle cette banque n’a aucun client ni aucun actionnaire actif autre que l’État (paragraphe 72 ci-dessus). De plus, dans l’arrêt Ališić et autres précité, la Cour a dit que l’État slovène était responsable des dettes de la succursale en question de la Banque de Ljubljana à l’égard de deux des requérants (§ 116). Bien que ces constats aient été formulés sur le terrain de la responsabilité de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1, elle y voit un élément important s’agissant de déterminer si une personne morale peut ou non être qualifiée de « non gouvernementale ». Elle en conclut que la Banque de Ljubljana ne jouissait pas vis-à-vis de l’État d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante et qu’elle ne peut pas être regardée comme une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34.
Conclusion
79. La Cour rappelle que, n’étant pas une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention, la Banque de Ljubljana n’a pas qualité pour introduire une requête individuelle. En conséquence, elle ne peut examiner sur le fondement de l’article 33 une requête interétatique dans laquelle est soulevée à l’égard de cette personne morale une allégation de violation d’un droit tiré de la Convention. Dès lors, la Cour estime qu’elle n’a pas compétence pour connaître de la présente affaire.
LA QUALITE SUBSIDIAIRE DE LA CEDH
LA CEDH N'EST PAS UNE QUATRIÈME INSTANCE POUR REJUGER SON AFFAIRE SUR LES FAITS
PRÉAMBULE DE LA CONVENTION ET SES CONSÉQUENCES JURIDIQUES
Les gouvernements signataires, membres du Conseil de l'Europe,
Considérant la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, proclamée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948;
Considérant que cette déclaration tend à assurer la reconnaissance et l'application universelles et effectives des droits qui y sont énoncés;
Considérant que le but du Conseil de l'Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, et que l'un des moyens d'atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l'homme et des libertés fondamentales;
Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d'une part, et, d'autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l'homme dont ils se réclament;
Résolus, en tant que gouvernements d'États européens animés d'un même esprit et possédant un patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle,
Sont convenus de ce qui suit :
ARTICLE 1er DE LA CONVENTION
"Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention"
Mazzeo c. Italie du 5 octobre 2017, requête 32269/09
35. La Cour rappelle tout d’abord que le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants. Or un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité " [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII), lequel tend notamment à garantir aux justiciables une certaine stabilité des situations juridiques ainsi qu’à favoriser la confiance du public dans la justice (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 57, 20 octobre 2011, et Agrokompleks c. Ukraine, n 23465/03, § 144, 6 octobre 2011).
LA NATURE SUBSIDIAIRE DE LA MISSION DE LA CEDH
BRUDAN c. ROUMANIE requête du 10 avril 2018 requête n° 75717/14
62. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 1 de la Convention, aux termes duquel « [l]es Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention », la mise en œuvre et la sanction des droits et libertés garantis par la Convention reviennent au premier chef aux autorités nationales. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt donc un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, § 38, CEDH 2006‑V), et Balakchiev et autres c. Bulgarie (déc.), no 65187/10, § 49, 18 juin 2013).
63. La Cour rappelle également que le principe de subsidiarité ne signifie pas qu’il faille renoncer à tout contrôle sur le résultat obtenu du fait de l’utilisation de la voie de recours interne, sous peine de vider de toute substance les droits garantis par l’article 6 § 1 de la Convention. À cet égard, il y a lieu de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 45, CEDH 2001-VIII). La remarque vaut particulièrement pour les garanties prévues par l’article 6 de la Convention, vu la place éminente que le droit à un procès équitable, avec toutes les garanties prévues par cette disposition, occupe dans une société démocratique (Valada Matos das Neves, précité, § 68).
64. La Cour rappelle encore que l’article 13 garantit un recours effectif devant une instance nationale permettant de se plaindre d’une méconnaissance de l’obligation, imposée par l’article 6 § 1, d’entendre les causes dans un délai raisonnable (Kudła c. Pologne [GC] (no 30210/96, § 156, CEDH 2000‑XI).
65. Lorsque le droit à un procès dans un délai raisonnable est en cause, un recours est « effectif » dès lors qu’il permet soit de faire intervenir plus tôt la décision des juridictions saisies, soit de fournir au justiciable une réparation adéquate pour les retards déjà accusés (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 99, CEDH 2006‑VII, et Vassilios Athanasiou et autres c. Grèce, no 50973/08, § 54, 21 décembre 2010). Si le premier type de recours est préférable car il est de nature préventive, un recours indemnitaire peut passer pour effectif lorsque la procédure a déjà connu une durée excessive et qu’il n’existe pas de recours préventif (Kudła, précité, § 158, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 17, CEDH 2002‑VIII, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 187, CEDH 2006‑V, et McFarlane, précité, § 108).
66. S’agissant du caractère approprié et suffisant du redressement, la Cour rappelle que, même si un recours doit être regardé comme « effectif » dès lors qu’il permet soit de faire intervenir plus tôt la décision des juridictions saisies, soit de fournir au justiciable une réparation adéquate pour les retards déjà accusés, cette conclusion n’est valable que pour autant que l’action indemnitaire demeure elle-même un recours efficace, adéquat et accessible permettant de sanctionner la durée excessive d’une procédure judiciaire (Mifsud, précité, § 17).
67. Pour déterminer si le redressement de la violation était approprié et suffisant, la Cour se livre à un examen de la durée de la procédure d’indemnisation, du montant de l’indemnisation éventuellement accordé ainsi que, le cas échéant, du retard dans le paiement de ladite indemnité (Cocchiarella, précité, §§ 86-107). En effet, la nature même du recours indemnitaire exige une décision rapide (Cocchiarella, précité, § 97).
Chatzistavrou c. Grèce du 1er mars 2018 requête n° 49582/14
45. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Par conséquent, elle se penchera tout d’abord sur le grief de la requérante relatif à la non-réalisation d’une enquête effective au sujet de ses allégations de mauvais traitements (McKerr c. Royaume-Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000, Dzhulay c. Ukraine, no 24439/06, § 69, 3 avril 2014, Chinez c. Roumanie, no 2040/12, § 57, 17 mars 2015, Yaroshovets et autres c. Ukraine, no 74820/10, 71/11, 76/11, 83/11, et 332/11, § 77, 3 décembre 2015, et Sadkov c. Ukraine, no 21987/05, § 90, 6 juillet 2017).
INTERPRETATION DE LA CONVENTION PAR LA C.E.D.H
Cliquez sur un lien bleu pour accéder :
- LA CEDH CONSIDERE QUE LA CONVENTION N'EST QU'UN POINT DE DÉPART
- LE TRAITEMENT PRIORITAIRE DES REQUÊTES
- LA CEDH EST MAÎTRESSE DE LA QUALIFICATION JURIDIQUE
LA CONVENTION N'EST QU'UN POINT DE DÉPART
La Cour Européenne des Droits de l'Homme dite "C.E.D.H" interprète la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ainsi que les Protocoles additionnels pour les appliquer dans le règlement des litiges entre les individus et leurs Etats conformément aux accords acceptés par ces derniers.
La C.E.D.H n'examine pas les faits de chaque requête in "abstrato" soit en pure théorie conformément à des grands principes généraux du droit européen.
La C.E.D.H examine les faits in "concreto" soit au cas par cas pour vérifier si les faits et les circonstances de la cause démontrent ou non une violation de la Convention.
Coeme et autres contre Belgique du 22 juin 2000 Hudoc 1974
requêtes 32492/96, 32547/96, 33209/96 et 33210/96
"Si le texte de la Convention est le point de départ de cette appréciation, la Cour peut être amenée à se fonder sur d'autres éléments dont les travaux préparatoires ; eu égard au but de la Convention qui est un équilibre entre l'intérêt général et les droits fondamentaux de l'individu ainsi que les conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques"
LA CONVENTION A UN CARACTÈRE ÉVOLUTIF
La Convention est un instrument vivant qui doit être interprétée à la lumière des conditions actuelles de vie
Arrêt Pla et Puncernau contre Andorre du 13/07/2004 requête 69498/01
"§62: La Cour rappelle que la Convention, qui a un caractère dynamique et entraîne des obligations positives de la part des Etats, est un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions actuelles"
LA PROTECTION DU PATRIMOINE CULTUREL N'A PAS DE CONSENSUS EUROPEEN
Zeynep AHUNBAY et autres contre la Turquie du 21 février 2019 requête n° 6080/06
Irrecevabilité : Une requête portant sur l’impact de la construction du barrage d’Ilısu sur le site archéologique de Hasankeyf est irrecevable
Dans cette affaire, cinq requérants se plaignaient que le projet de construction du barrage d’Ilısu menaçait le site archéologique d’Hasankeyf, un héritage archéologique et culturel de plus de 12 000 ans. La Cour estime que la requête est incompatible (ratione materiae) avec les dispositions de la Convention (article 35 §§ 3 (a) et 4).
Elle précise que, à ce jour, il n’existe aucun consensus européen ni même une tendance parmi les États membres du Conseil de l’Europe qui aurait autorisé que l’on inférât des dispositions de la Convention un droit individuel universel à la protection de tel ou tel héritage culturel, comme il est revendiqué dans la présente requête.
CEDH
21. La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer en dehors du contexte général dans lequel elles s’inscrivent. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public, et notamment à la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. Ainsi, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, en vertu de l’article 31 § 3 c) de ladite Convention, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (voir, par exemple, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 131, CEDH 2010, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 169, CEDH 2012, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 138, 8 novembre 2016, et Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 174, 15 mars 2018).
22. La Cour observe que la prise de conscience progressive des valeurs liées à la conservation de l’héritage culturel et à l’accès à ce dernier peut passer pour avoir abouti à un certain cadre juridique international et la présente affaire pourrait, dès lors, être considérée comme relevant d’un sujet en évolution (voir, mutatis mutandis, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 122, CEDH 2011, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 72-75, CEDH 2014, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 138, et Naït-Liman, précité, § 175).
23. Dans ce contexte, au vu des instruments internationaux et des dénominateurs communs des normes de droit international, fussent-elles non contraignantes (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 85 et 86, CEDH 2008, et Magyar Helsinki Bizottság, précité § 124), la Cour est prête à considérer qu’il existe une communauté de vue européenne et internationale sur la nécessité de protéger le droit d’accès à l’héritage culturel. Cependant, force est de constater que cette protection vise généralement les situations et des réglementations portant sur le droit des minorités de jouir librement de leur propre culture ainsi que sur le droit des peuples autochtones de conserver, contrôler et protéger leur héritage culturel.
24. Dès lors, en l’état actuel du droit international, les droits liés à l’héritage culturel paraissent intrinsèques aux statuts spécifiques des individus qui bénéficient, en d’autres termes, à l’exercice des droits des minorités et des autochtones. À cet égard, la Cour rappelle d’ailleurs avoir déjà accordé un poids à l’identité ethnique sous l’angle des droits garantis par l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Chapman c. Royaume‑Uni [GC], no 27238/95, §§ 76 et 93 à 96, CEDH 2001-I).
25. Par contre, elle n’observe, à ce jour, aucun « consensus européen » ni même une tendance parmi les États membres du Conseil de l’Europe qui aurait pu nécessiter une remise en cause de l’étendue des droits en question ou qui aurait autorisé que l’on inférât des dispositions de la Convention un droit individuel universel à la protection de tel ou de tel héritage culturel, comme il est revendiqué dans la présente requête.
26. Aussi déclare-t-elle la requête incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et la rejette en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de celle-ci.
LE TRAITEMENT PRIORITAIRE DES REQUÊTES
LA CEDH EXAMINE LES REQUÊTES PAR ORDRE PRIORITAIRE
L'AFFAIRE IOULIA TIMOCHENKO, UN EXEMPLE DE TRAITEMENT PRIORITAIRE
La CEDH a décidé le 20 décembre 2011, de traiter en priorité les griefs concernant la détention d’Ioulia Timochenko, ex-premier ministre ukrainienne.
La Cour européenne des droits de l'homme a décidé, le 14 décembre 2011, d’adopter la procédure accélérée pour le traitement de la requête introduite par l’ex-premier ministre ukrainienne, Ioulia Timochenko, relativement à sa détention à Kiev.
La Cour a décidé de traiter par priorité1 l’affaire Timochenko c. Ukraine (requête no 49872/11), eu égard à la gravité et au caractère sensible des allégations soulevées.
Mme Timochenko, née en 1960, dirige le principal parti d’opposition, Batkivchtchina, en Ukraine, et le Bloc Ioulia Timochenko. Elle fut premier ministre en 2005 puis de décembre 2007 à mars 2010. Une procédure pénale fut engagée contre elle au motif qu’elle aurait ordonné illégalement la signature d’un contrat concernant des importations de gaz. Mme Timochenko a été condamnée le 11 octobre 2011 à une peine de sept ans d’emprisonnement, assortie d’une interdiction d’exercer des fonctions publiques pendant trois ans. Elle a interjeté appel de ce jugement.
La requête a été introduite devant la Cour européenne le 10 août 2011. Mme Timochenko allègue en particulier qu’elle est poursuivie et détenue pour des motifs politiques, que la légalité de sa détention dans le centre de détention de Kiev (SIZO no 13) n’a fait l’objet d’aucun contrôle juridictionnel, et que ses conditions de détention sont inadéquates, aucun traitement médical ne lui étant dispensé pour ses nombreux problèmes de santé.
Elle invoque essentiellement les articles 3 (interdiction des peines ou traitements dégradants), 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) de la Convention européenne des droits de l'homme.
La requête a été portée à la connaissance du gouvernement ukrainien, qui a été invité à soumettre des observations.
LE 16 MARS 2012 LA CEDH A DEMANDE DES MESURES PROVISOIRES ARTICLE 39 DU REGLEMENT
La Cour européenne demande aux autorités ukrainiennes d’apporter des soins adéquats à l’ex-Premier ministre Ioulia Timochenko
La Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) a décidé le 15 mars 2012 d’indiquer au gouvernement ukrainien, en vertu de l’article 391 de son règlement, de veiller à ce que l’ex-Premier ministre Ioulia Timochenko reçoive un traitement médical adéquat dans un établissement approprié.
Mme Timochenko, qui est née en 1960, dirige le principal parti d’opposition en Ukraine, Batkivshchyna, et le bloc qui porte son nom. Elle a été Premier ministre du pays en 2005 et de décembre 2007 à mars 2010. Ayant fait l’objet d’une procédure pénale pour avoir donné illégalement l’ordre de signer un contrat relatif à des importations de gaz, elle a, le 11 octobre 2011, été reconnue coupable des charges retenues contre elle, notamment d’abus de pouvoir, et condamnée à sept années d’emprisonnement et à une inéligibilité de trois ans. Elle s’est pourvue en cassation et l’affaire est actuellement pendante.
Mme Timochenko a introduit sa requête devant la Cour le 10 août 2011. Elle se plaint en particulier que les poursuites pénales dirigées contre elle et son placement en détention aient été motivés par des raisons politiques et qu’il n’y ait pas eu de contrôle juridictionnel de la régularité de sa détention au SIZO no 13 de Kiev, et elle dénonce ses conditions de détention, alléguant ne pas avoir reçu de soins malgré ses nombreux problèmes de santé. Elle invoque principalement l’article 3 (interdiction des peines ou traitements dégradants), l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et l’article 18 (limitation de l'usage des restrictions aux droits) de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le 30 décembre 2011, Mme Timochenko a été transférée au pénitencier Kachanivska à Kharkov. Le 14 mars 2012, elle a demandé à la Cour l’indication d’une mesure provisoire consistant à la transférer dans un établissement médical adapté à son état de santé.
LA CEDH MAÎTRESSE DE LA QUALIFICATION JURIDIQUE
ELLE PEUT REQUALIFIER SOUS D'AUTRES ARTICLES NON VISES PAR LE REQUERANT
B. I. c. TURQUIE du 11 décembre 2018 Requête n° 18308/10
Article 8 : le requérant a subi une détérioration de sa santé en raison de retards et d'erreur dans les interventions médicales dans les hôpitaux militaires. Le requérant a visé l'article 2 mais la CEDH a requalifié au sens de l'article 8.
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
37. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit à la vie. Il allègue à cet égard que son état de santé s’est détérioré en raison de retards et d’erreurs dans les interventions médicales subies par lui dans les hôpitaux militaires. Il ajoute que, au moment de son recrutement en tant que commando au service de l’armée, il était en pleine santé et que, désormais, il est atteint d’une infirmité partielle.
38. Le Gouvernement combat cette thèse.
39. La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
40. Elle rappelle ensuite que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que la Cour conclut à une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004‑XI). Toutefois, en l’espèce, elle relève que rien n’indique l’existence d’un risque immédiat pour la vie du requérant.
41. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’au lieu d’examiner le grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention, il convient de l’examiner sous l’angle de l’article 8. En effet, entrent dans le champ de cette dernière disposition les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus (voir, parmi beaucoup d’autres, Trocellier c. France (déc), no 75725/01, 5 octobre 2006). L’article 8 de la Convention se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Talpis C. Italie du 2 mars 2017 requête n° 41237/14
Violation des articles 2 et 3 et non pas seulement 8, la requérante a prévenu les autorités de la violence de son mari. La requérante soutenait que les autorités italiennes ne l’avaient pas protégée contre les violences conjugales exercées par son mari, ayant conduit à la mort de son fils à une tentative de meurtre sur sa personne. Les autorités italiennes, par leur inertie, avaient créé un contexte d’impunité favorable à la répétition des actes de violence ayant conduit au meurtre et à la tentative de meurtre en question. Par ailleurs, la Cour a jugé que la requérante avait été victime d’une discrimination, en tant que femme, en raison de l’inertie des autorités qui, en sous-estimant les violences dans cette affaire, les ont en substance cautionnées.
76. Invoquant les articles 2, 3 et 8 de la Convention, la requérante, se plaint que, par leur inertie et leur indifférence, les autorités italiennes, bien qu’averties à plusieurs reprises de la violence de son mari, n’ont pas pris les mesures nécessaires et appropriées pour protéger sa vie et celle de son fils contre le danger, à ses yeux réel et connu que représentait son mari, et n’ont pas empêché la commission d’autres violences domestiques. Les autorités ont ainsi failli à leur obligation positive consacrée la Convention.
77. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a, par exemple, examiné d’office des griefs sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué les parties. Un grief se caractérise en effet par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 43, CEDH 2012). Eu égard aux circonstances dénoncées par la requérante et à la formulation de ses griefs, la Cour examinera ces derniers sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention (pour une approche similaire, voir E.M. c. Roumanie, no 43994/05, § 51, 30 octobre 2012, Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 87, 26 mars 2013, et M.G. c. Turquie, no 646/10, § 62, 22 mars 2016).
ILKER ENSAR UYANIK c. TURQUIE du 3 mai 2012 requête n° 60328/09
30. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a, par exemple, examiné d’office des griefs sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué les parties. Un grief se caractérise en effet par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir, mutatis mutandis, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001).
31. La Cour rappelle en outre que la différence entre l’objectif visé par les garanties offertes respectivement par les articles 6 § 1 et 8 peut, selon les circonstances, justifier l’examen d’une même série de faits sous l’angle de l’un et l’autre article (Bianchi c. Suisse, no 7548/04, § 113, 22 juin 2006).
32. En l’espèce, elle observe que le requérant a entrepris une série de démarches administratives et judiciaires visant au retour de sa fille aux Etats-Unis et conteste pour l’essentiel le bien-fondé de la décision des juridictions nationales qui ont refusé de prononcer ce retour. A cet égard, elle rappelle que les griefs concernant des litiges touchant aux liens personnels entre parents et enfants relèvent du domaine de la « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Maire c. Portugal, no 48206/99, § 68, CEDH 2003-VII).
33. Rappelant en outre que l’article 8 exige que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence soit équitable et que l’Etat prenne les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés (notamment Zavřel c. République tchèque, no 14044/05, § 32, 18 janvier 2007, et Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 55, 1er février 2011), la Cour estime opportun, dans les circonstances de l’espèce, d’examiner les griefs du requérant sous l’angle de l’article 8 de la Convention, et considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément si une violation de l’article 6 de la Convention est également en cause (pour une approche similaire, voir, notamment, Amanalachioai c. Roumanie, no 4023/04, § 63, 26 mai 2009, Raban c. Roumanie, no 25437/08, § 23, 26 octobre 2010, et Bergmann c. République tchèque, no 8857/08, § 39, 27 octobre 2011).
ET L'ABUS D'ENVOIS DE REQUÊTES
UN REPRÉSENTANT EST SANCTIONNE PAR L'IMPOSSIBILITÉ D'ENVOYER DES NOUVELLES REQUÊTES
S'IL ABUSE PAR DES ENVOIS DE REQUÊTE MANIFESTEMENT IRRECEVABLES
Décision d'irrecevabilité Petrović c. Serbie
(requêtes nos 56551/11, 56650/11, 56669/11, 56671/11, 56692/11, 56744/11, 56826/11, 56827/11, 56831/11, 56833/11 et 56834/11)
Abus du droit de recours individuel par un avocat serbe, qui a saisi la Cour européenne des droits de l’homme de centaines de requêtes douteuses
Le requérant, Mihailo Petrović est un ressortissant serbe, né en 1963 et résidant à Gornji Milanovac (Serbie). Il est avocat et inscrit au barreau de Belgrade.
M. Petrović a introduit 11 requêtes contre la Serbie devant la Cour européenne des droits de l’homme, dans lesquelles, tout en prétendant avoir la qualité de requérant, il invoque ou dénonce des événements et des procédures qui se rapportent clairement à d’autres personnes que lui-même.
En outre, il a suivi la même pratique dans plus de 400 affaires qu’il a introduites devant la Cour contre la Serbie, la Croatie, la Slovénie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine et l’ex-République yougoslave de Macédoine. De plus, il a saisi la Cour de plus de 100 requêtes en tant que représentant d’autres requérants.
Au cours de l’examen de ces affaires, il est clairement apparu que, dans trois cas au moins, M. Petrović a présenté des requêtes pour le compte de personnes décédées, et qu’au moins un pouvoir avait été signé après le décès de la personne censée être le mandant. Dans plusieurs autres affaires, la Cour a des doutes quant à l’authenticité des pouvoirs que M. Petrović a joints aux requêtes.
En mars 2010, le président de la deuxième section de la Cour décida d’interdire désormais à M. Petrović de représenter des requérants devant la Cour.
Bien qu’il ait été informé de l’interdiction, M. Petrović a continué à agir pour le compte de requérants, soit en les représentant en qualité d’avocat soit uniquement en préparant leurs observations à la Cour. Il a à chaque fois réclamé le remboursement de ses honoraires, alors même qu’il savait que la Cour ne prendrait pas ses demandes en considération.
En vertu de l’article 36 § 4 b) et de l’article 44D1 du règlement de la Cour, le greffe de la Cour adressa en décembre 2010 une lettre au barreau de Belgrade pour l’informer de la conduite de M. Petrović. Dans sa réponse de janvier 2011, le bâtonnier observa qu’il était possible que M. Petrović ait enfreint les normes d’éthique professionnelle auxquelles il était soumis et indiqua que les organes disciplinaires du barreau avaient été informés de la situation.
En outre, dans chacune des 11 présentes requêtes, M. Petrović allègue que la Serbie ne l’a pas indemnisé pour la perte des revenus personnels occasionnée par la préparation des requêtes, en particulier la perte subie du fait de son « incapacité à représenter d’autres clients pendant ce temps ».
Décision d'irrecevabilité de la Cour
La Cour estime qu’il convient de joindre les requêtes, eu égard au contexte similaire dans lesquelles elles ont été introduites et à la nature des griefs qu’elles exposent.
La Cour rappelle que l’article 34 de la Convention exige qu’un individu requérant se prétende effectivement lésé par la violation qu'il allègue, ou qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement. La Cour conclut que les griefs de M. Petrović, qui concernent d’autres personnes que lui-même, sont totalement incompatibles avec la Convention ou l’un ou l’autre de ses protocoles.
Elle rappelle également que l’article 35 § 3 permet à la Cour de déclarer irrecevables toute requête individuelle qu’elle juge représenter un abus du droit de recours individuel (c’est-à-dire les affaires dans lesquelles la conduite d’un requérant est manifestement contraire au but du droit de recours individuel et entrave le bon fonctionnement de la Cour). Elle estime que la conduite de M. Petrović à compter de mars 2010 a essentiellement visé à contourner la décision de restreindre sa capacité à représenter des clients devant elle. Le comportement de l’intéressé est donc constitutif d’un outrage à la Cour et doit être considéré comme un abus éhonté du droit de recours individuel.
Enfin, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de traiter une succession de griefs mal fondés et qu’elle ne peut se permettre de consacrer ses efforts à des questions échappant à l’évidence à son mandat, au détriment des nombreuses affaires pendantes devant elle qui soulèvent des questions de droits de l’homme particulièrement graves.
Dès lors, la Cour, à l’unanimité, déclare les requêtes irrecevables.
Géorgie c. Russie du 21 janvier 2021 requêtes no 38263/08
L'arrêt de Grande Chambre du 21 janvier 2021.
.Art 1 • Juridiction de la Russie concernant l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud • Juridiction non établie pendant la phase active des hostilités • Juridiction établie après leur cessation • « Contrôle effectif »
Art 2 • Art 3 • Art 8 • Art 1 P1 • Pratique administrative quant aux meurtres de civils, et aux incendies et pillages d’habitations dans les villages géorgiens en Ossétie du Sud et dans la « zone tampon »
Art 3 • Traitement inhumain et dégradant • Art 5 • Pratique administrative quant aux conditions de détention de civils géorgiens et leurs humiliations, et leur détention arbitraire
Art 3 • Pratique administrative quant aux actes de torture sur les prisonniers de guerre géorgiens
Art 2 P4 • Pratique administrative quant à l’impossibilité pour les ressortissants géorgiens de retourner dans leurs foyers respectifs en Ossétie du Sud et en Abkhazie
Art 2 P1 • Allégations de pillages et de destructions d’écoles et de bibliothèques publiques et intimidations des élèves et enseignants d’origine géorgienne • Éléments de preuve insuffisants
Art 2 • Obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective sur les événements s’étant déroulés au cours de la phase active des hostilités et après leur cessation • Enquêtes des autorités russes ni promptes, ni effectives, ni indépendantes
Art 38 • Manquement du gouvernement russe à l’obligation de fournir toutes facilités nécessaires à la Cour.
Ukraine c. Russie (Crimée) du 14 janvier 2021 requêtes nos 20958/14 et 38334/18
L'arrêt de la Grande Chambre est visible ici au format pdf
Article Griefs dirigés par l’Ukraine contre la Russie concernant un ensemble de violations des droits de l’homme en Crimée déclarés en partie recevables
L’affaire concerne les allégations de l’Ukraine selon lesquelles la Fédération de Russie doit être tenue pour responsable d’une pratique administrative constitutive de nombreuses violations de la Convention européenne des droits de l’homme en Crimée1 . La Cour a d’abord délimité la question qu’elle était appelée à examiner en l’espèce. Elle a noté que sa décision portait sur la recevabilité des griefs relatifs à une pratique administrative de violation des droits de l’homme que la Russie aurait adoptée en Crimée pendant la période considérée, à savoir entre le 27 février 2014 et le 26 août 2015. Elle a relevé qu’elle n’était pas appelée à déterminer dans la présente affaire si l’intégration de la Crimée, au regard du droit russe, à la Fédération de Russie était licite du point de vue du droit international. Avant d’examiner les allégations relatives à l’existence d’une pratique administrative, la Cour a recherché si la Russie avait exercé sa « juridiction », au sens de l’article 1 de la Convention, sur la Crimée à partir du 27 février 2014, et donc si elle avait compétence pour examiner la requête. Elle a estimé que les faits dénoncés par le gouvernement ukrainien relevaient de la « juridiction » de la Russie, eu égard au contrôle effectif exercé par ce pays sur la Crimée à partir de cette date. Pour parvenir à cette décision, la Cour a tenu compte de l’ampleur et de la puissance de la présence militaire russe qui avait été renforcée en Crimée de janvier à mars 2014 sans le consentement des autorités ukrainiennes et en l’absence d’élément donnant à penser qu’une menace pesât sur les troupes russes stationnées en Crimée en vertu d’accords bilatéraux entre les deux pays en vigueur à l’époque considérée. Elle a également estimé que le récit que le gouvernement ukrainien avait livré tout au long de la procédure devant elle était resté cohérent et concordant et qu’il avait fourni des éléments d’information détaillés et spécifiques, étayés par des preuves suffisantes indiquant que les soldats russes n’avaient pas été des observateurs passifs, mais qu’ils avaient activement participé aux événements allégués. Cette conclusion ne préjuge pas la question de la responsabilité de l’État défendeur au regard de la Convention à raison des faits dont sont tirés les griefs, lesquels ressortissent à la procédure au fond. La Cour a ensuite défini et appliqué le critère de preuve requis et son approche concernant la charge de la preuve et elle a déclaré recevables, sans préjuger le fond, pratiquement tous les griefs du gouvernement ukrainien relatifs à l’existence d’une pratique administrative de violation des droits de l’homme par la Russie. Enfin, elle a décidé de communiquer au gouvernement russe le grief, qui n’avait pas été soulevé avant 2018, relatif aux transfèrements allégués de « condamnés » vers le territoire de la Fédération de Russie et, compte tenu du recoupement entre ce grief et une autre requête interétatique, Ukraine c. Russie (no 38334/18), de joindre cette dernière requête à la présente affaire et d’examiner la recevabilité et le fond de ce grief ainsi que de cette dernière requête simultanément, au stade de l’examen au fond de la présente procédure.
LES FAITS
Le gouvernement ukrainien soutient qu’à partir du 27 février 2014 la Fédération de Russie a exercé un contrôle effectif sur la République autonome de Crimée (RAC) et la ville de Sébastopol, qui font partie intégrante de l’Ukraine, eu égard à sa présence militaire en Crimée et à son soutien à l’administration locale et aux forces paramilitaires. Il allègue qu’à partir de cette date la Russie a exercé sa juridiction de façon extraterritoriale sur une situation qui, selon lui, a donné lieu à une pratique administrative de violations de la Convention. Il affirme en particulier que le 27 février 2014 plus d’une centaine d’hommes lourdement armés prirent d’assaut les bâtiments du Conseil suprême et du Conseil des ministres de la RAC. Le même jour, la Russie aurait considérablement renforcé sa présence militaire directe en Crimée, sans en avoir au préalable informé les autorités ukrainiennes compétentes et sans avoir obtenu d’autorisation de leur part. À la tombée de la nuit, les autorités civiles légitimes de la Crimée auraient été renversées et remplacées par des agents russes. Des membres de l’armée et de groupes paramilitaires russes auraient empêché les forces militaires ukrainiennes de quitter leurs casernes et d’autres unités ukrainiennes d’être transférées du continent vers la péninsule. Les jours suivants, la Russie aurait déployé un nombre sans cesse croissant de soldats et empêché l’Ukraine d’envoyer des renforts militaires en prenant le contrôle des points permettant d’entrer en Crimée ou d’en sortir par voie terrestre, maritime et aérienne, et en se livrant à des opérations de sabotage. Jusqu’au 16 mars, la Russie aurait consolidé son contrôle sur la Crimée en contraignant tous les militaires ukrainiens à rester dans leurs casernes, sans pouvoir communiquer avec le monde extérieur. Ces événements se seraient soldés par le transfert du pouvoir aux nouvelles autorités locales, qui auraient proclamé l’indépendance de la Crimée à la suite d’un « référendum » organisé le 16 mars 2014. Le 18 mars 2014, la Russie, la « République de Crimée » et la ville de Sébastopol auraient signé « le traité d’unification ». Le gouvernement russe soutient quant à lui que la Russie n’a commencé à exercer sa juridiction sur la Crimée et Sébastopol qu’après le 18 mars 2014, lorsque ces territoires sont devenus des parties intégrantes de la Russie en vertu du « traité d’unification », et non avant. Le « référendum » et la « réunification » auraient été les conséquences d’une série de manifestations connues sous le nom de « Euromaïdan » ou « Maïdan » qui avaient eu lieu de novembre 2013 à février 2014. Ces évènements auraient conduit à l’éviction du président de l’Ukraine et à une série de changements politiques et constitutionnels. Le gouvernement russe argue que la Russie n’est responsable ni de ces événements ni d’aucun désordre ayant pu en résulter. Il soutient en outre que les forces armées russes ont toujours été présentes en Crimée et que leur présence était prévue par les accord bilatéraux pertinents entre la Russie et l’Ukraine. Il affirme que, pendant la période comprise entre le 1 er et le 17 mars 2014, ces forces armées s’étaient tenues prêtes « à aider la population de Crimée à résister aux attaques de l’armée ukrainienne », que la présence russe a permis de veiller « à ce que la population criméenne puisse faire un choix démocratique en toute sécurité sans crainte de représailles d’extrémistes », et à ce « que les habitants de Crimée puissent exprimer normalement leur volonté », et/ou a permis de « garantir la protection des forces militaires et des biens russes ». Cela ne signifie pas que la Fédération de Russie ait exercé pendant cette période un contrôle effectif sur la Crimée.
Le champ d’examen de l’affaire
La Cour souligne d’emblée que les questions qu’elle est appelée à trancher portent sur la recevabilité des griefs relatifs à une pratique administrative de violation des droits de l’homme que la Russie aurait adoptée en Crimée pendant la période comprise entre le 27 février 2014 et le 26 août 2015. Les événements relatifs aux manifestations de Maïdan à Kyiv et la question de la licéité, au regard du droit international, de ce qui est présenté comme l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie à la suite du « référendum » tenu en Crimée en mars 2014 ne sont pas pertinents pour l’examen de l’affaire par la Cour.
Ces questions n’ont d’ailleurs pas été portées devant la Cour et elles sortent du champ d’examen de l’affaire. Eu égard à cette définition du champ d’examen de l’affaire, la Cour décide de lever la mesure provisoire qui avait été indiquée aux parties en mars 2014.
Les questions de juridiction
En ce qui concerne la période allant du 27 février au 18 mars 2014 La Cour estime qu’elle dispose de suffisamment d’éléments pour pouvoir conclure que, pendant la période considérée, à savoir du 27 février au 18 mars 2014, la Russie exerçait un contrôle effectif sur la Crimée. En particulier, nonobstant le fait que le nombre de soldats déployés dans la péninsule n’ait pas dépassé la limite de 25 000 soldats prévue par les accords bilatéraux pertinents, la Cour constate que les chiffres montrent que leur nombre avait presque doublé en un court laps de temps, passant de 10 000 à la fin du mois de janvier à 20 000 environ au milieu du mois de mars 2014.
Elle considère que le renforcement de la présence militaire de la Russie en Crimée pendant cette période était, à tout le moins, significatif. Elle relève également que le gouvernement russe ne conteste pas les affirmations.
Le gouvernement russe n’a justifié le renforcement de la présence militaire russe en Crimée par aucun élément concret qui indiquerait qu’une menace pesait sur les forces militaires russes postées en Crimée à l’époque. De plus, les notes diplomatiques par lesquelles le gouvernement ukrainien protestait à l’époque contre les déploiements et mouvements en question montrent l’absence de coopération et de consentement relativement à pareil renforcement militaire. La Cour note par ailleurs que, contrairement à ce que le gouvernement russe soutient, à savoir que les soldats russes déployés en Crimée étaient des observateurs passifs, le gouvernement ukrainien fournit des éléments d’information extrêmement détaillés, chronologiques et spécifiques, ainsi que des preuves suffisantes, qui montrent que des militaires russes ont activement participé à l’immobilisation des forces ukrainiennes. Le récit que le gouvernement ukrainien a livré tout au long de la procédure devant la Cour est resté cohérent et il se référait à des éléments d’information concordants sur le déroulement, les dates et leslieux des événements, quise sontsoldés par le transfert du pouvoir aux nouvelles autoritéslocales, lesquelles ont ensuite organisé le « référendum », proclamé l’indépendance de la Crimée et pris des mesures énergiques en vue de son intégration à la Fédération de Russie. Enfin, la Cour tient compte en particulier de deux déclarations, non contestées, du président Poutine. Dans la première, qu’il a faite au cours d’une réunion avec les chefs des services de sécurité pendant la nuit du 22 au 23 février 2014, il affirmait avoir pris la décision de « commencer à œuvrer pour le retour de la Crimée dans la Fédération de Russie ». La seconde déclaration a été faite le 17 avril 2014 au cours d’un entretien accordé à une chaîne de télévision dans lequel le président Poutine reconnaissait expressément que la Fédération de Russie avait « désarm[é] les unités militaires de l’armée et les forces de l’ordre ukrainiennes » et que « les militaires russes [avaient] effectivement soutenu les forces d’autodéfense criméennes ».
À partir du 18 mars 2014
La Cour constate qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la Russie exerce sa juridiction sur la Crimée depuis le 18 mars 2014. Toutefois, les positions des parties divergent au sujet de la base légale de cette juridiction. Le gouvernement ukrainien assure que cette juridiction est fondée sur le principe du « contrôle effectif », tandis que le gouvernement russe estime que statuer sur ce point « serait inapproprié » parce que, selon lui, cela « conduirai[t] la Cour à aborder des questions de souveraineté entre États qui échappent à sa compétence ». Aux fins de la décision sur la recevabilité, la Cour part du principe que la juridiction de l’État défendeur sur la Crimée revêt la forme ou la nature d’un « contrôle effectif sur un territoire » et non la forme ou la nature d’une juridiction territoriale. Elle rappelle à cet égard qu’elle n’est pas appelée à déterminer si l’intégration de la Crimée, au regard du droit russe, à la Fédération de Russie était licite du point de vue du droit international.
Conclusion
La Cour considère que les victimes alléguées de la pratique administrative dénoncée par le gouvernement ukrainien relevaient de la « juridiction » de l’État défendeur et que la Cour a donc compétence pour connaître de la requête. Cette conclusion ne préjuge pas la question de la responsabilité de l’État défendeur au regard de la Convention à raison des faits dont sont tirés les griefs présentés par le gouvernement ukrainien, lesquels ressortissent à la procédure au fond.
Sur la recevabilité
La Cour constate d’abord que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’applique pas dans les circonstances de l’espèce, qui concerne des allégations relatives à l’existence d’une pratique administrative. Elle rejette donc l’exception soulevée par le gouvernement russe sur ce point. Elle a ensuite apprécié les éléments du dossier afin de déterminer si les allégations du gouvernement ukrainien peuvent passer pour satisfaire le critère de preuve retenu au stade de l’examen de la recevabilité (le « commencement de preuve ») en ce qui concerne les allégations relatives à l’existence d’une pratique administrative. La Cour considère que, dans l’ensemble, il existe un commencement de preuve suffisant tant de la « répétition des actes » que de la « tolérance officielle », deux éléments constitutifs de l’existence alléguée d’une pratique administrative :
de disparitions forcées et de défaut d’enquêtes effectives à cet égard (article 2) ;
de mauvais traitements et de détentions illégales (articles 3 et 5) ;
d’extension à la Crimée de l’application deslois de la Fédération de Russie et les conséquences qui en résulteraient, à savoir que depuis le 27 février 2014 les tribunaux de Crimée ne pourraient plus passer pour « établis par la loi » (article 6) ;
d’imposition automatique de la nationalité russe et de perquisitions de lieux d’habitation privés (article 8) ;
de harcèlement et d’intimidation de responsables religieux n’adhérant pas à la confession orthodoxe russe, de perquisitions arbitraires de lieux de culte et de confiscation de biens religieux (article 9) ;
de fermeture des médias non russes (article 10) ;
d’interdiction de rassemblements publics et de manifestations, et d’actes d’intimidation et de placements en détention arbitraires d’organisateurs de tels événements (article 11) ;
d’expropriation, sans indemnisation, de biens appartenant à des civils et des entreprises privées (article 1 du Protocole n° 1 à la Convention) ;
d’interdiction de la langue ukrainienne dans les écoles et d’actes de harcèlement d’écoliers ukrainophones (article 2 du Protocole n° 1 à la Convention) ;
de restriction de la liberté de circulation entre la Crimée et l’Ukraine continentale qui résulterait de la transformation de facto (par la Russie) de la ligne de démarcation administrative en une frontière (entre la Russie et l’Ukraine), (article 2 du Protocole n° 4 à la Convention) ;
et de l’existence alléguée d’une pratique administrative prenant pour cibles les Tatars de Crimée (article 14 de la Convention combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention et de l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention).
La Cour constate en particulier que les allégations ci-dessus concordent avec les conclusions qu’un certain nombre d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales formulent dans leurs rapports, notamment le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme dans un rapport de 20173 . En outre, en ce qui concerne certaines allégations, la Cour conclut que, compte tenu de leur caractère réglementaire et de leur contenu, les mesures dénoncées constituent en elles-mêmes un commencement de preuve suffisant. En revanche, pour ce qui est de l’existence alléguée d’une pratique administrative d’homicides et de blessures par balles, la Cour estime que les incidents mentionnés ne s’analysent pas en un ensemble de violations.
S’agissant d’incidents survenus durant la première quinzaine du mois de mars 2014, au cours desquels des journalistes étrangers auraient été détenus pendant une courte durée et leur matériel saisi, la Cour considère que le nombre limité d’allégations n’indiquent pas non plus une pratique administrative. En outre, le gouvernement ukrainien n’a produit aucun élément propre à établir l’existence d’une pratique administrative de nationalisation de biens appartenant à des soldats ukrainiens. Dans ces conditions, le critère de preuve requis n’a pas été satisfait et ces griefs doivent être déclarés irrecevables et rejetés.
Enfin, la Cour décide de communiquer au gouvernement ukrainien le grief relatif à des « transfèrements de condamnés » depuis la Crimée vers des établissements pénitentiaires se trouvant sur le territoire russe. Cette question ayant été soulevée pour la première fois par le gouvernement ukrainien dans le mémoire du 28 décembre 2018 qu’il a soumis à la Grande Chambre, la Cour considère qu’elle ne peut, sur la base du dossier, se prononcer sur la recevabilité de ce grief à ce stade de la procédure. La Cour estime en outre approprié d’examiner ensemble et simultanément la recevabilité et le fond du grief relatif à des « transfèrements de condamnés » et une autre requête étatique, Ukraine c. Russie (n° 38334/18), dans laquelle ce grief est également soulevé, au stade de l’examen au fond de la présente procédure. En conséquence, elle décide de joindre la requête n° 38334/18 à la présente affaire.
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