DÉFAUT D'ENQUÊTE

ARTICLE 2 DE LA CEDH

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"L'article 2 de la Convention impose aux autorités d'effectuer une enquête automatique et sérieuse"
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

"1/ Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2/ La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a: pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;

b: pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue;

c: pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection"

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- L'ENQUÊTE DOIT ÊTRE D'OFFICE ET EFFECTIVE

- LE TRIBUNAL QUI CONTRÔLE LA PROCÉDURE DOIT ÊTRE INDÉPENDANT

- LES VICTIMES DE LA RÉPRESSION DU RENVERSEMENT DU RÉGIME ROUMAIN EN 1990 N'ONT PAS EU DROIT A UNE ENQUÊTE EFFECTIVE SOUS LE NOUVEAU RÉGIME

- L'ENQUÊTE EST UNE OBLIGATION DE MOYEN ET NON DE RÉSULTAT

- L'ENQUÊTE DOIT ÊTRE MENÉE RAPIDEMENT

- L'EXTRADITION DE LA PERSONNE RECHERCHEE

- LES VICTIMES DOIVENT ÊTRE ASSOCIEES A L'ENQUÊTE

- L'ENQUÊTE N'EST PAS NÉCESSAIREMENT UNE PROCÉDURE PÉNALE UN RECOURS CIVILE EST ACCEPTABLE

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MOTIVATIONS REMARQUABLES

Violences domestiques

LANDI c. ITALIE du 7 avril 2022 requête no 10929/19

La portée et le contenu de cette obligation dans le contexte de la violence domestique ont été récemment clarifiés dans l’affaire Kurt c. Autriche([GC], no 62903/15, §§ 157-189, 15 juin 2021). Ils peuvent être résumés comme suit (ibid., § 190) :

a)  Les autorités doivent réagir immédiatement aux allégations de violence domestique.

b) Lorsque de telles allégations sont portées à leur connaissance, les autorités doivent établir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie de la ou des victimes de violence domestique qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive. Elles doivent tenir dûment compte du contexte particulier qui est celui des affaires de violence domestique lorsqu’elles apprécient le caractère réel et immédiat du risque.

c) Dès lors que cette appréciation met en évidence l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, les autorités se trouvent dans l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives. Ces mesures doivent être adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé.

SOARES CAMPOS c. PORTUGAL du 14 janvier 2020 Requête no 30878/16

Art 2 (volet procédural) • Enquête effective • Urgence négligée de plusieurs mesures pour l’enquête sur la noyade d’étudiants lors d’un bizutage universitaire

Art 2 (volet matériel) • Obligations positives • Cadre juridique général et disciplinaire suffisant pour assurer la protection de la vie contre les bizutages abusifs

SUR LE VOLET MATERIEL

170.  En premier lieu, la Cour relève que l’article premier de la Constitution consacre le principe de la dignité humaine. En outre, son article 25 interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants (paragraphe 100 ci-dessus).

En second lieu, toute action portant atteinte à la vie, à l’intégrité physique ou morale de la personne et à sa vie privée est punie pénalement, notamment par des peines de prison pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans de prison (paragraphes 102 et 105 ci-dessus).

En troisième lieu, la Cour note que tout acte de violence ou de contrainte physique ou psychologique sur d’autres étudiants, notamment dans le cadre des bizutages universitaires constitue une infraction disciplinaire punie d’une sanction pouvant aller de l’avertissement à l’expulsion (paragraphe 108 ci-dessus).

Enfin, les universités et les établissements d’enseignement supérieur peuvent être tenus responsables pour les dommages matériels et moraux causés à l’intérieur de leurs installations en application des articles 70 et 483 du code civil (paragraphe 106 ci-dessus). À cet égard, la Cour note que, par des arrêts du 25 juin 2009 et du 24 avril 2013, la Cour suprême a déjà condamné deux établissements supérieurs à verser des dommages et intérêts, dans le premier cas, pour les abus commis sur une étudiante et, dans le deuxième, la mort d’un étudiant des suite d’actes de bizutage dans leurs installations (paragraphes 110 et 112 ci-dessus).

171.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour partage l’avis du Gouvernement et de la cour d’appel d’Évora selon lequel il n’existe pas un espace de non-droit ou un vide juridique en ce qui concerne les activités de bizutage au Portugal (paragraphes 94 et ci-dessus). Le droit interne prévoit effectivement un ensemble de dispositions pénales, civiles et disciplinaires pour prévenir, réprimer et sanctionner les atteintes à la vie ou à l’intégrité physiques ou morale.

SUR LE VOLET PROCEDURAL

143.  La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que l’affaire a fait l’objet d’une importante couverture médiatique et que les médias ont très vite avancé l’hypothèse d’un bizutage ayant mal tourné (paragraphes 125 et 163 ci-dessus). Il n’est pas non plus contesté que, le matin même du drame, les autorités savaient que les victimes étaient des étudiants pratiquant la Praxe. En effet, les agents de la police maritime ont trouvé J.G. vêtu de son costume universitaire (paragraphe 12 ci-dessus) et l’ont ensuite accompagné dans la maison d’Aiana de Cima (paragraphe 48 ci-dessus).

144.  Partant de ces constats, la Cour est d’avis que les mesures urgentes suivantes auraient dû immédiatement être ordonnées par le parquet lorsque l’incident a été porté à sa connaissance. Elle tient notamment le raisonnement suivant.

145.  La maison d’Aiana de Cima aurait pu être sécurisée et son accès interdit à toute personne étrangère à l’enquête, comme l’exige d’ailleurs l’article 150 du CPP (paragraphe 107 ci-dessus). Ceci aurait évité la manipulation et même la perte d’éléments de preuve, ainsi que le nettoyage de l’appartement le 9 janvier 2014 (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour est particulièrement frappée par le fait que J.G et ses proches, les familles des victimes et des tiers aient eu accès à la maison sans aucune restriction (paragraphes 12 et 48 ci-dessus).

146.  Alors que l’inspection des lieux d’une tragédie doit en principe être réalisée le plus tôt possible, en l’espèce, l’inspection de la police scientifique de la maison n’a eu lieu que le 11 février 2014 (paragraphe 33 ci-dessus).

L'ENQUÊTE DOIT ÊTRE D'OFFICE ET EFFECTIVE

AL c. TÜRKİYE du 4 juillet 2023 Requête no 4904/20

Art 2 (procédural) • Lacunes et déficiences de l’enquête menée ayant nui à sa qualité et compromis la capacité des autorités à établir les circonstances de la mort du fils de la requérante lors de l’accomplissement de son service militaire obligatoire

CEDH

Principes généraux

75.  La Cour rappelle que le droit à la vie garanti par l’article 2 figure parmi les dispositions primordiales de la Convention et consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 218, 29 janvier 2019, et Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 164, 19 décembre 2017). De plus, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique que soit menée, lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme, une enquête officielle effective dont la forme peut varier selon les cas (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 169).

76.  Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie : alors qu’une enquête de nature pénale est généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement, une procédure de nature civile, voire des poursuites disciplinaires, peuvent satisfaire à cette exigence quand la mort résulte d’une négligence (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002‑VIII, Vo v. France [GC], no 53924/00, § 90, ECHR 2004‑VIII).

77.  En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 171, et les références qui y sont citées).

78.  Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et à l’identification et, le cas échéant, au châtiment des responsables (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016).

79.  L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat (X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 186, 2 février 2021). Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII).

80.  Les instances d’enquête sont tenues à une diligence particulière dans l’application des mesures élémentaires lorsqu’une personne à laquelle l’État a imposé le service national trouve la mort dans des conditions suspectes alors que les autorités militaires étaient responsables de son intégrité physique et morale. Cela vaut également dans les cas présumés de suicide : en pareils cas, les autorités compétentes doivent démontrer avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour lever les doutes que les proches du défunt pouvaient raisonnablement entretenir quant aux circonstances ayant entouré un tel décès. En pratique, cela implique nécessairement la vérification de tout élément susceptible d’exclure la possibilité d’un homicide (Hasan Çalışkan et autres c. Turquie, no 13094/02, § 50, 27 mai 2008). Il y va de l’exigence généralement reconnue en la matière de maintenir la confiance du public dans le respect du principe de légalité et de prévenir toute apparence de complicité ou de tolérance à l’égard des actes illégaux (Armani Da Silva, précité, § 237, et Al-Skeini et autres, précité, § 167).

81.  Pour satisfaire à cette obligation, les autorités doivent, dans tous les cas, avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres éléments, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures ainsi qu’une analyse objective des constatations cliniques, y compris la cause du décès (sur les autopsies, voir, par exemple, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000‑VII ; sur les témoins, voir, par exemple, Tanrıkulu, précité, § 109, CEDH 1999‑IV ; sur les expertises, voir, par exemple, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011 (extraits)).

82.  En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Armani Da Silva, précité, § 234).

83.  Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce : ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009). Il n’est pas possible de réduire la variété des situations susceptibles de se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu, précité, §§ 101- 110, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI).

84.  Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 177, et Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

85.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 207, 16 février 2021).

86.  En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes (Armani Da Silva, précité, § 235, et Al‑Skeini et autres, précité, § 167). Cependant, les éléments d’enquête peuvent comprendre des données sensibles, et leur divulgation ne saurait donc être considérée comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 de la Convention (Giuliani et Gaggio, précité, § 304, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III, et Armani Da Silva, précité, § 236).

87.  Le public doit pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hanan, précité, § 208, et Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, 4 mai 2001).

88.  L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1er décembre 2009).

89.  La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Hanan, précité, § 203, et Armani Da Silva, précité, § 236).

90.  Enfin, la Cour estime utile de rappeler également que lorsqu’il s’agit d’établir les faits, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 182, et les références qui y sont citées). Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247‑B). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 182, Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 69, 12 mars 2013).

b)  Application des principes généraux précités au cas d’espèce

  1. Sur la participation de la requérante à l’enquête

91.  La requérante s’est vu communiquer une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu du 17 avril 2015, comportant un résumé des éléments de l’enquête ainsi qu’un exposé des motifs, et elle a pu avoir accès au dossier d’instruction par l’intermédiaire de son avocat.

92.  C’est donc après avoir pu prendre connaissance des éléments du dossier que, assistée par son avocat, elle a formé opposition contre le non-lieu. Elle a ainsi pu exercer effectivement ses droits.

93.  Dans ces conditions, la Cour estime que la requérante a bénéficié d’un accès aux informations produites par l’enquête à un degré suffisant pour pouvoir participer de manière effective à la procédure.

  1. Sur la célérité de l’enquête

94.  La Cour observe que l’incident ayant conduit au décès de Muharrem Ali Al a eu lieu le 9 août 2013, que le parquet a été prévenu immédiatement et que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même. Le parquet a clos les investigations et rendu une ordonnance de non-lieu le 17 avril 2015. Le tribunal militaire a rejeté l’opposition de la requérante le 31 juillet 2015. Cette décision a été notifiée à la requérante le 25 août 2015. Dans ces conditions, la Cour considère que les investigations en cause ont été menées avec la célérité requise et que l’enquête ne laisse apparaître aucun retard injustifié.

  1. Sur le caractère adéquat de l’enquête

95.  La Cour estime que, si rien ne permet de mettre en doute la volonté des autorités de reconstituer le déroulement des faits, il n’en demeure pas moins que les investigations que celles-ci ont menées ont été entachées d’une série de carences qui ont eu une incidence déterminante sur l’efficacité globale de l’enquête pénale.

96.  Ainsi, le soldat Y.G., qui était apparemment l’une des dernières personnes à avoir vu Muharrem Ali Al vivant, a écrit au parquet pour demander à être entendu à nouveau (paragraphe 31 ci-dessus), et les termes de sa lettre donnaient à penser que sa déposition initiale ne reflétait pas la réalité et qu’il avait une autre version des faits. De plus, la requérante a demandé une nouvelle audition de ce témoin dans le cadre de son recours en opposition, où elle soutenait que les autorités n’avaient pas correctement conduit les auditions et n’avaient pas élucidé les contradictions que celles-ci avaient fait apparaître. De l’avis de la Cour, le soldat Y.G. était un témoin d’une importance capitale. Or rien dans le dossier ni dans les arguments du Gouvernement n’indique de manière convaincante les raisons pour lesquelles il n’a pas été réentendu. La Cour estime qu’il s’agit là d’une carence importante.

97.  Elle note ensuite que la balle n’a pas été retrouvée sur les lieux. Or les faits s’étaient produits dans la cave d’une base militaire, c’est-à-dire dans un endroit fermé. En l’absence d’explication plausible quant à la raison de cette défaillance, la Cour considère que les autorités n’ont pas pris les mesures adéquates pour recueillir tous les éléments de preuve relatifs aux faits en question. Elle estime également que cette omission a été déterminante et qu’elle constituait une lacune importante susceptible de compromettre la fiabilité de l’analyse balistique.

98.  Par ailleurs, quant au fait qu’aucune trace d’empreintes digitales n’ait été trouvée sur l’arme dont est parti le tir fatal à Muharrem Ali Al, il incombait aux autorités d’apporter une réponse convaincante à la question de savoir s’il était plausible qu’en ayant tenu de sa main un fusil de type G-3, Muharrem Ali Al n’eût laissé aucune trace sur l’arme. Le tribunal militaire du 7ème corps des forces armées de Diyarbakır a avancé une explication fondée sur des hypothèses, sans demander au préalable l’avis d’un expert sur la question. Or, de l’avis de la Cour, il était incontestablement nécessaire de faire procéder à une expertise afin d’éclaircir cette question délicate.

99.  Enfin, quant au diamètre de la plaie de sortie de la balle, étant donné qu’une caractéristique des blessures par armes à feu est que l’orifice d’entrée de la balle est plus petit que l’orifice de sortie, on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que le tribunal militaire ordonnât au parquet de procéder à un complément d’instruction afin d’expliquer comment ce rapport avait pu se trouver inversé dans les circonstances de l’espèce, où le coup avait été tiré avec un fusil d’assaut. Or tel n’a pas été le cas : le tribunal s’est contenté d’affirmer, sans s’appuyer sur aucune expertise scientifique ou technique, que, le coup ayant été tiré à bout touchant, le diamètre de la plaie de sortie de la balle pouvait être plus petit (paragraphe 42 ci-dessus). Une expertise aurait pourtant permis d’infirmer ou de confirmer les différentes thèses envisageables, et notamment la thèse criminelle.

100.  Aux dires du Gouvernement, ces carences n’ont pas eu d’incidence sur l’effectivité de l’enquête, laquelle, appréciée dans son ensemble, aurait été correctement menée, et aurait confirmé la thèse du suicide. Même si l’obligation procédurale résultant de l’article 2 de la Convention est une obligation de moyens (paragraphe 80 ci-dessus), la Cour ne peut partager ce point de vue. En l’espèce, l’enquête menée a été entachée de lacunes et de déficiences qui ont nui à sa qualité et compromis la capacité des autorités à établir les circonstances de la mort du fils de la requérante.

101.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

 

DEME c. ROUMANIE du 11 octobre 2022 requête n° 7624/18

Art 2 (matériel) • Allégations d’une atteinte intentionnelle à la vie non étayées concernant le décès du fils mineur du requérant dans sa chambre d’internat • Décès en raison d’une maladie congénitale préexistante selon l’autopsie

Art 2 (procédural) • Actes d’enquête réalisés par les autorités judiciaires ayant permis d’établir la cause du décès de l’élève s’étant trouvé sous la responsabilité de l’école, puis sous celle des professionnels de la santé

CEDH

MATERIEL

69.  La Cour constate que, au regard des pièces versées au dossier, il ne s’agit pas d’une atteinte intentionnelle à la vie, le décès étant provoqué par un arrêt cardio-respiratoire en raison d’une maladie congénitale préexistante (paragraphe 14 ci-dessus).

70.  Bien que le requérant conteste les conclusions du rapport d’autopsie et en donne une autre interprétation (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour relève qu’il n’a pas demandé aux autorités enquêtrices la réalisation d’une nouvelle expertise médico-légale (paragraphe 40 ci-dessus) ni fourni à la Cour une contre-expertise de ce rapport. Dès lors, la Cour estime que les allégations selon lesquelles D.Z. avait été victime de violences, voire d’un crime, ne sont pas étayées.

71.  En conséquence, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention.

PROCEDURAL

  1. Principes généraux

78.  La Cour rappelle que, dans les cas de décès, elle a jugé que lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée qui vise à faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question, puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence. En pareilles circonstances, l’obligation de mener une enquête officielle effective existe même quand l’auteur présumé de l’atteinte en cause n’a pas la qualité d’agent de l’État (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 161, et la jurisprudence citée).

79.  L’enquête doit également être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, qu’elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décision (ibidem, § 166).

80.  D’une manière générale, le système national mis en place pour déterminer les causes des décès ou des blessures graves doit également être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance pratique, ce qui implique que toutes les personnes chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure censée conduire à l’établissement de la cause d’un décès ou de blessures physiques doivent jouir d’une indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements (ibidem, § 168).

  1. Application de ces principes en l’espèce

81.  La Cour note que, le 15 mai 2014, à la demande de la police de la ville de Reghin, trois policiers du poste de police de Gurghiu se sont déplacés à l’internat (paragraphe 16 ci-dessus). Ils ont ouvert d’office une enquête pour homicide involontaire (paragraphe 17 ci-dessus).

82.  Ainsi, les autorités d’enquête peuvent passer pour avoir agi d’office aussitôt l’affaire portée à leur attention. Il reste à savoir si elles ont pris les mesures qui s’imposaient en l’espèce pour établir les circonstances ayant entouré le décès, et pour identifier et sanctionner, le cas échéant, d’éventuels responsables.

83.  La Cour note que plusieurs témoins oculaires ont été entendus par la police le soir même du décès de D.Z. et que plusieurs objets appartenant à ce dernier ont été collectés par les policiers en vue de leur examen (paragraphes 18 et 19 ci-dessus).

84.  La police a ordonné une autopsie pour déterminer les causes du décès (paragraphe 12 ci-dessus). Celle-ci a été effectuée le lendemain du décès (paragraphe 13 ci-dessus). Le rapport médico-légal a établi de manière non équivoque que l’arrêt cardio-respiratoire provoqué par la maladie congénitale non diagnostiquée dont souffrait D.Z. était la cause du décès. Il a également écarté l’hypothèse des violences exercées sur la victime (paragraphe 14 ci‑dessus).

85.  Ce rapport, qui n’a pas été contesté par le requérant, lequel aurait pu demander une contre-expertise, a été vérifié, à la demande du parquet, par la commission départementale de médecine légale. Cette dernière a validé sans réserve ses conclusions (paragraphe 40 ci-dessus).

86.  La Cour relève également que l’enquête initiale a été complétée par d’autres actes d’investigation, notamment par l’audition des témoins (paragraphes 21 et 25 ci-dessus). Les fiches d’intervention des ambulances ont été également versées au dossier (paragraphe 11 ci-dessus).

87.  Le requérant et son épouse ont été informés du déroulement de l’enquête (paragraphes 26 et 27 ci-dessus) et ont été entendus par la police (paragraphe 34 ci-dessus). À cette occasion, le requérant n’a critiqué ni la prise en charge de son fils par le personnel de l’école après le malaise survenu dans sa chambre d’internat ni les secours prodigués par les assistants médicaux (paragraphes 35 et 37 ci-dessus). Ses plaintes ont été dirigées contre le policier T.D., le médecin légiste et le chauffeur du véhicule utilitaire auxquels il imputait des agissements de nature pénale (paragraphes 28, 29 et 30 ci-dessus).

88.  À l’issue de ces mesures d’enquête, le parquet a classé l’affaire, concluant que D.Z. était décédé d’un arrêt cardio-respiratoire provoqué par une maladie congénitale (paragraphe 41 ci-dessus). Quant à l’heure et aux circonstances du décès, le procureur en chef du parquet de Mureș a estimé qu’elles étaient celles indiquées dans les fiches d’intervention des ambulances et confirmées par les témoins (paragraphe 45 ci-dessus).

89.  La Cour note que les autorités d’enquête ont relevé des manquements à la réglementation de l’activité de médecine légale qui pouvaient mettre en jeu la responsabilité disciplinaire du médecin légiste et des policiers (paragraphes 42 et 49 ci-dessus). Cependant, force est de constater que ces fautes ont été commises après le décès de D.Z. et qu’elles n’ont pas nui à la capacité de l’enquête, et en particulier de l’examen médico-légal, à déterminer la cause du décès (paragraphe 14 ci-dessus).

90.  En l’absence d’autres éléments de preuve permettant d’étayer le grief du requérant contre le policier T.D. (paragraphes 29 et 73 ci-dessus), la Cour estime que, à eux seuls, ces manquements ne sauraient suffire à démontrer que l’enquête sur les circonstances entourant le décès du fils du requérant a été menée de manière partiale.

91.  La Cour note également que le bien-fondé de la décision de classement rendue par le parquet a été examinée par le tribunal de Mureș (paragraphes 47-49 ci-dessus). À l’issue d’une procédure contradictoire à laquelle le requérant a eu pleinement accès et au vu de l’ensemble des pièces du dossier, le tribunal a conclu, par une décision motivée, à l’absence d’éléments permettant de penser qu’un homicide avait été commis.

92.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités judiciaires ont réalisé les actes d’enquête qui ont permis d’établir la cause du décès de D.Z., un élève qui s’était trouvé d’abord sous la responsabilité de l’école, puis sous celle des professionnels de la santé.

93.  Partant, la Cour ne décèle, dans les circonstances de l’espèce, aucune raison de penser que l’État défendeur n’a pas satisfait à ses obligations d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition sous son volet procédural.

LANDI c. ITALIE du 7 avril 2022 requête no 10929/19

Art 2 (matériel) • Obligations positives • Absence de mesures préventives des autorités face à des violences domestiques récurrentes ayant abouti à la tentative de meurtre de la requérante par son compagnon et au meurtre de leur fils • Législation nationale adéquate • Réponse appropriée des carabiniers • Absence de démarche immédiate, autonome et proactive et d’une évaluation complète des risques par les procureurs • Indices de violence domestique montrant un risque réel et immédiat pour la vie

Art 14 (+Art 2) • Absence de défaillance systémique révélatrice d’une passivité généralisée envers les victimes de violence domestique • Pas d’attitude discriminatoire envers la requérante • Mise en place de mesures étatiques depuis l’arrêt Talpis c. Italie en 2017

a) Principes généraux

78.  L’obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger un individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui a été formulée pour la première fois dans l’affaire Osman c. Royaume-Uni (28 octobre 1998, §§ 115-16, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII). Selon cet arrêt, si les autorités savent ou auraient dû savoir qu’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné du fait des actes criminels d’un tiers, elles doivent prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, toutes les mesures que l’on peut raisonnablement attendre d’elles pour éviter ce risque.

La portée et le contenu de cette obligation dans le contexte de la violence domestique ont été récemment clarifiés dans l’affaire Kurt c. Autriche ([GC], n62903/15, §§ 157-189, 15 juin 2021). Ils peuvent être résumés comme suit (ibid., § 190) :

a)  Les autorités doivent réagir immédiatement aux allégations de violence domestique.

b) Lorsque de telles allégations sont portées à leur connaissance, les autorités doivent établir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie de la ou des victimes de violence domestique qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive. Elles doivent tenir dûment compte du contexte particulier qui est celui des affaires de violence domestique lorsqu’elles apprécient le caractère réel et immédiat du risque.

c) Dès lors que cette appréciation met en évidence l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, les autorités se trouvent dans l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives. Ces mesures doivent être adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé.

b) Application des principes au cas d’espèce

79.  La Cour observe tout d’abord qu’il ne fait aucun doute que l’article 2 de la Convention s’applique au cas de la requérante, victime de violence domestique répétée et d’une tentative de meurtre, et en raison du décès de son fils.

80.  La Cour note que d’un point de vue général le cadre juridique italien était propre à assurer une protection contre des actes de violence pouvant être commis par des particuliers dans une affaire donnée. Elle note également que la panoplie des mesures juridiques et opérationnelles, disponibles dans le système législatif italien (paragraphes 47-53 ci-dessus), offrait aux autorités concernées un éventail suffisant de possibilités adéquates et proportionnées au regard du niveau de risque (mortel) en l’espèce.

81.  Afin de vérifier si les autorités ont rempli les obligations découlant de l’article 2 en matière de violence domestique, la Cour doit donc examiner : i) si les autorités italiennes ont apporté une réponse immédiate aux allégations de violence domestique, ii) si elles ont recherché l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante [et de ses enfants] en menant une évaluation du risque autonome, proactive et exhaustive et en tenant dûment compte du contexte particulier des affaires de violence domestique, iii) si les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants et iv) si les autorités ont pris des mesures préventives adéquates dans les circonstances de l’espèce.

  1. Sur le point de savoir si les autorités ont réagi immédiatement aux allégations de violence domestique

82.  La Cour note que si les carabiniers ont réagi sans délai à la plainte de la requérante déposée en 2015 et sont intervenus lors des altercations et des épisodes violents, les procureurs quant à eux, informés à plusieurs reprises par les carabiniers, sont restés inertes. À la suite du dépôt de la première plainte en 2015 et nonobstant l’ouverture d’une procédure pénale pour harcèlement, aucun acte d’enquête n’a été effectué pendant quatre mois : la requérante n’a jamais été entendue, aucune mesure de protection n’a été sollicitée au juge malgré la demande motivée que les carabiniers, témoins des menaces de mort, avaient envoyée au procureur.

83.  Ainsi, la Cour note que la décision du procureur de classer la première plainte, alors qu’aucun acte d’enquête n’avait été accompli et que la requérante ou sa famille n’avaient jamais été entendues, était fondée sur le retrait de la plainte par l’intéressée, sans prendre en considération qu’il ne s’agissait pas d’un seul épisode mais que les menaces étaient continuellement adressées à la requérante, et que l’intéressée avait fait également l’objet de violences physiques (paragraphe 8 ci-dessus).

84.  La Cour rappelle qu’il n’entre pas dans ses compétences de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi les mesures à prendre. Toutefois, elle estime que, au regard des nombreux éléments dont les autorités disposaient, le procureur saisi de l’affaire en 2015 aurait pu être en mesure de maintenir les poursuites malgré le retrait de la plainte, ou au moins d’effectuer une enquête approfondie avant de procéder à son classement sans suite (paragraphe 18 ci-dessus).

85.  La Cour note également qu’en septembre 2017, après une nouvelle agression sur la requérante et l’envoi par les carabiniers d’un rapport mis à jour sur la situation de l’intéressée (paragraphe 22 ci-dessus) dans lequel le comportement dangereux de N.P., qui souffrait de sérieux problèmes de santé mentale, était mis en exergue, aucune enquête n’a été menée par le procureur et aucune mesure n’a été prise.

86.  En 2018, après l’agression subie par la requérante et la brève hospitalisation de N.P. dans un centre de santé mentale, les carabiniers ont renvoyé une nouvelle communication aux procureurs (paragraphes 36 ci-dessus) dans laquelle ils soulignaient la dangerosité de N.P., ses problèmes de santé mentale et son casier judiciaire, ils rappelaient les différentes interventions effectuées au domicile de la requérante et ils demandaient l’adoption d’une mesure privative de liberté afin de protéger la requérante et ses enfants. La Cour note que si une enquête a été ouverte par le procureur pour le délit de mauvais traitements et si une expertise a été demandée sur l’état psychologique de N.P., la requérante n’a jamais été entendue et aucune mesure de protection n’a été prise.

87  Elle estime que, si les carabiniers ont procédé à une évaluation du risque autonome, proactive et exhaustive indépendamment de la plainte de la requérante (voir paragraphe 94 ci-dessous) et en tenant dûment compte du contexte particulier des affaires de violence domestique, en sollicitant, à la lumière de l’existence présumée d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants, des mesures conservatoires (paragraphe 14 ci-dessus) ainsi que des mesures privatives de liberté (paragraphe 36 ci-dessus), les procureurs qui avaient pour mission d’apprécier ces propositions n’ont pas fait preuve de la diligence particulière requise dans leur réaction immédiate aux allégations de violence domestique formulées par la requérante.

  1. La qualité de l’appréciation des risques

88.  La Cour rappelle que, afin d’établir si les autorités auraient dû avoir connaissance du risque répété des actes de violence, elle a relevé et pris en compte dans un certain nombre d’affaires les éléments suivants : les antécédents de comportement violent de l’auteur et le non-respect des termes d’une ordonnance de protection (Eremia c. République de Moldova, n3564/11, § 59, 28 mai 2013), l’escalade de la violence représentant une menace continue pour la santé et la sécurité des victimes (Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 135-36, CEDH 2009), les demandes d’aide répétées de la victime par le biais d’appels d’urgence, ainsi que les plaintes formelles et les pétitions adressées au chef de la police (Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, §§ 135-36, 23 mai 2017). Certains des éléments ci-dessus étaient également présents dans les circonstances de la présente affaire.

89.  La Cour note que, à l’exception des propositions faites par les carabiniers aux procureurs (paragraphe 87 ci-dessus), les autorités compétentes dans leur ensemble n’ont mené ni une démarche autonome et proactive ni une évaluation complète des risques. À aucun moment les autorités n’ont suivi une procédure d’évaluation des risques de la situation de la requérante et de celle de ses enfants. Alors qu’ils avaient été informés par les carabiniers des antécédents de violence de N.P., les procureurs n’ont pas montré, lors du traitement des plaintes de la requérante, qu’ils avaient pris conscience du caractère et de la dynamique spécifiques de la violence domestique, même si tous les indices étaient présents, à savoir en particulier le schéma d’escalade des violences subies par la requérante (et ses enfants), les menaces proférées, les agressions répétées ainsi que la maladie mentale de N.P. Les autorités n’ont pas considéré que, s’agissant d’une situation de violence domestique, les plaintes méritaient une intervention active. Même le psychiatre qui suivait N.P. a sous-estimé la situation, considérant l’agression subie par la requérante en 2018 comme un « différend » entre époux (paragraphe 43 ci-dessus). Les autorités n’ont pas mis en place des mesures de protection, alors qu’elles avaient été sollicitées par les carabiniers. Les risques de violence récurrente n’ont pas été correctement évalués ou pris en compte.

90.  La Cour constate que les autorités ont manqué à leur devoir d’effectuer une évaluation immédiate et proactive du risque de récidive de la violence commise à l’encontre de la requérante et des enfants et de prendre des mesures opérationnelles et préventives visant à atténuer ce risque, à protéger la requérante et les enfants ainsi qu’à censurer la conduite de N.P. Les procureurs, en particulier, sont restés passifs face au risque sérieux de mauvais traitements infligés à la requérante et, par leur inaction, ont permis à N.P. de continuer à la menacer, la harceler et à l’agresser sans entraves et en toute impunité (Volodina c. Russie, no 41261/17, § 91, 9 juillet 2019, et Opuz, précité, §§ 169-70).

  1. Les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie du fils de la requérante ?

91.  À la lumière des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que les autorités nationales savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants du fait des violences commises par N.P. et qu’elles avaient l’obligation d’évaluer le risque de réitération de celles-ci et de prendre des mesures adéquates et suffisantes pour la protection de la requérante et de ses enfants. Cependant, elles n’ont pas respecté cette obligation, étant donné qu’elles n’ont réagi ni « immédiatement », comme cela est requis dans les cas de violence domestique, ni à tout autre moment.

  1. Les autorités ont -elles pris des mesures préventives adéquates dans les circonstances de l’espèce ?

92.  Pour les raisons susmentionnées, la Cour estime que, sur la base des informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits et qui indiquaient qu’il existait un risque réel et immédiat que de nouvelles violences fussent commises contre la requérante et ses enfants, face aux allégations d’escalade des violences domestiques que formulaient la requérante, et compte tenu des problèmes de santé mentale de N.P., les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence requise. Elles n’ont pas procédé à une évaluation du risque de létalité qui aurait spécifiquement ciblé le contexte des violences domestiques, et en particulier la situation de la requérante et de ses enfants, et qui aurait justifié des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque. Au mépris flagrant de la panoplie des diverses mesures de protection qui étaient directement à leur disposition, les autorités, qui auraient pu appliquer des mesures de protection, en prévenant les services sociaux et les psychologues, et en plaçant la requérante et ses enfants dans un centre antiviolence, n’ont pas fait preuve d’une diligence particulière pour prévenir les violences commises à l’encontre de l’intéressée et de ses enfants, ce qui a abouti à la tentative de meurtre de la requérante et au meurtre de M. Les mesures susmentionnées - comme l’a également reconnu le GREVIO en vérifiant la conformité du cadre juridique national avec l’article 55.1 de la Convention d’Istanbul (voir paragraphe 54 ci-dessus, où il est reconnu qu’en Italie il n’y avait, à l’époque, que deux délits ne pouvant pas être poursuivis d’office) - pouvaient et devaient être adoptées par les autorités, conformément à législation italienne, indépendamment du dépôt de plaintes et indépendamment du fait qu’elles soient retirées ou du changement de la perception du risque de la part de la victime (Kurt, précité, §§ 138, 140 et 170).

93.  Dans ces circonstances, la Cour conclut que les autorités ne sauraient passer pour avoir fait preuve de la diligence requise. Dès lors, elle estime qu’elles ont manqué à leur obligation positive découlant de l’article 2 de protéger la vie de la requérante ainsi que celle de son fils.

94.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le deuxième et troisième volet de l’exception de non-épuisement doivent être rejetés (paragraphe 57 ci-dessus), et elle conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.

A.P. c. République de Moldova du 26 octobre 2021 requête no 41086/12

Ineffectivité d’une enquête sur des allégations d’abus sexuel sur un enfant : violation de la Convention

Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme L’affaire concerne l’effectivité d’une enquête diligentée par les autorités moldaves sur les allégations d’abus sexuel perpétré par un mineur de 12 ans sur le requérant âgé de cinq ans au moment des faits. La Cour juge en particulier que l’enquête menée en l’espèce par les autorités n’a pas été effective en ce qu’elle n’a pas été approfondie et qu’elle n’a pas pris en compte la vulnérabilité particulière du requérant.

Art 3 (procédural) • Enquête ineffective diligentée par les autorités sur les allégations de viol et d’agression sexuelle perpétrés par un mineur de douze ans sur le requérant âgé de cinq ans • Enquête non approfondie • Absence de prise en compte la vulnérabilité particulière du requérant

FAITS

En 2006, alors qu’il était âgé de cinq ans, le requérant aurait été violé et abusé sexuellement par un garçon de 12 ans. Quelques temps après les faits allégués, il aurait raconté l’agression qu’il aurait subie à sa mère. En 2010 et 2011, sa mère déposa deux plaintes auprès du parquet, demandant l’ouverture d’une enquête. Le parquet refusa, estimant qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve pouvant confirmer les faits allégués. La mère du requérant contesta cette décision, déplorant le fait que le rapport psychologique du 28 septembre 2010 – établi par une psychologue de l’association « Centre national pour la prévention des abus envers les enfants » à l’issue de quatre séances d’examen psychologique du requérant – n’ait pas été pris en compte. Selon ce rapport, le requérant souffrait de perturbations des sphères affective, cognitive et comportementale, causées par les événements vécus, à savoir l’abus sexuel consommé et les abus physiques et psychologiques en cours. En 2012, le procureur hiérarchique confirma la décision de ne pas ouvrir d’enquête pénale. La même année, le juge d’instruction, sur recours de la mère du requérant, confirma les ordonnances du parquet, relevant entre autres que la mère du requérant avait porté plainte seulement en 2010. Selon une attestation médicale de 2018 faisant état d’un traitement suivi par le requérant, celui-ci souffre entre autres de troubles émotionnels.

Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants)

La Cour rappelle que, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 de la Convention, les autorités nationales doivent mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition, le cas échéant, des personnes responsables. En l’espèce, elle relève que les allégations de viol et d’agression sexuelle qu’aurait subis le requérant sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Eu égard au rapport psychologique dressé par l’association spécialisée « Centre national pour la prévention des abus envers les enfants », la Cour juge en outre que ces allégations étaient défendables et qu’il incombait dès lors aux autorités nationales de mener une enquête suffisamment approfondie afin d’éclaircir toutes les circonstances de la cause. Elle constate ensuite qu’au moment des faits, l’agresseur présumé n’avait pas atteint l’âge de la responsabilité pénale, fixé par la législation moldave, et qu’il n’était pas envisageable d’ouvrir, le cas échéant, des poursuites pénales contre celui-ci. Cela étant, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion d’affirmer que, dans pareilles situations et eu égard notamment au fait que les actes dénoncés étaient potentiellement constitutifs de traitements prohibés par l’article 3 de la Convention, les autorités étaient toujours tenues par l’obligation procédurale de faire la lumière sur les faits allégués. Quant au caractère approfondi de l’enquête menée en l’espèce, la Cour constate que ni la police, ni le parquet, ni le juge d’instruction n’ont aucunement pris en compte le rapport psychologique du 28 septembre 2010 dressé par une association spécialisée, dont les conclusions selon lesquelles le requérant avait subi un abus sexuel n’ont été contestées ni dans le cadre de la procédure interne ni devant la Cour. Elle juge que le rapport en question était un élément de preuve qu’il convenait de prendre en considération lors de l’enquête diligentée par les autorités. Ces dernières auraient pu auditionner le psychologue ayant rédigé ce rapport ou ordonner un autre rapport d’expertise psychologique afin de répondre à d’éventuelles questions supplémentaires auxquelles le rapport du 28 septembre 2010 n’aurait pas apporté de réponse. La Cour observe qu’aucune de ces mesures n’a été adoptée par les autorités en charge de l’enquête.

La Cour ne perd pas de vue l’argument du Gouvernement selon lequel l’effectivité de l’enquête a été affectée par le fait que la mère du requérant a porté plainte quatre ans après les faits. Certes, elle ne saurait nier que l’écoulement du laps de temps en question pourrait avoir eu un impact négatif sur la capacité des autorités à recueillir des preuves. Cependant, elle estime que cela n’exonérait pas ces autorités de leur obligation de mener une enquête suffisamment approfondie à partir du moment où des allégations défendables d’abus sexuel sur mineur ont été portées à leur connaissance. Enfin, elle note que, à aucun moment pendant l’enquête préliminaire, le requérant n’a été accompagné par un assistant social, un psychologue ou un quelconque expert. Elle a déjà eu l’occasion de juger qu’un tel constat était suffisant pour conclure qu’un enfant victime alléguée d’abus sexuel n’avait pas été, eu égard à sa vulnérabilité particulière, pris en charge de manière adéquate durant la procédure interne. L’absence de toute assistance prêtée au requérant, un mineur, pendant son audition par les autorités est d’autant plus regrettable qu’il n’apparait pas que l’officier de police l’ayant interrogé avait reçu une formation adaptée à cette fin. Par conséquent, elle conclut que l’enquête menée en l’espèce par les autorités n’a pas été effective en ce qu’elle n’a pas été approfondie et qu’elle n’a pas pris en compte la vulnérabilité particulière du requérant. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention.

CEDH

28.  Le requérant soutient que, en l’espèce, les autorités étatiques ne se sont pas acquittées des obligations procédurales qui leur incombaient en vertu de l’article 3 de la Convention et que, au cours de leur enquête, elles n’ont tenu compte ni de la gravité des faits allégués ni de sa vulnérabilité due à son jeune âge. Il argue que, dans ce type d’affaires, les victimes sont confrontées au manque de preuve et que les expertises psychologiques et psychiatriques jouent un rôle déterminant. Il dénonce notamment le fait que, dans le cas d’espèce, les autorités n’ont pas pris en compte le rapport psychologique du 28 septembre 2010 et qu’elles n’ont pas non plus ordonné à leur tour une expertise médicolégale psychologique ou psychiatrique. Il déplore en outre le fait d’avoir été interrogé par la police seulement en présence de sa mère et avance qu’un psychologue et un assistant social auraient dû être présents. De plus, il soutient que, même si l’agresseur allégué n’avait pas l’âge pour être pénalement responsable de ses actes, l’État devait mener une enquête officielle approfondie afin d’élucider les faits, ce qui, selon lui, n’a pas été le cas en l’espèce. Enfin, le requérant avance que les autorités ne se sont pas acquittées de leurs obligations internationales assumées en matière de protection des enfants contre tout acte de violence.

29.  Le Gouvernement avance que les autorités ont mené une enquête complète et objective sur les allégations d’abus sexuel du requérant. Il souligne que, lorsqu’ils ont été auditionnés, le requérant et l’agresseur présumé ont fourni la même version des faits, sans mentionner un quelconque abus sexuel. Il ajoute que, même si une enquête pénale avait été engagée en l’espèce, aucune action procédurale n’aurait pu être entreprise à l’égard de l’agresseur présumé en raison du fait que celui-ci n’avait pas encore atteint l’âge pour être pénalement responsable. En même temps, le Gouvernement fait remarquer que le refus d’ouvrir une enquête pénale était motivé par l’absence d’éléments de preuve. Il argue que le principal obstacle à la collecte des preuves a été le fait que la mère du requérant n’a déposé plainte que quatre ans après les faits allégués.

30.  La Cour renvoie aux principes généraux applicables en la matière tels qu’énoncés dans l’affaire M.C. c. Bulgarie (no 39272/98, §§ 149-52, CEDH 2003‑XII) et plus récemment dans l’affaire X et autres c. Bulgarie (précité, §§ 176-78 et 184-192). Pour ce qui est plus précisément de l’obligation procédurale de mener une enquête effective, elle rappelle que, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 de la Convention, les autorités nationales doivent mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition, le cas échéant, des personnes responsables (ibidem, § 184). La Cour redit également que l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention doit être interprétée, lorsque des abus sexuels sur des mineurs sont potentiellement en jeu, à la lumière des obligations découlant des autres instruments internationaux applicables et, plus particulièrement, de la Convention de Lanzarote (ibidem, § 192).

31.  Se tournant vers le cas d’espèce, la Cour relève que les allégations de viol et d’agression sexuelle qu’aurait subis le requérant sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention (comparer avec X et autres c. Bulgarie, précité, § 193). Eu égard au rapport psychologique dressé par l’association spécialisée « Centre national pour la prévention des abus envers les enfants » (paragraphe 8 ci‑dessus), la Cour juge en outre que ces allégations étaient défendables et qu’il incombait dès lors aux autorités nationales de mener une enquête suffisamment approfondie afin d’éclaircir toutes les circonstances de la cause (ibidem, §§ 201 et 213).

32.  La Cour constate ensuite qu’au moment des faits, l’agresseur présumé n’avait pas atteint l’âge de la responsabilité pénale, fixé par la législation moldave, et qu’il n’était pas envisageable d’ouvrir, le cas échéant, des poursuites pénales contre celui-ci. Cela étant, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion d’affirmer que, dans pareilles situations et eu égard notamment au fait que les actes dénoncés étaient potentiellement constitutifs de traitements prohibés par l’article 3 de la Convention, les autorités étaient toujours tenues par l’obligation procédurale de faire la lumière sur les faits allégués (X et autres c. Bulgarie, précité, § 220). Dans cette affaire, elle a en outre jugé que les enquêtes qui pouvaient aboutir à l’adoption des mesures appropriées à l’égard d’enfants qui auraient commis des actes répréhensibles mais n’auraient pas été pénalement responsables étaient en principe adéquates aux fins de l’article 3 de la Convention (ibidem, § 202).

33.  Quant au caractère approfondi de l’enquête menée en l’espèce, la Cour constate que ni la police, ni le parquet, ni le juge d’instruction n’ont aucunement pris en compte le rapport psychologique du 28 septembre 2010 dressé par une association spécialisée (paragraphe 8 ci-dessus), dont les conclusions selon lesquelles le requérant avait subi un abus sexuel n’ont été contestées ni dans le cadre de la procédure interne ni devant la Cour. Elle juge que le rapport en question était un élément de preuve qu’il convenait de prendre en considération lors de l’enquête diligentée par les autorités (voir, pour ce qui est de la nécessité de coopérer avec les associations engagées dans l’assistance aux victimes, l’article 14 de la Convention de Lanzarote au paragraphe 22 ci-dessus). Ces dernières auraient pu auditionner le psychologue ayant rédigé ce rapport ou ordonner un autre rapport d’expertise psychologique afin de répondre à d’éventuelles questions supplémentaires auxquelles le rapport du 28 septembre 2010 n’aurait pas apporté de réponse (comparer, par exemple, avec ). Dans le cas d’espèce, la Cour observe qu’aucune de ces mesures n’a été adoptée par les autorités en charge de l’enquête.

34.  La Cour ne perd pas de vue l’argument du Gouvernement selon lequel l’effectivité de l’enquête a été affectée par le fait que la mère du requérant a porté plainte quatre ans après les faits. Certes, elle ne saurait nier que l’écoulement du laps de temps en question pourrait avoir eu un impact négatif sur la capacité des autorités à recueillir des preuves. Cependant, elle estime que cela n’exonérait pas ces autorités de leur obligation de mener une enquête suffisamment approfondie à partir du moment où des allégations défendables d’abus sexuel sur mineur ont été portées à leur connaissance (voir le rappel des principes pertinents dans X et autres c. Bulgarie, précité, § 213).

35.  Enfin, la Cour note que, à aucun moment pendant l’enquête préliminaire, le requérant n’a été accompagné par un assistant social, un psychologue ou un quelconque expert. Elle a déjà eu l’occasion de juger qu’un tel constat était suffisant pour conclure qu’un enfant victime alléguée d’abus sexuel n’avait pas été, eu égard à sa vulnérabilité particulière, pris en charge de manière adéquate durant la procédure interne (N.Ç. c. Turquie, no 40591/11, § 105, 9 février 2021). L’absence de toute assistance prêtée au requérant, un mineur, pendant son audition par les autorités est d’autant plus regrettable qu’il n’apparait pas que l’officier de police l’ayant interrogé avait reçu une formation adaptée à cette fin.

Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que l’enquête menée en l’espèce par les autorités n’a pas été effective en ce qu’elle n’a pas été approfondie et qu’elle n’a pas pris en compte la vulnérabilité particulière du requérant.

37.Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

Andreea-Marusia Dumitru c. Roumanie du 31 mars 2020 requête n° 9637/16

Article 2 : Violation du droit à la vie en raison de l’usage par un policier d’une arme à feu ayant causé de très graves blessures et de la durée de l’enquête

L’affaire concerne l’effectivité et la durée de l’enquête à la suite des blessures par balles reçues par la requérante en novembre 2005, lors d’une opération de police dans une gare de trains de marchandises. La Cour observe que plus de neuf ans et trois mois se sont écoulés entre les faits survenus le 8 novembre 2005 et le jugement définitif du 25 février 2015. D’une part, l’enquête menée dans le cadre de la procédure engagée relativement à l’opération de police du 8 novembre 2005 ne peut passer pour avoir été rapide et effective. D’autre part, dans un contexte d’absence de règlementation précise sur l’usage des armes à feu et de défaillances dans la préparation de l’opération de police, l’agent de police en cause n’a pas pris les précautions suffisantes pour préserver la vie des personnes.

Art 2 (matériel) • Recours à la force • Blessures potentiellement mortelles causées par les tirs de policiers pour arrêter une tentative de vol • Réglementation imprécise sur l’usage des armes à feu • Absence de recommandation sur la préparation et le contrôle des opérations de police • Défaillance dans la préparation de l’intervention malgré sa prévisibilité • Absence de formation au maniement des armes à balles à caoutchouc
Art 2 (procédural) • Enquête inefficace sur les circonstances des blessures subies débutée à la seule initiative de la victime et plus de huit mois après les événements • Gestion non rigoureuse des preuves et de leur conservation • Expertises pertinentes effectuées plus de trois et cinq ans après les faits • Absence de célérité de la procédure ayant duré plus de neuf ans

FAITS

La requérante, Mme Andreea-Marusia Dumitru, est une ressortissante roumaine, née en 1990 et résidant à Bujoru. Le 8 novembre 2005, Mme Dumitru – alors âgée de quinze ans – et sa mère, alors qu’elles rentraient chez elles, traversèrent une gare de trains de marchandises. En franchissant la plate-forme d’un wagon, Mme Dumitru fut blessée par un tir d’arme à feu. D’après le Gouvernement, des fonctionnaires de police avaient été alertés pour disperser un groupe d’environ 90 personnes d’origine rom qui s’apprêtaient à voler de la ferraille entreposée dans un train de fret. Toujours selon le Gouvernement, Mme Dumitru et sa mère faisaient partie de ce groupe. Mme Dumitru fut conduite aux urgences de l’hôpital par des membres de sa famille. Elle y subit une ablation d’une partie du foie. En 2006 et 2007, elle fut hospitalisée plusieurs fois à cause des séquelles de sa blessure. Le 8 décembre 2005, le bureau de la police des transports ouvrit une enquête visant Mme Dumitru accusée d’avoir participé au vol de ferraille. Le 3 juillet 2012, le parquet infirma l’acte d’accusation, aucun élément du dossier ne corroborant l’accusation. Le 1 er août 2006, la requérante porta plainte du chef de tentative de meurtre. Le 4 août 2009, le parquet près le tribunal de Bucarest rendit un non-lieu au motif que le policier en cause avait agi en état de légitime défense. Le 28 juin 2010, la cour d’appel de Bucarest accueillit la contestation et ordonna la réouverture de l’enquête. Par une ordonnance du 31 juillet 2014, le parquet près la Haute Cour mit fin à l’enquête et classa la plainte. Il estima que l’agent de police en cause avait fait usage de l’arme à feu en état de légitime défense, dans le cadre d’une mission de rétablissement de l’ordre public. Le tribunal de première instance de Bucarest rejeta la contestation de Mme Dumitru contre l’ordonnance du parquet, le 25 février 2015.

Article 2

Sur le volet matériel

Il n’est pas contesté que le policier en cause a fait usage d’une arme à feu, provoquant des blessures qui ont mis en danger la vie de la requérante. La Cour admet que ce policier et son collègue, appelés à intervenir contre une tentative de vol à la gare de marchandises, se sont trouvés confrontés à un groupe d’individus dont le comportement était imprévisible. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question des raisons de la présence de la requérante sur les lieux. Aux fins de l’examen du recours à l’arme à feu sous l’angle de l’article 2, il lui suffit de constater que la requérante a subi des blessures potentiellement mortelles. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le cadre législatif roumain réglementant l’usage des armes à feu et des munitions n’était pas suffisant pour offrir le niveau de protection du droit à la vie requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe (Soare et autres, 22 février 2011 et Gheorghe Cobzaru, 25 juin 2013). Elle observe que ces dispositions internes étaient toujours en vigueur à l’époque des faits de la présente affaire et que les lois régissant l’organisation et le fonctionnement de la police et réglementant l’usage des armes et des munitions n’avaient apporté aucune modification au cadre législatif déjà existant. La Cour en conclut que, à l’époque des faits, la législation nationale ne contenait aucune disposition réglementant l’usage des armes à feu dans le cadre des opérations de police, sauf l’obligation de sommation, et qu’elle ne comportait aucune recommandation concernant le contrôle et la préparation des opérations en question. Ainsi, s’agissant de la préparation de l’opération de police du 8 novembre 2005, la Cour constate que la situation à la gare de marchandises était connue au plus haut niveau de la police. Les vols y étaient quotidiens, commis parfois par des enfants. La Cour estime que le bureau de police avait eu suffisamment de temps pour prendre les mesures nécessaires pour combattre ces vols. La Cour estime par conséquent que les autorités roumaines n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait attendre d’elles pour réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les éventuelles pertes humaines.

De surcroit, à l’exception des poursuites dirigées contre la requérante, aucune autre investigation relative à l’affaire n’a été ouverte. Aucune précaution n’a été prise pour garantir la collecte et la conservation de certaines preuves. Les expertises techniques et médicolégales n’ont eu lieu que plusieurs années après les faits ce qui n’a pas permis aux autorités d’enquête de conclure avec certitude. La Cour considère par conséquent que les autorités ne sauraient passer pour avoir vraiment cherché à établir ce qui s’est exactement passé lors de l’intervention de police du 8 novembre 2005. Les omissions imputables aux autorités conduisent la Cour à rejeter la thèse du Gouvernement selon laquelle les blessures de la requérante auraient été provoquées accidentellement par une action de légitime défense du policier en cause. Eu égard à ces éléments, la Cour estime que le policier n’a pas pris les précautions suffisantes pour préserver la vie des personnes, dans un contexte d’absence de règlementation précise sur l’usage des armes à feu par les forces du maintien de l’ordre ainsi que de défaillances dans la préparation de l’opération de police. Il y a donc eu violation de l’article 2 sous son volet matériel.

Sur le volet procédural

La Cour observe que l’enquête a été ouverte à la suite de la plainte de la requérante, mais qu’elle a, dès sa phase initiale, souffert de nombreuses lacunes. Dans son arrêt rendu le 28 juin 2010, la cour d’appel de Bucarest a relevé elle-même certaines de ces carences. La première expertise médicolégale n’a eu lieu que le 3 mars 2009, soit plus de trois ans et trois mois après les faits et n’a pas concerné les aspects liés aux circonstances et aux caractéristiques du tir. Les lacunes dans l’administration des preuves, corroborées par la perte d’éléments de preuve essentiels ont donc affecté le caractère adéquat de l’enquête. En ce qui concerne l’indépendance et l’impartialité des enquêteurs, la Cour note que dans un premier temps, l’enquête a été confiée au bureau de police dans lequel travaillait le policier en cause. Cependant, aucun acte n’a été effectué par ce bureau. Dans un souci d’impartialité des investigations, le procureur en chef du ministère public a ordonné le transfert du dossier au parquet près la Haute Cour. Ce parquet a ordonné la réalisation de plusieurs expertises, a effectué une reconstitution des faits et a procédé à une nouvelle interrogation des protagonistes et témoins. Les investigations conduites sous l’autorité du parquet près la Haute Cour ne posent donc pas de problème de conformité à la Convention au regard de l’indépendance et de l’impartialité requises. Cependant, la Cour observe que plus de neuf ans et trois mois se sont écoulés entre les faits survenus le 8 novembre 2005 et le jugement définitif rendu par le tribunal de première instance de Bucarest, le 25 février 2015. L’enquête menée dans le cadre de la procédure engagée relativement à l’opération de police du 8 novembre 2005 ne peut passer pour avoir été rapide et effective. Il y a donc eu également violation de l’article 2 sous son volet procédural.

CEDH

Sur le volet matériel

  1. Principes généraux

85.  La Cour renvoie aux arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, §§ 146-150, série A no 324), Makaratzis (précité, §§ 56‑60), et Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 174-182, CEDH 2011 (extraits)), qui exposent l’ensemble des principes généraux dégagés dans sa jurisprudence sur le recours à la force meurtrière.

86.  Elle rappelle que le recours des policiers à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances. Toutefois, l’article 2 de la Convention ne donne pas carte blanche. Le non-encadrement par des règles et l’abandon à l’arbitraire de l’action des agents de l’État sont incompatibles avec un respect effectif des droits de l’homme. Cela signifie que les opérations de police, en plus d’être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment réglementées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, et même contre les accidents évitables (Makaratzis, précité, § 58).

87.  La Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de l’article 2 de la Convention, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, § 150).

88.  Sur ce dernier point, la Cour rappelle que les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière (Gheorghe Cobzaru c. Roumanie, no 6978/08, § 47, 25 juin 2013).

  1. Application de ces principes au cas d’espèce

89.  La Cour note qu’il n’est pas contesté que le fonctionnaire de police I.F.C. a fait usage de l’arme à feu, ce qui a provoqué des blessures qui ont mis en danger la vie de la requérante. Le Gouvernement affirme que le policier a utilisé l’arme dans le cadre d’une opération policière de maintien de l’ordre pour se défendre contre les agissements violents d’un groupe de personnes (paragraphes 81-83 ci-dessus). La requérante conteste l’agression perpétrée contre les policiers (paragraphes 75-76 ci-dessus). Elle soutient que sa présence sur les lieux de l’opération était fortuite (paragraphe 4 ci‑dessus).

90.  La Cour relève qu’il ressort des déclarations de plusieurs témoins oculaires (paragraphes 41 et 55 ci-dessus) que, le matin du 8 novembre 2005, ceux-ci avaient assisté à la gare de marchandises à une tentative de vol de ferraille, qui aurait été le fait d’un groupe composé de plusieurs dizaines d’individus. La présence sur les lieux d’un groupe a également été confirmée par la mère de la requérante (paragraphe 28 ci‑dessus).

91.  Compte tenu de ces éléments, la Cour est prête à partir de l’hypothèse que l’agent I.F.C. et son collègue M.L.E., appelés à intervenir pour une tentative de vol à la gare de marchandises (paragraphe 9 ci‑dessus), se sont retrouvés confrontés à un groupe d’individus, dont le comportement était imprévisible.

92.  Elle note que les deux fonctionnaires de police et la majorité des témoins ont affirmé que la requérante faisait partie de ce groupe (paragraphes 19, 20 et 41 ci-dessus). La requérante conteste son appartenance à ce groupe. Selon les informations fournies par elle au cours de la reconstitution, elle se trouvait à environ 80 mètres du poste de contrôle ferroviaire où les policiers avaient repéré le groupe d’individus soupçonnés de vol (paragraphe 50 ci-dessus).

93.  Concernant les raisons pour lesquelles la requérante se trouvait à la gare de marchandises, la Cour note qu’en l’absence d’indices de la commission de l’infraction reprochée à la requérante, l’enquête pour tentative de vol ouverte contre l’intéressée s’est soldée par un non-lieu (paragraphe 24 ci-dessus).

94.  En tout état de cause, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si la présence de la requérante sur les lieux était ou non fortuite. Aux fins de l’examen du recours à l’arme à feu sous l’angle de l’article 2 de la Convention, il lui suffit de constater que la requérante a subi des blessures potentiellement mortelles, même si, selon la version des fonctionnaires de police, le tir ne la visait pas délibérément (paragraphes 29 et 44 ci-dessus).

95.  La Cour rappelle que, lorsque la force meurtrière est employée par les autorités dans une « opération de police », il est difficile de séparer les obligations négatives des obligations positives que fait peser la Convention sur l’État. Lorsqu’elle est saisie de cas de ce type, la Cour examine normalement si les autorités ont planifié et contrôlé l’opération de police de manière à réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les pertes humaines, et si toutes les précautions en leur pouvoir dans le choix des moyens et méthodes d’une opération de sécurité ont été prises (Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, § 208, CEDH 2011 (extraits)).

96.  Dès lors, avant d’examiner la question de savoir si la force utilisée par le fonctionnaire de police I.F.C. était « absolument nécessaire », au sens de l’article 2 § 2 a) de la Convention, la Cour examinera le cadre légal interne concernant l’utilisation des armes à feu et la préparation de l’opération de police du 8 novembre 2005.

Le cadre légal relatif à l’usage des armes à feu et la préparation de l’opération de police

97.  La Cour rappelle avoir jugé, dans des affaires concernant des opérations de police qui s’étaient soldées par des coups de feu ayant entraîné de graves blessures à des personnes soupçonnées d’avoir commis des délits ou leur décès, que le cadre législatif roumain réglementant l’usage des armes à feu et des munitions n’était pas suffisant pour offrir le niveau de protection du droit à la vie « par la loi » requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe (Soare et autres, précité, § 132 et Gheorghe Cobzaru, précité, § 48).

98.  La Cour observe que les dispositions internes pertinentes évoquées dans les arrêts Soare et autres (§§ 92-93) et Gheorghe Cobzaru (§§ 32-34), précités, étaient toujours en vigueur à l’époque des faits de la présente affaire (paragraphe 62 ci-dessus) et que les lois no 218/2002 (régissant l’organisation et le fonctionnement de la police) et no 295/2004 (réglementant l’usage des armes et des munitions) n’ont apporté aucune modification significative au cadre législatif déjà existant (paragraphes 63 et 64 ci-dessus).

99.  La Cour en conclut que, tout comme dans les arrêts Soare et autres et Gheorghe Cobzaru, précités, la législation nationale ne contenait, à l’époque des faits, aucune disposition réglementant l’usage des armes à feu dans le cadre des opérations de police, sauf l’obligation de sommation, et qu’elle ne comportait aucune recommandation concernant la préparation et le contrôle des opérations en question.

100.  S’agissant de la préparation de l’opération de police du 8 novembre 2005, la Cour constate que la situation à la gare des marchandises était connue au plus haut niveau de la police (paragraphes 35, 42 et 43 ci-dessus). Selon tous les témoignages, les vols y étaient fréquents, voire quotidiens (paragraphes 41 et 42 ci-dessus) et ils étaient commis par des groupes d’individus, parmi lesquels des enfants (paragraphe 42 ci‑dessus). Afin d’y faire face, le ministère de l’Intérieur avait mis à la disposition du bureau de police plusieurs fonctionnaires de police pour combattre ces vols (paragraphe 35 ci-dessus).

101.  Dès lors, la Cour estime que le bureau de police avait eu suffisamment de temps pour prendre les mesures nécessaires pour combattre les vols commis à la gare de marchandises. La tentative de vol du 8 novembre 2005 n’avait pas pris les autorités par surprise et l’intervention policière n’avait pas été menée au hasard. Cette intervention n’était donc pas une opération au cours de laquelle les policiers ont dû réagir sans préparation (voir, mutatis mutandis, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 72, CEDH 2000-XII).

102.  Or il ressort des pièces du dossier qu’en l’espèce il n’y a pas eu de préparation, de direction et d’évaluation des éventuels risques d’une telle opération. Malgré la fréquence des vols, il n’y avait aucune mesure de surveillance de la gare de marchandises et la seule stratégie mise en place pour combattre ces vols avait consisté en l’utilisation des fusils de chasse mis à la disposition du bureau de police pour atteindre les suspects (paragraphes 35, 42 et 44 ci-dessus).

103.  De surcroît, la Cour note que les pièces du dossier font apparaître en l’espèce un certain laxisme dans la gestion des armes et des munitions considérées comme non létales (paragraphes 42 et 46 ci-dessus). De plus, il n’existe dans le dossier aucun élément attestant que les fonctionnaires du bureau de police avaient suivi la formation au maniement de ces armes requise par leur supérieur hiérarchique (paragraphe 43 ci-dessus).

104.  À la lumière des éléments qui précédent, la Cour estime que les autorités roumaines n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les éventuelles pertes humaines.

Les actions du fonctionnaire de police I.F.C.

105.  La Cour note qu’elle se trouve confrontée à des versions divergentes des faits quant à la question de savoir si le fonctionnaire de police I.F.C. avait agi en état de légitime défense. Elle rappelle que, en règle générale, elle n’est pas liée par les constatations des juridictions internes et demeure libre de se livrer à sa propre appréciation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose (Iambor c. Roumanie (n1), no 64536/01, § 166, 24 juin 2008, et Georghe Cobzaru, précité, § 54).

106.  Elle rappelle également que, lorsqu’il est reproché aux agents de l’État d’avoir fait usage d’une force potentiellement meurtrière dans des circonstances sous leur contrôle en violation de l’article 2 § 2 de la Convention, il incombe au gouvernement défendeur d’établir que la force en question n’est pas allée au-delà de ce qui était « absolument nécessaire » et qu’elle était « strictement proportionnée » à l’un ou l’autre des buts autorisés par cette disposition (Soare et autres, précité, § 140, et Georghe Cobzaru, précité, § 56).

107.  En l’espèce, la Cour note que, à l’exception des poursuites dirigées contre la requérante (paragraphes 16-24 ci-dessus), aucune investigation concernant la tentative de vol et l’agression qui aurait été dirigée contre les forces de l’ordre n’a été ouverte. De plus, la Cour constate qu’aucune précaution n’a été prise pour garantir la collecte et la conservation de certaines preuves. Ces carences sont d’autant plus graves que l’opération de police s’est soldée par l’infliction à la requérante de blessures potentiellement mortelles, ce dont les forces de l’ordre avaient nécessairement connaissance (paragraphes 14 et 17 ci-dessus).

108.  À cela s’ajoutent, comme les autorités internes l’ont constaté, des zones d’ombre, qui persistent toujours, sur le nombre de cartouches en possession de l’agent I.F.C. ainsi que sur l’angle et la distance du tir (paragraphes 33 et 58 ci-dessus). Une réponse claire à ces interrogations était particulièrement importante pour accréditer ou infirmer les thèses respectives de la requérante et du policier I.F.C. Or les expertises techniques et médicolégales n’ont eu lieu que plusieurs années après les faits, ce qui a rendu impossible la formulation de conclusions certaines (paragraphes 30, 38 et 48 ci-dessus).

109.  La Cour décèle également des contradictions dans les déclarations du policier I.F.C. qui la font douter du fait que cet agent de l’État croyait honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire de recourir à la force potentiellement meurtrière (voir, mutatis mutandis, Armani da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 248, CEDH 2016). À cet égard, la Cour note que, après avoir indiqué qu’il avait tiré un coup de feu en l’air (paragraphe 15 ci-dessus), le policier I.F.C. a changé sa déclaration et a affirmé qu’il avait été incité par ses supérieurs à faire de fausses déclarations (paragraphe 54 ci-dessus). Quant à la distance qui le séparait du groupe visé, il a indiqué au cours de la reconstitution qu’elle était d’environ sept mètres (paragraphe 51 ci-dessus). Or, dans ses premiers rapports, il avait affirmé qu’elle était d’au moins vingt mètres (paragraphes 15 et 17 ci‑dessus). De surcroît, la Cour note que l’agent I.F.C. a omis de signaler au parquet l’usage de l’arme à feu, alors même que la loi l’y obligeait (paragraphe 33 ci-dessus).

110.  Dans ces conditions, la Cour considère que les autorités ne sauraient passer pour avoir vraiment cherché à établir ce qui s’est exactement passé lors de l’intervention de police du 8 novembre 2005. Les lacunes de l’enquête l’empêchent de porter sur les faits de la cause une appréciation fondée sur les seules constatations opérées par les autorités nationales.

111.  La Cour estime qu’il convient de se référer au seul témoignage dont elle dispose qui décrit en détail la manière dont l’agent I.F.C. avait utilisé l’arme à feu. Ainsi, il ressort du témoignage du policier M.L.E. que son collègue, le policier I.F.C., qui s’était abrité derrière un wagon, avait brusquement quitté cet abri et avait tiré en direction du groupe d’individus, qui se trouvait de l’autre côté du train (paragraphe 44 ci-dessus). Le coup de feu avait atteint la requérante, qui, selon l’expertise balistique et selon les déclarations du témoin protégé, se trouvait à une distance inférieure à neuf mètres du tireur (paragraphe 38 ci-dessus) de l’autre côté du train (paragraphe 55 ci-dessus). La violence de l’impact a été attestée par la présence dans le corps de la requérante de dix balles en caoutchouc et de l’enveloppe de la cartouche, ainsi que par la lésion d’organes internes et la fracture de plusieurs côtes (paragraphe 11 ci-dessus). La défense de l’agent I.F.C., qui affirmait qu’il n’avait pas vu la requérante au moment du tir, a été contredite par les estimations des médecins légistes et les déclarations du témoin protégé, qui ont indiqué que le tireur et la victime étaient plus ou moins « face à face » (paragraphes 48 et 55 ci-dessus).

112.  Les omissions imputables aux autorités nationales conduisent la Cour à rejeter la thèse du Gouvernement selon laquelle les blessures de la requérante ont été provoquées accidentellement par l’action en état de légitime défense du policier I.F.C. Conclure autrement reviendrait à admettre que les autorités peuvent tirer bénéfice de leurs propres défaillances et à permettre aux auteurs d’actes potentiellement meurtriers d’échapper à leurs responsabilités (voir, mutatis mutandis, Gheorghe Cobzaru, § 64, et Soare et autres § 147, précités).

113.  Eu égard à ces éléments, la Cour estime que l’agent I.F.C. n’a pas pris les précautions suffisantes pour préserver la vie des personnes qui se trouvaient dans sa ligne de mire, dans un contexte d’absence de réglementation précise sur l’usage des armes à feu par les forces de maintien de l’ordre (paragraphe 99 ci-dessus) et de défaillances dans la préparation de l’opération de police du 8 novembre 2005 (paragraphe 104 ci-dessus). Il s’ensuit que le Gouvernement n’a pas prouvé que l’usage de la force en l’espèce était « absolument nécessaire » au sens du deuxième paragraphe de l’article 2 de la Convention.

114.  Partant, il y a eu violation de cette disposition sous son volet matériel.

  1. Sur le volet procédural
  1. Principes généraux

124.  La Cour rappelle qu’au titre de son obligation de protéger le droit à la vie, l’État doit aussi s’assurer qu’il dispose, dans les cas de décès ou de blessures physiques potentiellement mortelles, d’un système judiciaire effectif et indépendant qui permette à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 157, 25 juin 2019). Étant donné que dans ce type d’affaires il est fréquent, en pratique, que les agents ou organes de l’État concernés soient quasiment les seuls à connaître les circonstances réelles du décès, le déclenchement de procédures internes adéquates – poursuites pénales, actions disciplinaires et procédures permettant l’exercice des recours offerts aux victimes et à leurs familles – est tributaire de l’accomplissement, en toute indépendance et impartialité, d’une enquête officielle appropriée. Ce raisonnement vaut aussi en l’espèce, où la Cour a constaté que la force employée par la police à l’encontre de la requérante a mis la vie de celle-ci en péril (voir le paragraphe 72 ci-dessus et Makaratzis, précité, § 73)

125.  L’enquête menée doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de conduire à l’identification et, éventuellement, au châtiment des responsables. Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à conduire à l’identification de la ou des personnes responsables risque de faire conclure à son inadéquation (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-VI).

126.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force potentiellement meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III, et Chebab c. France, no 542/13, § 87, 23 mai 2019).

  1. Application de ces principes au cas d’espèce

127.  Tout d’abord, la Cour note que, dans un premier temps, et alors même que la requérante avait été blessée par une arme à feu et que le bureau de police avait été informé de la gravité de ses blessures (paragraphes 14 et 17 ci-dessus), seule une enquête sur les faits reprochés à l’intéressée (tentative de vol et entrée illégale dans la zone de sécurité des installations ferroviaires) a été ouverte (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour relève que c’est à la seule initiative de la requérante qu’une enquête sur les blessures subies par celle-ci a été ouverte le 1er août 2006, plus de huit mois après les événements (paragraphe 25 ci-dessus).

128.  Or il convient de rappeler que les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention, et qu’elles ne peuvent laisser à la victime l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir, par exemple, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000‑VII, et Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, § 67, CEDH 2003-VIII).

129.  En l’occurrence, la Cour observe que l’enquête ouverte à la suite de la plainte de la requérante a, dès sa phase initiale, souffert de nombreuses lacunes. Dans son arrêt du 28 juin 2010, la cour d’appel de Bucarest a elle‑même relevé certaines de ces carences (paragraphe 33 ci-dessus). Cette juridiction a souligné que l’agent I.F.C. avait enfreint la loi en omettant de signaler au parquet l’usage de l’arme à feu. De surcroît, elle a constaté qu’aucune mesure d’investigation n’avait été effectuée pendant plus de trois ans. Enfin, elle a noté des contradictions entre les déclarations des fonctionnaires de police et celles des témoins et a critiqué l’absence d’expertises propres à permettre d’éclaircir des aspects importants de l’affaire.

130.  La Cour constate que le retard avec lequel l’enquête a été ouverte et les lacunes de cette première phase ont eu des conséquences sur l’effectivité de la procédure. Ainsi, elle note que les vêtements portés par la requérante au moment des faits et les balles extraites de son corps n’ont pas été placés sous scellés et ont disparu (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). Or l’examen de ces objets aurait pu permettre d’en savoir plus sur les circonstances du tir. La Cour rappelle qu’il incombe aux autorités nationales d’assurer une gestion rigoureuse des preuves et de veiller à leur bonne conservation, ces éléments participant au caractère effectif d’une enquête et pouvant s’avérer déterminants pour la suite de la procédure pénale (Chebab, précité, § 95).

131.  La Cour note également que la première expertise médicolégale n’a eu lieu que le 3 mars 2009, soit plus de trois ans et trois mois après les faits, et qu’elle ne concernait pas les aspects liés aux circonstances et aux caractéristiques du tir (paragraphe 30 ci-dessus). Les seules expertises qui ont essayé d’établir la distance et l’angle du tir n’ont été effectuées que le 8 septembre 2011 (essai de tir et expertise balistique) et le 18 décembre 2013 (expertise médicolégale), soit, respectivement, plus de cinq et huit ans après les faits, ce qui a rendu impossible la formulation de conclusions certaines (paragraphes 38 et 48 ci-dessus).

132.  La Cour estime que, réalisées à temps, ces expertises auraient pu permettre de vérifier les dires de la requérante selon lesquels le policier I.F.C. avait tiré presque à bout portant (paragraphes 77 et 78 ci-dessus).

133.  Aux yeux de la Cour, les lacunes dans l’administration des preuves, corroborées par la perte d’éléments de preuve essentiels pour la recherche de la vérité, ont affecté le caractère adéquat de l’enquête.

134.  Ensuite, la Cour prend note du fait que la requérante met également en cause l’indépendance et l’impartialité des enquêteurs (paragraphe 117 ci‑dessus).

135.  À ce sujet, la Cour réitère que, pour qu’une enquête menée contre des agents de l’État puisse passer pour effective, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (Öğur c. Turquie [GC] no 21954/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III, et Chebab, précité, § 86). Elle a déjà conclu à un manque d’indépendance de l’enquête lorsque les personnes chargées de celle-ci étaient des collègues immédiats de la personne visée par l’enquête ou pouvaient vraisemblablement l’être (voir, par exemple, Ramsahai et autres, précité, §§ 335-341, et Emars c. Lettonie, no 22412/08, §§ 94-95, 18 novembre 2014).

136.  En l’espèce, la Cour observe que, dans un premier temps, l’enquête a été confiée au bureau de police dans lequel travaillait le policier qui avait tiré (paragraphe 25 ci-dessus). Cependant, aucun acte n’a été effectué par ce bureau de police (paragraphe 26 ci-dessus). Par ailleurs, dans un souci évident d’impartialité des investigations, le procureur général a ordonné le transfert du dossier au parquet près la Haute Cour, qui n’avait aucun lien hiérarchique ou d’autre nature avec la direction de la police des transports (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour note que ce parquet a ordonné la réalisation de plusieurs expertises, a effectué une reconstitution et a procédé à une nouvelle interrogation des protagonistes et des témoins (paragraphes 35-55 ci-dessus).

137.  Partant, compte tenu de l’examen concret et dans son ensemble de l’enquête, la Cour estime que les investigations conduites sous l’autorité du parquet près la Haute Cour ne posent pas de problème de conformité à la Convention au regard de l’indépendance et de l’impartialité requises (voir, a contrario, Soare et autres, précité, § 169).

138.  Enfin, s’agissant de la célérité de la procédure, la Cour observe que plus de neuf ans et trois mois se sont écoulés entre les faits survenus le 8 novembre 2005 et le jugement définitif du 25 février 2015 du tribunal de première instance de Bucarest (paragraphe 61 ci-dessus). Elle estime qu’un tel délai est incompatible avec les exigences de célérité de l’article 2 de la Convention.

139.  À la lumière des éléments exposés ci-avant, la Cour conclut que l’enquête menée dans le cadre de la procédure engagée relativement à l’opération de police du 8 novembre 2005 ne peut passer pour avoir été rapide et effective. En conséquence, elle estime que les autorités roumaines n’ont pas respecté l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention.

140.  Partant, il y a eu violation de cette disposition également sous son volet procédural.

SOARES CAMPOS c. PORTUGAL du 14 janvier 2020 Requête no 30878/16

Art 2 (volet procédural) • Enquête effective • Urgence négligée de plusieurs mesures pour l’enquête sur la noyade d’étudiants lors d’un bizutage universitaire

Art 2 (volet matériel) • Obligations positives • Cadre juridique général et disciplinaire suffisant pour assurer la protection de la vie contre les bizutages abusifs

SUR LE VOLET MATERIEL

170.  En premier lieu, la Cour relève que l’article premier de la Constitution consacre le principe de la dignité humaine. En outre, son article 25 interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants (paragraphe 100 ci-dessus).

En second lieu, toute action portant atteinte à la vie, à l’intégrité physique ou morale de la personne et à sa vie privée est punie pénalement, notamment par des peines de prison pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans de prison (paragraphes 102 et 105 ci-dessus).

En troisième lieu, la Cour note que tout acte de violence ou de contrainte physique ou psychologique sur d’autres étudiants, notamment dans le cadre des bizutages universitaires constitue une infraction disciplinaire punie d’une sanction pouvant aller de l’avertissement à l’expulsion (paragraphe 108 ci-dessus).

Enfin, les universités et les établissements d’enseignement supérieur peuvent être tenus responsables pour les dommages matériels et moraux causés à l’intérieur de leurs installations en application des articles 70 et 483 du code civil (paragraphe 106 ci-dessus). À cet égard, la Cour note que, par des arrêts du 25 juin 2009 et du 24 avril 2013, la Cour suprême a déjà condamné deux établissements supérieurs à verser des dommages et intérêts, dans le premier cas, pour les abus commis sur une étudiante et, dans le deuxième, la mort d’un étudiant des suite d’actes de bizutage dans leurs installations (paragraphes 110 et 112 ci-dessus).

171.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour partage l’avis du Gouvernement et de la cour d’appel d’Évora selon lequel il n’existe pas un espace de non-droit ou un vide juridique en ce qui concerne les activités de bizutage au Portugal (paragraphes 94 et ci-dessus). Le droit interne prévoit effectivement un ensemble de dispositions pénales, civiles et disciplinaires pour prévenir, réprimer et sanctionner les atteintes à la vie ou à l’intégrité physiques ou morale.

SUR LE VOLET PROCEDURAL

143.  La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que l’affaire a fait l’objet d’une importante couverture médiatique et que les médias ont très vite avancé l’hypothèse d’un bizutage ayant mal tourné (paragraphes 125 et 163 ci-dessus). Il n’est pas non plus contesté que, le matin même du drame, les autorités savaient que les victimes étaient des étudiants pratiquant la Praxe. En effet, les agents de la police maritime ont trouvé J.G. vêtu de son costume universitaire (paragraphe 12 ci-dessus) et l’ont ensuite accompagné dans la maison d’Aiana de Cima (paragraphe 48 ci-dessus).

144.  Partant de ces constats, la Cour est d’avis que les mesures urgentes suivantes auraient dû immédiatement être ordonnées par le parquet lorsque l’incident a été porté à sa connaissance. Elle tient notamment le raisonnement suivant.

145.  La maison d’Aiana de Cima aurait pu être sécurisée et son accès interdit à toute personne étrangère à l’enquête, comme l’exige d’ailleurs l’article 150 du CPP (paragraphe 107 ci-dessus). Ceci aurait évité la manipulation et même la perte d’éléments de preuve, ainsi que le nettoyage de l’appartement le 9 janvier 2014 (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour est particulièrement frappée par le fait que J.G et ses proches, les familles des victimes et des tiers aient eu accès à la maison sans aucune restriction (paragraphes 12 et 48 ci-dessus).

146.  Alors que l’inspection des lieux d’une tragédie doit en principe être réalisée le plus tôt possible, en l’espèce, l’inspection de la police scientifique de la maison n’a eu lieu que le 11 février 2014 (paragraphe 33 ci-dessus).

LA CEDH

1) Les principes généraux applicables

136.  En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001‑III).

137.  L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 348, CEDH 2007‑II, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1er décembre 2009).

138.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres, précité, § 167). En effet, la Cour rappelle qu’il est essentiel, lorsque surviennent des décès dans des situations controversées, que les investigations soient menées à bref délai. L’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les membres de la famille (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).

ii.  Application de ces principes à la présente espèce

139.  Le requérant dénonce un démarrage tardif de l’enquête, le choix du juge d’instruction de ne pas entendre une deuxième fois certains témoins, les difficultés pour accéder au dossier d’enquête dont il s’estime victime ainsi qu’un manque d’impartialité des autorités en charge de l’enquête (paragraphes 125 à 128 ci-dessus). Il se plaint qu’aucune mesure d’enquête autre que les autopsies n’a été réalisée avant le 20 janvier 2014. Il y voit un manque de diligence ayant porté atteinte à l’effectivité de l’enquête.

140.  La Cour constate, à titre liminaire, que la police maritime était sur les lieux au moment des faits et qu’elle a informé le procureur de garde puis le parquet près le tribunal de Sesimbra de la disparition des six étudiants le matin même du drame (paragraphes 12 et 66 ci-dessus). Il ressort également des éléments de l’enquête que la police maritime était également présente dans la maison où avaient logé les victimes le matin du drame (paragraphe 48 ci-dessus).

141.  La Cour relève ensuite que l’enquête a été ouverte le 16 décembre 2013, soit le lendemain de la mort du fils du requérant et de ses camarades (paragraphes 14 et 66 ci-dessus). Ce même jour, une autopsie a été pratiquée sur la dépouille de Tiago Campos qui avait été retrouvée la veille et des analyses toxicologiques ont aussi été réalisées (paragraphe 15 ci-dessus). En outre, des recherches ont été lancées par voie aérienne et maritime pour retrouver les corps des autres victimes (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour note qu’immédiatement après la découverte des corps des autres victimes, des autopsies ont été réalisées, la dernière ayant eu lieu le 28 décembre 2013 (paragraphe 17 ci-dessus). Les autopsies, la première mesure d’enquête qui s’imposait compte tenu des circonstances de l’espèce, ont donc bien été réalisées immédiatement après la découverte des dépouilles (voir, a contrario, mutatis mutandis, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 146, CEDH 2014).

142.  Outre les autopsies, il ressort du dossier que l’audition du seul survivant, J.G., avait été fixée au 21 janvier 2014 (paragraphe 18 ci-dessus), en raison de son état psychologique (paragraphe 66 ci-dessus).

143.  La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que l’affaire a fait l’objet d’une importante couverture médiatique et que les médias ont très vite avancé l’hypothèse d’un bizutage ayant mal tourné (paragraphes 125 et 163 ci-dessus). Il n’est pas non plus contesté que, le matin même du drame, les autorités savaient que les victimes étaient des étudiants pratiquant la Praxe. En effet, les agents de la police maritime ont trouvé J.G. vêtu de son costume universitaire (paragraphe 12 ci-dessus) et l’ont ensuite accompagné dans la maison d’Aiana de Cima (paragraphe 48 ci-dessus).

144.  Partant de ces constats, la Cour est d’avis que les mesures urgentes suivantes auraient dû immédiatement être ordonnées par le parquet lorsque l’incident a été porté à sa connaissance. Elle tient notamment le raisonnement suivant.

145.  La maison d’Aiana de Cima aurait pu être sécurisée et son accès interdit à toute personne étrangère à l’enquête, comme l’exige d’ailleurs l’article 150 du CPP (paragraphe 107 ci-dessus). Ceci aurait évité la manipulation et même la perte d’éléments de preuve, ainsi que le nettoyage de l’appartement le 9 janvier 2014 (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour est particulièrement frappée par le fait que J.G et ses proches, les familles des victimes et des tiers aient eu accès à la maison sans aucune restriction (paragraphes 12 et 48 ci-dessus).

146.  Alors que l’inspection des lieux d’une tragédie doit en principe être réalisée le plus tôt possible, en l’espèce, l’inspection de la police scientifique de la maison n’a eu lieu que le 11 février 2014 (paragraphe 33 ci-dessus).

147.  Les objets qui se trouvaient dans la maison, comme les téléphones portables des victimes, ou sur la plage de Meco contenaient potentiellement des informations importantes et sensibles sur les intéressés. Par conséquent, une saisie et une mise sous scellés aux fins d’une enquête auraient évité toute manipulation par plusieurs personnes et, par la suite, que la police judiciaire ait à les réclamer (paragraphes 21, 24, 29, 32, 34, 48, 53 et 68 ci-dessus).

148.  Les vêtements que J.G. avait portés la nuit du drame ainsi que son ordinateur auraient pu être immédiatement saisis et soumis à des expertises scientifiques. En l’occurrence, les vêtements et l’ordinateur n’ont été saisis que le 7 mars 2014 (paragraphe 46 ci-dessus).

149.  Une reconstitution des faits sur la plage avec la participation de J.G. aurait pu être réalisée à une date la plus proche possible de celle des événements, conformément à l’article 171 § 2 du CPP (paragraphe 107 ci-dessus). En l’espèce, la reconstitution n’a été réalisée que le 14 février 2014 (paragraphe 36 ci-dessus).

150.  En ce qui concerne les auditions, rien n’explique pourquoi les autorités n’ont pas immédiatement recueilli les témoignages des personnes présentes sur les lieux, notamment les voisins ou les personnes responsables de la maison où avaient logé les victimes (voir, a contrario, mutatis mutandis, Emars c. Lettonie, no 22412/08, § 77, 18 novembre 2014). En l’occurrence, ces personnes n’ont effectivement été entendues que les 8 et 10 février 2014, soit plus d’un mois et demi après les faits (paragraphes 31 ci-dessus).

151.  Au demeurant, comme l’allègue le requérant (paragraphe 125 ci-dessus), il est évident que l’enquête n’a véritablement démarré qu’à partir du moment où elle a été récupérée par le parquet près le tribunal d’Almada (paragraphe 18 ci-dessus), soit plus d’un mois après les faits.

152.  Eu égard à ces éléments, la Cour conclut que l’enquête pénale ouverte sur les circonstances de la mort du fils du requérant n’a pas répondu aux exigences du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

iii.  Conclusion

153.  Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous le volet procédural.

SUR LE VOLET MATERIEL

i.  Les principes généraux applicables

167.  La Cour rappelle, en premier lieu que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir, par exemple, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III). L’obligation de l’État va au-delà du devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 67, CEDH 2002‑VIII).

ii.  Application de ces principes à la présente espèce

168.  La Cour constate qu’à l’issue de l’enquête pénale menée au niveau interne, le procureur près le tribunal d’Almada a rendu, le 28 juillet 2014, une ordonnance de classement sans suite. Celle-ci a été confirmée, le 4 mars 2015, par une ordonnance de non-renvoi en jugement du tribunal d’instruction de Setúbal puis, en dernière instance, par un arrêt de la Cour d’appel de Lisbonne le 19 janvier 2016 (paragraphes 64, 83 et 90 ci-dessus). S’agissant de l’absence alléguée d’un cadre légal en matière de bizutage universitaire, la cour d’appel d’Évora a conclu que le bizutage universitaire n’échappait pas au droit d’une manière générale (paragraphe 94 ci-dessus).

169.  La présente espèce soulève la question du bizutage universitaire et son contrôle par l’État. La Cour a déjà eu à traiter d’affaires portant sur le bizutage au sein des armées (voir, à titre d’exemple, les affaires Mosendz c. Ukraine (no 52013/08, 17 janvier 2013), Perevedentsevy c. Russie (no 39583/05, 24 avril 2014)). À la différence de ces affaires, le bizutage universitaire est exercé par des étudiants sur d’autres étudiants et non pas par des agents de l’État ou sous l’emprise de l’État. Eu égard au grief soulevé par le requérant, la question qui se pose, en l’espèce, est de savoir si le cadre légal existant au moment des faits était suffisant pour prévenir, réprimer et sanctionner toute atteinte à la vie du fils du requérant. À cette question, la Cour ne peut répondre que de manière positive. Certes la Praxe n’est pas interdite ou réglementée au niveau interne. Cela dit, tout abus, survenant dans le cadre ou non d’une épreuve de bizutage, est puni par la loi.

170.  En premier lieu, la Cour relève que l’article premier de la Constitution consacre le principe de la dignité humaine. En outre, son article 25 interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants (paragraphe 100 ci-dessus).

En second lieu, toute action portant atteinte à la vie, à l’intégrité physique ou morale de la personne et à sa vie privée est punie pénalement, notamment par des peines de prison pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans de prison (paragraphes 102 et 105 ci-dessus).

En troisième lieu, la Cour note que tout acte de violence ou de contrainte physique ou psychologique sur d’autres étudiants, notamment dans le cadre des bizutages universitaires constitue une infraction disciplinaire punie d’une sanction pouvant aller de l’avertissement à l’expulsion (paragraphe 108 ci-dessus).

Enfin, les universités et les établissements d’enseignement supérieur peuvent être tenus responsables pour les dommages matériels et moraux causés à l’intérieur de leurs installations en application des articles 70 et 483 du code civil (paragraphe 106 ci-dessus). À cet égard, la Cour note que, par des arrêts du 25 juin 2009 et du 24 avril 2013, la Cour suprême a déjà condamné deux établissements supérieurs à verser des dommages et intérêts, dans le premier cas, pour les abus commis sur une étudiante et, dans le deuxième, la mort d’un étudiant des suite d’actes de bizutage dans leurs installations (paragraphes 110 et 112 ci-dessus).

171.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour partage l’avis du Gouvernement et de la cour d’appel d’Évora selon lequel il n’existe pas un espace de non-droit ou un vide juridique en ce qui concerne les activités de bizutage au Portugal (paragraphes 94 et ci-dessus). Le droit interne prévoit effectivement un ensemble de dispositions pénales, civiles et disciplinaires pour prévenir, réprimer et sanctionner les atteintes à la vie ou à l’intégrité physiques ou morale.

172.  Tout en reconnaissant le caractère incontestablement tragique de la présente espèce, la Cour estime qu’il n’est pas démontré que l’État a pu être responsable du décès du fils du requérant en raison d’un manquement à ses obligations positives sous l’angle du volet matériel de l’article 2 de la Convention.

iii.  Conclusion

173.  Partant, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel.

Anoshina c. Russie du 26 mars 2019 requête no 45013/05

Violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme, mais pas de violation de l'article 3 pour les proches.

L’affaire concernait le meurtre du frère de la requérante par un policier alors qu’il était détenu dans un centre de dégrisement. La Cour a jugé que l’atteinte à la vie était injustifiée et que l’enquête sur l’infraction, qui avait duré quatre ans à partir de 2002, était ineffective. En particulier, les enquêteurs n’avaient interrogé l’auteur principal qu’en 2006. La Cour a également dit que l’indemnité accordée par le juge interne, 3 400 euros (EUR), était insuffisante, et que la Russie devait verser à la requérante 36 600 EUR.

L'intérêt de l'arrêt est l'avertissement sur l'article 3 qui concerne les proches

LES FAITS

La requérante, Yelena Alekseyevna Anoshina, est une ressortissante russe née en 1956. Elle réside à Nijni Novgorod. En juillet 2002, le frère de la requérante, Aleksandr Alekseyvich Anoshin, alors âgé de 51 ans, fut interpellé par la police et conduit dans un centre de dégrisement. Ensuite, au bout d’une heure, il se mit à frapper contre la porte de la cellule où il était détenu et demanda à être libéré. Un policier, M., qui revenait d’une patrouille, le poussa pour l’écarter de la porte et lui dit de se calmer. M. Anoshin s’écroula sur le lit puis donna des coups de tête contre le mur. Il se leva et s’approcha de l’agent M., qui lui asséna cinq coups de poing puis l’étrangla avec un morceau d’une chaise cassée. M. mit M. Anoshin sur le lit et l’y laissa. M. Anoshin mourut d’asphyxie.

L’enquête ouverte par le parquet et conduite par six enquêteurs différents dura quatre ans. Les membres du personnel du centre de dégrisement avaient tout d’abord témoigné qu’ils avaient vu que M. Anoshin, allongé sur son lit, n’allait pas bien mais ils modifièrent ultérieurement leur version pour dire qu’il s’était pendu. Les rapports d’autopsie indiquaient qu’il était décédé de mort violente et incriminaient le personnel du centre.

Le policier M. ne fut entendu pour la première fois qu’en mars 2006. En août 2008, il fut reconnu coupable de meurtre et d’abus de pouvoir avec violence, et condamné à 14 ans d’emprisonnement. Deux autres agents avaient été inculpés de manquements à leurs devoirs, mais les poursuites furent abandonnées par le jeu de la prescription. En mai 2009, le tribunal du district Sovietskiy octroya à la requérante et à trois des enfants de M. Anoshin 150 000 roubles russes (environ 3 400 euros) pour le préjudice moral qui leur avait été causé par ce meurtre

Invoquant l’article 2 (droit à la vie), la requérante se plaignait du meurtre de son frère par un agent de l’État et d’un défaut d’enquête effective à ce sujet. Sur le terrain de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants), elle soutenait que les années qu’elle avait passées à chercher à faire la lumière sur le décès de son frère avaient été source pour elle d’angoisses.

Article 2

Le meurtre de M. Anoshin

La Cour examine tout d’abord la demande du Gouvernement tendant à rayer de son rôle le grief tiré par la requérante du meurtre de son frère. Le Gouvernement reconnaît une violation du droit à la vie mais estime la question tranchée par le verdict de culpabilité et par l’indemnisation. La Cour est satisfaite de la peine de 14 ans d’emprisonnement infligée à l’agent M., relevant qu’elle est inférieure seulement d’un an au maximum légal. Elle note également que les deux policiers pour lesquels les poursuites étaient prescrites n’étaient pas les principaux coupables. En revanche, le montant de l’indemnité accordée à la famille est nettement inférieur à celui qu’elle accorde habituellement, c’est-à-dire au moins 32 500 euros (EUR). Aussi, la Cour rejette la demande de radiation présentée par le Gouvernement et conclut à la violation de l’article 2, l’État ayant intentionnellement et sans justification ôté la vie de M. Anoshin.

Enquête

Le Gouvernement demande la radiation de ce grief puisque le meurtrier a été reconnu coupable, ce qui atteste selon lui de l’effectivité de la procédure. Cependant, la Cour relève que l’indemnité accordée par le juge interne est sans rapport avec les défaillances dans l’enquête et ne vaut donc pas réparation. Elle rejette donc cette demande. La Cour dit que l’enquête ne peut être regardée comme étant indépendante, adéquate, approfondie, objective, impartiale, ouverte ou prompte – des exigences tirées de sa jurisprudence. Elle note que les autorités pouvaient se procurer toutes les preuves car l’infraction s’était produite au sein d’une institution publique. Les conclusions médico-légales contredisaient la version des faits livrée par le personnel et mettait en cause celui-ci. Alors même que le nombre de suspects éventuels était limité, les enquêteurs n’ont interrogé le principal auteur qu’en 2006, et jusqu’alors ils ignoraient même apparemment que lui et ses collègues étaient présents sur le lieu de l’infraction. L’enquêteur principal a changé à six reprises et l’enquête a été suspendue à treize reprises. De plus, deux témoins essentiels ont avoué avoir livré un faux témoignage, avec l’approbation des services de polices locaux ; or il n’en a résulté aucune poursuite. L’enquête a donc été ineffective, emportant une autre violation de l’article 2.

Article 3

La Cour rejette pour défaut manifeste de fondement le grief de violation de l’article 3.

Elle dit que, lorsqu’il s’agit de proches des personnes victimes de graves violations des droits de l’homme, des facteurs particuliers doivent justifier une violation distincte de l’article 3. Ces facteurs doivent montrer que la souffrance des proches était distincte de celle causée par la violation. Il doit s’agir notamment de liens familiaux étroits, de circonstances particulières dans la relation ou de la mesure dans laquelle le membre de la famille a été témoin des événements à l’origine du constat de violation. Or, de tels facteurs font défaut en l’espèce.

Grande chambre Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie

du 29 janvier 2019 requête n° 36925/07

A l'unanimité, violation article 2 contre la Turquie : Dans une affaire de meurtre, la Turquie n’a pas coopéré alors que la République de Chypre a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre

L’affaire concerne l’enquête relative à l’homicide de trois ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque perpétré en 2005 dans la partie de Chypre contrôlée par le gouvernement chypriote. Les meurtriers s’enfuirent et retournèrent en « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »). Ces meurtres donnèrent lieu à deux enquêtes parallèles, l’une menée par les autorités du gouvernement chypriote et l’autre par les autorités du gouvernement turc, « RTCN » comprise.

Ces deux enquêtes conduisirent à une impasse en 2008. Devant la Cour européenne, les requérants, des proches des victimes, alléguaient que le refus de coopérer de la Turquie et de Chypre avait permis aux auteurs des homicides d’échapper à la justice.

La Cour estime que les deux États étaient tenus par une obligation de coopérer l’un avec l’autre. Elle conclut que la République de Chypre a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elle afin d’obtenir la remise/l’extradition des suspects par la Turquie, puisqu’elle a adressé des demandes de « notices rouges » à Interpol, puis, cette démarche n’ayant pas abouti, des demandes d’extradition à la Turquie. On ne saurait reprocher aux autorités chypriotes d’avoir refusé de remettre toutes les preuves et de transférer la procédure aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie.

Pour la République de Chypre, cela serait revenu à renoncer à sa compétence pénale sur des meurtres qui avaient été commis sur le territoire dont elle avait le contrôle en faveur des tribunaux d’une entité non reconnue qui avait été mise en place sur son territoire. La Turquie, pour sa part, n’a pas consenti le niveau minimum d’effort requis dans les circonstances de l’espèce. Elle a ignoré les demandes d’extradition que lui avait adressées la République de Chypre et les lui a retournées sans réponse, manquant ainsi à l’obligation que lui imposait l’article 2, lu à la lumière d’autres accords internationaux, de coopérer en informant l’État demandeur de sa décision et de motiver un éventuel refus.

LES FAITS

Les requérants sont tous des proches d’Elmas, de Zerrin et d’Eylül Güzelyurtlu, qui furent tués par balles le 15 janvier 2005 sur la route qui reliait Nicosie à Larnaca, dans la partie de l’île de Chypre contrôlée par les autorités chypriotes. Elmas fut retrouvé mort dans un fossé. Quant à son épouse, Zerrin, et sa fille, Eylül, elles gisaient, mortes elles aussi, sur la banquette arrière de leur voiture arrêtée sur le bas-côté de la route. Les trois victimes étaient des ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque. Les meurtriers s’enfuirent et retournèrent en « RTCN ». Les autorités du gouvernement chypriote et les autorités du gouvernement turc, y compris celles de la « RTCN », menèrent en parallèle leurs enquêtes sur ces meurtres. Les autorités chypriotes prirent diverses mesures d’enquête : entre autres, elles recueillirent des éléments de preuve sur la scène du crime et au domicile des victimes, effectuèrent des autopsies, prirent les dépositions de témoins (dont les proches des victimes) et réalisèrent une expertise balistique ainsi que des tests ADN. Elles conclurent que les victimes avaient été kidnappées et tuées au petit matin du 15 janvier 2005 et elles identifièrent huit suspects. Des mandats d’arrêts nationaux et européens furent délivrés et la police chypriote pria Interpol de faire rechercher et arrêter les suspects en vue de leur extradition. Interpol publia des notices rouges pour tous les suspects, lesquels furent en outre inscrits sur la liste des « personnes à interpeller » tenue par les autorités chypriotes, qui recensait les individus dont l’entrée à Chypre et la sortie de ce pays étaient contrôlées ou interdites. En avril 2008, le dossier fut « classé en attente » dans l’attente de nouveaux développements. Les autorités turques (dont celles de la « RTCN ») prirent, elles aussi, un certain nombre de mesures d’enquête et, à la fin du mois de janvier 2005, tous les suspects avaient été arrêtés. Ils nièrent toute implication dans ces crimes et ils furent remis en liberté le 11 février 2005 ou aux alentours de cette date faute de preuves les reliant aux meurtres. En mars 2007, les autorités turques classèrent l’affaire comme étant « non résolue à ce jour ». Les autorités de la « RTCN » demandèrent qu’on leur transmît le dossier contenant les preuves à charge afin de pouvoir elles-mêmes engager des poursuites contre les suspects. Les autorités chypriotes refusèrent et, en novembre 2008, elles sollicitèrent l’extradition des suspects, qui relevaient de la juridiction de la Turquie (ceux-ci se trouvaient en « RTCN » ou en Turquie continentale), en vue de les juger. Les demandes d’extradition furent renvoyées aux autorités chypriotes sans réponse. Les enquêtes menées par les deux États défendeurs aboutirent alors dans une impasse et sont restées ouvertes depuis lors. Le gouvernement chypriote, les autorités de la « RTCN » et les requérants furent en contact avec la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) au sujet de l’affaire. Plusieurs réunions, ainsi que des échanges téléphoniques et de courrier, eurent lieu. Cependant, les efforts déployés par l’UNFICYP pour aider les deux parties à traduire les suspects en justice restèrent vains.

CEDH

a)  Résumé de la jurisprudence pertinente

178. La « juridiction » au sens de l’article 1 est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 130, CEDH 2011, et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 103, CEDH 2012 (extraits)). Comme la Cour l’a souligné, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (ibidem, §§ 131 et 104, respectivement). Cependant, la Cour a également reconnu dans des cas exceptionnels l’exercice par un État contractant de sa juridiction, au sens de l’article 1, à l’extérieur de ses propres frontières (Al-Skeini et autres, précité, §§ 132‑150, et Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 74-80, CEDH 2014).

179. Le principe voulant que la juridiction de l’État contractant au sens de l’article 1 soit limitée à son propre territoire connaît une exception lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une administration locale subordonnée (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62, série A no 310, Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 76, CEDH 2001‑IV, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 314-316, CEDH 2004‑VII, Al-Skeini et autres, précité, § 138, Catan et autres, précité, § 106, et Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, § 98, 23 février 2016).Dès lors qu’une telle mainmise sur un territoire est établie, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’État contractant qui la détient exerce un contrôle précis sur les politiques et actions de l’administration locale qui lui est subordonnée. Du fait qu’il assure la survie de cette administration grâce à son soutien militaire et autre, cet État engage sa responsabilité à raison des politiques et actions entreprises par elle. L’article 1 lui fait obligation de reconnaître sur le territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et dans les Protocoles additionnels qu’il a ratifiés, et les violations de ces droits lui sont imputables (Chypre c. Turquie, précité, §§ 76-77, et Al-Skeini et autres, précité, § 138).

180. Dans la grande majorité des cas où la Cour a été appelée à statuer sur des griefs soulevés sous l’angle du volet procédural de l’article 2, le décès s’était produit sous la juridiction de l’État contractant en cause, que ce fût sur son territoire national (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Rantsev (précité) relativement à Chypre), dans une zone se trouvant sous le contrôle effectif de cet État (Adalı c. Turquie, no 38187/97, 31 mars 2005), ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’État en cause ou encore de navires battant son pavillon (Bakanova c. Lituanie, no 11167/12, § 63, 31 mai 2016).La Cour a également eu à connaître de griefs formulés sous l’angle du volet procédural de l’article 2 dans des affaires où le décès était survenu sur le territoire d’un autre État ou en zone neutre mais avait censément été causé par un agent de l’État contractant en question, par le biais de l’exercice de son autorité et de son contrôle par cet agent (Al-Skeini et autres, précité, §§ 149-150, Jaloud c. Pays‑Bas [GC], no 47708/08, § 152, CEDH 2014, Isaak c. Turquie, no 44587/98, §§ 121-125, 24 juin 2008, et décision du 28 septembre 2006 concernant la zone tampon administrée par les Nations unies à Chypre).Dans toutes ces affaires, un lien juridictionnel manifeste rattachait aux fins de l’article 1 de la Convention les défunts à l’État défendeur en cause.

182. Dans les affaires O’Loughlin et autres (précitée) et Cummins (précitée), qui avaient toutes deux trait à des morts violentes (par attentats à la bombe) survenues en République d’Irlande et dans lesquelles les auteurs présumés des actes en cause s’étaient enfuis en Irlande du Nord (Royaume‑Uni), la Cour n’a pas expressément analysé la question de la compatibilité ratione loci des griefs dirigés contre le Royaume-Uni mais a établi des principes généraux sur l’obligation d’enquêter en cas d’homicides illégaux survenus hors de la juridiction de l’État défendeur. À cet égard, la Cour a eu l’occasion d’observer que lorsqu’un acte de violence illégale ayant entraîné mort d’homme comportait une dimension transfrontière, l’article 2 pouvait imposer aux autorités de l’État dans lequel les auteurs présumés de l’acte s’étaient réfugiés et dans lequel pouvaient se trouver des éléments de preuve relatifs à l’infraction de prendre des mesures effectives à cet égard, d’office si nécessaire (Cummins, décision précitée).La Cour a toutefois déclaré ces deux requêtes irrecevables, la première parce que le grief concerné avait été introduit après l’expiration du délai de six mois et la seconde parce que les griefs ont été considérés comme manifestement mal fondés.

183. Dans l’affaire Rantsev (précitée, §§ 205-208), la Cour a examiné une exception d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement russe, qui arguait que les événements à l’origine de la requête (le décès de la victime, notamment) s’étaient produits hors de son territoire. La Cour s’est bornée à noter que le grief que le requérant formulait sous l’angle de l’article 2 contre la Russie concernait le manquement des autorités russes à prendre des mesures d’enquête, notamment à obtenir les dépositions de témoins résidant en Russie. Même si la Cour a choisi d’apprécier la portée d’une éventuelle obligation procédurale incombant à la Russie au titre de l’article 2 dans le cadre de l’examen du fond de la requête, elle a admis la compatibilité ratione loci du grief (ibidem, §§ 208 et 212). Lorsqu’elle a examiné le bien-fondé du grief sous l’angle de l’article 2, la Cour a noté que le décès était survenu à Chypre et qu’en principe l’obligation de mener une enquête effective à cet égard ne s’appliquait qu’à Chypre (ibidem, § 243, renvoyant mutatis mutandis à l’arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 38, CEDH 2001‑XI, concernant l’article 3).Néanmoins, la Cour a admis que « des circonstances propres » justifiaient de s’écarter de l’approche générale. Elle a considéré que la nationalité russe de la défunte ne pouvait passer pour l’une de ces « circonstances propres » et que par conséquent l’article 2 n’imposait pas à la Russie d’obligation « autonome » d’enquêter sur le décès en cause (ibidem, § 244).

184. Dans l’affaire Emin et autres (décision précitée), les requérants alléguaient une violation de l’article 2 en son volet procédural, reprochant au Royaume-Uni de ne pas avoir enquêté sur la disparition de leurs proches à Chypre alors que les victimes avaient détenu des passeports britanniques et qu’elles avaient travaillé dans les bases souveraines britanniques à Chypre. La Cour a rappelé qu’en général l’obligation procédurale découlant de l’article 2 incombait à l’État défendeur de la juridiction duquel la personne relevait au moment de son décès. Elle n’a pas, dans cette affaire, relevé de circonstances particulières qui auraient justifié d’imposer au Royaume-Uni l’obligation de mener sa propre enquête sur des disparitions qui étaient survenues sur le territoire et sous la juridiction de la République de Chypre. Aussi a-t-elle déclaré cette partie de la requête incompatible ratione personae et ratione materiae avec la Convention.

185. Dans l’affaire Gray c. Allemagne (no 49278/09, 22 mai 2014), les tribunaux allemands avaient exercé leur compétence pénale sur un ressortissant allemand qui avait commis une faute professionnelle médicale constitutive d’une infraction au Royaume-Uni, ce qui avait eu pour effet d’empêcher que l’intéressé fût remis à ce pays pour cette infraction via le système de mandat d’arrêt européen. Les requérants alléguaient devant la Cour qu’en examinant l’affaire dans le cadre d’une procédure d’ordonnance pénale sans audience, l’Allemagne avait manqué à son obligation procédurale, et ils reprochaient au Royaume-Uni de ne pas avoir fait ce qui était nécessaire pour que le procès pût être conduit sur son sol, où le médecin aurait pu être condamné plus lourdement. La Cour n’a pas examiné sa compétence ratione loci relativement à l’Allemagne et a recherché si l’Allemagne s’était acquittée de l’obligation procédurale que lui imposait l’article 2, admettant ainsi implicitement que l’ouverture d’une procédure pénale à l’initiative des autorités allemandes selon le droit allemand avait suffi à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1.

186. Dans l’affaire Aliyeva et Aliyev c. Azerbaïdjan (précitée, §§ 56-57), la Cour avait été saisie par les parents d’un ressortissant azerbaïdjanais qui avait été tué en Ukraine dans des circonstances impliquant deux autres ressortissants azerbaïdjanais. En vertu d’un accord d’entraide judiciaire entre l’Ukraine et l’Azerbaïdjan, l’affaire avait été transmise à l’Azerbaïdjan mais, faute de preuves, les autorités azerbaïdjanaises avaient clos la procédure engagée contre les suspects. La Cour a soulevé d’office la question de sa compétence ratione loci, considérant que « dès lors que l’Azerbaïdjan avait assumé l’obligation de mener une enquête en application de la Convention de Minsk de 1993 et s’était engagé à poursuivre l’enquête pénale ouverte par les autorités ukrainiennes, il était tenu de procéder à l’enquête en question au titre de l’obligation procédurale découlant de l’article 2, quel que fût le lieu du décès » (ibidem, § 57). Cela impliquait que la juridiction de l’Azerbaïdjan au sens de l’article 1 entrait en jeu uniquement pour autant que les autorités azerbaïdjanaises avaient décidé de reprendre les poursuites antérieurement ouvertes par l’Ukraine, en vertu du traité international applicable et du droit national.

187. Markovic et autres (précitée), qui portait sur un grief fondé sur l’article 6. Dans l’arrêt prononcé dans cette affaire, la Grande Chambre a examiné l’exception d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement défendeur, qui alléguait que l’action civile engagée par les requérants devant les tribunaux italiens concernait des événements de caractère extraterritorial (une frappe aérienne effectuée par les forces de l’OTAN en République fédérale de Yougoslavie).La Cour a rejeté cette exception et considéré qu’à partir du moment où une personne introduisait une action civile devant les juridictions d’un État, il existait indiscutablement un « lien juridictionnel » aux fins de l’article 1 de la Convention (ibidem, §§ 54-56). Elle a également dit, dans le contexte de l’article 6, que le caractère extraterritorial des faits qui étaient censément à l’origine de l’action ne pouvait en aucun cas avoir des conséquences sur la compétence ratione loci et ratione personae de l’État en question (ibidem, § 54).

197. La Cour conclut donc qu’il y a lieu d’écarter l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement turc. Elle devra, au moment où elle appréciera ce grief sur le fond, déterminer l’étendue et la portée de l’obligation procédurale incombant à la Turquie dans les circonstances de l’espèce et rechercher notamment si elle emportait une obligation de coopérer avec Chypre.

B. Sur le fond

a) L’obligation procédurale résultant de l’article 2 et les enquêtes menées sous la juridiction des États défendeurs

i. Principes généraux

218. La Cour répète en premier lieu que le droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention se place parmi les dispositions primordiales de la Convention et qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 164, 19 décembre 2017). De plus, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 169, 14 avril 2015).

219. Les principes généraux relatifs à l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2 ont été rappelés dans l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 169-181) dans les termes suivants :

169. (...) Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 161 à 163, série A no 324).

170. Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie : alors qu’une enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement, une procédure de nature civile voire des poursuites disciplinaires peuvent satisfaire cette exigence quand la mort résulte d’une négligence (voir, parmi d’autres, Calvelli et Ciglio c. Italie, précité, § 51, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002‑VIII, ou Vo c. France, précité, § 90).

171. En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006, Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012).

172. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

173. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII).

174. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

175. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).

176. Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI).

177. Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

178. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres, précité, § 167).

179. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001‑III). Cependant, l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (voir, parmi d’autres, Giuliani et Gaggio, précité, § 304, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III).

180. L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1 décembre 2009).

181. La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Dobriyeva et autres c. Russie, no 18407/10, § 72, 19 décembre 2013, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 147, 17 juillet 2014). »

ii.  Application des principes généraux au cas d’espèce

220. La chambre a noté d’emblée que l’obligation procédurale d’enquêter pesait sur les deux États défendeurs, les décès étant survenus sur le territoire contrôlé par Chypre et la chambre ayant précédemment conclu qu’elle était compétente ratione loci à l’égard de la Turquie (paragraphe 262 de l’arrêt de la chambre). Elle a ensuite examiné les enquêtes respectivement menées par les deux États et a observé que les autorités des États défendeurs avaient rapidement pris un nombre significatif de mesures d’enquête. Elle n’a décelé aucune autre carence de nature à remettre en question le caractère globalement adéquat des enquêtes menées par les États défendeurs considérées en elles-mêmes (paragraphe 281 de l’arrêt de la chambre).Devant la Grande Chambre, les parties ne contestent pas ces conclusions et axent leurs observations sur un défaut allégué de coopération de la part des États défendeurs.

221.La Grande Chambre fait siennes les conclusions de la chambre concernant le caractère globalement adéquat des enquêtes qui ont été menées en parallèle par les autorités de chaque État défendeur. Elle considère par conséquent que le cœur du problème consiste en l’espèce à savoir si l’obligation procédurale découlant de l’article 2 emportait une obligation de coopérer et, le cas échéant, à déterminer l’étendue de cette obligation.Elle devra ensuite rechercher dans quelle mesure les États défendeurs ont honoré cette éventuelle obligation.

b) L’obligation de coopérer considérée comme partie intégrante de l’obligation procédurale découlant de l’article 2

i. Résumé de la jurisprudence pertinente

Très rares sont les affaires dans lesquelles la Cour a été appelée à se pencher sur la question de l’étendue de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 dans un contexte transfrontière ou transnational et à rechercher si cette obligation incorporait une obligation de coopérer avec d’autres États.

223. Dans l’affaire O’Loughlin (décision précitée), les requérants reprochaient aux autorités du Royaume-Uni, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, de ne pas avoir apporté leur concours aux investigations et aux enquêtes menées en Irlande sur les décès provoqués par les attentats à la bombe perpétrés le 17 mai 1974 à Dublin et à Monaghan. Les suspects se trouvaient en Irlande du Nord. Dans cette affaire, la Cour a dit qu’elle n’avait pas à décider si, ou dans quelle mesure, l’article 2 pouvait imposer à un État contractant l’obligation de coopérer dans le cadre d’investigations ou d’audiences conduites sous la juridiction d’un autre État contractant au sujet d’un recours illégal à la force ayant entraîné mort d’homme, le grief correspondant ayant été soumis après l’expiration du délai de six mois. Dans l’affaire Cummins (décision précitée), qui portait sur les attentats à la bombe perpétrés à Dublin en décembre 1972 et en janvier 1973, la Cour a toutefois recherché si les autorités du Royaume-Uni avaient coopéré de manière effective à une enquête menée en Irlande mais a déclaré que le grief était manifestement mal fondé car il n’avait pas été établi de défaut de coopération.

224. Dans l’affaire Agache et autres c. Roumanie (no 2712/02, 20 octobre 2009), la Cour, concluant à une violation de l’article 2 en son volet procédural, a notamment tenu compte du fait que les autorités roumaines n’avaient pas accompli les démarches nécessaires pour obtenir l’extradition de trois des personnes qui avaient été condamnées pour les violences ayant conduit au décès de la victime (ibidem, § 83 ; voir, mutatis mutandis, Nasr et Ghali c. Italie, no 44883/09, §§ 270 et 272, 23 février 2016, concernant le volet procédural de l’article 3 et le fait que l’extradition des intéressés n’avait pas été demandée aux États-Unis).

225. Dans l’arrêt Rantsev (précité), la Cour a observé que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 imposait aux États membres de prendre les mesures nécessaires et disponibles pour réunir les éléments de preuve pertinents, que ces éléments fussent ou non sur le territoire de l’État qui enquêtait. Elle a estimé que les autorités chypriotes auraient dû solliciter l’assistance judiciaire de la Russie pour l’enquête sur les circonstances du décès de la victime à Chypre, en faisant une demande visant à l’obtention de la déposition de deux témoins qui étaient présents en Russie. Elle a tenu compte du fait que Chypre et la Russie étaient parties à la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale adoptée en 1959 et avaient de surcroît conclu un traité bilatéral d’entraide judiciaire.Prenant en considération, notamment, le fait que les autorités chypriotes n’avaient pas sollicité la coopération de la Russie, la Cour a conclu qu’il y avait eu violation par Chypre de l’article 2 en son volet procédural (ibidem, §§ 241‑242). La Cour a dit ensuite que le corollaire de l’obligation pour l’État qui enquête de recueillir les preuves qui se trouvent dans d’autres juridictions est l’obligation pour l’État où se trouvent les preuves de fournir toute l’assistance que sa compétence et ses moyens lui permettent d’apporter dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire. La Cour a toutefois considéré qu’en l’absence de toute demande de la part de Chypre, la Russie n’était nullement dans l’obligation d’interroger les deux témoins présents sur son territoire, comme le demandaient les requérants. Elle a en outre relevé que les autorités russes avaient largement fait usage des possibilités offertes par les accords d’entraide judiciaire pour engager leurs homologues chypriotes à agir, y compris en faisant une demande spécifique en vue de l’ouverture de poursuites pénales. La Cour a donc conclu qu’il n’y avait pas eu violation par la Russie de l’article 2 en son volet procédural (ibidem, §§ 245-247).

226. Dans les affaires Palić c. Bosnie-Herzégovine (no 4704/04, 15 février 2011) et Nježić et Štimac c. Croatie (no 29823/13, 9 avril 2015), la Cour a conclu que les deux États défendeurs avaient respecté leur obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à la disparition et au décès des proches des requérantes. Dans l’arrêt Palić, la Cour a noté que les autorités internes avaient délivré des mandats d’arrêts internationaux mais que l’enquête était depuis au point mort car les suspects étaient partis en Serbie et que, en qualité de ressortissants serbes, ils ne pouvaient pas être extradés. Dans l’affaire Nježić et Štimac, dans laquelle il n’avait pas été délivré de mandats internationaux, l’extradition de la plupart des suspects n’aurait pas été possible du fait que ceux d’entre eux qui avaient acquis la nationalité serbe ne pouvaient être extradés par la Serbie. La Cour a dit que les États défendeurs (respectivement la Bosnie-Herzégovine et la Croatie) ne pouvaient passer pour responsables de cette situation. Elle a en outre considéré qu’il n’était pas nécessaire de rechercher si ces États étaient tenus de demander à la Serbie d’engager des procédures car les requérantes elles-mêmes auraient pu porter leur affaire devant les autorités serbes, lesquelles étaient compétentes pour statuer sur des violations graves du droit humanitaire international commises en n’importe quel point de l’ex‑Yougoslavie. La Cour a ajouté qu’il était loisible aux requérantes, si elles se considéraient victimes d’une violation par la Serbie de leurs droits conventionnels, d’introduire une requête contre cet État (ibidem, §§ 65 et 68, respectivement).

227. Dans l’affaire Aliyeva et Aliyev (précitée), les autorités azerbaïdjanaises avaient mené une enquête sur le meurtre du fils des requérants, perpétré en Ukraine, après que le dossier leur eut été transmis en vertu de la Convention de la Communauté des États indépendants (CEI) de 1993 relative à l’entraide judiciaire et aux relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale (la Convention de Minsk), à laquelle les deux États étaient parties. Dans cette affaire, la Cour a conclu à la violation par l’Azerbaïdjan de l’article 2 en son volet procédural, relevant entre autres que l’enquêteur qui avait été chargé de l’affaire avait attendu plus d’un an et deux mois après l’ouverture de l’enquête pénale pour solliciter une assistance judiciaire auprès des autorités ukrainiennes (ibidem, § 78). Elle a toutefois admis que dans certaines situations, comme dans ce cas précis, dans lesquelles une infraction pénale avait été commise sur le territoire d’un autre État, des obstacles particuliers pouvaient entraver l’avancée de l’enquête pénale (ibidem, § 75).

228. récemment, dans l’affaire Huseynova (précitée), dans laquelle les autorités azerbaïdjanaises avaient ouvert une procédure pénale concernant l’homicide perpétré sur l’époux de la requérante, deux ressortissants géorgiens avaient été identifiés comme suspects, et les autorités géorgiennes avaient refusé d’extrader ces derniers au motif que, en qualité de ressortissants géorgiens, ils ne pouvaient pas être extradés vers un pays étranger.Dans cette affaire, la Cour a rappelé que dans certaines situations dans lesquelles les suspects se trouvaient sur le territoire d’un autre État qui refusait de les extrader, il pouvait exister des obstacles particuliers susceptibles d’entraver l’avancée d’une enquête pénale ; elle a dit que l’Azerbaïdjan ne pouvait pas être tenu pour responsable de la décision prise par un autre État de ne pas extrader ses ressortissants (ibidem, § 110). Elle a toutefois conclu que ce refus n’était pas de nature à empêcher les autorités azerbaïdjanaises d’examiner la faisabilité d’une transmission du dossier pénal aux autorités géorgiennes. La Cour a relevé à cet égard que divers instruments juridiques internationaux, comme la Convention européenne d’extradition, la Convention de Minsk de 1993 ainsi qu’un traité bilatéral auquel les deux États étaient parties, prévoyaient clairement pareille possibilité. Elle a indiqué que, de plus, les autorités géorgiennes avaient expressément mentionné cette possibilité dans leur réponse à la demande d’extradition faite par les autorités azerbaïdjanaises. Cependant, rien ne prouvait que celles-ci avaient examiné la possibilité de laisser la Géorgie poursuivre les auteurs présumés du meurtre en transférant le dossier pénal à ce pays (ibidem, § 111). La Cour a également établi une différence avec les affaires Palić ainsi que Nježić et Štimac (précitées), indiquant que dans celles-ci les requérantes auraient pu s’adresser elles-mêmes aux autorités serbes, lesquelles étaient compétentes pour connaître des violations graves du droit humanitaire international où qu’elles fussent commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Dans l’affaire Huseynova, la requérante n’avait pas la possibilité de saisir directement les autorités géorgiennes et, pour que les auteurs présumés du meurtre pussent être poursuivis en Géorgie, il aurait impérativement fallu que les autorités azerbaïdjanaises en fissent la demande à la suite d’une transmission du dossier pénal (ibidem, § 112). Le fait que les autorités azerbaïdjanaises n’avaient pas envisagé de transmettre l’affaire a compté parmi les motifs qui ont conduit la Cour à conclure à une violation de l’article 2 en son volet procédural.

ii.  L’approche de la Cour quant à l’obligation qui pèse sur les États contractants au titre du volet procédural de l’article 2 de coopérer dans les affaires transnationales

229. L’étude de la jurisprudence ci-dessus montre que dans la majorité des affaires dans lesquelles la Cour s’est jusqu’ici penchée sur un défaut de coopération ou de demande de coopération entre États dans un contexte transnational, elle a entrepris cet examen lorsqu’elle recherchait si l’État concerné avait globalement respecté l’obligation procédurale d’enquêter lui incombant au titre de l’article 2. Dans ces affaires, le défaut de coopération ne constituait qu’un aspect parmi d’autres dans l’examen par la Cour du caractère effectif de l’enquête conduite par ledit État, défaut qui résultait généralement de ce que cet État n’avait pas sollicité la coopération d’un autre État (par exemple Chypre dans Rantsev, précité, § 241 ; voir aussi Aliyeva et Aliyev, précité, § 78), y compris lorsque pareille coopération se serait accompagnée de la possibilité d’une transmission de procédure à un autre État (Huseynova, précité, § 111). Dans de très rares affaires seulement (à savoir O’Loughlin, Cummins et Rantsev – paragraphes 223 et 225 ci‑dessus), la Cour a été appelée à traiter spécifiquement d’un défaut de coopération ou d’assistance dans le cadre d’une enquête conduite sous la juridiction d’un autre État contractant.

230. La Cour observe que dans un cas comme l’affaire Rantsev, dans laquelle un État contractant n’est pas tenu par une obligation autonome d’enquêter au titre de l’article 2, l’obligation de coopérer ne peut naître à l’égard dudit État que si l’État enquêteur lui adresse une demande de coopération, et l’État enquêteur est tenu de solliciter de lui-même pareille coopération si des éléments de preuve pertinents ou les suspects se trouvent en un lieu relevant de la juridiction de l’autre État.

231. Dans la présente espèce en revanche, les deux États concernés revendiquaient chacun la compétence pour enquêter sur les décès, et une obligation autonome de conduire une enquête compatible avec l’article 2 est née à l’égard de ces deux États (paragraphes 220-221 ci-dessus).

232. La Cour a déjà dit que lorsqu’elle interprète la Convention, elle doit tenir compte du caractère singulier de ce traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A no 25, renvoyant au préambule de la Convention, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), précité, § 70, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 196, CEDH 2012). Ce caractère collectif peut, dans des circonstances spécifiques, impliquer pour les États contractants l’obligation d’agir conjointement et de coopérer de manière à protéger les droits et libertés qu’ils se sont engagés à reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction (voir par exemple, dans le domaine de la traite transnationale des êtres humains, sous l’angle de l’article 4 de la Convention, Rantsev, précité, § 289). Dans les affaires dans lesquelles, pour être effective, l’enquête sur un homicide illicite survenu dans la juridiction d’un État contractant nécessite la participation de plus d’un État contractant, la Cour estime que le caractère singulier de la Convention, en tant que traité de garantie collective, emporte en principe une obligation de la part des États concernés de coopérer de manière effective les uns avec les autres afin d’éclaircir les circonstances de l’homicide et d’en faire traduire les auteurs en justice.

233. La Cour considère par conséquent que l’article 2 peut imposer aux deux États une obligation bilatérale de coopérer l’un avec l’autre, impliquant dans le même temps une obligation de solliciter une assistance et une obligation de prêter son assistance. La nature et l’étendue de ces obligations dépendront inévitablement des circonstances de chaque espèce, par exemple du point de savoir si les principaux éléments de preuve se trouvent sur le territoire de l’État contractant concerné ou si les suspects s’y sont réfugiés.

234. Pareille obligation va dans le sens de la protection effective du droit à la vie garantie par l’article 2. De fait, conclure autrement irait à l’encontre de l’obligation qu’impose l’article 2 à l’État de protéger le droit à la vie, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », avec pour résultat de faire obstacle aux enquêtes sur les homicides illicites, dont les auteurs resteraient alors nécessairement impunis. Pareil résultat pourrait compromettre le but même de la protection assurée par l’article 2 et rendre illusoires les garanties attachées au droit à la vie. Or l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (Al-Skeini et autres, précité, § 162, et Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, § 127, CEDH 2014 (extraits)).

La Cour note toutefois que l’obligation de coopérer qui incombe aux États au titre du volet procédural de l’article 2 ne peut être qu’une obligation de moyens et non de résultat, dans le droit fil de ce qu’elle a établi concernant l’obligation d’enquêter (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016, Palić, précité, § 65, et Aliyeva et Aliyev, précité, § 70). Cela signifie que les États concernés doivent prendre toutes les mesures raisonnables envisageables pour coopérer les uns avec les autres et épuiser de bonne foi les possibilités que leur offrent les instruments internationaux applicables relatifs à l’entraide judiciaire et à la coopération en matière pénale. À cet égard, la Cour sait que la coopération entre États contractants ne peut s’opérer dans un vide juridique ; des modalités formalisées spécifiques de coopération entre États se sont d’ailleurs développées en droit pénal international. Cette approche concorde avec celle déployée dans les affaires transnationales antérieures traitées sous l’angle du volet procédural des articles 2, 3 et 4, dans lesquelles la Cour a généralement fait référence aux instruments liant les États concernés dans les domaines de l’extradition ou de l’entraide (Rantsev, précité, §§ 241, 246 et 307, Agache et autres, précité, § 83, Nasr et Ghali, précité, § 272, et Huseynova, précité, § 111). Bien que la Cour ne soit pas compétente pour surveiller le respect des traités et obligations internationaux autres que la Convention (Aliyeva et Aliyev, précité, § 74), elle vérifie normalement dans ce contexte si l’État défendeur a fait usage des possibilités que lui offraient ces instruments. La Cour rappelle à cet égard qu’elle doit prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicable aux relations entre les Parties contractantes, et que la Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante (voir Al-Adsani, précité, § 55, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités).

236. Lorsqu’elle recherche si l’État concerné a fait usage de toutes les possibilités légales que lui offraient les instruments internationaux régissant la coopération en matière pénale, la Cour ne saurait perdre de vue le fait que ces traités ne tendent pas à imposer des obligations absolues aux États, dans la mesure où ils laissent à l’État requis une certaine marge d’appréciation et prévoient un certain nombre d’exceptions revêtant la forme de motifs obligatoires et/ou discrétionnaires de refuser la coopération demandée. Partant, l’obligation procédurale de coopérer découlant de l’article 2 doit être interprétée à la lumière des traités ou accords internationaux en vigueur entre les États contractants concernés, autant que possible dans le cadre d’une application combinée et harmonieuse de la Convention et de ces instruments, qui ne doit pas entraîner une opposition ou une confrontation entre les différents textes (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 94, CEDH 2013, à propos de l’interprétation de l’article 8 de la Convention et de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants). Dans ce contexte, il n’y aura manquement à l’obligation procédurale de coopérer de la part de l’État tenu de solliciter une coopération que si celui-ci n’a pas activé les mécanismes de coopération appropriés prévus par les traités internationaux pertinents, ou, de la part de l’État requis, que si celui-ci n’a pas répondu de façon appropriée ou n’a pas été en mesure d’invoquer un motif légitime de refuser la coopération demandée en vertu de ces traités internationaux.

α)  Chypre

–  Conclusion

257 En conclusion, eu égard à l’obligation de coopérer, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation par Chypre de l’article 2 de la Convention en son volet procédural, que ce soit au regard de l’utilisation par Chypre de tous les moyens raisonnables qui étaient à sa disposition pour obtenir la remise des suspects ou à raison de son refus de soumettre toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie.

β)  La Turquie

266. La Cour conclut que, faute d’avoir donné une réponse motivée aux demandes d’extradition présentées par Chypre, la Turquie a manqué à l’obligation de coopérer qui découlait pour elle du volet procédural de l’article 2.

c) Conclusion générale concernant l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention

267 Eu égard aux constats qui précèdent (paragraphes 221 et 257 ci‑dessus), la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation par Chypre de l’article 2 de la Convention en son volet procédural.

268. Au vu des motifs l’ayant conduite à estimer que la Turquie avait manqué à l’obligation qui lui incombait de coopérer avec Chypre (paragraphe 266 ci-dessus), la Cour conclut qu’il y a eu violation par la Turquie de l’article 2 de la Convention en son volet procédural.

Khodyukevich c. Russie du 28 août 2018 requête n° 74282/11

Article 2 : La Cour sanctionne le manque d’indépendance dans la conduite d’une enquête au sujet de la mort du fils de la requérante. La CEDH relève que, en l’espèce, les premiers actes d’instruction ont été effectués par la collègue directe des personnes susceptibles d’être soupçonnées. La Cour considère que, afin de préserver la confiance des justiciables dans la transparence des investigations et exclure tout soupçon de collusion, il aurait été indispensable de confier l’enquête à un corps ou à des fonctionnaires ne relevant pas de la même unité de police.

Articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants)

Le volet matériel (mauvais traitements et décès) Selon la requérante, les coups et blessures mortels avaient été infligés à son fils par les policiers du bureau de police. Le Gouvernement considère que le coup fatal avait été porté par l’épouse du défunt. La Cour relève que tout au long de son parcours, du lieu de son arrestation jusqu’à sa sortie du bureau de police, M. Alchine a été vu par plusieurs témoins qui ont déclaré que l’intéressé était capable de parler et de se déplacer de manière autonome, qu’il n’avait pas été brutalisé par les policiers et qu’il ne présentait pas de lésions visibles. Cette version est confortée par des preuves médicales. La requérante allègue aussi que des policiers auraient traîné le corps de son fils à l’extérieur du bureau de police, sur le trottoir. Le Gouvernement indique que M. Alchine a quitté le bureau de police en marchant de manière autonome. La Cour observe que la requérante fait seulement part de sa conviction personnelle, sans présenter de preuve en ce sens.

Par conséquent, la Cour considère que les éléments présentés par les parties ne lui permettent pas d’établir au-delà de tout doute raisonnable que M. Alchine a été brutalisé par des policiers en un point quelconque du parcours (du lieu de son arrestation jusqu’à sa sortie du bureau de police). La Cour estime en outre que les autorités nationales n’ont pas manqué à leur obligation positive de protéger la vie de M. Alchine. Il n’y a donc pas eu de violation des articles 2 et 3 de la Convention, sous leur volet matériel. Le volet procédural (enquête) La requérante met en doute l’indépendance de l’enquêtrice au motif qu’elle appartenait au même bureau de police que les agents mis en cause dans les mauvais traitements subis par M. Alchine. La Cour juge établi que le passage de M. Alchine au bureau de police était connu des autorités dès le début de l’enquête.

En effet, le lendemain de l’incident, l’enquêtrice a interrogé Mme Alchine ; elle s’est rendue dans l’appartement où la bagarre avait eu lieu et y a interrogé les témoins. Il est donc raisonnable de supposer que, après avoir entendu les témoins, l’enquêtrice a établi la chronologie des événements et, notamment, l’arrestation de la victime par des policiers, son transport au bureau de police et son élargissement subséquent. La requérante reproche aussi à l’enquêtrice, qui aurait eu un accès immédiat aux enregistrements des caméras de surveillance, de ne pas avoir conservé ces preuves, voire de les avoir dissimulées ou détruites. La Cour rappelle que le stade initial des investigations, à savoir le moment où les preuves sont recueillies et conservées, est d’une importance cruciale et que l’absence d’indépendance à ce stade risque de compromettre les résultats de l’enquête. Par ailleurs, l’intervention ultérieure d’une autorité indépendante n’est pas de nature à remédier à cette défaillance dont l’enquête avait été entachée dès ses débuts. Or, en l’espèce, les premiers actes d’instruction ont été effectués par la collègue directe des personnes susceptibles d’être soupçonnées. Afin de préserver la confiance des justiciables dans la transparence des investigations et d’exclure tout soupçon de collusion, il aurait été indispensable de confier l’enquête à un corps ou à des fonctionnaires ne relevant pas de la même unité de police. Cette mesure s’imposait dès le moment où le passage de l’intéressé au bureau de police avait été connu de l’autorité d’enquête. En outre, l’intervention ultérieure du Comité d’instruction dans l’enquête n’était pas de nature à remédier à cette défaillance dont l’enquête avait été entachée dès ses débuts. Il y a donc eu violation des articles 2 et 3 de la Convention, sous leur volet procédural, à raison du caractère insuffisamment indépendant de l’enquête de police.

ARTICLE 2 DÉFAUT D'ENQUÊTE

2. Sur la violation alléguée des articles 2 et 3 de la Convention sous leur volet procédural

a) Les principes généraux

63. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). De même, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).

64. Quand un individu a perdu la vie aux mains d’un agent de l’État dans des circonstances suspectes, les autorités internes compétentes doivent soumettre l’enquête menée sur les faits à un contrôle particulièrement strict (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 234, 30 mars 2016, et Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, § 277, 26 avril 2011).

65. L’effectivité exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables à leur disposition pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (Al-Skeini et autres, précité, § 166, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011 (extraits).

66. L’obligation d’enquête découlant des articles 2 et 3 de la Convention est une obligation de moyens et non de résultat. L’enquête doit permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Giuliani et Gaggio, précité, § 301, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie, no 24014/05, § 172, 25 juin 2013). Il s’ensuit donc que l’article 2 ne garantit pas un droit d’obtenir qu’un tiers soit poursuivi – ou condamné – pour une infraction pénale (Giuliani et Gaggio, précité, § 306). La tâche de la Cour consiste plutôt à vérifier, eu égard à la procédure dans son ensemble, si et dans quelle mesure les autorités internes ont soumis l’affaire à l’examen scrupuleux que requiert l’article 2 de la Convention (Armani Da Silva, précité, § 257).

67. La Cour souligne, en particulier, que l’effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite d’une enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès en cause : elles doivent, d’une part, ne pas leur être subordonnées d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel et, d’autre part, être indépendantes en pratique (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 112, CEDH 2001‑III, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 325, CEDH 2007‑II, Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 76, 27 novembre 2007, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 222-225).

68. Dès lors que l’indépendance réglementaire ou institutionnelle est sujette à caution, cette situation, même si elle n’est pas nécessairement décisive, doit conduire la Cour à procéder à un examen plus strict de la question de savoir si l’enquête a été menée de manière indépendante. Lorsqu’une question d’indépendance et d’impartialité de l’enquête surgit, il faut chercher à déterminer si et dans quelle mesure la circonstance litigieuse a compromis l’effectivité de l’enquête et sa capacité à faire la lumière sur les circonstances du décès, et châtier les éventuels responsables (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 224).

b) L’application de ces principes à la présente espèce

69. S’agissant de l’obligation de conduire une enquête, la Cour note que les autorités nationales ont estimé que la présente affaire réunissait les critères nécessaires au regard du droit national pour ouvrir une instruction pénale relative aux violences volontaires ayant entraîné un dommage grave à la santé immédiatement après l’incident, le 17 septembre 2008 (paragraphe 10 ci-dessus). Elle relève donc que, aux yeux des autorités nationales, les faits de la cause s’analysaient en un grief défendable déclenchant une obligation d’enquêter. Eu égard à son rôle subsidiaire par rapport au système national, elle ne voit aucune raison de s’écarter des constats des autorités nationales. Dès lors, la tâche qui s’impose à elle est celle d’analyser si le déroulement de l’enquête en cause répond aux critères d’effectivité élaborés dans sa jurisprudence et notamment à l’indépendance de l’enquête.

70. La Cour relève que les doléances formulées par la requérante portent essentiellement sur un manque d’indépendance et d’impartialité des enquêteurs du bureau de police, dont découlent, selon l’intéressée, d’autres défauts de l’enquête, tels qu’une inertie, un caractère superficiel et une focalisation sur la version des faits innocentant les policiers.

71. La Cour note à cet égard que les soupçons nourris par la requérante quant à l’indépendance de l’enquêtrice Ch. se fondent sur l’appartenance de celle-ci au même bureau de police que les agents susceptibles d’être soupçonnés de mauvais traitements. Elle observe que, étant donné que la victime a été retrouvée à l’extérieur du bâtiment du bureau de police, il est important de savoir si l’enquêtrice Ch. connaissait ou devait raisonnablement déduire des circonstances de l’affaire l’existence d’un lien entre la victime et le passage de celle-ci audit bureau de police. La Cour constate à cet égard que l’enquêtrice Ch. a interrogé Mme Alchine le lendemain de l’incident, le 17 septembre 2008, et qu’elle-même a expliqué plus tard au Comité d’instruction s’être rendue, le lendemain des faits, dans l’appartement où la bagarre avait eu lieu, y avoir interrogé les témoins et saisi l’objet de l’infraction (paragraphes 11 et 30 ci-dessus). La Cour considère qu’il est donc raisonnable de supposer que, après avoir entendu les témoins, l’enquêtrice a établi la chronologie des événements et, notamment, l’arrestation de la victime par des policiers, son transport au bureau de police et son élargissement subséquent (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour relève en outre que l’enquêteur du Comité d’instruction, en charge de l’enquête depuis le décès de M. Alchine, a établi que celui-ci avait été amené au bureau de police (paragraphes 12, 14, 15 et 17). Elle est d’avis que, si ce constat était possible pour l’enquêteur du Comité, il l’était aussi pour l’enquêtrice Ch. Elle relève enfin que l’hypothèse de l’implication des policiers dans l’incident était jugée suffisamment sérieuse par les autorités nationales qui, en 2014, l’ont examinée de manière approfondie (paragraphes 22 - 24 ci-dessus). La Cour juge donc établi que le passage de M. Alchine au bureau de police était connu des autorités dès le début de l’enquête.

72. La Cour observe que la requérante reproche notamment à l’enquêtrice, qui aurait eu un accès immédiat aux enregistrements des caméras de surveillance, de ne pas avoir conservé ces preuves, voire de les avoir dissimulées ou détruites, afin de ne pas remettre en cause la version officielle selon laquelle la mort de M. Alchine était due à des violences domestiques et d’abandonner la piste des mauvais traitements commis par des policiers.

73. La Cour rappelle que le stade initial des investigations, à savoir le moment où les preuves sont recueillies et conservées, est d’une importance cruciale et que l’absence d’indépendance à ce stade risque de compromettre les résultats de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, §§ 335-338). L’intervention ultérieure d’une autorité indépendance n’est pas de nature à remédier à cette défaillance dont l’enquête avait été entachée dès ses débuts (ibidem, § 340)

74. Or elle relève que, en l’espèce, les premiers actes d’instruction ont été effectués par la collègue directe des personnes susceptibles d’être soupçonnées. La Cour considère que, afin de préserver la confiance des justiciables dans la transparence des investigations et exclure tout soupçon de collusion, il aurait été indispensable de confier l’enquête à un corps ou à des fonctionnaires ne relevant pas de la même unité de police. Elle estime que cette mesure s’imposait dès le moment où le passage de l’intéressé au bureau de police avait été connu de l’autorité d’enquête (paragraphe 71 ci‑dessus).

75. La Cour considère de plus que l’intervention ultérieure du Comité d’instruction dans l’enquête n’était pas de nature à remédier à cette défaillance dont l’enquête avait été entachée dès ses débuts (ibidem, § 340).

76. Les éléments susmentionnés amènent la Cour à conclure à la violation des articles 2 et 3 de la Convention, sous leur volet procédural, à raison du caractère insuffisamment indépendant de l’enquête de police.

Mazepa et autres c. Russie du 17 juillet 2017 requête no 15086/07

violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme :

L’affaire concerne l’enquête menée sur l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa en 2006. La Cour juge en particulier que si les autorités ont retrouvé et condamné un groupe d’hommes directement impliqués dans l’assassinat commandité de Mme Politkovskaïa, elles n’ont pas mis en œuvre les mesures d’enquête appropriées pour identifier le ou les commanditaires du meurtre. Les autorités ont élaboré une théorie quant à l’instigateur de l’homicide, orientant leur enquête sur un homme d’affaires russe qui résidait à Londres, désormais décédé, mais elles n’ont pas précisé les moyens mis en œuvre pour suivre cette piste. Elles auraient également dû étudier d’autres hypothèses, dont celles suggérées par les requérants qui alléguaient que des agents du FSB, les services secrets russes, ou de l’administration de la République tchétchène étaient impliqués dans l’assassinat. L’État a manqué aux obligations relatives à l’effectivité et à la durée de l’enquête qui lui incombaient en vertu de la Convention.

LES FAITS

Les requérants, Raisa Aleksandrovna Mazepa, Yelena Stepanova Kudimova, Vera Aleksandrovna Politkovskaïa et Ilya Aleksandrovich Politkosvkiy, sont des ressortissants russes nés respectivement en 1929, en 1957, en 1980 et en 1978. Il s’agit de la mère, de la sœur et des enfants de la journaliste assassinée Anna Politkovskaïa. En octobre 2006, Mme Politkovskaïa fut tuée par balles dans l’ascenseur de l’immeuble où elle habitait à Moscou. Journaliste d’investigation connue, elle avait notamment enquêté sur des allégations de violations des droits de l’homme commises en Tchétchénie pendant la deuxième campagne menée dans la région contre les rebelles, et elle avait à plusieurs reprises critiqué la politique du président Vladimir Poutine. Les autorités ouvrirent immédiatement une enquête. Un pistolet Makarov et un silencieux furent trouvés dans les escaliers de l’immeuble. Quatre hommes – deux frères, un policier et un agent du FSB – furent finalement inculpés, traduits en justice puis acquittés par un jury en février 2009. Après un complément d’enquête, cinq hommes furent inculpés, dont les deux frères et le policier qui avaient déjà fait l’objet d’un procès. En mai 2014, ils furent déclarés coupables de l’assassinat de la journaliste. Le tribunal établit que l’un d’entre eux avait accepté d’exécuter le meurtre que lui avait commandité une personne mécontente des articles de Mme Politkovskaïa.

L’organisateur principal de l’assassinat et l’auteur des coups de feu mortels furent tous deux condamnés à des peines de prison à perpétuité, alors que les trois autres furent condamnés à des peines allant de douze à vingt ans d’emprisonnement.

En décembre 2012, lors d’un autre procès, un responsable de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou fut également reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement de onze ans. Il avait auparavant avoué avoir participé à l’organisation de l’assassinat.

Article 2

La Cour observe que l’une des obligations que la Convention européenne fait peser sur les États en cas d’homicide est de mener une enquête effective, indépendamment de l’implication ou non d’un agent de l’État. Le respect de cette exigence s’apprécie en tenant compte de différents facteurs, notamment l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête et la participation des proches du défunt. Étant donné que cette affaire concernait une journaliste d’investigation, il incombait également aux autorités de rechercher s’il pouvait exister un lien entre l’assassinat de Mme Politkovskaïa et son travail. La Cour souligne que l’enquête a abouti à des résultats tangibles puisque cinq hommes ont été reconnus directement coupables du meurtre. Dans un homicide de ce type, on ne peut toutefois pas considérer que l’enquête a été appropriée si aucun effort n’a été fait pour identifier le commanditaire du meurtre. Les autorités russes semblent avoir élaboré une théorie principale qui impliquait un homme d’affaires résidant à Londres, B.B., décédé en 2013. Elles n’ont toutefois produit aucune des pièces du dossier de l’enquête, n’ont donné aucune indication sur les demandes d’entraide internationale qu’elles auraient émises dans le cadre de cette théorie, ni précisé les mesures d’enquête mises en œuvre après le décès de l’intéressé pour faire la lumière sur son rôle dans l’assassinat de la journaliste.

Le Gouvernement n’a pas non plus justifié le choix des autorités de se concentrer sur cette seule piste alors même qu’il a affirmé devant la Cour que des meurtres tels que celui de l’espèce exigent une approche multidirectionnelle. L’État aurait dû examiner les allégations des requérants selon lesquelles des agents du FSB ou des représentants de l’administration tchétchène avaient été impliqués dans l’organisation du meurtre. La Cour observe également que l’enquête a commencé en 2006 et que le Gouvernement a indiqué qu’elle était toujours en cours, sans donner de raisons convaincantes qui pourraient justifier une durée aussi longue. De manière générale, l’État a manqué à son obligation de mener une enquête adéquate et prompte, ce qui a emporté violation du volet procédural de l’article 2.

Mishina. Russie du 3 octobre 2017 requête n° 30204/08

Violation de l'article 2 : les requérants ne croient plus au déguisement des crimes de la mafia, en mort par overdose. La CEDH non plus ! Le gouvernement a essayé de négocier une sommes pour le défaut d'enquête effective, mais ni le requérant , ni la CEDH n'a accepté.

1. Le Gouvernement

18. Dans ses observations du 18 janvier 2016, le Gouvernement a reconnu qu’il y avait eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural en raison de l’absence d’enquête effective sur les circonstances du décès du fils de la requérante. Il a par ailleurs informé la Cour de son intention de lui soumettre une déclaration unilatérale.

19. Le 4 mars 2016, le Gouvernement a adressé à la Cour une déclaration unilatérale sollicitant la radiation de l’affaire en contrepartie du versement d’une somme et de la reconnaissance de la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural. Le texte de la déclaration ne renfermait pas d’engagement de mener une enquête effective sur les circonstances du décès du fils de la requérante.

20. Dans une lettre d’accompagnement du 4 mars 2016 jointe à la déclaration unilatérale susmentionnée, le Gouvernement a présenté des observations complémentaires quant à l’obligation de conduire une enquête conforme aux exigences de la Convention. Il indiquait à cet égard que le décès du fils de la requérante ayant eu lieu en 2005 et l’enquête pénale sur les circonstances de ce décès ayant été ouverte avec cinq ans de retard, il serait impossible de conduire une enquête effective après un délai aussi long. Selon lui, il serait extrêmement difficile de procéder à l’audition de témoins en raison de l’affaiblissement de la capacité de ces derniers de se souvenir des circonstances de l’affaire en cause ainsi que de la disparition des éventuelles preuves. Par conséquent, le Gouvernement demande à la Cour d’accepter la déclaration unilatérale dans les termes dans lesquels elle lui a été présentée.

2. La requérante

21. Les observations de la requérante sont parvenues à la Cour le 10 mai 2016. L’intéressée y informait celle-ci de son refus des termes de la déclaration unilatérale eu égard, notamment, au montant proposé. Elle ne faisait aucun commentaire sur les observations complémentaires du Gouvernement du 4 mars 2016 relatives à l’obligation de conduire une enquête conforme aux exigences de la Convention.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la déclaration unilatérale du Gouvernement

22. L’article 37 § 1 de la Convention est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure

(...)

c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.

Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige. »

23. La Cour rappelle avoir tenu le raisonnement suivant dans son arrêt de principe Tahsin Acar c. Turquie ((exceptions préliminaires) [GC], no 26307/95, CEDH 2003‑VI), concernant la disparition non élucidée d’une personne qui aurait été enlevée par des agents de l’État ou avec leur connivence :

« 84. La Cour admet que l’on ne saurait considérer comme une condition sine qua non pour qu’elle soit prête à rayer une requête du rôle sur la base d’une déclaration unilatérale d’un gouvernement défendeur que celui-ci reconnaisse pleinement la responsabilité de l’État défendeur à l’égard des allégations qu’un requérant formule sur le terrain de la Convention. Cependant, dans des affaires concernant des personnes disparues ou qui ont été tuées par des auteurs inconnus et lorsque figurent au dossier des commencements de preuve venant étayer les allégations selon lesquelles l’enquête menée sur le plan interne a été en deçà de ce que requiert la Convention, une déclaration unilatérale doit pour le moins renfermer une concession en ce sens, ainsi que l’engagement, de la part du gouvernement défendeur, d’entreprendre, sous la surveillance du Comité des Ministres dans le cadre des obligations que lui confère l’article 46 § 2 de la Convention, une enquête qui soit pleinement conforme aux exigences de la Convention telles que la Cour les a définies dans des affaires antérieures semblables. »

24. Dans son arrêt récent Jeronovičs c. Lettonie ([GC], no 44898/10, CEDH 2016), qui concernait des allégations de mauvais traitements infligés par des agents de l’État et l’effectivité de l’enquête menée sur ces allégations, la Cour a confirmé le principe formulé au paragraphe 84 de l’arrêt Tahsin Acar précité, cette fois-ci sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention. Elle a notamment déclaré que :

« 117. Dès lors, l’interprétation du Gouvernement, telle qu’elle apparaît dans sa déclaration unilatérale et selon laquelle le versement d’une indemnité vaut règlement définitif de l’affaire, ne saurait être admise. Pareille interprétation amputerait d’une partie essentielle tant le droit du requérant que l’obligation de l’État découlant du volet procédural de l’article 3 de la Convention (...) ».

25. La Cour note que les principes susmentionnés ont été formulés sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention concernant des actes qui auraient été commis soit par des agents de l’État soit avec la connivence de ceux-ci. Bien que, en l’espèce, aucun élément du dossier ne permette de dire que la mort du fils de la requérante a résulté d’un acte d’un agent de l’État, elle estime que les principes dégagés quant à l’obligation de mener une enquête conforme aux exigences de la Convention sont transposables à la présente cause.

26. En effet, elle rappelle avoir déjà dit que, en astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 de la Convention impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 171, 14 avril 2015). Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (idem). La Cour a d’ailleurs tenu compte de ce principe dans l’affaire Jeronovičs précitée (§ 103).

27. Elle note que, en l’espèce, la déclaration unilatérale soumise par le gouvernement défendeur le 4 mars 2016 ne renferme pas d’engagement de mener une enquête effective sur les circonstances du décès du fils de la requérante (paragraphe 19 ci‑dessus). Elle relève que, de surcroît, dans ses observations supplémentaires soumises à la même date, le Gouvernement lui a expressément demandé d’accepter les termes de ladite déclaration en l’interprétant comme ayant vocation à éteindre l’obligation continue de mener une enquête conforme aux exigences de la Convention (paragraphe 20 ci‑dessus).

28. Or, eu égard aux principes cités ci-dessus, la Cour ne peut accepter une telle interprétation. Consciente des difficultés que peuvent rencontrer les autorités internes en l’espèce dans la conduite d’une enquête plusieurs années après le décès du fils de la requérante, elle rappelle toutefois que ces difficultés ne peuvent permettre au Gouvernement d’échapper à ses obligations découlant de l’article 2 de la Convention. Elle rappelle également que la procédure de déclaration unilatérale revêt un caractère exceptionnel et que, lorsqu’il s’agit de violations des droits les plus fondamentaux garantis par la Convention, cette procédure n’a pas vocation d’éluder l’opposition du requérant à un règlement amiable ou de permettre au Gouvernement d’échapper à sa responsabilité pour de telles violations (Jeronovičs, précité, § 117). Dans les affaires où il est allégué que la mort a été infligée volontairement ou qu’elle est survenue à la suite d’une agression ou de mauvais traitements, l’octroi d’une indemnité ne saurait dispenser les États contractants de leur obligation de mener des investigations pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 130). Dans le cas contraire, la Cour estime que cela aboutirait à une situation où, en omettant pendant plusieurs années, comme dans le cas d’espèce, de prendre toutes les mesures nécessaires pour conduire une enquête effective, l’État pourrait s’acquitter de son obligation par le versement d’une indemnité pour une violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention alors même que cette violation aurait pour origine l’inactivité de l’État lui-même.

29. À la lumière de ce qui précède et eu égard à l’absence, dans la déclaration unilatérale soumise par le Gouvernement, d’engagement de ce dernier de mener une enquête pleinement conforme aux exigences de la Convention, la Cour considère que les conditions permettant de procéder à une radiation ne se trouvent pas remplies.

30. Partant, elle rejette la demande du Gouvernement tendant à la radiation de la requête du rôle sur le fondement de l’article 37 § 1 c) de la Convention.

2. Sur la recevabilité

31. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

3. Sur le fond

32. La Cour note que le Gouvernement admet qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural en raison de l’absence d’enquête effective sur les circonstances du décès du fils de la requérante.

33. Elle a déjà eu l’occasion de juger qu’un retard injustifié dans l’ouverture d’une enquête pénale peut avoir un effet négatif irréversible compromettant la capacité de l’instruction à faire la lumière sur les faits (voir, pour des exemples de délais, Tararieva c. Russie, no 4353/03, § 91, CEDH 2006‑XV (extraits) (cinq mois de retard), Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 137, 29 juillet 2010 (huit mois de retard), Shishkin c. Russie, no 18280/04, § 100, 7 juillet 2011 (huit mois de retard), Zayev c. Russie, no 36552/05, § 105, 16 avril 2015 (trois mois de retard), Lykova c. Russie, no 68736/11, § 103, 22 décembre 2015 (cinq ans de retard)).

34. En l’espèce, la Cour constate qu’une véritable enquête pénale n’a été ouverte que cinq ans après le décès du fils de la requérante pour être clôturée peu après (paragraphes 15‑16 ci-dessus). Elle relève qu’il n’a pas été démontré que l’ouverture de l’enquête a été suivie de mesures propres à établir les circonstances du décès en cause (comparer avec Lykova, précité, §§ 104‑109). S’agissant des vérifications préliminaires effectuées avant l’ouverture de l’enquête pénale, la Cour partage les conclusions des autorités internes qui ont constaté à plusieurs reprises que lesdites vérifications avaient été incomplètes et que les autorités chargées de l’instruction avaient manqué de diligence et de promptitude lors de la conduite de ces vérifications (paragraphes 10, 12, 13 et 14 ci‑dessus).

35. Eu égard à ce qui précède et aux arguments des parties, la Cour conclut à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

Grande Chambre Mustafa Tunç et Fecire Tunç C. Turquie

du 14 avril 2015 requête n° 24014/05

Non violation de l'article 2 : l'enquête a été effective dans des délais normaux et les parties civiles ont été suffisamment associées à l'enquête.

1.  Principes généraux

169.  La Cour rappelle que, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme. Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 161 à 163, série A no 324).

170.  Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie : alors qu’une enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement, une procédure de nature civile voire des poursuites disciplinaires peuvent satisfaire cette exigence quand la mort résulte d’une négligence (voir, parmi d’autres, Calvelli et Ciglio c. Italie, précité, § 51, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002‑VIII, ou Vo c. France, précité, § 90).

171.  En astreignant l’Etat à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’Etat de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006, Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012).

172.  Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

173.  L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII).

174.  Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

175.  En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).

176.  Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI).

177.  Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

178.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres, précité, § 167).

179.  En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001‑III). Cependant, l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (voir, parmi d’autres, Giuliani et Gaggio, précité, § 304, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III).

180.  L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1 décembre 2009).

181.  La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Dobriyeva et autres c. Russie, no 18407/10, § 72, 19 décembre 2013, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 147, 17 juillet 2014).

182.  Enfin, la Cour estime utile de rappeler également que lorsqu’il s’agit d’établir les faits, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (voir, Ataykaya c. Turquie, n50275/08, § 47, 22 juillet 2014, ou Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, § 76, 10 décembre 2013). Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi d’autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 69, 12 mars 2013).

2.  Application en l’espèce

a.  Sur l’adéquation de l’enquête

183.  Il convient d’observer en premier lieu que l’incident ayant conduit au décès de Cihan Tunç a eu lieu le 13 février 2004, que le parquet a été immédiatement prévenu et que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même. Le 30 juin 2004, le parquet a clôturé les investigations et rendu une ordonnance de non-lieu. Le 14 octobre 2004, faisant droit aux contestations des requérants, le tribunal militaire a ordonné un complément d’instruction. Le parquet a rendu son rapport le 8 décembre 2004, après avoir effectué les actes complémentaires d’instruction. Le 17 décembre 2004, le tribunal militaire a rejeté l’opposition des requérants. Une copie de cette décision a été adressée à l’avocate des intéressés quelques jours plus tard. Dans ces circonstances, la Cour considère que les investigations en cause ont été menées avec la célérité requise et que l’enquête ne laisse apparaître aucun retard injustifié.

184.  La Cour considère ensuite que les autorités ont pris les mesures adéquates pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits en question.

185.  D’abord, une autopsie classique, durant laquelle des clichés ont été pris, a été pratiquée. Elle a conduit à l’établissement d’un compte rendu des blessures, auquel était joint une analyse objective des constatations cliniques concernant la cause du décès et la distance probable de tir.

186.  Quant au grief des requérants relatif à la réunion, dans un seul et même document, du rapport d’autopsie et du procès-verbal d’inventaire des effets personnels recueillis sur le défunt, la Cour estime n’avoir été saisie d’aucun argument pouvant justifier la conclusion selon laquelle ce fait aurait pu porter préjudice à la qualité de l’autopsie et, partant, de l’enquête.

187.  En ce qui concerne le fait que les vêtements du défunt aient été retirés avant l’arrivée du médecin légiste, la Cour relève que cette circonstance n’a pas empêché que ceux-ci soient examinés pour déterminer la distance du tir. Bien au contraire, c’est précisément pour être envoyés à un laboratoire d’analyses criminelles en vue d’examens scientifiques qu’ils ont été retirés, et ce sur les instructions et sous le contrôle du procureur.

188.  Les requérants ont également émis des doutes quant aux compétences du médecin légiste L.E., renvoyant à plusieurs arrêts dans lesquels la Cour aurait critiqué des autopsies pratiquées par ce même légiste. Sur ce point, la Cour précise que les conclusions auxquelles elle a pu parvenir au sujet de la manière dont une autopsie a été pratiquée dans une affaire donnée n’ont trait qu’à cette affaire et qu’elles ne peuvent nullement être interprétées comme impliquant que toutes les autopsies pratiquées par le médecin légiste concerné comporteraient nécessairement de sérieuses lacunes et qu’aucun crédit ne pourrait être accordé aux constatations de celui-ci. À cet égard, elle réitère que le caractère suffisant d’une autopsie doit s’apprécier à la lumière des circonstances de chaque affaire.

189.  En l’espèce, la Cour observe que les requérants n’ont pas apporté la preuve de défaillances notables dans l’exécution de l’examen en question.

190.  Par ailleurs, dès son arrivée, le procureur a également fait procéder à des prélèvements sur les mains du défunt et sur les mains d’un suspect potentiel. Les vêtements du défunt ont fait l’objet d’examens techniques, lesquels ont scientifiquement confirmé les conclusions médicales relatives à la distance du tir et aux points d’entrée et de sortie de la balle. Les armes et la douille retrouvées sur les lieux ont, elles aussi, été soumises à des examens scientifiques.

191.  La Cour note que les experts ont, dès leur arrivée, gelé la scène de l’incident, qu’ils l’ont photographiée et qu’ils ont préservé l’intégrité de tous les indices susceptibles d’être importants pour la résolution de l’affaire.

192.  Il est vrai que la scène de l’incident n’avait pas été maintenue exactement en l’état jusqu’à l’arrivée des experts, dans la mesure où l’arme du défunt et celle de M.S. n’ont pas été laissées sur place mais mises sous clé dans une armoire.

193.  Sur ce point, il convient de noter que l’arme du défunt avait déjà été déplacée par M.S. lorsque celui-ci avait cherché à porter secours à Cihan Tunç. Force est d’admettre que la nécessité de prodiguer les premiers soins à un individu grièvement blessé doit prendre le pas sur les exigences de préservation de la scène de l’incident telle qu’elle se présente lors de sa découverte.

194.  À partir du moment où l’arme avait déjà été déplacée lors de la découverte de la scène, le fait qu’elle ait par la suite été mise en lieu sûr ne pose pas nécessairement problème, étant donné que cela n’a pas empêché que l’arme fût soumise à des examens balistiques en laboratoire.

195.  En revanche, il semble qu’aucune recherche d’empreintes digitales n’ait été effectuée sur l’arme alors qu’un tel examen devrait relever de la procédure habituelle. Néanmoins, la Cour estime qu’il ne s’agit pas là d’une lacune déterminante. En effet, à supposer qu’il eût été possible, à l’issue de cet examen, de relever des empreintes exploitables, et notamment celle de M.S., il n’est pas certain que cela aurait eu des conséquences importantes sur la marche de l’enquête, étant donné que l’intéressé avait admis avoir touché l’arme pour la déplacer et porter secours à son camarade (paragraphe 37 ci-dessus). Par ailleurs, il ressort du dossier que les requérants n’ont pas sollicité un tel examen dans le cadre de leur recours devant le tribunal militaire (paragraphe 62 ci-dessus).

196.  En ce qui concerne les travaux effectués sur les lieux de l’incident, la Cour observe qu’ils ont été réalisés bien après l’examen de la scène par les enquêteurs et la première clôture des investigations. Aucune conséquence négative de ces travaux, qui consistaient à remplacer le sol en terre par du béton, sur la qualité de la reconstitution n’a été démontrée. En effet, la hauteur du plafond avait été mesurée lors de la fixation de la scène de l’incident et les sols n’ont de toute façon pas été surélevés lors de leur rénovation (paragraphe 67 ci-dessus).

197.  Quant à l’audition des témoins, la Cour observe que les autorités ont recueilli plusieurs dépositions, et ce immédiatement après les faits. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ont omis d’interroger des témoins clés ou qu’elles ont conduit les auditions de manière inappropriée.

198.  Si le soldat M.D., qui avait accompagné le sergent A.A. lors du transport de Cihan Tunç à l’hôpital de Diyarbakır, ne semble effectivement pas avoir été entendu par les enquêteurs, il n’apparaît pas qu’il était un témoin d’une importance capitale. Au demeurant, son audition n’a pas non plus été réclamée par les requérants dans le cadre de leur recours en opposition.

199.  Les requérants dénoncent de graves divergences entre les dépositions, notamment quant au lieu de l’incident et aux postes de surveillance où se trouvaient respectivement Cihan Tunç et M.S. Cependant, la Cour n’aperçoit aucune contradiction entre les dépositions et constate au contraire que celles-ci sont concordantes sur ces points.

200.  En effet, d’après les éléments du dossier, notamment les dépositions, le site de Perenco comportait six postes de surveillance au total, dont trois seulement étaient utilisés. Le premier des postes utilisés se trouvait à l’entrée du site. Le second était une guérite située sur la partie nord du site et appelée « tour basse », « tour no 2 » ou encore « poste de surveillance no 4 » du fait qu’il s’agissait du quatrième poste de surveillance en partant de l’entrée du site, les deux postes situés après le premier poste de l’entrée n’étant pas utilisés. Quant au troisième poste de surveillance utilisé, il s’agissait d’un mirador à l’est du site, qui était appelé « tour haute » ou « tour no 3 ».

201.  Pour la Cour, il ne fait aucun doute que les dépositions concordent sur le fait que Cihan Tunç était de garde au mirador et M.S. à la tour no 2, et que l’incident s’est produit à ce dernier poste.

202.  La Cour observe à cet égard que dans la description des faits exposée en langue anglaise dans le formulaire de requête initial, il n’est établi aucune distinction entre les termes « tour » (kule) et « poste de surveillance » (nöbet mevzisi), qui sont traduits indifféremment par le terme anglais « tower », alors même que les traductions vers l’anglais des dépositions présentées par les requérants à l’appui de leur requête tiennent compte de cette différenciation. C’est donc sur une traduction approximative des termes utilisés dans les dépositions que repose le grief des requérants.

203.  La Cour observe toutefois que le sergent A.K. a indiqué dans l’une de ses dépositions que Cihan Tunç était en faction au « poste de surveillance no 2 » (paragraphe 52 ci-dessus). Mais lorsque la déposition est prise dans sa globalité, il apparaît sans équivoque qu’il s’agit là d’une confusion liée aux multiples dénominations des postes de surveillance puisque l’intéressé précise, dans la même déposition, de manière explicite et à deux reprises (paragraphes 52 et 54), que Cihan Tunç était de garde au mirador (soit la « tour no 3 » ou « tour haute »).

204.  Par ailleurs, on pourrait estimer que les déclarations de M.S. présentent des incohérences dans la mesure où une lecture rapide de sa déposition devant l’enquêteur interne peut donner le sentiment qu’il se serait tenu à sept ou huit mètres de Cihan Tunç avant de sortir de la guérite (paragraphe 40 ci-dessus) alors que les dimensions de celle-ci sont de 2 m x 2 m (paragraphe 21 ci-dessus). Toutefois, la prise en compte combinée de ses deux dépositions (paragraphes 37 et 40 ci-dessus) démontre clairement que l’intéressé a indiqué qu’il se tenait à plusieurs mètres à l’extérieur de la guérite.

205.  Il s’ensuit que le grief selon lequel les autorités n’auraient pas correctement conduit les auditions et n’auraient pas clarifié les contradictions apparues dans celles-ci n’est pas fondé.

206.  Enfin, la Cour relève que les responsables de l’enquête ont exploré les diverses pistes possibles. La thèse du suicide n’a pas été retenue en raison de la position du corps et de l’arme au moment du tir (paragraphes 63, 72 et 73 ci-dessus). Quant à la thèse de l’homicide, si celle-ci n’a finalement pas convaincu le procureur, faute d’éléments suffisants, elle a bien été considérée au début de l’enquête.

207.  En effet, M.S. a été interrogé à deux reprises. Les enquêteurs lui ont posé des questions sur le point de savoir si lui et Cihan Tunç en étaient venus aux mains et s’il avait cherché à lui prendre son arme. De plus, des prélèvements ont immédiatement été effectués sur les mains de l’intéressé et son fusil a été soumis à des examens visant à éprouver la crédibilité de sa version. En outre, les enquêteurs ont interrogé également les collègues de Cihan Tunç pour rechercher si celui-ci avait eu ou non un différend avec quelqu’un et, le cas échéant, vérifier l’existence d’un mobile pour un éventuel homicide. Il est évident qu’aucune de ces mesures n’auraient été prises si la thèse criminelle n’avait pas été sérieusement envisagée.

208.  Partant, on ne saurait affirmer que le parquet ait omis d’examiner d’autres thèses que celle qu’il a finalement retenue ou qu’il ait passivement admis la version fournie par le dernier soldat à avoir vu Cihan Tunç vivant et qui pouvait de ce fait être suspecté.

La Cour note par ailleurs, que le rapport d’expertise privée présentée par les requérants confirment dans l’ensemble les conclusions de l’enquête.

209.  D’une manière générale, la Cour n’aperçoit aucun manquement susceptible de remettre en cause le caractère globalement adéquat et prompt de l’enquête menée par les instances nationales.

b.  Sur la participation à l’enquête des proches du défunt

210.  La Cour rappelle avoir déjà conclu à la violation du volet procédural de l’article 2 dans des affaires dans lesquelles les requérants n’avaient été informés de décisions judiciaires concernant l’enquête qu’avec un retard considérable et dans lesquelles les informations fournies ne contenaient aucune précision sur les motifs desdites décisions (voir, par exemple, Trufin c. Roumanie, no 3990/04, § 52, 20 octobre 2009, et Velcea et Mazăre, précité, § 114) en raison du fait qu’une telle situation était de nature à empêcher toute contestation efficace.

211.  Ainsi, dans l’affaire Anık et autres c. Turquie (no 63758/00, §§ 76‑77, 5 juin 2007), où les requérants, après le prononcé de la décision de non-lieu, ne s’étaient vu remettre aucun document du dossier à l’exception de leurs propres dépositions, la Cour a également conclu à une violation de l’article 2 au motif que le non-lieu ne pouvait être efficacement contesté sans connaissance préalable des éléments du dossier d’instruction.

212.  La Cour réitère cependant que l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (Giuliani et Gaggio, précité, § 304).

213.  En l’espèce, elle relève qu’une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu du 30 juin 2004, comportant un résumé des éléments de l’enquête ainsi qu’un exposé des motifs, a été fournie aux requérants. Ces derniers ont ensuite pu avoir accès au dossier d’instruction. D’ailleurs, le procureur militaire a fait savoir par écrit à l’avocate des requérants qu’elle pouvait, en vertu de la loi relative à la profession d’avocat, consulter le dossier et se faire délivrer des copies des pièces qu’elle jugerait pertinentes (voir paragraphe 60 ci-dessus).

214.  C’est donc après avoir pu prendre connaissance des éléments du dossier que les requérants ont fait opposition pour contester le non-lieu. Par conséquent, on ne saurait considérer qu’ils ont été dans l’impossibilité d’exercer effectivement leurs droits.

215.  D’ailleurs, la Cour relève que le tribunal militaire ayant eu à connaître du recours a souscrit aux arguments des requérants puisque les juges ont ordonné des actes d’instruction complémentaires, exigeant que la question de la trajectoire de la balle fût examinée plus avant et que le parquet fournît des explications quant à la présence de résidus de tir sur les mains de M.S. Le parquet a traité ces questions, notamment en organisant une reconstitution.

216.  Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ont bénéficié d’un accès aux informations produites par l’enquête à un degré suffisant pour leur permettre de participer de manière effective à la procédure.

c.  Sur l’indépendance de l’enquête

i.  Observations préalables

217.  La Cour rappelle que la protection procédurale du droit à la vie prévue à l’article 2 de la Convention implique que l’enquête menée soit suffisamment indépendante. Elle rappelle également que l’article 6 de la Convention qui régit le droit à un procès équitable pose lui aussi une exigence d’indépendance.

218.  La Cour note cependant que l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. En effet, lorsqu’une personne attaque une décision de ne pas poursuivre une autre personne, il ne s’agit pas pour elle de faire statuer sur ses « droits et obligations de caractère civil ». De plus, en droit turc, pareille procédure n’affecte pas la possibilité d’engager une action en indemnisation. L’article 6 ne trouve donc pas à s’appliquer sous son aspect civil (comparer avec Perez c. France [GC], no 47287/99, § 67, CEDH 2004‑I). S’agissant du volet pénal de l’article 6, la Cour rappelle que son libellé lui-même (« contre elle ») fait apparaître clairement qu’en matière pénale les garanties de ladite disposition protègent la personne sur laquelle pèsent les accusations (voir, dans le même sens, Ramsahai et autres c. Pays‑Bas [GC], no 52391/99, § 359, CEDH 2007‑II). Elle observe qu’il n’y a pas de désaccord sur ce point entre les parties.

219.  Compte tenu des conclusions de la chambre, des motifs exposés dans la demande de renvoi présentée par le Gouvernement et des arguments des parties, la Cour estime néanmoins utile d’apporter quelques précisions au sujet de l’exigence d’indépendance de l’enquête au sens de l’article 2 et notamment sur le point de savoir si les autorités d’enquête au sens large doivent satisfaire à des critères d’indépendance similaires à ceux qui prévalent sur le terrain de l’article 6 de la Convention.

220.  D’emblée, la Cour considère que si les exigences du procès équitable peuvent inspirer l’examen des questions procédurales examinées sous l’angle d’autres dispositions, telles que les articles 2 ou 3 de la Convention, les garanties offertes ne s’apprécient pas nécessairement de la même manière.

221.  L’article 6 exige que le tribunal appelé à statuer sur le bien-fondé d’une accusation soit indépendant du pouvoir législatif et exécutif ainsi que des parties. Le respect de cette exigence se vérifie notamment sur la base de critères de nature statutaire, comme les modalités de nomination et la durée du mandat des membres du tribunal, ou l’existence de garanties suffisantes contre les pressions extérieures. Le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance entre également en ligne de compte.

222.  Les exigences de l’article 2 nécessitent quant à elles un examen concret de l’indépendance de l’enquête dans son ensemble et non pas une évaluation abstraite (Aslakhanova et autres c. Russie, nos 2944/06, 8300/07, 50184/07, 332/08 et 42509/10, § 250, 18 décembre 2012). Ainsi, dans de nombreuses affaires, la Cour a pris en compte un certain nombre d’éléments tels que, par exemple, le fait que les enquêteurs soient des suspects potentiels (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 66, 20 avril 2010, et Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 342, 18 juin 2002), qu’ils soient les collègues directs des personnes faisant l’objet de l’enquête ou susceptibles de l’être (Ramsahai et autres, précité, §§ 335-341, Emars c. Lettonie, n22412/08, §§ 85 et 95, 18 novembre 2014, et Aktaş c. Turquie, n24351/94, § 301, CEDH 2003‑V), qu’ils aient des liens hiérarchiques avec les suspects potentiels (Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, § 74, 8 décembre 2009, et Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, §§ 247 et suiv., 26 avril 2011) ou encore que le comportement concret des organes d’enquête dénote un manque d’indépendance, comme par exemple l’omission de certaines mesures qui s’imposaient pour élucider l’affaire et châtier les éventuels responsables (Sergey Shevchenko, précité, §§ 72 et 73), le poids excessif accordé aux déclarations des suspects (Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 89, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, et Grimailovs c. Lettonie, no 6087/03, § 114, 25 juin 2013), la négligence de certaines pistes qui s’imposaient clairement (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 90-91, CEDH 1999‑III), ou encore l’inertie exagérée (Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, §§ 123 et 124, 16 décembre 2008).

223.  Par ailleurs, l’article 2 ne requiert pas que les personnes et organes en charge de l’enquête disposent d’une indépendance absolue mais plutôt qu’elles soient suffisamment indépendantes des personnes et des structures dont la responsabilité est susceptible d’être engagée (Ramsahai et autres, précité, §§ 343 et 344). Le caractère suffisant du degré d’indépendance s’apprécie au regard de l’ensemble des circonstances, nécessairement particulières, de chaque espèce.

224.  Dès lors que l’indépendance réglementaire ou institutionnelle est sujette à caution, cette situation, même  si elle n’est pas nécessairement décisive, doit conduire la Cour à procéder à un examen plus strict de la question de savoir si l’enquête a été menée de manière indépendante. Lorsqu’une question d’indépendance et d’impartialité de l’enquête surgit, il faut chercher à déterminer si et dans quelle mesure la circonstance litigieuse a compromis l’effectivité de l’enquête et sa capacité à faire la lumière sur les circonstances du décès et châtier les éventuels responsables.

225.  A cet égard, la Cour estime nécessaire de préciser que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels : l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête, la participation des proches du défunt à celle-ci et l’indépendance de l’enquête. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi, comme c’est le cas pour l’exigence d’indépendance de l’article 6. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question, dont celle de l’indépendance, doit être appréciée.

226.  Les principes susmentionnés ont été mis en œuvre dans de nombreuses affaires dont celles qui sont mentionnées ci-dessous.

227.  Dans plusieurs affaires, la Cour a conclu à l’absence d’indépendance des enquêtes menées par des procureurs militaires après examen non seulement de la réglementation nationale (selon laquelle ces derniers devaient répondre de la violation des règles de la discipline militaire et faisaient partie de la structure militaire fondée sur le principe de la subordination hiérarchique), mais aussi du comportement des intéressés, qui traduisait concrètement un manque d’impartialité, comme par exemple l’absence d’accomplissement de toutes les mesures d’instruction requises pour compléter l’enquête (Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, 5 octobre 2004, Soare et autres, précité, § 71,), le refus de déclencher des poursuites pénales malgré un arrêt ordonnant de le faire (Dumitru Popescu c. Roumanie (no 1), no 49234/99, §§ 75 et suiv., 26 avril 2007) ou encore le refus de se pencher sur les conclusions des rapports d’expertise médico-légale (Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, §§ 107 à 109, 12 octobre 2004).

228.  Par la suite, dans l’arrêt Mantog c. Roumanie (no 2893/02, §§ 70 et suiv. 11 octobre 2007), après avoir rappelé qu’elle avait, dans des affaires antérieures, conclu à l’absence d’indépendance des procureurs militaires eu égard notamment à la réglementation en vigueur en Roumanie, la Cour a estimé que l’enquête menée en l’espèce par un procureur militaire au sujet du décès de la fille de la requérante avait été indépendante, précisant que le degré d’indépendance d’un organe d’enquête devait s’apprécier selon les circonstances concrètes de l’affaire soumise à son examen. Pour ce faire, elle a notamment pris en compte l’absence de lien entre le procureur militaire et les personnes susceptibles d’être inquiétées, le caractère poussé des investigations et le fait que le procureur en question avait rouvert la procédure à la demande de la requérante. Elle a également tenu compte du fait que l’enquête en cause ne visait pas des faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’État dans l’exercice de leurs fonctions. Bien que les personnes mises en cause fussent des policiers, l’affaire ne concernait pas le recours à la force meurtrière par des agents de l’État agissant en cette qualité.

229.  De même, dans l’affaire Stefan c. Roumanie ((déc.), n5650/04, § 48, 29 novembre 2011), la Cour, prenant là encore en considération le comportement concret du procureur, a également conclu à l’indépendance de l’enquête menée par celui-ci, et ce malgré la réglementation statutaire qui n’assurait pas à l’intéressé une indépendance statutaire suffisante. Elle s’est également fondée sur le caractère poussé des investigations ainsi que sur la circonstance que n’étaient pas en cause des faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’État dans l’exercice de leurs fonctions.

230. Dans plusieurs affaires turques, comme par exemple dans l’affaire Güleç c. Turquie (27 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV) concernant un décès survenu lors d’une manifestation, elle a conclu à la violation de l’article 2 au motif que non seulement l’enquête supervisée par le conseil administratif départemental dans le cadre de poursuites contre des fonctionnaires suscitait de sérieux doutes et que cet organe n’était pas indépendant de l’exécutif, mais aussi parce que son enquête n’était ni approfondie ni contradictoire. Par la suite, dans l’affaire Tanrıbilir c. Turquie (no 21422/93, §§ 54-85, 16 novembre 2000), qui concernait un décès par pendaison durant une garde à vue dans un poste de gendarmerie, la Cour, après avoir rappelé sa conclusion dans l’affaire Güleç au sujet de l’indépendance du conseil administratif départemental, a conclu que dans cette affaire l’enquête, pourtant supervisée par un conseil administratif dont l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif était sujette à caution, satisfaisait aux exigences procédurales de l’article 2 de la Convention. Elle s’est fondée à cet égard sur le caractère détaillé de l’instruction préliminaire menée afin de déterminer l’éventuelle responsabilité des gendarmes.

231.  En ce qui concerne l’arrêt Sergey Shevchenko (précitée) invoquée par les requérants, la Cour relève que celle-ci s’inscrit dans la même logique. Dans cette affaire, qui portait sur le décès d’un lieutenant dans l’armée de l’air retrouvé mort à son poste avec deux blessures par balle à la tête, et où les autorités avaient considéré qu’il s’agissait d’un suicide, la Cour a conclu à la violation de l’article 2 sous son volet procédural. Pour ce faire, la Cour a pris en compte la circonstance que la personne qui était initialement chargée de l’enquête, en l’occurrence le commandant de l’unité au sein de laquelle l’incident s’était produit, était un représentant des autorités concernées, que les enquêteurs ultérieurs ne bénéficiaient d’aucune garantie contre les pressions de leur hiérarchie et qu’ils semblaient disposés à accepter d’avance la thèse du suicide privilégiée par les autorités militaires. En outre, les enquêteurs n’avaient pas procédé à une reconstitution alors même que celle-ci non seulement était cruciale mais de plus avait été ordonnée par la cour d’appel militaire.  De plus, d’autres actes d’enquête essentiels avaient été négligés (recherche de poudre sur les mains du défunt ou contre-expertise graphologique) et le requérant avait été exclu de l’affaire, contrairement à la pratique habituelle et au droit applicable. En d’autres termes, l’absence de garanties statutaires d’indépendance ne constituait pas à lui seul un motif déterminant. À cela s’ajoutaient un manque d’indépendance en pratique et des lacunes importantes dans l’enquête, lesquelles constituaient des manifestations concrètes du manque d’indépendance.

232.  En outre, s’agissant de l’intervention d’un tribunal ou d’un juge à l’issue de l’enquête, la Cour est consciente de l’existence de systèmes procéduraux très variés qui peuvent, malgré leur diversité, être conformes à la Convention, laquelle n’impose pas un modèle particulier (voir, mutatis mutandis, Kolevi, précité, § 208).  Lorsqu’il n’y a pas d’irrégularité ou de défaillance flagrante pouvant conduire la Cour à la conclusion que l’enquête a été défectueuse, la Cour méconnaîtrait les limites de sa compétence en interprétant l’article 2 comme imposant aux États l’obligation de mettre en place un recours juridictionnel (Gürtekin et autres et deux autres requêtes c. Chypre, nos 60441/13, 68206/13 et 68667/13, 11 mars 2014).

233.  Toutefois, si elle ne constitue pas en soi une exigence, l’intervention d’un tribunal ou d’un juge disposant de garanties statutaires d’indépendance adéquates est un élément supplémentaire permettant d’assurer l’indépendance de l’enquête dans son ensemble (voir Ramsahai et autres, précité, § 345, où la Cour, tenant compte, entre autres, de la possibilité d’un contrôle par un tribunal indépendant, a conclu à l’indépendance de l’enquête alors que le procureur qui l’avait menée entretenait d’étroites relations de travail avec les policiers qui faisaient l’objet de l’enquête). Celle-ci peut s’avérer nécessaire dans certaines affaires, compte tenu de la nature des faits en cause et du contexte particulier dans lequel ils interviennent.

234.  Néanmoins, il convient de préciser que si l’intervention d’un organe juridictionnel peut permettre de combler les éventuelles déficiences de l’enquête, tel peut ne pas toujours être le cas, étant donné le stade avancé auquel pareil organe entre souvent en jeu (Al-Skeini et autres, précité, § 173).

ii.  La présente affaire

235.  La Cour relève que l’enquête menée au sujet du décès de Cihan Tunç présente deux niveaux : d’une part les investigations menées par le procureur et d’autre part le contrôle opéré par le tribunal militaire de l’armée de l’air de Diyarbakır.

α.  Indépendance des investigations menées par le parquet

236.  La Cour observe qu’à l’époque des faits les procureurs militaires étaient soumis à une appréciation du commandant de l’autorité militaire dans le ressort duquel ils exerçaient leurs fonctions, en ce qui concerne leur « fiche d’appréciation d’officier ». Cette fiche était utilisée dans le cadre des promotions. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas du seul élément qui entrait en ligne de compte, la promotion dépendant également de la fiche d’appréciation professionnelle. En outre, les procureurs étaient protégés par un certain nombre de garanties importantes, comme un système de nominations encadré nécessitant notamment l’intervention du Président de la République (paragraphe 88 ci-dessus), l’inscription de leur indépendance dans la Constitution et dans la loi (paragraphes 86 et 87 ci-dessus) et l’interdiction de leur donner des instructions de ne pas poursuivre (paragraphes 89 à 91 ci-dessus). Malgré ces garanties attachées aux fonctions des procureurs, l’existence de cette notation par un haut gradé de la hiérarchie militaire est de nature à susciter des craintes quant à la possibilité que les appréciateurs puissent, malgré la loi, être tentés d’exercer par ce biais des pressions sur les procureurs militaires.

237.  Toutefois ces appréhensions au sujet de l’indépendance statutaire des procureurs militaires à l’époque des faits, aussi compréhensibles soient-elles, ne suffisent pas à elles seules pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête. Encore faut-il examiner in concreto l’indépendance du procureur E.Ö., du 7ème corps de l’armée de terre, en vérifiant d’une part s’il avait des liens avec la ou les personnes susceptibles d’être inquiétées et d’autre part s’il y a eu dans son comportement des éléments trahissant concrètement un parti pris.

238.  Quant au premier point, la Cour observe que le procureur militaire n’avait aucun lien, hiérarchique ou autre, ni avec le principal suspect, ni avec les gendarmes en poste sur le site de Perenco, ni avec la gendarmerie centrale de Kocaköy (Tikhonova c. Russie, no 13596/05, § 82, 30 avril 2014, et Perevedentsevy c. Russie, no 39583/05, § 107, 24 avril 2014) ou même la gendarmerie en général. Rien n’indique par exemple que l’intéressé avait des relations de travail étroites avec les gendarmes en question.

239.  En ce qui concerne le second point, la Cour relève que le procureur en charge de l’enquête a recueilli toutes les preuves dont l’obtention était nécessaire et qu’on ne peut raisonnablement lui reprocher l’absence d’une quelconque mesure d’enquête. Rien ne permet de dire que toutes les pistes, notamment la thèse de l’homicide, n’ont pas été explorées (Pankov c. Bulgarie, no 12773/03, § 54, 7 octobre 2010). Au contraire, il apparaît que toutes les pistes qui s’imposaient, dont la thèse criminelle, ont été envisagées (paragraphes 206 à 208 ci-dessus).

240.  Dès le début des investigations, le procureur a lui-même dirigé l’enquête (voir, a contrario, Saçılık et autres c. Turquie, nos 43044/05 et 45001/05, § 98, 5 juillet 2011). Il s’est immédiatement rendu à l’hôpital où Cihan Tunç avait été admis. Il y a supervisé l’autopsie, a fait effectuer des prélèvements sur le corps du défunt ainsi que sur M.S., la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç vivant, et a mené l’audition de M.S. En outre, il a dépêché parallèlement un procureur civil sur les lieux de l’incident, le chargeant de superviser le travail de l’équipe d’experts en recherche criminelle.

241.  C’est en se fondant sur des éléments qui ont été recueillis sous sa supervision que le parquet a conclu à un accident, dans une ordonnance dûment motivée (Đurđević c. Croatie, no52442/09, §§ 89-91, CEDH 2011). On ne peut par conséquent considérer que le parquet a passivement admis la version qui a pu lui être présentée (Giuliani et Gaggio, précité, § 321).

242.  En outre, il convient de relever que le procureur militaire a accompli les actes d’instruction supplémentaires requis par le tribunal après l’opposition des requérants à l’ordonnance de non-lieu (comparer avec Barbu Anghelescu, précité, et Sergey Shevchenko, précité, § 72, où tel n’était pas le cas). S’agissant de ce point, la Cour ne voit pas en quoi la seule circonstance que ce soit le même procureur qui ait accompli lesdits actes pourrait poser problème.

243.  Concernant les enquêteurs, la Cour observe que si ces derniers étaient membres de la gendarmerie, corps au sein duquel l’incident a eu lieu, il ne s’agissait pas des gendarmes en poste sur les lieux de l’incident ou à la gendarmerie centrale de Kocaköy de laquelle relevaient les agents en charge de la protection du site de Perenco (voir, a contrario, Orhan, précité, § 342). Il n’y avait pas de lien hiérarchique entre ces enquêteurs et les personnes qui, comme M.S., étaient susceptibles d’être impliquées. Les intéressés, qui étaient rattachés à la gendarmerie de Diyarbakır, n’étaient pas les collègues directs de ces personnes (Putintseva c. Russie, n33498/04, § 52, 10 mai 2012, ou, a contrario, Aktaş, précité, § 301, CEDH 2003‑V, et Bektaş et Özalp, précité, § 66). Au demeurant, ces derniers n’avaient pas la charge d’orienter l’enquête, la direction de celle-ci étant restée entre les mains du procureur.

244.  De surcroît, les principaux actes accomplis par les enquêteurs concernent des aspects scientifiques de l’enquête, tels que des relevés ou des examens balistiques. On ne saurait estimer que la circonstance que les enquêteurs étaient membres de la gendarmerie ait en soi porté atteinte à l’impartialité de l’enquête. En juger autrement limiterait dans bien des cas de manière inacceptable la possibilité pour la justice de recourir à l’expertise des forces de l’ordre, qui possèdent souvent une compétence particulière en la matière (Giuliani et Gaggio, précité, § 322).

β.  L’indépendance du contrôle opéré par le tribunal militaire

245.  La Cour constate qu’eu égard à la règlementation en vigueur à l’époque des faits, il existait des éléments mettant en cause l’indépendance statutaire du tribunal militaire du 2ème corps d’armée aérien de Diyarbakır qui a eu à connaître de l’opposition des requérants contre l’ordonnance de non-lieu du parquet.

246.  Premièrement, l’un des trois juges de ce tribunal était un officier en service actif et ne présentait pas les mêmes garanties d’indépendance que les deux autres. Une circonstance similaire a d’ailleurs conduit la Cour à un constat de violation de l’article 6 dans l’affaire Gürkan précitée, qui portait sur un tribunal militaire composé de la même manière.

247.  Deuxièmement, comme les procureurs, les juges militaires étaient à l’époque des faits eux aussi soumis à une appréciation du commandant de l’autorité militaire dans le ressort duquel ils exerçaient leurs fonctions, en l’espèce le 2ème corps d’armée aérien, quant à leur « fiche d’appréciation d’officier ». Là encore, il convient de noter qu’il ne s’agissait pas du seul élément qui entrait en ligne de compte, puisque la promotion était également tributaire de la fiche d’appréciation professionnelle et que les juges militaires bénéficiaient d’un certain nombre de garanties d’indépendance : un système de nomination encadré nécessitant notamment l’intervention du président de la République (paragraphe 88 ci-dessus), l’inscription de leur indépendance dans la Constitution et dans la loi (paragraphes 86‑87 ci‑dessus), l’interdiction absolue de leur donner des instructions ou des suggestions ou d’essayer d’influer sur leur jugement (ibidem), et l’incrimination pénale de toute tentative en ce sens (paragraphe 89 ci‑dessus). Mais malgré ces garanties, le système de notation des juges était de nature à susciter des doutes relativement à leur indépendance au sens où l’entend la Constitution. La Cour constitutionnelle a d’ailleurs censuré ce système (paragraphes 95 à 102 ci-dessus).

248.  Il convient d’observer que la juridiction suprême turque a statué sur la question de la conformité au principe constitutionnel d’indépendance de la justice du dispositif de notation de manière générale, sans faire de distinction entre la fonction du siège, qui consiste à statuer sur le fond des affaires, et les compétences du tribunal militaire en matière de contrôle de l’instruction pénale. La Cour constitutionnelle ne s’est donc pas spécifiquement prononcée sur ce dernier point.

249.  Quoi qu’il en soit, la Cour réitère que, sur le terrain de l’article 2, les éléments relevés plus haut (paragraphes 245 à 247) ne suffisent pas en soi pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête. Ladite disposition ne requiert en effet pas une indépendance absolue. Par ailleurs, l’indépendance de l’enquête doit s’apprécier in concreto.

250.  À cet égard, elle relève que les membres du tribunal n’avait aucun lien institutionnel ou concret avec les gendarmes en poste sur le site de Perenco ou la gendarmerie centrale de Kocaköy, ni même avec la gendarmerie en général. En effet, le tribunal en question est situé dans le ressort du 2ème corps d’armée aérien, lequel relève de l’armée de l’air.

251.  Elle observe en outre que rien dans le comportement du tribunal et de ses juges n’indique que ces derniers étaient disposés à ne pas faire la lumière sur les circonstances du décès, à accepter passivement les conclusions qui leur ont été présentées ou à empêcher l’ouverture de poursuites contre M.S.

252.  Au contraire, tout comme dans les affaires Mantog et Stefan précitées, le tribunal a d’abord fait droit à l’opposition des requérants en ordonnant un complément d’instruction en vue d’éprouver la crédibilité de la thèse de l’accident retenue par le parquet. C’est en se fondant sur ces nouveaux éléments d’enquête – dont une reconstitution des faits – que le tribunal a finalement rejeté l’opposition des requérants.

253.  La circonstance que le tribunal a estimé que toutes les mesures d’enquête qui s’avéraient nécessaires à la manifestation de la vérité avaient été prises et qu’il n’existait pas d’éléments suffisants pour l’ouverture d’un procès contre un suspect ne peut aucunement être vue comme la marque d’un défaut d’indépendance. À cet égard, la Cour réitère que les autorités ont une obligation de moyens et non de résultat et que l’article 2 n’implique pas le droit à l’obtention d’une condamnation ou à l’ouverture d’un procès.

γ.  Conclusion relative à l’indépendance de l’enquête

254.  Tout en admettant qu’on ne saurait considérer en l’espèce que les entités ayant joué un rôle dans l’enquête étaient totalement indépendantes sur le plan statutaire, la Cour estime, compte tenu, d’une part, de l’absence de liens directs, de nature hiérarchique, institutionnelle ou autre entre ces dernières et le principal suspect potentiel et, d’autre part, du comportement concret desdites entités qui ne dénote aucun manque d’indépendance et d’impartialité dans la conduite de l’instruction, que l’enquête a été suffisamment indépendante au sens de l’article 2 de la Convention.

255.  À cet égard, elle souligne que le décès de Cihan Tunç n’est pas intervenu dans des conditions pouvant a priori susciter des soupçons envers les forces de l’ordre en tant qu’institution, comme par exemple dans le cas de décès liés à l’usage de la force lors d’affrontements au cours de manifestations, d’opérations policières et militaires ou encore dans les cas de morts violentes au cours de gardes à vue. Même si l’on se place dans l’optique de la thèse criminelle qui semble avoir les faveurs des requérants, on constate que les soupçons s’orientaient vers M.S. et non vers les autorités. Or, force est de constater que M.S. était un simple appelé et non un agent gradé de l’armée. S’il est vrai que celui-ci était en définitive un militaire, il n’en demeure pas moins que les soupçons émis à son égard n’étaient pas liés à sa qualité particulière de gendarme ou de membre des forces armées.

d.  Conclusion générale

256.  En conclusion, la Cour estime que l’enquête menée en l’espèce a été suffisamment approfondie et indépendante et que les requérants y ont été associés à un degré suffisant pour la sauvegarde de leur intérêts et à l’exercice de leurs droits.

257.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 sous son volet procédural.

PEREIRA HENRIQUES c. LUXEMBOURG du 9 mai 2006 Requête no 60255/00

"B.  Principes généraux

54.  La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 impose aux Etats contractants l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement » ou par le biais d’un « recours à la force » disproportionné par rapport aux buts légitimes mentionnés aux alinéas a) à c) du second paragraphe de cette disposition, mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (voir, notamment, les arrêts L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998, Recueil des arrêt et décisions 1998-III, § 36, et Keenan c. Royaume-Uni du 3 avril 2002, no 27229/95, § 89, CEDH 2001-III).

55.  La Cour a en outre jugé que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requiert, par implication, que soit menée une forme d’enquête officielle et effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l’Etat sont impliqués, de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité. Quant au type d’enquête devant permettre d’atteindre ces objectifs, il peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir, par exemple, les arrêts McKerr c. Royaume-Uni du 4 mai 2001, no 28883/95, § 111, CEDH 2001-III ; Slimani c. France, no 57671/00, § 29, CEDH 2004- IX).

56.  Selon la Cour, l’absence d’une responsabilité directe de l’Etat dans la mort d’une personne n’exclut pas l’application de l’article 2 (mutatis mutandis, Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V). En astreignant l’Etat à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B., précité, § 36) l’article 2 § 1 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Osman c. Royaume-Uni, Recueil 1998-VIII, fasc. 95, arrêt du 28 octobre 1998, § 115). Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes. L’enquête doit permettre d’établir la cause des blessures et d’identifier et sanctionner les responsables. Elle revêt d’autant plus d’importance lorsqu’il y a décès de la victime, car le but essentiel qu’elle poursuit est d’assurer la mise en œuvre effective des lois internes qui protègent le droit à la vie (mutatis mutandis, décision Menson précitée).

57.  L’effectivité de l’enquête exige que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (voir, notamment, McKerr, précité, § 113, et Slimani, précité, § 32).

C.  Application en l’espèce

58.  Le jour même de la survenance de l’accident mortel, soit le 2 février 1995, un contrôleur de l’ITM, deux inspecteurs de police du commissariat central de Luxembourg, un commissaire du service de police judiciaire, ainsi qu’un juge d’instruction et un membre du parquet se rendirent sur les lieux. Les autorités policières, après avoir recueilli de nombreux témoignages, dressèrent des procès-verbaux circonstanciés, les 17 et 23 février 1995, dans le dossier ouvert à charge de l’entrepreneur pour cause d’homicide involontaire et d’infractions à la législation relative à la sécurité et à l’hygiène des travailleurs. L’ITM, qui avait ordonné, dès le lendemain de l’accident, l’arrêt de l’exploitation du chantier, rendit son rapport le 29 mars 1995.

59.  Ainsi, les autorités d’enquête peuvent passer pour avoir agi d’office, dès que l’affaire fut portée à leur attention (Slimani, précité, § 29), et avec une promptitude exemplaire (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 113, CEDH 2004-XII).

60.  Reste à savoir si les autorités ont pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour permettre d’établir la cause du décès et d’identifier et sanctionner les responsables.

61.  Il résulte des procès-verbaux que le mur, long de 5 mètres et d’une hauteur de 3,10 mètres, était tombé du troisième étage sur M. Coimbra Henriques qui se trouvait au premier étage. Ce mur, solidaire de deux murs latéraux, n’était cependant pas ancré dans le sol ; il avait été construit sur une poutrelle en bois. A ce sujet, l’inspecteur de police conclut qu’il s’agissait d’une « histoire passablement branlante » (paragraphe 16 ci-dessus). Le commissaire du service de police judicaire précisa qu’aucun dispositif de sécurité n’avait été mis en place contre les chutes de pierres ou autres débris (paragraphe 20 ci-dessus).

Les enquêteurs entendirent le personnel occupé sur le chantier, afin de déterminer les circonstances de l’accident.

Il apparut notamment de ces témoignages que le plan mis au point pour les travaux de démolition, modifié en cours de chantier, ne contenait aucun détail sur la manière précise d’entreprendre la démolition (paragraphe 17 ci-dessus).

Le chef d’équipe du chantier, qui ignorait si le mur litigieux était fixé dans le plafond, attesta que quelques jours avant l’accident, il s’était assuré de la solidité du mur « en appuyant plusieurs fois le pied contre celui-ci » et que le mur n’avait « même pas vibré » (paragraphe 17 ci-dessus).

Quant aux causes potentielles de l’accident, les avis des témoins divergèrent. Ainsi, une partie du personnel estima que les vibrations provoquées par les deux ouvriers qui déblayaient le plancher au quatrième étage étaient à l’origine de la chute du mur. Les deux ouvriers concernés contestèrent ces affirmations ; l’un d’entre eux imputa l’effondrement du mur aux conditions météorologiques. Les autorités d’enquête ne furent pas davantage en mesure de tirer des conclusions unanimes sur les raisons de l’écroulement du mur. Selon les autorités policières, les influences climatiques ainsi que les vibrations dues aux travaux de démolition et à la circulation devant le bâtiment semblaient expliquer l’effondrement du mur (paragraphes 16 et 20 ci-dessus). Le contrôleur de l’ITM indiqua qu’il n’avait pas pu constater si la chute avait été provoquée par une ou plusieurs influences inconnues quelconques (paragraphe 21 ci-dessus).

Les rapports des enquêteurs fournirent quelques indices sur la question de savoir si l’accident aurait pu être évité. Ainsi, deux témoins affirmèrent qu’à leur avis le mur litigieux aurait dû être démoli, dès le début, afin de garantir la sécurité des ouvriers travaillant aux étages inférieurs (paragraphe 17 ci-dessus). L’inspecteur de police conclut également qu’il « aurait suffi (comme mesure préventive) de démolir la maison jusqu’à une distance de sécurité suffisante par rapport aux hommes travaillant aux étages inférieurs ou encore d’une cage en acier avec toit en acier retenant les objets lourds tombant des étages supérieurs » (paragraphe 16 ci-dessus).

Le contrôleur de l’ITM retint que, selon les témoignages, la stabilité du mur litigieux avait été contrôlée visuellement, par des coups de pieds. Il précisa ensuite ce qui suit : « Sur place, j’ai pu m’assurer que le mur de séparation était bien encastré dans le mur porteur, côté cour du bâtiment, ce qu’il m’était plus difficile à constater sur le mur de séparation opposé. Pour obtenir certitude dans ce contexte, j’avais proposé au substitut de nommer un expert, proposition non retenue de sa part » (paragraphe 21 ci-dessus).

Le 17 mai 1996, le parquet décida de classer l’affaire sans suite.

62.  La Cour estime que le parquet, en décidant de ne pas retenir la proposition de l’ITM de procéder par la voie d’une expertise, empêcha la clarification des zones d’ombre qui subsistaient dans le dossier à l’issue de l’enquête préliminaire. Le ministère public ne saurait ainsi passer pour avoir permis d’établir la cause du décès et d’identifier et sanctionner les responsables. La Cour est d’avis qu’en l’espèce, il importait particulièrement que le parquet mène l’enquête avec diligence, dans la mesure où il ne pouvait ignorer que l’article 115 du CAS constituait un obstacle pour la famille du défunt d’obtenir des explications des entrepreneurs sur leurs actions et omissions.

63.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour conclut que l’enquête ne fut pas « effective » en l’espèce. Partant, il y a eu violation, sous l’angle procédural, de l’article 2 de la Convention de ce chef."

Slimani contre France du 27 juillet 2004 Hudoc 5257 requête 57671/00

"fin du §29: Toutefois, quelles que soient les modalités de l'enquête, les autorités doivent agir d'office, dès que l'affaire est portée à leur attention.

Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l'initiative de déposer une plainte formelle ou d'assumer la responsabilité d'une procédure d'enquête ()

§30: Selon la Cour, il en va de même dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions suspectes: une "enquête officielle et effective" de nature à permettre d'établir les causes de la mort et d'identifier les éventuels responsables de celle-ci et d'aboutir à leur punition doit, d'office être conduite"

"§32: L'effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite de l'enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès: elles doivent, d'une part, ne pas leur être subordonnées d'un point de vue hiérarchique ou institutionnel; elles doivent, d'autre part, être indépendantes en pratique.

L'effectivité exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l'obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu'elle ne répond pas à cette norme"

ARRÊT GRANDE CHAMBRE

DINK c TURQUIE du 14 septembre 2010

requêtes nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09

L'ARRÊT DE PRINCIPE QUI CONCERNE L'ARTICLE 2 QUI POUR LES ETATS CONTRAINT

 A PROTÉGER LA VIE DES INDIVIDUS ET A FAIRE UNE ENQUÊTE EFFECTIVE

Les requérants sont six ressortissants turcs : Fırat Dink, connu sous le nom de plume Hrant Dink, son épouse (Rahil Dink), son frère (Hasrof Dink), et les trois enfants de Fırat et Rahil Dink (Delal Dink, Arat Dink et Sera Dink). Fırat Dink est né en 1954 et a été assassiné le 19 janvier 2007. Les autres requérants sont nés respectivement en 1959, 1957, 1978, 1979 et 1986 et résident à Istanbul. Journaliste turc d’origine arménienne, Fırat Dink était directeur de publication et rédacteur en chef de l’hebdomadaire turco-arménien Agos, journal bilingue édité à Istanbul depuis 1996.

Entre novembre 2003 et février 2004, Fırat Dink publia dans le journal Agos huit articles où il exposait son point de vue sur la question de l’identité des citoyens turcs d’origine arménienne. Il écrivait notamment, dans les sixième et septième articles de la série, que l’obsession de voir reconnaître leur qualité de victimes d’un génocide devenait la raison d’être des Arméniens, que ce besoin des Arméniens se heurtait à l’indifférence des Turcs et que cela expliquait que le traumatisme des Arméniens restait vivace. Selon lui, l’élément turc de l’identité arménienne était en même temps un poison et un antidote. Il ajoutait que l’identité arménienne pouvait se libérer de sa composante turque de deux façons : soit les Turcs montreraient de l’empathie pour les Arméniens – mais cela était difficilement réalisable à court terme -, soit les Arméniens se libéreraient de l’élément turc en élaborant une qualification autonome des événements de 1915 par rapport à celle retenue par le monde entier et par les Turcs. Dans son huitième article, Fırat Dink, suivant la logique du reste de la série, écrivait « le sang propre qui se substituera à celui empoisonné par le « Turc » se trouve dans la noble veine reliant l’Arménien à l’Arménie, pourvu que l’Arménien en soit conscient ». M. Dink estimait que les autorités arméniennes devaient s’employer plus activement à renforcer les liens de la diaspora avec le pays, ce qui permettrait une construction plus saine de l’identité nationale. Il publia encore un article mentionnant l’origine arménienne de la fille adoptive d’Atatürk. Des groupes ultranationalistes réagirent à ces publications par des manifestations et lettres de menaces.

En février 2004, un militant ultranationaliste déposa une plainte pénale contre Fırat Dink, soutenant qu’il avait insulté les Turcs par la phrase « le sang propre qui se substituera à celui empoisonné par le « Turc » se trouve dans la noble veine reliant l’Arménien à l’Arménie ». En avril 2004, le parquet de Şişli (Istanbul) intenta contre Fırat Dink une action pénale en vertu de l’article du code pénal turc réprimant le dénigrement de « la turcité (Türklük) » (l’identité turque). En mai 2005, une expertise conclut que les propos de Fırat Dink n’insultaient ni ne dénigraient personne, car ce qu’il qualifiait de « poison » n’était pas le sang turc, mais l’obsession des Arméniens à faire reconnaître que les événements de 1915 constituaient un génocide. En octobre 2005, le tribunal correctionnel de Şişli déclara Fırat Dink coupable d’avoir dénigré la turcité et le condamna à six mois de prison avec sursis. Il estima que le lecteur ne devait pas avoir à lire toute la série d’articles pour comprendre le véritable sens de ses propos. Le 1er mai 2006, la Cour de cassation (9e chambre pénale) confirma le jugement quant au verdict de culpabilité. Le 6 juin 2006, le procureur général près la Cour de cassation forma un pourvoi extraordinaire, estimant que les propos de Fırat Dink avaient été mal interprétés et que sa liberté d’expression devait être protégée. Le 11 juillet 2006, les chambres pénales réunies de la Cour de cassation rejetèrent ce pourvoi. Le 12 mars 2007, le tribunal correctionnel devant lequel le dossier avait été renvoyé déclara l’affaire close en raison du décès de Fırat Dink.

Le 19 janvier 2007, à Istanbul, Fırat Dink fut assassiné de trois balles dans la tête. L’auteur présumé de l’attentat fut arrêté à Samsun (Turquie). En avril 2007, le parquet d’Istanbul intenta une action pénale contre dix-huit accusés. Cette procédure est toujours en cours.

En février 2007, les inspecteurs du ministère de l’Intérieur et de la gendarmerie ouvrirent une enquête afin d’examiner si la gendarmerie de Trabzon avait commis une négligence ou une défaillance dans la prévention de l’assassinat, dans la mesure où un informateur soutenait avoir prévenu deux sous-officiers de la gendarmerie de ce crime. Les gendarmes nièrent avoir été mis au courant des préparatifs de l’assassinat. La préfecture de Trabzon autorisa l’ouverture d’une action pénale contre les deux sous-officiers, mais pas contre leurs supérieurs. Les sous-officiers reconnurent finalement qu’un informateur les avait prévenus de l’éventualité de l’assassinat et précisèrent qu’ils en avaient à leur tour informé dans les moindres détails leurs supérieurs hiérarchiques, auxquels il incombait de prendre des mesures sur le fondement des renseignements recueillis. Ils déclarèrent également que c’était sur ordre de leurs supérieurs qu’ils avaient nié, lors de l’enquête, avoir reçu les renseignements en question. Cette procédure est toujours en cours.

Le parquet d’Istanbul saisit par ailleurs le parquet de Trabzon contre les responsables de la sûreté de Trabzon, au motif que l’un des accusés, par ailleurs informateur de la police de Trabzon, avait également fourni à la police des renseignements sur les préparatifs de l’assassinat. Les responsables de la police de Trabzon n’avaient rien tenté pour faire obstacle à ces projets mais s’étaient contentés d’informer officiellement les services de sûreté d’Istanbul de la probabilité de cet assassinat. Il ajouta que l’un des chefs de la police de Trabzon avait affiché ses opinions ultranationalistes et soutenu les accusés. Le 10 janvier 2008, le parquet de Trabzon rendit une ordonnance de non-lieu à l’égard des responsables de la sûreté de Trabzon. Il releva notamment que les accusations du parquet d’Istanbul reposaient sur la déposition de l’un des accusés, qui était revenu sur cette déposition. Il jugea convaincant l’argument selon lequel les policiers de Trabzon avaient estimé que les renseignements rassemblés n’étaient pas crédibles. Enfin, il souligna que le chef de la police soupçonné d’avoir soutenu les agissements des accusés niait les faits qui lui étaient reprochés. L’opposition des requérants à ce non-lieu fut rejetée.

L’enquête menée par le parquet d’Istanbul confirma que, le 17 février 2006, la sûreté de Trabzon avait officiellement informé la sûreté d’Istanbul de la probabilité de l’assassinat de Fırat Dink, en précisant l’identité des personnes suspectes. La sûreté d’Istanbul n’aurait pas réagi à cette information. Suivant les conclusions de trois enquêtes menées à propos de cette inaction, le conseil d’administration de la préfecture d’Istanbul décida de traduire devant la justice pénale certains membres des services de sûreté d’Istanbul pour leur négligence. La cour administrative régionale d’appel d’Istanbul annula toutefois ces ordonnances du fait de l’insuffisance de l’enquête.

Enfin, sur plainte des requérants, une enquête pénale fut menée contre des membres de la sûreté et de la gendarmerie de Samsun pour apologie du crime. Pendant la garde à vue de l’auteur présumé de l’assassinat, ils s’étaient fait photographier en compagnie du suspect, qui portait dans les mains un drapeau turc ; en arrière-plan on pouvait lire au mur « la patrie est sacrée, son sort ne peut être laissé au hasard ». En juin 2007, le parquet de Samsun rendit un non-lieu à l’égard des agents mis en cause, jugeant que l’apologie d’un crime ne pouvait être faite que publiquement. Des sanctions disciplinaires furent néanmoins prises.

Grief relatif au manquement allégué de l’Etat turc à protéger la vie de Fırat Dink

La Cour estime que l’on peut raisonnablement considérer que les forces de l’ordre étaient informées de l’hostilité intense des milieux nationalises contre Fırat Dink. Les enquêtes menées par le paquet d’Istanbul et les inspecteurs du ministère de l’Intérieur ont mis en évidence que tant la police de Trabzon et celle d’Istanbul que la gendarmerie de Trabzon avaient été informées de la probabilité de cet assassinat et même de l’identité des personnes soupçonnées d’en être les instigateurs. Vu les circonstances, ce risque d’assassinat pouvait passer pour réel et imminent.

La Cour examine ensuite la question de savoir si les autorités ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher que Fırat Dink soit assassiné. Or, aucune des trois autorités informées de la planification de l’assassinat et de son exécution imminente n’a réagi afin de l’empêcher. Certes, comme le Gouvernement turc l’a mis en avant, Fırat Dink n’a pas demandé de protection policière. Cependant, il était impossible pour lui d’avoir des renseignements sur le projet d’assassinat. C’est aux autorités turques, informées de ce projet, qu’il appartenait d’agir afin de protéger la vie de Fırat Dink.

Il y a donc eu violation de l’article 2 (sous son « volet matériel »)

Grief relatif à l’ineffectivité alléguée des enquêtes pénales

La Cour examine les procédures pénales ouvertes après l’enquête, minutieuse et détaillée, menée concernant la manière dont les forces de l’ordre de Trabzon et Istanbul ont géré les informations obtenues sur le projet d’assassinat.

Elle note tout d’abord que la préfecture a refusé d’autoriser de traduire devant la justice pénale les officiers de la gendarmerie de Trabzon, à l’exception de deux sous-officiers. Aucune décision de justice n’a été rendue sur le point de savoir pourquoi les officiers, compétents pour prendre les mesures appropriées suite à la transmission des renseignements par les sous-officiers, sont restés inactifs. En outre, les sous-officiers ont dû faire de fausses déclarations aux inspecteurs. Il s’agit là d’un manquement manifeste au devoir de prendre des mesures en vue de recueillir des preuves concernant les faits en cause, et d’une action concertée pour nuire à la capacité de l’enquête d’établir la responsabilité des personnes concernées.

Concernant les manquements imputés à la police de Trabzon, la Cour relève que l’ordonnance de non-lieu rendue par le parquet de Trabzon était basée sur des arguments contredits par d’autres éléments du dossier. En particulier, le parquet a estimé que les policiers n’avaient pas jugé convaincants les renseignements qu’ils avaient reçus sur le projet d’assassinat, alors qu’en réalité les policiers avaient informé la police d’Istanbul de l’imminence de l’assassinat. De plus, le classement sans suite des accusations contre le chef de la police ne reposait sur aucune investigation. Globalement, l’enquête du parquet se résumait plutôt à une défense des policiers, sans apporter d’éléments sur la question de leur inactivité face aux auteurs présumés de l’assassinat.

Concernant les manquements imputés à la police d’Istanbul, la Cour constate qu’aucune poursuite pénale n’a non plus été déclenchée, en dépit des conclusions des inspecteurs du ministère de l’Intérieur, selon lesquels les responsables de la police n’avaient pas pris les mesures exigées par la situation. La question de savoir pourquoi la police d’Istanbul n’a pas réagi à la menace n’a pas été élucidée.

La Cour reconnaît qu’une action pénale est toujours en cours contre les auteurs supposés de l’attentat. Elle ne peut cependant que relever que toutes les poursuites mettant en cause la responsabilité des autorités officielles ont été classées sans suite (sauf celle engagée contre deux sous-officiers de Trabzon, ce qui n’altère toutefois pas la conclusion de la Cour).

Enfin, la Cour relève que les enquêtes visant la gendarmerie de Trabzon et la police d’Istanbul ont été menées par des fonctionnaires faisant partie de l’exécutif, et que les proches du défunt n’ont pas été associés aux procédures, ce qui affaiblit les enquêtes menées. Les soupçons selon lesquels l’un des chefs de la police aurait soutenu les agissements des accusés ne paraissent pas non plus avoir fait l’objet d’une enquête approfondie.

L’article 2 a donc été violé (sous son « volet procédural »), aucune enquête effective n’ayant été menée s’agissant des défaillances dans la protection de la vie de Fırat Dink.

Grief relatif à l’absence alléguée de recours effectif (article 13 combiné avec l’article 2)

Dans les affaires concernant le droit à la vie, l’article 13 exige non seulement le versement d’une indemnité le cas échéant, mais aussi des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif de la famille à la procédure d’enquête (ce qui va plus loin que l’obligation de mener une enquête effective imposée par l’article 2). L’absence d’enquête pénale effective dans cette affaire amène donc la Cour à constater également une violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 2, les requérants ayant été ainsi privés de l’accès à d’autres recours théoriquement disponibles, tels qu’une action en dommages-intérêts.

Tsintsabadze C. GEORGIE du 15 FEVRIER 2011 Requête n° 35403/06

UN ASSASSINAT ANNONCE TRANSFORME EN SUICIDE

La requérante, Svetlana Tsintsabadze, est une ressortissante géorgienne née en 1955 et résidant à Batumi (Géorgie).

Son fils, Zurab Tsintsabadze, né en 1975, fut découvert le 30 septembre 2005 pendu dans l’entrepôt de la prison de Khoni (Géorgie), où il purgeait une peine d’emprisonnement de trois ans pour avoir résisté à des policiers appelés au domicile de son ex-femme (dénommée Maka) à cause du comportement violent qu’il avait envers elle.

A. L-iani, le directeur de la prison, informa immédiatement le service des enquêtes du ministère de la Justice ; des mesures d’enquête furent prises, dont une inspection des lieux du décès, une autopsie et l’interrogatoire de témoins.

En particulier, le 1er octobre 2005, un enquêteur du ministère fut envoyé pour examiner les lieux où le corps avait été retrouvé : deux directeurs adjoints de la prison participèrent à l’opération, remettant à l’enquêteur la corde avec laquelle M. Tsintsabadze s’était pendu et ses chaussures. Ce matériel fut mis sous scellés, de même qu’un paquet de cigarettes, un briquet et un médicament contre la douleur trouvé par l’un des directeurs dans les poches de M. Tsintsabadze. Deux chaises en bois trouvées sous celui-ci furent également remises à l’enquêteur, mais ne furent pas mises sous scellés.

Du 1er au 3 octobre 2005, l’institut médico-légal national, placé sous l’autorité du ministère de la Justice, procéda à une autopsie. Il conclut que la mort résultait d’une asphyxie mécanique due à la pendaison. Il ne décela aucune lésion en dehors des marques de strangulation à la gorge. A la demande de Mme Tsintsabadze et de son ex-mari, une autopsie indépendante fut également pratiquée par la suite, qui confirma la conclusion de la première autopsie quant à la cause de la mort. Le rapport fit néanmoins état, en plus, d’une lésion provoquée par un objet contondant près de la marque de strangulation constatée au cou de leur fils.

De nombreux témoins – le directeur de la prison, un gardien, le médecin de la prison et plusieurs détenus – déclarèrent que M. Tsintsabadze avait déjà tenté de se suicider (on voyait des traces sur son corps là où il s’était tailladé la chair) et qu’il s’était senti blessé parce que ses parents et sa femme ne lui avaient pas rendu visite en prison. Le directeur déclara notamment que M. Tsintsabadze s’était suicidé parce que le départ de sa femme pour la Turquie l’avait déçu. Tous dirent que, calme et réservé, M. Tsintsabadze n’était en conflit avec personne dans la prison.

Mme Tsintsabadze contesta avec constance devant les autorités internes que son fils se soit suicidé ; elle soutenait au contraire qu’il avait pu être assassiné et que la direction de la prison de Khoni avait maquillé le meurtre. Dès le début de l’enquête, elle informa l’enquêteur que son fils était inquiet au sujet des paiements qu’il était obligé de faire à la « cagnotte » de la prison, à savoir une « taxe » obligatoire pour tous les détenus rackettés par les makurebelis avec la complicité de l’administration de la prison. Elle alléguait qu’une partie de la cagnotte était versée à l’administration en échange de certaines faveurs (comme l’autorisation de jouer aux cartes, de sortir de cellule ou de recevoir des objets interdits tels qu’un téléphone portable). Elle déclara que son fils avait fréquemment appelé des parents et elle-même pour leur demander de l’argent afin de faire face à ces paiements.

En novembre 2005, les autorités de poursuite mirent fin, faute de preuves, à la procédure pénale dirigée contre X pour incitation de Zurab Tsintsabadze au suicide. Elles mentionnèrent en particulier une note relative au suicide datée du 28 octobre 2005, découverte le 8 novembre 2005 par une femme de ménage de la morgue, qui prouvait que M. Tsintsabadze avait mis fin à ses jours afin de montrer son amour pour une femme du nom de Nino qui l’aurait apparemment quitté au moment où il avait le plus besoin d’elle. Le recours formé par Mme Tsintsabadze fut rejeté en janvier 2006 pour les mêmes motifs. En réponse à une plainte de sa part selon laquelle la note en question n’avait fait l’objet d’aucune expertise graphologique, la cour d’appel déclara – sans donner plus de détail – que la note avait été comparée avec des échantillons de l’écriture de son fils et que les écritures avaient été jugées similaires.

En décembre 2005, l’ex-mari de Mme Tsintsabadze déposa une plainte au pénal contre le détenu X qui, d’après lui, avait tenté de lui extorquer de l’argent que son fils décédé devait à la cagnotte de la prison de Khoni. L’enquête fut confiée aux mêmes enquêteurs que ceux qui avaient travaillé sur le suicide. Au cours de la procédure, X, qui avait entre-temps été transféré dans une autre prison, exprima des doutes au sujet de la théorie du suicide.

X décrivit en détail la façon dont deux makurebelis de la prison, Z. L.-iani et V. Th.-shvili, avaient harcelé et frappé M. Tsintsabadze après qu’il eut failli à rembourser l’argent qu’il avait emprunté à la cagnotte pour acheter un téléphone portable. Il indiqua aussi comment, le 30 septembre 2005, il avait vu ces deux makurebelis appeler M. Tsintsabadze pour qu’il vienne discuter avec eux puis, quelques minutes plus tard, traîner son corps vers l’entrepôt.

Un autre témoin, également détenu à l’époque à la prison de Khoni, confirma par la suite la déclaration de X au sujet du harcèlement subi par M. Tsintsabadze de la part des makurebelis au sujet d’une dette, ce qui aurait pu selon lui conduire à sa mort. Il déclara aussi que le crime avait été soigneusement couvert par A. L.-iani, le directeur de la prison, qui était un parent de Z. L-iani, l’un des makurebelis. Craignant pour sa vie, il avait confirmé ces informations par oral mais refusé de faire une déposition écrite.

En avril 2006, Z.L.-iani et V.Th.-shvili furent interrogés par le service des enquêtes du ministère à titre de témoins dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre X. Ils nièrent être des makurebelis et que la prison de Khoni fût le théâtre de rackets, expliquant que cette prison était réservée à d’anciens agents de l’exécution des lois et ne tolérait nulle pratique criminelle telle qu’une cagnotte.

En août 2006, les autorités de poursuite classèrent l’affaire au motif qu’il n’y avait aucune raison d’engager une action publique. Elles estimèrent notamment que X n’avait rien dit auparavant au sujet du meurtre allégué et qu’il avait manifestement inventé cette théorie afin de se défendre des accusations d’extorsion de fonds.

VIOLATION POUR DEFAUT D'ENQUÊTE EFFECTIVE

Tout d’abord, la Cour relève que les enquêteurs qui ont travaillé sur le décès de Zurab Tsintsabadze, de même que le personnel de la prison de Khoni, qui était nécessairement impliqué dans l’incident, étaient tous placés sous l’autorité directe du ministère de la Justice, ce qui est de nature à faire naître des doutes légitimes quant à l’indépendance de l’enquête. Ces doutes sont d’ailleurs confirmés par la manière dont l’enquête s’est effectivement déroulée.

De fait, un certain nombre de lacunes procédurales ont fait qu’il n’a pas été possible de répondre à bon nombre de questions importantes concernant la mort de Zurab Tsintsabadze. Il est en effet surprenant que les lieux où le corps pendu a été retrouvé n’aient pas été mis sous scellés et que le personnel de la prison ait emporté des pièces à conviction aussi importantes que la corde et les chaises prétendument utilisées pour le suicide, enlevé les chaussures du défunt et vidé ses poches. Il est par ailleurs inexplicable que les chaises n’aient pas été mises sous scellés – au contraire des autres objets retrouvés – et qu’on n’ait pas relevé les empreintes digitales s’y trouvant. Aucun relevé d’empreintes n’a non plus été effectué sur la porte de l’entrepôt, sur la serrure ou sur le cadenas, afin de les comparer à celles de M. Tsintsabadze. Le garde de sécurité qui surveillait l’entrepôt cette nuit-là n’a été ni identifié ni interrogé. De plus, il y a un manque évident de cohérence entre les deux rapports d’autopsie – le second mentionnant une autre lésion provoquée par un objet contondant –, ce qui n’a jamais été expliqué ni n’a donné lieu à des recherches. Enfin, la crédibilité de la note annonçant le suicide ne résiste pas même à la plus petite critique. En effet, portant une date postérieure au décès, elle n’était pas adressée à l’ex-femme de M. Tsintsabadze, Maka, mais à une certaine Nino. Même à supposer que l’intéressé se soit trompé de date (comme les autorités l’ont suggéré), il est incongru de penser qu’il avait aussi oublié le nom de sa femme, pour l’amour de laquelle il était censé s’être suicidé. On n’a pas non plus expliqué comment il se pouvait que la lettre soit restée plus d’un mois à la morgue sans que personne ne la remarque, alors que les poches du défunt avaient déjà été inspectées dès la découverte du corps par le personnel de la prison, qui n’y avait trouvé que trois objets. Enfin, les autorités n’ont jamais fourni de rapport d’expertise graphologique ou des empreintes digitales au sujet de la lettre.

Dès lors, la Cour conclut que la version officielle du suicide n’est pas crédible.

De surcroît, les autorités ont refusé d’explorer la possibilité d’un homicide, qui était au moins aussi plausible que l’explication officielle du suicide, alors qu’elles étaient tenues par l’obligation d’enquêter sur toutes les pistes crédibles.

En particulier, les déclarations de X, même si elles ont été faites trois mois après la fin de l’enquête, contenaient de nombreuses allégations graves et crédibles. Son silence jusque-là pouvait s’expliquer par le fait qu’il se sentait intimidé. La Cour a connaissance des pratiques illicites qui prévalaient dans les prisons géorgiennes à l’époque et de la peur qu’inspiraient aux détenus ordinaires les chefs mafieux ou la direction de la prison. Du reste, cela peut expliquer que le détenu ayant confirmé la version des faits donnée par X ait refusé de faire une déclaration écrite. Au lieu de lancer une nouvelle enquête au vu de ces informations importantes, les autorités se sont bornées à un bref entretien avec Z. L.-iani et V. Th.-shvili et se sont contentées d’accepter leurs dénégations alors qu’elles auraient dû les traiter comme les principaux suspects. Les autorités n’ont jamais cherché à entreprendre d’autres mesures d’enquête pour prouver ou réfuter les allégations de X, comme par exemple vérifier l’allégation selon laquelle le directeur de la prison, A. L.-iani, était apparenté à l’un des suspects (Z. L.-iani) et envisager la possibilité d’une collusion entre eux.

Pour conclure, la Cour constate que l’enquête menée sur le décès du fils de Mme Tsintsabadze n’a pas été indépendante, objective ou effective. L’Etat n’a pas non plus fourni d’explication satisfaisante et convaincante au sujet du décès, qui s’était produit dans des circonstances suspectes en prison. La Géorgie peut donc être tenue pour directement responsable de la mort du fils de la requérante, en violation de l’article 2.

PREDICA c. ROUMANIE du 7 juin 2011 requête 42344/07

Défaut d'enquête sur le décès de Marian Predicã

La Cour juge que l’explication avancée par le Gouvernement, selon laquelle le fils du requérant se serait blessé en tombant sur un lit en métal lors d’une crise d’épilepsie, n’est pas crédible. Les éléments du dossier ne corroborent pas les allégations du Gouvernement selon lesquelles Marian aurait souffert d’épilepsie. Notamment, le dossier médical atteste que l’intéressé était en parfaite santé lorsqu’il est arrivé en détention et qu’il n’a jamais eu de crise d’épilepsie ou été traité pour un tel problème par la suite.

De plus, le certificat de décès et le rapport d’autopsie indiquent que la cause de la mort était une agression. Les blessures à l’origine du décès ont été subies avant la date à laquelle le fils du requérant a été emmené à l’hôpital, donc avant la date à laquelle il aurait eu une crise d’épilepsie. Même la plus haute autorité médico-légale roumaine a exclu, dans son rapport de 2010, la possibilité que les blessures en question aient été causées par une chute survenue pendant une crise d’épilepsie.

Le Gouvernement n’a pas non plus fourni d’explication pour les nombreuses autres lésions constatées sur le corps lors de l’autopsie.

En revanche, Amnesty International et l’un des codétenus de la victime ont avancé une autre explication, que les juridictions internes elles-mêmes ont déclarée être un élément important à prendre en compte par les autorités d’enquête.

La procédure devant les juridictions internes n’est pas encore terminée, mais plus de sept années se sont écoulées depuis l’ouverture de l’enquête pénale, et les circonstances du décès de Marian n’ont toujours pas été éclaircies. En l’absence d’explication plausible ou satisfaisante, la Cour conclut que les autorités sont responsables du décès, et qu’il y a donc eu violation de l’article 2.

Insuffisance de l’enquête

La Cour observe que l’enquête pénale menée sur le décès du fils du requérant présente de graves manquements et incohérences. Au bout de sept années, elle est toujours en cours, et les instructions précises données par les juridictions nationales aux autorités de poursuite quant aux éléments à recueillir et aux faits à éclaircir n’ont toujours pas été suivies. Malgré ces instructions et les éléments médicaux du dossier qui font état d’une mort violente, personne n’a encore dû répondre du décès de la victime, et les autorités n’ont avancé aucune autre explication que celle donnée à l’origine. Elles ont donc manqué à mener une enquête effective sur le décès du fils du requérant, en violation de l’article 2.

Article 13

L’enquête ayant été ineffective et personne n’ayant été jugé responsable du décès, la possibilité pour le père de la victime d’engager une action civile en indemnisation est purement théorique. Par ailleurs et en toute hypothèse, la Cour a déjà dit en de nombreuses occasions qu’une telle action ne constitue pas une réparation adéquate en pareil cas. Le requérant a donc été privé d’un recours effectif relativement au décès de son fils ainsi que de l’accès à toute autre voie de droit, y compris une action en indemnisation. Partant, il y a eu également violation de l’article 13.

Les investigations sur les décès des trois premiers requérants étant demeurées entièrement sous le contrôle de la hiérarchie militaire et s’étant limitées à la prise de dépositions des soldats impliqués, il est clair qu’elles n’ont pas été conformes aux exigences de l’article 2.

Quant aux autres requérants, la Cour juge insuffisante pour qu’elle puisse conclure au respect des exigences de l’article 2 l’enquête conduite par la section spéciale d’investigation sur le décès du frère du quatrième requérant et du fils du cinquième requérant, puisque cette section (comme la Cour d’appel l’a également observé) n’était pas, pendant la période considérée, opérationnellement indépendante de la hiérarchie militaire.

En revanche, une enquête publique et complète sur les circonstances du décès de Baha Mousa est en voie d’achèvement. Eu égard à cette enquête, le sixième requérant n’est plus victime d’une quelconque violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2.

En définitive, la Cour conclut à la violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention à l’égard des premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants.

LE TRIBUNAL QUI CONTRÔLE LA PROCÉDURE DOIT ÊTRE INDÉPENDANT

DURDU C TURQUIE DU 3 SEPTEMBRE 2013 REQUÊTE 30677/10

Le tribunal militaire de jouir de l’indépendance requise, en sa qualité d’organe en charge du contrôle ultime de l’instruction.

i.  Principes généraux

69.  La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009). Il importe peu à cet égard que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les évènements ayant abouti au décès (Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005).

70.  Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

71.  Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

72.  En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Elles s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

73.  Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

74.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011).

ii.  Application de ces principes à la présente espèce

75.  S’agissant de l’enquête pénale, la Cour observe qu’elle a été ouverte d’office le jour même du décès de Hasan et qu’elle a été complétée par une enquête administrative. Au regard des éléments du dossier, la Cour estime que rien ne permet de mettre en doute la volonté des organes d’enquête d’élucider les faits. Les enquêtes diligentées à la suite du décès du proche des requérants ont permis de conclure qu’aucun lien de causalité ne pouvait être établi entre le décès de Hasan et une quelconque action ou négligence de l’administration militaire. On ne saurait sérieusement leur reprocher d’avoir été insuffisantes ou d’avoir mené à des résultats contradictoires. Compte tenu notamment des éléments de preuve figurant au dossier d’instruction pénale (paragraphe 41 ci-dessus), la Cour considère qu’il n’y a pas eu de manquement susceptible d’avoir une incidence sur le caractère sérieux et approfondi de l’enquête menée sur le décès de l’intéressé. Aussi ne voit-elle aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auquel les autorités nationales ont procédé et la conclusion à laquelle elles sont parvenues.

76.  S’agissant du contrôle opéré par le tribunal militaire, la Cour observe que l’ordonnance de non-lieu rendue à l’issue des investigations a été soumise au contrôle du tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air d’Ankara par la voie du recours en opposition formé par les requérants. A cet égard, la Cour rappelle d’emblée qu’elle a conclu dans l’arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, §§ 13 à 19, 3 juillet 2012) à la violation de l’article 6 en raison du fait que, tel qu’il était composé à l’époque des faits, le tribunal militaire ayant condamné le requérant ne pouvait être considéré comme indépendant et impartial. Pour ce faire, la Cour s’est attachée à la circonstance que l’un des trois juges siégeant au sein du tribunal militaire était un officier nommé par sa hiérarchie et soumis à la discipline militaire et qu’il ne jouissait pas des mêmes garanties constitutionnelles que les deux autres juges, seuls à être des magistrats professionnels.

77.  Ces considérations valent également dans le cas d’espèce, dès lors que la juridiction intervenue comme organe de contrôle dans la procédure d’enquête était composée de la même manière. Il s’ensuit que ladite procédure ne pouvait répondre à l’exigence d’indépendance qu’implique le volet procédural de l’article 2 de la Convention.

78.  Dès lors, nonobstant ses constats sur la promptitude, l’adéquation et le caractère complet des mesures d’enquête, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 2, dans son volet procédural, faute pour le tribunal militaire de jouir de l’indépendance requise, en sa qualité d’organe en charge du contrôle ultime de l’instruction.

HÜSEYİN KAPLAN c.TURQUIE Requête 20070/08 du 15 octobre 2013

LE TRIBUNAL MILITAIRE N'ETAIT PAS IMPARTIAL

54.  La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012, et Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009). Il importe peu à cet égard que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les évènements ayant abouti au décès (Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005).

55.  L’effectivité de l’enquête requiert d’abord que les personnes qui sont chargées de la mener soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

56.  De plus, l’enquête doit être adéquate (Ramsahai et autres
c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

57.  En outre, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

58.  Par ailleurs, une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], n55721/07, § 167, CEDH 2011).

59.  L’enquête doit enfin être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes.

60.  En l’espèce, ayant relevé que l’intéressé se trouvait sous la responsabilité des autorités militaires, la Cour considère qu’une obligation procédurale de mener une enquête sur les circonstances de son décès pesait sur les autorités nationales, peu important que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les évènements y ayant abouti.

61.  La Cour observe qu’une instruction pénale a été ouverte d’office le jour même du décès de Şenal. Cependant, si rien ne permet de mettre en doute la volonté des instances de reconstituer le déroulement des faits, il n’en demeure pas moins que l’enquête comportait de nombreuses lacunes.

62.  En ce sens, la Cour constate que les enquêteurs ayant participé aux investigations lors de la phase initiale de l’enquête faisaient partie de la gendarmerie, corps au sein duquel les faits se sont produits ; ces gendarmes étaient en poste sur les lieux de l’incident (voir les paragraphes 15-17
ci-dessus, et Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 342, 18 juin 2002) et un lien hiérarchique entre eux et les personnes susceptibles d’être impliquées existait (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 301, CEDH 2003‑V, et Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 66, 20 avril 2010). Ces enquêteurs n’étaient donc pas indépendants des personnes impliquées ou susceptibles de l’être (Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 81-82, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, et Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III).

63.  Par ailleurs, la Cour relève que les intéressés ont nettoyé les lieux de l’incident avant même l’arrivée du procureur (paragraphe 20 ci-dessus). Il s’agit là d’une carence flagrante qui a eu pour effet de soustraire l’enquête préliminaire et ses résultats au contrôle judiciaire (Kamer Demir et autres c. Turquie, no 41335/98, § 47, 19 octobre 2006, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 58, 10 mai 2007, et Mižigárová c. Slovaquie, no 74832/01, § 104, 14 décembre 2010). La consignation des éléments de preuve dans un procès-verbal, effectuée par les gendarmes avant le nettoyage des lieux, ne modifie en rien cette constatation. La Cour considère que, dès la connaissance de l’incident, les gendarmes auraient dû préserver les lieux en les délimitant par un cordon de sécurité et que des mesures strictes auraient dû être prises afin d’éviter autant que possible d’altérer les indices matériels ; il s’agit là de conditions essentielles pour permettre d’analyser correctement les faits, de reconstituer leur déroulement et de comprendre ce qui s’est réellement passé. En effet, une fois le nettoyage des lieux accompli, les autorités n’étaient plus en mesure de pouvoir rectifier d’éventuelles erreurs ou de prélever des indices qui auraient été non détectés ou négligés.

64.  En outre, la Cour constate que l’ordonnance de non-lieu rendue à l’issue des investigations a été soumise au contrôle du tribunal militaire de Diyarbakır par la voie du recours en opposition formé par le requérant et son épouse (paragraphes 45 et 46 ci-dessus). A cet égard, la Cour rappelle d’emblée qu’elle a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention dans l’arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, §§ 13 à 19, 3 juillet 2012) en raison de la composition du tribunal militaire ayant condamné le requérant. Dans cette affaire, la Cour a jugé que, tel que constitué à l’époque des faits, ce tribunal ne pouvait être considéré comme indépendant et impartial ; pour ce faire, la Cour avait pris en considération le statut d’un des trois juges siégeant au sein de cette juridiction, officier nommé par sa hiérarchie et soumis à la discipline militaire, et ne jouissant pas des mêmes garanties constitutionnelles que les deux autres juges qui étaient les seuls à être des magistrats professionnels.

65.  La Cour estime que ces dernières considérations valent également en l’espèce, dès lors que la juridiction intervenue comme organe de contrôle dans la procédure d’enquête était composée de manière identique à celle dont elle a eu à connaître dans l’affaire Gürkan précitée. Il s’ensuit que ladite procédure ne pouvait répondre à l’exigence d’indépendance qu’implique le volet procédural de l’article 2 de la Convention.

66.  Dès lors, à la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

LES VICTIMES DE LA RÉPRESSION DU RENVERSEMENT DU RÉGIME ROUMAIN EN 1990

N'ONT PAS EU DROIT A UNE ENQUÊTE EFFECTIVE SOUS LE NOUVEAU RÉGIME

DOBRE ET AUTRES c. ROUMANIE du 17 mars 2015 requête 34160/09

Article 2 : l'enquête sur Timişoara n'a pas été effective.

71.  Les requérants estiment que l’enquête sur les événements qui se sont déroulés à Timişoara en décembre 1989 n’a été ni prompte ni effective, dès lors que certaines des procédures y relatives n’auraient pas été finalisées.

72.  Le Gouvernement conteste cette thèse, fondant ses arguments sur la complexité et les enjeux de la présente affaire.

73.  La Cour rappelle qu’une enquête doit être de nature à permettre, premièrement, de déterminer les circonstances ayant entouré les faits et, deuxièmement, d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Makaratzis, précité, § 74, Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96-97, 4 mai 2001, et Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 139, CEDH 2002‑IV). S’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit. L’obligation de l’État au regard de l’article 2 de la Convention ne peut être réputée satisfaite que si les mécanismes de protection prévus en droit interne fonctionnent effectivement, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retard inutile. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis (Šilih, précité, § 195).

74.  La Cour rappelle en outre que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention s’applique même si les conditions de sécurité sont difficiles, y compris dans un contexte de conflit armé. Même si les faits à l’origine de l’obligation d’enquêter surviennent dans un contexte de violences généralisées et que les enquêteurs rencontrent des obstacles et des contraintes imposant le recours à des mesures d’investigation moins efficaces ou retardant les recherches, il n’en reste pas moins que l’article 2 exige l’adoption de toutes les mesures raisonnables propres à assurer la conduite d’une enquête effective et indépendante (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 164, CEDH 2011, et Mocanu et autres, précité, § 319).

75.  En l’espèce, la Cour note d’emblée qu’une enquête pénale a été ouverte d’office au sujet de la répression meurtrière des manifestations antitotalitaires à Timişoara en décembre 1989. Pour ce qui est des sept premiers requérants, cette enquête a abouti, sept ans après son ouverture, au réquisitoire du 30 décembre 1997 et, dix ans plus tard encore, à la condamnation définitive des responsables par l’arrêt du 3 avril 2007, confirmé par la HCCJ le 15 octobre 2008.

76.  Pour ce qui est du huitième requérant, l’enquête n’a pas abouti à ce jour.

77.  La Cour rappelle que, dans l’arrêt Şandru et autres (précité, §§ 73‑80), elle a déjà examiné la conduite, par les autorités nationales, de l’enquête ouverte d’office dans la présente affaire et qu’elle a conclu à la violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural au motif que les autorités nationales n’avaient pas agi avec le niveau de diligence requis (voir aussi Acatrinei et autres, précité, §§ 19‑37).

78.  En l’espèce, la Cour constate qu’aucun élément ne lui permet de se démarquer des constats auxquels elle a abouti dans les deux arrêts précités.

79.  Elle relève de surcroît qu’aucune information dans le dossier n’indique que les autorités se soient acquittées de l’obligation d’associer les victimes ou les ayants droit à la procédure aux fins de la protection de leurs intérêts légitimes, comme le requièrent tant l’article 2 de la Convention que le droit roumain (Acatrinei et autres, précité, § 35).

80.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural dans le chef de tous les requérants.

Alecu et autres c. ROUMANIE du 27 janvier 2014 requête 56838/08 et 80 requêtes

Violation des articles 2 et 3 : aucune enquête effective sur les violences subis par les manifestants en décembre 1989. La cause est sans doute dû au fait que les anciens du régime communiste sont en place et se sont protégés.

33.  Les requérants se plaignent de l’absence d’une enquête effective sur les violences qu’eux-mêmes ou leurs proches ont subies lors de la répression armée des manifestations anticommunistes en décembre 1989.  Plus particulièrement, ils dénoncent la longueur excessive, les longues périodes d’inactivité, les lacunes et le manque d’impartialité de l’enquête. Selon eux certains accusés exerçant de hautes fonctions publiques auraient empêché la progression des investigations. Ils font valoir qu’à ce jour, plus de vingt ans après le début de l’enquête, l’affaire est toujours pendante devant les organes d’investigation relevant du parquet.

34.  Le Gouvernement combat cette thèse et fonde ses arguments sur la complexité de l’affaire, qui portait sur un événement politique délicat pour la Roumanie. Il considère d’abord que dans le contexte très particulier de l’affaire l’usage de la force armée semblait légitime. Il invite ensuite la Cour à prendre en compte le fait qu’à l’époque, la Roumanie n’avait pas ratifié la Convention et qu’elle se trouvait sous l’emprise d’une dictature depuis plus de quarante ans. Selon le Gouvernement, la durée de l’enquête s’explique par la difficulté d’établir les faits, au vu, entre autres, du grand nombre de personnes concernées, et par son enjeu politique et social. Il considère, en outre, que les requérants n’ont pas eu une attitude diligente dans le déroulement de l’enquête.

Enfin, le Gouvernement souligne qu’une plainte individuelle a même abouti dès février 1991 et il conclut que l’obligation de mener une enquête effective a été respectée en l’espèce.

35.  La Cour rappelle qu’une enquête doit être de nature à permettre, premièrement, de déterminer les circonstances ayant entouré les faits et, deuxièmement, d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 74, CEDH 2004‑XI ; Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96-97, 4 mai 2001, et Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 139, CEDH 2002‑IV). S’il peut arriver que des obstacles ou des difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’Etat de droit. L’obligation de l’Etat au regard de l’article 2 de la Convention ne peut être réputée satisfaite que si les mécanismes de protection prévus en droit interne fonctionnent effectivement, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 191, CEDH 2009, Şandru et autres, précité, § 72, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 134).

36.  La Cour a énoncé des principes similaires quant aux obligations procédurales de l’Etat en cas d’allégations de traitement contraire à l’article 3 de la Convention (voir, parmi d’autres, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII, Mahmut Kaya c. Turquie, n22535/93, § 124, CEDH 2000‑III, Slimani c. France, n57671/00, §§ 30-31, CEDH 2004‑IX, Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 65, 26 juillet 2007, et Nadrossov c. Russie, no 9297/02, § 38, 31 juillet 2008).

37.  En l’espèce, la Cour note que, à la suite de la répression armée des manifestations anticommunistes dans plusieurs villes de Roumanie en décembre 1989, une enquête pénale a été ouverte d’office, visant à établir, entre autres, les circonstances dans lesquelles de nombreuses personnes ont perdu la vie ou ont été blessées.

Débutée en 1990, cette procédure dans laquelle les requérants ont la qualité soit de victimes soit d’ayants droit, et ont été entendues en tant que telles par les organes d’enquête, est toujours pendante devant ces dernières, vingt-quatre ans après l’ouverture des investigations.

38.  La Cour marque son accord avec le Gouvernement et reconnaît que l’affaire présente une complexité indéniable. Toutefois, cette circonstance, ainsi que l’enjeu politique et social invoqué par ce dernier ne saurait justifier un délai aussi long. Au contraire, l’importance de cet enjeu pour la société roumaine aurait dû inciter les autorités internes à traiter le dossier promptement, car le simple passage du temps est de nature non seulement à nuire à une enquête, mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement.

39.  Dans l’arrêt Association « 21 Décembre 1989 » et autres (précité, §§ 133-145 et §§ 152-154), la Cour a déjà examiné la conduite, par les autorités nationales, de l’enquête ouverte d’office qui fait l’objet de la présente affaire : elle a conclu à la violation des articles 2 et 3 de la Convention en leur aspect procédural, au motif que les autorités nationales n’ont pas agi avec le niveau de diligence requis.

Elle a eu l’occasion par la suite de réitérer ces constats dans une autre affaire qui portait sur les mêmes faits et sur la même enquête, en relevant de surcroît que les autorités avaient manqué à l’obligation – que leur faisaient aussi bien l’article 2 de la Convention que le droit interne – d’associer les victimes ou les ayants droit à la procédure aux fins de protection de leurs intérêts légitimes (Acatrinei et autres c. Roumanie, no 10425/09 et 71 autres requêtes, §§ 33-35, 26 mars 2013).

40.  En l’espèce, la Cour constate qu’aucun élément ne lui permet de se démarquer des constats des arrêts précités.

41.  Compte tenu de ce qui précède, à supposer que le défaut de dépôt par chaque requérant d’une plainte pénale séparée soit établi (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour n’est pas convaincue que le dépôt d’une telle plainte eût sensiblement modifié le déroulement de l’enquête ouverte d’office (voir aussi Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 110-111, CEDH 1999‑IV et İlhan, précité, §§ 63-64).

42.  Partant, la Cour rejette aussi l’exception préliminaire du Gouvernement dans sa branche relative au non-dépôt de plaintes pénales (paragraphe 28 ci-dessus) et conclut à la violation des articles 2 et –respectivement – 3 de la Convention dans leurs volets procéduraux (voir le tableau en annexe pour l’article de la Convention pertinent pour chaque requête).

ASSOCIATION "21 décembre 1989" et autres C. Roumanie du 24 mai 2011 requêtes N° 33810/07 et 18817/08

Suites de la répression des manifestations de 1989 en Roumanie : défaut d’enquête effective sur la mort d'un individu et surveillance secrète non autorisée par la Convention car la loi roumaine nest trop générale et ne prévoit pas de protection des individus surveillés.

Principaux faits

Les requérants sont l’Association « 21 décembre 1989 », ayant son siège à Bucarest ; son président, Teodor Mărieş, un ressortissant roumain né en 1962 et résidant à Bucarest ; et les époux Elena et Nicolae Vlase, deux ressortissants roumains résidant à Braşov (Roumanie). Ils sont ou représentent des participants, victimes blessées ou parents de victimes décédées lors de la répression des manifestations antigouvernementales qui ont eu lieu en décembre 1989, au moment du renversement du chef de l’Etat en exercice de l’époque, Nicolae Ceauşescu. D’après les indications données par les autorités roumaines en 2008, plus de 1 200 personnes sont décédées, plus de 5 000 ont été blessées et plusieurs milliers ont été illégalement privées de liberté et soumises à des mauvais traitements pendant ces événements.

Au cours des années 1990, diverses enquêtes furent ouvertes par des parquets militaires concernant ces événements. La principale d’entre elles – le dossier n° 97/P/1990 – débuta en juillet 1990. Le 20 septembre 1995, un non-lieu fut prononcé dans ce dossier, au motif notamment que la responsabilité pénale pour les morts et les blessures causées à Bucarest, avant le 22 décembre 1989, par les militaires du ministère de la Défense, du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté de l’Etat (Securitate), incombait exclusivement aux personnes qui avaient ordonné d’ouvrir le feu, à savoir le chef de l’Etat de l’époque et ses ministres de la Défense et de l’Intérieur, et le chef de la Securitate, déjà condamné ou décédés. Le 7 décembre 2004, la section des parquets militaires près la Haute Cour de Cassation et de justice infirma cette décision pour illégalité et défaut de fondement. Le même jour, la section des parquets militaires ordonna la mise en accusation de 102 personnes, essentiellement des officiers de l’armée, de la police et de la Securitate, pour meurtre, génocide, complicité, instigation à la commission de ces infractions et participation à celles-ci, entre le 21 et le 30 décembre 1989. 16 civils, dont un ancien président roumain et un ancien chef du Service roumain de renseignement furent également mis en accusation. Par la suite, plusieurs autres enquêtes pénales furent jointes au dossier no 97/P/1990.

D’une lettre adressée en juin 2008 par le parquet militaire à l’association requérante, il ressort que pendant la période de 2005 à 2007, 6 370 personnes furent entendues dans ce dossier, et 1 100 expertises balistiques, plus de 10 000 mesures d’investigation et 1 000 enquêtes sur place furent été réalisées. Cette lettre fait également état de retards dans l’enquête et en cite certaines causes, parmi lesquelles le fait que les actes d’instruction nécessaires n’avaient pas été accomplis immédiatement après les homicides et mauvais traitements dénoncés, les mesures répétitives visant au transfert du dossier d’un procureur à l’autre, l’absence de communication prompte aux parties lésées des décisions de non-lieu, tout comme le « manque de coopération » des institutions impliquées dans la répression de décembre 1989. La lettre ajoute que des retards proviennent également de la décision de la Cour constitutionnelle du 16 juillet 2007, transférant des procureurs militaires aux procureurs civils la compétence d’enquêter sur le dossier no 97/P/1990 ; le 15 janvier 2008, le dossier fut en effet transféré au parquet (civil) près la Haute Cour de cassation et de justice.

L’enquête sur la mort de Nicuşor Vlase, le fils des requérants Elena et Nicolae Vlase

L’enquête sur ce décès fut dans un premier temps menée par le parquet militaire de Braşov. Après avoir pu observer la dépouille de leur fils et constaté, d’une part, des traces de violence sur son corps et, d’autre part, que la blessure par balle saignait encore, Elena et Nicolae Vlase mirent immédiatement en doute que leur fils avait été tué lors des événements à Braşov le 23 décembre 1989. Selon eux, il serait mort plus tard. Entre 1991 et 2008, ils adressèrent de nombreux mémoires et plaintes au parquet et à d’autres autorités, demandant que ceux qui avaient tué leur fils soit identifiés et sanctionnés. Par une décision du 28 décembre 1994, qui ne fut pas communiquée à Elena et Nicolae Vlase, le parquet militaire de Braşov prononça un non-lieu. Ce n’est que le 9 juillet 1999 que le parquet militaire informa les requérants que l’enquête concernant le décès de leur fils « au cours des événements de décembre 1989 » s’était soldée par un non-lieu en raison d’une « erreur de fait, qui écartait toute responsabilité pénale ». Sur un recours d’Elena Vlase, cette décision fut infirmée en août 1999. A de nombreuses reprises, les requérants réitérèrent leurs plaintes. En janvier 2006, l’enquête fut jointe au dossier no 97/P/1990. Par lettres d’octobre 2008 et janvier 2009 en réponse à une plainte d’Elena Vlase sur la longueur de l’enquête, le Conseil supérieur de la magistrature indiqua avoir constaté que pendant les années 1994 à 2001 et 2002 à 2005, aucun acte d’investigation tendant à établir les responsables de la mort de son fils n’avait été accompli, mais que la responsabilité disciplinaire des procureurs ne pouvait être engagée pour des raisons de délai. Le Conseil précisa toutefois que l’enquête avait été reprise après décembre 2004. Les requérants demandèrent sans succès un dédommagement de la part des institutions qu’ils estimaient responsables du décès de leur fils et d’entraver l’enquête y relative.

Le cas de Teodor Mărieş et de l’association qu’il préside

M. Mărieş prit une part active aux manifestations dès le 21 décembre 1989. Il faisait partie de la foule chargée par les blindés et essuyant les tirs des forces de l’ordre. Les 22 et 23 décembre 1989, il appartenait aux manifestants ayant réussi à entrer dans le siège du Comité central du parti communiste et dans celui de la télévision nationale. Il participa à des manifestations jusqu’en 1990, demandant que lumière soit faite sur les responsabilités des tueries de décembre 1989. M. Mărieş a par la suite refusé d’obtenir un « certificat de révolutionnaire », mais les autorités confirment clairement qu’il a pris part aux événements menant à la chute du régime totalitaire.

Teodor Mărieş estime faire l’objet, en tant que président de l’association requérante, de mesures de surveillance secrète, en particulier d’écoutes téléphoniques. M. Mărieş soumet deux fiches de renseignements de juin et décembre 1990 le concernant, et un rapport du Service roumain de renseignement (SRI) de novembre 1990. Il en a obtenu copie en 2006. Ces documents font état de nombreux détails notamment de la vie privée de M. Mărieş. Dès 1998, l’association requérante demanda au SRI de lui communiquer les mandats sur la base desquels les écoutes téléphoniques alléguées étaient réalisées. Le Service répondit ne pouvoir donner suite à cette demande, les lois sur la sûreté nationale et sur l’activité du SRI l’interdisant. Courant 2009, trois autres organisations ayant des compétences en matière de sécurité nationale répondirent à M. Mărieş qu’il n’avait pas été surveillé par elles ou indiquèrent ne pas disposer de données à ce sujet.

L’accès des requérants aux dossiers d’enquête

En octobre 2009, une copie de tous les documents de l’enquête ainsi que des enregistrements audio et vidéo classés au dossier N° 97/P/1990, hormis ceux qui étaient secrets, fut remise à l’association requérante. Sur décision du Gouvernement en février et mars 2010, certaines informations « secret d’État » détenues par le ministère de la Défense furent déclassifiées et d’autres documents furent donc mis à la disposition des requérants. Ces derniers précisent que désormais, presque tous les documents du dossier ont été mis à leur disposition à l’exception des décisions du Conseil de ministres.

Projet de loi d’amnistie des faits commis par les militaires

En 2008, un projet de loi d’amnistie des actes commis par les militaires en décembre 1989 fut communiqué pour avis aux parquets militaires.

Article 2 (enquête sur le décès du fils de M. et Mme Vlase)

L’article 2 exige de mener une enquête efficace lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme. Il s’agit de procéder à un examen prompt, complet, impartial et approfondi des circonstances des homicides, afin de pouvoir parvenir à l’identification et à la punition des responsables.

Concernant le décès du fils de M. et Mme Vlase, la Cour note qu’une procédure d’enquête est ouverte depuis plus de 20 ans. La Convention européenne des droits de l’homme n’étant entrée en vigueur que le 20 juin 1994 à l’égard de la Roumanie, la Cour ne peut examiner cette enquête que pour la période postérieure à cette date.

Elle note qu’en 1994, l’affaire était pendante devant les procureurs militaires de Braşov. Ceux-ci étaient, au même titre que la majorité des accusés, parmi lesquels des hauts responsables de l’armée encore en fonction, des militaires soumis au principe de la subordination à la hiérarchie. Elle observe ensuite que, tel que le Conseil supérieur de la magistrature l’a confirmé par deux lettres d’octobre 2008 et de janvier 2009, entre 1994 et 2001 puis entre 2002 et 2005 (soit pendant dix ans au total), aucun acte d’investigation concernant la mort du fils des requérants n’a été accompli, sans que cela paraisse justifié. De même, par lettre de juin 2008, la section des parquets militaires près la Haute Cour de cassation et de justice a constaté des retards et en a dressé une liste de causes, parmi lesquelles entre autres l’absence de communication prompte aux parties lésées des décisions de non-lieu, ou le « manque de coopération » des institutions impliquées dans la répression de décembre 1989. A cet égard, la Cour rappelle que la dissimulation intentionnelle de preuves fait douter de la capacité réelle des enquêtes à établir les faits. De même, le classement comme « secret » ou « secret absolu » d’informations essentielles pour l’enquête n’était pas justifié.

La Cour rappelle ensuite l’obligation d’associer à la procédure les proches de la victime. Elle relève qu’aucune justification n’a été avancée quant à l’absence totale d’informations sur l’enquête à laquelle M. et Mme Vlase furent confrontés jusqu’en juillet 1999, en dépit de leurs nombreuses demandes à cet égard. Plus particulièrement, ni la décision de non-lieu du 28 décembre 1994 ni ses motifs ne leur furent communiqués. Même après cette date, les communications qui leur ont été faites se réduisent à une brève information en décembre 2003 et des réponses répétitives du Conseil supérieur de la magistrature en octobre 2008 et janvier 2009. Ce ne fut qu’en février-mars 2010 que des informations essentielles pour l’enquête, antérieurement classées comme « secret » et « secret absolu » furent rendues accessibles aux requérants ou à toute autre partie lésée.

La Cour ne sous-estime pas la complexité indéniable de l’affaire, qui vise, depuis la décision de jonction prise au dossier N° 97/P/1990 en janvier 2006, également à établir les responsables pour l’ensemble de la répression armée qui s’est déroulée pendant les derniers jours de décembre 1989 dans plusieurs villes de Roumanie. Elle estime toutefois que l’enjeu politique et social invoqué par les autorités roumaines dans leur argumentaire ne saurait justifier à lui seul ni la durée de l’enquête ni la manière dont elle a été conduite pendant une très longue période de temps, sans que les intéressés et le public soient tenus informés de ses progrès. Au contraire, son importance pour la société roumaine aurait dû inciter les autorités à traiter le dossier promptement et sans retards inutiles, afin de prévenir toute apparence que certains actes jouissent d’impunité.

La Cour souligne l’importance du droit des victimes et de leurs familles et ayants droit de connaître la vérité sur les circonstances d’événements impliquant une violation massive de droits aussi fondamentaux que le droit à la vie, qui implique le droit à une enquête judiciaire effective et l’éventuel droit à la réparation. Pour cette raison, dans le cas de l’usage massif de la force meurtrière à l’encontre de la population civile lors de manifestations antigouvernementales précédant la transition d’un régime totalitaire vers un régime plus démocratique, la Cour ne peut pas accepter qu’une enquête soit effective lorsqu’elle s’achève par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale, alors que ce sont les autorités elles-mêmes qui sont restées inactives. Par ailleurs, comme la Cour l’a déjà indiqué, l’amnistie est généralement incompatible avec le devoir qu’ont les États d’enquêter sur des actes de torture et de lutter contre l’impunité des crimes internationaux. Il en est de même en ce qui concerne la grâce.

Dans ces conditions, il y a eu violation de l’article 2 à l’égard de M. et Mme Vlase.

Crainiceanu et Frumusanu c. Roumanie du 24 avril 2012 requête no 12442/04

Les autorités roumaines auraient dû conduire promptement une enquête effective au sujet de la répression des émeutes du 21 septembre 1991 à Bucarest.

A.  Sur la recevabilité

78.  Se référant aux principes énoncés dans l’arrêt Agache et autres c. Roumanie (no 2712/02, § 69, 20 octobre 2009), le Gouvernement soulève une exception préliminaire tirée de l’incompatibilité ratione temporis du grief tiré de la violation procédurale de l’article 2. Il argue qu’à la période pendant laquelle les requérants allèguent que l’enquête était inefficace et les autorités inactives, la Roumanie n’avait pas encore ratifié la Convention.

79.  Ainsi, le Gouvernement relève qu’entre le 26 septembre 1991, date à laquelle l’enquête a commencé, et le 20 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, deux ans et neuf mois environ se sont écoulés et que pendant cette période, les autorités ont effectué la plupart des investigations de poursuite pénale sur les circonstances du décès des proches des requérants, à savoir des recherches sur les lieux, des auditions des témoins, des expertises criminalistiques, des constatations technico scientifiques, des investigations médicales et des autopsies. Il fait valoir à cet égard que dans son arrêt du 14 décembre 2000, la Cour suprême de justice, après avoir analysé l’affaire à nouveau, a considéré que le matériel probatoire du dossier était insuffisant et qu’il ne pourrait être complété devant les tribunaux qu’avec des retards importants. La conclusion qui en résulte, selon le Gouvernement, est que la Cour Suprême a constaté que l’enquête effectuée avant l’entrée en vigueur de la Convention était incomplète. Dès lors, la partie la plus importante des mesures procédurales requises par l’article 2 de la Convention auraient dû être mises en œuvre avant l’entrée en vigueur de la Convention.

80.  En réponse, les requérants invoquent les principes posés en la matière par l’arrêt Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, §§ 159-163, 9 avril 2009). Ils se réfèrent, en outre, à l’arrêt Trufin c. Roumanie (no 3990/04, § 34, 20 octobre 2009), dans lequel la Cour s’est estimée compétente ratione temporis pour connaître d’un grief similaire visant l’inefficacité d’une enquête pénale relative à un décès survenu avant la date de la ratification de la Convention par la Roumanie.

81.  La Cour rappelle les principes consacrés dans son arrêt Šilih (précité, §§ 159-163) et appliqués récemment à une affaire similaire contre la Roumanie, qui avait trait aux investigations relatives aux meurtres survenus dans le contexte des manifestations anti-gouvernementales de décembre 1989 (Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 116, 24 mai 2011). Selon ces principes, l’obligation procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective est devenue une obligation distincte et indépendante pouvant s’imposer à l’État même lorsque le décès est survenu avant la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cet État. Cependant, pour que ladite obligation procédurale devienne applicable, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la ratification de la Convention par le pays concerné.

82.  En l’espèce, la Cour observe que la procédure pénale concernant le décès de Mme Aurica Crăiniceanu et de M. Andrei Frumuşanu, initiée en 1991, a continué après le 20 juin 1994, date de la ratification de la Convention par la Roumanie. C’est après cette date qu’un réquisitoire a été établi en l’espèce, le 16 août 1998, et que six décisions de justice sont intervenues. A ce jour, l’enquête est encore pendante devant le parquet. Il s’ensuit qu’une part importante des mesures procédurales ont été accomplies et doivent encore être mises en œuvre après la ratification de la Convention.

83.  Dès lors, la Cour juge qu’elle est compétente ratione temporis pour connaître de l’allégation de violation de l’article 2 en son aspect procédural (voir aussi Agache précité, §§ 70-73, et Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, § 59, 8 décembre 2009) et se bornera à rechercher si les faits survenus après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie révèlent une violation de cette disposition.

84.  La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

85.  Les requérants dénoncent la lenteur de l’enquête, qui n’est toujours pas achevée vingt ans après, en dépit de l’intérêt du public pour connaître les responsables des victimes tombées lors de la répression des émeutes qui se sont déroulées au siège du Gouvernement en date du 25 septembre 1991, ainsi que ses lacunes révélées, entre autres, par la Cour suprême de Justice, dans sa décision du 14 décembre 2000.

86.  Le Gouvernement fait valoir que l’enquête effectuée par les autorités nationales sur la mort des proches des requérants s’est matérialisée en dix-huit volumes d’enquête, totalisant 4 383 pages. En énumérant les actes d’enquête réalisés en l’espèce, le Gouvernement conclut que l’obligation de mener une enquête effective a été respectée en l’espèce, pour autant qu’il s’agisse d’une obligation de diligence et non de résultat.

87.  La Cour examinera le caractère effectif de l’enquête menée en l’espèce à la lumière des principes bien établis en la matière et résumés, entre autres, dans les arrêts Güleç c. Turquie (27 juillet 1998, §§ 77-78, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV), Issaïeva et autres c. Russie (nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §§ 208-213, 24 février 2005) et Carabulea c. Roumanie (no 45661/99, §§ 127-131, 13 juillet 2010).

88.  L’obligation procédurale découlant de l’article 2 exige de mener une enquête efficace lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme. Il s’agit de procéder à un examen prompt, complet, impartial et approfondi des circonstances dans lesquelles les homicides ont été commis, afin de pouvoir parvenir à l’identification et à la punition des responsables. C’est une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris des mesures raisonnables pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. De même, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements, en excluant tout lien hiérarchique ou institutionnel et en exigeant également une indépendance pratique (Issaïeva et autres, précité, §§ 210-211).

89.  La Cour rappelle également que s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis (Šilih, précité, § 195).

90.  Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 115, CEDH 2001-III).

91.  En l’espèce, la Cour note que, peu après les événements de septembre 1991, une enquête a été ouverte d’office. Débutée en 1991, la procédure pénale concernant le décès de Mme Aurica Crăiniceanu et de M. Andrei Frumuşanu est toujours pendante, depuis maintenant plus de vingt ans. La Cour rappelle que sa compétence ratione temporis ne lui permet de prendre en considération que la période postérieure au 20 juin 1994, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie.

92.  Elle note d’emblée qu’en 1994, l’affaire était pendante devant le parquet militaire près le tribunal militaire régional de Bucarest. A ce propos, la Cour note que l’enquête a été confiée aux procureurs militaires qui étaient, au même titre que les accusés, des militaires soumis au principe de la subordination à la hiérarchie (Şandru et autres, précitée, § 74). Qui plus est, les accusés étaient parmi des hauts responsables de l’armée encore en fonction.

93.  De plus, les lacunes de l’enquête ont à plusieurs reprises été constatées par les autorités nationales elles-mêmes. Ainsi, c’est en raison de ces carences que la décision du 14 décembre 2000 de la Cour suprême de Justice renvoya l’affaire devant le parquet pour un complément d’enquête. Il en va de même pour ce qui est de la décision définitive du 26 janvier 2011 du tribunal militaire régional. Ainsi, le tribunal ordonna un complément d’enquête et indiqua de manière extensive quels actes d’enquête devraient être réalisés dans les meilleurs délais « afin de respecter l’impératif d’une enquête effective apte à mener – avant l’arrivé à l’échéance du délai de prescription spéciale de vingt-deux ans et six mois – à l’établissement de la vérité, à l’identification et à la punition des responsables du meurtre par arme à feu de Frumuşanu Andrei et de Crăiniceanu Aurica ».

94.  La Cour note également le manque de coopération des institutions impliquées dans la répression ainsi que la destruction de preuves pertinentes (voir le paragraphe 46 ci-dessus). Ainsi qu’il ressort d’un communiqué de presse du 23 décembre 2011 de la section des parquets militaires, des informations furent demandées au Service roumain de renseignements, à l’Inspection générale de la gendarmerie et à d’autres institutions publiques, par lettres envoyées entre le 10 et le 26 octobre 2011, sans qu’il soit donné suite à ces demandes de renseignements. A cet égard, la Cour rappelle que la dissimulation intentionnelle de preuves fait également douter de la capacité réelle des enquêtes à établir les faits (McKerr, précité, § 137, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 139).

95.  La Cour ne sous-estime pas la complexité indéniable de l’affaire. Elle estime toutefois que « le contexte général sociopolitique de la période » invoqué par le Gouvernement ne saurait justifier à lui seul ni la durée de l’enquête, ni la manière dont elle a été conduite pendant une très longue période de temps. Au contraire, son importance pour la société roumaine, de savoir ce qui s’était passé lors de la répression des émeutes qui se sont déroulées au siège du Gouvernement en date du 25 septembre 1991, ce qui implique le droit à une enquête judiciaire effective et l’éventuel droit à la réparation, aurait dû inciter les autorités internes à traiter le dossier promptement et sans retards inutiles afin de prévenir toute apparence que certains actes jouissent d’impunité (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 142).

96.  Eu égard aux éléments qui précédent, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas agi avec le niveau de diligence requis au regard de l’article 2 de la Convention. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition en son aspect procédural.

Arrêt Anca Mocanu C. Roumanie du 13 novembre 2012

requête nos 10865/09, 32431/08 and 45886/07

Délais d’enquête excessifs concernant un décès et des mauvais traitements survenus lors de la répression des manifestations de juin 1990 à Bucarest

A. Sur la recevabilité

207. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la requérante n’a pas exercé les recours qui s’offraient à elle pour faire état de son grief relatif à la durée de l’enquête. Selon lui, il lui aurait été loisible de présenter directement devant les juridictions civiles une action en responsabilité des autorités internes pour le retard de l’enquête, fondée sur les dispositions des articles 998 et 999 du code civil portant sur la responsabilité civile délictuelle. Pour démontrer l’effectivité de cette voie de recours, le Gouvernement présente un jugement du 12 juin 2008, par lequel le tribunal du cinquième arrondissement de Bucarest a condamné le ministère des Finances à verser à la plaignante une indemnité pour les défaillances de l’enquête ouverte à la suite de la répression des manifestations de décembre 1989 à Bucarest. Il argüe que, s’il ne produit qu’un seul exemple de décision de justice de ce type, cela est dû à l’inexistence d’autres assignations en justice ayant cet objet.

208.  Pour la requérante, l’exemple évoqué par le Gouvernement n’autorise pas à conclure qu’il s’agit d’une voie de recours effective, car le tribunal n’aurait pas obligé les autorités responsables à accélérer les procédures pénales en question. De plus, la requérante considère qu’il s’agit d’une affaire produite par le Gouvernement pour les besoins de la cause, aux fins de la procédure devant la Cour. Elle ajoute en outre que rien ne peut exonérer l’État de son obligation de réaliser une enquête effective telle qu’exigée par l’article 2 de la Convention.

209.  La Cour rappelle qu’elle a déjà rejeté une exception similaire dans son arrêt Association « 21 Décembre 1989 » et autres (nos 33810/07 et 18817/08, §§ 119-125, 24 mai 2011). Elle rappelle également que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes, prévue par l’article 35 de la Convention, concerne les recours qui sont accessibles aux requérants et qui peuvent porter remède à la situation dont ceux-ci se plaignent. Pareils recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Enfin, il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 75, CEDH 1999‑V).

210.  A cet égard, la Cour estime qu’un seul jugement définitif d’un tribunal de première instance ne suffit pas à démontrer avec assez de certitude l’existence de voies de recours internes effectives et accessibles pour des griefs comparables à ceux des requérants (Selçuk et Asker c. Turquie, 24 avril 1998, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II).

211.  Elle rappelle en outre que les obligations de l’État découlant de l’article 2 ne sauraient être satisfaites par le simple octroi de dommages et intérêts (voir, par exemple, l’arrêt Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 74, Recueil 1998‑VI, et Dzieciak c. Pologne, no 77766/01, § 80, 9 décembre 2008). Enfin, l’enquête requise par les articles 2 et 3 de la Convention doit être propre à conduire à l’identification de ceux qui pourraient être tenus responsables.

212.  Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Les arguments des parties

213.  La requérante dénonce la lenteur de l’enquête, qui serait toujours en cours plus de vingt ans après les faits, et ce, en dépit de l’intérêt du public pour connaître les responsables de la répression des manifestations ayant eu lieu les 13 et 14 juin 1990 et ayant fait de nombreuses victimes, y compris des morts, comme son époux M. Velicu-Valentin Mocanu.

214.  Elle dénonce plus particulièrement l’existence de périodes d’inactivité pendant l’enquête, les déclinatoires de compétences, des lacunes et un manque d’impartialité de l’enquête dus, selon les requérants, à certains accusés exerçant de hautes fonctions publiques qui auraient empêché la progression des investigations.

215.  Le Gouvernement invite la Cour à prendre en compte le contexte – très particulier selon lui – dans lequel a été menée l’enquête sur les circonstances de la mort de l’époux de la requérante.

A cet égard, il est d’avis que la situation de la requérante en tant que partie lésée ne pouvait pas être analysée séparément de la situation des autres parties lésées et parties civiles dans le dossier mentionné ni hors du contexte général du dossier, qui viserait à éclaircir la situation de plus de 1 300 victimes et d’environ 100 personnes décédées et à mener à l’identification des coupables.

216.  Le Gouvernement argüe ensuite que l’enquête en question est exceptionnelle, non seulement par rapport au grand nombre de personnes impliquées, mais encore par rapport au caractère historique sensible de l’événement sur lequel elle porte. A ses yeux, la situation particulière de la requérante n’est qu’une partie d’un vaste ensemble de faits et de personnes victimes de violences à l’occasion des manifestations massives qui se sont déroulées à Bucarest.

217.  De plus, selon le Gouvernement, les organes de poursuites pénales ont effectué parallèlement, dans le cadre de quatre dossiers, des investigations au sujet d’infractions d’homicide aggravé, de propagande en faveur de la guerre, de génocide, de traitements inhumains, d’atteinte au pouvoir étatique, d’actes de diversion, d’atteinte à l’économie nationale, de destruction et d’autres crimes.

218.  Aux yeux du Gouvernement, la durée de cette enquête est justifiée, d’abord, par le nombre des blessés, toutes ces personnes devant être soumises à des expertises médico-légales, être identifiées et interrogées et se voir accorder la possibilité de solliciter l’administration de preuves ; ensuite, par le nombre de suspects ; enfin, par le nombre de témoins ainsi que par les difficultés liées aux confrontations de leurs déclarations aux fins de l’établissement des faits.

De plus, le Gouvernement indique que des activités de recherche sur place et des expertises médico-légales ont dû être réalisées, de même que l’étude de documents et d’enregistrements vidéo, ainsi qu’une parade d’identification aux fins de la reconnaissance des suspects.

219.  Le Gouvernement conclut que l’obligation de mener une enquête effective a été respectée en l’espèce, pour autant qu’il s’agisse d’une obligation de diligence et non de résultat. D’après lui, l’enquête effectuée dans l’affaire à partir de 2000 et jusqu’à ce jour inclut tous les actes procéduraux nécessaires à l’établissement de la vérité et n’a connu aucune période d’inactivité imputable aux autorités.

2.  Rappel des principes découlant de la jurisprudence

220.  La Cour examinera le caractère effectif de l’enquête menée en l’espèce à la lumière des principes bien établis en la matière et résumés, entre autres, dans les arrêts Güleç c. Turquie (27 juillet 1998, §§ 77-78, Recueil 1998‑IV), Issaïeva et autres c. Russie (nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §§ 208-213, 24 février 2005) et Association « 21 Décembre 1989 » et autres (précité, § 114).

221.  Elle rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 exige de mener une enquête effective lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme. Il s’agit de procéder à un examen prompt, complet, impartial et approfondi des circonstances dans lesquelles les homicides ont été commis, afin de pouvoir parvenir à l’identification des responsables. C’est une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris des mesures raisonnables pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. De même, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel, mais également une indépendance pratique (Issaïeva et autres, précité, §§ 210-211).

222.  En outre, la Cour rappelle avoir déjà jugé que, s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 134).

223.  Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 115, CEDH 2001‑III).

224.  Plus particulièrement, en cas de violation massive de droits aussi fondamentaux que le droit à la vie, la Cour a souligné l’importance du droit des victimes et de leurs familles et ayants droit, ainsi que de toute la société (Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, § 79, 8 décembre 2009), de connaître la vérité sur les circonstances de ces évenements, ce qui implique le droit à une enquête judiciaire effective (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 144).

Dans le contexte des États qui ont connu une transition vers un régime démocratique, il est légitime pour un État de droit d’engager des poursuites pénales à l’encontre de personnes qui se sont rendues coupables de crimes sous un régime antérieur (voir mutatis mutandis Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, §§ 80-81, CEDH 2001‑II).

Dès lors, en cas d’usage massif de la force meurtrière à l’encontre de la population civile, lors de manifestations antigouvernementales précédant la transition d’un régime totalitaire vers un régime plus démocratique, la Cour ne peut pas considérer qu’une enquête est effective lorsqu’elle s’achève par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale, alors que ce sont les autorités elles-mêmes qui sont restées inactives. Par ailleurs, comme la Cour l’a déjà indiqué, l’amnistie ou la grâce sont généralement incompatibles avec le devoir qu’ont les États d’enquêter sur des actes de torture et de lutter contre l’impunité des crimes internationaux (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 144).

3.  Application en l’espèce de ces principes

225.  En l’espèce, la Cour note que, peu après les événements de juin 1990, une enquête a été ouverte d’office. Débutées en 1990, les procédures pénales concernant le décès de M. Velicu-Valentin Mocanu survenu le 13 juin 1990 sont toujours pendantes, soit depuis plus de vingt ans.

226.  La Cour rappelle que sa compétence ratione temporis ne lui permet de prendre en considération que la période postérieure au 20 juin 1994, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie.

227.  Elle note qu’en 1994 l’affaire était pendante devant le parquet militaire. A ce propos, elle constate que l’enquête a été confiée aux procureurs militaires qui étaient, au même titre que certains des accusés, des militaires soumis au principe de la subordination à la hiérarchie (Şandru et autres, précité, § 74, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 137).

228.  Elle relève de plus que les lacunes de l’enquête ont été constatées par les autorités nationales elles-mêmes. Ainsi, la décision du 16 septembre 1998 du parquet près la Cour suprême de justice indiquait que, jusqu’alors, l’enquête n’avait pas permis de déterminer l’identité des personnes qui avaient effectivement mis en œuvre la décision de l’exécutif de faire appel à l’aide de civils pour rétablir l’ordre à Bucarest. Cette lacune de l’enquête tenait au « fait qu’aucune des personnes ayant exercé des fonctions à responsabilités à l’époque des faits n’a[vait] été entendue », notamment le président de la Roumanie alors en exercice, le Premier ministre et son adjoint, le ministre de l’Intérieur, le chef de la police, le chef du SRI et le ministre de la Défense (paragraphe 111 ci-dessus).

Cependant, l’enquête subséquente n’est pas parvenue à remédier à toutes les carences, ainsi qu’il a été constaté par les décisions de la Cour suprême de justice du 30 juin 2003 (paragraphe 121 ci-dessus) et de la Haute Cour de cassation et de justice du 17 décembre 2007 (paragraphe 125 ci-dessus), laquelle a relevé des vices de la procédure antérieure.

229.  S’agissant de l’obligation d’associer à la procédure les proches des victimes, la Cour observe que la requérante Anca Mocanu n’a pas été informée des progrès de l’enquête avant le réquisitoire du 18 mai 2000 renvoyant en jugement les accusés du meurtre par balle de son époux, qu’elle a été entendue pour la première fois par le procureur le 14 février 2007, soit presque dix-sept ans après les événements (paragraphe 144 ci-dessus), et que, après la décision de la Haute Cour de cassation et de justice du 17 décembre 2007, elle n’a plus été informée de cette enquête (paragraphe 147 ci-dessus).

Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que les intérêts de la requérante Anca Mocanu de participer à l’enquête aient été suffisamment protégés (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 141).

230.   De surcroit, l’importance de l’enjeu pour la société roumaine qui consistait dans le droit des nombreuses victimes de savoir ce qui s’était passé, ce qui implique le droit à une enquête judiciaire effective et l’éventuel droit à la réparation, aurait dû inciter les autorités internes à traiter le dossier promptement et sans retards inutiles afin de prévenir toute apparence d’impunité de certains actes (Şandru et autres, précité, § 79, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, §§ 142 et 144).

231.  A la différence de l’affaire Şandru et autres précitée, dans laquelle la procédure s’est achevée par une décision de justice définitive, la Cour observe en l’espèce que, s’agissant de la requérante Anca Mocanu, le 6 juillet 2011 l’affaire était toujours pendante devant le parquet (paragraphe 146 ci-dessus), et ce après deux renvois ordonnés par la plus haute juridiction du pays pour des lacunes ou des vices de procédure.

La Cour rappelle à cet égard que les obligations procédurales découlant de article 2 de la Convention peuvent difficilement être considérées comme accomplies lorsque les victimes ou leurs familles n’ont pas pu avoir accès à une procédure devant un tribunal indépendant appelé à connaître des faits (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 143).

232.  Eu égard aux éléments qui précèdent, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas agi avec le niveau de diligence requis au regard de l’article 2 de la Convention, en ce qui concerne Mme Anca Mocanu. Partant, elle conclut à la violation de cette disposition dans son volet procédural.

ACATRINEI ET AUTRES c. ROUMANIE du 26 mars 2013

requête no 10425/09 et 71 autres requêtes

Il n'y a pas d'enquête effective sur le charnier de Timişoara découvert le 16 décembre 1989 à l’encontre du régime communiste dirigé par Nicolae Ceauşescu.

LES FAITS

7. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, relèvent du même contexte historique et concernent la même procédure interne que celle ayant fait l’objet de l’arrêt Şandru et autres c. Roumanie (no 22465/03, §§ 6-47, 8 décembre 2009). Ils peuvent se résumer comme suit.

8.  Les requérants sont des victimes ou des ayants droit des victimes de la répression armée des manifestations ayant commencé à Timişoara le 16 décembre 1989 à l’encontre du régime communiste dirigé par Nicolae Ceauşescu.

9.  En janvier 1990, après la mort de Nicolae Ceauşescu et la chute du régime, le parquet militaire de Timişoara ouvrit d’office une enquête concernant la répression des manifestations. Il ressort des documents du dossier que tous les requérants des présentes affaires furent identifiés au cours de l’enquête comme étant des victimes de la répression ou des ayants droit.

10.  Par un réquisitoire du 30 décembre 1997, le parquet renvoya en jugement devant la Cour suprême de justice deux généraux, V.A.S. et M.C., accusés de meurtre et de tentative de meurtre, en tant que principaux responsables de l’organisation de la répression armée des manifestations anticommunistes à Timişoara. Le réquisitoire indiquait qu’il était loisible aux victimes et aux ayants droit de se constituer parties civiles devant la Cour suprême de justice.

Deux cent trente-quatre personnes se constituèrent parties civiles devant la juridiction suprême, dont plusieurs requérants des présentes affaires.

11.  Par un arrêt du 15 juillet 1999 rendu par une formation de trois juges, la Cour suprême de justice déclara les accusés coupables de la mort de soixante-douze personnes et de blessures infligées par différents moyens à des centaines d’autres et les condamna à une peine de quinze ans de réclusion criminelle, ainsi qu’au paiement, solidairement avec le ministère de la Défense, des dommages et intérêts alloués aux parties civiles. L’arrêt fut confirmé par un arrêt définitif du 25 février 2000 de la même cour statuant en formation de neuf juges.

12.  Le 18 octobre 2000, le ministère de la Défense versa aux parties civiles les dommages et intérêts auxquels il avait été condamné solidairement avec les deux généraux susmentionnés.

13.  Le 22 mars 2004, suite à un recours en annulation formé par le procureur général de la Roumanie, la Cour suprême de justice, statuant en une formation composée de soixante-quinze juges, cassa l’arrêt du 25 février 2000 et renvoya le dossier à une formation de trois juges de la même cour, en vue d’un nouvel examen du fond de l’affaire.

14.  Par un arrêt du 3 avril 2007, la Haute Cour de cassation et de justice (« HCCJ »), anciennement Cour suprême de justice, condamna les deux généraux à une peine de quinze ans de réclusion criminelle de différents chefs dont meurtre et tentative de meurtre pour avoir organisé et coordonné la répression des manifestations anticommunistes à Timişoara. Elle les condamna également à verser aux parties civiles les mêmes sommes que celles octroyées par le précédent jugement du 15  juillet 1999 et constata que ces sommes avaient déjà été versées par le ministère de la Défense.

15.  Par un arrêt définitif rendu le 15 octobre 2008, dont le texte fut mis au net à une date non précisée de 2009, la HCCJ confirma l’arrêt du 3 avril 2007.

LA CEDH

29.  Les requérants se plaignent de l’absence d’enquête effective sur les événements qui se sont déroulés à Timişoara en décembre 1989.

30.  Le Gouvernement conteste cette thèse, fondant ses arguments sur la complexité de l’affaire et l’enjeu en espèce.

31.  La Cour rappelle qu’une enquête doit être de nature à permettre, premièrement, de déterminer les circonstances ayant entouré les faits et, deuxièmement, d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 74, CEDH 2004‑XI ; Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96-97, 4 mai 2001 et Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 139, CEDH 2002‑IV). S’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit. L’obligation de l’État au regard de l’article 2 de la Convention ne peut être réputée satisfaite que si les mécanismes de protection prévus en droit interne fonctionnent effectivement, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009, et Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 191, CEDH 2009 et Şandru et autres précité, § 72).

32.  La Cour a énoncé des principes similaires quant aux obligations procédurales de l’État en cas d’allégations de traitement contraire à l’article 3 de la Convention (voir, parmi d’autres, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII ; Mahmut Kaya c. Turquie, n22535/93, § 124, CEDH 2000‑III ; Slimani c. France, n57671/00, §§ 30 et 31, CEDH 2004‑IX (extraits) ; Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 65, 26 juillet 2007 ; Nadrosov c. Russie, no 9297/02, § 38, 31 juillet 2008).

33.  En l’espèce, la Cour note d’emblée qu’une enquête pénale a été ouverte d’office au sujet de la répression meurtrière des manifestations anticommunistes à Timişoara en décembre 1989. Au cours de cette enquête, ayant abouti au réquisitoire du 30 décembre 1997 et à la condamnation définitive des responsables, tous les requérants dans les présentes affaires ont été identifiés comme victimes ou ayants droit (paragraphe 9 ci-dessus).

34.  Dans l’arrêt Şandru et autres précité (§§ 73-80) la Cour a déjà examiné la conduite, par les autorités nationales, de l’enquête ouverte d’office dans la présente affaire et a conclu à la violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural au motif que les autorités nationales n’ont pas agi avec le niveau de diligence requis.

35.  En l’espèce, la Cour constate qu’aucun élément ne lui permet de se démarquer des constats de l’arrêt précité.

Eu égard aux circonstances de l’affaire, ce constat vaut également pour le volet procédural de l’article 3 de la Convention (Association « 21 Décembre 1989 » et autres précité, §§ 152-154).

De surcroît, elle relève qu’aucune information dans le dossier n’indique que les autorités se soient acquittées de l’obligation d’associer les victimes ou les ayants droit à la procédure aux fins de protection de leurs intérêts légitimes, comme le requièrent tant l’article 2 de la Convention que le droit roumain (paragraphes 9 et 17 ci-dessus).

36.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue qu’une plainte pénale séparée dont se prévaut le Gouvernement et dont l’accessibilité n’a en aucune façon été démontrée, eut sensiblement modifié le déroulement de l’enquête ouverte d’office (voir aussi Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 110-111, CEDH 1999‑IV et İlhan précité, §§ 63 et 64).

37.  Partant, la Cour rejette le volet pénal de l’exception préliminaire du Gouvernement (paragraphe 27 ci-dessus) et conclut à la violation de des articles 2 et respectivement 3 de la Convention dans leurs volets procéduraux (voir le tableau en annexe pour l’article de la Convention invoqué dans chaque requête).

L'ENQUÊTE EST UNE OBLIGATION DE MOYEN ET NON DE RÉSULTAT

Hanan c. Allemagne du 16 Février 2020 requête n° 4871/16

Article 2 : L’investigation conduite par les autorités allemandes à la suite de la frappe aérienne mortelle dans le cadre de l’OTAN en Afghanistan n’a pas violé la Convention

L’affaire concerne les investigations conduites à la suite de la mort des deux fils du requérant lors d’un bombardement près de Kunduz, en Afghanistan, ordonné par un colonel des forces allemandes de la Force internationale d’assistance à la sécurité dépendant de l’OTAN. La Cour juge que le fait que l’Allemagne ait conservé sa compétence exclusive à l’égard des infractions graves commises par ses troupes déployées dans le cadre de la Force internationale d’assistance à la sécurité et le fait que le droit interne et le droit international l’obligeaient de surcroît à enquêter sur ces infractions s’analysent en des « circonstances propres » qui, combinées, font naître un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de la Convention et déclenchent de ce fait l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2. La Cour observe que le procureur général près la Cour fédérale de justice a considéré que la responsabilité pénale du colonel K. n’était pas engagée principalement parce qu’il a estimé que, au moment où il avait ordonné la frappe aérienne, le colonel était convaincu qu’aucun civil n’était présent sur le banc de sable. Le procureur général a conclu que le mis en cause n’avait pas agi dans l’intention de causer des pertes civiles excessives – condition nécessaire pour que sa responsabilité pût être engagée sur le terrain de la disposition correspondante du code des crimes de droit international. Il estimait en outre qu’il était exclu d’engager la responsabilité du colonel en vertu du code pénal, la licéité de la frappe au regard du droit international étant constitutive d’un fait justificatif. Le colonel a considéré que les combattants talibans armés qui s’étaient emparés des deux camions-citernes étaient membres d’un groupe armé organisé qui était partie au conflit armé, et qu’ils constituaient donc des cibles militaires légitimes. La Cour note que les autorités civiles de poursuite allemandes n’avaient juridiquement aucun pouvoir d’enquête en Afghanistan en vertu de l’accord de statut des forces de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS), et qu’elles ne pouvaient prendre aucune mesure d’enquête à moins de recourir à la coopération judiciaire. Toutefois, le procureur général a pu examiner un volume considérable d’informations sur les circonstances et les effets de la frappe. Saisie par le requérant, la Cour constitutionnelle fédérale a examiné l’effectivité de l’enquête. Notant que la Cour constitutionnelle fédérale est compétente pour infirmer une décision de clôture d’une enquête pénale, la Cour conclut que le requérant a disposé d’un recours qui lui permettait de faire contrôler l’effectivité de l’enquête. Enfin, la Cour observe que l’enquête menée sur la frappe aérienne par la commission d’enquête parlementaire a offert au public la possibilité d’exercer un droit de regard important sur l’affaire.

Art. 1 • Existence d’un lien juridictionnel de nature à déclencher l’obligation d’enquêter sur des décès de civils causés par une frappe aérienne ordonnée lors d’une phase d’hostilités actives d’un conflit armé extraterritorial • Existence de « circonstances propres » établissant un lien : compétence exclusive de l’Allemagne à l’égard des infractions graves commises par ses troupes et obligation d’enquêter en vertu du droit international humanitaire (DIH) et du droit interne • Impossibilité juridique pour les autorités afghanes d’ouvrir une enquête

Art. 2 (volet procédural) • Caractère adéquat, promptitude, célérité raisonnable et indépendance de l’enquête • Absence de conflit de normes matériel entre le DIH et l’art 2 • Faits établis de manière fiable, à l’issue d’un examen approfondi, en vue d’apprécier la licéité du recours à la force létale • Participation des proches et contrôle du public • Existence d’un recours effectif pour contester l’effectivité de l’enquête

FAITS

Le requérant, M. Abdul Hanan, est un ressortissant afghan, né en 1975 et résidant à Omar Khel (Afghanistan). Après les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis s’engagèrent le 7 octobre 2001 dans une intervention militaire en Afghanistan, nommée « Liberté immuable ». En novembre 2001, le Parlement allemand autorisa le déploiement de soldats allemands dans le cadre de cette opération. Au début du mois de décembre 2001, des leaders afghans se rencontrèrent à Bonn sous l’égide des Nations unies pour décider d’un plan de gouvernement du pays et instaurèrent une autorité intérimaire afghane. Le 5 décembre 2001, ils conclurent « l’Accord de Bonn », demandant l’assistance de la communauté internationale pour le maintien de la sécurité en Afghanistan et prévoyant la création de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS). En décembre 2001, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies autorisa la constitution de la FIAS qui devait aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul et dans ses environs, de telle sorte que l’Autorité intérimaire et le personnel des Nations unies puissent travailler dans un environnement sûr. La mission des forces engagées dans l’opération Liberté immuable était de mener des activités de lutte contre le terrorisme et de contre-insurrection. En décembre 2001, le Parlement allemand autorisa le déploiement de forces armées allemandes au sein de la FIAS. Le 11 août 2003, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) prit le commandement de la FIAS. À la fin de l’année 2006, la FIAS était responsable de la sécurité de tout le territoire afghan. A partir du mois d’avril 2009, la sécurité se détériora gravement dans la région de Kunduz qui devint une zone hautement conflictuelle. Le 3 septembre 2009, des insurgés s’emparèrent de deux camions-citernes qui furent immobilisés sur un banc de sable de la rivière Kunduz à sept kilomètres environ de la base militaire des équipes de reconstruction provinciale (PRT) de Kunduz. Pour dégager les camions, les insurgés firent venir des habitants des villages voisins. Vers 20 heures, la PRT de Kunduz était avertie du vol des camions. Le colonel K., de l’armée allemande, qui commandait la PRT de Kunduz, craignant une attaque, ordonna de bombarder les camions-citernes qui étaient toujours immobilisés. Le bombardement effectué dans la nuit détruisit les deux camions-citernes et tua plusieurs personnes, des insurgés et des civils, dont les deux fils du requérant, Abdul Bayan (douze ans) et Nesarullah (huit ans). Dans la matinée du 4 septembre 2009, le général de brigade V. – responsable du commandement régional (CR) dont dépendait la PRT de Kunduz – dépêcha une équipe d’enquête de la police militaire allemande à Kunduz pour appuyer la PRT de Kunduz dans son enquête. Le 5 novembre 2009, le parquet général de Dresde pria le procureur général près la Cour fédérale de justice d’examiner la possibilité de se saisir de l’affaire eu égard à la commission potentielle d’une infraction au code des crimes de droit international. A ce stade, le procureur général avait déjà ouvert, le 8 septembre 2009, une enquête préliminaire et entrepris de vérifier sa compétence. Le 12 mars 2010, le procureur général ouvrit une enquête pénale dirigée contre le colonel K. et le sergent-chef W qui avait assisté le colonel la nuit de la frappe. L’enquête pénale fut clôturée le 16 avril 2010, le procureur général concluant qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour engager la responsabilité pénale des mis en cause, que ce fût au regard du code des crimes de droit international ou au regard du code pénal. Il estimait que la situation dans le nord de l’Afghanistan où les forces allemandes étaient déployées était celle d’un conflit armé non international au sens du droit international humanitaire. Il estimait que cette situation déclenchait l’applicabilité du droit international humanitaire et du code allemand des crimes de droit international. Il concluait que le colonel K. n’avait pas eu l’intention de tuer ou blesser des civils ni d’endommager de biens et que l’élément intentionnel était nécessaire à l’infraction. La responsabilité du colonel ne pouvait donc pas être engagée sur le terrain du code des crimes de droit international. Il considérait en outre qu’il était exclu d’engager la responsabilité du colonel en vertu du code pénal, la licéité de la frappe au regard du droit international étant constitutive d’un fait justificatif. Dans sa décision de clôture, le procureur général considérait que deux points en particulier devaient être éclaircis : l’appréciation subjective que le colonel K. avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne, et le nombre exact de personnes qui avaient été blessées ou tuées par la frappe. La version du colonel K. était qu’il pensait que ne se trouvaient aucun civil mais seulement des insurgés talibans près des camions citernes lorsqu’il avait ordonné la frappe. Le procureur estimait cette version corroborée par de nombreux éléments objectifs, les dépositions des personnes présentes au moment des faits et les vidéos aériennes prises avant et pendant la frappe. Le procureur général notait aussi que les autres personnes présentes au poste de commandement avaient toutes témoigné de manière crédible et qu’elles avaient agi avec la conviction qu’il n’y avait sur place que des insurgés et aucun civil. Le 12 avril 2010, M. Hanan saisit, par l’intermédiaire de son représentant, le procureur général d’une plainte pénale relative au décès de ses deux fils. Il demanda également l’accès au dossier de l’enquête. Par une lettre du 27 avril 2010, le procureur général informa le représentant du requérant que l’enquête pénale avait été close. Le 15 novembre 2010, M. Hanan saisit la cour d’appel de Düsseldorf d’une demande pour solliciter l’inculpation des mis en cause ou, à défaut, la poursuite par le parquet compétent des investigations visant à déterminer leur responsabilité au regard du code pénal. Il soutenait notamment qu’il était nécessaire de prendre certaines mesures d’enquête complémentaires. Le 13 décembre 2010, rendant ses observations, le procureur général estima que cette demande devait être déclarée irrecevable pour non-respect des règles de forme ou pour défaut de fondement. Il affirmait que toutes les mesures d’investigation nécessaires avaient été prises. Le 16 février 2011, la cour d’appel de Düsseldorf déclara la demande d’ouverture de poursuites irrecevable pour nonrespect des règles de forme.

Le 28 mars 2011, M. Hanan introduisit un recours en audition (Gehörsrüge) relativement à la décision de la cour d’appel. La cour d’appel rejeta le recours pour défaut de fondement, au motif que la décision du 16 février 2011 reposait exclusivement sur les observations du requérant et ne portait que sur le respect des règles de forme. M. Hanan introduisit deux recours constitutionnels – le second recouvrant le premier – devant la Cour constitutionnelle fédérale, alléguant que l’enquête pénale avait été ineffective. Le 8 décembre 2014, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’accueillir le recours constitutionnel pour autant qu’il concernait l’accès au dossier de l’enquête. Le 19 mai 2015, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’accueillir le recours constitutionnel pour autant qu’il concernait l’effectivité de l’enquête pénale, jugeant qu’en toute hypothèse, cette partie du recours était dépourvue de fondement. La Cour constitutionnelle considéra que le procureur général n’avait pas méconnu l’importance du droit à la vie et l’obligation de l’Etat à le protéger, ni méconnu l’obligation de mener une enquête effective sur les décès, conformément à la jurisprudence des juges constitutionnels allemands et de la Cour européenne des droits de l’homme. Le 16 décembre 2009, le Parlement allemand instaura une commission d’enquête pour déterminer notamment si la frappe avait été opérée conformément au mandat qui avait été donné aux forces armées allemandes, à la planification opérationnelle et aux ordres et règles d’engagement applicables. Le 20 octobre 2011, rendant son rapport, la commission considéra qu’il découlait des informations dont elle disposait que cette frappe ne pouvait pas être considérée comme proportionnée et n’aurait pas dû être ordonnée mais que, au moment des faits, le colonel K. avait agi sur la base des informations qu’il avait alors, dans le but de protéger « ses » soldats, et que dès lors, sa décision d’ordonner la frappe était compréhensible.

M. Hanan et une autre personne introduisirent une action civile contre la République fédérale d’Allemagne afin d’obtenir réparation pour la mort de leurs proches dans la frappe aérienne du 4 septembre 2009. Le 6 octobre 2016, après que le tribunal régional de Bonn puis la cour d’appel de Cologne eurent repoussé l’action des plaignants, la Cour fédérale de justice rejeta le pourvoi pour défaut de fondement. La Cour constitutionnelle fédérale refusa le recours constitutionnel dont le requérant l’avait saisie relativement à cette procédure civile.

Sur la recevabilité – question du lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de la Convention

Le requérant se plaint exclusivement sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention de l’enquête pénale qui a été menée sur la frappe aérienne dans laquelle ses deux fils ont été tués. La Cour a énoncé dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres, les principes à appliquer pour déterminer l’existence d’un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de la Convention dans les cas où le décès est survenu hors du territoire de l’Etat contractant dont est invoquée l’obligation procédurale sous l’angle de l’article 2.

La Cour observe que les autorités allemandes ont ouvert en vertu des dispositions du droit interne une enquête pénale sur les décès de civils (dont celui des deux fils du requérant) causés par la frappe aérienne opérée près de Kunduz le 4 septembre 2009. Toutefois, la Cour juge inapplicable en l’espèce le principe selon lequel l’ouverture par les autorités nationales d’une enquête ou procédure pénale sur un décès survenu hors de la juridiction territoriale de l’Etat – ce dernier n’exerçant alors pas sur les lieux sa juridiction extraterritoriale – suffit pour établir un lien juridictionnel entre l’Etat et les proches de la victime qui introduisent ensuite une requête contre cet Etat. Cependant, la Cour considère, premièrement, que l’Allemagne était tenue en vertu du droit international humanitaire coutumier d’enquêter sur la frappe aérienne en cause, les faits étant susceptibles d’engager la responsabilité pénale individuelle pour crime de guerre de membres des forces armées allemandes. Deuxièmement, juridiquement, les autorités afghanes ne pouvaient ouvrir elles-mêmes une enquête pénale dirigée contre le colonel K. et le sergent-chef W : en vertu de l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS, les États ayant fourni des troupes ayant conservé une compétence exclusive quant à toute infraction pénale ou faute disciplinaire que les membres de leur contingent pourraient commettre sur le territoire afghan. Cette disposition constitue une règle d’immunité dans la mesure où elle protège de toute poursuite de la part des autorités afghanes les militaires fournis à la FIAS par les États. C’est aussi une règle de compétence, qui précise de la compétence de quelles autorités les agents de la FIAS relèvent en matière pénale, et qui prévoit que seul leur État peut ouvrir contre eux une enquête ou une procédure pénale, même pour crime de guerre. Troisièmement, les autorités de poursuite allemandes étaient également tenues d’ouvrir une enquête pénale en vertu du droit interne, ainsi que le Gouvernement l’a confirmé. Cette enquête a été menée par le parquet général. La Cour constate en outre que dans la majorité des États contractants qui participent à des opérations militaires à l’étranger, les autorités nationales compétentes sont tenues en vertu du droit interne d’enquêter sur les allégations de crime de guerre ou d’homicide illicite perpétrés à l’étranger par des membres de leurs forces armées, et que l’obligation d’enquêter est considérée comme une obligation essentiellement autonome. En l’espèce, le fait que l’Allemagne ait conservé sa compétence exclusive à l’égard des infractions graves commises par ses troupes et le fait que le droit interne et le droit international l’obligeaient de surcroît à enquêter sur ces infractions s’analysent en des « circonstances propres » qui, combinées, sont de nature à faire naître un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de la Convention et à déclencher de ce fait l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2. Le requérant ne formulant aucun grief relatif à l’acte matériel à l’origine de l’obligation d’enquêter, la Cour n’a donc pas à rechercher sous l’angle de l’article 1, l’existence d’un lien juridictionnel en relation avec une obligation matérielle au regard de l’article 2. La Cour souligne cependant que l’établissement d’un lien juridictionnel en relation avec l’obligation procédurale de l’article 2 ne signifie pas que l’acte matériel relève nécessairement de la compétence de l’Etat contractant ni qu’il soit attribuable à cet Etat. La Cour considère donc que la présente affaire porte uniquement sur ce qu’ont ou n’ont pas fait, d’une part, les militaires allemands qui ont enquêté en Afghanistan dans le cadre de la compétence exclusive que l’Allemagne avait conservée en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS à l’égard des infractions pénales ou fautes disciplinaires que les soldats allemands pourraient commettre sur le territoire afghan, et sur ce qu’ont ou n’ont pas fait, d’autre part, les autorités de poursuite et les autorités judiciaires en Allemagne. C’est à ces deux égards que la responsabilité de l’Allemagne est susceptible d’être engagée au regard de la Convention.

Article 2

La Cour considère approprié d’examiner les griefs du requérant sous le seul angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention. La Cour note que l’enquête pénale a établi que les deux fils du requérant avaient été tués par la frappe ordonnée par le colonel K. le 4 septembre 2009. Le procureur général près la Cour fédérale de justice a considéré que la responsabilité pénale du colonel K. n’était pas engagée principalement parce qu’il a estimé que, au moment où il avait ordonné la frappe aérienne, le colonel était convaincu qu’aucun civil n’était présent sur le banc de sable. Le procureur général a conclu que le mis en cause n’avait pas agi dans l’intention de causer des pertes civiles excessives – condition nécessaire pour que sa responsabilité pût être engagée sur le terrain de la disposition correspondante du code des crimes de droit international. Il a considéré que les combattants talibans armés qui s’étaient emparés des deux camions-citernes étaient membres d’un groupe armé organisé qui était partie au conflit armé, et qu’ils constituaient donc des cibles militaires légitimes. Pour répondre aux questions de droit que posait l’examen de la responsabilité pénale du colonel K., le procureur général a essentiellement cherché à éclaircir deux points de fait : d’une part, l’appréciation subjective que le colonel avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne, élément crucial aux fins de l’appréciation à la fois de sa responsabilité au regard du code des crimes de droit international et de la licéité de la frappe au regard du droit international humanitaire et, d’autre part, le nombre de victimes. La Cour note que les autorités civiles de poursuite allemandes n’avaient juridiquement aucun pouvoir d’enquête en Afghanistan en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS, et qu’elles ne pouvaient prendre aucune mesure d’enquête à moins de recourir à la coopération judiciaire. Toutefois, le procureur général a pu examiner un volume considérable d’informations sur les circonstances et les effets de la frappe. Le procureur général a interrogé les mis en cause et les autres soldats présents au centre de commandement au moment des faits. Il a jugé crédibles leurs déclarations selon laquelle ils avaient agi avec la conviction qu’il n’y avait sur place que des insurgés et aucun civil. Il a noté que cette version était corroborée par des éléments objectifs et des preuves telles que les enregistrements audio des échanges radio entre le centre de commandement et les pilotes des avions F-15 américains ou les images thermiques provenant des caméras infrarouges de ces avions. Il a établi que le colonel K. avait fait appeler l’informateur au moins sept fois pour vérifier qu’aucun civil ne se trouvait sur les lieux et que les informations données par lui correspondaient aux images de la vidéo provenant des avions. La Cour n’a pas de raison de mettre en doute l’appréciation opérée par le procureur général, puis par la Cour constitutionnelle fédérale, selon laquelle l’audition d’autres témoins n’aurait pas permis d’obtenir plus d’informations sur le point de savoir si le colonel K. s’attendait à faire des victimes civiles au moment où il avait ordonné la frappe aérienne. La Cour ne perçoit pas non plus la nécessité d’interroger d’autres experts militaires ou d’organiser une reconstitution au centre de commandement. Le rapport de l’équipe d’enquête de la FIAS avait été établi par des experts militaires de différents pays. Le procureur général en a conclu que toutes les mesures de précaution avaient été prises et qu’au moment où il avait ordonné la frappe, le colonel K. n’avait aucune raison de soupçonner la présence de civils à proximité des camionsciternes et n’était pas tenu d’adresser des avertissements préalables. En ce qui concerne l’établissement précis du nombre et de la qualité des victimes, le procureur général a tenu compte des écarts que présentaient les conclusions des différents rapports à cet égard, des différences de mode de calcul entre les uns et les autres et des éléments de preuve disponibles, y compris les données vidéo, et il a conclu que la frappe avait vraisemblablement fait une cinquantaine de morts et de blessés, et que parmi ces victimes, il y avait bien plus de combattants talibans que de civils. La Cour admet qu’il n’était pas possible d’obtenir des données plus précises dans les conditions hautement conflictuelles qui prévalaient sur place. Elle observe aussi que le nombre précis de victimes civiles était sans incidence sur l’appréciation juridique de la responsabilité pénale du colonel K., qui portait principalement sur l’appréciation subjective que l’intéressé avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne. La Cour estime que les circonstances de la frappe aérienne qui a tué les deux fils du requérant, et notamment le processus de prise de décision et de vérification de la cible qui a abouti à l’ordre d’engager la frappe ont été établies de manière fiable à l’issue d’un examen approfondi visant à déterminer la licéité du recours à la force létale. La Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention n’impose pas forcément d’instaurer un contrôle juridictionnel des décisions d’enquête. Le Gouvernement a néanmoins indiqué que le requérant avait disposé de deux voies de droit pour contester l’effectivité de l’enquête, et qu’il avait exercé l’une et l’autre : la demande d’ouverture de poursuites introduite devant la cour d’appel, et le recours constitutionnel. La Cour relève que la cour d’appel a déclaré irrecevable la demande d’ouverture de poursuites. Elle observe que l’application des critères de recevabilité était conforme à la jurisprudence bien établie des juridictions internes et que la cour d’appel a bel et bien procédé à un examen approfondi des éléments mentionnés par le requérant et de la décision du procureur général, comme l’a d’ailleurs constaté la Cour constitutionnelle fédérale. Saisie par le requérant, la Cour constitutionnelle fédérale a examiné l’effectivité de l’enquête. Notant que la Cour constitutionnelle fédérale est compétente pour infirmer une décision de clôture d’une enquête pénale, la Cour conclut que le requérant a disposé d’un recours qui lui permettait de faire contrôler l’effectivité de l’enquête. Enfin, la Cour observe que l’enquête menée sur la frappe aérienne par la commission d’enquête parlementaire a offert au public la possibilité d’exercer un droit de regard important sur l’affaire. Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour conclut que l’enquête menée par les autorités allemandes sur le décès des deux fils du requérant a satisfait à l’obligation d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition dans son volet procédural.

RECEVABILITE

137.   Dans le cas d’espèce, la Cour considère premièrement que l’Allemagne était tenue en vertu du droit international humanitaire coutumier d’enquêter sur la frappe aérienne en cause, les faits étant susceptibles d’engager la responsabilité pénale individuelle pour crime de guerre de membres des forces armées allemandes (voir, en particulier, la règle 158 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et l’obligation pour les États participant à des opérations multinationales menées sous l’égide d’une organisation internationale de veiller au respect par leur contingent national du droit international humanitaire dans son ensemble, y compris le droit international humanitaire coutumier, notamment en exerçant les pouvoirs qu’ils conservent en matière disciplinaire et pénale (paragraphe 83 ci-dessus) ; voir aussi les principes fondamentaux et directives des Nations unies (paragraphe 86 ci-dessus) et les précisions complémentaires émanant de différents organes internationaux de protection des droits de l’homme (paragraphes 87‑89 ci‑dessus)). L’existence en droit international d’une obligation d’enquête, à laquelle a souscrit le gouvernement défendeur en l’espèce, reflète la gravité de l’infraction alléguée (Géorgie c. Russie (II), précité, § 331).

138.   Deuxièmement, la Cour considère que, juridiquement, les autorités afghanes ne pouvaient ouvrir elles-mêmes une enquête pénale dirigée contre le colonel K. et le sergent-chef W : en vertu de l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS, qui reflète la pratique normalement suivie lorsque des États fournissent des contingents aux fins de missions militaires menées sous mandat des Nations unies, les États qui avaient fourni des troupes à la force avaient conservé à leur égard une compétence exclusive quant à toute infraction pénale ou faute disciplinaire que les membres de leur contingent pourraient commettre sur le territoire afghan (paragraphe 75 ci-dessus). Le gouvernement défendeur et les gouvernements intervenants voient dans cette disposition une règle d’immunité. De l’avis de la Cour, c’en est une dans la mesure où elle protège contre toute poursuite de la part des autorités afghanes les militaires fournis à la FIAS par les États. Cependant, il s’agit aussi, comme le soutient le requérant, d’une règle de compétence, qui précise de la compétence de quelles autorités les agents de la FIAS relèvent en matière pénale, et qui prévoit que seul leur État peut ouvrir contre eux une enquête ou une procédure pénale, même pour crime de guerre. Ainsi, si les États qui mettent des contingents à la disposition de la FIAS (ou d’autres missions militaires multinationales) n’enquêtent pas sur les allégations selon lesquelles des membres de leur contingent auraient commis des infractions pénales et, dès lors, n’exercent pas leur compétence pénale à l’égard des faits allégués, il peut en résulter une impunité des auteurs de faits répréhensibles, notamment de faits engageant la responsabilité pénale individuelle de leurs auteurs en droit international.

139.  Troisièmement, les autorités de poursuite allemandes étaient également tenues d’ouvrir une enquête pénale en vertu du droit interne, ainsi que le Gouvernement l’a confirmé. Cette enquête a été menée par le procureur général parce qu’elle concernait notamment la responsabilité potentielle du colonel K. et du sergent-chef W – deux ressortissants allemands – pour crime de guerre, au sens du code des crimes de droit international.Or le procureur général est seul compétent pour poursuivre les infractions réprimées par ce code (paragraphe 101 ci-dessus), auxquelles s’appliquent le principe de la compétence universelle (paragraphe 95 ci‑dessus) et le principe de l’obligation de poursuivre. En vertu du droit interne, les autorités allemandes ne pouvaient renoncer à ouvrir une enquête en pareilles circonstances que si l’infraction alléguée avait déjà fait l’objet d’une enquête soit dans le cadre d’une procédure ouverte devant un tribunal international soit de la part des autorités du territoire sur lequel elle s’était supposément produite ou dont les victimes étaient des ressortissants (paragraphe 96 ci-dessus). Or ces deux dernières possibilités étaient exclues en l’espèce puisque, en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS, l’Allemagne avait conservé sa compétence exclusive à l’égard de toute infraction pénale que pourraient commettre les membres de ses troupes sur le territoire afghan.

140.  À cet égard, la Cour observe que le code allemand des crimes de droit international réprime des infractions qui sont graves par nature.Comme la disposition correspondante du code de procédure pénale, il a été adopté lorsque l’Allemagne a ratifié le Statut de Rome et a pour buts de permettre l’ouverture d’enquêtes et de poursuites au niveau interne à l’égard de ces infractions et d’écarter ainsi tout risque que leurs auteurs ne demeurent impunis (paragraphe 94 ci-dessus).

141.  La Cour constate en outre qu’il ressort des informations dont elle dispose que dans la majorité des États contractants qui participent à des opérations militaires à l’étranger, les autorités nationales compétentes sont tenues en vertu du droit interne d’enquêter sur les allégations de crime de guerre ou d’homicide illicite perpétrés à l’étranger par des membres de leurs forces armées, et que l’obligation d’enquêter est considérée comme une obligation essentiellement autonome (paragraphe 90 ci-dessus).

142.  En l’espèce, le fait que l’Allemagne ait conservé sa compétence exclusive à l’égard des infractions graves commises par ses troupes et le fait que le droit interne et le droit international l’obligeaient de surcroît à enquêter sur ces infractions s’analysent en des « circonstances propres » qui, combinées, sont de nature à faire naître un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de la Convention et à déclencher de ce fait l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2.

143.  Le requérant ne formule aucun grief relativement à l’acte matériel qui se trouve à l’origine de l’obligation d’enquêter. La Cour n’a donc pas à rechercher, aux fins de l’article 1 de la Convention, l’existence d’un lien juridictionnel en relation avec une obligation matérielle au regard de l’article 2. Elle souligne cependant que l’établissement d’un lien juridictionnel en relation avec l’obligation procédurale que recèle l’article 2 ne signifie pas que l’acte matériel relève nécessairement de la compétence de l’État contractant ni qu’il soit attribuable à cet État.

144.  Partant, la présente affaire porte uniquement sur ce qu’ont ou n’ont pas fait, d’une part, les militaires allemands qui ont enquêté en Afghanistan dans le cadre de la compétence exclusive que l’Allemagne avait conservée en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS à l’égard des infractions pénales ou fautes disciplinaires que les soldats allemands pourraient commettre sur le territoire afghan, et sur ce qu’ont ou n’ont pas fait, d’autre part, les autorités de poursuite et les autorités judiciaires en Allemagne. C’est à ces deux égards que la responsabilité de l’Allemagne est susceptible d’être engagée au regard de la Convention (voir, à titre de comparaison, Jaloud, précité, §§ 154‑155).

145.  La Cour n’oublie ni que l’Allemagne disposait juridiquement de pouvoirs d’enquête limités en Afghanistan ni que les décès en cause sont survenus dans le contexte d’hostilités actives. Elle considère néanmoins que ces éléments n’excluent pas en eux-mêmes la possibilité de conclure qu’il aurait fallu prendre certaines mesures d’enquête complémentaires, en Allemagne ou même en Afghanistan, éventuellement en faisant appel à la technologie moderne et à la coopération judiciaire. Les difficultés particulières que les autorités allemandes ont pu rencontrer dans le cadre de l’enquête sont des points qui relèvent de la portée et de la teneur de l’obligation procédurale que l’article 2 faisait peser sur elles, et donc du fond de l’affaire (Güzelyurtu et autres, précité, § 197).

Article 2

198.  Dans le cadre de la procédure interne, la situation dans le contexte de laquelle a eu lieu la frappe aérienne qui a tué les deux fils du requérant a été qualifiée de conflit armé non international aux fins du droit international humanitaire. S’il admet que l’Allemagne n’a pas fait usage du droit de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention, le Gouvernement considère que, conformément à l’approche suivie par la Cour dans l’affaire Hassan, précitée, c’est à l’aune du droit international humanitaire qu’il y a lieu de déterminer quelles étaient les obligations de l’État défendeur dans ces conditions.

199.  La Cour observe qu’il n’y a pas de conflit de normes matériel entre les règles du droit international humanitaire applicables en l’espèce  et celles découlant de la Convention quant à l’effectivité des enquêtes. Elle n’a donc pas à trancher la question de savoir, dans le cas présent, s’il y a lieu de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer la Convention bien qu’aucune dérogation formelle n’ait été déposée en vertu de l’article 15 : elle peut se borner à examiner les faits de la cause à l’aune de sa jurisprudence relative à l’article 2 (ibidem, §§ 98 et suiv.).

200.  La Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 doit être appliquée de manière réaliste (Al-Skeini et autres, précité, § 168). Elle considère que les difficultés et contraintes qu’a causées aux autorités d’enquête le fait que les décès soient survenus pendant une phase d’hostilités actives menées dans le cadre d’un conflit armé (extraterritorial) ont touché l’enquête dans son ensemble et ont continué à peser tout au long des investigations sur la capacité des autorités, et notamment des autorités civiles de poursuite en Allemagne, à prendre des mesures d’enquête. Elle juge en conséquence qu’il convient d’examiner l’enquête menée par ces autorités à la lumière des normes qu’elle a établies en ce qui concerne les enquêtes menées sur des décès survenus dans le cadre de conflits armés extraterritoriaux. Ces normes, énoncées d’abord dans l’arrêt Al-Skeini et autres, ont été réaffirmées dans l’arrêt Jaloud (précité, § 186).

201.  La forme d’enquête qui sera de nature à permettre d’atteindre les objectifs poursuivis par l’article 2 peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités retenues, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention (Al-Skeini et autres, précité, § 165).

202.  Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate . Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances ainsi que d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables . Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat . Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises criminalistiques et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Armani Da Silva, précité, § 233, et Al-Skeini et autres, précité, § 166).

203.  En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents, faute de quoi la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables s’en trouverait compromise de façon décisive (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009, et Armani Da Silva, précité, § 234). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce : ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009, et Armani Da Silva, précité, § 234). Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés.

204.  À l’évidence, il se peut que, si le décès au sujet duquel l’article 2 impose une enquête survient dans un contexte de violences généralisées, de conflit armé ou d’insurrection, les investigateurs rencontrent des obstacles et que, comme l’a par ailleurs fait observer le Rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, des contraintes précises imposent le recours à des mesures d’enquête moins efficaces ou retardent les recherches (Al-Skeini et autres, précité, § 164, voir aussi Bazorkina c. Russie, no 69481/01, § 121, 27 juillet 2006). Il n’en reste pas moins que l’obligation qu’impose l’article 2 implique l’adoption, même dans des conditions de sécurité difficiles, de toutes les mesures raisonnables, de manière à garantir qu’une enquête effective et indépendante soit conduite sur les violations alléguées du droit à la vie.

205.  L’enquête doit aussi être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont directement eu recours à la force létale mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment la préparation des opérations en question et le contrôle exercé sur elles, lorsque ces éléments sont nécessaires pour déterminer si l’État a satisfait ou non à l’obligation de protéger la vie que l’article 2 fait peser sur lui. Cela implique d’interroger comme il se doit les membres des forces armées apparemment impliqués dans les faits.

206.  D’une manière générale, on peut considérer que pour qu’une enquête sur une allégation d’homicide illicite commis par des agents de l’État soit effective, il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Armani Da Silva, précité, § 232, et Al-Skeini et autres, précité, § 167).

207.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre, toutefois, qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Cela dit, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Armani Da Silva, précité, § 237, et Al-Skeini et autres, précité, § 167).

208.  Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes . Cependant, les éléments d’enquête peuvent comprendre des données sensibles, et leur divulgation ne saurait donc être considérée comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 . Par ailleurs, l’article 2 n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Velcea et Mazăre, précité, § 113, Ramsahai et autres, précité, § 348, et Armani Da Silva, précité, § 236). Enfin, l’issue de l’enquête doit être dûment portée à la connaissance des proches (Damayev c. Russie, no 36150/04, § 87, 29 mai 2012).

209.  Le caractère adéquat des mesures d’investigation, la promptitude et l’indépendance de l’enquête ainsi que la participation des proches du défunt sont des paramètres qui sont liés entre eux et dont aucun, pris isolément, ne constitue une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité que toute question doit être appréciée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225).

210.  L’article 2 n’implique pas un droit à obtenir que des tiers soient poursuivis ou condamnés pour une infraction pénale (Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, § 117, et Armani Da Silva, précité, § 238). À ce jour, la Cour n’a jamais jugé fautive une décision relative à l’ouverture de poursuites qui faisait suite à une enquête à tous autres égards conforme à l’article 2 (Armani Da Silva, précité, § 259), ni exigé que la juridiction interne compétente ordonne l’ouverture de poursuites alors que cette juridiction avait conclu après avoir dûment examiné la question que l’application des dispositions pertinentes du droit pénal aux faits connus n’aurait pas abouti à une condamnation (Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, § 123).

Application de ces principes au cas d’espèce

a)      Sur le caractère adéquat de l’enquête

211.  La Cour note d’emblée que l’enquête pénale a établi que les deux fils du requérant avaient été tués par la frappe ordonnée par le colonel K. le 4 septembre 2009. Il n’était pas contesté que les camions-citernes visés par cette frappe avaient été volés et étaient toujours en la possession des insurgés au moment du bombardement, ni que celui-ci avait fait des victimes civiles. La cause et les responsables du décès des fils du requérant étaient connus dès le début de l’enquête (voir, a contrario, Jaloud, précité).

212.  Le procureur général a considéré que la responsabilité pénale du colonel K. n’était pas engagée principalement parce qu’il a estimé que, au moment où il avait ordonné la frappe aérienne, le colonel était convaincu qu’aucun civil n’était présent sur le banc de sable (paragraphes 33 - 49 ci-dessus). Il a donc conclu que le mis en cause n’avait pas agi dans l’intention de causer des pertes civiles excessives – condition nécessaire pour que sa responsabilité pût être engagée sur le terrain de la disposition correspondante du code des crimes de droit international. Il a également considéré qu’il était exclu d’engager la responsabilité du colonel K. sur le terrain du droit pénal général, car il a estimé que la frappe était licite au regard du droit international humanitaire. À cet égard, il a expliqué le sens dans lequel il employait les termes « insurgés » et « talibans » dans sa décision, ainsi que la situation au regard du droit international humanitaire des victimes de la frappe aérienne. Il a considéré que les combattants talibans armés qui s’étaient emparés des deux camions-citernes étaient membres d’un groupe armé organisé qui était partie au conflit armé, et qu’ils constituaient donc des cibles militaires légitimes. Il a précisé que toute personne qui était fonctionnellement intégrée dans un groupe armé organisé et qui y exerçait une fonction de combat continue devenait une cible militaire légitime. Il a ajouté que toutes les victimes de la frappe aérienne qui n’étaient pas des combattants talibans, y compris celles qui aidaient les talibans à dégager les camions-citernes du banc de sable et celles qui cherchaient à obtenir du carburant pour leur propre bénéfice, étaient des civils protégés par le droit international humanitaire.

213.  Pour répondre aux questions de droit que posait l’examen de la responsabilité pénale du colonel K., le procureur général a essentiellement cherché, dans le cadre de son enquête, à éclaircir deux points de fait : d’une part, l’appréciation subjective que le colonel avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne, élément crucial aux fins de l’appréciation à la fois de sa responsabilité au regard du code des crimes de droit international et de la licéité de la frappe au regard du droit international humanitaire et, d’autre part, le nombre de victimes (paragraphe 36 ci-dessus).

214.  La Cour note que les autorités civiles de poursuite allemandes, et notamment le procureur général, n’avaient juridiquement aucun pouvoir d’enquête en Afghanistan en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS, et qu’elles ne pouvaient prendre aucune mesure d’enquête à moins de recourir à la coopération judiciaire. Toutefois, le procureur général a pu examiner un volume considérable d’informations sur les circonstances et les effets de la frappe, provenant de différentes sources. En effet, il disposait des rapports établis à l’issue des investigations qui avaient été menées sur place au lendemain de la frappe aérienne, notamment par la police militaire allemande, la FIAS, la MANUA et les autorités civiles afghanes (paragraphe 35 ci-dessus), ainsi que de différents documents (photographiques notamment) et des procès-verbaux des rencontres et des auditions qui avaient eu lieu dans le cadre de ces investigations (voir, à titre de comparaison, Giuliani et Gaggio, précité, § 310, Tagayeva et autres, précité, §§ 628‑631, et Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, §§ 102‑106).

215.  Le procureur général a interrogé les mis en cause et les autres soldats présents au centre de commandement au moment des faits, et il a jugé crédibles leurs déclarations selon lesquelles ils avaient agi avec la conviction qu’il n’y avait sur le banc de sable que des insurgés et aucun civil. Il a noté que cette version était corroborée par des éléments objectifs (distance des lieux habités, heure de la nuit, présence de talibans armés) et des preuves inaltérables, telles que des enregistrements audio des échanges radio entre le centre de commandement et les pilotes des avions F‑15 américains, ou encore les images thermiques provenant des caméras infrarouges de ces avions, qui avaient été recueillies immédiatement. Il a établi que le colonel K. avait fait appeler l’informateur au moins sept fois pour vérifier qu’aucun civil ne se trouvait sur les lieux, et que les informations données par l’informateur, qui s’était révélé fiable par le passé, correspondaient à la vidéo provenant des avions. À cette fin, il a entendu le capitaine X, qui était la seule personne présente au moment de la transmission des renseignements de l’informateur.

216.  La Cour n’a pas de raison de mettre en doute l’appréciation opérée par le procureur général, puis par la Cour constitutionnelle fédérale, selon laquelle l’audition d’autres témoins n’aurait pas permis d’obtenir plus d’informations sur le point de savoir si le colonel K. s’attendait à faire des victimes civiles au moment où il avait ordonné la frappe aérienne (paragraphes 39 et 60 ci-dessus). Ce constat vaut pour les pilotes des avions F‑15 comme pour les personnes affectées par la frappe, y compris le requérant. La Cour prend note de la conclusion du procureur général selon laquelle, d’une part, le nombre de victimes civiles ne pouvait constituer une preuve indirecte dont il aurait été possible de déduire quelle était la conviction subjective du colonel K. et, d’autre part, on ne pouvait pas se fonder sur le nombre de personnes présentes sur place au moment de la frappe pour mettre en doute la conviction du colonel K. quant au fait qu’il avait affaire exclusivement à des combattants talibans (paragraphes 40 ci‑ dessus et 218 ci-dessous).

217.  La Cour ne perçoit pas non plus la nécessité d’interroger d’autres experts militaires ou d’organiser une reconstitution au centre de commandement. Le rapport de l’équipe d’enquête de la FIAS avait été établi par des experts militaires de différents pays. Le procureur général en a conclu que toutes les mesures de précaution pratiquement possibles compte tenu des circonstances avaient été prises et qu’au moment où il avait ordonné la frappe, le colonel K. n’avait aucune raison de soupçonner la présence de civils à proximité des camions-citernes et n’était pas tenu d’adresser des avertissements préalables (paragraphes 46 et 48 ci-dessus).

218.  La Cour observe qu’en temps normal, l’établissement précis du nombre et de la qualité des victimes d’un recours à la force létale est un élément essentiel à l’effectivité de toute enquête portant sur des événements ayant fait un nombre important de victimes. En l’espèce, le procureur général a tenu compte des écarts que présentaient les conclusions des différents rapports à cet égard, des différences de mode de calcul entre les uns et les autres et des éléments de preuve disponibles, y compris les données vidéo, et il a conclu que la frappe avait vraisemblablement fait une cinquantaine de morts et de blessés, et que parmi ces victimes, il y avait bien plus de combattants talibans que de civils (paragraphe 40 ci-dessus). La Cour est disposée à admettre qu’il n’était pas possible d’obtenir des données plus précises dans les conditions qui prévalaient sur place – la frappe aérienne avait eu lieu de nuit dans une zone de combat actif, la population locale avait retiré les corps du site quelques heures seulement après les faits, et il était difficile de recourir à des techniques forensiques modernes compte tenu des mœurs sociales et religieuses de la population afghane. En toute hypothèse, elle observe que le nombre précis de victimes civiles était sans incidence sur l’appréciation juridique de la responsabilité pénale du colonel K., qui portait principalement sur l’appréciation subjective que l’intéressé avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne. Compte tenu de ces circonstances particulières, la Cour considère que le fait que les autorités n’aient pas établi précisément le nombre et la qualité des victimes de la frappe aérienne ne s’analyse pas en une carence susceptible de rendre l’enquête non conforme aux exigences de la Convention.

219.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les circonstances de la frappe aérienne qui a tué les deux fils du requérant, et notamment le processus de prise de décision et de vérification de la cible qui a abouti à l’ordre d’engager la frappe (Al-Skeini et autres, précité, § 163), ont été établies de manière fiable à l’issue d’un examen approfondi visant à déterminer la licéité du recours à la force létale.

220.  Le requérant se plaint de ne pas avoir disposé d’un recours judiciaire effectif pour contester l’effectivité de l’enquête. À cet égard, la Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention n’impose pas forcément d’instaurer un contrôle juridictionnel des décisions d’enquête (Armani Da Silva, précité, §§ 278‑279, et la jurisprudence qui s’y trouve citée). Néanmoins, le Gouvernement a indiqué que le requérant avait disposé de deux voies de droit pour contester l’effectivité de l’enquête, et qu’il avait exercé l’une et l’autre : i. la demande d’ouverture de poursuites introduite devant la cour d’appel, et ii. le recours constitutionnel.

221.  La Cour relève que la cour d’appel a déclaré irrecevable la demande d’ouverture de poursuites, et que les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si les critères de recevabilité qu’elle a appliqués étaient ou non excessivement exigeants. Elle observe que l’application de ces critères était conforme à la jurisprudence bien établie des juridictions internes (paragraphes 53, 62 et 99 ci-dessus) et que, en toute hypothèse, la cour d’appel a bel et bien procédé à un examen approfondi des éléments mentionnés par le requérant et de la décision du procureur général, comme l’a d’ailleurs constaté la Cour constitutionnelle fédérale (paragraphe 61 ci‑.

222.  Saisie par le requérant, la Cour constitutionnelle fédérale a examiné l’effectivité de l’enquête. Elle a expressément souligné que la décision de classement sans suite prise par le procureur général était conforme non seulement aux normes qu’elle appliquait elle-même, mais aussi aux exigences découlant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (paragraphes 59‑60 ci-dessus). Notant que la Cour constitutionnelle fédérale est compétente pour infirmer une décision de clôture d’une enquête pénale (paragraphe 100 ci-dessus), la Cour conclut que le requérant a disposé d’un recours qui lui permettait de faire contrôler l’effectivité de l’enquête (voir aussi Hentschel et Stark, précité, § 102).

b)     Sur la promptitude, la célérité raisonnable et l’indépendance de l’enquête

223.  Le requérant allègue que la mission de reconnaissance sur les lieux a été menée tardivement et que les personnes qui en étaient chargées n’étaient pas suffisamment indépendantes. La Cour considère que cette allégation doit être examinée à la lumière du contexte, qui était alors celui d’hostilités en cours dans la zone de largage des bombes. L’équipe de la PRT de Kunduz, qui est arrivée sur place à 12 h 34 pour faire une première reconnaissance des lieux, a reçu la protection d’une centaine de membres des forces de sécurité afghanes mais a néanmoins essuyé des tirs (paragraphe 27 ci-dessus). Cet élément constitue une différence notable par rapport aux affaires Al-Skeini et autres et Jaloud (précitées), où les décès sur lesquels les autorités devaient enquêter n’étaient pas survenus pendant la phase d’hostilités actives d’un conflit armé extraterritorial. Dans ces conditions, la Cour considère que l’on ne pouvait pas attendre de manière réaliste des militaires allemands qu’ils procèdent à une reconnaissance sur place plus promptement qu’ils ne l’ont fait. Il aurait peut-être été possible, comme le soutient le requérant, de procéder à une première reconnaissance par drone avant que l’équipe ne se rende sur place, mais il n’appartient pas à la Cour de déterminer si pareille mesure aurait pu permettre d’obtenir d’autres informations que celles qui avaient déjà été recueillies au moyen de l’inspection réalisée par un avion sans pilote à 8 heures ce matin-là (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour estime comme le requérant qu’il eût été préférable, pour l’indépendance de la mission, que la première inspection des lieux ne fût pas menée exclusivement par des membres de la PRT de Kunduz, qui se trouvaient sous le commandement du colonel K. Elle relève cependant qu’au moment de la reconnaissance des lieux, l’équipe d’enquête de la police militaire allemande, dont le déploiement depuis Masar-i-Sharif avait été ordonné le matin même, n’était pas encore arrivée (paragraphes 2627 ci-dessus). Si l’équipe qui était déjà sur place l’avait attendue pour procéder à la mission de reconnaissance, cela aurait entraîné un retard, certes mineur, qui illustre la corrélation négative entre promptitude et indépendance.

224.  La Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 doit être appliquée de manière réaliste (Al-Skeini et autres, précité, § 168) et qu’en l’espèce, les autorités civiles de poursuite allemandes n’avaient pas de pouvoirs d’enquête en Afghanistan. Elle considère que, dans le cas présent, le fait que la police militaire allemande se soit trouvée sous le commandement général du contingent allemand de la FIAS n’a pas porté atteinte à son indépendance au point d’altérer la qualité de ses investigations (Jaloud, précité, §§ 189190). Si elle a conclu dans l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, §§ 153 et 171) qu’une enquête menée entièrement par la hiérarchie militaire des soldats mis en cause et limitée à la prise de dépositions des militaires impliqués n’était pas conforme aux exigences de l’article 2, elle n’estime pas pour autant que les commandants doivent être entièrement exclus des enquêtes visant leurs subordonnés, compte tenu notamment de l’obligation d’enquête qui leur incombe au regard du droit international humanitaire (paragraphes 84 et 193 ci-dessus).

225.  En revanche, elle considère que le colonel K. n’aurait pas dû être associé aux mesures d’enquête prises en Afghanistan, et notamment aux auditions et visites réalisées sur place les 4 et 5 septembre 2009 (paragraphes 2728 ci-dessus), étant donné que l’enquête portait sur sa propre responsabilité au titre de la frappe aérienne.

226.  Cela étant, elle ne peut conclure que la participation du colonel K. ait en elle-même rendu l’enquête ineffective (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225). L’enquête pénale relevait de la responsabilité des autorités civiles de poursuite, et en particulier du procureur général, qui avait à sa disposition un volume considérable d’informations recueillies au cours des investigations menées par différents acteurs, et qui a par ailleurs pris des mesures d’enquête complémentaires (voir, a contrario, Al-Skeini et autres, précité, §§ 153 et 171). Qui plus est, le procureur général a principalement fondé sa conclusion d’absence de responsabilité pénale du colonel K. sur l’absence d’intention coupable (mens rea) du colonel au moment des faits, élément qui était corroboré par des éléments de preuve inaltérables, tels que les enregistrements audio des échanges radio entre le centre de commandement et les pilotes des avions F15 américains ou encore les images thermiques des caméras infrarouges de ces avions, qui avaient été recueillies immédiatement.

227.  Dans ces conditions, il n’y avait aucun risque réel que des éléments de preuve déterminants aux fins de l’appréciation de la responsabilité pénale du colonel K. fussent altérés et perdent leur fiabilité. La participation du colonel à certaines mesures d’enquête en Afghanistan et le fait que le procureur général n’ait pas entendu immédiatement le colonel et les autres militaires qui se trouvaient au poste de commandement au moment des faits ne pouvaient pas non plus avoir d’incidence sur ces éléments. À cet égard, le cas d’espèce diffère notablement des affaires Jaloud (où l’identité de l’auteur des coups de feu qui avaient tué le fils du requérant n’avait pu être établie) et Al-Skeini et autres (où les circonstances entourant le décès des proches des cinq premiers requérants n’avaient pu être établies).

228.  Sur l’allégation du requérant selon laquelle l’enquête menée par les autorités civiles de poursuite en Allemagne n’aurait pas été suffisamment prompte, la Cour observe que le directeur des affaires juridiques des forces armées a informé le parquet de Potsdam de la frappe le jour même (paragraphe 30 ci-dessus). Le parquet a ouvert une enquête préliminaire trois jours plus tard, et cette enquête a finalement été transférée au procureur général, lequel avait déjà ouvert de son côté une enquête préliminaire, le 8 septembre 2009, soit quatre jours après la frappe. Les autorités allemandes compétentes ont donc ouvert une enquête sur la frappe aérienne, en vue notamment d’apprécier la responsabilité pénale des mis en cause, peu de temps après avoir eu connaissance de la possibilité que des civils aient été tués.

229.  Eu égard aux pouvoirs qu’avaient les autorités de poursuite qui ont mené l’enquête préliminaire (paragraphe 97 ci-dessus), aux mesures d’enquête qui ont été prises et au caractère soutenu de l’activité d’enquête (paragraphe 31 ci-dessus), la Cour juge que le fait que l’affaire soit restée au stade de l’enquête préliminaire pendant six mois environ, jusqu’à l’ouverture de l’enquête pénale officielle le 12 mars 2010, est certes regrettable, mais n’a pas porté atteinte à l’effectivité de l’enquête.

c)      Sur la participation des proches et le contrôle du public

230.  La Cour observe que le 12 avril 2010, le requérant a déposé une plainte pénale relative au décès de ses deux fils, dans laquelle il demandait l’accès au dossier de l’enquête (paragraphe 50 ci-dessus). Elle note que le procureur général a néanmoins clos l’enquête quatre jours plus tard, sans avoir entendu le requérant et sans avoir permis à son avocat d’accéder au dossier. En termes de participation à l’enquête de ce père de deux enfants tués par la frappe aérienne, cette décision peut à première vue paraître problématique, surtout au regard de l’argument de l’intéressé qui consiste à dire que l’on ne pouvait exclure qu’il détînt des informations pertinentes, notamment quant à l’identité des personnes présentes sur les lieux du bombardement.

231.  Cela étant, compte tenu des circonstances de la présente affaire, la Cour considère que le fait que le procureur n’ait pas recueilli le témoignage du requérant avant de clore l’enquête n’a pas eu pour effet de rendre celle-ci défaillante. En effet, il ne faisait pas controverse que les deux fils du requérant avaient été tués par la frappe aérienne ordonnée par le colonel K. Par ailleurs, il apparaît au vu des éléments sur lesquels le procureur général a fondé sa décision que le requérant n’aurait pas été en mesure de fournir des informations supplémentaires pertinentes aux fins de l’examen de la responsabilité pénale du colonel K. La Cour note également que l’avocat du requérant n’a pas précisé la nature des informations complémentaires que son client affirmait détenir, ce qui vient étayer la thèse du Gouvernement selon laquelle les déclarations de l’intéressé quant à sa présence sur les lieux du bombardement sont demeurées vagues. Elle observe par ailleurs que la cour d’appel a considéré que le requérant n’avait pas suffisamment voire pas du tout prouvé la véracité de plusieurs de ses déclarations contre les mis en cause, notamment de celles dans lesquelles il affirmait que beaucoup de civils étaient dehors la nuit de la frappe (paragraphe 53 ci-dessus).

232.  De plus, la Cour note que le procureur général a examiné les thèses que le requérant avait avancées dans des lettres des 9 juin et 7 juillet 2010 et que, les estimant infondées, il les a rejetées par des lettres des 16 juillet et 3 septembre 2010 (paragraphe 50 ci-dessus). Si les déclarations du requérant avaient renfermé des éléments nouveaux ou éclairé sous un jour différent les éléments existants, elles auraient conduit à la réouverture de l’enquête (paragraphe 98 ci-dessus). L’intéressé n’a donc pas été privé de la possibilité d’influer sur l’enquête, même s’il n’a pas été entendu avant que le procureur n’en prononce la clôture. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Giuliani et Gaggio, précité, §§ 304 et 312 et suiv., Velcea et Mazăre, précité, § 113, et Ramsahai et autres, précité, § 348).

233.  La Cour observe que la question de l’accès au dossier de l’enquête avait déjà été tranchée par la Cour constitutionnelle fédérale dans une décision distincte, que le requérant n’a pas contestée (paragraphe 57 cidessus). En toute hypothèse, elle ne décèle aucune restriction ou délai indus en ce qui concerne l’accès du requérant à ce dossier. Au départ, le représentant du requérant avait demandé l’accès au dossier pour un grand nombre de personnes, et il fallait donc un certain temps pour vérifier la qualité de victime de ces personnes (paragraphe 50 ci-dessus). Lorsqu’il a restreint la demande d’accès au seul requérant, celui-ci a obtenu l’accès aux parties du dossier qui ne relevaient pas du secret-défense au bout de deux jours. La Cour rappelle à cet égard que les éléments d’enquête comprenaient des données sensibles concernant une opération militaire menée dans le cadre d’un conflit armé en cours, et que l’on ne saurait considérer comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 que les proches d’une victime puissent avoir accès à l’enquête tout au long de son déroulement (Ramsahai et autres, précité, § 347, Giuliani et Gaggio, précité, § 304, et McKerr, précité, § 129).

234.  Le requérant se plaint également du délai de notification de la décision de clôture de la procédure. La Cour relève que cette décision, en date du 16 avril 2010, enfermait des informations militaires classées secret défense. Elle estime donc qu’il était raisonnable qu’on ne la publie ni ne la communique aux parties lésées sur-le-champ, mais qu’on en retire d’abord les passages relevant du secret-défense. Les aspects essentiels de la décision ont néanmoins été rendus publics dans un communiqué de presse (paragraphe 34 ci-dessus). La version expurgée de la décision a été établie le 13 octobre 2010, et elle a été communiquée au représentant du requérant deux jours plus tard. Fait important, le délai d’un mois imparti pour le dépôt d’une demande d’ouverture de poursuites commençait à courir à la date de la communication de la décision (paragraphe 99 ci-dessus). Ainsi, le délai de communication de la version expurgée de la décision de clôture n’a pas nui à l’aptitude du requérant à la contester (voir, a contrario, Damayev, précité, § 87). 

235.  Enfin, la Cour observe que l’enquête menée sur la frappe aérienne par la commission d’enquête parlementaire (paragraphe 69 ci-dessus) a offert au public la possibilité d’exercer un droit de regard important sur l’affaire (Tagayeva et autres, précité, §§ 629-631, Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, §§ 102-106 ; voir aussi Al-Skeini et autres, précité, §§ 71, 157 et 176). 

    Conclusion 

236.  Au vu de ce qui précède, et eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour conclut que l’enquête menée par les autorités allemandes sur le décès des deux fils du requérant a satisfait à l’obligation d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition dans son volet procédural.

LOPES DE SOUSA FERNANDES c. PORTUGAL du 15 décembre 2015 requête 56080/13

Violation de l'article 2 pour ERREUR MÉDICALE : défaut de protection de l'époux de la requérante pour éviter la mort durant une opération. Défaut d'enquête effective : tous les moyens ne sont pas réunis pour déterminer précisément les causes de la mort.

DÉFAUT DE PROTECTION

106. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 impose à l’État non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III et Vo, précité, § 88).

107. Ces principes s’appliquent aussi dans le domaine de la santé publique. Les obligations positives énoncées ci-dessus impliquent donc la mise en place par l’État d’un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades, ce qui repose sur la nécessité de préserver ces derniers, autant que faire se peut, des conséquences graves que peuvent avoir à cet égard les interventions médicales (Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 104, 2 juin 2009).

108. La Cour ne saurait exclure que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle du volet matériel de l’article 2. Toutefois, elle a déjà jugé que, dès lors qu’un État contractant a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et garantir la protection de la vie des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie qui lui incombait aux termes de l’article 2 de la Convention (Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 104, 27 juin 2006, précité, § 104 ; Erikson c. Italie (déc.), no 37900/97, 26 octobre 1999 et Powell (déc.), précitée).

109. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour a pour seule tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes, et que, sauf les cas d’arbitraire ou d’erreur manifestes, elle n’est pas compétente pour remettre en cause les constats factuels faits par les autorités nationales. Ceci est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’expertises scientifiques exigeant, par définition, des connaissances particulières et approfondies en la matière (voir, mutatis mutandis, Erikson, précité ; Počkajevs c. Lettonie (déc.), no. 76774/01, 21 octobre 2004 ; De Santis et Olanda c. Italie (déc.), no 35887/11, § 45, 9 juillet 2013). Il ne lui appartient donc pas de remettre en cause le jugement clinique des professionnels de la santé (Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, § 87, CEDH 2004‑II).

110. Au vu des circonstances de l’espèce, pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel, la Cour doit rechercher si les autorités ont fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles et en particulier si elles ont satisfait, de manière générale, à leur obligation de protéger l’intégrité physique du patient en cause, notamment par l’administration de soins médicaux appropriés.

111. De l’analyse des procédures menées au niveau interne concernant les faits de la cause, la Cour constate que seule l’enquête menée par l’IGS a conclu à une imprudence médicale de la part du docteur J. V. en ce qui concerne spécifiquement l’autorisation de sortie du CHVNG qu’il avait donnée à l’époux de la requérante le 3 février 1998. Si une procédure disciplinaire a, ainsi, été ordonnée à son encontre, son issue n’est pas précisée par les parties.

112. À l’exception de ce qui précède, les arguments défendus par la requérante ont été écartés et les thèses qu’elle défendait de l’infection nosocomiale et de la négligence médicale ont été jugées comme non-étayées par les juridictions pénales, civiles, l’IGS et l’Ordre des médecins. Pour ce qui est des preuves retenues, la Cour relève que les autorités et les juridictions saisies se sont fondées sur le témoignage du personnel médical impliqué dans la prise en charge de l’époux de la requérante et sur des expertises médicales tenant compte du dossier médical de ce dernier.

113. La Cour constate que le deuxième expert en gastroentérologie entendu dans le cadre de la procédure devant l’IGS (voir ci-dessus paragraphe 46) ainsi que les collèges ORL et des maladies infectieuses, dans le cadre de la procédure devant l’Ordre des médecins, ont tous les trois indiqué qu’une méningite constituait une complication pouvant survenir exceptionnellement après une polypectomie (voir ci-dessus paragraphes 52 et 54). Elle relève aussi que le collège des maladies infectieuses de l’Ordre des médecins a exprimé des doutes quant à la promptitude du diagnostic de la méningite infectieuse (voir ci-dessus paragraphe 52).

114. Aux yeux de la Cour, le simple fait qu’il eut été soumis, deux jours avant, à une intervention chirurgicale présentant les risques indiqués ci-dessus aurait mérité une intervention médicale immédiate conforme au protocole médical de surveillance postopératoire. Or, il n’apparaît pas que l’équipe médicale ait tenu compte de cet élément fondamental. Sans vouloir spéculer sur les chances de survie du mari de la requérante si la méningite avait été diagnostiquée plus tôt, la Cour estime que l’absence de coordination entre le service ORL du CHVNG et le service des urgences au sein de l’hôpital témoigne d’un dysfonctionnement du service public hospitalier. L’époux de la requérante a ainsi été privé de la possibilité d’avoir accès à des soins d’urgence appropriés. Ce constat suffit à la Cour pour estimer que l’État a manqué à son obligation de protéger son intégrité physique. Elle conclut en conséquence à une violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel (voir à cet égard, mutatis mutandis, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, § 97, CEDH 2013, Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 82, 27 janvier 2015).

ENQUÊTE

b) Appréciation de la Cour

125. Comme elle l’a déjà dit ci-dessus au paragraphe 95, dans le contexte des négligences médicales, la Cour a interprété l’obligation procédurale découlant de l’article 2 comme imposant à l’État l’instauration d’un système judiciaire efficace permettant, en cas de décès d’un individu qui se trouvait entre les mains de professionnels de la santé, d’établir non seulement la cause de ce décès, mais aussi toute responsabilité éventuelle de ces personnes. Cette disposition veut non seulement que les mécanismes de protection prévus en droit interne existent en théorie mais aussi, et surtout, qu’ils fonctionnent effectivement en pratique dans des délais permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui leur sont soumises, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio, précité, § 53 et Šilih, précité, § 195). En effet, la connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir la survenue d’erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Byrzykowski, précité, § 117).

126. Dans les affaires où la mort a été infligée de manière non intentionnelle et où l’obligation procédurale s’applique, cette obligation peut entrer en jeu lorsque les proches du défunt engagent une procédure. L’obligation procédurale contenue dans l’article 2 est indépendante du point de savoir si l’État est finalement jugé responsable du décès en question (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 156, 9 avril 2009).

127. La Cour rappelle qu’elle a examiné la question des obligations procédurales découlant de l’article 2 séparément de la question du respect de l’obligation matérielle et constaté, le cas échéant, une violation distincte de l’article 2 en son volet procédural (voir, par exemple, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, §§ 74-78 et 86-92, Recueil 1998‑I ; McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 116-161, CEDH 2001‑III ; Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, no 41773/98, §§ 53-69 et 80-86, 7 février 2006 ; et Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, §§ 286-289 et 323-357, CEDH 2007-II).

i. Sur l’existence d’un système judiciaire efficace et indépendant

128. La Cour note, avec le Gouvernement, que la loi no 48/90 du 24 août 1990 (loi sur la santé) énonce les droits et les devoirs des patients et notamment, le droit d’être informé et de réclamer des dommages et intérêts pour les dommages subis en raison de dysfonctionnements dont ils ont été victimes (voir ci-dessus paragraphe 76). En outre, conformément au décret-loi no 11/93 du 15 janvier 1993 qui régit le Statut du système national de la santé, les établissements de santé et leurs personnels médicaux et non-médicaux font l’objet d’un contrôle de l’État, auquel s’ajoute le contrôle disciplinaire des médecins conduit par de l’Ordre des médecins (voir ci‑dessus paragraphes 77-80).

129. S’agissant des voies de recours, la Cour relève que le droit portugais prévoit, en cas de négligence médicale, outre la voie pénale (voir ci-dessus paragraphe 81), la possibilité d’engager une action en responsabilité civile devant les juridictions administratives contre les établissements hospitaliers publics qui, le cas échéant, peuvent demander le remboursement des dommages et intérêts versés aux agents ayant manqué à leurs devoirs professionnels (voir ci-dessus paragraphe 82). La Cour note également qu’il est possible de saisir le ministère de la Santé et l’Ordre des médecins afin d’engager la responsabilité disciplinaire de professionnels de la santé (voir ci-dessus paragraphes 77-80).

130. La Cour en déduit que le système juridique portugais offre aux justiciables des moyens qui, sur le plan théorique, répondent aux exigences du volet procédural de l’article 2.

ii. Sur l’effectivité des recours exercés par la requérante

131. Comme elle l’a déjà observé précédemment, la requérante a fait usage de quatre voies de recours afin d’élucider les causes de la mort de son époux et engager la responsabilité du personnel médical en cause (voir ci-dessus paragraphe 95). Il convient donc d’analyser le déroulement de ces procédures afin de déterminer si l’ordre juridique dans son ensemble a permis d’établir les faits, d’obliger les responsables à rendre des comptes et d’offrir à la victime une réparation adéquate (Byrzykowski, précité, §§ 104-118).

α) Sur la durée des procédures menées au niveau interne

132. La Cour constate qu’avant de s’adresser aux tribunaux, la requérante a cherché à obtenir des explications sur la cause du décès de son époux en s’adressant au ministère de la Santé et à l’Ordre des médecins, par une lettre commune du 13 août 1998.

133. Si l’Ordre des médecins a réagi promptement à la demande de la requérante en sollicitant, immédiatement après avoir obtenu le dossier médical de son époux, les avis de cinq de ses collèges de spécialités, il a fallu plus de deux ans à l’IGS pour ordonner l’ouverture d’une enquête et une année supplémentaire pour désigner un inspecteur pour diriger l’enquête (voir ci-dessus paragraphes 31 et 32). En outre, elle n’a finalement rendu son premier rapport final que le 28 novembre 2002, soit quatre ans après la lettre de la requérante (voir ci-dessus paragraphe 36). Confrontée au retard de l’IGS, la requérante n’a déposé sa plainte pénale que le 29 avril 2002 et sa demande en responsabilité civile que le 6 mars 2003, soit quatre et cinq ans après le décès de son époux. En raison de ces retards, l’audition du personnel médical qui avait apporté des soins à l’époux de la requérante n’a eu lieu que plusieurs années après les faits, autant dans le cadre de la procédure devant l’IGS que devant les juridictions pénales et civiles, ce qui a pu compromettre la fiabilité de leurs témoignages.

134. Même si, comme elle l’a dit ci-dessus paragraphe 94, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention n’exige pas nécessairement de l’État qu’il assure des poursuites pénales dans les affaires de négligence médicale, la Cour estime qu’il convient de relever, en l’espèce, que la procédure pénale a connu une durée excessive que ni le comportement du requérant ni la complexité de l’affaire ne suffisent à expliquer. En effet, ouverte le 29 avril 2002, cette procédure n’a été conclue que le 15 janvier 2009 par un jugement de non-lieu du tribunal de Vila Nova de Gaia, soit 6 années, 8 mois et 19 jours après la plainte pénale déposée par la requérante. Ce délai n’est assurément pas « raisonnable » dans les circonstances de la cause.

135. En ce qui concerne la procédure en responsabilité civile, la Cour note que cette procédure a été introduite devant le tribunal administratif et fiscal de Porto le 6 mars 2003 alors que la procédure devant l’IGS (conclue en 2006) et la procédure pénale étaient toujours pendantes. Elle s’est terminée le 26 février 2013 par un arrêt de la Cour suprême. La procédure a donc duré 9 années, 11 mois et 25 jours sur deux niveaux de juridictions, ce qui ne satisfait pas à l’exigence d’un examen prompt et sans retards inutiles de l’affaire. En particulier, la Cour note qu’il a fallu plus de quatre ans au tribunal administratif et fiscal de Porto pour prononcer son ordonnance préparatoire. Ensuite, il lui a fallu encore quatre ans pour débuter les audiences.

136. La Cour ne saurait admettre que des procédures engagées aux fins de faire la lumière sur des accusations de négligence médicale puissent durer aussi longtemps en droit interne (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012 et Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013). Elle rappelle que dans les circonstances comme celles de l’espèce, une prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit (Paul et Audrey Edwards, précité, § 72, CEDH 2002‑II et Oyal c. Turquie, no 4864/05, §§ 74-76, 23 mars 2010) et permettre aussi la diffusion de l’information de manière à éviter que les mêmes erreurs ne se reproduisent et à contribuer à la sécurité des usagers des services de santé (Byrzykowski, précité, § 117). Il appartient donc à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles découlant de l’article 2 (voir, mutatis mutandis, R.M.D. c. Suisse, 26 septembre 1997, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, et Süleyman Ege, précité, § 59).

137. La Cour en conclut que la durée des procédures menées au niveau interne devant l’IGS, devant le tribunal de Vila Nova de Gaia et devant le tribunal administratif et fiscal de Porto, n’a pas satisfaite l’exigence d’un examen prompt et sans retards inutiles.

β) Sur le processus décisionnel

138. En ce qui concerne la conduite des procédures engagées par la requérante, comme elle l’a déjà relevé ci-dessus au paragraphe 112, la Cour relève que les autorités et les juridictions saisies ont analysé le dossier médical de son époux et entendu les médecins impliqués dans la chaîne des évènements. L’IGS et l’Ordre des médecins ont aussi diligenté des expertises médicales, les juridictions ne l’ont pas fait mais elles se sont appuyées sur celles qui avaient fondé les rapports établis dans le cadre de l’IGS.

139. La Cour note qu’une autopsie n’a pas été ordonnée dans le cadre d’aucune procédure étant donné que la cause de la mort de l’époux de la requérante n’avait pas soulevé de doutes, comme l’indique le Gouvernement en se référant aux dispositions légales sur cette question (voir ci-dessus paragraphes 83). Il apparaît que la requérante ne l’a pas non plus réclamée alors qu’elle aurait pu le faire, elle ne saurait donc reprocher aux autorités étatiques une situation qu’elle a elle-même sciemment contribué à créer (voir, mutatis mutandis, Pūpēdis c. Lettonie (déc.), no 53631/00, 15 février 2001)

140. D’une manière générale, comme l’indique le Gouvernement, la requérante a pu présenter ses arguments et contredire ceux qui étaient présentés par les personnes entendues au cours des audiences. En d’autres termes, le principe du contradictoire a été respecté dans le cadre de toutes les procédures.

141. En ce qui concerne les expertises effectuées au niveau interne, la Cour relève à nouveau que le collège des maladies infectieuses de l’Ordre des médecins a exprimé des doutes quant à la promptitude du diagnostic de la méningite infectieuse ayant touché l’époux de la requérante. Le collège en gastroentérologie a aussi considéré qu’il aurait été nécessaire de mesurer la nécessité d’administrer des corticoïdes au patient vu qu’il avait déjà connu un épisode d’hémorragie digestive (voir ci-dessus paragraphe 51). Ces doutes n’ont pas été confirmés par les autres experts médicaux, ils ont donc été écartés par le Conseil disciplinaire régional du Nord de l’Ordre des médecins dans son ordonnance du 28 décembre 2001 (voir ci-dessus paragraphe 55). Faute pour la requérante d’avoir introduit son recours contre l’ordonnance du Conseil disciplinaire régional du Nord de l’Ordre des médecins dans le délai qui lui était imparti, elle n’a pu obtenir un réexamen de ces points.

142. En dépit des doutes exprimés par ces experts, la Cour constate qu’aucune des décisions rendues ni aucune des expertises présentées dans le cadre des procédures menées au niveau interne n’explique ou, du moins ne traite de façon satisfaisante la question de savoir s’il aurait pu y avoir un lien causal direct entre les différentes maladies dont a souffert l’époux de la requérante, deux jours après avoir été soumis à une polypectomie. Vu les circonstances de l’espèce, c’est une question qui méritait pourtant un examen approfondi. Même si l’époux de la requérante n’est pas décédé de la méningite infectieuse qui l’a touché après la polypectomie à laquelle il avait été soumis, les complications additionnelles apparaissent, à première vue, directement liées à cet épisode, c’est pourquoi le sentiment de la requérante de ne pas avoir été éclaircie au sujet de la cause de la mort de son époux est légitime. Or, dans l’ensemble des procédures, les évènements apparaissent décrits chronologiquement de façon isolée. Ainsi, par exemple, le jugement du tribunal administratif et fiscal de Porto décrit la chaîne des évènements comme une succession de maladies (une méningite, une colite, une diarrhée chronique) ayant toutes été guéries au fur et à mesure. Quant à la perforation de l’ulcère duodénal, celle-ci est présentée comme un évènement inattendu.

143. Par ailleurs, si la méningite constitue une complication pouvant survenir après une telle intervention chirurgicale, eu égard au droit du patient à être informé de sa situation (voir ci-dessus paragraphe 76), la Cour estime qu’il aurait fallu déterminer si l’époux de la requérante avait dûment été informé des risques qu’il encourait afin qu’il donne un accord éclairé. Si le docteur qui avait réalisé l’opération a déclaré l’avoir fait devant le tribunal administratif et fiscal de Porto (voir ci-dessus paragraphe 71), le protocole médical pré et post-opératoire relatif à une polypectomie n’est expliqué dans le cadre d’aucune procédure menée au niveau interne. Or, au titre de l’obligation de mettre en place un cadre pour assurer la protection de la vie des malades, les États parties sont tenus de prendre les mesures légales et réglementaires nécessaires pour que les médecins s’interrogent sur les conséquences prévisibles que l’intervention médicale projetée peut avoir sur l’intégrité physique de leurs patients et qu’ils en informent préalablement ceux-ci de manière à ce qu’ils soient en mesure de donner un accord éclairé (mutatis mutandis, V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, §§ 107 à 117, CEDH 2011 (extraits), N.B. c. Slovaquie, no 29518/10, §§ 76 à 78, 12 juin 2012, Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, § 122, CEDH 2012 (extraits), Arskaya c. Ukraine, no 45076/05, § 89, 5 décembre 2013). En corollaire, en particulier, lorsqu’un risque prévisible de cette nature se réalise sans que le patient en ait été dûment informé au préalable par ses médecins et que lesdits médecins exercent au sein d’un hôpital public, l’État partie concerné peut être directement responsable du fait de ce défaut d’information (voir, mutatis mutandis, Trocellier c. France (déc.), no 75725/01, CEDH 2006–XIV).

144. Eu égard à ces constations, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas déterminé avec suffisamment de clarté les circonstances de la mort de l’époux de la requérante et la responsabilité éventuelle des médecins qui l’ont pris en charge.

iii. Conclusion

145. Au vu des observations qui précèdent, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas traité la cause de la requérante liée au décès de son époux conformément aux exigences procédurales de l’article 2 de la Convention. Partant, il y la violation de cette dispositions sous son volet procédural.

Décision d'irrecevabilité Smaltini C. Italie du 16 avril 2015 requête 43961/09

La Cour juge irrecevable une affaire relative à une plainte imputant une leucémie aux émissions polluantes d’une usine car les expertises ne le démontrent pas.

La Cour note que Mme Smaltini se plaint, non pas de ce que les autorités internes auraient omis de prendre des mesures légales ou administratives visant à protéger son droit à la vie, mais de ce qu’elles n’ont pas constaté l’existence d’un lien de causalité entre les émissions polluantes de l’usine Ilva et sa maladie.

La Cour relève que, sur la base des rapports examinés par les juridictions internes, il n’y avait pas une incidence majeure de la leucémie dans la région de Tarente par rapport à d’autres régions italiennes. La Cour note en outre que MmeSmaltini a bénéficié d’une procédure contradictoire au cours de laquelle des investigations ont été accomplies à sa demande, sans succès toutefois.

La Cour en conclut que la requérante n’a pas prouvé qu’à la lumière des connaissances scientifiques disponibles à l’époque des faits de l’affaire, et sans préjudice des résultats des études scientifiques à venir, les autorités ont méconnu leur obligation de protéger son droit à la vie, sous le volet procédural de l’article 2.

La requête est dès lors rejetée pour défaut manifeste de fondement.

Arrêt Marinova c. Bulgarie Requête 29972/02 DU 10 JUIN 2010

a)  Principes généraux

35.  La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requiert, par implication, que soit menée une forme d’enquête officielle et effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 111, CEDH 2001-III).

36.  La Cour rappelle également que l’absence d’une responsabilité directe de l’Etat dans la mort d’une personne n’exclut pas l’application de l’article 2. En astreignant l’Etat à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V). Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes. L’enquête doit permettre d’établir la cause des blessures et d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle revêt d’autant plus d’importance lorsqu’il y a décès de la victime, car le but essentiel qu’elle poursuit est d’assurer la mise en œuvre effective des lois internes qui protègent le droit à la vie (Menson, décision précitée, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006).

37.  La Cour rappelle en outre qu’il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. L’effectivité de l’enquête exige que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises, et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (McKerr, précité, § 113).

38.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. Il est essentiel lorsque survient un décès dans une situation controversée que les investigations soient menées à bref délai, car l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traverse la famille du défunt (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002-II).

39.  La Cour réaffirme par ailleurs que le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (McKerr, précité, § 115).

b)  Application de ces principes en l’espèce

40.  En l’espèce, la Cour observe qu’une enquête pénale officielle a été ouverte par l’enquêteur le jour même de la découverte du corps inanimé de la fille de la requérante (paragraphe 9 ci-dessus). Au cours des premiers jours de l’enquête, les autorités ont mis en œuvre un certain nombre de mesures d’instruction indispensables pour établir les événements – une inspection des lieux a été effectuée, la victime a été identifiée et une autopsie de son corps pratiquée (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

41.  L’autopsie du corps et les expertises médicales supplémentaires effectuées par la suite ont permis d’établir que la mort était survenue par noyade (paragraphe 10 ci-dessus). Les autorités ont cherché à expliquer l’origine des lésions présentes sur le visage, la tête et les membres de la défunte en ordonnant notamment trois expertises médicales supplémentaires (paragraphes 18, 21 et 25 ci-dessus). Plusieurs mesures d’instruction ont également été mises en œuvre afin de reconstituer les événements de la veille de la découverte du corps – le rendez-vous de la victime avec V.G., leur sortie au restaurant et leur soirée à la discothèque, et l’accident sur le parking de la discothèque. Les autorités ont identifié et interrogé plusieurs témoins, y compris des témoins oculaires de l’accident causé par la jeune femme (paragraphe 12 ci-dessus), et ordonné et recueilli les résultats d’une expertise technique de la voiture. La Cour ne partage pas la position de la requérante lorsqu’elle se plaint de n’avoir pas été associée de manière effective à l’enquête pénale. Force est de constater que les autorités internes ont recueilli ses dépositions (paragraphes 14 et 21 ci-dessus) et cherché à vérifier sa version selon laquelle Pavlina avait été tuée par son ex-compagnon, I.I. La requérante a eu la possibilité d’exercer un contrôle efficace sur l’enquête pénale – elle a régulièrement contesté les ordonnances du parquet et a obtenu six renvois de l’affaire pour des compléments d’enquête (paragraphes 17, 20, 22 et 24 à 26 ci-dessus), elle a demandé et obtenu la convocation et l’interrogatoire d’I.I. (paragraphe 15 ci-dessus) et de plusieurs autres témoins afin de prouver sa thèse sur la mort de sa fille (paragraphes 17 in fine, 18 et 21 ci-dessus).

43.  La Cour note que les poursuites pénales contre X ont été ouvertes le 10 mars 2001 et qu’elles étaient toujours pendantes à la date du 19 septembre 2007 (paragraphes 9 et 27 ci-dessus). Elle relève que, entre le 13 juin 2001 et le 24 septembre 2004, l’affaire a été renvoyée à six reprises par le tribunal régional de Lovech au parquet et à l’enquêteur pour des compléments d’enquête (paragraphes 17 à 26 ci-dessus). Les six renvois en question étaient dus au fait que les organes de l’enquête avaient manqué à recueillir les preuves nécessaires pour élucider des faits importants comme l’origine des lésions corporelles de la victime (paragraphes 17 et 20 ci-dessus), les événements ayant entouré l’accident sur le parking (paragraphes 20 et 25 ci-dessus) ou encore l’éventuelle implication de l’ex-compagnon de la victime dans la mort de celle-ci (paragraphes 22 et 24 ci-dessus).

44.  Cela dit, la Cour observe que ces retards de l’enquête n’ont pas fait obstacle à la mise en œuvre par les organes de l’instruction préliminaire des mesures ordonnées par le tribunal régional de Lovech. L’enquêteur a notamment ordonné des expertises médicales supplémentaires et une expertise technique (paragraphes 18, 21, 25 ci-dessus) ; il a interrogé la requérante (paragraphe 21 ci-dessus) et plusieurs autres témoins, y compris I.I. (paragraphes 21 et 23 ci-dessus). Ainsi, les renvois du dossier ont permis d’apporter davantage d’éléments de preuve pour l’établissement des faits ayant entouré la mort de la fille de la requérante.

45.  Il est vrai que l’enquête pénale a été suspendue le 25 mars 2005 au motif que le témoin I.I. avait quitté le pays. La Cour ne saurait toutefois tenir les autorités de l’Etat pour responsables des fréquents changements d’adresse de ce témoin (voir également les paragraphes 15 et 21 in fine ci-dessus). En outre, elle ne s’estime pas appelée en l’espèce à se prononcer ni sur l’utilité ni sur la fiabilité du test du polygraphe que le tribunal régional a ordonné en date du 24 septembre 2004 et qui a dû être reporté en raison de l’absence d’I.I. Le même témoin avait été déjà interrogé à deux reprises et rien n’indique dans la présente affaire que le test du polygraphe n’aurait pas été effectué en temps utile si I.I. n’avait pas quitté le territoire du pays.

46.  Il apparaît ensuite que peu d’efforts ont été déployés par l’enquêteur pour établir les événements qui avaient eu lieu entre le moment où Pavlina Marinova avait été aperçue pour la dernière fois en vie et l’heure présumée de son décès. En particulier, les autorités de l’enquête n’ont pas cherché à reconstituer le trajet que la victime a emprunté entre le parking et la rivière, et ce malgré le fait que la direction dans laquelle elle s’était éloignée leur était connue (paragraphe 12 in fine ci-dessus). Une éventuelle inspection du périmètre aurait pu permettre de retrouver des traces biologiques, voire les vêtements ou les chaussures manquantes de la victime (voir le procès-verbal d’inspection du corps, paragraphe 9 ci-dessus). L’enquêteur n’a pas cherché non plus à identifier et interroger les jeunes gens aperçus par les policiers non loin du parking de la boîte de nuit et qui étaient en possession du blouson de la victime (paragraphes 13 et 18 in fine ci-dessus).

47.  La Cour estime néanmoins que lesdites omissions n’ont pas compromis l’effectivité de l’enquête au regard de l’article 2 de la Convention. Elle observe en effet que le laps de temps en cause, compris entre quatre et cinq heures du matin, est assez court. De surcroît, au vu des conclusions de l’expertise médicale supplémentaire, selon lesquelles il n’était pas possible d’être plus précis sur l’heure de la mort de la victime (paragraphe 21 ci-dessus), il était tout à fait possible que cette période ait été encore plus courte. Les preuves médicales recueillies démontraient clairement que la cause de la mort était la noyade de la jeune femme (paragraphe 10 ci-dessus). Quant à l’origine des autres blessures constatées sur son corps, compte tenu des preuves recueillies, il existait une forte probabilité que celles-ci aient été causées lors de l’accident de voiture sur le parking, voire lors du déplacement du corps par le courant de la rivière (paragraphes 10, 18, 21 et 25 ci-dessus). Par ailleurs, les analyses du sang et de l’urine de la victime ont démontré qu’elle était dans un état grave d’alcoolémie (paragraphe 10 ci-dessus). A la lumière de tous ces éléments, et compte tenu des autres preuves recueillies au cours de l’enquête, la Cour admet que l’hypothèse de la mort accidentelle, hypothèse retenue par le parquet, semblait la plus plausible en l’espèce.

48.  La Cour rappelle enfin que l’obligation procédurale imposée par l’article 2 est une obligation de moyens et non pas de résultats. Après s’être livrée à une analyse approfondie de l’enquête menée sur le décès de la fille de la requérante, elle estime que les autorités ont entrepris les mesures qui s’imposaient afin d’établir les causes du décès de la jeune femme et les circonstances ayant entouré sa mort. La Cour considère que, jusqu’à la date de la dernière information fournie par les parties, à savoir le 19 septembre 2007, l’enquête en cause n’était pas entachée de carences importantes qui l’auraient rendue ineffective au regard de l’article 2.

49.  Il n’y donc pas eu violation de cette disposition de la Convention.

ARRÊT SOARE ET AUTRES C. ROUMANIE REQUÊTE 24329/02 DU 22/02/2011

La CEDH définit les moyens manquants

UN POLICIER PRETEND AVOIR REÇU UN COUP DE COUTEAU ET D'AVOIR TIRE EN LÉGITIME DÉFENSE

Les requérants, Mugurel Soare, Angela Vlasceanu et Dorel Baicu, sont trois ressortissants roumains nés respectivement en 1981, 1951 et 1969 et résidant à Bucarest. Le 19 mai 2000 vers 19h00, alors qu’il se rendait à l’hôpital avec son frère pour rendre visite à leur mère, Mugurel Soare (d’origine ethnique rom) aperçut dans la rue son ex-beau-frère. Les deux frères se mirent à le poursuivre. Des policiers en patrouille les appréhendèrent et l’un d’eux blessa grièvement Mugurel Soare à la tête par balle. Angela Vlasceanu et Dorel Baicu furent témoins de cet incident.

Les versions des faits données par M. Soare et le Gouvernement roumain diffèrent.

Selon Mugurel Soare, son frère et lui poursuivaient leur ex-beau-frère sans porter d’arme. Un policier l’aurait arrêté, plaqué contre le mur de l’hôpital et l’aurait frappé à la tête avant de le saisir par les épaules et de le cogner à plusieurs reprises contre le mur. La douleur l’aurait contraint à s’accroupir dos au mur. Alors qu’il se serait trouvé dans cette position, le policier aurait dégainé son pistolet et lui aurait tiré une balle dans la tête. Angela Vlasceanu et Dorel Baicu, qui ne connaissaient pas Mugurel Soare, assistèrent à la scène. La première aurait essayé d’immobiliser le policier auteur du tir. Selon elle, il n’était ni blessé ni tâché de sang. D’autres policiers vinrent en renfort. Mugurel Soare et son frère furent conduits à l’hôpital.

Selon le Gouvernement, l’intervention de trois policiers en patrouille aurait été déclenchée lorsque ceux-ci auraient aperçu deux individus armés de couteaux courir après une autre personne, qui appelait au secours. Deux policiers auraient pris en chasse la personne qui était poursuivie, tandis que le troisième aurait essayé d’arrêter Mugurel Soare et son frère, après leur avoir présenté sa carte de police. Mugurel Soare aurait porté un coup de couteau au policier, suite à quoi ce dernier aurait sorti son arme pour effectuer un tir de sommation, mais aurait perdu l’équilibre et son tir aurait de ce fait atteint Mugurel Soare, en pleine tête. Les policiers auraient ensuite confisqué les couteaux et les auraient déposés dans la voiture, avant de conduire Mugurel Soare, son frère et leur ex-beau-frère à l’hôpital.

Mugurel Soare fut admis aux urgences dans un coma profond. Il fut opéré le soir même, puis réopéré le mois suivant. Le 1er septembre 2000 il put quitter l’hôpital, à moitié paralysé. Le policier auteur du tir fut aussi examiné médicalement après l’incident. Il présentait des plaies superficielles au ventre, provoquées par un objet tranchant.

Le soir même, une enquête fut ouverte. Les policiers venus en renfort demandèrent à Angela Vlasceanu et Dorel Baicu de les accompagner au commissariat pour témoigner. Ils arrivèrent au commissariat vers 19h30. Ils furent entendus par la police à 21h00. Ils demandèrent à pouvoir rentrer chez eux car ils étaient fatigués et leur famille ignorait où ils se trouvaient, mais le policier chargé de leur interrogatoire refusa. Vers 22h25, un procureur militaire et trois policiers se rendirent sur les lieux de l’incident pour procéder à des constatations. Dans son procès verbal, le procureur nota que le policier auteur du tir disait avoir été « agressé par un Tsigane ». A minuit passé, le procureur revint au commissariat et interrogea à tour de rôle Angela Vlasceanu et Dorel Baicu. Ces derniers auraient précisé que le drame auquel ils avaient assisté, le temps passé au commissariat et la privation de nourriture et d’eau les avaient épuisés physiquement et psychologiquement. Ils allèguent également avoir fait l’objet d’intimidations par la police qui aurait insisté pour leur faire dire que Mugurel Soare et son frère portaient des couteaux. Angela Vlasceanu aurait protesté lorsque le procureur aurait affirmé que Mugurel Soare avait blessé le policier ; elle aurait ajouté que si le policier avait vraiment été blessé, son sang aurait tâché la blouse blanche qu’elle portait lorsqu’elle avait ceinturé le policier. Les policiers leur aurait finalement fait signer des dépositions qu’ils n’auraient pas été en mesure de lire. Le Gouvernement roumain, de son côté, soutient qu’aucune pression n’a été exercée sur Angela Vlasceanu et Dorel Baicu. Ultérieurement, en juin 2000, Angela Vlasceanu et Dorel Baicu demandèrent à leur représentant de déposer plainte en leur nom pour les conditions de leur interrogatoire ; aucune suite ne fut donnée aux plaintes qui furent déposées à cet égard.

Les 19 et 21 mai 2000, chacun des trois policiers mis en cause dut établir un rapport sur l’incident. Les trois rapports indiquèrent que le policier auteur du tir avait fait feu après que Mugurel Soare lui eut porté des coups de couteau. Le 24 mai 2000, l’ex-beau-frère de Mugurel Soare fut entendu et confirma cette version des faits. Le gardien de l’hôpital, qui n’avait pas assisté personnellement à la scène mais rapportait ce qu’il avait entendu après l’incident, en fit de même.

Le 15 septembre 2000, l’institut national médicolégal de Bucarest (INML) établit un rapport d’expertise médicolégale constatant que le policier avait deux blessures superficielles au ventre, provoquées par un objet tranchant et qui pouvaient dater du 19 mai 2000. Aucune conclusion ne pouvait être tirée quant à une éventuelle automutilation. Le 31 octobre 2000, l’INML présenta un autre rapport et conclut notamment que la probabilité d’une automutilation était réduite.

Le 26 septembre 2000, le parquet ordonna la réalisation d’une expertise sur l’état de santé de Mugurel Soare. L’INML rendit son rapport d’expertise le 28 février 2001, dont il ressortait notamment que la balle qu’il avait reçue pouvait avoir été tirée à bout portant, et avait été tirée du haut vers le bas.

Le 11 juillet 2001, le policier auteur du tir fut entendu par le parquet. Il confirma sa version des faits.

Le 24 juillet 2001, le procureur militaire prononça un non-lieu concernant le policier auteur du tir, estimant que ce dernier avait agi en légitime défense. Mugurel Soare et son représentant ne furent, à aucun moment, informés de la motivation de cette décision. Le parquet militaire près la Cour suprême de justice décida toutefois de renvoyer l’affaire devant le parquet près le tribunal militaire de Bucarest, au motif que les témoignages pertinents avaient été recueillis non par le procureur militaire lui-même mais par des policiers. Le 10 décembre 2001, le parquet de renvoi annula le non-lieu du 24 juillet 2001, ordonna la réouverture de l’enquête et précisa les mesures à prendre.

Le 15 mai 2002, la commission de contrôle de l’INML rectifia les conclusions du rapport médical qui avait été rendu le 28 février 2001 concernant Mugurel Soare. Précisant qu’une faute de frappe avait été commise, il indiqua que la balle à l’origine de la blessure infligée à Mugurel Soare avait suivi une trajectoire du bas vers le haut, et non l’inverse.

Le 13 juin 2003, suite à une réforme législative du statut des policiers, l’affaire fut renvoyée devant un parquet civil, à savoir le parquet près le tribunal départemental de Bucarest. Le policier auteur du tir lui confirma sa version des faits. Le 23 juillet 2003, ce parquet prononça un non-lieu concernant le policier, estimant que ce dernier avait agi en état de légitime défense. Il prononça également un non lieu sur des poursuites qui avaient été engagées contre Mugurel Soare et son frère pour outrage.

L’incident à l’origine de cette affaire fut couvert par la presse, qui soulignait l’origine ethnique de Mugurel Soare et voyait dans l’incident un « affrontement armé entre la police et les tsiganes ».

LA CEDH DETAILLE LES FAITS QUI DETERMINENT UN MANQUE DE MOYEN DE L'ENQUÊTE

L’obligation de protéger le droit à la vie exige de mener une enquête officielle « effective » lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme.

Une enquête a bien été menée dans la présente affaire, pour l’essentiel par le parquet militaire puis, suite à un changement de législation, par le parquet civil.

Recherchant si cette enquête était « effective », la Cour rappelle tout d’abord qu’en cas d’enquête menée au sujet de faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’Etat, il est nécessaire que les enquêteurs soient indépendants des personnes impliquées dans les événements. Or, la jurisprudence de la Cour indique clairement que tel n’était pas le cas du procureur militaire, qui à l’époque des faits était un officier militaire tout comme les policiers faisant l’objet de l’enquête. L’intervention du procureur civil - qui s’est contenté d’entendre une fois le policier auteur du tir puis a rendu un non-lieu un mois plus tard – n’a pas suffi à pallier ce défaut. Examinant plus en détail le déroulement de l’enquête menée par le parquet militaire, la Cour relève en outre plusieurs dysfonctionnements (les policiers n’ont pas été entendus dans le cadre d’une enquête pénale ; l’expertise médico-légale s’est faite attendre excessivement longtemps etc.). De plus, le fait que la motivation de la décision de non-lieu n’ait pas été communiquée à Mugurel Soare et son avocate n’était pas acceptable.

Dans ces conditions, il y a eu une seconde violation de l’article 2.

Arrêt Paçaci et autres C. Turquie requête 3064/07 du 8 novembre 2011

L'échec des autorités turques à retrouver trois suspects d'un meurtre commis en 1980 porte atteinte à l'article 2 (droit à la vie) puisque tous les moyens n'ont pas été utilisés

La Turquie ayant reconnu le droit de recours individuel le 28 janvier 1987, la Cour n'a pas compétence pour connaître des griefs portant sur des faits survenus avant cette date. Mais elle peut examiner le volet procédural du grief tiré de l'article 2, en ce qui concerne les différentes actions pénales engagées postérieurement à cette date.

La Cour rappelle que l'obligation de protéger le droit à la vie (article 2) combinée avec le devoir de reconnaître, conformément à l'article 1, les droits et libertés définis dans la Convention, implique nécessité pour l'Etat de conduire une enquête officielle et effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme, que les auteurs allégués soient des agents de l'Etat ou des tiers. Les autorités doivent agir d'office, dès que l'affaire est portée à leur attention et ne peuvent laisser aux proches du défunt l'initiative de déposer une plainte formelle.

L'Etat a l'obligation de conduire une enquête officielle et effective pour établir les causes de la mort, identifier les éventuels responsables et les punir. Les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à l'intégrité morale ou physique des personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l'Etat de droit.

En la circonstance, la Cour prend acte qu'une action pénale a été intentée contre les trois suspects, le 18 janvier 1986. Mais elle relève que cette procédure a été arrêtée au motif que l'identité des accusés n'avait pu être déterminée, et que par la suite, l'action publique avait été éteinte en raison de la prescription des faits.

A la lumière des informations fournies par les parties, la Cour n'est pas convaincue par les conclusions de l'action publique engagée contre ces trois auteurs présumés du meurtre. Deux d'entre eux étaient clairement identifiés par leurs noms et prénoms, le troisième était connu par son prénom. La Cour note que les autorités chargées de l'enquête et la cour d'assises ont omis de prendre les mesures nécessaires pour retrouver ces personnes. Le procureur de la République n'a mandaté personne aux adresses que la direction de la sûreté avait mises à sa disposition afin de prendre les dépositions des intéressés ou de leur voisinage. La cour d'assises n'a pas poussé plus avant son examen factuel pour découvrir lequel parmi les homonymes pouvait être l'auteur présumé du meurtre. Des informations contradictoires ont circulé à leur sujet qu'elle n'a pas cherché à clarifier avec assez d'application.

Enfin la Cour note que le procureur de la République, comme la cour d'assises, auraient dû faire un rapprochement entre les dépositions des condamnés devant le tribunal de l'état de siège d'Erzincan le 2 février 1984, et les faits reprochés aux trois suspects.

L'audition de ces personnes aurait dû permettre d'infirmer ou de confirmer la participation des trois suspects au meurtre de Ali et Veysel.

La Cour déduit de ces manquements que les autorités nationales n'ont pas mené toutes les investigations nécessaires pour identifier ces trois personnes. Les atermoiements des autorités judiciaires compétentes ont eu pour conséquence une enquête ineffective, qui a entaché la procédure de jugement. L'action pénale, ouverte le 18 janvier 1986 a été close plus de vingt ans après pour prescription des faits.

La Cour conclut, par six voix contre une, qu'il y a eu violation du volet procédural de l'article 2.

L'ENQUÊTE DOIT ÊTRE MENÉE RAPIDEMENT

Pârvu c. Roumanie du 30 août 2022 requête no 13326/18

Art 2 : La Roumanie doit s’assurer que les allégations d’usage excessif de la force pendant des opérations de police font l’objet d’une enquête effective, en l"espèce conclusions absurdes de l'enquête qui a duré 12 ans.

L’affaire concernait une opération de police, chaotique selon la requérante, au cours de laquelle l’époux de cette dernière, pris à tort par les policiers pour un fugitif international, avait été atteint d’une balle dans la tête avant de décéder à l’hôpital peu de temps après. La Cour exprime de sérieux doutes quant au caractère « absolument nécessaire » de la réaction de la police au cours de l’incident. Elle n’est pas non plus convaincue par les arguments avancés, à savoir d’abord la légitime défense puis une combinaison de légitime défense et de coup de feu accidentel. Elle se dit particulièrement préoccupée par la préparation et le contrôle de l’opération qui ont rendu possible une erreur significative dans l’identification du suspect et par le fait que les policiers impliqués n’étaient pas clairement identifiables comme appartenant aux forces de police. L’enquête, qui a duré plus de onze ans, a en outre été ineffective puisque les juridictions nationales elles-mêmes ont établi dans quatre décisions de justice l’existence de diverses défaillances. La Cour souligne enfin que des affaires similaires contre la Roumanie ont déjà été transmises pour exécution au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et considère que des mesures générales s’imposent au titre de l’article 46 (force obligatoire et exécution) afin de s’assurer que les allégations d’usage excessif de la force par la police font l’objet d’une enquête effective.

CEDH

La Cour juge, tout d’abord, que l’enquête interne menée sur les événements qui ont abouti au décès de M. Pârvu n’a pas été effective. Elle a duré de septembre 2009 à avril 2021 et les juridictions internes ont établi dans quatre décisions de justice l’existence de diverses défaillances et ordonné le renvoi de l’affaire au parquet pour un complément d’enquête. Plusieurs questions portant sur des faits essentiels de l’espèce ont été laissées sans réponse. La question de la préparation et du contrôle de l’opération de police, notamment, n’a été abordée que de manière superficielle. La Cour conclut donc à la violation de l’article 2 à raison du manquement des autorités à leur obligation de mener une enquête approfondie dans un délai raisonnable. La Cour exprime, par ailleurs, de sérieux doutes sur plusieurs aspects du recours à la force létale en l’espèce. Elle rappelle que l’article 2 de la Convention permet à la police d’y avoir recours dans certaines circonstances mais ne lui donne pas carte blanche.

En particulier, elle n’est pas convaincue que D.G. ait sincèrement pu penser que les policiers étaient exposés à un danger clair et immédiat. Comme l’ont établi les autorités nationales elles-mêmes, D.G. a tiré le coup mortel alors que le véhicule de M. Pârvu s’était arrêté et que les policiers avaient évité tout impact avec lui. Elle n’est pas non plus convaincue de la nature accidentelle des coups de feu. Malgré trois ordonnances judiciaires, en 2011, en 2014 et en 2016, les enquêteurs ont omis de demander à un neurologue son avis sur le point de savoir si un coup sur le coude pouvait avoir déclenché le tir mortel. La Cour considère également que l’enquête n’a pas examiné de manière adéquate le fait, relevé par la juridiction nationale en 2016, que D.G., qui ne faisait pas partie de l’équipe de policiers spécialement entraînés venant de Bucarest pour immobiliser le suspect, est apparemment intervenu en dehors de sa mission, qui était d’identifier le suspect. La Cour juge, de surcroît, qu’il y a eu de sérieux problèmes dans la préparation et le contrôle de l’opération de police. Les autorités de poursuite n’ont expliqué que de manière superficielle comment la police avait pu faire une erreur aussi grave dans l’identification du suspect. Il existe des doutes quant au point de savoir si les policiers impliqués dans les événements étaient clairement identifiables comme appartenant aux forces de police. Et aucune disposition n’avait été prise pour qu’une ambulance fût prête, alors même que l’opération impliquait un grand nombre d’agents et qu’il s’agissait d’arrêter un suspect potentiellement dangereux. Enfin, le Gouvernement n’a pas démontré qu’un cadre législatif et administratif adéquat était en place pour offrir aux citoyens des garanties contre l’arbitraire et l’abus de la force. En conclusion, la manière dont la police a réagi à ce qu’elle a perçu comme une tentative de fuite de la part de M. Pârvu ne saurait être considérée comme ayant été « rendu[e] absolument nécessaire ». En particulier, l’opération n’a pas été préparée de manière à minimiser le risque pour la vie de l’intéressé. Il y a donc eu une autre violation de l’article 2.

Olewnik-Cieplińska et Olewnik c. Pologne du 5 septembre 2019 requête n° 20147/15

Article 2 : Dysfonctionnement à grande échelle du système polonais face à l’enlèvement brutal qui s’est conclu par le décès de la victime, Krzysztof Olewnik. Enlevé en 2001, puis séquestré et maltraité pendant plus de deux ans, il fut finalement assassiné malgré le versement de la rançon exigée par les kidnappeurs. Son corps fut retrouvé en 2006.

La Cour juge en particulier que les autorités nationales doivent être tenues pour responsables d’une série de graves erreurs commises par la police dans l’enquête sur l’enlèvement de M. Olewnik qui s’est conclu par le décès de la victime. Par ailleurs, malgré l’établissement par une commission d’enquête parlementaire d’un rapport extrêmement critique sur cette affaire et malgré les efforts du parquet pour engager des poursuites contre des policiers, des procureurs et de hauts fonctionnaires, l’enquête sur l’assassinat de M. Olewnik est toujours en cours 17 ans après l’enlèvement, et les circonstances des faits n’ont pas été totalement clarifiées

LES FAITS

Les requérants, Danuta Olewnik-Cieplińska et Włodzimierz Olewnik, sont des ressortissants polonais nés respectivement en 1974 et en 1949. Ils résident à Drobin (Pologne). Leur proche, Krzysztof Olewnik, fut enlevé en 2001 alors qu’il était âgé de 25 ans. Il fut séquestré et maltraité jusqu’en 2003, lorsqu’il fut assassiné alors que sa famille avait versé la rançon que les kidnappeurs avaient exigée dans des messages téléphoniques et des lettres menaçant de le tuer.

Son corps fut finalement retrouvé en 2006 après que l’un des kidnappeurs, dénoncé par un témoin en 2005, avait avoué et indiqué le lieu où il était enterré. Dix membres du gang furent finalement reconnus coupables par un jugement définitif rendu en 2010. Leurs condamnations reposaient principalement sur des aveux.

Lors de leurs procès, ils précisèrent que la victime avait été enchaînée par le cou et les jambes à un mur et qu’elle avait été également droguée, battue et sous-alimentée

Le chef allégué du gang et les deux autres principaux kidnappeurs moururent en détention avant leurs procès ou juste après. Leurs décès furent qualifiés de suicides mais ils menèrent néanmoins, après enquête, à la démission du ministre de la Justice ainsi qu’à une vague de démissions au sein du parquet et des services carcéraux. Outre les procès des membres du gang, il y eut entre 2009 et 2013 plusieurs autres procédures visant à faire la lumière sur l’enlèvement et l’assassinat.

En particulier, le parquet de Gdańsk engagea des poursuites pénales contre la plupart des personnes impliquées dans l’affaire, notamment des policiers pour abus de pouvoir, des procureurs pour négligence et de hauts fonctionnaires pour leur inaction. Deux des fonctionnaires furent acquittés au motif que les infractions étaient prescrites, tandis que les autres enquêtes furent classées sans suite.

n 2009, le Sejm (la diète polonaise) mit en place une commission d’enquête parlementaire qui examina non seulement les mesures prises par la police et le parquet, mais aussi celles adoptées par l’administration et les services carcéraux. Dans son rapport final de 2011, cette commission conclut qu’« en raison de lenteurs, d’erreurs, d’une incurie et d’un manque de professionnalisme visibles de la part des enquêteurs, les auteurs de l’enlèvement n’ont pas été découverts et (...) au bout du compte M. Olewnik est mort ». Elle explora également la possibilité que les erreurs des fonctionnaires fussent « intentionnelles et (...) destinées à effacer toutes leurs traces, à détruire des preuves (...), de sorte que certains d’entre eux ont collaboré avec la bande criminelle qui avait enlevé et assassiné Krzysztof Olewnik ». Une enquête contre X pour enlèvement et assassinat est toujours en cours.

Article 2 (droit à la vie)

La Cour estime que les autorités polonaises avaient ou auraient dû avoir connaissance de la menace réelle et immédiate qui a pesé sur la vie de M. Olewnik dès le moment de sa disparition. Dès le début, la disparition soudaine de la victime a fait l’objet d’une enquête pour enlèvement et, selon les statistiques produites par le Gouvernement, les enlèvements commis en Pologne à l’époque des faits étaient le plus souvent accompagnés d’actes de torture, d’atteintes à l’intégrité physique, voire du décès de la victime.

Les négociations avec les kidnappeurs de M. Olewnik ont duré quatre ans pendant lesquels des lettres qui menaçaient clairement la vie et l’intégrité physique de l’intéressé ont été envoyées à sa famille. Toutes les lettres ont été transmises à la police. La gravité de la situation et la vulnérabilité de la victime n’ont pas diminué avec le temps, elles ont même au contraire augmenté.

En pareilles circonstances, les autorités nationales étaient tenues, en vertu de la Convention européenne, de faire tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour trouver M. Olewnik aussi rapidement que possible et identifier ses kidnappeurs. De nombreux éléments ont été produits devant la Cour concernant les mesures prises par la police et le parquet.

La Cour attache une attention particulière au rapport de la commission d’enquête parlementaire et à ses conclusions, rapport qui illustre notamment par des exemples clairs le manque d’engagement et l’incompétence dont la police a fait preuve au cours des premières années de l’enquête sur l’enlèvement. Souscrivant à l’appréciation exprimée dans ce rapport, la Cour énumère certaines des erreurs les plus graves commises par les policiers dans leur enquête sur l’enlèvement de M. Olewnik.

En particulier, ceux-ci n’ont pas correctement recueillis tous les éléments médicolégaux au domicile de la victime immédiatement après son enlèvement, ils ont attendu plus de trois ans avant d’entendre la caissière d’un supermarché qui avait vendu un téléphone mobile au chef du gang en 2001, ils n’ont pas enquêté sur une lettre anonyme datée de 2003 qui dénonçait les personnes impliquées dans l’enlèvement, ils n’ont pas analysé et localisé rapidement les appels alors même que les kidnappeurs utilisaient une carte SIM dont le numéro était connu, ils n’ont pas surveillé le versement de la rançon.

Ces erreurs, entre autres, indiquent clairement que les autorités nationales n’ont pas réagi avec le degré d’engagement requis dans un cas d’enlèvement et de séquestration prolongée. La Cour conclut que les autorités nationales doivent être tenues pour responsables de cette série de manquements. Il y a donc eu violation de l’article 2 à raison du manquement de l’État à son obligation de protéger la vie du proche des requérants.

Article 2 (enquête)

La Cour observe qu’il y a eu un tournant dans l’enquête en 2005 et que les kidnappeurs principaux ont été arrêtés en 2006, inculpés en 2007, puis rapidement reconnus coupables, principalement sur la base de leurs aveux. Par ailleurs, l’enquête parlementaire et les efforts du parquet de Gdańsk de 2009 à 2013 ont contribué à l’évolution positive de l’enquête.

La Cour relève néanmoins que 17 ans après l’enlèvement, l’enquête sur l’assassinat de M. Olewnik est toujours en cours et les circonstances des faits n’ont pas été totalement clarifiées, laissant les requérants dans une situation d’incertitude. Le Gouvernement a refusé de produire les informations qui lui avaient été demandées sur l’enquête en cours pour des raisons de confidentialité.

La Cour conclut que les autorités ont manqué à leur obligation de mener une enquête adéquate et effective sur le décès de M. Olewnik, ce qui s’analyse en une autre violation de l’article 2.

CHEBAB c. FRANCE du 23 mai 2019 requête n° 542/13

Violation de l'article 2 sur le volet procédural, mais pas sur le volet matériel concernant la mort du cambrioleur tué par la police.

Enquête lacunaire : Si ces choix de saisine des services enquêteurs n’ont pas porté atteinte à l’impartialité de l’enquête, la Cour considère néanmoins qu’une saisine plus rapide de l’IGPN et d’un juge d’instruction auraient pu avoir des conséquences positives sur l’effectivité de la procédure. S’agissant de la célérité de la procédure, la Cour observe que douze années se sont écoulées entre les faits intervenus le 8 mars 2000 et l’arrêt de la Cour de cassation, du 26 juin 2012. L’instruction en elle-même a été relativement longue, s’étant déroulée sur près de huit années.

a)Sur le volet matériel

1) Les principes généraux

70.  La Cour renvoie aux arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, (27 septembre 1995, série A no 324), Makaratzis, (précité, §§ 56‑60,), et Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 174-182, CEDH 2011 (extraits)), qui exposent l’ensemble des principes généraux dégagés par sa jurisprudence sur le recours à la force meurtrière.

71.  La Cour rappelle également qu’elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » et qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, et Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 273, CEDH 2007‑II).

72.  Cependant, eu égard à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour rappelle qu’elle doit se montrer prudente quant à assumer le rôle d’un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits, sauf si cela est rendu inévitable par les circonstances d’une affaire particulière (Camekan c. Turquie, no 54241/08, § 45, 28 janvier 2014, et McKerr c. Royaume Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000).

73.  En principe, quand des procédures internes ont été menées, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes qui doivent établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Klaas c. Allemagne, 22  septembre 1993, § 29, série A no 269, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 180, CEDH 2011 (extraits)).

74.  Enfin, la Cour rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l’État au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle‑ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un État à raison des actes de ses organes, agents ou employés, et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio, précité, § 182, et Toubache c. France, no 119510/15, § 39, 7 juin 2018).

2) L’application de ces principes au cas d’espèce

75.  Dans la présente affaire, la Cour note qu’il n’est pas contesté que B.S., fonctionnaire de police, a fait usage de son arme de service à l’encontre du requérant le 8 mars 2000. Elle relève, en l’espèce, que l’usage d’une arme à feu avait pour objectif de procéder à l’interpellation de ce dernier soupçonné de tentative de vol. En conséquence, l’action du policier avait pour but de procéder à une arrestation régulière au sens de l’article 2 § 2 b) de la Convention (Makaratzis, précité, §§ 64-66). Compte tenu des circonstances entourant l’arrestation du requérant, l’usage de l’arme pourrait même avoir eu pour but d’assurer la défense du policier contre la violence illégale du requérant au sens de l’article 2 § 2 a) de la Convention.

76.  En effet, sous le volet matériel, la Cour doit examiner la question de savoir si la force utilisée pour atteindre l’objectif susmentionné était « absolument nécessaire », et en particulier, si elle avait un caractère strictement proportionné, compte tenu de la situation à laquelle était confronté le policier. À cet égard, pour déterminer si l’emploi de la force potentiellement meutrière était justifié, la Cour examine si l’agent de l’État croyait honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire d’y recourir. À cette fin, la Cour doit vérifier le caractère subjectivement raisonnable de la conviction en tenant pleinement compte des circonstances dans lesquelles les faits se sont déroulés (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, §§ 244-248, 30 mars 2016).

77.  La Cour, ainsi qu’elle s’en expliquera plus loin, a des préoccupations concernant l’effectivité de l’enquête. Elle constate, comme l’a fait la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Metz (paragraphe 46 ci‑dessus), que les investigations n’ont pas permis d’établir ce qui s’est exactement passé lors de l’interpellation du requérant. Néanmoins, la Cour relève que l’établissement des faits, tel qu’il résulte, entre autres, des déclarations de B.S., n’a pas été sérieusement remis en cause.

78.  En premier lieu, il est établi que C.M. a requis, en pleine nuit, les forces de police pour une tentative de cambriolage, ainsi que pour des jets de projectiles et des menaces (paragraphes 6 et 11 ci-dessus). Le requérant a d’abord donné une première version des faits (paragraphe 14 ci-dessus), avant de reconnaître qu’il avait effectivement grimpé à la fenêtre de ce dernier et lancé un bout de bois (paragraphe 31 ci-dessus). Les investigations ont également permis d’établir que le requérant était sous l’empire d’un état alcoolique et de stupéfiants (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour relève également qu’il ressort des auditions des policiers intervenus sur les lieux, comme de celle de l’habitant ayant requis les forces de l’ordre, que le requérant était agressif.

79.  Par ailleurs, la Cour observe que le policier ayant fait usage de son arme, B. S., a toujours été constant dans ses déclarations faites devant les policiers comme devant le juge d’instruction (paragraphes 18, 33, 36 et 39 ci‑ dessus). Il a effectivement expliqué qu’acculé contre un grillage et après plusieurs sommations, il avait tiré sur le requérant qui faisait un geste brusque avec son couteau à cran d’arrêt et menaçait de le « planter ». La Cour relève que plusieurs éléments de l’enquête viennent corroborer ses déclarations. Tout d’abord, elle note que le coéquipier de B.S., A.K., a effectivement entendu son collègue crier « lâche ça, lâche ça » et avoir vu le requérant s’avancer vers ce dernier un bras tendu dans sa direction (paragraphe 21 ci-dessus). L’un des résidents a quant à lui entendu le policier crier à plusieurs reprises à l’adresse du requérant et avant la détonation : « Je veux voir tes mains... les deux.... les deux... » (paragraphe 22 ci-dessus). La Cour relève également que si la saisie irrégulière du couteau a conduit les juridictions internes à annuler la procédure initiale (paragraphe 27 ci-dessus), les deux policiers de la BAC intervenus en renfort ont attesté de la présence de cet objet au sol, au pied du requérant, lame dépliée. Le requérant n’a jamais contesté en être le propriétaire et l’avoir en sa possession la nuit des faits (paragraphes 14 et 31 ci‑dessus). Néanmoins, s’agissant d’un couteau à cran d’arrêt, l’hypothèse d’une simple chute de la poche du requérant ne paraît pas compatible avec les observations des policiers de la BAC décrivant un couteau, au sol, « lame dépliée » (paragraphe 10 ci-dessus). Enfin, la reconstitution des faits a permis de confirmer la présence d’un grillage et l’absence d’échappatoire du policier face au requérant (paragraphe 37 ci-dessus).

80.  Compte tenu de ces éléments, la Cour considère qu’elle ne dispose d’aucune donnée convaincante susceptible de l’amener à s’écarter des constatations de fait opérées tant par le juge d’instruction que par les juges de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Metz (paragraphes 45 et 46 ci-dessus).

81.  La Cour ne néglige pas le fait que le requérant ait été blessé au cours d’une opération impromptue, qui a donné lieu à des développements auxquels la police a dû réagir sans préparation (voir, a contrario, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 71-72, CEDH 2000-XII), d’autant plus que le policier appartenait à la brigade canine et non à la brigade anti-criminalité.

82.  Eu égard à la difficulté de la mission de la police dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et à l’inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources, il y a lieu d’interpréter l’étendue de l’obligation positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à celles-ci un fardeau insupportable (Makaratzis, précité, § 69).

83.  En l’espèce, la Cour estime avec les juridictions nationales que, appelé en pleine nuit à intervenir sur une tentative de cambriolage, face à un individu ivre et agressif, le policier, aculé contre un grillage, a raisonnablement pu penser qu’il lui fallait utiliser son arme pour neutraliser la menace constituée par le requérant. Le caractère sincère et honnête de cette conviction n’a pas été remis en cause lors de l’enquête, quelles que soient les imperfections de celle-ci qui seront examinées ci-après. La Cour admet donc que le recours à la force contre l’intéressé procédait d’une intime conviction s’appuyant sur des raisons qui pouvaient paraître légitimes au moment des faits (Armani Da Silva, précité, §§ 244-248). En juger autrement serait imposer à l’État une charge irréaliste, dont les responsables de l’application des lois ne pourraient s’acquitter dans l’accomplissement de leurs fonctions, sauf à mettre en péril leur vie et celle d’autrui (Makaratzis, précité, § 66).

84.  La Cour estime, compte tenu des éléments à sa disposition, que l’usage de la force dans ces conditions, aussi regrettable qu’il soit, n’a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour « assurer la défense de toute personne contre la violence » et, notamment, « effectuer une arrestation régulière ». De surcroît, il n’a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable qu’une force inutilement excessive a été employée en l’espèce. Partant, il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention à cet égard.

b) Sur le volet procédural

1) Les principes généraux

85.  La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconnaît[re] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, § 161, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I, et Armani Da Silva, précité, §§ 229‑239). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’État ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV).

86.  La Cour considère que, pour qu’une enquête menée au sujet des faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’État puisse passer pour effective, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (voir, par exemple, Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 81-82, Recueil 1998-IV, et Öğur c. Turquie [GC] no 21954/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III).

87.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume‑Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).

88.  La Cour a jugé que ces principes trouvent à s’appliquer également lorsque la force employée par la police à l’encontre du requérant a mis la vie de celui-ci en danger (Makaratzis, précité, § 73, Soare et autres, précité, § 166, et Trévalec, précité, § 88).

2) L’application de ces principes au cas d’espèce

89.  La Cour doit examiner les lacunes alléguées, en l’espèce, par le requérant, dans le processus d’établissement des faits au niveau interne afin de rechercher si, seules ou cumulées, elles ont porté atteinte à ce processus et, par conséquent, à l’effectivité de l’enquête sur les circonstances dans lesquelles B.S. a tiré sur le requérant.

90.  La Cour note que, dans un premier temps et alors même que le requérant a été blessé par arme à feu, seule une enquête sur les faits reprochés au requérant a été ouverte. Si celle-ci a effectivement été l’occasion de procéder à des investigations sur les circonstances de l’usage de l’arme, elle n’a pas été accompagnée d’une expertise médicale complète de la victime (une blessure à la clavicule ayant d’ailleurs été ignorée à ce stade, alors que le requérant affirme qu’il en souffrait déjà), ni d’une expertise balistique ou encore d’une analyse des vêtements du requérant. La Cour relève que c’est à la seule initiative du requérant qu’une information judiciaire a été ouverte, plus de deux ans après les faits.

91.  Or, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention et elles ne peuvent laisser à la victime l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (cf., notamment, Gontcharouk c. Russie, no 58643/00, § 67, 4 octobre 2007).

92.  La Cour observe que l’enquête sur les faits reprochés au requérant, dès sa phase initiale, a souffert de nombreuses lacunes qui auraient pu être évitées. Les juridictions internes ont elles-mêmes relevé certaines de ces erreurs. Ainsi, la saisie du couteau a été annulée, le procès-verbal de saisie ne faisant pas mention des circonstances de la découverte du couteau, du lieu et du moment précis de cette découverte, ni de l’identité de l’officier de police judiciaire ayant procédé à cette saisie. La cour d’appel a jugé que l’imprécision des procès-verbaux ne permettait pas de connaître le lieu et le moment précis de la découverte de ce couteau et que les interventions multiples pratiquées sur cet objet interdisaient toute constatation propre à la manifestation de la vérité (paragraphe 27 ci-dessus).

93.  La Cour note également que le tribunal correctionnel, suivi par la cour d’appel de Metz, a prononcé la nullité de la procédure en raison du caractère tardif de la notification au requérant de ses droits en garde-à-vue (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).

94.  Elle observe par ailleurs que les auditions des fonctionnaires de police de la BAC, D.M et Y.B., ont été rédigées dans des termes absolument identiques, à l’exception d’un paragraphe. De plus, même si le SRPJ (antenne de Metz) a pris la relève à partir de 9 h 15 (paragraphe 12 ci‑dessus) les premières auditions dans le cadre de l’enquête (paragraphe 9 ci‑dessus) ont tout d’abord été réalisées par l’officier de police judiciaire de permanence du commissariat de Thionville, auquel était affecté le policier en cause.

95.  La Cour constate que les lacunes de cette première phase d’enquête et le retard avec lequel une enquête sur les blessures subies par le requérant a été ouverte ont eu des conséquences sur l’effectivité de la procédure devant le juge d’instruction. Ainsi, s’il n’est pas exclu que le requérant ait également pu recevoir une copie des clichés d’imagerie médicale réalisés le jour des faits, les autorités n’ont pas retrouvé les originaux. Ces documents auraient pu permettre (ou non) d’accréditer les dires du requérant selon lesquels il avait reçu des coups au niveau de la clavicule droite avant le coup de feu. D’autres pièces médicales sont manquantes et n’ont pu être analysées (paragraphe 35 ci‑dessus). De plus, les vêtements portés par le requérant au moment des faits, saisis et placés sous scellés le 8 mars 2000, ont disparu (paragraphe 35 ci-dessus). L’examen de ces vêtements aurait permis d’en savoir plus sur les circonstances du tir et ses conséquences. La Cour considère qu’il incombe aux autorités nationales d’assurer une gestion rigoureuse des scellés et de veiller à leur bonne conservation, ces éléments participant au caractère effectif d’une enquête et pouvant s’avérer déterminants pour la suite de la procédure pénale.

96.  Ainsi, aux yeux de la Cour, les irrégularités procédurales et la perte d’éléments de preuves, essentiels pour la recherche de la vérité, ont affecté le caractère adéquat de l’enquête. Les autorités n’ont pas pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident du 8 mars 2000.

97.  Le requérant met également en cause l’indépendance et l’impartialité des services d’enquête. Faisant référence à l’arrêt Moulin c. France (no 37104/06, 23 novembre 2010), il considère que le parquet n’offrait pas les garanties d’indépendance suffisantes pour conduire les investigations. La Cour rappelle que c’est sous l’angle précis du contrôle juridictionnel d’une privation de liberté qu’elle a jugée, dans l’affaire Moulin (précitée), que les membres du ministère public français n’offraient pas les garanties d’indépendance et d’impartialité fonctionnelle suffisantes pour être qualifiés, au sens de la seule disposition de l’article 5 § 3 de la Convention, de « juge ou autre magistrat habilité par la loi ». Partant, en l’espèce, le fait que les investigations aient été conduites sous l’autorité du parquet ne pose pas, en soi, de problème de conformité à la Convention et constitue au contraire une garantie supplémentaire (Uzun c. Allemagne, no 35623/05, §§ 69-73, CEDH 2010 (extraits)).

98.  Concernant le choix des services d’enquête, la Cour relève que, dans un premier temps, l’enquête a été menée par le commissariat de Thionville dans lequel travaille le policier ayant fait usage de son arme (paragraphes 9‑11 ci-dessus). Elle observe d’ailleurs que c’est ce service qui est à l’origine d’irrégularités procédurales importantes (paragraphes 92‑94 ci-dessus). Or, la Cour a déjà conclu à un manque d’indépendance de l’enquête lorsque les personnes chargées de celle-ci étaient des collègues immédiats de la personne visée par l’enquête ou pouvaient vraisemblablement l’être (Ramsahai et autres, précité, §§ 335-341, et Emars c. Lettonie, no 22412/08, §§ 85 et 95, 18 novembre 2014).

99.  Cependant, au regard de l’examen concret et dans son ensemble de l’indépendance de l’enquête, la Cour relève que très peu d’actes ont été effectués par ce commissariat et que dans un souci évident d’impartialité des investigations, le parquet a saisi, dès 9 h 15 du matin de l’incident, le SRPJ de Metz, service d’enquête distinct et extérieur à celui dans lequel B.S. exerçait ses fonctions (paragraphe 12 ci-dessus). De plus, le juge d’instruction a par la suite saisi l’inspection générale de la police nationale (paragraphe 33 ci-dessus). Si ces choix de saisine des services enquêteurs n’ont pas porté atteinte à l’impartialité de l’enquête, la Cour considère néanmoins qu’une saisine plus rapide de l’IGPN et d’un juge d’instruction auraient pu avoir des conséquences positives sur l’effectivité de la procédure.

100.  S’agissant de la célérité de la procédure, la Cour observe que douze années se sont écoulées entre les faits intervenus le 8 mars 2000 et l’arrêt de la Cour de cassation, du 26 juin 2012. L’instruction en elle-même a été relativement longue, s’étant déroulée sur près de huit années.

101.  Les éléments ci-dessus conduisent la Cour à conclure que les procédures concernant l’incident du 8 mars 2000 ne sauraient passer pour une enquête rapide et effective. En conséquence, les autorités françaises n’ont pas respecté l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention.

Patsaki et autres c. Grèce du 7 février 2019 requête n° 20444/14

Article 2 : L’affaire concerne le décès d’un toxicomane en prison.

La requête a été introduite par huit proches du défunt (l’épouse, la fille, la mère, le père et quatre frères). La Cour estime que la partie de la requête introduite par le père et deux frères du défunt est irrecevable. En ce qui concerne le grief des autres requérants, la Cour juge en particulier que la durée de l’instruction (quatre ans et huit mois) ne correspond pas aux exigences de diligence et de célérité d’une enquête effective. Elle juge aussi que les autorités n’ont pas soumis le cas du défunt à un examen scrupuleux et qu’elles n’ont pas mené une enquête effective concernant les circonstances du décès. Notamment ; le tribunal correctionnel n’a pas cité à comparaître des personnes dont la déposition pouvait être déterminante pour l’issue de l’affaire, et l’enquête préliminaire concernant la directrice adjointe de la prison a été classée sans motif et sans qu’aucun acte de procédure n’ait été accompli. La Cour juge enfin que les circonstances du décès ne permettent pas d’établir la responsabilité de l’État quant au décès en cause.

b) Appréciation de la Cour

i) Principes généraux

67. L’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requiert également, par implication, que soit menée une forme d’enquête officielle et effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité. Quant au type d’enquête devant permettre d’atteindre ces objectifs, il peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 111, CEDH 2001-III).

68. Encore faut-il préciser qu’en la matière les exigences procédurales de l’article 2 s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque, comme en l’espèce, celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire à l’interdiction posée par cet article. En particulier, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006-XII).

69. Il ne faut nullement déduire de ce qui précède que l’article 2 peut impliquer le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée. En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration. La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004-XII et la jurisprudence citée).

ii) Application des principes en l’espèce

70. En ce qui concerne le caractère rapide de l’enquête, la Cour note que le 14 novembre 2008, soit six jours après le décès de D.V., certains des requérants déposèrent une plainte contre X auprès du parquet de Chios. Le 31 janvier 2011, le procureur près le tribunal correctionnel de Chios a classé l’affaire. Le 22 février 2011, certains des requérants ont saisi le procureur près la cour d’appel d’Égée d’une demande en annulation de la décision de classement. Par trois décisions successives en 2011, 2012 et 2013, ce dernier a ordonné un complément d’enquête. Le 27 février 2013, la requérante 1 a écrit au ministère de la Justice pour se plaindre de la longueur de l’enquête. Le 15 juillet 2013, le procureur près la cour d’appel a renvoyé le directeur et la médecin de la prison en jugement.

71. La Cour considère qu’une période d’instruction de quatre ans et huit mois pour déterminer les responsabilités et décider s’il fallait renvoyer en jugement des personnes impliquées dans une affaire concernant le décès par overdose d’un détenu ne correspond pas aux exigences de diligence et célérité pour qu’une enquête soit effective au sens de l’article 2.

72. Quant au caractère approfondi de l’enquête, la Cour rappelle que lorsque l’enquête officielle mène à l’ouverture d’une procédure devant les juridictions nationales, cette procédure dans son ensemble, y compris au stade du procès, doit respecter l’obligation positive de protéger juridiquement le droit à la vie. Ainsi, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie. La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure ces juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis l’affaire à l’examen scrupuleux qu’exige l’article 2 de la Convention, de manière que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci doit jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Armani da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 239, 30 mars 2016).

73. La Cour note d’abord que le tribunal correctionnel de Chios qui a jugé le directeur et la médecin de la prison disposait du rapport d’autopsie, des rapports histologique, toxicologique et biologique relatifs au décès, ainsi que de différents certificats des hôpitaux d’Héraklion et de Chios. La Cour note aussi que le tribunal a entendu treize témoins à charge, dont sept des requérants, deux psychiatres et la directrice adjointe de la prison, et quatre témoins à décharge, dont trois agents pénitentiaires et l’épouse du directeur de la prison. Il est évident que sa décision acquittant le directeur et la médecin de la prison a été fondée sur les dépositions des témoins à décharge et les dépositions des accusés. Toutefois, la Cour relève qu’il y avait d’autres personnes dont la déposition pouvait être déterminante pour l’issue de l’affaire et qui n’ont pas été cités à comparaître devant le tribunal.

74. En premier lieu, les détenus qui partageaient la cellule de D.V. ne furent entendus par aucune autorité impliquée dans l’enquête et n’ont pas été non plus cités à comparaître devant le tribunal correctionnel. De même, n’ont été entendus ni l’expert qui a effectué l’examen toxicologique du défunt, ni les agents pénitentiaires qui avaient distribué les médicaments les jours précédant le décès.

75. En deuxième lieu, le tribunal a renvoyé l’affaire au procureur pour examiner si des poursuites devaient être engagées contre la directrice adjointe de la prison, la seule selon lui qui savait et n’avait pas réagi pour vérifier les informations fournies par D.V. Le procureur a ordonné une enquête préliminaire mais il n’a accompli aucun acte de procédure. Il a classé l’affaire sans donner de motifs et a refusé de fournir aux requérants une copie du dossier qui avait été ouvert au motif que ceux-ci n’avaient pas intérêt pour agir.

76. Eu égard à ces éléments, la Cour considère que les autorités n’ont pas soumis le cas de D.V. à l’examen scrupuleux requis par l’article 2 de la Convention et qu’elles n’ont donc pas mené une enquête effective sur les circonstances de son décès.

77. En conséquence, elle conclut à la violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural.

2. Sur la prétendue responsabilité de l’État dans le décès de D.V.

b) Appréciation de la Cour

i) Principes généraux

86. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 130, CEDH 2014).

87. La Cour rappelle également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même. Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue, en particulier, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Pour qu’il y ait obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (voir, parmi beaucoup d’autres, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 108, 18 juin 2013, Van Colle c. Royaume-Uni, no 7678/09, § 88, 13 novembre 2012, A. et autres c. Turquie, no 30015/96, §§ 44-45, 27 juillet 2004, et Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, précité, § 36).

88. S’agissant encore des personnes privées de liberté, la Cour rappelle par ailleurs que la Convention impose à l’État l’obligation positive de veiller, entre autres, à ce que la santé et le bien-être du prisonnier soient assurés de manière adéquate (voir, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000‑XI, Riviere c. France, no 33834/03, § 62, 11 juillet 2006, et Marro et autres c. Italie (déc.), no 29100/07, § 42, 8 avril 2014) et de dispenser avec diligence des soins médicaux, lorsque l’état de santé de la personne le nécessite, afin de prévenir une issue fatale (Maslova c. Russie, no 15980/12, § 69, 14 février 2017, et Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, no 41773/98, § 65, 7 février 2006).

89. Plus particulièrement, la Cour a reconnu que les autorités, afin de protéger la santé et la vie des citoyens, étaient tenues d’adopter des mesures pour contrer le trafic de drogue, et ce à plus forte raison lorsque ce fléau a lieu ou pourrait avoir lieu dans un endroit sécurisé, tel qu’une prison ; il n’en demeure pas moins qu’elles ne sauraient pour autant garantir de manière absolue un arrêt total du trafic de drogue et qu’elles jouissent d’un large pouvoir d’appréciation dans le choix de la méthode à utiliser en la matière. À cet égard, la Cour rappelle qu’elles sont liées par une obligation de moyens et non de résultat (Marro et autres, précitée, § 45).

ii) Application des principes en l’espèce

90. La Cour doit alors examiner si les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie de D.V. et, dans l’affirmative, si elles ont pris les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation dudit risque à cet égard.

91. La Cour note d’emblée que D.V n’a jamais fait part aux autorités de son souhait d’être soumis à un programme de désintoxication, ou d’être suivi par un médecin de son choix ou qu’il soit placé dans une autre prison ayant une unité des soins spécialisés.

92. Par la suite et, en premier lieu, la Cour note que lorsqu’il est arrivé à la prison de Chios, D.V. s’était déjà fait prescrire, alors qu’il était détenu dans la prison d’Héraklion, un traitement consistant en la prise de 10 cachets de médicaments psychotropes par jour. Avant de prendre la décision d’augmenter la posologie des cachets prescrits à D.V., la médecin de la prison a consulté l’Organisme de lutte contre les stupéfiants basé à Athènes. Elle avait aussi reçu un fax envoyé par un médecin généraliste de D.V. qui affirmait que ce dernier devait suivre le traitement qui y était indiqué et qui consistait à augmenter la posologie. Il en ressort que l’on ne saurait raisonnablement reprocher à la médecin de la prison d’avoir agi de manière négligente.

93. En deuxième lieu, une négligence ne saurait non plus être reprochée à la directrice adjointe de la prison que D.V. avait prévenue la veille de son décès qu’un trafic de stupéfiants avait lieu dans la prison. Compte tenu de l’heure tardive de cet entretien et du manque de personnel pénitentiaire suffisant dans la prison à cette heure, la directrice adjointe n’a pu ordonner une fouille des cellules que le lendemain qui n’a cependant pas révélé l’existence de stupéfiants (paragraphe 12 ci-dessus).

94. En troisième lieu, il ne ressort d’aucun élément du dossier que la veille de son décès, D.V. avait consommé, en sus de ses médicaments, des stupéfiants dont la présence dans la prison était bien connue des autorités. L’examen toxicologique effectué sur D.V. après son décès a démontré que le décès était dû à la prise de plusieurs substances psychotropes (paragraphe 24 ci-dessus), mais ne faisait pas état de dépistage de stupéfiants dans le sang.

95. Dans ces conditions, la Cour estime que les autorités pénitentiaires ne disposaient pas d’éléments suffisants pouvant les amener à croire qu’à la veille de son décès, D.V. se trouvait dans une situation de danger particulier et qu’il encourait, par rapport à tout autre détenu toxicomane, un risque potentiellement plus élevé d’en subir des conséquences mortelles.

96. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que les circonstances du décès de D.V. dans la prison de Chios ne permettent pas d’établir la responsabilité de l’État quant au décès en cause.

97. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 dans son volet matériel.

ÖNEY c. TURQUIE du 15 janvier 2019 requête n° 49092/12

Violation de l'article 2 : Le défaut de rapidité de la procédure civile et pénale, sur les causes du décès de la fille de la requérante à l'hôpital est une violation de la convention.

CEDH

64. Pour les principes généraux relatifs à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention dans le domaine de la santé, la Cour se réfère à l’arrêt Lopes de Sousa Fernandes (précité, §§ 214-221).

65. En l’espèce, la Cour observe que la fille des requérants est décédée des suites d’une pathologie cérébrale qui s’est manifestée après l’ablation de ses amygdales et que les requérants tiennent l’équipe médicale ayant procédé à l’opération pour responsable de ce décès.

66. La Cour constate qu’il n’y a pas de controverse entre les parties ni sur la question de savoir si l’État a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé, ni, d’une manière générale, sur l’existence d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades.

67. Elle note en effet que la contestation porte sur la capacité du système judiciaire à vérifier le respect de leurs obligations par les membres de l’équipe médicale et à en sanctionner l’éventuelle méconnaissance. Autrement dit, la question est donc de savoir si, dans les circonstances concrètes de la cause, compte tenu de l’importance fondamentale que revêt le droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention et du poids particulier qu’attache la Cour à l’obligation procédurale découlant de cette disposition, l’ordre juridique turc dans son ensemble a permis de traiter l’affaire en cause comme il convient (Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 86, 17 janvier 2008, Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 107, 18 décembre 2012, et Arskaya c. Ukraine, no 45076/05, § 66, 5 décembre 2013).

68. Dès lors, la tâche de la Cour consiste à contrôler l’effectivité des recours dont les requérants ont disposé et à vérifier que les procédures engagées ont permis aux intéressés de faire réellement examiner leurs allégations et de faire sanctionner toute négligence qui aurait éventuellement été constatée.

69. À cet égard, la Cour relève que les requérants ont eu recours, pour faire valoir leurs droits, à deux procédures, l’une pénale et l’autre civile, qu’elle examinera séparément.

a) Sur l’effectivité du recours civil

70. La Cour observe que la procédure civile s’est achevée par une décision ayant considéré l’action comme non introduite au motif que ladite procédure avait été suspendue plus de deux fois.

71. Elle estime que, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant les règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à la substance du droit de recours et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par la loi. En effet, les limitations procédurales ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit de recours s’en trouve atteint dans sa substance même. Ces limitations ne se concilient avec la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En effet, le droit de recours se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir la substance de son litige tranchée par la juridiction compétente (voir, mutatis mutandis, Henrioud c. France, no 21444/11, § 58, 5 novembre 2015, et Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008 – affaires concernant le droit d’accès à un tribunal).

72. En l’espèce, la Cour doit donc vérifier que les ordonnances de suspension de la procédure et la décision subséquente par laquelle l’action civile a été considérée comme non introduite ont été proportionnées et qu’elles n’ont pas constitué un excès de formalisme.

73. À cet égard, la Cour observe que deux ordonnances de suspension de la procédure sont mentionnées dans le dossier.

74. En ce qui concerne la première ordonnance, la Cour note qu’elle a été prise à l’issue de l’audience du 16 novembre 2006 (paragraphes 27 et 28 ci-dessus), à laquelle ni l’avocat du requérant ni celui de la partie adverse n’ont pu assister. Elle relève que le représentant des requérants avait transmis son justificatif d’absence par télécopie en indiquant que son état de santé ne lui permettait pas de participer à l’audience et que ce justificatif d’absence, qui était parvenu avant l’audience, n’a pas été accepté par le TGI au motif qu’il avait été envoyé par télécopie et non déposé physiquement au greffe avec un timbre fiscal.

75. S’il peut être parfaitement légitime d’exiger des parties à une procédure qui ont transmis au tribunal des documents ou informations par le biais de technologies modernes de déposer par la suite les mêmes documents de manière physique, et de conditionner la validité de la transmission au dépôt physique ultérieur, la Cour perçoit mal, en l’espèce, l’intérêt que peut avoir, pour une bonne administration de la justice, le fait de refuser un justificatif d’absence et de suspendre la procédure au seul motif que celui-ci a été transmis par télécopie et non déposé au greffe avant l’audience. En effet, il est pour le moins difficile pour un avocat qui, le jour de l’audience, se trouve souffrant au point de ne pouvoir participer aux débats de transmettre son justificatif en se déplaçant au greffe du tribunal. Les mêmes considérations valent pour l’absence de timbre fiscal, dans la mesure où celui-ci aurait pu être déposé plus tard.

76. En ce qui concerne la deuxième ordonnance, rendue à l’issue de l’audience du 23 juillet 2009, la Cour constate que le juge a considéré comme une absence non justifiée le retard de l’avocat des intéressés et qu’il a par conséquent décidé de suspendre la procédure. Cette ordonnance a conduit ipso facto à l’adoption, lors de l’audience suivante, tenue le 27 octobre 2009, d’une décision ayant considéré l’action civile comme non introduite.

77. Or la Cour observe tout d’abord que le TGI avait été informé par téléphone du retard de l’avocat en raison d’un embouteillage (paragraphe 34 ci-dessus). Elle note que le juge, la greffière d’audience et l’avocat de la partie adverse étaient présents dans la salle d’audience lors de l’arrivée du représentant des requérants (paragraphes 37 et 38 ci-dessus) et que, dès lors, rien n’empêchait plus la tenue de l’audience.

78. La Cour relève ensuite que l’audience en question devait être consacrée à la mise en état de l’affaire et ne présentait a priori pas d’importance particulière. En effet, au cours des audiences précédentes, et notamment lors de celle du 11 février 2009, il avait été décidé d’attendre que le jugement du tribunal correctionnel devînt définitif. Tel n’étant toujours pas le cas, il était dès lors très probable que l’audience se limitât au constat que le volet pénal de l’affaire n’était pas encore clos et que le TGI décidât d’attendre sa clôture définitive. Cette probabilité était d’autant plus forte que, le juge titulaire étant absent ce jour-là, l’audience était tenue par un magistrat d’un autre tribunal.

79. La Cour admet volontiers que la nécessité de prendre des mesures en vue de contraindre les avocats à être ponctuels et à ne pas retarder indûment les audiences participe de la bonne administration de la justice. Néanmoins, eu égard à ce qui précède, elle estime qu’en l’espèce l’intérêt que présentait la décision de suspendre la procédure était assurément limité.

80. Elle relève en revanche que l’enjeu que cette suspension présentait pour les requérants était crucial.

81. En effet, elle note que l’ordonnance de suspension de la procédure en question a conduit de manière quasi automatique à la décision subséquente de considérer l’action civile comme non introduite et a ainsi privé les requérants de la possibilité de faire examiner le fond de leur grief relatif à la responsabilité des médecins dans le décès de leur fille et d’obtenir, le cas échéant, une réparation.

82. En outre, la Cour observe que les requérants ont demandé au TGI de revenir sur sa décision de suspension de la procédure du 23 juillet 2009. Or, même si elle a été examinée par ce dernier, qui a également entendu des témoins, cette demande a été rejetée au moyen d’une motivation laconique (paragraphe 39 ci-dessus) qui ne permet nullement de dire si le juge a dûment procédé à un examen de proportionnalité.

83. Eu égard à l’intérêt restreint que les limitations litigieuses présentaient en l’espèce pour une bonne administration de la justice et compte tenu des conséquences particulièrement lourdes qu’elles ont eues pour les requérants, la Cour estime que la manière dont les juridictions nationales ont appliqué les règles procédurales n’a pas préservé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Dès lors, la voie de recours offerte par l’action en responsabilité civile n’a pas permis aux requérants de faire examiner la responsabilité des médecins dans le décès de leur fille ni de faire sanctionner les éventuelles négligences qui auraient pu être constatées.

b) Sur l’effectivité du recours pénal

84. La Cour observe que, en sus du recours civil, une action pénale a été dirigée contre les médecins et que l’un des requérants y a participé.

85. Elle note que, dans un premier temps, la procédure s’est soldée par la condamnation de la médecin chargée du suivi postopératoire – le tribunal correctionnel ayant conclu, eu égard au rapport d’expertise du Conseil supérieur de la santé, à la responsabilité de celle-ci et donc prononcé une sanction pénale à son encontre –, mais qu’elle a finalement débouché sur une décision de constat de la prescription de l’action publique, et ce plus de neuf ans après les faits litigieux.

86. Il incombe dès lors à la Cour d’examiner si cette procédure menée par les autorités a répondu aux exigences de promptitude, d’effectivité et de diligence raisonnable découlant de l’article 2 de la Convention.

87. À cet égard, la Cour observe qu’au moins deux périodes caractérisées par des lenteurs importantes ont affecté ladite procédure. Tout d’abord, il s’est écoulé plus de vingt-sept mois entre la demande d’expertise (le 18 mai 2005) et la remise du rapport (le 7 septembre 2007). Il s’agit là d’un délai particulièrement long pour une expertise sur pièces et pour lequel aucune explication n’a été fournie. Ensuite, la Cour de cassation a mis plus de trois ans pour se prononcer sur le pourvoi dirigé contre le jugement de condamnation.

88. S’il peut arriver que des obstacles ou des difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009). En l’occurrence, la Cour ne peut que constater que la durée de la procédure litigieuse n’a aucunement satisfait à l’exigence d’un examen prompt et sans retard inutile de l’affaire (voir, pour une conclusion similaire, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, § 101, CEDH 2013 et, mutatis mutandis, Eryiğit c. Turquie, no 18356/11, § 51, 10 avril 2018). Elle relève en outre qu’elle a également eu pour conséquence de rallonger la durée de la procédure civile, étant donné que les audiences ont été reportées à de nombreuses reprises dans l’attente de l’issue de la procédure pénale.

89. La Cour estime que pareilles lenteurs sont de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236).

90. Il s’ensuit que cette procédure ne peut, elle non plus, passer pour avoir été effective au sens de l’article 2 de la Convention.

c) Conclusion

91. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les requérants n’ont pas bénéficié d’un système judiciaire efficace permettant d’établir la cause du décès de leur fille et d’obtenir l’application de sanctions appropriées à l’égard des éventuels responsables.

92. En ce qui concerne l’exception du Gouvernement relative au non‑exercice de la voie de recours civile, la Cour renvoie à sa conclusion selon laquelle la décision ayant considéré l’action comme non introduite était disproportionnée et relevait d’un formalisme excessif.

93. Quant à l’exception relative à l’absence de participation de l’un des requérants à la procédure pénale, elle observe que la constitution de partie intervenante de l’un seulement des intéressés était en soi suffisante. En effet, si cette procédure avait pu mener à l’établissement des faits et au châtiment des éventuels responsables, le redressement ainsi offert aurait profité aux deux requérants, dont le grief est strictement identique (voir Bilbija et Blažević c. Croatie, no 62870/13, § 94, 12 janvier 2016 et, mutatis mutandis, Sultan Dölek et autres c. Turquie, no 34902/10, §§ 43-45, 28 avril 2015, et Özpolat et autres c. Turquie, no 23551/10, §§ 50-52, 27 octobre 2015). L’exercice de cette voie par l’un d’eux seulement était dès lors suffisant. Au demeurant, cette voie s’étant finalement révélée ineffective, il n’y a pas lieu de reprocher à la requérante de ne pas y avoir participé aux côtés de son époux.

94. Par conséquent, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement et conclut à la violation de l’article 2 de la Convention pris sous son volet procédural.

TÜLAY YILDIZ c. TURQUIE du 11 décembre 2018 requête n° 61772/12

Violation de l'article 2 : Le défaut de rapidité d'enquête sur les causes du décès de la mère de l'auteur à l'hôpital est une violation de la convention.

2. La requérante tient les médecins de l’hôpital Siyami Ersek pour responsables du décès de sa mère. Elle se plaint que celle-ci ait été victime d’une infection nosocomiale. Elle allègue en outre ne pas avoir disposé d’une voie de recours qui eût permis de déterminer les éventuelles responsabilités. Elle soutient en particulier que la procédure devant les juridictions nationales a été ineffective en raison notamment de sa durée.

43. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il indique que l’enquête a permis de déterminer la cause du décès de Hatice Acar, qu’aucune des expertises médicales n’a confirmé les allégations de la requérante et que toute faute ou négligence médicale dans la survenance du décès a été exclue. Il ajoute que, compte tenu des circonstances de la cause, la durée de la procédure menée devant les juridictions nationales ne révèle aucun manquement de la part des autorités à l’obligation procédurale que l’article 2 de la Convention fait peser sur elles.

44. Pour les principes généraux en la matière, la Cour se réfère à son arrêt Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal ([GC], no 56080/13, §§ 185‑196 et 214-221, CEDH 2017).

45. À cet égard, la Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Ces principes s’appliquent également dans le domaine de la santé publique (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 88, CEDH 2004‑VIII).

46. Toutefois, dès lors qu’un État contractant a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie découlant de l’article 2 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V, et Sevim Güngör c. Turquie (déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).

47. Les obligations positives que l’article 2 de la Convention fait peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades (Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 54, 23 mars 2010, et Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 140, CEDH 2015 (extraits)).

48. L’article 2 implique également l’obligation d’instaurer un système judiciaire effectif et indépendant apte, en cas de décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils relèvent du secteur public ou du secteur privé, à établir la cause du décès et à obliger les responsables éventuels à répondre de leurs actes (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 192, 9 avril 2009, et les affaires qui y sont citées).

49. À cet égard, même si la Convention ne garantit pas en soi le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers, la Cour a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 104-105, CEDH 2013, et Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 73, 27 janvier 2015). Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale (Cevrioğlu c. Turquie, no 69546/12, § 54, 4 octobre 2016). Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Calvelli et Ciglio, § 51, et Vo, § 90, tous deux précités, et Gray c. Allemagne, no 49278/09, §§ 80 à 82, 22 mai 2014).

50. Dans tous les cas, l’obligation que l’article 2 de la Convention fait peser sur l’État ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 105, 27 juin 2006, et Spyra et Kranczkowski c. Pologne, no 19764/07, § 88, 25 septembre 2012).

51. L’obligation procédurale imposée par l’article 2 en matière de soins impose notamment que la procédure soit menée à terme dans un délai raisonnable (Šilih, précité, § 196). À cet égard, la Cour souligne que, outre la question du respect des droits découlant de l’article 2 dans une affaire donnée, des considérations plus générales appellent également un prompt examen des affaires concernant une négligence médicale survenue en milieu hospitalier. La connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir des erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218, et Oyal, précité, § 76).

52. Enfin, la Cour rappelle que cette obligation procédurale est une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure relative à une négligence médicale n’a pas eu une issue favorable pour la personne concernée ne signifie pas en lui-même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive qui lui incombe au titre de l’article 2 de la Convention (Besen c. Turquie (déc.), no 48915/09, § 38 in fine, 19 juin 2012, et E.M. et autres c. Roumanie (déc.), no 20192/07, § 50, 3 juin 2014).

53. En l’espèce, la Cour constate que la requérante n’allègue ni explicitement ni implicitement que la mort de sa mère a été provoquée intentionnellement. L’intéressée soutient que sa mère est décédée des suites d’une infection nosocomiale et de divers faits de négligence médicale survenus tout au long de son traitement.

54. La Cour souligne d’emblée qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation que des professionnels de la santé ont faite de l’état d’une patiente décédée par la suite, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (Glass c. Royaume‑Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Ces évaluations et décisions cliniques ont été effectuées et prises sur la base de l’état de santé qui était alors celui de la patiente et des conclusions du personnel médical quant aux mesures à prendre dans le cadre du traitement. À cet égard, la Cour observe que le traitement médical dispensé à Hatice Acar a fait l’objet d’un contrôle au niveau interne et qu’aucune des instances judiciaires saisies des allégations formulées par la requérante n’a finalement conclu à une quelconque faute dans le traitement médical qui lui a été prodigué.

55. À cet égard, la Cour rappelle que, sauf en cas d’arbitraire ou d’erreur manifeste, elle n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes. Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles par définition nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie, (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004). Il s’ensuit qu’il faut examiner les circonstances qui ont abouti au décès de la mère de la requérante, et la responsabilité alléguée des professionnels de la santé qui l’ont prise en charge, en recherchant si les mécanismes existants permettaient de faire la lumière sur le cours des événements.

56. En l’espèce, la requérante allègue non pas que l’on a privé sa mère de l’accès à un traitement médical en général ou à des soins d’urgence en particulier – et rien dans le dossier n’indique non plus que cela ait pu être le cas – mais que le traitement auquel elle a été soumise était défaillant parce que les médecins ont fait preuve de négligence.

57. De plus, la Cour considère que les éléments produits en l’espèce ne sont pas suffisants pour démontrer qu’il existait à l’époque des faits à l’hôpital Siyami Ersek où la mère de la requérante avait été traitée un quelconque dysfonctionnement systémique ou structurel dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance et pour lequel elles n’ont pas pris les mesures préventives nécessaires, et que cette défaillance a contribué de manière déterminante au décès de la mère de la requérante (comparer avec Asiye Genç, précité, § 80, et Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, § 87, 30 août 2016).

58. Il n’a pas non plus été démontré que la faute prétendument commise par les professionnels de la santé soit allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale ni que, au mépris de leurs obligations professionnelles et alors qu’elles savaient pertinemment qu’une telle absence de traitement mettrait la vie de l’intéressée en danger, les personnes ayant participé à la prise en charge de la mère de la requérante ne lui ont pas prodigué un traitement médical d’urgence.

59. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la présente affaire a pour objet des allégations de négligence médicale. Dans ces conditions, les obligations positives matérielles pesant sur la Turquie se limitent à la mise en place d’un cadre réglementaire adéquat imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, d’adopter des mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 186 et 189).

60. La Cour estime que le cadre réglementaire en vigueur ne révèle aucun manquement de la part de l’État à l’obligation qui lui incombait de protéger le droit à la vie de la mère de la requérante. Celle-ci ne dénonce d’ailleurs pas un manquement de ce type.

61. Partant, la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

62. La présente affaire ayant pour objet des allégations de négligence médicale, la Cour a également pour tâche de contrôler l’effectivité des recours dont la requérante a disposé et de déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré une mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à la vie des patients ; cela implique de vérifier si les procédures entamées ont permis à la requérante de faire examiner ses allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le personnel médical qui aurait éventuellement été constatée.

63. La Cour relève que la requérante a eu recours à deux procédures, l’une pénale et l’autre administrative, pour faire valoir ses droits. La première s’est soldée par un classement sans suite au motif qu’en l’absence d’éléments à charge aucune mesure de nature pénale ne s’imposait à l’endroit des médecins. Quant à la seconde, elle s’est achevée par une décision qui a débouté la requérante de sa demande en indemnisation au vu de trois rapports d’expertise considérant en substance que le décès avait été causé par une infection et que l’équipe médicale n’avait commis aucune erreur.

64. S’agissant du caractère effectif de la procédure pénale, il est vrai que la requérante ne soutient pas que le décès de Hatice Acar a été causé intentionnellement. En conséquence, il n’était pas forcément nécessaire aux fins de l’article 2 de la Convention qu’une voie de recours pénale fût ouverte (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 232).

65. Cela étant, il convient également d’observer que l’inspecteur désigné par le ministère de la Santé pour mener une enquête administrative préliminaire avait relevé que Hatice Acar n’avait pas été suffisamment informée du traitement prodigué, que les soins postopératoires et son suivi médical n’avaient pas été satisfaisants et que cela constituait une faute disciplinaire (paragraphe 19 ci-dessus). Or, malgré ces constats, le dossier ne contient aucun élément relatif à l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre les médecins mis en cause.

66. En ce qui concerne la procédure devant les juridictions administratives, la Cour observe qu’aucune des décisions de justice rendues ni aucun des rapports obtenus dans le cadre des diverses procédures n’aborde, ou du moins traite de façon satisfaisante, l’argument principal de la requérante selon lequel sa mère est décédée d’une infection nosocomiale en raison des mauvaises conditions d’hygiène à l’hôpital Siyami Ersek à Istanbul.

67. Ainsi, les rapports de l’institut médicolégal ne mentionnent aucunement cet aspect de l’affaire et se bornent à affirmer que le décès de Hatice Acar a été causé par une septicémie et que l’équipe médicale mise en cause a prodigué des soins de manière conforme aux procédures médicales. Les experts ne semblent pas avoir ainsi suffisamment prêté attention à la question de savoir pourquoi la mère de la requérante avait été victime d’une infection nosocomiale. Or ce point était essentiel pour savoir si les autorités hospitalières avaient respecté les obligations que la règlementation leur imposait en la matière.

68. Les tribunaux eux-mêmes ne se sont pas davantage penchés sur cette question alors même qu’il s’agissait d’un point, sinon décisif, du moins très important pour la solution du litige et qui exigeait donc une réponse spécifique et explicite de la part des tribunaux.

69. La Cour est d’avis que, aux fins du respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2, on ne peut pas considérer que l’étendue d’une enquête menée sur des questions complexes se posant dans un contexte médical soit circonscrite au moment et à la cause directe du décès de l’individu. Elle ne saurait spéculer sur les raisons pour lesquelles l’origine de la bactérie responsable de l’infection contractée par la mère de la requérante n’a pu être établie au niveau interne. En revanche, elle estime qu’en présence d’une allégation, à première vue défendable, selon laquelle un enchaînement d’événements peut-être déclenché par une négligence aurait contribué au décès d’une patiente, en particulier si l’allégation concerne une infection nosocomiale, on peut attendre des autorités qu’elles examinent la question de manière approfondie (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 237). Or, à la lumière de ce qui précède, la Cour estime que cela n’a pas été le cas en l’espèce.

70. De plus, la Cour observe que la procédure devant les juridictions administratives n’a pas été menée promptement et que sa durée totale – plus de treize ans – n’a pas été raisonnable. Elle ne saurait admettre qu’une procédure engagée pour faire la lumière sur des allégations de négligence médicale puisse durer aussi longtemps devant les juridictions nationales. Il n’apparaît pas, au vu des éléments du dossier, qu’une telle durée soit justifiée par les circonstances de la cause. Il est surtout frappant de constater que les tribunaux ont mis plus de trois ans pour décider que l’action n’était pas prescrite et que c’est au bout de plus de cinq ans après l’introduction de la requête que la 2e chambre du tribunal administratif d’Istanbul a commencé à examiner le fond de l’affaire.

71. La Cour estime que pareilles lenteurs sont de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236). À cet égard, elle rappelle qu’il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées par les obligations découlant de son article 2 (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236, et Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013).

72. Ces éléments en eux-mêmes sont suffisants pour que la Cour puisse considérer que, face à un grief défendable dans le cadre duquel la requérante alléguait qu’une négligence médicale avait abouti au décès de sa mère, le système national dans son ensemble n’a pas apporté une réponse adéquate et suffisamment prompte conformément à l’obligation que l’article 2 faisait peser sur l’État. Partant, il y a eu violation du volet procédural de cette disposition.

GRANDE CHAMBRE MOCANU ET AUTRES c. ROUMANIE

du 17 septembre 2014, requêtes n° 10865/09 n° 45886/07 et 32431/08

L’enquête sur la répression des manifestations des mineurs de juin 1990 à Bucarest a été lacunaire et déficiente. Les requérants individuels sont victimes de la répression violente des manifestations antigouvernementales organisées à Bucarest en juin 1990 et appelées "Minériade" car les mineurs ont manifesté en force, pour obtenir des réformes importantes et rapides. Le Gouvernement était en place depuis le 20 mai 1990, suite aux évènements de la révolution roumaine de décembre 1989. Les requérants allèguent que ces événements n’avaient pas fait l’objet d’une enquête effective. Dénonçant les mêmes événements, l’association requérante se plaignait de la durée de la procédure pénale à laquelle elle avait été partie civile.

a)  Principes généraux

314.  La Cour examinera conjointement les griefs de Mme Anca Mocanu et de M. Marin Stoica sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention à la lumière des principes convergents découlant de l’une et de l’autre de ces dispositions, principes bien établis en la matière et résumés, entre autres, dans les arrêts Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§ 110 et 112-113, CEDH 2005-VII), Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no 52391/99, §§ 324-325, CEDH 2007‑II), Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07, §§ 162-167, CEDH 2011), et El Masri (précité, §§ 182-185).

315.  La Cour a déjà précisé qu’elle doit interpréter les articles 2 et 3 en gardant à l’esprit que l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives.

Elle rappelle que tout comme l’article 2, l’article 3 doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 34, § 88). Contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et conformément à l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation (Al-Skeini et autres, précité, § 162).

316.  Or pour que l’interdiction générale des homicides arbitraires et de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant soit de contrôler la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités de l’État, soit d’enquêter sur les homicides arbitraires et les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains (Al-Skeini et autres, précité, § 163, et El Masri, précité, § 182).

317.  Ainsi, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », les dispositions des articles 2 et 3 requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée, tant lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324), que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).

318.  Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui protègent le droit à la vie et interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès et des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité (Natchova et autres, précité, § 110, et Ahmet Özkan et autres c. Turquie, no 21689/93, §§ 310 et 358, 6 avril 2004).

319.  La Cour a déjà jugé que l’obligation procédurale découlant de l’article 2, tout comme celle découlant de l’article 3, continue de s’appliquer même si les conditions de sécurité sont difficiles, y compris dans un contexte de conflit armé. Même si les faits à l’origine de l’obligation d’enquêter surviennent dans un contexte de violences généralisées et que les enquêteurs rencontrent des obstacles et des contraintes imposant le recours à des mesures d’investigation moins efficaces ou retardant les recherches, il n’en reste pas moins que les articles 2 et 3 exigent l’adoption de toutes les mesures raisonnables propres à assurer la conduite d’une enquête effective et indépendante (Al-Skeini et autres, précité, § 164).

320.  D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Natchova et autres, précité, § 110, et Halat c. Turquie, no 23607/08, § 51, 8 novembre 2011).

321.  Quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office. De plus, pour être effective, l’enquête doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés (Al-Skeini et autres, précité, § 163).

322.  Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (El Masri, précité, § 183).

323.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours illégal à la force ou sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).

324.  Dans tous les cas, pour ce qui est des obligations découlant de l’article 2 de la Convention, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes. De même, pour ce qui est de l’article 3 de la Convention, la victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (McKerr, précité, § 115).

325.  Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (El Masri, précité, § 183).

326.  La Cour a également jugé que, en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, l’action pénale ne devrait pas s’éteindre par l’effet de la prescription, de même que l’amnistie et la grâce ne devraient pas être tolérées dans ce domaine (Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004, Yeter c. Turquie, no 33750/03, § 70, 13 janvier 2009, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 144). Au demeurant, l’application de la prescription devrait être compatible avec les exigences de la Convention. Il est dès lors difficile d’accepter des délais de prescriptions inflexibles ne souffrant aucune exception (voir, mutatis mutandis, Röman c. Finlande, no 13072/05, § 50, 29 janvier 2013).

b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

327.  En l’espèce, la Cour observe qu’une enquête pénale a été ouverte d’office peu après les événements de juin 1990. Cette enquête portait dès le départ sur les homicides par balle de l’époux de Mme Anca Mocanu et d’autres personnes ainsi que sur les mauvais traitements infligés à d’autres individus dans les mêmes circonstances.

La Cour constate également que cette enquête était au départ fractionnée en plusieurs centaines de dossiers distincts (paragraphes 82-87 ci‑dessus) et qu’elle a été unifiée par la suite avant d’être à nouveau scindée à plusieurs reprises en quatre, deux, puis trois branches.

328.  Il ressort de la décision rendue le 14 octobre  1999 par la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice que cette enquête visait également à identifier toutes les victimes de la répression menée du 13 au 15 juin 1990. Elle concernait donc M. Marin Stoica, à tout le moins à partir du 18 juin 2001, date où celui-ci a officiellement porté plainte.

La Cour observe que de très nombreux dossiers ont été ouverts sur le plan national. Toutefois, eu égard au fait que tous ces dossiers tirent leur origine des mêmes faits – ce qui a d’ailleurs conduit à leur regroupement en une seule affaire par une décision prise par le parquet près la Cour suprême de justice en 1997 –, la Cour considère qu’il s’agit en substance d’une seule et même enquête. Quand bien même la Cour retiendrait qu’il s’agit, en l’espèce, de deux enquêtes distinctes – l’une, concernant Mme Anca Mocanu, et l’autre, M. Marin Stoica –, ses constats quant à leur efficacité n’en seraient pas différents, pour les raisons qui suivent.

329.  La Cour constate que cette enquête est toujours pendante à l’égard de Mme Anca Mocanu. L’arrêt adopté le 17 décembre 2007 par la Haute Cour de Cassation et de Justice renvoyant au parquet le dossier relatif aux accusations portées initialement contre cinq officiers de l’armée est la dernière décision de justice rendue à l’égard de la première requérante.

330.  La Cour relève que le volet de l’enquête concernant M. Marin Stoica et mettant en cause 37 hauts responsables civils et militaires – dont un ancien chef de l’État et deux anciens ministres de l’Intérieur et de la Défense – a pris fin par un arrêt rendu le 9 mars 2011 par la Haute Cour de Cassation et de Justice.

331.  Elle rappelle que sa compétence ratione temporis ne lui permet de prendre en considération que la période de l’enquête postérieure au 20 juin 1994, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie (paragraphe 211 ci-dessus). Dès lors, elle recherchera si, après cette date, l’enquête menée dans la présente affaire a satisfait aux critères d’effectivité énoncés ci‑dessus.

i.  Indépendance de l’enquête

332.  La Cour constate que, entre 1997 – soit quelques années après la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie – et début 2008, l’affaire a été pendante devant la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice, devenue en 2003 la Haute Cour de Cassation et de Justice. Elle relève également, pour ce qui est de Mme Anca Mocanu, que l’enquête demeure pendante devant le parquet militaire après la déclaration d’incompétence prononcée par le parquet de droit commun le 6 juin 2013 (paragraphe 123 ci-dessus).

333.  À ce propos, la Grande Chambre souscrit au constat de la chambre selon lequel l’enquête a été confiée à des procureurs militaires qui étaient, au même titre que les accusés parmi lesquels se trouvaient deux généraux, des officiers soumis au principe de la subordination à la hiérarchie, constat qui a déjà conduit la Cour à conclure à la violation du volet procédural de l’article 2 et de l’article 3 de la Convention dans des affaires antérieures dirigées contre la Roumanie (Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, § 67, 5 octobre 2004, Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 107, 12 octobre 2004, et, dernièrement, Şandru et autres, précité, § 74, Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 137, et Crăiniceanu et Frumuşanu c. Roumanie, no 12442/04, § 92, 24 avril 2012).

334.  Le nombre de violations constatées dans des affaires similaires à la présente espèce est particulièrement préoccupant et jette un doute sérieux sur l’objectivité et l’impartialité des enquêtes que les procureurs militaires sont appelés à mener (mutatis mutandis, Natchova et autres, précité, § 117). Le Gouvernement n’a exposé aucun fait ou argument susceptible de conduire la Cour à en décider autrement en l’espèce.

ii.  Célérité et adéquation de l’enquête

335.  La Cour constate que l’enquête intéressant Mme Anca Mocanu est pendante depuis plus de vingt-trois ans et plus de dix-neuf ans depuis la ratification de la Convention par la Roumanie. Au cours de ce laps de temps, trois des cinq hauts responsables de l’armée mis en cause pour l’homicide de l’époux de la requérante sont décédés.

336.  Elle relève également, pour ce qui est de M. Marin Stoica, que l’enquête le concernant s’est terminée par un arrêt rendu le 9 mars 2011, vingt et un ans après l’ouverture des investigations et dix ans après le dépôt officiel de la plainte du requérant et la jonction de celle-ci au dossier de l’enquête.

337.  Or le simple passage du temps est de nature non seulement à nuire à une enquête, mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011).

338.  Tout en reconnaissant que l’affaire présente une indéniable complexité, que le Gouvernement a lui-même soulignée, la Cour estime que l’enjeu politique et social invoqué par ce dernier ne saurait justifier un délai aussi long. Au contraire, l’importance de cet enjeu pour la société roumaine aurait dû inciter les autorités internes à traiter le dossier promptement afin de prévenir toute apparence de tolérance des actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, entre autres, l’arrêt Lăpuşan et autres c. Roumanie, nos 29007/06, 30552/06, 31323/06, 31920/06, 34485/06, 38960/06, 38996/06, 39027/06 et 39067/06, § 94, 8 mars 2011, où était en cause un délai de plus de seize ans depuis l’ouverture d’une enquête visant à l’identification et au jugement des responsables de la répression des manifestations anticommunistes de 1989, et de plus de onze ans depuis l’entrée en vigueur de la Convention).

339.  Or la Cour observe que l’enquête menée dans la présente affaire a été marquée par d’importantes périodes d’inactivité, tant dans sa première partie que pendant les dernières années. Elle constate notamment que l’enquête n’a connu aucune avancée importante du 20 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention, au 22 octobre 1997, date du début de la jonction des nombreux dossiers qui avaient été ouverts séparément mais qui s’inscrivaient dans le même contexte factuel que celui à l’origine des requêtes ici en cause. Ce n’est qu’après cette date que le parquet a commencé à s’enquérir plus largement de l’ensemble des circonstances ayant entouré le recours concerté à la force contre la population civile par des agents de l’État (voir Al-Skeini et autres, précité, § 163).

340.  Qui plus est, la Cour constate que la décision du 16 septembre 1998 mentionne qu’aucune mesure d’instruction concernant les plaintes des personnes agressées au siège de la télévision publique n’avait été réalisée avant cette date (paragraphe 100 ci-dessus).

341.  En outre, les seuls actes de procédure effectués dans l’affaire concernant Mme Anca Mocanu depuis le dernier renvoi au parquet ordonné le 17 décembre 2007 sont le classement sans suite prononcé le 6 juin 2013 à l’égard de deux accusés décédés entre-temps et deux déclarations d’incompétence rendues le 30 avril 2009 et le 6 juin 2013 respectivement.

342.  La Cour relève aussi que de nombreuses lacunes de l’enquête ont été constatées par les autorités nationales elles-mêmes. Ainsi, la décision adoptée le 16 septembre 1998 par le parquet près la Cour suprême de justice indiquait-elle qu’aucune des personnes ayant exercé de hautes fonctions à l’époque des faits – notamment le chef de l’État, le premier ministre et son adjoint, le ministre de l’Intérieur et le chef de la police – n’avait été entendue jusqu’alors.

343.  De plus, l’enquête subséquente n’est pas parvenue à remédier à toutes ces lacunes, comme l’ont constaté la Cour suprême de justice et la Haute Cour de Cassation et de Justice dans leurs décisions respectives du 30 juin 2003 et du 17 décembre 2007 faisant état des vices de la procédure antérieure.

344.  Par ailleurs, la Cour constate que l’enquête – disjointe depuis 1998 du reste du dossier – menée sur les violences infligées à maints manifestants et à d’autres personnes présentes par hasard sur les lieux de la répression a pris fin par le non‑lieu prononcé le 17 juin 2009 et confirmé par l’arrêt du 9 mars 2011. Parmi ces personnes figurait M. Marin Stoica qui, ayant porté plainte en 2001, a dû attendre pendant dix ans l’aboutissement de cette enquête. Pourtant, en dépit de la durée de ce laps de temps et des actes d’enquête accomplis au profit du requérant, dont le Gouvernement a établi la liste, aucune des décisions précitées n’a réussi à établir les circonstances des mauvais traitements que l’intéressé et d’autres personnes alléguaient avoir subis dans les locaux de la télévision publique.

345.  La décision adoptée par le parquet le 17 juin 2009 indiquait en substance que l’identité des agresseurs et le degré d’implication des forces de l’ordre n’avaient pu être établis à l’issue des investigations accomplies par le parquet civil, puis par le parquet militaire. Toutefois, les autorités n’ont pas indiqué quels avaient été les moyens de preuve exploités en vue de l’établissement des faits et pour quelles raisons concrètes leurs démarches n’avaient pas abouti. Par ailleurs, elles n’ont jamais mis en cause au plan interne le comportement du requérant à l’égard de l’enquête, s’abstenant de tout commentaire sur la date du dépôt de la plainte de l’intéressé.

346.  La Cour constate que ce volet de l’affaire a été clos principalement en raison de la prescription de la responsabilité pénale. Elle rappelle à cet égard que les obligations procédurales découlant des articles 2 et 3 de la Convention peuvent difficilement être considérées comme respectées lorsqu’une enquête s’achève, comme en l’espèce, par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale due à l’inactivité des autorités (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 143).

347.  En ce qui concerne l’autre résultat important de l’enquête, à savoir la conclusion selon laquelle les éléments constitutifs du crime de traitements inhumains réprimé par l’article 358 du code pénal roumain n’étaient pas réunis à l’égard de M. Stoica, la Cour estime que la conformité de l’interprétation donnée par le procureur avec la jurisprudence interne pertinente est sujette à caution au regard de l’arrêt rendu le 7 juillet 2009 par la Haute Cour de Cassation et de Justice. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pas apporté d’autres exemples jurisprudentiels à l’appui de la décision rendue en l’espèce. La Cour considère en outre que la conclusion selon laquelle les mineurs n’avaient plus aucun adversaire à combattre le 14 juin 1990 (paragraphe 161 ci-dessus) apparaît douteuse car elle fait manifestement fi des violences qui se sont déroulées le 13 juin 1990 en présence d’importants effectifs de l’armée équipés de munitions de guerre et de blindés, ainsi qu’il ressort de la décision précitée elle-même. Par ailleurs, cette conclusion contredit les faits établis par la même décision, qui décrit en détail les exactions commises par les mineurs le 14 juin 1990, lesquels s’en étaient pris indistinctement aux manifestants, aux étudiants présents dans les locaux de l’université et aux passants. Qui plus est, dans son arrêt du 9 mars 2011 rejetant le recours formé par M. Marin Stoica contre le non‑lieu, la Haute Cour de Cassation et de Justice ne s’est aucunement penchée sur cette question d’applicabilité de l’article 358 du code pénal, se bornant à contrôler l’application qui avait été faite des règles de prescription dans la présente affaire.

348.  Dès lors, il apparaît que les autorités responsables de l’enquête n’ont pas pris toutes les mesures qui auraient raisonnablement permis d’identifier et de sanctionner les responsables.

iii.  Association de la première requérante à l’enquête

349.  S’agissant de l’obligation d’associer les proches des victimes à la procédure, la Cour observe que Mme Anca Mocanu n’a pas été informée des progrès de l’enquête avant la décision du 18 mai 2000 renvoyant en jugement les personnes accusées d’avoir tué son époux.

350.  Qui plus est, la Cour relève que la requérante a été entendue pour la première fois par le procureur le 14 février 2007, près de dix-sept ans après les événements, et que, après l’arrêt rendu par la Haute Cour de Cassation et de Justice le 17 décembre 2007, elle n’a plus été informée de l’évolution de l’enquête.

351.  Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que les intérêts de Mme Anca Mocanu de participer à l’enquête aient été suffisamment protégés (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 141).

iv.  Conclusion

352.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que Mme Anca Mocanu n’a pas bénéficié d’une enquête effective aux fins de l’article 2 de la Convention, et que M. Marin Stoica a lui aussi été privé d’une enquête effective aux fins de l’article 3.

353.  Partant, elle conclut à la violation du volet procédural de ces dispositions.

Slimani contre France du 27 juillet 2004 Hudoc 5257 requête 57671/00

"§32 Par ailleurs, dans des affaires où l'usage de la force par les autorités avait entraîné le décès d'individus, la Cour a jugé qu'une "exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte", soulignant à cet égard qu'une réponse rapide des autorités peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux ()

La Cour estime que cela vaut dans tous les cas où une personne décède entre les mains d'autorités, car la collecte des éléments susceptibles de déterminer les causes de la mort devient hasardeuse au fur et à mesure que passe le temps"

VLAEVI contre BULGARIE du 02/09/2010 requêtes nos 272/05 et 890/05

Marin Vlaev était chauffeur de taxi. Il travaillait de nuit lorsque, le 27 août 1998 vers 4 heures du matin, il passa à proximité d’un groupe de policiers postés près d’une rue menant au village d’Odartsi. Les policiers portaient soit des uniformes de police soit des vestes au dos desquelles l’inscription « police » était bien visible. Ils menaient une opération destinée à libérer un otage détenu contre rançon. Lorsque Marin Vlaev passa au volant de son taxi, ils venaient d’arrêter l’individu soupçonné d’être l’auteur de l’enlèvement, qui était venu chercher la rançon et gisait, blessé, sur le bord de la route. Alors que Marin Vlaev avait commencé par ralentir et s’était presque arrêté, il se mit brusquement à accélérer après qu’un policier eut ouvert la portière de sa voiture et présenté sa carte. Plusieurs policiers ouvrirent le feu sur le taxi qui s’éloignait. Atteint au dos et à la nuque par deux balles, Marin Vlaev mourut sur le coup. Une enquête fut ouverte une semaine plus tard et un certain nombre de mesures d’enquête furent prises. En juin 2004, l’enquête fut suspendue, le procureur considérant que les policiers avaient conclu de manière raisonnable que Marin Vlaev pouvait être un complice du ravisseur eu égard à son comportement étrange et au fait que le ravisseur avait indiqué que l’otage serait libéré dès qu’il aurait récupéré la rançon. Le procureur conclut également que les policiers s’étaient efforcés dans la mesure du possible de ne pas mettre la vie de Marin Vlaev ou de quiconque en danger puisqu’ils avaient ouvert le feu dans une zone non résidentielle et avaient visé les pneus du véhicule.

La Cour estime que le comportement de Marin Vlaev, qui a cherché à fuir en dépit de l’ordre de s’arrêter émanant de policiers clairement identifiables comme tels, a contribué à faire craindre aux policiers qu’il ait un lien avec le ravisseur. Sachant que les policiers devaient réagir dans l’urgence puisque la vie de l’otage était toujours en danger, la Cour considère qu’il était absolument nécessaire pour les policiers d’utiliser leurs armes à feu pour immobiliser la voiture et son chauffeur. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 2 pour ce qui est du recours aux armes à feu.

Quant à la préparation et à la conduite de l’opération de police, en revanche, la Cour constate qu’un plan avait été prévu, que les policiers étaient équipés d’armes à feu et de matériel de protection et qu’ils avaient reçu pour instructions, soit dans la journée soit juste avant l’intervention, d’appréhender les ravisseurs par tous les moyens, y compris en utilisant leurs armes à feu. Si l’improvisation est dans une certaine mesure inévitable dans ce type d’opération de police, la réaction quelque peu chaotique des policiers à l’arrivée du chauffeur de taxi semble indiquer qu’ils n’étaient pas prêts à voir une seconde personne arriver sur les lieux et à envisager de recourir à des moyens techniques pour immobiliser le véhicule ou le poursuivre. Dès lors, l’opération de police au cours de laquelle Marin Vlaev a trouvé la mort n’a été ni préparée ni menée de manière à réduire le plus possible le risque de blesser grièvement ou de tuer, en violation de l’article 2.

Enfin, s’agissant de l’enquête menée sur le décès de Marin Vlaev, la Cour note que les autorités bulgares ne sont pas demeurées passives et ont montré une volonté d’établir si le recours à la force par les policiers était conforme à la législation interne. Or la législation bulgare en vigueur à l’époque des faits, appliquée en l’espèce par les autorités internes compétentes, ne prévoyait pas de limiter le recours à la force à ce qui était absolument nécessaire, au contraire de ce qu’exige la Convention. De plus, beaucoup des mesures d’enquête ont été prises avec retard. Ces délais, ainsi que la durée totale de l’enquête préliminaire, qui s’élève à près de six ans, sont excessifs. Dès lors, l’enquête menée sur le décès de Marin Vlaev n’a pas été effective, au mépris de l’article 2.

GIRARD C. FRANCE du 30 JUIN 2011 REQUÊTE 22590/04

Manque de diligence des autorités dans un cas de disparition de personnes majeures

Les requérants, Claude et Andrée Girard, sont des ressortissants français, nés respectivement en 1934 et 1937 et résidant à Pessac (France).

A partir du mois de novembre 1997, leur fille Nathalie (30 ans) et son compagnon, Frédéric Adman, qui venaient de vendre leur fonds de commerce d’auberge-discothèque au profit d’A.S., ne donnèrent plus de nouvelles. Les parents firent alors une demande de recherches

dans l’intérêt des familles auprès du commissariat de Juvisy-sur-Orge le 8 janvier 1998.

Ils menèrent parallèlement par eux-mêmes des investigations, entreprirent de multiples démarches et effectuèrent de nombreuses recherches dans le but de retrouver leur fille.

Plusieurs courriers furent adressés à la police et à la gendarmerie, et restèrent sans réponse.

Le 11 novembre 1998, le premier requérant adressa une lettre au chef de la brigade de gendarmerie de Viry-Châtillon, dans laquelle il donnait la liste de toutes les personnes qu’il avait pu rencontrer et interroger, et mentionna sous le nom d’A.S. "fait l’objet de tous mes soupçons." Il indiqua en outre que le compte bancaire de sa fille, resté totalement inactif pendant 9 mois, avait été débité de 23 chèques dont la signature avait été falsifiée mais qui portaient au dos son numéro de carte d’identité. Il conclut que sa disparition paraissait inquiétante et suspecte.

Le 1er décembre 1998, les parents écrivirent au procureur de la République près le tribunal de grande instance d’Evry, lequel saisit pour enquête la brigade de gendarmerie de Viry-Châtillon. Le 3 mai 1999, le gendarme chargé de l’enquête dressa un procès-verbal faisant état de ce que les renseignements recueillis à l’auberge, auprès des voisins, de l'organisme gérant l'immeuble, du commissariat, de la mairie et du centre des impôts ne lui avaient pas permis de découvrir la nouvelle adresse des deux disparus. Le 31 mai 1999, le procureur classa l’affaire sans suite.

Le 4 janvier 1999, A.S. commit une tentative de meurtre dans le sous-sol de sa discothèque, dont la victime put réchapper.

Le 15 janvier 1999, les requérants signalèrent au chef de brigade de gendarmerie en charge du dossier qu’A.S. avait réglé des travaux dans sa discothèque avec des chèques provenant du chéquier du compagnon de leur fille, et rappelèrent l’emploi frauduleux qui avait été fait du chéquier de leur fille. Au total, ils eurent entre janvier 1998 et mars 1999 plusieurs entretiens avec la police et la gendarmerie pour demander que des recherches soient lancées afin de retrouver leur fille et son compagnon. Ils indiquent n’avoir reçu que des refus, motivés par le fait que leur fille était majeure et qu’aucun délit n’avait été commis.

Le 10 juin 1999, le parquet de Rodez fut contacté par une personne qui s’inquiétait d’être sans nouvelles de sa mère (N.R.) ainsi que de son compagnon (C.M.), anciens exploitants d’une auberge dans l’Aveyron. Le 3 juillet 1999, les gendarmes de Rodez interrogèrent puis interpellèrent le nouvel exploitant de l'auberge, qui se révéla être A.S mais usurpait l'identité de son frère. Le 12 juillet 1999, le parquet de Rodez ouvrit une information judiciaire des chefs d'enlèvement et séquestration.

Le 13 juillet, le premier requérant fut contacté par un journaliste qui rapprochait la première disparition de la seconde signalée au parquet de Rodez. Le 17 juillet suivant, il se rendit dans l'Aveyron où il rencontra la famille du couple disparu et fut entendu par les gendarmes de Rodez.

Le 19 juillet 1999, il contacta la brigade de gendarmerie d’Evry pour l’informer de ces faits et pour relater qu’il avait observé quelques mois auparavant la présence d’une bâche dans le jardin de l’auberge précédemment gérée par le compagnon de sa fille, qui avait ensuite été retirée mais à l’emplacement de laquelle la terre avait été soigneusement ratissée. Sur ces indications, des fouilles furent diligentées et deux corps exhumés. Un jour plus tard, de mêmes fouilles permirent d’exhumer les corps des gérants dont la disparition avait été signalée au parquet de Rodez, dans le jardin de l’auberge dont A.S. était le nouvel exploitant, dans l’Aveyron.

La cour d’assises de l’Essonne reconnut A.S. coupable de l’assassinat de Nathalie et de son compagnon F.A., en novembre 1997, de tentative d’assassinat en janvier 1999 et de l’assassinat de N.R. et C.M. en avril 1999. Il fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par un arrêt du 28 février 2003. L’arrêt de la cour d’assises d’appel du Val-de-Marne du 19 mars 2004 confirma la condamnation et son pourvoi en cassation fut rejeté le 5 janvier 2005.

Le 20 juillet 1999 le corps que l’on pouvait présumer être celui de Nathalie fut transporté et autopsié à l’institut médico-légal de Paris, puis rendu à la famille le 13 août 1999.

Le 11 octobre 1999 le juge demanda aux requérants l’autorisation d’opérer de nouveaux prélèvements sur le corps de leur fille. Il fut procédé à l’exhumation et aux prélèvements le 20 octobre 1999, et le corps fut remis en terre le jour même. Le 30 janvier 2001, un laboratoire de Nantes émit un rapport concluant à l’identification de l’ADN de Nathalie.

Saisi en ce sens par les requérants, le procureur général près la cour d’appel de Paris rejeta en novembre 2003 la demande de restitution des prélèvements opérés sur le corps de Nathalie, au motif qu’A.S. devait être jugé en appel en mars 2004. Un arrêt civil du 19 mars 2004 de la cour d’assises d’appel du Val-de-Marne ordonna la restitution desdits prélèvements avec exécution provisoire. Malgré plusieurs demandes adressées au procureur général et au procureur de la République, ce n’est que le 27 juillet 2004 que les requérants furent informés par l’institut médico-légal de Bordeaux que les prélèvements étaient tenus à leur disposition. L’inhumation définitive eu lieu le 29 juillet 2004.

L'ARTICLE 2 EST VIOLEE POUR MANQUE D'ENQUETE RAPIDE ET EFFECTIVE

La Cour rappelle que l'article 2 sous son volet procédural peut trouver à s'appliquer en cas de disparition et que l'obligation de mener une enquête préexiste à la  découverte éventuelle du corps La Cour distingue deux périodes.

Avant novembre 1998, lorsque les requérants ont conduit par eux-mêmes de nombreuses démarches et recherches, dont ils ont informé les services de police et de gendarmerie, aucun élément ne permettait de conclure que cette disparition - touchant une personne adulte et en bonne santé - revêtait un caractère anormal ou suspect.

Cependant, à partir du mois de novembre 1998, les requérants ont transmis aux autorités de nombreux éléments portant sur des faits suspects ou pour le moins anormaux : débits de chèques sur le compte bancaire de la disparue, qui était auparavant resté inactif pendant des mois ; falsification de signature et numéro de sa carte d’identité porté au dos desdits chèques ; usage par A.S. de chèques provenant du chéquier du compagnon disparu. Grâce aux investigations des requérants, les autorités disposaient alors de suffisamment d’informations et de renseignements pour considérer la disparition de leur fille comme inquiétante et suspecte et la Cour considère qu’elles avaient l'obligation d'enquêter sur sa disparition.

Or, elles se sont contentées de diligenter, début mai 1999, une simple recherche d'adresse qui n'a pas donné de résultat et a conduit au classement de l'affaire. A.S. n’a jamais été entendu, alors qu’il était le seul à donner de prétendues nouvelles de Nathalie et de son compagnon, et utilisait frauduleusement les chéquiers de ce dernier. Les mouvements bancaires suspects signalés par le premier requérant ainsi que l’usage de la carte d’identité de sa fille n’ont jamais été vérifiés. Une simple audition du personnel de l'auberge aurait révélé que les papiers d'identité et des effets personnels de Nathalie et de F.A. avaient été retrouvés à l'auberge dès janvier 1998. Dans ces conditions, la Cour considère que, vu les circonstances de l'espèce, l'enquête menée par les autorités n'a pas répondu aux exigences d'effectivité et de célérité qu'implique l'article 2 sous son volet procédural

La Cour note que dans l’affaire similaire de la disparition du couple de restaurateurs de l’Aveyron, les autorités ont agi avec une tout autre diligence, puisque trois semaines seulement après que leur disparition a été signalée, les gendarmes ont interpellé le nouvel exploitant, qui s'est révélé être A.S., et qu'une information judiciaire pour enlèvement et séquestration a été immédiatement ouverte. Enfin, la Cour observe que ce sont finalement les requérants eux-mêmes qui, après avoir mené seuls les recherches, ont élucidé la disparition de Nathalie et de son compagnon, en signalant le 19 juillet 1999 à la brigade de gendarmerie d’Evry l’endroit où les corps des disparus furent effectivement retrouvés.

La Cour en conclut qu’entre novembre 1998 et la découverte du corps de Nathalie en juillet 1999, la réaction des autorités n’a pas été adaptée aux circonstances. Elles ont manqué à leur obligation de mener une enquête effective, en violation de l’article 2.

Papapetrou C. Grèce du 12 juillet 2011 Requête 17380/09

L’enquête conduite sur le crash de l’hélicoptère du Patriarche d’Alexandrie et de son escorte était effective

La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie suppose de garantir que les agents ou organes de l’Etat impliqués aient à rendre des comptes lorsque des décès sont survenus sous leur responsabilité. Pour qu’une enquête sur une allégation d’homicide illégal commis par un agent de l’Etat soit effective, il est généralement nécessaire que les enquêteurs en charge soient indépendants de ceux qu’ils enquêtent ; mais aussi que toute mesure raisonnable ait été prise afin d’identifier et de sanctionner les responsables, obligation non de résultats, mais de moyens. Un défaut d’enquête permet de conclure à son ineffectivité.

La Cour constate que le jour même de l’accident le procureur près le tribunal militaire de Thessalonique a aussitôt engagé des poursuites pénales ; il a également ordonné l’ouverture d’une instruction par un juge du même tribunal militaire. Quelques jours après, le ministre de la Défense nationale a ordonné la création d’un comité d’investigation chargé d’enquête, et en 2004 une délégation militaire américaine s’est rendue en Grèce pour conduire des investigations et a rendu un rapport.

La Cour note que les débris de l’hélicoptère ont été repêchés par l’armée immédiatement après le crash, que les éléments les plus importants ont été expédiés pour expertise aux Etats-Unis ce qui est un procédé utilisé fréquemment, s’agissant d’un engin construit et révisé par une compagnie américaine. Quant à la principale lacune signalée par la commission d’experts (l’absence d’une hélice non retrouvée), la Cour relève que l’ordonnance du 12 mai 2008 de la chambre du conseil stipule que les hélices de l’appareils avaient été régulièrement contrôlées ce qui explique que l’engin avait l’autorisation de voler sans restriction.

La Cour note que le refus du procureur d’ouvrir une nouvelle instruction sur la base de 10 nouveaux documents produits par les requérants, était justifié par le fait que ces documents ne constituaient pas des éléments nouveaux susceptibles de motiver le réexamen de l’affaire. La Cour ne juge donc pas arbitraire l’application faite par analogie de l’article 79 du code de procédure pénale par les juridictions grecques, et rappelle qu’elle n’a pas à se prononcer à la place des autorités nationales.

En ce qui regarde la question de l’indépendance des autorités d’enquête, la Cour observe que les comités étaient composés d’experts en différents domaines, aussi bien officiers et sous-officiers de l’armée de l’air (spécialistes de l’hélicoptère en cause) que de civils.

Elle considère que tous avaient intérêt à contribuer à l’élucidation des causes de l’accident.

CAMEKAN C. TURQUIE arrêt du 28 janvier 2014 requête 54241/08

Un retard très important dans la conduite d’une procédure pénale amène la Cour à juger que les autorités n’ont pas satisfait à leurs obligations.

Un groupe de quatre personnes, aux visages masqués, étaient en train d’écrire des slogans illégaux sur des murs. Des policiers en patrouille, les aperçurent.  Le requérant fut blessé au cours de la fusillade.

1.  Sur l’usage de la force lors de l’arrestation du requérant

45.  En l’espèce, la Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents versés au dossier et des observations présentées par les parties. Elle rappelle que, pour apprécier ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », et qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (Seyhan c. Turquie, no 33384/96, § 77, 2 novembre 2004).

Cependant, eu égard à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour rappelle qu’elle doit se montrer prudente quant à assumer le rôle d’un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits, sauf si cela est rendu inévitable par les circonstances d’une affaire particulière (McKerr c. Royaume Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000).

En principe, quand des procédures internes ont été menées, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes auxquelles il convient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, qui demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments portés à sa connaissance, elle doit normalement disposer de données convaincantes susceptibles de l’amener à s’écarter des constatations de fait des juges nationaux (Klaas c. Allemagne, 22  septembre 1993, § 29, série A no 269).

46.  Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant affirme, en se référant aux rapports d’expertise du 10 décembre 2000, n’avoir pas fait usage d’une arme à feu contre les policiers, lesquels ont en revanche, d’après lui, tiré sur lui avec l’intention de le tuer.

47.  La Cour constate qu’en l’espèce, dans son arrêt du 24 mai 2012, la cour d’assises a tenu pour établi que, lors de l’incident, les premiers coups de feu avaient été ouverts contre les policiers présents sur les lieux pour accomplir leur devoir et que cette juridiction a conclu que l’usage d’une arme à feu par les fonctionnaires de police était légitime au regard du droit national. Elle relève que, pour aboutir à cette conclusion, la cour d’assises s’est fondée notamment sur les croquis des lieux et les procès-verbaux versés au dossier, les déclarations des accusés et des victimes, ainsi que sur les rapports d’expertises. À cet égard, pour la Cour, il est fondamental que la cour d’assises ait tenu pour établi que les premiers coups de feu avaient été tirés par les suspects et que les policiers avaient ainsi réagi en état de légitime défense (voir, dans le même sens, Perk c. Turquie, no 50739/99, § 66, 28 mars 2006).

48.  Par ailleurs, la Cour observe que, même si le requérant, se référant aux rapports d’expertise du 10 décembre 2000, soutient ne pas avoir utilisé son arme, il ressort du rapport d’expertise établi le 13 décembre 2000 par le laboratoire attaché au service criminel de la direction de la sûreté d’Istanbul qu’une douille et une balle provenaient du pistolet appartenant au requérant (paragraphe 11 ci-dessus). En outre, à aucun moment de la procédure, l’intéressé n’a nié s’être muni de cette arme lors de l’incident (paragraphes 15, 16 et 34 ci-dessus), même s’il a soutenu devant la cour d’assises qu’elle avait été utilisée par un policier. Au demeurant, cet argument n’a pas été retenu par la cour d’assises. À cet égard, la Cour estime que cette juridiction avait entendu divers témoins ainsi que le requérant et qu’elle était à même d’évaluer le degré de crédibilité de leurs déclarations respectives. De plus, devant la Cour, le requérant n’a fourni aucun élément de nature à remettre en cause les constats de cette juridiction ou à étayer ses allégations.

49.  Par conséquent, la Cour considère qu’elle ne dispose d’aucune donnée convaincante susceptible de l’amener à s’écarter des constatations de fait opérées par les juges de la cour d’assises (comparer avec notamment, mutatis mutandis, Tarkan Yavaş c. Turquie, no 58210/08, 18 septembre 2012, et également avec Amine Güzel c. Turquie, no 41844/09, 17 septembre 2013, voir aussi, entre plusieurs autres, Fırat Can c. Turquie, no 6644/08, 24 mai 2011).

50.  La Cour estime dès lors que l’usage de la force dans ces conditions, aussi regrettable qu’il soit, n’a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour « assurer la défense de toute personne contre la violence » et, notamment, « effectuer une arrestation régulière ». Partant, il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention à cet égard.

2.  Sur l’effectivité de l’enquête

51.  Dans la présente affaire, la Cour note que les autorités ont bien mené une enquête. En effet, la police d’Istanbul a ouvert une enquête immédiatement après l’incident et plusieurs mesures ont été prises pour préserver les moyens de preuve sur les lieux. Ainsi, des preuves matérielles ont été recueillies, des croquis ont été dressés et des prélèvements sur les mains des suspects ont été réalisés. De plus, une procédure pénale, toujours pendante devant la Cour de cassation, a été engagée contre les policiers impliqués dans l’incident.

52.  Le requérant reproche aux autorités nationales de ne pas avoir réalisé une reconstitution des faits sur les lieux de l’incident. En outre, selon lui, la procédure pénale engagée contre les policiers n’était ni prompte ni suffisamment rapide puisqu’elle a commencé le 24 novembre 2001 et que la cour d’assises a rendu son arrêt le 24 mai 2012 – soit onze ans et demi après les faits –, de nombreux ajournements ayant été prononcés en vue d’entendre l’accusé A.M.

53.  S’agissant de l’absence d’une reconstitution des faits, la Cour souligne que, dans l’affaire Abik c. Turquie (no 34783/07, § 49, 16 juillet 2013), elle a considéré qu’un tel acte d’enquête présentait une importance cruciale, dans la mesure où il permet à l’enquêteur ou aux juges d’élaborer les scénarios possibles quant au déroulement des faits et d’apprécier la crédibilité des déclarations des suspects. Toutefois, la présente espèce diffère sensiblement de l’affaire exposée ci-dessus. En effet, dans l’arrêt Abik précité, la Cour a conclu que les faits de la cause n’étaient pas suffisamment établis sur le plan interne, étant donné que l’auteur d’un tir mortel n’avait pas été identifié et qu’un des policiers avait déclaré avoir vu les ombres de deux personnes derrière une voiture. Or, en l’espèce, les versions des parties ne sont pas radicalement opposées quant au déroulement des faits, le principal point litigieux étant la question de savoir si le requérant avait utilisé ou non son arme. En outre, un croquis des lieux avait été dressé à la suite d’une visite des lieux réalisée lors de la détention du requérant et en sa présence (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour estime qu’il eût été préférable que cet acte d’investigation fût réalisé en présence du procureur et de l’avocat du requérant. Toutefois, il ressort du dossier que l’intéressé n’a pas contesté cet élément devant les juridictions internes et qu’il a présenté pour la première fois une demande de reconstitution des faits lors de l’audience du 11 novembre 2004, c’est-à-dire environ quatre ans après l’incident. À cet égard, la Cour note que le procureur, considérant qu’une telle requête ne pouvait être utile compte tenu du délai écoulé entre l’incident et la demande en question, s’était opposé à cette demande (paragraphe 25 ci-dessus). Par conséquent et au vu des pièces du dossier dont elle dispose, la Cour n’est pas convaincue que l’absence de mise en œuvre d’une reconstitution des faits ait empêché sérieusement les autorités nationales d’établir les principaux faits de la cause.

54.  S’agissant de l’allégation du requérant portant sur la célérité de la procédure engagée contre les policiers, la Cour remarque d’emblée la durée excessive de la procédure déclenchée à la suite de l’enquête : environ onze ans et demi après les faits, le 24 mai 2012, la cour d’assises a rendu son arrêt et, treize ans après les faits, cette procédure demeure toujours pendante devant la Cour de cassation.

À cet égard, la Cour observe que le 24 novembre 2001, soit un an après le dépôt d’une plainte, le parquet d’Istanbul a engagé une action pénale contre les policiers. Au cours de la procédure devant la première instance, elle relève que la cour d’assises ne semble pas avoir été particulièrement active, dans la mesure où elle a tenu au total 30 audiences, c’est-à-dire en moyen moins de trois par an. Par ailleurs, elle note que de nombreuses audiences ont été reportées à cause de l’absence des avocats des accusés et en particulier pour entendre l’un d’entre eux, à savoir A.M. Ce dernier n’a pu être entendu qu’à l’audience du 29 mars 2010, soit environ neuf ans et demi après les faits.

La Cour observe également que le Gouvernement ne soutient pas que le requérant a contribué au retard allégué.

55.  En conséquence, compte tenu du retard très important dans la conduite de la procédure devant les juridictions internes – laquelle est toujours pendante –, la Cour estime que les autorités turques n’ont pas agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable. Il y a donc eu violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention à ce titre.

Jelić c. Croatie du 12 juin 2014 requête 57856/11

Violation de l'article 2 pour délai de l'enquête : Défaut d’enquête effective par les autorités croates, même si un policier haut gradé a finalement été condamné, le parquet n'a pas suivi toutes les pistes alors qu'il s'agissait d'un crime de guerre.

Constatant que l’époux de Mme Jelić a été tué entre novembre 1991 et février 1992, soit avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Croatie (le 5 novembre 1997), la Cour estime que le grief tiré de son meurtre – sous le volet matériel de l’article 2 – échappe à sa compétence ratione temporis. Cette partie du grief est donc irrecevable. Cependant, la Cour déclare recevable le grief concernant l’enquête, estimant qu’une bonne partie de celle-ci, ainsi que de la procédure pénale, a été conduite postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Croatie.

La Cour admet que l’affaire est complexe et que des éléments indiquent que le meurtre de M. Jelić s’inscrivait dans le cadre d’assassinats ciblés de civils serbes par des membres de la police et de l’armée croates dans la région de Sisak en 1991 et 1992. Elle reconnaît en outre les difficultés rencontrées par les autorités pendant la guerre et au lendemain de celle-ci, compte tenu en particulier du nombre total élevé de crimes de guerre à réprimer et de ce que, parce qu’elles faisaient partie d’un État nouvellement indépendant, il leur a fallu du temps pour s’organiser. Par ailleurs, elle admet que certaines mesures d’ensemble ont été prises, notamment par le parquet d’État, qui a donné pour instruction à ses organes locaux, en 2005 et 2008 respectivement, d’axer leurs efforts sur l’identification des auteurs de ces crimes et de préconiser la conduite d’enquêtes impartiales sur tous les crimes de guerre quelle que soit l’origine ethnique des personnes impliquées. De surcroît, à la fin de l’année 2012, des enquêtes visant au total 3 436 personnes soupçonnées de crimes de guerre étaient ouvertes en Croatie, pour 557 condamnations.

La Cour reconnaît également – comme l’a plaidé le gouvernement croate – que la situation était d’autant plus compliquée que les suspects du crime perpétré contre M. Jelić étaient les mêmes personnes qui, hauts fonctionnaires de la police de Sisak jusqu’en 1999, étaient chargés de protéger la population contre de tels crimes et de conduire les enquêtes préliminaires. Cependant, si cette situation a certainement eu une incidence sur les premières enquêtes, elle ne saurait justifier les défaillances ultérieures de l’enquête après 1999.

Il ressort des dépositions de témoins que, au moins à partir de 2003, les autorités détenaient certaines informations susceptibles de conduire à l’identification des auteurs directs du meurtre de M. Jelić et des personnes qui l’avaient ordonné. Elles étaient donc tenues de prendre des mesures d’instruction supplémentaires. Or, alors que trois témoins avaient désigné nommément la personne qui selon eux avait personnellement abattu M. Jelić, aucune mesure autre qu’un test balistique n’a été prise pour vérifier ces informations. Globalement, l’enquête a souffert de retards inexplicables et de longues périodes d’inactivité non justifiées, ce qui a forcément nui aux chances d’établir la vérité.

Finalement, une personne – l’ancien chef adjoint de la police de Sisak – a été reconnue coupable par un tribunal de première instance de crimes de guerre contre la population civile. Cependant, en matière de crimes de guerre, il faut distinguer la responsabilité hiérarchique de la direction de la responsabilité des subordonnés. La peine infligée aux supérieurs hiérarchiques qui n’auraient pris aucune mesure nécessaire et raisonnable pour empêcher ou réprimer les crimes de guerre commis par leurs subordonnés ne saurait exonérer ces derniers de leur propre responsabilité pénale.

En définitive, les difficultés évoquées par le gouvernement croate ne peuvent par elles-mêmes justifier la manière dont l’enquête a été conduite, en particulier le fait que le parquet n’a pas minutieusement suivi les pistes solides dont il disposait concernant l’identité des meurtriers directs.

Il y a donc eu violation de l’article 2 eu égard à l’obligation procédurale qui pesait sur les autorités de conduire une enquête effective sur le décès de M. Jelić.

L'EXTRADITION DE LA PERSONNE RECHERCHEE

Romeo Castaño c. Belgique du 9 juillet 2017 requête n° 8351/17

Article 2 : Le refus des juridictions belges d’extrader une personne soupçonnée d’assassinat vers l’Espagne ne reposait pas sur une base factuelle suffisante

Dans cette affaire, les requérants se plaignaient que leur droit à ce qu’une enquête effective soit menée avait été violé par les autorités belges qui avaient refusé d’exécuter les mandats d’arrêts européens (MAE) émis par l’Espagne à l’encontre de la personne soupçonnée (N.J.E.) d’avoir tiré sur leur père (le lieutenant-colonel Ramón Romeo) qui fut assassiné en 1981 par un commando qui revendiqua son appartenance à l’organisation terroriste ETA. Les juridictions belges avaient estimé que l’extradition de N.J.E. porterait atteinte à ses droits fondamentaux, garantis par l’article 3 de la Convention. La Cour rappelle qu’un risque de traitement inhumain et dégradant de la personne dont la remise est demandée peut constituer un motif légitime pour refuser l’exécution d’un MAE, et donc la coopération demandée. Elle rappelle toutefois que le constat d’un tel risque doit reposer sur une base factuelle suffisante. La Cour juge en particulier que l’examen effectué par les juridictions belges lors des procédures de remise n’a pas été assez complet pour considérer le motif invoqué – par elles pour refuser la remise de N.J.E au détriment des droits des requérants – comme reposant sur une base factuelle suffisante. Notamment, les juridictions belges n’ont pas cherché à identifier un risque réel et individualisable de violation des droits de la Convention dans le cas de N.J.E. ni des défaillances structurelles quant aux conditions de détention en Espagne. La Cour souligne toutefois que ce constat de violation n’implique pas nécessairement que la Belgique ait l’obligation de remettre N.J.E. aux autorités espagnoles. C’est l’insuffisance d’appui dans les faits du motif pour refuser la remise qui a conduit la Cour à constater une violation de l’article 2. Cela n’enlève rien à l’obligation des autorités belges de s’assurer qu’en cas de remise aux autorités espagnoles, N.J.E. ne courra pas de risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

LES FAITS

Les requérants sont cinq ressortissants espagnols nés entre 1959 et 1964 et résidant en Espagne. Ils sont les enfants du lieutenant-colonel Ramón Romeo qui fut assassiné à Bilbao en 1981 par un commando qui revendiqua son appartenance à l’organisation terroriste ETA. En 2004 et 2005, un juge espagnol de l’Audiencia Nacional décerna deux mandats d’arrêts européens (MAE) à l’encontre de N.J.E., une ressortissante espagnole d’origine basque soupçonnée d’avoir tiré sur le père des requérants.

En 2013, N.J.E., qui se trouvait en Belgique, fut mise en détention par un juge d’instruction du tribunal de première instance de Gand. Quelques jours plus tard, la chambre du conseil du même tribunal déclara les MAE exécutoires. Toutefois, en appel, la chambre des mises en accusation refusa l’exécution des MAE, estimant qu’il y avait des motifs sérieux de croire que cela porterait atteinte aux droits fondamentaux de N.J.E., laquelle fut remise en liberté. Le parquet fédéral fit un pourvoi qui fut rejeté par la Cour de cassation. En 2015, un nouveau MAE fut émis à l’égard de N.J.E. par un juge d’instruction de l’Audiencia Nacional, mais les autorités belges refusèrent de l’exécuter pour les mêmes raisons que précédemment.

LA CEDH

RECEVABILITE

36.  La Cour rappelle que la « juridiction » au sens de l’article 1er de la Convention est une condition préalable et sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 178, 29 janvier 2019).

37.  La Cour rappelle également que dans le contexte du volet procédural de l’article 2 à propos de décès intervenus sous une juridiction différente de celle de l’État dont l’obligation procédurale d’enquêter est censée être en jeu, la Grande Chambre a récemment précisé que, si aucune enquête ou procédure n’a été engagée à propos d’un décès ne relevant pas de la juridiction de l’État défendeur, un lien juridictionnel peut néanmoins être établi et une obligation procédurale découlant de l’article 2 peut s’imposer à cet État. Bien qu’une obligation n’entre en jeu en principe que pour l’État contractant sous la juridiction duquel la victime se trouvait au moment de son décès, des « circonstances propres » à l’espèce peuvent justifier de s’écarter de cette approche (ibidem, § 190, se référant à Rantsev c. Chypre et la Russie, no 25965/04, §§ 243-244, CEDH 2010 (extraits)).

38.  En l’espèce, le grief que les requérants tirent de l’article 2 de la Convention à l’égard de la Belgique concerne le manquement allégué des autorités belges à coopérer avec les autorités espagnoles en prenant les mesures nécessaires pour permettre que l’auteure présumée de l’assassinat de leur père, réfugiée en Belgique, soit jugée en Espagne.

39.  À la différence des affaires Güzelyurtlu et autres et Rantsev précitées, le grief tiré de l’article 2 ne repose donc pas sur l’affirmation d’un manquement de la Belgique à une éventuelle obligation procédurale d’enquêter elle-même sur cet assassinat.

40.  Cela étant dit, la Cour n’y voit pas un motif pour distinguer la présente affaire pour ce qui est de déterminer l’existence d’un lien juridictionnel avec la Belgique et considère qu’il y a lieu d’appliquer les principes énoncés à cet égard dans son arrêt Güzelyurtlu et autres.

41.  Appliquant mutantis mutandis la jurisprudence précitée (voir paragraphe 37, ci-dessus), la Cour note que N.J.E., auteure présumée de l’assassinat, s’est réfugiée en Belgique et s’y trouve depuis. Dans le cadre de l’existence d’engagements de coopération en matière pénale liant les deux États concernés, en l’occurrence dans le cadre du système du MAE (voir paragraphes 23-24, ci‑dessus), les autorités belges ont ensuite été informées de l’intention des autorités espagnoles de poursuivre N.J.E., et sollicitées de procéder à son arrestation et à sa remise.

42. Ces circonstances propres à l’espèce suffisent à considérer qu’un lien juridictionnel existe entre les requérants et la Belgique au sens de l’article 1er de la Convention concernant le grief soulevé par les requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Güzelyurtlu et autres, précité, §§ 194-196).

43.  La Cour conclut donc qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione loci soulevée par le Gouvernement. Elle devra au moment où elle appréciera ce grief sur le fond, déterminer l’étendue et la portée de l’obligation procédurale de coopérer incombant à la Belgique dans les circonstances de l’espèce.

épuisement des voies de recours interne

53.  La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes doit être appliquée avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, étant donné le contexte de protection des droits de l’homme. La Cour a de plus admis que cette règle ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en contrôlant son respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Vučković et autres c. Serbie ([GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, §§ 83-84, 9 juillet 2015, et références citées).

54. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au gouvernement défendeur de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le gouvernement défendeur a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Vučković et autres, précité, § 77, et Gherghina, décision précitée, §§ 88-89, et références citées).

55.  Se tournant vers les circonstances particulières de l’espèce, la Cour note que les autorités espagnoles ont ouvert une enquête pénale dans cette affaire et que l’une des requérants s’était constitué partie civile dans cette procédure pénale engagée contre N.J.E. en Espagne. Toutefois, est en cause en l’espèce la procédure d’exécution du MAE devant les juridictions belges, qui est directement à l’origine de l’actuelle impossibilité de poursuivre N.J.E., procédure dans laquelle ni la participation ni l’intervention des requérants n’est prévue que ce soit par la décision-cadre ou par la loi belge.

56.  Quant à l’argument du Gouvernement fondé sur la lettre du premier président de la Cour de cassation et selon lequel les requérants auraient pu prendre contact avec le parquet fédéral belge en vue de trouver les moyens de surmonter le refus d’exécution du MAE, la Cour estime que cette possibilité est vague et spéculative et ne saurait être considérée comme susceptible de remédier directement à la situation incriminée ou présentant des perspectives raisonnables de succès (voir, notamment paragraphes 11 et 26, ci‑dessus).

57.  En ce qui concerne le référé et l’action en responsabilité civile, la Cour relève que le Gouvernement n’a produit aucun élément à l’appui de son allégation qui serait de nature à démontrer le caractère effectif de ces recours en l’espèce.

58.  Aussi, s’il est vrai que les requérants n’ont pas fait usage des voies suggérées par le Gouvernement, la Cour estime que le Gouvernement, auquel la charge de la preuve incombe en la matière (voir paragraphe 54, ci‑dessus), n’a pas démontré que l’usage des recours qu’il a évoqués aurait été de nature à offrir réparation aux requérants quant à leur grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention.

59.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la requête ne saurait être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.

délai de six mois

62.  En l’espèce, la Cour constate que si la première procédure de remise s’est en effet achevée par un arrêt de la Cour de cassation du 19 novembre 2013, le Gouvernement n’avance pas d’élément pour démontrer que les requérants, qui n’étaient pas partie à la procédure litigieuse, étaient à ce moment-là informés de ce développement. Ce n’est qu’à partir du moment où les requérants se sont adressés au premier président de la Cour de cassation le 17 novembre 2014 (voir paragraphe 16 ci-dessus) qu’il peut être considéré avec certitude qu’ils étaient au courant du refus des autorités belges. Or, le 8 mai 2015, soit dans les six mois suivant ce contact, un autre MAE à l’appui de nouveaux éléments a été émis par le juge espagnol (voir paragraphe 17 ci-dessus). S’en est suivi une nouvelle procédure d’exécution de MAE qui s’est achevée par un arrêt de la Cour de cassation du 27 juillet 2016.

63.  Rappelant que l’article 35 § 1 de la Convention ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne, la Cour considère que le délai de six mois en l’espèce a commencé à courir le 27 juillet 2016.

64.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement relative à la tardivité de l’introduction de la requête.

Conclusion sur la recevabilité

65.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été établi, elle doit être déclarée recevable.

ARTICLE 2

79.  La Cour ayant précédemment conclu que les requérants relèvent de la juridiction de la Belgique, elle doit maintenant déterminer l’étendue et la portée de l’obligation procédurale de coopérer incombant à la Belgique dans les circonstances de l’espèce (voir paragraphes 42-43, ci-dessus). Elle devra ensuite rechercher dans quelle mesure la Belgique s’est conformée à cette obligation.

80.  La Cour observe que le grief que les requérants tirent de l’article 2 de la Convention trouve son origine dans le refus par les juridictions belges d’exécuter les MAE émis par les autorités espagnoles à l’égard de N.J.E. Ils se plaignent que la jouissance de leur droit à ce qu’une enquête officielle effective soit menée par l’Espagne est empêchée par le refus des autorités belges d’exécuter le MAE. Ainsi qu’elle l’a déjà souligné, la question qui est portée à la Cour n’est donc pas de savoir si la Belgique est responsable d’actes ou d’omissions procédurales dans le cadre d’une enquête sur l’affaire, laquelle relève exclusivement de la juridiction des autorités espagnoles.

81.  Cela étant dit, la Cour rappelle que dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité, § 232-235), elle s’est exprimée sur ce terrain en ces termes :

« 232. La Cour a déjà dit que lorsqu’elle interprète la Convention, elle doit tenir compte du caractère singulier de ce traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales [...]. Ce caractère collectif peut, dans des circonstances spécifiques, impliquer pour les États contractants l’obligation d’agir conjointement et de coopérer de manière à protéger les droits et libertés qu’ils se sont engagés à reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction [...]. Dans les affaires dans lesquelles, pour être effective, l’enquête sur un homicide illicite survenu dans la juridiction d’un État contractant nécessite la participation de plus d’un État contractant, la Cour estime que le caractère singulier de la Convention, en tant que traité de garantie collective, emporte en principe une obligation de la part des États concernés de coopérer de manière effective les uns avec les autres afin d’éclaircir les circonstances de l’homicide et d’en faire traduire les auteurs en justice.

233. La Cour considère par conséquent que l’article 2 peut imposer aux deux États une obligation bilatérale de coopérer l’un avec l’autre, impliquant dans le même temps une obligation de solliciter une assistance et une obligation de prêter son assistance. La nature et l’étendue de ces obligations dépendront inévitablement des circonstances de chaque espèce, par exemple du point de savoir si les principaux éléments de preuve se trouvent sur le territoire de l’État contractant concerné ou si les suspects s’y sont réfugiés.

234. Pareille obligation va dans le sens de la protection effective du droit à la vie garantie par l’article 2. De fait, conclure autrement irait à l’encontre de l’obligation qu’impose l’article 2 à l’État de protéger le droit à la vie, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », avec pour résultat de faire obstacle aux enquêtes sur les homicides illicites, dont les auteurs resteraient alors nécessairement impunis. Pareil résultat pourrait compromettre le but même de la protection assurée par l’article 2 et rendre illusoires les garanties attachées au droit à la vie. Or l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives [...].

235. La Cour note toutefois que l’obligation de coopérer qui incombe aux États au titre du volet procédural de l’article 2 ne peut être qu’une obligation de moyens et non de résultat, dans le droit fil de ce qu’elle a établi concernant l’obligation d’enquêter [...]. Cela signifie que les États concernés doivent prendre toutes les mesures raisonnables envisageables pour coopérer les uns avec les autres et épuiser de bonne foi les possibilités que leur offrent les instruments internationaux applicables relatifs à l’entraide judiciaire et à la coopération en matière pénale. À cet égard, la Cour sait que la coopération entre États contractants ne peut s’opérer dans un vide juridique ; des modalités formalisées spécifiques de coopération entre États se sont d’ailleurs développées en droit pénal international. Cette approche concorde avec celle déployée dans les affaires transnationales antérieures traitées sous l’angle du volet procédural des articles 2, 3 et 4, dans lesquelles la Cour a généralement fait référence aux instruments liant les États concernés dans les domaines de l’extradition ou de l’entraide (...).

236. (...) Dans ce contexte, il n’y aura manquement à l’obligation procédurale de coopérer de la part de l’État tenu de solliciter une coopération que si celui-ci n’a pas activé les mécanismes de coopération appropriés prévus par les traités internationaux pertinents, ou, de la part de l’État requis, que si celui-ci n’a pas répondu de façon appropriée ou n’a pas été en mesure d’invoquer un motif légitime de refuser la coopération demandée en vertu de ces traités internationaux. »

82.  En l’espèce, le mécanisme dans le cadre duquel l’Espagne a sollicité la coopération de la Belgique est le système mis en place au sein de l’UE par la décision-cadre relative au MAE (voir paragraphe 23-24, ci‑dessus). Appliquant les principes rappelés ci-dessus, la Cour doit donc d’abord examiner si, dans ce cadre, les autorités belges ont apporté une réponse appropriée à la demande de coopération. Ensuite, elle doit vérifier si le refus de coopérer reposait sur des motifs légitimes.

83.  Sur le premier point, la Cour observe que les autorités belges ont apporté une réponse dûment motivée à leurs homologues espagnols. Ainsi que l’a rappelé la Cour de cassation belge, dans son arrêt du 19 novembre 2013, ce mécanisme repose sur un degré de confiance élevé entre les États membres, lequel implique une présomption de respect par l’État d’émission des droits fondamentaux. Compte tenu de ce principe, le refus de remise doit être justifié par des éléments circonstanciés indiquant un danger manifeste pour les droits fondamentaux de l’intéressé de nature à renverser ladite présomption. En l’espèce, la Cour de cassation a considéré que la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand, par son arrêt du 31 octobre 2013, avait légalement justifié, en se basant sur l’article 4, 5o de la loi belge relative aux MAE, sa décision de refus d’exécuter les MAE émis par le juge d’instruction espagnol en raison du risque qu’il soit porté atteinte, en cas de remise à l’Espagne, aux droits fondamentaux de N.J.E., et notamment du risque qu’elle y subisse une détention dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention (voir paragraphe 12, ci-dessus). Par son arrêt du 14 juillet 2016, la chambre des mises en accusation s’est essentiellement référée à son arrêt antérieur, estimant que les éléments nouveaux invoqués dans le MAE nouveau ne donnaient pas lieu à une évaluation différente et que l’évaluation antérieure était même confirmée par des observations du Comité des droits de l’homme de 2015 (voir paragraphe 20, ci-dessus).

84.  La Cour constate que l’approche ainsi suivie par les juridictions belges correspond aux principes qu’elle a énoncés dans sa jurisprudence (Pirozzi précité, §§ 57-64, qui reprend la méthodologie préconisée dans Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, §§ 105-127, 23 mai 2016) selon lesquels, dans le cadre de l’exécution d’un MAE par un État membre de l’UE, il convient de ne pas appliquer le mécanisme de reconnaissance mutuelle de manière automatique et mécanique, au détriment des droits fondamentaux.

85.  Sur le second point, la Cour souligne que, du point de vue de la Convention, un risque de traitement inhumain et dégradant de la personne dont la remise est demandée, à cause des conditions de détention en Espagne, peut constituer un motif légitime pour refuser l’exécution du MAE, et donc pour refuser la coopération avec l’Espagne. Encore faut-il, vu la présence de droits de tiers, que le constat d’un tel risque repose sur des bases factuelles suffisantes.

86.  La Cour constate sur ce terrain que la chambre des mises en accusation s’est fondée essentiellement sur des rapports internationaux ainsi que sur le contexte de « l’histoire politique contemporaine de l’Espagne » (voir paragraphe 12, ci-dessus). Dans son arrêt du 31 octobre 2013, elle s’est notamment référée à un rapport établi à la suite de la visite périodique du CPT effectuée quelques années auparavant, à savoir en 2011. En dépit des informations fournies à l’appui du MAE émis le 8 mai 2015 notamment sur le silence des rapports ultérieurs du CPT et sur les caractéristiques de la détention incommunicado en Espagne (voir paragraphe 17, ci-dessus), la chambre des mises en accusation considéra, dans son arrêt du 14 juillet 2016, qu’elles ne permettaient pas de se départir de son évaluation faite en 2013 (voir paragraphe 20, ci-dessus). Il est vrai que la chambre des mises en accusation se référa à des observations émises en 2015 par le Comité des droits de l’homme au sujet de l’existence de la détention incommunicado, (voir paragraphe 28, ci‑dessus) mais elle n’a pas procédé à un examen actualisé et circonstancié de la situation qui prévalait en 2016 et n’a pas cherché à identifier un risque réel et individualisable de violation des droits de la Convention dans le cas de N.J.E. ni des défaillances structurelles quant aux conditions de détention en Espagne.

87.  La Cour constate par ailleurs que selon les observations soumises par le gouvernement espagnol au sujet du cadre législatif entourant le régime de détention incommunicado, un tel régime ne trouverait pas à s’appliquer dans une situation comme celle d’espèce. Cette question n’ayant pas été débattue devant les juridictions belges, la Cour estime ne pas devoir la résoudre elle‑même.

88.  La Cour relève également l’argument des requérants, non contesté par le Gouvernement, selon lequel de nombreux MAE ont été émis et exécutés à l’égard de membres présumés de l’ETA sans que les pays d’exécution des MAE y aient vu des risques de violation des droits fondamentaux des personnes faisant l’objet de la remise, et que parmi les États d’exécution se trouve la Belgique (voir paragraphe 70, ci-dessus).

89.  Enfin, la Cour est d’avis que les circonstances de l’espèce et les intérêts en cause auraient dû amener les autorités belges, en faisant usage de la possibilité que la loi belge leur donnait (article 15 de la loi relative au MAE, voir paragraphe 25, ci-dessus), à demander des informations complémentaires quant à l’application du régime de détention dans le cas de N.J.E., plus particulièrement quant à l’endroit et aux conditions de détention, afin de vérifier l’existence d’un risque concret et réel de violation de la Convention en cas de remise.

90.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’examen effectué par les juridictions belges lors des procédures de remise n’a pas été assez complet pour considérer le motif invoqué par elles pour refuser la remise de N.J.E. au détriment des droits des requérants comme reposant sur une base factuelle suffisante.

91.  La Cour conclut donc que la Belgique a manqué à l’obligation de coopérer qui découlait pour elle du volet procédural de l’article 2 de la Convention et qu’il y a eu violation de cette disposition.

92.  La Cour souligne que ce constat d’une violation de l’article 2 de la Convention n’implique pas nécessairement que la Belgique ait l’obligation de remettre N.J.E. aux autorités espagnoles. C’est l’insuffisance de la base factuelle du motif pour refuser la remise qui a conduit la Cour à constater une violation de l’article 2. Cela n’enlève rien à l’obligation des autorités belges de s’assurer qu’en cas de remise aux autorités espagnoles, N.J.E. ne courra pas de risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Plus généralement, le présent arrêt ne saurait être interprété comme réduisant l’obligation des États de ne pas extrader une personne vers un pays qui demande son extradition lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que l’intéressé, si on l’extrade vers ce pays, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 (voir, notamment, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005‑I, Trabelsi c. Belgique, no 140/10, § 116, CEDH 2014 (extraits)), et donc de s’assurer qu’un tel risque n’existe pas.

LES VICTIMES DOIVENT ÊTRE ASSOCIEES A L'ENQUÊTE

Fountas c. Grèce du 3 octobre 2019 requête n° 50283/13

Violation article 2 : Le père d’un homme tué par la police n’a pas été correctement impliqué dans l’enquête.

L’affaire concerne le décès du fils du requérant, tué par balle par la police en 2010. La Cour juge en particulier que les autorités se sont certes acquittées de l’obligation que leur faisait la Convention de mener une enquête approfondie, laquelle a conduit au constat que les policiers avaient agi en état de légitime défense, mais qu’elles n’y ont pas associé le requérant dans toute la mesure nécessaire. En particulier, il n’a eu accès ni aux pièces du dossier pénal ni à l’enquête interne de police qui fut menée séparément, et il n’a été informé du décès de son fils qu’après son autopsie, alors que le corps avait déjà été identifié.

Les faits

Le requérant, Georgios Fountas, est un ressortissant grec né en 1934 et résidant à Athènes (Grèce). Son fils, Lambros Fountas, né en 1975, fut tué par balle par la police en mars 2010 après que des policiers en patrouille se furent arrêtés au petit matin pour procéder au contrôle inopiné d’un parking dans lequel se trouvaient deux personnes. Selon la version des faits retenue par le parquet d’Athènes, les policiers essuyèrent des tirs et répliquèrent, tuant M. Fountas. Le requérant conteste cette version des faits et soutient que les pistes n’ont pas toutes été suivies au cours de l’enquête. Les autorités menèrent une enquête préliminaire, au cours de laquelle ils procédèrent à un examen balistique et à une autopsie. Le requérant affirme n’avoir été informé de l’autopsie qu’a posteriori, et ne pas avoir eu la possibilité de nommer un expert indépendant afin que celui-ci y assiste. En avril 2010, une unité de la police anti-terroriste adressa également au parquet d’Athènes un rapport sur un groupe terroriste baptisé Lutte révolutionnaire, auquel le fils du requérant était soupçonné d’avoir appartenu. En mars 2010, la police entama une enquête administrative sous serment, qui se solda en juin 2011 par le constat que les agents de police avaient agi conformément à la loi pour se défendre. En juin 2010, le requérant et l’un de ses proches saisirent le parquet d’une plainte pénale à l’encontre du ou des responsables du décès de Lambros, mais celle-ci fut rejetée en janvier 2012 au motif que la police avait agi en état de légitime défense. Le recours formé par le requérant contre cette décision fut rejeté par le procureur près la cour d’appel en février 2013.

L'enquête répond aux qualités nécessaires

La Cour dit d’emblée que l’enquête a été menée promptement et qu’elle a été précédée d’une enquête préliminaire débutée au matin du décès et close en avril 2010, au cours de laquelle une autopsie a été réalisée, des témoins entendus et une enquête balistique menée. Elle ajoute que la procédure s’est achevée en février 2013 avec la décision du parquet près la cour d’appel. Par ailleurs, l’enquête a été menée par une autorité indépendante d’un point de vue institutionnel, à savoir le parquet d’Athènes. Le requérant se plaint d’oublis, d’omissions et d’incohérences. Il affirme que la balle qui a touché la voiture dans laquelle son fils se trouvait n’a pas été identifiée, et que les versions des policiers divergent quant au nombre de coups tirés. Il dénonce également l’absence de reconstitution des faits et avance plusieurs hypothèses quant à ce qui s’est produit la nuit où son fils a été tué. La Cour se livre à un examen approfondi de ces questions, et notamment de la conclusion officielle selon laquelle les policiers ont agi en état de légitime défense. Sur ce dernier point, elle relève que le parquet s’est penché sur plusieurs éléments pertinents, et notamment sur les obligations professionnelles des policiers, sur le niveau de danger auquel ils s’étaient trouvés confrontés et sur les circonstances du décès. Elle conclut que leur exercice d’appréciation de l’usage qui a été fait de la force a été mené d’une manière compatible avec les exigences de l’article 2. En conclusion, la Cour ne perçoit l’existence d’aucune carence propre à mettre en doute le caractère globalement adéquat de l’enquête menée par les autorités judiciaires internes.

La partie civile non associée à l'enquête

La Cour cherche ensuite à déterminer si le requérant a pu avoir accès au dossier de l’affaire dans toute la mesure nécessaire à la préservation de ses intérêts légitimes. Elle observe que le droit grec ne confère pas explicitement aux parties lésées le droit d’accéder au dossier de l’enquête préliminaire. Néanmoins, il leur accorde un droit de recours contre les décisions rendues par le parquet près le tribunal de première instance. En l’espèce, le requérant a effectivement exercé ce droit, adressant aux autorités chargées de l’enquête plusieurs mémorandums et leur faisant part de son opinion. Il a également eu la possibilité d’introduire un recours contre la décision rendue par le parquet en première instance. La Cour note également que le requérant pouvait consulter le dossier de l’enquête pénale, mais que les autorités ne l’ont jamais informé de ce droit. N’ayant pas accès au dossier, il n’a pu exercer que partiellement son droit de recours contre la première décision du parquet, et n’a pu contester de manière effective les conclusions qui y étaient formulées. La Cour constate en outre que le requérant a demandé à consulter les documents relatifs à l’enquête administrative sous serment en 2012, mais qu’il n’a reçu les pièces en question qu’en 2016. Ce retard est d’autant plus problématique que la décision du parquet de clore l’enquête faisait mention de l’enquête sous serment. Enfin, la Cour observe que le requérant n’a été informé du décès de son fils qu’une fois l’autopsie réalisée, et ce alors même que le corps avait déjà été identifié. Le requérant s’est donc trouvé dans l’impossibilité de nommer un expert technique afin qu’il assiste à la procédure en son nom. La Cour n’est pas convaincue que les autorités se soient acquittées de leur obligation de prendre des mesures raisonnables afin d’informer les membres survivants de la famille du défunt du décès de celui-ci. Les autorités ont donc manqué à leur obligation de veiller à ce que le public jouisse à l’égard de l’enquête d’un droit de regard suffisant pour que les intérêts des proches du défunt soient préservés dans le cadre de la procédure. La Cour conclut au caractère ineffectif de l’enquête sur le décès de Lambros Fountas au motif qu’il lui manquait une garantie importante, à savoir la participation de la famille du défunt. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 à raison de la non-participation de la famille du défunt à l’enquête.

Grande Chambre Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie du 25 juin 2019 requête n° 41720/13

Article 2 et article 6-1 : Le système juridique roumain a permis de traiter adéquatement une affaire concernant un accident de la route.

L'affaire concerne un juge qui avait été grièvement blessé dans un accident de la route en 2004. La procédure pénale à laquelle M. Tănase s’était joint en qualité de partie civile avait été abandonnée huit ans plus tard lorsque la décision avait été prise de ne pas poursuivre les deux autres conducteurs impliqués dans l’accident. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, M. Tănase se plaignait en particulier de l’effectivité et de la durée de l’enquête pénale menée ainsi que de l’impossibilité qu’il disait avoir été la sienne d’obtenir une décision sur le fond de l’action civile introduite par lui. La Grande Chambre a saisi l’occasion fournie par la présente affaire pour préciser quels sont les articles de la Convention européenne des droits de l’homme applicables en cas d’accident ayant provoqué de graves blessures.

Au vu des blessures potentiellement mortelles subies par M. Tănase, elle a décidé d’examiner la partie des griefs relative à l’effectivité de l’enquête exclusivement sous l’angle de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne. Dans son arrêt, rendu ce jour, la Cour européenne des droits de l’homme dit : par 13 voix contre 4, qu’il y a eu non-violation de l’article 2 en ce qui concerne l’enquête menée sur l’accident. Elle juge que l’enquête a été approfondie et qu’elle a produit de nombreux éléments de preuve destinés à éclaircir les causes de l’accident. M. Tănase a eu accès au dossier, il a pu tirer pleinement parti des voies de recours que lui ouvrait le droit interne pour contester les décisions des autorités et demander le versement d’éléments supplémentaires au dossier ;

par 16 voix contre 1, qu’il y a eu non violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal). Même si l’action civile qu’il avait jointe à la procédure pénale n’a pu être examinée par aucune juridiction pénale en raison de l’abandon par les autorités des poursuites contre les deux autres conducteurs, M. Tănase aurait pu user d’autres voies pour faire valoir ses droits civils ;

et par 10 voix contre 7, qu’il y a eu non violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable dans un délai raisonnable). Compte tenu de la complexité de l’affaire et des mesures constamment prises par les autorités pour éclaircir les circonstances de l’affaire, la période de près de huit ans qui a été nécessaire aux autorités pour achever l’enquête ne saurait être considérée comme excessive.

LES FAITS

Le requérant, Nicolae Virgiliu Tănase, est un ressortissant roumain né en 1943. Il réside à Ploiești (Roumanie). Le 3 décembre 2004, M. Tănase, qui était alors juge, eut un accident de la route. Il alléguait notamment qu’un tiers avait embouti l’arrière de sa voiture et que, à la suite du choc, sa voiture s’était encastrée à l’arrière d’un camion militaire en stationnement. Il subit de graves lésions internes et fractures qui nécessitèrent plusieurs opérations, des hospitalisations répétées et entre 200 et 250 jours de soins médicaux. Des rapports d’expertise établirent, en 2005 et en 2007, que l’accident avait mis sa vie en danger et provoqué chez lui un stress post-traumatique. Les services de police ouvrirent une enquête pénale immédiatement après l’accident et recueillirent des éléments de preuve. Ils prirent notamment des mesures et des photographies des lieux de l’accident et firent prélever des échantillons de sang sur les trois conducteurs impliqués. Ils entendirent également les conducteurs et leurs passagers. En juin 2005, M. Tănase se constitua partie civile dans la procédure pénale qui avait été engagée. Au cours des huit années qui suivirent, trois phases successives de procédure furent conduites, chacune examinée à deux degrés distincts de juridiction. Les enquêteurs étudièrent plusieurs hypothèses pour déterminer les responsabilités. Des rapports d’expertise technique examinèrent si M. Tănase avait conduit trop vite, si le conducteur du véhicule qui avait embouti l’arrière de sa voiture avait maintenu une distance de sécurité suffisante et si le camion militaire était correctement garé. Des expertises furent également ordonnées pour déterminer si le véhicule de M. Tănase s’était encastré à l’arrière du camion en stationnement à la suite d’un choc ou s’il avait d’abord embouti le camion avant d’être lui-même embouti par une autre voiture. Tout au long de la procédure, M. Tănase mit en cause, à plusieurs reprises, les enquêteurs et les juges chargés de l’examen de son affaire et sollicita l’établissement d’autres rapports d’expertise et d’analyse technique. M. Tănase ne fit en définitive l’objet d’aucune poursuite pénale. Les autorités avaient envisagé la possibilité qu’il eût été au moins en partie responsable de l’accident, notamment pour conduite en état d’ivresse. L’échantillon de sang qui avait été prélevé sur lui avait été le seul à révéler la présence d’alcool. L’enquête ne permit toutefois pas d’élucider cette question. Les autorités abandonnèrent les poursuites pénales contre les conducteurs des deux autres véhicules. Elles jugèrent que le camion avait été réglementairement garé par son conducteur et que l’existence de tous les éléments constitutifs d’une infraction n’avait donc pu être établie. Quant au conducteur de la voiture qui, selon le requérant, avait embouti l’arrière de son véhicule, il ne put être établi si les blessures du requérant avaient été causées par le choc avec sa voiture, par le choc avec le camion ou par une combinaison de ces deux événements. En tout état de cause, la prescription prit effet en juin 2012. En 2013, le requérant fut débouté du recours sur des points de fait et de droit qu’il avait formés devant la cour d’appel, puis du recours dont il avait saisi la Cour constitutionnelle.

  1. SUR LES GRIEFS TIRÉS DE LA CONDUITE DE L’ENQUÊTE PÉNALE

Sur la violation alléguée des articles 2, 3 et 8 de la Convention

ARTICLE 3

    Principes généraux

115. La Cour observe que, combiné avec l’obligation que l’article 1 de la Convention leur impose de « garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention », l’article 3 commande aux États de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998‑VI, et Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-75, CEDH 2001‑V). Cette exigence d’ordre général implique une obligation procédurale. Dans des affaires concernant des allégations de négligence médicale, les obligations pesant sur les autorités en vertu de l’article 3 ont été interprétées comme n’exigeant pas nécessairement un recours de nature pénale (V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, §§ 125-126, CEDH 2011 (extraits), N.B. c. Slovaquie, no 29518/10, § 84, 12 juin 2012, I.G. et autres c. Slovaquie, no 15966/04, § 129, 13 novembre 2012, et Dvořáček c. République tchèque, no 12927/13, § 111, 6 novembre 2014). En revanche, dès lors qu’un individu affirme de manière « défendable » ou « crédible » avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3, les dispositions susmentionnées requièrent, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective de nature pénale. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique (Assenov et autres c. Bulgarie, 24760/94, § 102, 28 octobre 1998, , Recueil 1998‑VIII, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV, El‑Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 186, CEDH 2012, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 317, CEDH 2014 (extraits), Bouyid c. Belgique [GC], n23380/09, § 116, CEDH 2015). Même en l’absence d’une plainte pénale formellement introduite, dès lors que la question a été portée à l’attention des autorités, il pèse ipso facto sur l’État, en vertu de l’article 3, une obligation de mener une enquête effective (Gorgiev c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 26984/05, § 64, 19 avril 2012, El‑Masri, précité, § 186).

116.  Dans les affaires où elle a été amenée à examiner si les « traitements » auxquels une personne avait été « soumise » pouvaient être qualifiés d’« inhumains ou dégradants » au sens de l’article 3, la Cour a adopté une démarche générale consistant à souligner que, pour tomber sous le coup de l’interdiction contenue dans cette disposition, un traitement doit présenter un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 97, 20 octobre 2016, Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, § 174, 13 décembre 2016, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 159, 15 décembre 2016).

117.  Pour déterminer si le seuil de gravité a été atteint, la Cour peut également prendre en considération d’autres éléments, tels que le but dans lequel le traitement a été infligé et l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré, étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive qu’il puisse être interdit par l’article 3, le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère empreinte de vives tensions ou d’une forte charge émotionnelle, et l’éventuelle situation de vulnérabilité de la victime (Khlaifia et autres, précité, § 160, et les références qui y sont citées).

118.  Soumettre une personne à un mauvais traitement qui atteint un tel seuil de gravité implique en général qu’on lui inflige des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Toutefois, même en l’absence de telles caractéristiques, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3. Il peut suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui (Bouyid, précité, § 87, et les références qui y sont citées).

119.  Concernant les traitements administrés par des particuliers, la Cour a conclu à plusieurs reprises à l’applicabilité de l’article 3 à des cas de mauvais traitements volontaires tels que des viols, des abus sexuels ou des actes de violence, y compris des violences familiales ou l’infliction de blessures au cours d’une bagarre, considérant que tous les actes en question étaient de nature à susciter des sentiments d’humiliation et d’avilissement chez la victime (voir, entre autres, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, CEDH 2003‑XII, Beganović c. Croatie, no 46423/06, 25 juin 2009, Biser Kostov c. Bulgarie, no 32662/06, 10 janvier 2012, Muta c. Ukraine, no 37246/06, § 58, 31 juillet 2012, Dimitar Shopov c. Bulgarie, no 17253/07, 16 avril 2013, S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, 3 mars 2015, Y. c. Slovénie, n41107/10, CEDH 2015 (extraits), M. et M. c. Croatie, no 10161/13, CEDH 2015 (extraits), et Sakir c. Grèce, no 48475/09, 24 mars 2016).

120.  Une approche différente a été adoptée dans l’affaire Kraulaidis c. Lituanie (no 76805/11, § 57, 8 novembre 2016) qui concernait, comme dans le cas d’espèce, un accident de la route. Dans cette affaire, la Cour a tout d’abord noté que « le requérant a[vait] été gravement blessé et qu’il a[vait] perdu la capacité de marcher à la suite d’un accident », avant de conclure que « la situation a[vait] atteint le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention ». Dans le même sens, la Cour a observé dans l’affaire Mažukna c. Lituanie (no 72092/12, § 81, 11 avril 2017) qu’à la suite d’un accident du travail le requérant avait subi des lésions au visage et à la poitrine qui l’avaient défiguré et avaient altéré sa capacité à arborer des expressions faciales. Elle a également relevé que ces lésions avaient été médicalement jugées irréparables et qualifiées d’atteinte grave à sa santé. Elle en a conclu que « la situation a[vait] atteint le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention ». La caractéristique commune à la motivation de ces deux arrêts est qu’elle place l’accent uniquement sur la nature et le degré des lésions subies. L’article 3 a ainsi été réputé applicable dans des situations où aucun acte intentionnel n’avait été commis à l’égard de la victime.

121. La Cour considère toutefois que la démarche appropriée pour déterminer si les mauvais traitements subis par une personne ont atteint le seuil minimum de gravité demeure celle, décrite aux paragraphes 116-118 ci‑dessus, que la Grande Chambre a adoptée dans plusieurs arrêts successifs, même lorsque les traitements en question ont été administrés par des particuliers. Ainsi qu’il ressort des passages en question, cette approche implique de prendre en considération un ensemble de facteurs, dont chacun est susceptible de revêtir un poids significatif. Tous ces facteurs supposent que le traitement auquel la victime a été « soumise » était la conséquence d’un acte intentionnel.

    Application des principes généraux au cas d’espèce

122.  La Cour note qu’il est incontestable que la gravité de la souffrance, physique ou mentale, provoquée par une mesure donnée est une considération qui a compté dans beaucoup des affaires où la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 3 et que l’absence d’une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser la victime ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3.

123.  Elle considère toutefois, conformément à l’interprétation indiquée ci-dessus (paragraphe 121 ci-dessus), que des lésions corporelles et des souffrances physiques ou mentales subies par une personne à la suite d’un accident qui est le simple fruit du hasard ou d’un comportement négligent ne peuvent être considérées comme la conséquence d’un « traitement » auquel une personne aurait été « soumise » au sens de l’article 3. En effet, comme cela a déjà été indiqué aux paragraphes 116-118 ci-dessus, pareil traitement se caractérise essentiellement, quoique non exclusivement, par une intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser l’individu, par un mépris ou un ravalement de sa dignité, par l’intention de faire naître en lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique. Aucun de ces éléments n’est présent en l’espèce.

124.  Il s’ensuit que la partie des griefs du requérant tirée de la conduite de l’enquête est irrecevable, sous l’angle de l’article 3, pour incompatibilité ratione materiae, au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4, avec les dispositions de la Convention.

ARTICLE 8

    Principes généraux

125.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, entre autres, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).

126.  Le concept de « vie privée » est une notion large qui ne se prête pas à une définition exhaustive (Bensaid c. Royaume‑Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001‑I, Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017 (extraits), et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). Il englobe également l’intégrité physique et psychologique d’une personne (X et Y, précité, § 22, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, 27 juin 2017). En outre, le corps d’une personne représente un aspect intime de la vie privée (Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 33, CEDH 2003‑IX).

127.  Pour ce qui est de la protection de l’intégrité physique et morale d’un individu face aux actes d’autrui, la Cour a jugé que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (pour des exemples, voir Söderman, précité, § 80, et les références qui y sont citées). Dans certains cas, notamment de viol ou d’abus sexuels sur des enfants, qui mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée, il a été jugé que l’obligation positive incombant aux États englobe celle de se doter de dispositions pénales efficaces et doit être étendue à l’effectivité de l’enquête pénale ; dans d’autres, moins graves, l’existence d’un recours civil a été jugée suffisante (pour des exemples, voir Söderman, précité, §§ 81-85). Dans le domaine de la santé, la Cour a estimé que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives au titre de l’article 2, une obligation positive découlant de l’article 8, d’une part, de mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, de mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017).

128.  La Cour souligne toutefois que les actes ou décisions d’un particulier qui sont dommageables pour l’intégrité physique ou morale d’une personne n’emportent pas nécessairement atteinte au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Costello‑Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, série A no 247‑C, Bensaid, précité, § 46, et Tonchev c. Bulgarie, no 18527/02, 19 novembre 2009). Elle rappelle qu’un certain seuil de gravité est nécessaire pour l’applicabilité de l’article 8 en pareille situation (Denisov, § 114, précité). Par ailleurs, rien dans la jurisprudence constante de la Cour ne donne à penser que le domaine de la vie privée s’étende à des activités dont la nature est essentiellement publique (Friend et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 16072/06, § 42, 24 novembre 2009).

    Application des principes généraux au cas d’espèce

129.  La Cour considère qu’il ne fait aucun doute que le requérant a été gravement blessé à la suite de l’accident de la route en cause. Il s’agit de savoir si pareilles lésions corporelles soulèvent une question sous l’angle de la protection de la vie privée du requérant au sens de l’article 8.

130.  À cet égard, la Cour observe, premièrement, que les blessures subies par le requérant trouvent leur origine dans le fait qu’il s’est volontairement livré à une activité – conduire un véhicule à moteur sur une voie publique – qui avait par essence vocation à se dérouler en public (voir, mutatis mutandis, Friend et autres, précité, § 43, comparer avec Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 62, CEDH 2003‑I). Il est vrai que, de par sa nature même, cette activité comporte un risque de préjudice personnel grave en cas d’accident (voir, mutatis mutandis, Vilnes et autres c. Norvège, nos 52806/09 et 22703/10, §§ 222 et 239, 5 décembre 2013). Ce risque est toutefois atténué par des règles de circulation qui visent à garantir la sécurité routière pour tous les usagers de la route, notamment grâce à une séparation appropriée des véhicules sur la chaussée. Deuxièmement, l’accident ne s’est pas produit à la suite d’un acte de violence qui aurait été commis dans le but de porter atteinte à l’intégrité physique et psychologique du requérant. Il ne peut pas non plus être assimilé aux autres situations où la Cour a conclu à l’applicabilité de l’obligation positive pouvant incomber à l’État de protéger l’intégrité physique et psychologique des individus (paragraphe 127 ci‑dessus).

131.  Dans ce contexte, la Cour ne discerne aucun aspect particulier d’interaction ou de contacts entre individus qui pourrait rendre l’article 8 de la Convention applicable en l’espèce.

132.  Il s’ensuit que le grief tiré par le requérant de la manière dont l’enquête a été conduite est irrecevable, sous l’angle de l’article 8, pour incompatibilité ratione materiae, au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4, avec les dispositions de la Convention.

ARTICLE 2

133.  La Cour note tout d’abord que la présente affaire concerne une allégation de négligence dans le contexte d’un accident de la route au cours duquel le requérant a été blessé. Au vu des arguments soulevés par l’intéressé, la Cour est appelée à se prononcer sur le point de savoir si les faits de la cause relèvent du volet procédural de l’article 2. Après avoir exposé les principes généraux régissant l’applicabilité de cette disposition, notamment aux cas d’accidents de la route et de négligence, elle procédera à leur application au cas d’espèce.

  1. Principes généraux

157.   La Cour rappelle qu’au titre de son obligation de protéger le droit à la vie, l’État doit aussi s’assurer qu’il dispose, dans les cas de décès ou de blessures physiques potentiellement mortelles, d’un système judiciaire effectif et indépendant qui permette à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (paragraphes 137 et 139 ci-dessus).

158. Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie. L’article 2 peut, voire doit dans certaines circonstances, comporter un mécanisme de répression pénale (voir, entre autres, Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Vo, précité, § 90, et Šilih, précité, § 194). Par exemple, une enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement (voir, entre autres, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 170, 14 avril 2015). Il en va de même lorsqu’il y a eu mise en danger délibérée de la vie.

159. La Cour rappelle ensuite qu’en cas d’homicide involontaire ou de mise en danger involontaire de la vie d’une personne, on peut juger satisfaite l’obligation relative à l’existence d’un système judiciaire effectif si le système juridique offre aux victimes (ou à leurs proches) un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, susceptible d’aboutir à l’établissement des responsabilités éventuelles et à l’octroi d’une réparation civile adéquate. Lorsque des agents de l’État ou des membres de certaines professions sont impliqués, des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (voir, entre autres, Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Vo, précité, § 90, Šilih, précité, § 194, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 132, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 137).

160. La Cour rappelle enfin que – même si la Convention ne garantit pas en soi un droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers – dans certaines circonstances exceptionnelles il peut être nécessaire aux fins de l’article 2 qu’une enquête pénale effective soit menée, même en cas d’atteinte involontaire au droit à la vie ou à l’intégrité physique. Il peut en être ainsi, par exemple, lorsque le décès ou la mise en danger résulte du comportement d’une autorité publique qui va au‑delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, lorsqu’un décès survient dans des circonstances suspectes ou lorsqu’un particulier a délibérément et inconsidérément transgressé les obligations qui lui incombaient en vertu de la législation applicable (voir, entre autres, dans le contexte d’activités industrielles dangereuses, Öneryıldız, précité, § 71, dans celui d’accidents de la route ayant entraîné des décès dans des circonstances suspectes, Al Fayed c. France (déc.), no 38501/02, § 73, 27 septembre 2007, dans celui d’un refus de soins médicaux, Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 73, 27 janvier 2015, dans celui d’activités militaires, Oruk c. Turquie, no 33647/04, §§ 56-65, 4 février 2014, et Railean c. Moldova, no 23401/04, § 28, 5 janvier 2010, et enfin, dans celui d’un accident de la route dû à la transgression délibérée et inconsidérée par une personne des obligations qui lui incombaient en vertu de la législation applicable au transport de substances dangereuses, Sinim c. Turquie, no 9441/10, § 63, 6 juin 2017).

161. Dans les cas de décès, la Cour a jugé que lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée qui vise à faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question, puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 133). En pareilles circonstances, l’obligation de mener une enquête officielle effective existe même quand l’auteur présumé de l’atteinte en cause n’a pas la qualité d’agent de l’État (ibidem, § 171). Aux yeux de la Cour, il convient également d’appliquer ces éléments dans les cas de blessures potentiellement mortelles.

162. Dans les cas décès ou de blessures potentiellement mortelles résultant d’accidents de la route, la Cour considère que dès qu’elles sont informées de l’accident, les autorités doivent déployer tous les efforts que l’on peut raisonnablement attendre d’elles eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête, et notamment mettre en place les ressources nécessaires, afin de s’assurer que tous les éléments de preuve pertinents, notamment ceux présents sur les lieux de l’accident, sont recueillis promptement et avec une minutie suffisante pour obtenir les preuves nécessaires et éliminer ou réduire tout risque d’omission qui pourrait par la suite amoindrir les chances d’établir les responsabilités et d’obliger les personnes responsables à répondre de leurs actes. Cette obligation incombe aux autorités, qui, comme cela a été dit ci-dessus, ne sauraient, laisser l’initiative à la victime directe ou à ses proches (voir, mutatis mutandis, McKerr, précité, § 111). L’obligation de rassembler des éléments de preuve demeure au moins jusqu’à ce que la nature de chaque responsabilité ait été éclaircie et que les autorités aient la conviction qu’il n’existe pas de raisons de mener ou de poursuivre une enquête pénale.

163. La Cour considère qu’une fois qu’il a été établi par l’enquête initiale que le décès ou les blessures potentiellement mortelles n’ont pas été infligés volontairement, la conséquence logique des deux formes d’approches procédurales décrites aux paragraphes 159 et 160-161 ci‑dessus est de regarder le recours civil comme suffisant, que la personne présumée responsable des faits soit un particulier ou un agent de l’État.

164. Lorsqu’une enquête pénale est requise (paragraphes 158 et 160-161 ci‑dessus), le type d’enquête censé permettre d’atteindre les objectifs d’assurer l’application effective des règles internes protégeant le droit à la vie et de garantir que les responsables aient à répondre de leurs actes peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office dès lors que les faits pertinents viennent à leur connaissance. Elles ne sauraient laisser à la victime directe ou à ses proches l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir par exemple, mutatis mutandis, McKerr, précité, § 111).

165. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 172, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016).

166. L’enquête doit également être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, qu’elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décision (Mocanu et autres, précité, § 325, voir aussi, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, El‑Masri, précité, § 183, et Bouyid, précité, § 123).

167. Il convient par ailleurs de souligner que s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser, il reste qu’une prompte réaction des autorités est capitale pour la sûreté publique, pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration. La procédure doit également être menée à terme dans un délai raisonnable (Šilih, précité, § 195, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218).

168 D’une manière générale, le système national mis en place pour déterminer les causes des décès ou des blessures graves doit également être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance pratique, ce qui implique que toutes les personnes chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure censée conduire à l’établissement de la cause d’un décès ou de blessures physiques doivent jouir d’une indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements (Bajić c. Croatie, no 41108/10, § 90, 13 novembre 2012, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 217).

169 Dans un cas comme celui de l’espèce, où différentes voies de recours, tant civiles que pénales, étaient disponibles, la Cour doit examiner si l’on peut dire que, prises dans leur ensemble et telles qu’elles étaient prévues par la loi et appliquées en pratique, celles-ci constituaient des voies de droit permettant d’établir les faits, d’obliger les responsables à rendre des comptes et d’offrir à la victime une réparation adéquate. Le choix des mesures que l’État doit adopter pour se conformer à ses obligations positives au titre de l’article 2 relève en principe de sa marge d’appréciation. Étant donné la diversité des moyens propres à garantir les droits consacrés par la Convention, le fait pour l’État concerné de ne pas mettre en œuvre une mesure déterminée prévue par le droit interne ne l’empêche pas de remplir son obligation positive d’une autre manière (Ciechońska, précité, § 65, Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, précité, § 37, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 216).

170.  Lesdites obligations ne peuvent toutefois être réputées satisfaites si les mécanismes de protection prévus par le droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Calvelli et Ciglio, précité, § 53, Šilih, précité, § 195, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 132).Il s’agit d’une obligation non de résultat mais de moyens (Šilih, précité, § 193, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 221). Ainsi, le simple fait qu’une procédure n’a pas eu une issue favorable à la victime (ou à ses proches) ne signifie pas en lui‑même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive découlant pour lui de l’article 2 de la Convention (Besen c. Turquie (déc.), no 48915/09, § 38, 19 juin 2012, et Lopes de Sousa Fernandes, précité).

171.  Enfin, la Cour rappelle que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels, dont ceux mentionnés ci-dessus (paragraphes 166-168 ci-dessus). Ces paramètres sont liés entre eux mais, contrairement aux exigences en matière de procès équitable définies à l’article 6, ils ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée (voir, en ce qui concerne plus particulièrement l’indépendance de l’enquête, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225).

b) Application des principes généraux au cas d’espèce

172.  La Cour a déjà indiqué les circonstances du cas d’espèce qu’elle estime devoir prendre en compte pour l’appréciation de l’affaire (paragraphe 113 ci‑dessus). Dans les cas de blessures potentiellement mortelles infligées de manière non intentionnelle, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 exige uniquement que l’ordre juridique de l’État offre au requérant un recours devant les juridictions civiles, mais elle n’impose pas qu’une enquête pénale soit menée sur les circonstances de l’accident (paragraphe 163 ci-dessus). Cela étant, rien n’empêche le droit interne de prévoir la possibilité d’une enquête pénale dans ce type de cas (paragraphe 169 ci-dessus).

173.  La Cour doit donc examiner les procédures dont le requérant disposait pour faire statuer sur la responsabilité personnelle de D.I. et de J.C.P. pour les blessures subies par lui.

174.  La Cour juge d’emblée dépourvue de pertinence la procédure introduite au civil par le requérant contre la compagnie d’assurances le 28 novembre 2006, dans le cadre de laquelle il mit ultérieurement en cause la société de crédit-bail (paragraphes 64-65 ci‑dessus). Elle constate en effet que cette procédure portait sur la question de savoir si la responsabilité desdites compagnies pouvait être engagée pour inexécution de leurs obligations découlant des contrats conclus avec le requérant et non pas sur celle de savoir si la responsabilité délictuelle de D.I. ou de J.C.P. pouvait être engagée du fait de leurs actions ou omissions.

175.  Elle relève par ailleurs que selon le Gouvernement le requérant avait accès à différentes voies de recours internes pour demander réparation du dommage subi par lui du fait de l’accident. Le Gouvernement explique en effet que l’intéressé pouvait intenter une action au civil ou se joindre à la procédure pénale et que chacune de ces procédures constituait, au moins en théorie, une voie de recours appropriée pour obtenir réparation du dommage subi. Le requérant aurait choisi de se constituer partie civile dans la procédure pénale ouverte par les autorités sur les circonstances de l’accident.

176.  Quant à la question de savoir si le requérant aurait dû, pour satisfaire à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes, engager une action distincte au civil plutôt que de se constituer partie civile dans le procès pénal, la Cour relève tout d’abord que le choix de l’intéressé de se constituer partie civile dans la procédure pénale ouverte par les autorités ne lui apparaît pas déraisonnable. Ce choix de la voie pénale n’est pas davantage apparu déraisonnable aux autorités nationales, qui pendant un laps de temps non négligeable ont jugé qu’il y avait lieu de mener une enquête pénale dans cette affaire. Deuxièmement, la voie de recours exercée par le requérant permettait d’examiner de manière conjointe la responsabilité pénale et la responsabilité civile découlant du même comportement fautif, facilitant ainsi une protection procédurale d’ensemble des droits en jeu. La constitution de partie civile dans la procédure pénale pouvait même être jugée préférable pour le requérant puisque, même s’il lui revenait de prouver que son grief était bien fondé, les autorités d’enquête avaient de leur côté l’obligation de recueillir des éléments de preuve, notamment sur les lieux de l’accident. Les expertises sollicitées par les organes d’enquête et les autres éléments recueillis au cours de la procédure pénale auraient pu être utilisés par le requérant dans le cadre d’une action au civil et ils auraient probablement joué un rôle déterminant dans l’examen de sa demande. La Cour ne voit donc aucune raison de considérer que le requérant ait agi de manière inappropriée lorsqu’il a choisi d’engager une procédure sur le fondement du code de procédure pénale (Elena Cojocaru c. Roumanie, no 74114/12, § 122, 22 mars 2016).

177.  Eu égard aux nombreuses tentatives entreprises par les autorités nationales pour éclaircir les circonstances de l’accident, la Cour considère que le requérant pouvait raisonnablement escompter que ses griefs seraient examinés au cours de ladite procédure pénale. Dans ces conditions, le fait que l’intéressé n’ait pas engagé une action civile distincte contre D.I. et J.C.P. ne saurait être retenu contre lui dans l’appréciation du point de savoir s’il a ou non épuisé les voies de recours internes. À cet égard, il convient de rappeler que si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son grief principal. En d’autres termes, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, Micallef c. Malte [GC], n17056/06, § 58, CEDH 2009, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 50, 2 novembre 2010).

178.  À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.

179.  Quant à la question de savoir si, dans les circonstances concrètes de l’espèce, on peut estimer satisfaite relativement à la procédure pénale litigieuse l’obligation procédurale découlant de l’article 2 qui impose à l’État de mettre en place un système judiciaire effectif (Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, §§ 106-107, 27 juin 2006), la Cour observe que, pour autant qu’elle puisse être jugée effective, pareille procédure est par elle‑même propre à satisfaire à cette obligation (Šilih, précité, § 202, Zavoloka c. Lettonie, no 58447/00, §§ 36 et 39, 7 juillet 2009, Anna Todorova, précité, § 75, Sıdıka İmren c. Turquie, no 47384/11, § 58, 13 septembre 2016, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 232).

180.  À cet égard, la Cour relève qu’immédiatement après l’accident, les services de police de Ploieşti ont ouvert de leur propre initiative une enquête pénale sur les circonstances de sa survenance et recueilli des éléments de preuve – notamment des mesures, des échantillons de sang, des photographies et des documents médicaux – susceptibles d’éclaircir les circonstances dans lesquelles il s’était produit.

181.  Les autorités d’enquête ont en outre identifié tous les conducteurs impliqués dans l’accident, dont le requérant, et les ont entendus, de même qu’elles ont entendu les témoins au fait de l’événement. Dès que son état de santé le lui a permis, le requérant a activement participé à la procédure. Tant au stade de l’enquête que dans les phases successives du processus judiciaire, il a eu accès au dossier et a pu contester l’indépendance et l’impartialité des autorités compétentes, ainsi que les actes et mesures mis en œuvre par ces dernières, et demander le versement d’éléments supplémentaires au dossier. Il a pu faire appel des décisions du parquet. Ni le rejet de certains de ses recours et demandes tendant à faire verser au dossier des éléments supplémentaires ni le fait que la Cour de cassation ait finalement accueilli l’une de ses demandes de transfert de l’affaire pour un motif de suspicion légitime n’indiquent que les autorités d’enquête et les juridictions nationales étaient réticentes à établir les circonstances de l’accident et la responsabilité des personnes impliquées, ni qu’elles ne présentaient pas l’indépendance requise.

182. Par ailleurs, au vu des éléments disponibles et en dépit des conclusions auquel le service médicolégal est parvenu dans son rapport du 10 avril 2007 relativement aux irrégularités dont le prélèvement d’échantillons de sang sur le requérant aurait été entaché (paragraphe 31 ci‑dessus), la Cour estime ne pas avoir de motifs suffisants pour conclure que l’enquête ou la collecte d’éléments de preuve n’a en définitive pas été assez approfondie. La décision des autorités nationales d’abandonner les poursuites n’a été prise ni hâtivement ni arbitrairement, et elle est intervenue après plusieurs années de travail d’enquête qui ont produit une accumulation d’éléments de preuve, dont de nombreux éléments médicolégaux et techniques. Ces preuves portaient sur les questions soulevées dans le cadre de l’enquête pénale, notamment sur le comportement des conducteurs impliqués et les causes de l’accident.

183.  La Cour relève que les autorités ont rejeté certaines des demandes d’administration de preuves que le requérant avait formulées au motif qu’il considérait ces éléments pertinents pour l’instruction de l’affaire. Les autorités nationales doivent toutefois se voir reconnaître une certaine latitude pour déterminer quels éléments de preuve sont pertinents pour l’enquête.

184.  La procédure menée au sujet des circonstances de l’accident a duré plus de huit ans. Elle a certes connu plusieurs retards, mais, compte tenu des raisons qui expliquent certains d’entre eux (lesquelles seront examinées sur le terrain de l’article 6 § 1 – paragraphes 210-214 ci‑dessous), ils ne peuvent passer pour avoir nui à l’effectivité de l’enquête.

185.  La Cour rappelle que l’article 2 ne garantit pas un droit à obtenir une condamnation pénale à l’égard d’un tiers (paragraphe 160 ci-dessus). Elle considère donc que, dès lors que rien n’indique que les autorités n’aient pas procédé à un examen suffisamment approfondi des circonstances de l’accident, leur décision de ne pas poursuivre ne suffit pas à faire conclure à la responsabilité de l’État défendeur au titre de l’obligation procédurale découlant pour lui de l’article 2 de la Convention.

186.  Eu égard à son appréciation générale de l’enquête pénale litigieuse, la Cour ne peut considérer que le système juridique roumain tel qu’appliqué en l’espèce n’a pas permis de traiter correctement l’affaire du requérant. Elle conclut donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

80.  La Cour observe d’emblée que les griefs formulés par le requérant (paragraphe 71 ci-dessus) sont doubles. D’une part, ils portent sur la durée et l’effectivité de l’enquête pénale menée ainsi que sur l’impossibilité à laquelle le requérant dit avoir été confronté d’obtenir une décision sur le fond de l’action civile introduite par lui à la suite de l’accident de la route dans lequel il a été impliqué. D’autre part, ils concernent le traitement que le requérant estime avoir subi à raison de la manière dont les autorités ont enquêté sur les circonstances de l’accident.

81.  Les griefs du requérant peuvent ainsi être regroupés en deux catégories distinctes : premièrement, les griefs relatifs à la conduite de l’enquête pénale et, deuxièmement, ceux relatifs au traitement réservé au requérant par les autorités chargées de l’enquête. Dans sa requête initiale, ce dernier a explicitement et largement invoqué les articles 3, 6 et 13 de la Convention relativement à ces deux catégories de griefs.

82.  La Cour note que, concernant ces deux catégories de griefs, le Gouvernement argue qu’ils échappent partiellement à l’objet de l’affaire telle qu’elle est soumise à la Cour (paragraphes 73-76 et 78-79 ci‑dessus). Il lui faut par conséquent déterminer l’objet et la qualification juridique à donner à chacune de ces catégories de griefs.

83.  À cet égard, la Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

84. En ce qui concerne la première catégorie de griefs du requérant, relative à la conduite de l’enquête pénale, la Cour observe qu’ils ne contiennent aucune allégation d’actes intentionnels ou de circonstances suspectes. De même, le requérant n’a pas imputé l’accident à un quelconque manquement de l’État à adopter des normes ou des mesures suffisantes pour encadrer la circulation des véhicules à moteur sur la voie publique et assurer la sécurité des usagers de la route. Il n’a pas non plus plaidé que l’État devrait être réputé responsable du fait de la conduite adoptée par J.C.P. au motif que ce dernier était un employé civil d’une unité militaire et qu’il devrait donc être considéré comme un agent de l’État.

85.  Concernant cette catégorie de griefs, le requérant a évoqué les graves conséquences que l’accident de la route aurait eues pour son intégrité physique. Il a produit des éléments attestant que ces conséquences avaient été considérées comme ayant mis sa vie en danger et comme ayant été le résultat d’actes de négligence. Dans sa requête initiale, il n’invoquait pas l’article 2. Quant aux observations écrites déposées par lui ultérieurement devant la chambre, elles comportaient des affirmations qui pouvaient s’interpréter comme signifiant que ses griefs ne portaient pas sur l’article 2. D’autres remarques pouvaient également donner à penser qu’il ne se fondait pas non plus sur le volet procédural de l’article 3. En revanche, ses deuxièmes observations devant la chambre comportent certaines déclarations et remarques qui peuvent suggérer l’inverse.

86. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la première catégorie de griefs du requérant concerne les droits procéduraux de l’intéressé et/ou les obligations procédurales incombant aux autorités nationales dans le contexte d’actes de négligence entraînant des lésions corporelles très graves ou potentiellement mortelles. En outre, compte tenu du contexte particulier de la présente affaire, la Cour considère que pareils droits procéduraux et obligations correspondantes de l’État peuvent relever, dans certaines circonstances, non seulement des articles 3, 6 § 1 et 13, que le requérant a invoqués, mais également des articles 2 et 8 de la Convention. Même si le requérant n’a pas expressément mentionné ces deux dernières dispositions, la Cour, eu égard à la base factuelle des griefs formulés (paragraphe 71 ci-dessus), juge approprié d’examiner la présente espèce également sous l’angle des articles 2 et 8.

87. Par conséquent, la Cour estime qu’elle doit examiner les griefs du requérant concernant la conduite de l’enquête pénale sous l’angle des droits procéduraux, et des obligations qui y correspondent, consacrés par chacune des dispositions mentionnées ci-dessus. Elle juge également opportun de saisir l’occasion fournie par la présente affaire pour clarifier le champ d’application des garanties procédurales consacrées en la matière par chacune de ces dispositions.

88. En ce qui concerne la seconde catégorie de griefs, la Cour observe qu’elle porte sur les allégations du requérant selon lesquelles il aurait subi humiliation et mauvais traitements de la part des autorités chargées de l’enquête.

89. Compte tenu de la nature particulière de l’allégation du requérant à cet égard, la Cour ne peut accepter l’argument du Gouvernement selon lequel il serait suffisant, pour répondre à ce grief, de l’examiner dans le contexte susmentionné des obligations procédurales de l’État défendeur (voir, par exemple, Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 130-134, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 98, CEDH 1999‑IV, et Taş c. Turquie, no 24396/94, §§ 77-80, 14 novembre 2000). Par conséquent, la Cour estime que le grief tiré du traitement que le requérant dit lui avoir été infligé par les autorités chargées de l’enquête appelle un examen séparé sous l’angle du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

90.  Au vu des considérations qui précèdent, la Cour examinera d’abord les griefs tirés par le requérant de la conduite de l’enquête pénale, puis le grief relatif au traitement censé lui avoir été infligé par les autorités chargées de l’enquête.

a) Principes généraux

192.  La Cour rappelle que le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui requiert l’existence d’une voie judiciaire effective permettant à la personne concernée d’obtenir la sanction de ses droits de caractère civil. Chaque justiciable a droit à faire statuer par un tribunal sur toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. L’article 6 § 1 consacre ainsi le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (voir, entre autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, Al‑Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, 21 juin 2016, et Naït‑Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 113, 15 mars 2018).

193.  La Cour estime qu’il y a une différence entre le droit à une enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention et le droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Le premier résulte d’une obligation positive qui procède de l’obligation matérielle d’empêcher les atteintes à la vie ou à l’intégrité physique des personnes, tandis que le second prévoit l’accès à un mécanisme de règlement des différends qui peuvent survenir, par exemple, après un accident qui a provoqué une atteinte à la vie ou à l’intégrité physique d’une personne. Ce second droit vise donc à offrir à la victime un moyen d’obtenir réparation pour l’atteinte subie, indépendamment de l’obligation que l’État pouvait avoir de prévenir ladite atteinte.

194.  La Cour rappelle par ailleurs que si la Convention ne garantit pas en tant que tel un droit à faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004‑I, et Gorou c. Grèce (no 2) [GC], no 12686/03, § 24, 20 mars 2009), le droit interne peut garantir à la victime d’une infraction le droit d’intenter une action civile pour demander réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi, en l’autorisant à se constituer partie civile à la procédure pénale. Il s’agit de l’une des voies envisageables pour assurer la réparation du préjudice dans le cadre d’une action civile (Perez, précité, § 62).

195.  Le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Golder, précité, § 38). Cela étant, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, Al‑Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 129, Paroisse gréco‑catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 89, 29 novembre 2016, Naït-Liman, précité, §§ 114-115, et Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018).

b) Application des principes généraux au cas d’espèce

196.  En l’espèce, la Cour relève que le requérant s’est constitué partie civile dans une procédure pénale qui avait été ouverte par les autorités nationales contre J.C.P. et D.I. après l’accident litigieux. Lesdites autorités abandonnèrent toutefois tant les poursuites pénales ouvertes contre J.C.P. que celles dirigées contre D.I. aux motifs, respectivement, que tous les éléments constitutifs d’une infraction n’avaient pu être établis et que la prescription de la responsabilité pénale avait pris effet. En conséquence, l’action civile jointe à la procédure pénale ne put être examinée par aucune juridiction pénale.

197.  Aucune des parties n’a argué ni produit d’éléments laissant penser qu’au terme des poursuites dirigées contre J.C.P. et D.I. les juridictions pénales étaient tenues d’examiner l’action civile du requérant malgré leur décision d’abandonner les poursuites pénales. Au vu des éléments disponibles, la Cour considère par ailleurs que les motifs retenus par les autorités nationales pour abandonner les poursuites pénales engagées contre J.C.P. et D.I. (paragraphe 196 ci‑dessus) n’étaient ni arbitraires ni manifestement déraisonnables.

198.  À cet égard, il convient d’observer que dans des affaires où l’abandon des poursuites avait mis obstacle à l’examen d’une constitution de partie civile intervenue dans le cadre d’une procédure pénale, la Cour a recherché si les requérants pouvaient user d’autres voies pour faire valoir leurs droits civils. Dans les cas où elle a conclu qu’ils disposaient d’autres voies de recours accessibles et effectives, elle a jugé qu’il n’y avait pas eu atteinte à leur droit d’accès à un tribunal (Assenov et autres, précité, § 112, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, §§ 54-55, 15 juillet 2003, Moldovan et autres c. Roumanie (no 2), nos 41138/98 et 64320/01, §§ 119‑122, CEDH 2005‑VII (extraits), Forum Maritime S.A. c. Roumanie, nos 63610/00 et 38692/05, § 91, 4 octobre 2007, Borobar et autres c. Roumanie, no 5663/04, § 56, 29 janvier 2013, Association des personnes victimes du système S.C. Rompetrol S.A. et S.C. Geomin S.A. et autres c. Roumanie, no 24133/03, § 65, 25 juin 2013).

199.  En l’espèce, au moment où il se constitua partie civile dans la procédure pénale, le requérant aurait pu en lieu et place saisir les juridictions civiles d’une action distincte contre J.C.P. et D.I. S’il ressort des éléments disponibles et des explications fournies par le Gouvernement que pareille action civile aurait pu être suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure pénale, rien dans les éléments produits par les parties n’indique que le requérant n’aurait pu obtenir, au terme de la procédure pénale, une décision sur le fond de ses prétentions civiles.

200.  En outre, une fois qu’on lui avait notifié les décisions définitives des juridictions pénales confirmant la décision du parquet d’abandonner les poursuites pénales dirigées contre J.C.P. et D.I., rien n’empêchait le requérant de saisir la juridiction civile d’une action distincte contre les deux conducteurs. Par ailleurs, comme l’a expliqué le Gouvernement (paragraphes 95-96 ci-dessus), le requérant aurait pu plaider que l’écoulement du délai de prescription de l’action civile était suspendu pendant une procédure pénale avec constitution de partie civile. Une action distincte au civil n’était donc pas nécessairement vouée à l’échec.

201.  Eu égard à ce qui précède, on ne peut considérer que le requérant se soit vu privé de l’accès à un tribunal pour faire statuer sur ses droits de caractère civil.

202.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

2. Délai raisonnable

207.  La Cour rappelle qu’une plainte avec constitution de partie civile rentre dans le champ d’application de l’article 6 § 1 sous son volet civil sauf dans le cas d’une action civile engagée uniquement à des fins punitives (Perez, précité, §§ 70-71, Gorou (no 2), précité, § 24, et Association des personnes victimes du système S.C. Rompetrol S.A. et S.C. Geomin S.A. et autres, précité, § 74). L’article 6 § 1 s’applique à une procédure avec constitution de partie civile à partir du moment où la victime se constitue partie civile (Perez, précité, § 66, Gorou (no 2), précité, § 25), y compris durant la phase de l’instruction prise isolément (Perez, précité, § 66, Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 78, 2 juin 2009). En l’espèce, la constitution de partie civile du requérant tendait à l’obtention d’une réparation pour le dommage qu’il estimait avoir subi à la suite de l’infraction qu’il reprochait à J.C.P. et D.I. L’article 6 § 1 sous son volet civil trouvait donc à s’appliquer à la procédure pénale à laquelle le requérant s’était joint.

208.  La Cour relève qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que le 22 juin 2005 le requérant s’est constitué partie civile dans l’enquête pénale menée par les autorités nationales. Elle note également que ladite procédure s’est conclue le 7 mars 2013 par la décision de la cour d’appel de Ploieşti. La procédure litigieuse a donc duré sept ans, huit mois et douze jours. Elle a comporté trois phases successives, chacune ayant été examinée à deux degrés distincts de juridiction.

209.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie à la lumière des circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes et l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII).

210. La Cour observe que l’enquête pénale menée sur les circonstances de l’accident du requérant était d’une complexité factuelle considérable et qu’elle ouvrait des possibilités multiples, qu’il incombait aux enquêteurs d’examiner. Elle relève également que la complexité procédurale de l’affaire a été accrue par les nombreux rapports d’expertise médicolégale et technique qui ont été nécessaires pour éclaircir les circonstances de l’accident.

211.  La Cour note par ailleurs que même s’il était assisté d’un avocat, le requérant, du fait de son état de santé, n’était pas disponible pour les enquêteurs pendant la première phase de l’enquête pénale. Il a en outre, à plusieurs reprises, mis en cause les enquêteurs et les juges chargés de l’examen de son affaire, demandé le transfert de celle-ci, sollicité l’établissement de nombreux rapports d’expertise et d’analyse technique, dont il a ensuite contesté les conclusions, et formé un recours sur des points de fait et de droit contre un jugement définitif qui n’était pas susceptible d’appel. Si on ne peut lui reprocher son état de santé ni le critiquer pour avoir tiré pleinement parti de certaines voies de recours que lui ouvrait le droit national, la Cour considère que l’allongement de la procédure en étant résulté ne peut être imputé aux autorités nationales (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 131, CEDH 2006‑VII).

212. La Cour relève également que les autorités nationales ne sont pas restées inactives pendant la procédure et qu’elles ont constamment pris des mesures, recueilli des éléments de preuve et déployé d’importants efforts pour éclaircir les circonstances de l’espèce.

213.  Même si les autorités peuvent être tenues pour responsables de certaines défaillances procédurales qui ont entraîné des retards dans la procédure (paragraphes 29, 37 et 50-52 ci-dessus), compte tenu de la complexité de l’affaire et du fait qu’elles sont restées actives tout au long de la procédure, la Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, on ne peut pas dire qu’elles aient manqué à leur obligation d’examiner l’affaire avec célérité. C’est d’autant plus vrai que la procédure litigieuse portait sur une demande de réparation relative à un dommage causé au requérant dans le cadre d’un accident de la route et qu’elle ne relevait donc pas d’une catégorie appelant de par sa nature une célérité particulière, comme cela aurait été le cas s’il s’était agi d’une question de garde d’enfants ou d’état ou de capacité des personnes ou d’un conflit du travail (Sürmeli, précité, § 133).

214.  Partant, si l’on considère la procédure dans son ensemble, il n’y a pas eu en l’espèce de manquement à l’exigence de « délai raisonnable » consacrée par l’article 6 § 1 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention combiné avec son article 2

217.  La Cour relève que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de dénoncer une violation des droits et libertés consacrés par la Convention. Par conséquent, bien que les États contractants jouissent d’une certaine latitude quant à la manière d’honorer les obligations que leur impose cette disposition, il faut qu’existe au niveau interne un recours permettant à l’autorité nationale compétente de connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié (voir, par exemple, Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 120, série A no 161, et De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 179, 23 février 2017).

218.  La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief fondé sur la Convention, mais le recours doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens notamment que son exercice ne doit pas être entravé d’une manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État. Dans certaines conditions, c’est considérés dans leur ensemble que les recours offerts par le droit interne peuvent passer pour répondre aux exigences de l’article 13 (voir, entre autres, De Tommaso, précité, § 179). Par ailleurs, cette disposition exige seulement qu’existe en droit interne un recours pour les griefs que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention (ibidem, § 180).

219.  La Cour rappelle tout d’abord qu’elle a déclaré recevable le grief fondé sur l’article 2 de la Convention. Même si, pour les raisons exposées ci-dessus, elle n’a pas conclu à la violation de cette disposition, elle a néanmoins considéré que le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 2 posait de sérieuses questions de fait et de droit nécessitant un examen au fond. Aussi la Cour estime-t-elle que le grief soumis par le requérant sur ce point était « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sürmeli, précité, § 102, et Khlaifia et autres, précité, § 269).

220.  La question se pose donc de savoir si le requérant pouvait trouver dans le droit interne un recours effectif pour dénoncer ce qu’il estimait être une atteinte à ses droits protégés par l’article 2 de la Convention. La Cour relève toutefois que le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 13 ne concerne que la question de l’effectivité de l’enquête pénale, question qu’elle a déjà examinée sous l’angle de l’article 2. À la lumière des conclusions auxquelles elle est parvenue à cet égard, elle n’estime pas nécessaire d’aussi examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 13.

  1. SUR LE GRIEF TIRÉ DU TRAITEMENT RÉSERVÉ AU REQUÉRANT PAR LES AUTORITÉS CHARGÉES DE L’ENQUÊTE

225.  La Cour note d’emblée que le Gouvernement soulève à l’égard de ce grief une exception d’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention (paragraphe 222 ci-dessus).

226.  La Cour observe par ailleurs que dans certaines affaires antérieures, elle a pris en compte la manière dont les autorités nationales avaient conduit l’enquête pour apprécier si leur comportement pouvait s’analyser en un traitement inhumain ou dégradant emportant violation de l’article 3 sous son volet matériel.

227.  Cette jurisprudence semble avoir principalement été élaborée relativement à des proches de personnes disparues (voir, entre autres, Kurt, précité, §§ 130-134, Çakıcı, précité, § 98, et Taş, précité, §§ 77-80). La Cour rappelle que le phénomène des disparitions impose une charge particulière aux proches des disparus, maintenus dans l’ignorance quant au sort réservé aux êtres qui leur sont chers et en proie à l’angoisse engendrée par l’incertitude (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 200, CEDH 2009).

228.  La Cour relève par ailleurs qu’en pareil cas elle prend en compte un éventail de facteurs pour apprécier si la manière dont l’enquête a été menée peut en elle-même s’analyser en un traitement contraire à l’article 3 à l’égard des proches des victimes. Parmi ces facteurs figurent la proximité de la parenté, la mesure dans laquelle le parent concerné a été témoin des événements en question, la participation du parent aux tentatives d’obtention de renseignements sur le disparu et la manière dont les autorités ont réagi à ces demandes. La Cour a toutefois souligné que l’essence d’une telle violation ne réside pas tant dans le fait de la disparition du membre de la famille que dans les réactions et le comportement des autorités face à la situation qui leur a été signalée (Çakıcı, précité, § 98). Pour parvenir à la conclusion que le comportement des autorités a atteint un niveau de gravité propre à faire entrer en jeu et à enfreindre l’article 3, la Cour attache du poids, par exemple, à l’indifférence et à l’insensibilité dont les autorités ont fait preuve dans leur manière d’aborder les préoccupations des requérants et à l’angoisse et l’incertitude extrêmes dont ces derniers ont souffert, et continuent de souffrir, en conséquence (Taş, précité, § 79).

229.  La Cour observe également qu’elle a appliqué les principes établis dans les affaires susmentionnées à certaines situations exceptionnelles étrangères au contexte des disparitions (voir, pour un cas de détention et de refoulement d’une mineure non accompagnée demandeuse d’asile, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, CEDH 2006‑XI ; pour un cas d’allégations d’abus sexuels sur un enfant dans l’environnement familial, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, 15 novembre 2011 ; concernant les conditions dans lesquelles les corps de proches décédés ont été conservés pendant le processus d’identification, Sabanchiyeva et autres c. Russie, no 38450/05, CEDH 2013 (extraits) ; pour un cas de décès survenu faute de soins médicaux appropriés en détention et suivi d’une enquête interne défaillante, Salakhov et Islyamova c. Ukraine, n28005/08, 14 mars 2013 ; et dans le contexte d’une souffrance émotionnelle causée à un proche par le prélèvement à son insu de tissus sur le corps d’un défunt, Elberte c. Lettonie, no 61243/08, CEDH 2015).

230.  La Cour observe toutefois que le cas d’espèce ne relève d’aucune des circonstances examinées dans les affaires mentionnées ci‑dessus.

231.  À la lumière des faits de l’espèce et des éléments en sa possession, la Cour ne voit dans la situation du requérant aucune apparence de violation de l’article 3 de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

GJIKONDI ET AUTRES c. GRÈCE du 21 décembre 2017 requête 17249/10

Article 2 : meurtre pour cause de racisme d'un albanais dans le centre ville d'Athènes. Les insuffisances de l'enquête ne la rende pas effective, alors que les proches de la victimes n'ont pas été associés à l'enquête. Le mobile de racisme n'a pas été examiné. Les requérants sont les parents et la soeur du défunt.

a) Principes généraux

110. La Cour rappelle que l’article 2, qui garantit le droit à la vie, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Elle doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 93, CEDH 2005‑VII).

111. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que les requérants allèguent que le second auteur de l’agression, non identifié, était un policier. Toutefois, ceux-ci n’imputent pas aux autorités de l’État défendeur la responsabilité du décès de leur proche ; ils ne laissent pas non plus entendre que lesdites autorités savaient, ou auraient dû savoir, que leur proche risquait de subir des actes de violence aux mains de tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre des mesures adéquates pour le protéger contre un tel risque. La présente espèce doit donc être distinguée des affaires dénonçant un recours à la force meurtrière par des agents de l’État ou par des particuliers avec la complicité d’agents de l’État (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, série A no 324, Shanaghan c. Royaume-Uni, no 37715/97, § 90, 4 mai 2001, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, CEDH 2002‑IV, Natchova et autres, précité, et Ognyanova et Choban c. Bulgarie, no 46317/99, 23 février 2006), de celles dans lesquelles les circonstances de fait imposaient aux autorités de protéger la vie d’un individu, au motif par exemple que celles-ci étaient responsables de son bien-être (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, CEDH 2002‑II) et de celles, enfin, dans lesquelles les autorités savaient – ou auraient dû savoir – que la vie de la personne était en jeu (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).

112. Toutefois, l’absence d’une responsabilité directe de l’État dans la mort du proche des requérants n’exclut pas l’application de l’article 2 de la Convention. La Cour rappelle que, en astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998‑III), l’article 2 § 1 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Osman précité, § 115, et Anguelova et Iliev c. Bulgarie, no 55523/00, § 93, 26 juillet 2007).

113. Cette obligation requiert que soit menée une forme d’enquête officielle effective lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes. L’enquête doit permettre d’établir la cause des lésions et d’identifier et sanctionner les responsables. Elle revêt d’autant plus d’importance lorsqu’il y a, comme en l’espèce, décès de la victime, car le but essentiel qu’elle poursuit est d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie (Anguelova, précité, § 137, Natchova et autres, précité, § 110, et Ognyanova et Choban, précité, § 103).

114. La Cour rappelle encore que, dans ses arrêts rendus dans des affaires dans lesquelles il était allégué que des agents de l’État étaient responsables du décès d’une personne, elle a précisé que l’obligation susmentionnée est une obligation de moyens et non de résultat. Ainsi, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (Anguelova, précité, § 139, Natchova et autres, précité, § 113, et Ognyanova et Choban, précité, § 105).

115. Quant au type d’enquête devant permettre d’atteindre ces objectifs, il peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités choisies, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l’initiative de déposer une plainte formelle ou une demande tendant à l’exploitation de certaines pistes d’enquête ou procédures d’investigation (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000‑VII, et Natchova et autres, précité, § 111).

116. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Il est essentiel que les investigations soient menées à bref délai lorsque survient un décès dans une situation controversée, car l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traverse la famille du défunt (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86). Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001‑III, et Ognyanova et Choban, précité, § 106).

117. Dans tous les cas, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, § 82, Recueil 1998-IV, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 92, CEDH 1999‑III, et McKerr, précité, §§ 111-115).

118. Bien que l’État ne soit pour rien dans le décès du proche des requérants, la Cour estime que les exigences procédurales élémentaires susmentionnées s’appliquent avec autant de force à une enquête portant sur une agression potentiellement mortelle, que la victime soit décédée ou non (voir, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 151, CEDH 2003‑XII). Elle ajoute que, lorsque ce sont des motifs raciaux qui sont à l’origine de l’agression, il importe particulièrement que l’enquête soit menée avec diligence et impartialité, eu égard à la nécessité de réaffirmer en permanence la condamnation du racisme par la société et de préserver la confiance des minorités ou des groupes nationaux ou ethniques dans la capacité des autorités à les protéger de la menace des violences racistes (mutatis mutandis, Menson et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V).

119. La Cour rappelle ensuite que, lorsqu’elles enquêtent sur des faits violents où il existe des soupçons de connotation raciale, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait un mobile raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les évènements, même s’il est souvent difficile dans la pratique de prouver un mobile raciste. Elle rappelle également que l’obligation de l’État défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat ; les autorités doivent prendre les mesures raisonnables au vu des circonstances (Anguelova et Iliev, précité, § 115, et Natchova et autres, précité, § 160). Il en va de même lorsque les actes violents ont été commis par des particuliers. Faire abstraction du mobile raciste durant l’enquête des faits incriminés équivaudrait à passer outre la nature spécifique d’actes particulièrement destructeurs des droits fondamentaux (voir, mutatis mutandis, Ciorcan et autres c. Roumanie, nos 29414/09 et 44841/09, § 158, 27 janvier 2015, Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 67, 31 mai 2007, et Natchova et autres, précité, § 160).

120. La Cour rappelle en outre que les actes basés uniquement sur les caractéristiques de la victime ne sont pas les seuls à pouvoir être classés comme crimes haineux. Pour la Cour, les auteurs des actes peuvent être mus par des mobiles mixtes, et être influencés autant, voire davantage, par des facteurs circonstanciels que par leur parti pris à l’égard du groupe auquel appartient la victime (Škorjanec c. Croatie, no 25536/14, § 55, 28 mars 2017, et Balázs c. Hongrie, no 15529/12, § 70, 20 octobre 2015).

121. Le devoir des autorités de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence fait ainsi partie de la responsabilité qui incombe aux États, en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2, mais constitue également un aspect des obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention. Compte tenu de l’interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles de l’espèce appellent un examen sur le terrain de l’une des deux dispositions seulement, et qu’aucun problème distinct ne se pose au regard de l’autre, ou bien qu’elles exigent un examen sous l’angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres, précité, § 161). Dans la présente espèce, compte tenu des allégations formulées par les requérants, la Cour considère qu’il convient d’examiner le grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention.

b) Application de ces principes à la présente espèce

122. La Cour constate que le procureur près le tribunal correctionnel a ordonné au directeur du commissariat de police de Kifissia de mener une enquête préliminaire sur les faits et de faire pratiquer une autopsie afin de déterminer la cause du décès seulement le 26 août 2004, soit le jour de l’introduction de la plainte par V.D. Elle constate encore que les circonstances ayant entouré le décès ont fait l’objet d’une enquête.

123. Reste à savoir si l’enquête en cause a satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention.

124. À cet égard, la Cour rappelle, en premier lieu, qu’il est essentiel, lorsque surviennent des décès dans des situations controversées, que les investigations soient menées à bref délai (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86).

125. Elle note à cet égard que la procédure en cause s’est étendue sur une période d’environ cinq ans et six mois, à savoir du 26 août 2004, date à laquelle V.D. a introduit une plainte devant le procureur près le tribunal correctionnel rapportant ainsi l’incident à la connaissance des autorités, au 12 février 2010, date à laquelle l’arrêt no 25-26/2010 de la cour d’assises a été publié. En particulier, la phase préliminaire a duré environ quatre ans et huit mois. La Cour relève à cet égard que, au cours de cette phase, il n’apparaît pas que les autorités de poursuite aient effectué un quelconque acte d’enquête entre février 2005 et mars 2006. Qui plus est, I.L., le seul suspect identifié, n’a été interrogé qu’en juillet 2006, soit presque deux ans après les faits.

126. La Cour répète que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les proches (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86). Il est vrai que, en l’espèce, l’enquête présentait une certaine complexité et impliquait la déposition de témoins résidant à l’étranger. Cela étant, la durée de la phase préliminaire, qui a comporté une période d’inactivité d’un an, a pu être de nature à compromettre l’efficacité de l’enquête malgré la diligence apparente déployée ensuite par la cour d’assises.

127. En second lieu, la Cour rappelle que, dans tous les cas, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (paragraphe 117 ci‑dessus), mais que l’on ne saurait toutefois considérer comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 que les proches d’une victime puissent avoir accès au dossier de l’enquête tout au long de son déroulement. De plus, l’article 2 n’impose pas aux autorités d’enquête l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, §§ 347-348, 15 mai 2007).

128. À cet égard, en ce qui concerne le rejet de la première demande des requérants du 28 mai 2005 de recevoir copie du dossier de l’affaire, la Cour observe que les autorités compétentes ont invoqué le principe de confidentialité de la procédure quant à la période précédant l’engagement des poursuites contre les suspects, ce qui pourrait éventuellement constituer un argument valable à ce stade de la procédure. Cependant, le service compétent a ajouté qu’il avait l’intention d’informer le Moniteur grec Helsinki une fois le matériel probatoire collecté, ce qui a créé chez les requérants une attente légitime à cet égard.

129. La Cour relève en outre qu’il ressort du dossier que les requérants ont déclaré, pour la première fois le 23 juin 2005, leur intention de se constituer partie civile. Elle observe que la question de savoir si les requérants avaient donné leur nouvelle adresse fait l’objet d’une controverse entre les parties. Selon les requérants, le Moniteur grec Helsinki avait adressé au juge d’instruction, le 26 avril 2007, un fax l’informant du changement d’adresse des requérants, tandis que le Gouvernement soutient que la première requérante n’a jamais déclaré sa nouvelle adresse.

130. La Cour note à cet égard que le deuxième requérant et la troisième requérante résidaient à Gramsh, en Albanie, pendant toute la durée de la procédure pénale et qu’ils en avaient informé les autorités compétentes le 23 juin 2005. Elle note également que, à cette date, le deuxième requérant et la troisième requérante ont indiqué aux autorités judiciaires que, afin d’éviter une longue procédure de notification, leurs avocats mandataires se mettaient à la disposition des autorités afin de demander directement à leurs clients de se rendre en Grèce, le moment venu, pour faire leurs dépositions.

131. Toutefois, il ne ressort pas du dossier devant la Cour que les décisions des chambres d’accusation ou les citations à comparaître à l’audience devant la cour d’assises leur aient été notifiées. Or si, comme le soutient le Gouvernement, le deuxième requérant et la troisième requérante ne se sont jamais présentés en personne lors de la phase préliminaire, rien n’explique pourquoi les autorités compétentes avaient invité leur représentant à prendre connaissance de la clôture de l’instruction, ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement. De l’avis de la Cour, en procédant à cette invitation, les autorités compétentes ont donné l’impression au deuxième requérant et à la troisième requérante qu’ils étaient parties à la procédure et qu’ils seraient informés des développements de celle-ci. Les raisons invoquées par le Gouvernement afin de justifier l’absence de convocation des requérants, à savoir que les omissions en cause avaient pu être commises par inadvertance, que l’absence de citation à comparaître n’avait pas eu pour origine une volonté d’empêcher les requérants d’exercer leurs droits et que leur participation à la procédure ne revêtait pas une importance décisive pour l’issue du procès, ne sont pas pertinentes puisque, en particulier, l’obligation d’effectuer une enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention est une obligation de moyens et non de résultat.

132. Quant à la première requérante, la Cour observe qu’elle a été entendue en tant que témoin le 29 novembre 2004 et le 14 janvier 2005. Toutefois, comme le deuxième requérant et la troisième requérante, elle n’a pas été tenue informée des suites de l’affaire, à l’exception de la communication faite par les autorités judiciaires compétentes au sujet de la clôture de l’instruction. Le Gouvernement soutient que cela est dû à l’absence, par l’intéressée, de déclaration de son changement d’adresse aux autorités compétentes. Or, ainsi que cela ressort de la copie du fax envoyé au juge d’instruction le 26 avril 2007, la première requérante avait informé ce dernier de son adresse exacte en Albanie.

133. La Cour considère que les autorités avaient l’obligation de tenir les requérants informés du déroulement de l’enquête, et ce sans que les intéressés eussent à formuler des demandes d’information (Iorga c. Moldova, no 12219/05, § 33, 23 mars 2010).

134. Qui plus est, la Cour relève que tous les requérants étaient absents lors des audiences qui se sont tenues devant la cour d’assises, les 15 et 21 janvier 2010. À supposer même que la première requérante ait reçu une citation à comparaître, la Cour estime que la gravité des griefs présentés devant les juridictions internes exigeait que la cour d’assises vérifiât au moins si les requérants avaient perdu leur intérêt pour agir ou s’ils avaient renoncé à leur droit d’être entendus (Iorga, précité, § 35). Or la demande de constitution de partie civile des requérants n’est aucunement mentionnée dans l’arrêt no 25-26/2010 de la cour d’assises.

135. La Cour note aussi que la demande des requérants de recevoir une copie du dossier de la procédure principale a été rejetée le 17 février 2010. En outre, il ressort du dossier de l’affaire que les intéressés n’ont pas reçu copie de plusieurs des éléments du dossier, notamment de l’intégralité de la lettre datée du 16 novembre 2009 du ministère de la Justice albanais adressée à l’ambassade de Grèce à Tirana, de la lettre datée du 26 février 2006 de l’ambassade d’Albanie en Grèce attestant que l’adresse de I.S. n’était pas connue, ainsi que de plusieurs éléments de preuve recueillis lors de la procédure débutée le 17 novembre 2004 relativement à l’implication d’un policier.

136. Il s’ensuit que l’exception préliminaire du Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime des requérants (paragraphe 81 ci-dessus) ne peut être accueillie.

137. Quant à l’examen par les autorités d’un éventuel mobile raciste, la Cour observe que, dans sa plainte du 26 août 2004, V.D. alléguait que, au moment des faits en cause, l’accusé I.L. avait insulté les personnes présentes, dont la victime, en les traitant de « sales Albanais » et en les menaçant de leur faire « regretter d’avoir mis les pieds en Grèce ». Elle constate que les organes de l’enquête pénale et les autorités judiciaires ont ainsi été alertés, dès l’introduction de la plainte de V.D., sur la possibilité que le meurtrier présumé du proche des requérants ait eu un mobile raciste et elle note que la déclaration du 7 mai 2007, signée par les témoins oculaires V.D. et I.S., dans laquelle ces derniers mentionnaient, entre autres, le caractère raciste de l’agression contre le proche des requérants, permettait également de soupçonner l’existence mobile raciste.

138. Or la Cour relève qu’aucune démarche n’a été entreprise pour enquêter sur l’existence d’un tel mobile. En particulier, I.L. n’a jamais été interrogé sur son attitude générale vis-à-vis du groupe ethnoculturel auquel appartenait la victime. Il apparaît que les organes de l’enquête n’ont pas non plus recherché, à titre d’exemple, s’il avait participé par le passé à des incidents violents à connotation raciale ou s’il avait des affinités, par exemple, avec des idéologies extrémistes ou racistes.

139. Pour la Cour, les organes de l’enquête pénale auraient dû enquêter sur cet aspect particulier avec toute la diligence nécessaire. Or rien ne montre qu’ils aient examiné la question. La Cour considère que les autorités internes étaient tenues de procéder à un examen plus approfondi de l’ensemble des faits afin de mettre au jour un éventuel mobile raciste (voir, mutatis mutandis, Bekos et Koutropoulos c. Grèce, no 15250/02, § 69-75, CEDH 2005‑XIII (extraits)).

140. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur les autres défaillances alléguées des procédures en cause. Elle considère que les intéressés n’ont pas été associés à l’enquête sur la mort de leur proche dans la mesure requise par le volet procédural de l’article 2 de la Convention, que les autorités compétentes n’ont pas traité l’affaire avec le niveau de diligence requis par cet article et que la question de l’existence d’un mobile raciste n’a pas été examinée.

141. En conséquence, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime des requérants et conclut à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

Tikhomirova c. Russie du 3 octobre 2017 requête n° 49626/07

Article 2 : pas d'enquête effective pour élucider la mort par accident de la circulation.

27. La Cour rappelle qu’elle a eu l’occasion d’examiner à maintes reprises, sur le terrain de l’article 2 de la Convention, des situations où une perte de vies humaines a résulté d’un accident de la circulation (voir, parmi d’autres, Kotelnikov c. Russie, no 45104/05, § 101, 12 juillet 2016, Basyuk c. Ukraine, no 51151/10, § 56, 5 novembre 2015, Ciobanu c. République de Moldova, no 62578/09, § 32, 24 février 2015, Starčević c. Croatie, no 80909/12, § 56, 13 novembre 2014, Zubkova c. Ukraine, no 36660/08, § 35, 17 octobre 2013, Prynda c. Ukraine, no 10904/05, § 50, 31 juillet 2012, Sergiyenko c. Ukraine, no 47690/07, § 48, 19 avril 2012, Igor Shevchenko c. Ukraine, no 22737/04, § 56, 12 janvier 2012, Antonov c. Ukraine, no 28096/04, § 44, 3 novembre 2011, et Anna Todorova c. Bulgarie, no 23302/03, § 76, 24 mai 2011). Elle réaffirme que la protection du droit à la vie au sens de l’article 2 de la Convention exige dans ces cas une réponse appropriée – judiciaire ou autre – pour que le cadre législatif et administratif instauré aux fins de la protection de la vie soit effectivement mis en œuvre et pour que, le cas échéant, les violations du droit en jeu soient réprimées et sanctionnées (Ciobanu, précité, § 32). Un système judiciaire efficace tel qu’il est exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Antonov, précité, § 45). Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas intentionnelle, l’obligation positive de mettre en place un « système judiciaire efficace » n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale, et il peut y être satisfait par l’offre d’un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins de l’établissement de la responsabilité des personnes concernées et, le cas échéant, de l’obtention de l’application de toute sanction civile appropriée, tel le versement de dommages-intérêts (Anna Todorova, précité, § 73).

28. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que rien dans le dossier ne permet de supposer que le décès du fils de la requérante résultait d’un acte intentionnel ou qu’il avait eu lieu dans des circonstances suspectes (voir, à titre d’exemple, l’arrêt Anna Todorova, précité, § 77, qui concernait également un accident de la circulation dont les circonstances ne permettaient pas d’établir qui était le conducteur du véhicule accidenté). Dès lors, l’on ne saurait dire que seul un recours pénal aurait pu satisfaire en l’espèce à l’exigence de réponse appropriée découlant de l’article 2 de la Convention.

29. La Cour relève ensuite que le Gouvernement n’a pas pour autant argué que la requérante disposait d’un recours civil dont elle aurait pu se prévaloir pour établir les circonstances du décès de son fils. Par conséquent, elle se limitera à examiner si l’enquête préliminaire menée sur les circonstances du décès du fils de la requérante a satisfait aux exigences d’effectivité voulues par cette disposition de la Convention (Starčević, précité, § 57).

30. À cet égard, la Cour observe que le Gouvernement n’a pas soumis de copie du dossier de l’enquête préliminaire susmentionnée au motif que celui-ci avait été détruit à l’expiration du délai de conservation. Si la base légale de cette destruction est contestée par la requérante, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se pencher sur cette question puisque les éléments dont elle dispose lui suffisent pour conclure à l’ineffectivité de l’enquête litigieuse.

31. D’abord, la Cour trouve incompréhensible que, informées de l’accident du 4 décembre 2006, les autorités chargées de l’instruction aient refusé, par une décision du 14 décembre 2006, d’ouvrir une enquête pénale sur le fondement de l’article 24 §§ 1-4 du CPP – qui prévoit la possibilité de clôturer l’enquête en cas de mort du suspect ou de l’accusé – alors que T. n’est décédé que le 16 décembre 2006, soit deux jours après l’adoption de ladite décision (paragraphes 7‑8 ci‑dessus). Elle relève ensuite que le caractère incomplet de l’enquête et le manque de diligence dans sa conduite par la suite ont été constatés à plusieurs reprises tant par le service du procureur que par les juridictions internes (paragraphes 12, 14 et 15 ci‑dessus). Elle observe qu’à la date de l’adoption de la décision du chef adjoint du comité d’instruction du 23 mars 2009 (paragraphe 17 ci‑dessus), soit plus de deux ans et trois mois après l’accident, aucune des mesures d’instruction identifiées précédemment comme nécessaires (paragraphes 9 et 13 ci‑dessus) n’a été réalisée. La Cour estime donc que les autorités internes n’ont pas pris toutes les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour procéder au recueil des preuves et pour permettre l’établissement des circonstances du décès du fils de la requérante.

32. Eu égard aux éléments qui précèdent, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas agi avec la diligence requise par l’article 2 de la Convention. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

Grande Chambre Janowiec et Autres c. Russie du 21 octobre 2013 requêtes 55508/07 et 29520/09

LA CONVENTION N'A PAS D'EFFET RETROACTIF ELLE S'APPLIQUE QU'A PARTIR DU JOUR  OU ELLE ENTRE EN VIGUEUR ET QUE L'ETAT LA RATIFIE

ARTICLE 2

I. SUR LA QUESTION DE SAVOIR SI LES PROCHES PARENTS DES REQUÉRANTS DÉCÉDÉS ONT QUALITÉ POUR AGIR DEVANT LA COUR

97.  A la suite du décès de Krzysztof Jan Malewicz le 7 juillet 2011, son fils, M. Piotr Malewicz, a fait part à la Cour de sa volonté de poursuivre à la place de son père les griefs soulevés par ce dernier.

98.  La chambre a rappelé que, dans des affaires antérieures où le requérant était décédé au cours de la procédure, la Cour avait pris en compte les déclarations par lesquelles ses héritiers ou des membres de sa famille proche avaient dit vouloir poursuivre l’instance devant elle (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 25, CEDH 2003-IX, et Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 39, CEDH 1999-VI). Aussi a-t-elle accepté que M. Piotr Malewicz poursuive la requête pour autant qu’elle avait été introduite par son défunt père.

99.  Halina Michalska est décédée le 28 novembre 2012. Par une lettre du 30 janvier 2013, son fils, M. Kazimierz Raczyński, a exprimé sa volonté de poursuivre l’instance à la place de sa mère.

100.  La Grande Chambre relève que M. Piotr Malewicz et M. Kazimierz Raczyński sont tous deux de proches parents des requérants défunts et que la reconnaissance par la chambre à M. Piotr Malewicz de la qualité pour agir n’est contestée ni par l’une ni par l’autre des parties. Elle ne voit donc aucune raison de parvenir à une conclusion différente, que ce soit à l’égard de M. Piotr Malewicz ou, par analogie, à l’égard de M. Kazimierz Raczyński.

101.  La Cour accepte dès lors que MM. Piotr Malewicz et Kazimierz Raczyński poursuivent la requête pour autant que celle-ci a été introduite par feu Krzysztof Jan Malewicz et par feu Halina Michalska respectivement.

1.  Principes généraux

128.  La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne lient une Partie contractante ni relativement aux actes ou faits antérieurs à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cette partie (la « date critique »), ni relativement aux situations qui avaient cessé d’exister avant cette date. Il s’agit d’un principe constant dans la jurisprudence de la Cour, fondé sur la règle générale de droit international consacrée par l’article 28 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 130, CEDH 2009 ; Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 140, 9 avril 2009, et Blečić c. Croatie [GC], n59532/00, § 70, CEDH 2006‑III).

129.  Lorsqu’un acte, une omission ou une décision présentés comme contraires à la Convention se sont produits avant l’entrée en vigueur de la Convention, mais que la procédure pour en obtenir le redressement a été engagée ou s’est prolongée après cette date, cette procédure ne saurait être considérée comme formant partie des faits constitutifs de la violation alléguée et ne fait pas entrer la cause dans la compétence temporelle de la Cour (Varnava et autres, précité, § 130, et Blečić, précité, §§ 77-79).

130.  S’il est vrai que, à partir de la date critique, toutes les actions et omissions des Etats contractants doivent être conformes à la Convention, celle-ci ne leur impose aucune obligation spécifique de redresser les injustices ou dommages causés avant cette date (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 38, CEDH 2004‑IX). Ainsi, pour établir la compétence temporelle de la Cour, il est essentiel dans chaque affaire donnée de localiser dans le temps l’ingérence alléguée. La Cour doit tenir compte à cet égard tant des faits dont se plaint le requérant que de la portée du droit garanti par la Convention dont la violation est alléguée (Varnava et autres, précité, § 131, et Blečić, précité, §§ 72 et 81-82).

131.  La Cour a statué sur un certain nombre d’affaires dans lesquelles les faits se rapportant au volet matériel de l’article 2 ou de l’article 3 échappaient à sa compétence temporelle, tandis que les faits relatifs au volet procédural connexe, c’est-à-dire à la procédure ultérieure, relevaient au moins partiellement de sa compétence (pour un résumé de la jurisprudence, voir l’arrêt Šilih précité, §§ 148-152).

132.  Elle y a conclu que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de mener une enquête effective avait acquis un caractère distinct et autonome. Bien que cette obligation procède de faits relevant du volet matériel de l’article 2, elle peut être considérée comme une obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’Etat même lorsque le décès est antérieur à la date critique (Varnava et autres, précité, § 138, et Šilih, précité, § 159).

133.  Cependant, compte tenu du principe de la sécurité juridique, la compétence temporelle de la Cour pour vérifier le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à un décès antérieur à la date critique n’est pas sans limites (Šilih, précité, § 161). Dans l’arrêt Šilih, la Cour a défini ainsi les limites de sa compétence temporelle :

« 162.  Premièrement, il est clair que dans le cas d’un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et/ou omissions de nature procédurale postérieurs à cette date peuvent relever de la compétence temporelle de la Cour.

163.  Deuxièmement, pour que les obligations procédurales imposées par l’article 2 deviennent applicables, il doit exister un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur.

Ainsi, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales requises par cette disposition – non seulement une enquête effective sur le décès de la personne concernée, mais aussi le déclenchement d’une procédure adéquate visant à déterminer la cause du décès et à obliger les responsables à répondre de leurs actes – ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la date critique.

La Cour n’exclut pas, toutefois, que dans certaines circonstances ce lien puisse également reposer sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective. »

134.  Dans l’arrêt Varnava et autres précité, la Cour a apporté des explications sur l’importante distinction qu’il y a lieu d’établir entre l’obligation d’enquêter sur un décès suspect et l’obligation d’enquêter sur une disparition suspecte :

« 148.  (...) Une disparition est un phénomène distinct, qui se caractérise par une situation où les proches sont confrontés de manière continue à l’incertitude et au manque d’explications et d’informations sur ce qui s’est passé, les éléments pertinents à cet égard pouvant parfois même être délibérément dissimulés ou obscurcis (...). Cette situation dure souvent très longtemps, prolongeant par là même le tourment des proches de la victime. Dès lors, on ne saurait ramener une disparition à un acte ou événement « instantané » ; l’élément distinctif supplémentaire que constitue le défaut ultérieur d’explications sur ce qu’il est advenu de la personne disparue et sur le lieu où elle se trouve engendre une situation continue. Par conséquent, l’obligation procédurale subsiste potentiellement tant que le sort de la personne concernée n’a pas été éclairci ; l’absence persistante de l’enquête requise sera considérée comme emportant une violation continue (...). Il en est ainsi même lorsque l’on peut finalement présumer que la victime est décédée. »

135.  La Cour a souligné par ailleurs que l’exigence d’une proximité entre le décès et les mesures d’instruction, d’une part, et la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat defendeur, d’autre part (voir l’arrêt Šilih précité), vaut uniquement en cas d’homicide ou de décès suspect, lorsque l’élément factuel central, la mort de la victime, est connu avec certitude, même si la cause exacte ou la responsabilité ultime ne l’est pas. En pareils cas, l’obligation procédurale ne revêt pas un caractère continu (Varnava et autres, précité, § 149).

2.  Jurisprudence récente

136.  A la suite de l’arrêt Šilih, les principes régissant la compétence temporelle de la Cour s’agissant de l’obligation « détachable » découlant de l’article 2 de la Convention d’enquêter sur le décès d’une personne ont été appliqués dans un grand nombre d’affaires.

137.  La masse de celles-ci peut être répartie en différents groupes dont le plus important est constitué d’affaires dirigées contre la Roumanie dans lesquelles était alléguée l’ineffectivité des investigations sur les décès de manifestants au cours de la révolution roumaine de décembre 1989. Dans ces affaires, la Cour s’est déclarée compétente pour connaître des griefs au motif que, à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, les procédures étaient toujours en cours devant le parquet (Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, 24 mai 2011 ; Pastor et Ţiclete c. Roumanie, nos 30911/06 et 40967/06, 19 avril 2011 ; Lăpuşan et autres c. Roumanie, nos 29007/06, 30552/06, 31323/06, 31920/06, 34485/06, 38960/06, 38996/06, 39027/06 et 39067/06, 8 mars 2011 ; Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, 8 décembre 2009, et Agache et autres c. Roumanie, no 2712/02, 20 octobre 2009). Elle a statué de manière analogue dans deux affaires postérieures qui avaient pour objet des incidents violents survenus en juin 1990 (Mocanu et autres c. Roumanie, nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, 13 novembre 2012) et en septembre 1991 (Crăiniceanu et Frumuşanu c. Roumanie, n12442/04, 24 avril 2012).

138.  Dans d’autres affaires récentes – à l’exception de l’affaire Tuna c. Turquie, qui avait pour origine un décès en garde à vue survenu environ sept ans avant la reconnaissance par la Turquie du droit de recours individuel (Tuna c. Turquie, no 22339/03, §§ 57-63, 19 janvier 2010) –, où il n’était pas allégué que le décès en question était la conséquence de quelconques actes d’agents de l’Etat, le décès précédait de un à quatre ans la date d’entrée en vigueur et une part importante de la procédure avait été conduite après cette date (Kudra c. Croatie, no 13904/07, §§ 110-112, 18 décembre 2012 : quatre ans, décès accidentel causé par la négligence d’une société privée ; Igor Shevchenko c. Ukraine, no 22737/04, §§ 45-48, 12 janvier 2012 : trois ans, accident de la circulation ; Bajić c. Croatie, n41108/10, § 62, 13 novembre 2012 : quatre ans, erreur médicale ; Dimovi c. Bulgarie, no 52744/07, §§ 36-45, 6 novembre 2012 : trois ans, décès causé par un incendie ; Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, §§ 85‑88, 1er décembre 2009 : un an, dispute familiale ; Trufin c. Roumanie, no 3990/04, §§ 32-34, 20 octobre 2009 : deux ans, meurtre ; et Lyubov Efimenko c. Ukraine, no 75726/01, § 65, 25 novembre 2010 : quatre ans, vol à main armée et meurtre). Dans deux affaires, le fait que des insurgés ou des formations paramilitaires eussent tué les proches des requérants sept et six ans respectivement avant la date critique n’a pas empêché la Cour de connaître du fond du grief soulevé sous l’angle du volet procédural de l’article 2 (Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, §§ 64-66, 8 novembre 2011, et Jularić c. Croatie, no 20106/06, §§ 38 et 45-46, 20 janvier 2011). La période de treize ans ayant séparé le décès du fils du requérant dans une bagarre et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Serbie n’a pas non plus été considérée comme primant l’importance des actes de procédure accomplis après la date critique (Mladenović c. Serbie, n1099/08, §§ 38-40, 22 mai 2012).

139.  La Cour a également statué sur un certain nombre d’affaires dans lesquelles le requérant disait avoir été victime d’un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention à un moment donné avant la date critique. Elle a conclu qu’elle avait compétence pour vérifier le respect par l’Etat défendeur – pendant la période postérieure à l’entrée en vigueur – de l’article 3 sous son volet procédural, qui lui imposait de conduire une enquête effective respectivement dans un cas de brutalités policières (Yatsenko c. Ukraine, no 75345/01, § 40, 16 février 2012, et Stanimirović c. Serbie, no 26088/06, §§ 28-29, 18 octobre 2011), dans un cas de viol (P.M. c. Bulgarie, no 49669/07, § 58, 24 janvier 2012) et dans un cas de mauvais traitements infligés par un particulier (Otašević c. Serbie, n32198/07, 5 février 2013).

3.  Clarification des critères élaborés dans l’arrêt Šilih

140.  Malgré le nombre toujours croissant d’arrêts dans lesquels la Cour statue sur sa compétence ratione temporis en se fondant sur les critères adoptés dans l’arrêt Šilih, l’application en pratique de ces derniers est parfois source d’incertitudes. Une clarification est donc souhaitable.

141.  Les critères exposés aux paragraphes 162 et 163 de l’arrêt Šilih (repris au paragraphe 133 ci-dessus) peuvent se résumer comme suit. Premièrement, dans le cas d’un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et omissions de nature procédurale postérieurs à cette date relèvent de la compétence temporelle de la Cour. Deuxièmement, pour que l’obligation procédurale entre en jeu, il doit exister un « lien véritable » entre le décès en tant que fait générateur et l’entrée en vigueur de la Convention. Troisièmement, un lien qui ne serait pas « véritable » peut néanmoins suffire à établir la compétence de la Cour si sa prise en compte est nécessaire pour permettre de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective. La Cour examinera tour à tour chacun de ces éléments.

a)  Actes et omissions de nature procédurale postérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention

142.  La Cour rappelle d’emblée que l’enquête que requiert l’article 2 sous son volet procédural ne constitue pas un mode de redressement d’une violation alléguée du droit à la vie qui a pu survenir avant la date critique. La violation alléguée de l’obligation procédurale a pour origine l’absence d’enquête effective ; l’obligation procédurale a son propre champ d’application et peut jouer indépendamment de l’obligation matérielle de l’article 2 (arrêts Varnava et autres, § 136, et Šilih, § 159, précités). Dès lors, la compétence temporelle de la Cour englobe les actes et omissions de nature procédurale qui sont survenus ou auraient dû survenir après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur.

143.  La Cour considère en outre que par « actes de nature procédurale » il faut entendre les actes inhérents à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 ou, le cas échéant, de l’article 3 de la Convention, c’est-à-dire les actes pris dans le cadre d’une procédure pénale, civile, administrative ou disciplinaire susceptible de mener à l’identification et à la punition des responsables ou à l’indemnisation de la partie lésée (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV, et McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324). Cette définition a pour effet d’exclure les autres types de démarches pouvant être entreprises à d’autres fins, par exemple pour établir une vérité historique.

144.  Les « omissions » visent les cas où il n’y a eu aucune enquête et ceux où seuls des actes de procédure insignifiants ont été effectués mais où il est allégué qu’une enquête effective aurait dû être menée. Dès lors que se présente une allégation, un moyen de preuve ou un élément d’information plausible et crédible qui pourrait permettre d’identifier et, au bout du compte, d’inculper ou de punir les responsables, les autorités sont tenues de prendre des mesures d’enquête (Gutiérrez Dorado et Dorado Ortiz c. Espagne (déc.), no 30141/09, §§ 39-41, 27 mars 2012 ; Çakir et autres c. Chypre (déc.), no 7864/06, 29 avril 2010, et Brecknell, précité, §§ 66-72). Si vient à surgir postérieurement à l’entrée en vigueur un élément nouveau suffisamment important et déterminant pour justifier l’ouverture d’une nouvelle instance, la Cour devra s’assurer que l’Etat défendeur s’est acquitté de l’obligation procédurale que lui impose l’article 2 d’une manière compatible avec les principes énoncés dans sa jurisprudence. Toutefois, si le fait générateur échappe à la compétence temporelle de la Cour, la découverte d’éléments nouveaux après la date critique ne pourra faire renaître l’obligation d’enquêter que si le critère du « lien véritable » ou celui des « valeurs de la Convention » (voir ci-dessous) a été satisfait.

b)  Le critère du « lien véritable »

145.  La première phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih pose que l’existence d’un « lien véritable » entre le fait générateur et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur est une condition sine qua non pour que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention devienne applicable.

146.  La Cour considère que l’élément temporel est le premier et le plus important des indicateurs lorsqu’il s’agit d’établir le caractère « véritable » du lien. A l’instar de la chambre dans son arrêt, elle ajoute que pour qu’il y ait un « lien véritable » le laps de temps écoulé entre le fait générateur et la date critique doit demeurer relativement bref. Bien qu’il n’existe en droit aucun critère apparent permettant de définir la limite absolue de ce délai, celui-ci ne devrait pas excéder dix ans (voir, par analogie, Varnava et autres, précité, § 166, et Er et autres c. Turquie, no 23016/04, §§ 59-60, 31 juillet 2012). A supposer même que, en raison de circonstances exceptionnelles, il soit justifié de faire remonter ce délai encore plus loin dans le passé, il faudra qu’il soit satisfait au critère des « valeurs de la Convention ».

147.  Toutefois, la durée du délai qui sépare le fait générateur de la date critique n’est pas décisive en elle-même pour déterminer si le lien est « véritable ». Comme l’indique la deuxième phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih, le lien sera établi si l’essentiel de l’enquête sur le décès a eu lieu ou aurait dû avoir lieu postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention. Cela englobe la conduite d’une procédure visant à établir la cause du décès et à faire répondre les responsables de leurs actes, ainsi que l’adoption d’une part importante des mesures procédurales essentielles au déroulement de l’enquête. Il s’agit d’un corollaire au principe voulant que la Cour n’ait compétence qu’à l’égard des actes et omissions de nature procédurale postérieurs à la date d’entrée en vigueur. Si toutefois la majeure partie de la procédure ou les mesures procédurales les plus importantes sont antérieures à cette date, la capacité de la Cour à apprécier globalement l’effectivité de l’enquête à l’aune des exigences procédurales de l’article 2 de la Convention peut s’en trouver irrémédiablement amoindrie.

148.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, pour qu’un « lien véritable » puisse être établi, il doit être satisfait aux deux critères : le délai entre le décès en tant que fait générateur et l’entrée en vigueur de la Convention doit avoir été relativement bref, et la majeure partie de l’enquête doit avoir été conduite, ou aurait dû l’être, après l’entrée en vigueur.

c)  Le critère des « valeurs de la Convention »

149.  La Cour admet par ailleurs qu’il peut exister des situations extraordinaires ne satisfaisant pas au critère du « lien véritable » tel qu’exposé ci-dessus, mais où la nécessité de protéger de manière réelle et effective les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous‑tendent constitue un fondement suffisant pour reconnaître l’existence d’un lien. La dernière phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih n’exclut pas cette éventualité, qui constituerait alors une exception à la règle générale que représente le critère du « lien véritable ». Dans toutes les affaires précitées, la Cour a admis l’existence d’un « lien véritable » parce que le laps de temps écoulé entre le décès et la date critique était relativement bref et qu’une part considérable de la procédure avait été conduite après cette date. La présente affaire est donc la première à pouvoir relever de cette autre catégorie, à caractère exceptionnel. Aussi la Cour doit-elle expliciter les modalités d’application du critère des « valeurs de la Convention ».

150.  A l’instar de la chambre, la Grande Chambre estime que le renvoi aux valeurs qui sous-tendent la Convention signifie que l’existence du lien requis peut être constatée si le fait générateur revêt une dimension plus large qu’une infraction pénale ordinaire et constitue la négation des fondements mêmes de la Convention. Tel serait le cas de graves crimes de droit international tels que les crimes de guerre, le génocide ou les crimes contre l’humanité, conformément aux définitions qu’en donnent les instruments internationaux pertinents.

151.  Le caractère odieux et la gravité de pareils crimes ont poussé les parties à la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité à considérer que ces infractions doivent être imprescriptibles et que les prescriptions qui existeraient en la matière dans leur ordre juridique interne doivent être abolies. La Cour considère néanmoins que le critère des « valeurs de la Convention » ne peut pas s’appliquer à des événements antérieurs à l’adoption de la Convention, le 4 novembre 1950, car c’est seulement à cette date que celle-ci a commencé à exister en tant qu’instrument international de protection des droits de l’homme. Dès lors, la responsabilité sur le terrain de la Convention d’une Partie à celle-ci ne peut pas être engagée pour la non-réalisation d’une enquête sur un crime de droit international, fût-il le plus abominable, si celui-ci est antérieur à la Convention. Bien qu’elle soit sensible à l’argument selon lequel, même aujourd’hui, certains pays ont réussi à juger des responsables de crimes de guerre commis au cours de la Deuxième Guerre mondiale, la Cour souligne la différence fondamentale qui existe entre la possibilité de poursuivre une personne pour un grave crime de droit international si les circonstances le permettent et l’obligation de le faire au regard de la Convention.

4.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

152.  Pour en venir aux faits non contestés de la présente cause, la Cour rappelle que les proches des requérants étaient des militaires de l’armée polonaise qui avaient été faits prisonniers à la suite de l’invasion soviétique de la partie orientale de la Pologne en septembre 1939. Au cours des mois qui suivirent, ils furent détenus dans les camps du NKVD situés dans la partie occidentale de l’URSS, à Kozelsk, Ostachkov et Starobelsk.

153.  Le 5 mai 1940, sur la proposition du chef du NKVD, les membres du Politburo du comité central du Parti communiste de l’URSS approuvèrent une proposition d’exécution extrajudiciaire de prisonniers de guerre polonais, qui devait être mise en œuvre par des membres du NKVD. Les prisonniers furent abattus et enterrés dans des charniers à diverses dates en avril et mai 1940. Les listes des prisonniers à exécuter avaient été dressées sur la base des « listes de répartition » du NKVD, sur lesquelles étaient inscrits notamment les noms des membres des familles des requérants.

154.  Trois des proches des requérants furent identifiés au cours de l’exhumation de 1943 ; les dépouilles des autres n’ont pas été retrouvées ni identifiées. La Cour rappelle avoir formulé à maintes reprises dans sa jurisprudence des conclusions factuelles selon lesquelles telle ou telle personne disparue pouvait être présumée décédée. En général, ces conclusions ont été émises en réponse à des arguments du gouvernement défendeur consistant à dire que la personne en question était toujours en vie ou qu’il n’avait pas été démontré qu’elle fût décédée alors qu’elle se trouvait entre les mains d’agents de l’Etat. Cette présomption de décès n’est pas automatique ; elle n’est posée qu’après un examen des circonstances de l’affaire, le laps de temps écoulé depuis la dernière fois que la personne a été vue vivante ou qu’on a eu de ses nouvelles étant à cet égard un élément pertinent (Aslakhanova et autres c. Russie, nos 2944/06, 8300/07, 50184/07, 332/08 et 42509/10, § 100, 18 décembre 2012 ; Varnava et autres, précité, § 143, et Vagapova et Zoubiraïev c. Russie, no 21080/05, §§ 85-86, 26 février 2009). La Cour a présumé le décès dans des situations où l’absence complète de nouvelles fiables de la personne disparue durait depuis un laps de temps variant de quatre ans et demi (Imakaïeva c. Russie, no 7615/02, § 155, CEDH 2006‑XIII) à plus de dix ans (Aslakhanova et autres, précité, §§ 103-115).

155.  Il n’est pas contesté – et les « listes de répartition » du NKVD constituent des preuves documentaires à cet égard – que, à la fin de l’année 1939 et au début de l’année 1940, les proches des requérants ont été détenus en territoire soviétique, sous le contrôle entier et exclusif des autorités soviétiques. La décision prise par le Politburo le 5 mars 1940 indiquait que tous les prisonniers de guerre polonais détenus dans les camps du NKVD, sans exception, devaient faire l’objet d’exécutions extrajudiciaires, lesquelles furent effectuées par la police secrète soviétique au cours des mois suivants. Des charniers de prisonniers portant l’uniforme polonais furent découverts dans la forêt de Katyn dès 1943, consécutivement à la prise du territoire par les Allemands. Une note rédigée en 1959 par le chef du KGB, entité qui avait succédé au NKVD, reconnaissait que, au total, plus de 21 000 prisonniers polonais avaient été abattus par des membres du NKVD. Les familles des prisonniers ont cessé de recevoir des lettres de leurs proches en 1940 et elles n’ont plus jamais reçu de nouvelles d’eux depuis cette époque, qui remonte à plus de soixante-dix ans.

156.  La Cour conclut de ces éléments de fait qu’il faut présumer que les proches des requérants faits prisonniers en 1939 ont été exécutés par les autorités soviétiques en 1940.

157.  La Fédération de Russie a ratifié la Convention le 5 mai 1998, soit cinquante-huit ans après l’exécution des proches des requérants. La Grande Chambre fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle le laps de temps écoulé entre les décès et la date critique est non seulement beaucoup plus long que ceux qui ont conduit à l’application de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 dans toutes les affaires antérieures, mais aussi trop long dans l’absolu pour établir un lien véritable entre les décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie.

158.  L’enquête sur l’origine des charniers commença en 1990 et son classement fut formellement prononcé en septembre 2004. Même si le gouvernement russe plaide l’irrégularité de la décision initiale d’ouvrir des poursuites, la procédure était susceptible, au moins en théorie, de conduire à l’identification et à la punition des responsables. Elle relevait donc des « actes et omissions d’ordre procédural » aux fins de l’article 2 de la Convention.

159.  Au début des années 1990, les autorités soviétiques puis les autorités russes prirent un nombre important de mesures procédurales. Des corps furent exhumés en 1991 des charniers situés à Kharkov, Mednoye et Katyn, et les enquêteurs ordonnèrent un certain nombre d’expertises médicolégales et interrogèrent des témoins potentiels des exécutions. Des visites officielles et des réunions de coordination furent organisées entre les autorités russes, polonaises, ukrainiennes et biélorusses. Cependant, toutes ces démarches eurent lieu avant la date critique. Pour ce qui est de la période postérieure à cette date, il est impossible, au vu des éléments versés au dossier et des observations des parties, de déceler la moindre mesure d’instruction digne de ce nom qui aurait été accomplie après le 5 mai 1998. La Cour considère que l’on ne peut voir dans une nouvelle appréciation des preuves, des constats différant des conclusions antérieures ou une décision de classification des pièces de l’enquête la « part importante des mesures procédurales » requise pour l’établissement d’un « lien véritable » aux fins de l’article 2 de la Convention. Par ailleurs, aucun élément de preuve pertinent ni aucune information substantielle ne sont apparus depuis la date critique. La Cour en conclut qu’aucun des critères permettant d’établir l’existence d’un « lien véritable » ne se trouve rempli.

160.  Reste enfin à déterminer si l’existence ou non en l’espèce de circonstances exceptionnelles qui justifieraient de déroger au critère du « lien véritable » pour appliquer celui des valeurs de la Convention. Comme la Cour l’a établi, les événements qui auraient pu faire naître l’obligation d’enquêter découlant de l’article 2 ont eu lieu au début de l’année 1940, soit plus de dix ans avant que la Convention ne voie le jour. La Cour confirme donc la conclusion de la chambre selon laquelle il n’existe en l’espèce aucun élément de nature à former un pont entre le passé lointain et la période, récente, postérieure à l’entrée en vigueur de la Convention.

161.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour fait droit à l’exception d’incompétence ratione temporis soulevée par le Gouvernement et conclut qu’elle n’a pas compétence pour connaître du grief tiré de l’article 2 de la Convention.

ARTICLE 3

1.  Principes généraux

177.  Dans sa jurisprudence, la Cour a toujours été sensible aux lourdes conséquences psychologiques qu’une grave violation des droits de l’homme entraîne pour les proches de la victime qui sont requérants devant elle. Toutefois, pour qu’une violation distincte de l’article 3 de la Convention puisse être constatée dans le chef de ces derniers, il doit exister des facteurs particuliers conférant à leur souffrance une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif qu’entraîne inévitablement la violation susmentionnée elle-même. Parmi ces facteurs figurent la proximité de la parenté, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question et sa participation aux recherches de renseignements sur le sort de la victime.

178.  A cet égard, la Cour rappelle qu’un membre de la famille d’une « personne disparue » peut se prétendre victime d’un traitement contraire à l’article 3 lorsque la disparition est suivie d’une longue période d’incertitude jusqu’à la découverte du corps du disparu. L’essence de la question qui se pose sur le terrain de l’article 3 dans ce type d’affaires ne réside pas tant dans la gravité de la violation des droits de l’homme commise à l’égard de la personne portée disparue que dans l’indifférence affichée par les autorités face à la situation portée à leur connaissance. Le constat d’une violation pour ce motif ne se limite pas aux affaires où l’Etat défendeur est tenu pour responsable de la disparition. Il peut aussi être formulé lorsque l’absence de réponse des autorités à la demande d’informations des proches ou les obstacles dressés sur le chemin de ceux-ci, obligés en conséquence de supporter la charge d’élucider les faits, peuvent passer pour révéler un mépris flagrant, continu et implacable de l’obligation de rendre compte du sort de la personne disparue (voir, en particulier, Açış c. Turquie, n7050/05, §§ 36 et 51-54, 1er février 2011 ; Varnava et autres, précité, § 200 ; Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, § 96, 24 janvier 2008 ; Loulouïev et autres, précité, § 114 ; Bazorkina c. Russie, no 69481/01, § 139, 27 juillet 2006 ; Gongadzé, précité, § 184 ; Tanış et autres c. Turquie, no 65899/01, § 219, CEDH 2005‑VIII ; Orhan c. Turquie, n25656/94, § 358, 18 juin 2002, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 98, CEDH 1999‑IV).

179.  La Cour a suivi une approche restrictive lorsqu’il s’agissait de personnes mises en détention et retrouvées mortes ultérieurement après une période d’incertitude relativement brève quant à leur sort (Tanli c. Turquie, no 26129/95, § 159, CEDH 2001‑III, et Bitieva et autres c. Russie, no 36156/04, § 106, 23 avril 2009). Dans une série d’affaires tchétchènes où, n’ayant pas assisté au décès de leurs proches, les requérants n’avaient appris celui-ci qu’à la découverte des corps, elle a estimé que dès lors qu’elle avait déjà conclu à une violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural, un constat distinct de violation de l’article 3 ne s’imposait pas (Velkhiyev et autres c. Russie, no 34085/06, § 137, 5 juillet 2011 ; Sambiyev et Pokaïeva c. Russie, no 38693/04, §§ 74‑75, 22 janvier 2009, et Tanguiyeva c. Russie, no 57935/00, § 104, 29 novembre 2007).

180.  Par ailleurs, dans le cas de personnes tuées par les autorités en violation de l’article 2, la Cour a jugé que, compte tenu du caractère instantané de l’incident à l’origine des décès en question, il n’y avait normalement pas lieu d’étendre l’application de l’article 3 aux proches des victimes (Damayev c. Russie, no 36150/04, § 97, 29 mai 2012 ; Yasin Ateş c. Turquie, no 30949/96, § 135, 31 mai 2005 ; Udayeva et Youssoupova c. Russie, no 36542/05, § 82, 21 décembre 2010 ; Khashuyeva c. Russie, no 25553/07, § 154, 19 juillet 2011, et Inderbiyeva c. Russie, no 56765/08, § 110, 27 mars 2012).

181.  Elle a néanmoins estimé qu’il se justifiait de dresser un constat séparé de violation de l’article 3 dans des cas de décès confirmés où les requérants avaient été témoins directs de la souffrance des membres de leur famille (voir les affaires Salakhov et Islyamova c. Ukraine, no 28005/08, § 204, 14 mars 2013, où la requérante avait assisté au lent décès de son fils en détention sans avoir la possibilité de l’aider ; Esmukhambetov et autres c. Russie, no 23445/03, § 190, 29 mars 2011, où une violation de l’article 3 a été constatée à l’égard d’un requérant qui avait assisté au meurtre de toute sa famille, mais pas à l’égard des autres requérants, qui n’avaient appris les meurtres qu’ultérieurement ; Khadjialiyev et autres c. Russie, no 3013/04, § 121, 6 novembre 2008, où les requérants n’avaient pas pu inhumer décemment les corps démembrés et décapités de leurs enfants ; Moussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, § 169, 26 juillet 2007, où le requérant avait été témoin de l’exécution extrajudiciaire de plusieurs de ses parents et voisins, et Akkum et autres c. Turquie, no 21894/93, §§ 258-259, CEDH 2005‑II, où le requérant s’était vu présenter le corps mutilé de son fils).

2.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

182.  La Cour observe que la situation qui se trouve au cœur du grief tiré de l’article 3 présentait au départ les caractéristiques d’une affaire de « disparition ». Des proches des requérants furent faits prisonniers par les forces d’occupation soviétiques et incarcérés dans des camps soviétiques. Des éléments prouvent que des échanges de lettres entre les prisonniers polonais et leur famille se sont poursuivis jusqu’au printemps 1940. On peut donc considérer que jusque-là les familles savaient que les intéressés étaient en vie. Après avoir cessé de recevoir en Pologne des lettres d’eux, les familles des prisonniers restèrent pendant de nombreuses années dans l’incertitude quant à ce qu’il était advenu de leurs proches.

183.  En 1943, à la suite de la découverte de charniers à proximité de la forêt de Katyn, les restes furent en partie exhumés et identifiés. Cependant, seuls trois des proches des requérants – Wincenty Wołk, Stanisław Rodowicz et Stanisław Mielecki – furent alors identifiés. Les autorités soviétiques nièrent avoir exécuté les prisonniers de guerre polonais et, sans accès aux dossiers du Politburo ou du NKVD, il n’a pas été possible de déterminer ce qu’il était advenu des prisonniers dont les corps n’avaient pas été identifiés. Il n’y eut aucune autre tentative d’identification des victimes du massacre de Katyn au cours de la guerre froide, la version soviétique de meurtres orchestrés par les nazis ayant été la version officielle imposée en République populaire de Pologne pendant toute la durée de l’existence du régime socialiste, soit jusqu’en 1989.

184.  En 1990, l’URSS reconnut officiellement la responsabilité des dirigeants soviétiques dans l’exécution des prisonniers de guerre polonais. Au cours des années suivantes, les documents relatifs aux massacres qui n’avaient pas été détruits furent rendus publics et les enquêteurs conduisirent d’autres exhumations partielles sur plusieurs sites. Une série de consultations se tinrent entre les procureurs polonais, russes, ukrainiens et biélorusses.

185.  A la date de la ratification de la Convention par la Fédération de Russie, le 5 mai 1998, plus de cinquante-huit années s’étaient écoulées depuis l’exécution des prisonniers de guerre polonais. Compte tenu de la durée de cette période, des éléments apparus dans l’intervalle et des efforts déployés par diverses parties pour faire la lumière sur les circonstances du massacre de Katyn, la Cour estime que, en ce qui concerne la période postérieure à la date critique, on ne peut pas dire que les requérants aient vécu dans l’incertitude quant au sort de leurs proches faits prisonniers par l’armée soviétique en 1939. Il s’ensuit nécessairement que ce qui pouvait passer au départ pour une affaire de « disparition » doit être considéré comme une affaire de « décès confirmé ». Les requérants approuvent cette manière d’apprécier les faits de la cause (voir, en particulier, le paragraphe 116 ci-dessus ainsi que le paragraphe 119 de l’arrêt de la chambre). Les conclusions rendues par les juridictions russes dans le cadre de diverses procédures internes où elles se sont abstenues de reconnaître explicitement que les proches des requérants avaient été tués dans les camps soviétiques ne changent rien à cette analyse.

186.  La Cour ne doute pas du profond sentiment de chagrin et de désarroi que l’exécution extrajudiciaire de leurs proches a dû causer aux requérants. Elle rappelle toutefois qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas de ses propres précédents sans motif impérieux (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 50, 29 juin 2012). Ainsi qu’elle l’a déjà dit, sa jurisprudence reconnaît que la souffrance des proches d’une « personne disparue » qui ont dû longtemps vivre entre l’espoir et le désespoir peut justifier un constat de violation distincte de l’article 3 à raison de l’attitude particulièrement insensible des autorités nationales face à leurs demandes de renseignements. Pour ce qui est de la présente affaire, la Cour n’a compétence qu’en ce qui concerne la période qui a commencé le 5 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie. Elle a conclu ci-dessus qu’il fallait considérer qu’après cette date il ne subsistait plus aucune incertitude quant au sort des prisonniers de guerre polonais. Bien que tous les corps n’aient pas été retrouvés, le décès des intéressés a été publiquement reconnu par les autorités soviétiques puis par les autorités russes et est devenu un fait historique établi. Si l’ampleur des crimes commis par les autorités soviétiques en 1940 est propre à susciter beaucoup d’émotion, il reste que, d’un point de vue purement juridique, la Cour ne peut y voir un motif impérieux de s’écarter de sa jurisprudence relative à la reconnaissance de la qualité de victime d’une violation de l’article 3 aux proches des « personnes disparues » et de conférer cette qualité aux requérants, pour lesquels le décès de leurs proches était une certitude.

187.  En outre, la Cour ne relève l’existence d’aucune autre des circonstances spéciales qui l’avaient conduite à constater une violation distincte de l’article 3 dans les affaires de « décès confirmés » (voir la jurisprudence citée au paragraphe 181 ci-dessus).

188.  Dans ces conditions, la Cour estime que la souffrance des requérants ne peut passer pour avoir atteint une dimension et un caractère distincts du désarroi qui peut être considéré comme inévitable pour les proches de victimes de graves violations des droits de l’homme.

189.  Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

Ciechnonska c. Pologne du 14 juin 2011 requête 19776/04

Les autorités polonaises ont échoué à désigner les responsables d’une chute d’arbre ayant entraîné mort d’homme

La Cour rappelle que les Etats sont tenus d’adopter des normes garantissant la protection des personnes dans les espaces publics et relève que la Pologne s’est bel et bien dotée d’une réglementation relative à l’entretien des espaces verts urbains, couvrant notamment les arbres implantés sur les territoires communaux. Elle observe que la décision définitive rendue en 2009 dans l’affaire de Mme Ciechońska a confirmé l’existence de cette obligation.

Il incombe dès lors à la Cour de rechercher si l’on peut considérer que, prises ensemble, les voies de recours disponibles telles que prévues par la loi et appliquées dans la pratique ont permis d’établir les faits, de demander des comptes aux personnes responsables et d’offrir un redressement approprié à la victime.

A cet égard, la Cour relève que l’enquête a été suspendue à maintes reprises et que plusieurs décisions judiciaires ont été annulées, ce qui démontre l’existence de dysfonctionnements tant dans les premières phases qu’au stade judiciaire de la procédure. Le renvoi d’une affaire pour réexamen étant d’ordinaire ordonné à la suite d’erreurs commises par les instances inférieures, la réitération de ce genre de décision dans le cadre d’une seule et même procédure donne à penser que le cours de la justice a connu de graves dysfonctionnements en l’espèce.

Les lacunes constatées dans la collecte des preuves (absence de l’arbre, qualité médiocre des photographies et non-élucidation de certaines questions relatives au tuyau de gaz) ont éloigné les perspectives d’établissement des circonstances de l’accident, et donc des responsabilités en découlant. A cela s’ajoute l’inefficacité d’ensemble de l’enquête, dans laquelle l’inculpation est intervenue plus d’un an après l’accident et la première audience plus de trois ans après, pour une durée totale de dix années de procédure.

La justice n’a pas non plus offert à Mme Ciechońska la possibilité d’obtenir une indemnisation au civil, la demande formulée par elle n’ayant jamais été examinée par les tribunaux. Le Gouvernement l’a reconnu, sans cependant fournir d’explication à cet état de choses.

En résumé, ni la justice pénale ni la possibilité offerte à l’intéressée d’exercer une action civile ne lui ont fourni une réelle occasion de faire établir les responsabilités ou d’obtenir une indemnisation appropriée pour la mort de son mari. L’ordre juridique polonais dans son ensemble a échoué à apporter en temps utile une réponse appropriée à un grief défendable de négligence ayant causé la mort. En conséquence, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.

Au vu de ce qui récède, la Cour juge inutile d’examiner séparément les griefs formulés par Mme Ciechońska sous l’angle des articles 6 § 1 et 13.

SEIDOVA contre BULGARIE du 18 novembre 2010 requête no 310/04

53.  La Cour observe qu'une enquête officielle sur les événements ayant entouré la mort de M. Selyahtin Hasanov a été ouverte le jour même de l'incident (voir paragraphe 13 ci-dessus). Les enquêteurs du service de l'instruction de Yambol ont promptement mis en œuvre un certain nombre de mesures d'instruction urgentes qui étaient essentielles pour l'établissement des faits – une inspection des lieux (paragraphe 12 ci-dessus), l'autopsie du corps du défunt (paragraphe 14 ci-dessus), les interrogatoires des personnes impliquées dans l'incident (paragraphes 9 à 11 et 16 à 22 ci-dessus).

54.  Plusieurs expertises ont été ordonnées par la suite – une expertise balistique de l'arme retrouvée sur les lieux de l'incident et une expertise chimique d'échantillons prélevés sur le visage de Selyahtin Hasanov (paragraphe 24 ci-dessus) ; des expertises médicales des deux gardes (paragraphe 23 ci-dessus) et une expertise psychologique de M.H. (paragraphe 25 ci-dessus).

55.  Sur la base des données recueillies, le parquet et les tribunaux internes ont pu établir que la mort de Selyahtin Hasanov a été causée par un tir provenant de l'arme de M.H. et effectué par ce dernier lors de l'affrontement avec le groupe de seize personnes surpris en train de voler la production agricole du champ surveillé par les deux gardes. Ils ont également estimé que le garde avait agi en état de légitime défense en infligeant la mort à deux de ses assaillants, y compris M. Hasanov, et que sa riposte était proportionnée au danger encouru.

56.  Les requérantes contestent cette dernière partie des conclusions des autorités internes et estiment que celle-ci est démentie par les preuves recueillies au cours de l'enquête, qui indiquaient que le garde du champ avait tiré en direction de M. Hasanov avant que ne survienne l'attaque des compagnons de ce dernier. Elles estiment que plusieurs points factuels n'ont pas été élucidés par l'enquête et que les enquêteurs ont omis de mettre en œuvre toutes les mesures d'instruction nécessaires pour l'établissement des faits et pour l'engagement de la responsabilité pénale du garde M.H.

57.  La Cour observe que pour arriver à la conclusion que le garde avait agi en état de légitime défense le parquet et les tribunaux internes ont disposé de l'ensemble des preuves recueillies pendant l'enquête, parmi lesquelles se trouvaient les dépositions des deux gardes et des quatorze cueilleurs du groupe dont faisait partie Selyahtin Hasanov. De l'avis de la Cour, ces dépositions revêtaient une importance particulière dans la mesure où elles pouvaient apporter les réponses à des questions clés pour l'issue de l'enquête, comme par exemple le point de savoir si le garde avait tiré avec son arme en l'air ou en direction du groupe de cueilleurs, si les tirs avaient eu lieu avant ou après l'attaque du groupe d'hommes, ou encore si la victime faisait partie du groupe d'attaquants. En l'absence d'éléments indiquant que les conclusions des autorités internes étaient arbitraires ou ont manifestement ignorés des faits pertinents (voir, mutatis mutandis, Drăganschi c. Roumanie (déc.), no 40890/04, 18 mai 2010 et, a contrario, Nikolay Dimitrov c. Bulgarie, no 72663/01, § 76, 27 septembre 2007) la Cour ne saurait substituer son appréciation à celles des autorités internes.

58.  Dans la présente espèce, au vu des éléments présentés devant elle, la Cour n'est pas convaincue par la thèse des requérantes que les investigations menées n'étaient pas suffisamment approfondies et objectives. Elle estime toutefois que l'enquête n'a pas satisfait à toutes les exigences procédurales de l'article 2 de la Convention pour les raisons exposées ci-après.

59.  La Cour relève que les requérantes ont contesté l'ordonnance de non-lieu du parquet et qu'elles se sont plaintes devant les tribunaux internes de l'absence de toute possibilité d'accéder aux documents du dossier tant au cours de l'enquête pénale qu'après la fin de celle-ci (voir paragraphes 30 et 32 ci-dessus). Leur argument a été rejeté par les juridictions internes au motif qu'en l'absence d'une inculpation formelle du garde M.H., le droit interne n'obligeait pas les organes de l'enquête à traiter les intéressées comme des parties à la procédure et, de là, à leur assurer un quelconque accès aux documents du dossier (voir paragraphes 31 et 33 ci-dessus).

60.  La Cour observe en effet que le code de procédure pénale de 1974 et la jurisprudence de la Cour de cassation bulgare liaient le droit des victimes d'une infraction pénale, ou de leurs héritiers, d'accéder aux documents du dossier et de proposer des mesures d'instruction à leur constitution en tant que partie civile ou accusateur privé (voir paragraphes 38 et 42 ci-dessus). Par ailleurs, selon cette même jurisprudence de la Cour de cassation, en l'absence de constitution formelle de la victime en tant que partie civile ou accusateur privé, celle-ci ne bénéficiait d'aucun droit procédural opposable au parquet ou à l'enquêteur au cours de l'enquête pénale (paragraphe 42 ci-dessus). Or, la figure de l'accusateur privé ne pouvait apparaître qu'après le renvoi de l'inculpé en jugement (voir paragraphe 39 ci-dessus) et l'affaire en cause n'a jamais dépassé le stade de l'instruction préliminaire. Pour ce qui était de la possibilité de se constituer partie civile, les requérantes n'ont pas pu exercer ce droit parce qu'aucune personne n'a été formellement inculpée au cours de l'enquête (voir paragraphes 31, 33 et 40 ci-dessus). Ainsi, les dispositions du droit interne ont effectivement privé les requérantes de toute possibilité de consulter les documents du dossier et de participer de manière active à l'établissement des faits au cours de l'instruction préliminaire. La Cour rappelle que ces droits des proches parents de la victime figurent parmi les garanties procédurales essentielles consacrées par l'article 2 de la Convention (voir, pour le droit d'être informé des progrès de l'enquête et de participer à celle-ci, Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, § 82, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV,  et Ognyanova et Choban c. Bulgarie, n46317/99, §§ 107 et 115, 23 février 2006 et, pour le droit de consulter les documents du dossier, l'arrêt Oğur, précité, § 92).

61.  Il apparaît que la possibilité de consulter le dossier de l'enquête n'a pas été offerte aux requérantes non plus au cours de la procédure de contestation de l'ordonnance de non-lieu devant les tribunaux – les intéressées ont expressément soulevé cette question dans leurs plaintes devant les juridictions internes (voir paragraphe 32 ci-dessus). La Cour observe qu'en effet l'article 237, alinéa 3, du CPP permettait aux intéressées de recevoir uniquement une copie de l'ordonnance du parquet : il ne prévoyait aucune possibilité pour celles-ci de consulter les pièces à conviction recueillies pendant l'enquête (voir paragraphe 41 ci-dessus). En l'absence de toute possibilité de constitution en tant que parties civiles ou accusateurs privés, le recours prévu par cette disposition du code s'avérait être leur seul moyen pour les requérantes de participer, quoique de manière indirecte, à l'établissement des faits entourant la mort de Selyahtin Hasanov. Il est vrai qu'il appartenait en fin de compte aux tribunaux d'apprécier s'il y avait lieu d'ordonner un complément d'enquête. La Cour estime toutefois que compte tenu de l'importance particulière que revêtaient les dépositions des témoins de l'incident pour l'établissement des faits et pour l'application de l'institution de la légitime défense dans le cas d'espèce, l'accès aux documents du dossier était essentiel pour assurer le respect des intérêts légitimes des requérantes en tant que membres de la famille d'une personne qui a trouvé la mort dans des circonstances suspectes.

62.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les intéressées n'ont pas été associées à l'enquête sur la mort de leur époux et père dans la mesure requise par le volet procédural de l'article 2. Il y a donc eu violation de cette disposition de la Convention dans le cas d'espèce.

Slimani contre France du 27 juillet 2004 Hudoc 5257 requête 57671/00

"§32 Dans le même type d'affaires, la Cour a souligné qu'il doit y avoir un élément suffisant de contrôle public de l'enquête ou de ses résultats pour garantir que les responsables aient à rendre des comptes, tant en pratique qu'en théorie.

Elle a précisé que, si le degré de contrôle public requis peut varier d'une affaire à l'autre, les proches de la victime doivent, dans tous les cas, être associés à la procédure dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts légitimes.

Elle estime qu'il doit en aller ainsi dès lors qu'une personne décède entre les mains d'autorités"

L'ENQUÊTE N'EST PAS NÉCESSAIREMENT UNE PROCÉDURE PÉNALE

UN RECOURS CIVILE EST ACCEPTABLE

Arrêt Slimani contre France contre France du 27/07/2004; Hudoc 5257; requête 57671/00

"§29: La Cour a en outre jugé que l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de l'article 1 de "reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention" requiert, par implication, que soit menée une forme d'enquête officielle et effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme.

Il s'agit essentiellement, au travers d'une telle enquête, d'assurer l'application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l'Etat sont impliqués, de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité" (-) "Quant au type d'enquête devant permettre d'atteindre ces objectifs, il peut varier selon les circonstances"

SPYRA ET KRANCZKOWSKI c. POLOGNE du 25 septembre 2012, requête 19764/07

Non Violation du défaut de l'enquête pénale puisque l'enquête civile a été complète

82.  La Cour observe que les requérants allèguent en premier lieu que le handicap du requérant a été causé par un traitement médical défaillant, en particulier par la non-observation par le personnel médical des normes en matière de soins. La Cour relève dans ce contexte qu’aux engagements plutôt négatifs contenus dans l’article 8 peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis (voir Roche c. Royaume-Uni [GC], n32555/96, § 157, CEDH 2005‑X ; Trocellier et Yardımcı, précités).

Sur le terrain du droit à la vie, il a été jugé que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle du volet matériel de l’article 2. Toutefois, dès lors qu’un Etat contractant a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un Etat contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie qui lui incombait aux termes de l’article 2 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, 4 mai 2000 ; Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 104, 27 juin 2006).

Les obligations positives incombant à l’Etat en vertu de l’article 2 de la Convention impliquent la mise en place par les autorités d’un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades. Ces principes valent sans aucun doute également s’agissant, dans le même contexte, d’atteintes graves à l’intégrité physique entrant dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.

83.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne in abstracto  ni de se prononcer, de façon générale, sur la compatibilité du système et de la pratique internes en matière de soins (voir, par analogie, Ruza c. Lettonie (déc.), no 33978/05, 11 mai 2010). Elle doit, autant que possible, limiter son examen à la manière dont la législation concernée a été effectivement appliquée aux requérants.

84.  Les rapports d’expertise recueillis par les instances internes ont établi que le traitement dispensé aux requérants à l’hôpital Saint-Adalbert de Gdańsk avait été adéquat et respectueux des règles de l’art médical. Plus particulièrement, tous les experts s’étant prononcés dans l’affaire ont jugé que le fait pour le requérant d’avoir été transféré à l’unité des soins intensifs sans couveuse n’avait pas eu d’incidence sur la formation de son handicap. Bien que certains experts aient estimé que l’utilisation d’une couveuse aurait été recommandée, aucun d’eux n’a retenu que le défaut d’employer pareil équipement était constitutif, dans ce cas précis, d’une faute médicale ou d’une infraction aux normes en matière de soins, imputable aux membres du personnel médical. La Cour relève que ni devant les instances internes, ni devant elle-même il n’a été établi qu’à l’époque des faits, l’emploi d’une couveuse dans des situations comme celle décrite dans la présente requête constituait une norme contraignante prescrite par la législation.

85.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, la responsabilité de l’État ne saurait être engagée sous l’angle du volet matériel de l’article 8 de la Convention (Stihi-Boos c. Roumanie (déc.), no 7823/06, § 55, 11 octobre 2011).

86.  Pour autant que les requérants allèguent l’inefficacité des procédures conduites en vue de l’élucidation des circonstances à l’origine du handicap du requérant, la Cour rappelle que, sur le terrain de l’article 2 de la Convention, il a été jugé que les États parties ont l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant, permettant d’établir la cause du décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, tant ceux agissant dans le cadre du secteur public que ceux travaillant dans des structures privées, et le cas échéant d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no32967/96, § 49, Lazzarini et Ghiacci c. Italie (déc), no53749/00, 7 novembre 2002).

87.  Dans le contexte spécifique des négligences médicales, l’obligation procédurale de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Pareille obligation peut aussi être réputée remplie si, par exemple, le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles – seul ou combiné avec un recours devant les juridictions pénales  ‑propre à permettre l’établissement de la responsabilité éventuelle des médecins en cause et, le cas échéant, l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et/ou la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Calvelli et Ciglio précité, § 51).

88.  L’obligation de l’État au regard de l’article 2 de la Convention ne peut être réputée satisfaite que si les mécanismes de protection prévus en droit interne [...] fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio, § 53). Le prompt examen des affaires est important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Byrzykowski, § 137).

89.  L’obligation procédurale concernée est une obligation non pas de résultat mais de moyens (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 71, CEDH 2002-II).

90.  En l’espèce, la Cour relève que le droit polonais offrait aux requérants plusieurs recours susceptibles de leur permettre de faire la lumière sur les circonstances à l’origine du handicap du requérant. Les requérants en ont fait un ample usage.

91.  D’abord, ils ont exercé à l’encontre de l’hôpital une action civile tendant à l’établissement de l’éventuelle implication de son personnel soignant dans le préjudice causé à la santé du requérant, et, le cas échéant, à l’obtention d’une réparation. La Cour note que la procédure ouverte à la suite de l’introduction de ladite action trois ans après les faits et clôturée environ quatre ans plus tard s’est déroulée devant trois instances juridictionnelles. Elle a eu comme issue le rejet de l’action des requérants, motivé par l’absence de lien de causalité entre les actions des médecins concernés et le handicap du requérant. Cette conclusion était étayée par trois avis d’expertise, tous écartant l’éventuel lien entre l’état de santé du requérant et le traitement dispensé à l’hôpital Saint-Adalbert. En même temps, dans lesdits avis les experts ont identifié les circonstances à l’origine du handicap du requérant, en l’occurrence non imputables aux actions du personnel médical. La Cour relève qu’outre les expertises, la conclusion des juridictions civiles a été fondée sur les éléments des dossiers médicaux et les déclarations des témoins, dont les membres du personnel médical impliqués dans les soins dispensés aux requérants. Les juridictions ont estimé que lesdits éléments étaient exhaustifs et corroborés les uns par les autres. La Cour note que rien dans le dossier ne laisse apparaître que la requérante n’aurait pas été proprement impliquée dans la procédure. Représentée par un professionnel, elle a été entendue par les tribunaux, a pu exercer les recours, poser des questions aux experts et formuler les objections qui lui paraissaient utiles à l’égard de leurs conclusions. La Cour estime qu’au vu du nombre d’instances juridictionnelles impliquées dans la procédure concernée, la durée de celle-ci ne saurait être critiquée.

92.  La Cour relève également que la plainte des requérants au ministère de la Santé, déposée peu avant la clôture de la procédure civile, a donné lieu à des poursuites disciplinaires à l’égard du médecin responsable de la prise en charge du requérant à la naissance. La Cour note que l’efficacité de la procédure concernée était dès le départ affectée par le dépôt tardif de ladite plainte, environ quatre années postérieurement à l’expiration du délai de prescription des poursuites. Nonobstant de cet obstacle, l’autorité saisie a examiné l’affaire sur le fond. Dans ce cadre, elle a rassemblé ses propres éléments de preuve, dont l’avis d’expertise, et les a confrontés aux pièces recueillies dans les autres procédures engagées par les requérants. Après avoir constaté que la conclusion de son propre expert sur la question posée par l’affaire corroborait celle des experts intervenus dans d’autres procédures, notamment la procédure civile, l’autorité en question a conclu à l’absence d’infraction aux règles de l’art médical lors du traitement dispensé aux requérants par les professionnels de santé mis en cause.

93.  La Cour note également les recours exercés par les requérants sur le plan pénal, dont la procédure engagée par la requérante en qualité d’accusatrice privée, actuellement pendante devant les juridictions internes. La Cour ne dispose pas d’éléments susceptibles d’indiquer que la manière dont ladite procédure a été instruite aurait jusqu’à présent été contraire à l’article 8 de la Convention.

94.  S’agissant de l’enquête pénale devant le parquet, la Cour note qu’elle a donné lieu à une ordonnance de non-lieu, constatant l’absence d’infraction aux dispositions pertinentes du code pénal en matière de protection de la vie et de l’intégrité des personnes par les membres du personnel médical en cause. Ladite ordonnance était appuyée par un certain nombre d’éléments, dont l’expertise recueillie dans le cadre de l’enquête. A l’instar des conclusions dans d’autres procédures engagées par les requérants, ladite expertise n’établissait pas de lien entre les actions du personnel médical et l’état de santé du requérant.

95.  Dans la mesure où les requérants, en se référant à la lettre du parquet national, se plaignent des déficiences de l’enquête, la Cour prend note du contenu de la lettre concernée et de celui de la lettre explicative présentée par le parquet d’appel de Gdańsk. Elle relève que l’enquête, engagée par les requérants environ sept ans après les faits, s’est étendue sur environ trois années, délai non excessif en soi, au-delà duquel elle ne pouvait plus être poursuivie, compte tenu de la prescription des poursuites intervenue au bout de dix ans à compter des faits. En l’espèce, les requérants n’ont pas expliqué pourquoi ils n’avaient pas initié la procédure plus tôt.

96.  La Cour relève qu’au cours des trois années de procédure, les autorités ont activement œuvré en vue de sa solution. L’ordonnance de non‑lieu, adoptée environ une année et trois mois après l’ouverture de la procédure, a été annulée pour cause de déficiences de l’expertise médicale. De même, l’expertise subséquente, recueille environ neuf mois plus tard, n’a pu être retenue, pour un motif similaire. Ultérieurement, les autorités ont tenté de remédier aux déficiences intervenues initialement. Toutefois, en raison du temps réduit à leur disposition avant la prescription des poursuites, leurs démarches en ce sens n’ont pu être entièrement satisfaisantes.

97.  La Cour note également que les délais d’attente pour la présentation des conclusions d’expertise ont contribué à l’absence de solution plus rapide de l’affaire.

98.  Nonobstant les observations qui précèdent, la Cour rappelle que l’objectif de la présente affaire consiste à rechercher si l’ordre juridique, dans son ensemble, a permis de traiter adéquatement l’affaire concernée (Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 86, 17 janvier 2008). Dans le contexte spécifique des négligences médicales, l’obligation positive prévue par l’article 8 de la Convention peut être remplie si des voies de droit civiles, administratives ou disciplinaires étaient ouvertes aux intéressés (Balci c. Turquie, no 31079/02, § 74, 17 février 2009).

99.  En l’espèce, les requérants ont bénéficié de l’examen de leur affaire par les tribunaux civils sur trois degrés de juridiction ainsi que par l’autorité disciplinaire de l’ordre des médecins. Dans le cadre desdites procédures, dont le déroulement n’est pas critiquable, ce sont au total quatre avis d’expertise qui ont été recueillis, lesquels ont tous, d’une part, écarté l’hypothèse d’un lien de causalité entre les actions du personnel soignant et le handicap du requérant et, d’autre part, fait la lumière sur les circonstances à l’origine de l’état de santé de celui-ci. Ainsi, même si le déroulement de l’enquête pénale avait été susceptible de soulever des questions au regard de l’article 8 de la Convention, il ne saurait être soutenu que le système juridique polonais, considéré dans son ensemble, n’a pas fourni aux requérants de recours permettant d’examiner leur affaire de manière adéquate.

100.  Pour ces motifs, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

Gray C. Allemagne du 22 mai 2014 requête 49278/09

Non violation de l'article 2 : La procédure pénale conduite en Allemagne contre un médecin allemand responsable du décès d’un patient au Royaume-Uni était adéquate alors qu'une procédure civile peut réparer le préjudice et que la justice n'est pas la vengeance. La victime n'a pas à réclamer des peines de prison contre la personne condamnée.

La Cour souligne que l’article 2 de la Convention fait obligation aux États de mettre en place une voie de droit indépendante effective permettant de déterminer la cause du décès de patients soignés par des médecins et de mettre en cause les responsables. Toutefois, cette obligation n’impose pas forcément de suivre dans chaque cas la voie pénale. Dans certaines affaires de faute professionnelle médicale, l’obligation peut également être satisfaite si les victimes disposent de recours au civil.

La Cour relève que les requérants n’ont jamais soutenu que le décès de leur père avait été intentionnellement causé par le médecin. Ils n’ont pas contesté non plus que l’ordonnance pénale allemande était une voie de droit indépendante effective permettant de déterminer la cause du décès de patients soignés par des médecins.

La Cour note que, informées de l’incident par leurs homologues britanniques, les autorités allemandes ont ouvert de leur propre initiative une enquête pénale sur les circonstances du décès de M. Gray. Avec diligence, et en collaboration avec les enquêteurs britanniques, elles ont établi de manière concluante la cause du décès et l’implication d’U. dans les faits à l’origine de celui-ci. La Cour constate qu’U. a avoué dès le début que M. Gray était décédé par sa faute. La description de l’incident dans sa lettre d’excuses cadrait avec les dépositions de témoins et les expertises.

Compte tenu des moyens de preuve disponibles pris dans leur ensemble, la Cour reconnaît que la conclusion des autorités allemandes selon laquelle la décision prise par le parquet de demander la condamnation d’U. par voie d’ordonnance pénale était justifiée et que le tribunal de district disposait de moyens de preuve suffisants pour se livrer à une analyse complète des circonstances de l’espèce et constater la culpabilité d’U.

S’agissant du grief tiré par les requérants de ce qu’ils n’aient pas été suffisamment associés à la procédure pénale en Allemagne, la Cour reconnaît que, comme le soutient le Gouvernement, les règles de procédure pénale allemandes n’obligeaient pas le parquet à informer d’office les requérants de la procédure dirigée contre U. De plus, la question de savoir si et dans quelle mesure l’article 2 de la Convention imposait d’associer les requérants en leur qualité de proches de la victime était discutable étant donné que, dans les affaires de faute professionnelle médicale – par opposition aux affaires où la responsabilité d’agents de l’État en raison du décès d’une victime est en cause –, il n’est pas obligatoire de suivre la voie pénale. En tout état de cause, dès que l’avocat de l’un des requérants a contacté le parquet allemand, ce dernier l’a informé de la procédure et versé au dossier la lettre d’excuses, transmise par l’avocat.

S’agissant du grief tiré par les requérants de ce qu’U. ait été condamné en Allemagne et non au Royaume-Uni, où il aurait pu être passible d’une peine plus lourde, la Cour relève que le droit national obligeait les autorités allemandes à ouvrir des poursuites pénales contre U. dès qu’elles avaient appris l’implication de ce dernier dans les faits à l’origine du décès de M. Gray. Compte tenu de la procédure conduite en Allemagne, les autorités allemandes étaient fondées, au regard du droit national et du droit international, à décider de ne pas extrader U. vers le Royaume-Uni. Enfin, les garanties procédurales découlant de l’article 2 de la Convention n’imposaient pas le prononcé de telle ou telle peine.

En conclusion, il n’y a pas eu violation de l’article 2.

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