UN BIEN AU SENS

DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1 DE LA CEDH

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"Un bien au sens de la Conv EDH a un sens plus large que
la définition accordée dans le droit interne des Etats"
Frédéric Fabre docteur en droit.

Article 1 du Protocole 1 de la Convention

"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes"

Cliquez sur un lien bleu pour accéder à LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH SUR :

- LA PORTÉE AUTONOME DE LA CONVENTION POUR DÉFINIR UN BIEN

- LES AUTOMOBILES OU HÉLICOPTÈRES SONT UN BIEN

- UNE CLIENTÈLE EST UN BIEN

- UNE LICENCE OU UNE MARQUE EST UN BIEN

- LE DROIT AU REMBOURSEMENT DE TAXES ET TVA EST UN BIEN

- UNE CRÉANCE EST UN BIEN

- UN COMPTE DE DÉPÔT EN DEVISES EST UN BIEN

- UN COMPTE BANCAIRE MÊME VIDE EST UN BIEN

- UN PRÊT BANCAIRE EST UN BIEN

- UN RAPPEL DE SALAIRE ET UN INDU DE SALAIRE EST UN BIEN

- UNE PENSION DE RETRAITE EST UN BIEN

- UNE PENSION INVALIDITÉ EST UN BIEN

- LE DROIT A UNE AIDE SOCIALE EST UN BIEN

- UNE ALLOCATION CHOMÂGE

- LA CONTRIBUTION A LA SÉCURITÉ SOCIALE EST UN BIEN

- LE DROIT AU BAIL EST UN BIEN

- UN JUGEMENT EXÉCUTOIRE EST UN BIEN

- UNE NULLITÉ DE PROCÉDURE EST UN BIEN

- UNE DIFFÉRENCE DE JURISPRUDENCE N'EST PAS UN BIEN

- LE DROIT DE CONSTRUIRE EST UN BIEN

- LA CONSTRUCTION OU UN CONTRAT ILLÉGAL N'EST PAS UN BIEN

- L'ESPÉRANCE LÉGITIME N'EST UN BIEN QUE SI ELLE EST FONDÉE SUR LE DROIT INTERNE

- LE DROIT A L'HÉRITAGE.

L'USUCAPION SOIT LA PRESCRIPTION ACQUISITIVE EN MATIÈRE IMMOBILIÈRE, EST UN BIEN

La SUISSE et MONACO ont signé mais n'ont pas ratifié le Protocole n°1. Les deux États ne peuvent donc pas être condamnés.

MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH

NECHAYEVA c. RUSSIE du 12 mai 2020 requête n° 18921/15

Art 1 P1 • Respect des biens • Aide financière à l’acquisition d’un logement accordée aux fonctionnaires remplissant certaines conditions • Application d’un coefficient de minoration au motif d’un manque de fonds disponibles • Existence d’un « bien », la requérante remplissant les conditions requises pour l’octroi de l’aide, seul le montant en étant contesté • Minoration non prévue par la loi.

"47... la légalité constitue une condition primordiale de la compatibilité avec l’article 1 du Protocole no 1 d’une ingérence dans un droit protégé par cette disposition..."

AsDAC c. République de Moldova du 8 décembre 2020 requête n° 47384/07

45.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, toute ingérence dans un droit protégé par l’article 1 du Protocole n1 doit être prévue par la loi, servir un intérêt public (ou général) légitime et être raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (voir, parmi beaucoup d’autres, Béláné Nagy, précité, §§ 112‑116, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, §§ 292‑293, 28 juin 2018).

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PORTÉE AUTONOME DE LA CONVENTION POUR DÉFINIR UN BIEN

Un bien au sens de la convention n'est pas liée à la définition en droit interne

Marckx contre Belgique du 13 juin 1979 Hudoc 119 requête 6833/74

"§63: En reconnaissant le droit au respect de ses biens, l'article P1-1 garantit en substance le droit de propriété.

Les mots "biens", "propriété", "usage des biens" en anglais "possessions" et "use of property", le donnent nettement à penser; de leur côté, les travaux préparatoires le confirment sans équivoque; les rédacteurs n'ont cessé de parler de "droit de propriété"  pour désigner la matière des projets successifs d'où est sorti l'actuel article (P1-1).

Or le droit de disposer de ses biens constitue un élément traditionnel fondamental du droit de propriété"

ARRET DE LA GRANDE CHAMBRE

 DEPALLE CONTRE FRANCE 29 MARS 2010 requête 34044/02

CONFIRME PAR L'ARRÊT DU MÊME JOUR BROSSET TRIBOULET ET AUTRES CONTRE FRANCE 34078/02

62.  La Cour rappelle que la notion de « bien » évoquée à la première partie de l'article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d'examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d'un intérêt substantiel protégé par l'article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II ; Öneryıldız, précité, § 124 ; Hamer, précité, § 75).

63.  Par ailleurs, la notion de « biens » ne se limite pas aux « biens actuels » et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une espérance légitime et raisonnable d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété (Hamer, précité, § 75). L'espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du bien doit reposer sur une « base suffisante en droit interne » (Kopecky c. Slovaquie, no 44912/98, § 52, CEDH 2004-IX).

64.  De manière générale, l'imprescriptibilité et l'inaliénabilité du domaine public n'ont pas empêché la Cour de conclure à la présence de « biens » au sens de cette disposition (Öneryıldız, précité ; N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, CEDH-2005-X ; Tuncay c. Turquie, no 1250/02, 12 décembre 2006 ; Köktepe c. Turquie, no 35785/03, 2 juillet 2008 ; Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, 8 juillet 2008 ; Şatir c. Turquie, no 36129/92, 10 mars 2009). Dans ces affaires, cependant, à l'exception de la première, les titres de propriété des intéressés ne prêtaient pas à controverse au regard du droit interne, ces derniers pouvant légitimement se croire en situation de « sécurité juridique » quant à leur validité, avant qu'ils soient annulés au profit de la domanialité publique (Turgut et autres, précité, § 89 ; Şatir, précité, § 32).

65.  En l'espèce, nul ne conteste devant la Cour l'appartenance au domaine public maritime de la parcelle sur laquelle est érigée la maison litigieuse. Le différend porte sur les conséquences juridiques de l'acte de vente de 1960 et des autorisations successives d'occuper la maison.

66.  La Cour observe que le tribunal administratif a considéré que « la maison d'habitation occupée par le requérant lui appartient en pleine propriété » (paragraphe 24 ci-dessus). En revanche, par une application stricte des principes régissant la domanialité publique – lesquels n'autorisent que des occupations privatives précaires et révocables – les autres juridictions nationales ont exclu la reconnaissance au requérant d'un droit réel sur la maison. La circonstance de la très longue durée de l'occupation n'a ainsi eu, à leurs yeux, aucune incidence sur l'appartenance des lieux au domaine public maritime, inaliénable et imprescriptible (paragraphe 26 ci-dessus).

67.  Dans ces conditions, et nonobstant l'acquisition de bonne foi de la maison, dès lors que les autorisations d'occupation n'étaient pas constitutives de droits réels sur le domaine public – ce que le requérant ne pouvait pas ignorer, y compris quant aux conséquences sur son droit à l'égard de la maison – (voir, a contrario, Z.A.N.T.E. - Marathonisi A.E. c. Grèce, no 14216/03, § 53, 6 décembre 2007), la Cour doute qu'il ait pu raisonnablement espérer continuer à en jouir du seul fait des titres d'occupation (mutatis mutandis, Özden c. Turquie (no 1), no 11841/02, §§ 28 à 30, 3 mai 2007 ; Gündüz c. Turquie (déc.), no 50253/07, 18 octobre 2007). Elle observe en effet que tous les arrêtés préfectoraux mentionnaient l'obligation, en cas de révocation de l'autorisation d'occupation, de remise des lieux en leur état primitif si cela était requis par l'administration (paragraphe 14 ci-dessus).

68.  En revanche, la Cour rappelle que le fait pour les lois internes d'un Etat de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s'oppose pas à ce que l'intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. En l'espèce, le temps écoulé a fait naître l'existence d'un intérêt patrimonial du requérant à jouir de la maison, lequel était suffisamment reconnu et important pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l'article 1 du Protocole no 1, laquelle est donc applicable quant au grief examiné (voir,mutatis mutandis, Hamer, précité, § 76, et Öneryildiz, précité, § 129).

UNE VOITURE OU UN HÉLICOPTÈRE EST UN BIEN

Barkanov c. Russie du 16 octobre 2018 requête n° 45825/11

Article 1 du Protocole 1 : Les restrictions à l’usage de l’hélicoptère du requérant pendant près de neuf ans étaient dépourvues de base légale

L’affaire concerne des restrictions imposées entre 2008 et 2017 par les autorités russes à l’utilisation d’un hélicoptère appartenant à M. Barkanov. La Cour juge en particulier que les restrictions à l’usage de l’hélicoptère de M. Barkanov n’étaient pas fondées sur la loi.

LES FAITS

En 2008, soupçonnant M. Barkanov de s’approprier frauduleusement et de revendre illicitement des hélicoptères, le Service fédéral de sécurité (FSB) inspecta et posa des scellés sur le portail du hangar où l’hélicoptère du requérant était entreposé. Selon M. Barkanov, son hélicoptère aurait également été placé sous scellés. Les officiers saisirent en outre les originaux du certificat de navigabilité de l’hélicoptère et du certificat d’immatriculation ainsi que des copies d’autres documents. 15 jours plus tard, les scellés posés sur le hangar furent enlevés et un employé fut chargé d’assurer personnellement la conservation de l’hélicoptère. Le dossier fut ensuite transféré au ministère de l’Intérieur pour qu’un enquêteur prenne la décision d’ouvrir ou non une enquête pénale contre M. Barkanov. À cinq reprises, un enquêteur rendit une décision de refus d’ouvrir une enquête pénale pour absence de faits constitutifs d’un délit. En 2010, M. Barkanov porta plainte pour vol au motif que plusieurs éléments de son hélicoptère avaient disparus, notamment deux moteurs. L’enquête, qui fut ouverte en 2010, fut classée sans suite en 2016 en raison de la prescription de l’action publique. Par ailleurs, M. Barkanov demanda, sans succès, l’ouverture d’une enquête pénale contre les officiers du FSB pour abus de fonctions et voie de fait. Il introduisit également deux recours en contentieux, l’une dirigée contre le FSB et ses agents et l’autre demandant la réparation du préjudice qu’il estimait avoir subi. Enfin, il sollicita la restitution de son hélicoptère et des documents saisis. Le ministère de l’Intérieur lui répondit que ses fonctionnaires n’avaient jamais enlevé ou saisi l’hélicoptère et les documents, ces mesures ne pouvant être réalisées avant l’ouverture d’une enquête pénale contre M. Barkanov. En définitive, M. Barkanov fut invité à récupérer les documents de son hélicoptère en mai 2017.

Article 1 du Protocole n o 1 à la Convention (protection de la propriété)

L’hélicoptère en question était le « bien » de M. Barkanov au sens de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention et le droit de ce dernier au respect de ses biens a fait l’objet d’une ingérence par les autorités. En effet, à la suite de l’inspection par les agents de l’État du hangar où se trouvait le bien, ledit hangar a été mis sous scellés et la garde de l’hélicoptère a été confiée aux employés de la coopérative agricole, même après l’enlèvement des scellés du hangar. En outre, les documents relatifs à l’hélicoptère, y compris son certificat d’immatriculation, sont restés en possession des autorités. Or, en l’absence du certificat d’immatriculation, M. Barkanov ne pouvait pas librement se servir et disposer de l’aéronef. Par ailleurs, les juridictions internes ont confirmé à plusieurs reprises l’existence de restrictions continues à l’usage de l’hélicoptère. S’agissant de la justification de l’ingérence, la Cour estime qu’elle n’a pas été opérée selon les conditions prévues par la loi, au sens de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention. En effet, la pose des scellés sur le hangar (mesure qui a pris fin le 25 avril 2008 et qui avait été effectuée en tant que mesure opérationnelle d’investigation) n’était prévue par aucune disposition interne. En outre, les agents de l’État ont confié la garde de l’hélicoptère à des tiers, sans limitation de durée et même après l’enlèvement des scellés du hangar, bien qu’aucune disposition interne ne prévoie une telle mesure. Par ailleurs, les autorités ont saisi et retenu les documents relatifs à l’hélicoptère pendant plusieurs années sans qu’une enquête pénale n’ait été ouverte. Or, leur rétention continue n’est prévue par aucune disposition du droit interne. Enfin, les juridictions internes ont justifié les « restrictions à l’usage » de l’hélicoptère par les vérifications préliminaires, se fondant sur l’article 144 du code de procédure pénale, qui ne permettait pas l’imposition d’une telle mesure. Les restrictions à l’usage de l’hélicoptère de M. Barkanov n’étaient donc pas fondées sur la loi. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention.

CEDH

a) Sur l’existence d’un « bien » et d’une ingérence, et sur la règle applicable

55. La Cour observe que, en l’espèce, les parties s’accordent à dire que l’hélicoptère en question était le « bien » du requérant au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

56. Elle observe, en revanche, que les parties sont en désaccord sur l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de son bien. Si le requérant argue que son hélicoptère a été mis sous scellés et a fait l’objet d’une saisie de fait, le Gouvernement soutient qu’aucune ingérence n’a eu lieu.

57. La Cour constate que, à l’exception d’une lettre du 28 juin 2008 rédigée par le chef de la section territoriale du FSB à Stavropol (paragraphe 21 ci-dessus), aucun élément dans le dossier ne démontre que l’hélicoptère a été mis sous scellés ou saisi. Elle relève cependant que, à la suite de l’inspection par les agents de l’État du hangar où se trouvait le bien du requérant, ledit hangar a été mis sous scellés, la garde de l’hélicoptère a été confiée aux employés de la coopérative agricole, même après l’enlèvement des scellés du hangar, et les documents relatifs à l’hélicoptère, y compris son certificat d’immatriculation, sont restés en possession des autorités. Elle note que, en l’absence du certificat d’immatriculation, le requérant ne pouvait pas librement se servir et disposer de l’aéronef. Elle constate de surcroît que les juridictions internes ont confirmé à plusieurs reprises l’existence de restrictions continues à l’usage de l’hélicoptère (paragraphes 29-30, 32-33 ci-dessus).

Il ressort de l’ensemble de ces éléments que le droit du requérant au respect de ses biens a fait l’objet d’une ingérence par les autorités.

58. Quant à la forme de l’ingérence, la Cour rappelle que les mesures effectuées à l’égard des biens pour les besoins de la procédure pénale s’analysent comme une réglementation de l’usage des biens, au sens du deuxième paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, par exemple, Lachikhina c. Russie, no 38783/07, § 58, 10 octobre 2017, avec les références citées).

b) Sur la justification de l’ingérence

59. La Cour doit rechercher si l’ingérence se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Pour être compatible avec cette disposition, une mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.

60. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 136, 20 janvier 2009, avec les références citées). La condition de la « légalité » implique que la mesure soit conforme aux dispositions du droit interne et ne soit pas arbitraire (East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, § 167, 23 janvier 2014, avec les références citées).

61. En l’espèce, la Cour constate que la pose des scellés sur le hangar, qui avait été effectuée en tant que mesure opérationnelle d’investigation, n’était prévue par aucune disposition interne et n’avait donc aucune base légale. Elle relève néanmoins, bien que le requérant n’en ait pas officiellement été informé, que cette mesure a pris fin le 25 avril 2008 quand les scellés ont été retirés du hangar.

62. La Cour constate également que les agents de l’État ont confié la garde de l’hélicoptère du requérant à des tiers, et ce sans limitation de durée et même après l’enlèvement des scellés du hangar. Elle note que cette mesure n’était prévue par aucune disposition interne et qu’elle n’avait donc, elle non plus, aucune base légale.

63. La Cour note ensuite que les autorités ont saisi et retenu les documents relatifs à l’hélicoptère pendant plusieurs années sans qu’une enquête pénale n’ait été ouverte. Si elle admet que la saisie des documents pouvait découler de l’article 15 de la LMOI (paragraphe 36 ci-dessus), à supposer que le terme « objets » puisse s’appliquer auxdits documents, il n’en va pas de même pour leur rétention continue, mesure qui n’est prévue par aucune disposition de la LMOI ou du CPP.

64. La Cour note enfin que les juridictions internes ont justifié les « restrictions à l’usage » de l’hélicoptère par les vérifications préliminaires, au sens de l’article 144 du CPP, alors que cet article ne permettait pas l’imposition de cette mesure (comparer paragraphes 24 et 39 ci-dessus). Il s’ensuit que ces restrictions à l’usage n’étaient pas non plus « fondées sur la loi ».

65. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence n’a pas été opérée selon les conditions prévues par la loi, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

LACHIKHINA c. RUSSIE du 10 octobre 2017 requête 38783/07

Article1 du Protocole 1 : La CEDH considère qu'une automobile achetée est un bien. La requérante achète une Toyota à un particulier. La voiture est gagée et le crédit est en cours. Une enquête pénale, est ouverte pour détournement de gage. La voiture est confisquée par la justice le temps de l'enquête qui se termine par la prescription, comme souvent en Russie, si vous savez comment faire. La CEDH constate que les intérêts de la Banque ont été privilégiés à ceux de la requérante, durant toute l'enquête pénale. C'est la première fois que la CEDH reproche la protection des banques par les États, contre les requérants.

"La Cour remarque qu’aucun élément du dossier ne laisse penser que la requérante pouvait avoir été impliquée dans une fraude. Cependant, jusqu’à la clôture de l’enquête pénale pour prescription, les autorités internes n’ont jamais envisagé de mesures alternatives à la rétention continue du véhicule, consistant par exemple en une interdiction de l’aliénation de ce bien, et qu’elles ont clairement donné la préférence aux intérêts de la banque."

a) Sur l’existence d’un « bien » et d’une ingérence dans le droit de propriété

55. La Cour note que le droit de propriété de la requérante faisait l’objet d’une contestation. Elle considère cependant que la présente affaire diffère de l’affaire Kosek, précitée, dans laquelle les personnes prétendant être les propriétaires des biens saisis avaient la possibilité d’introduire une action contentieuse au cours de l’enquête pénale, et dans laquelle le requérant avait bien obtenu un jugement en sa faveur contre les autres personnes revendiquant le véhicule. En l’espèce, comme la Cour l’a déjà constaté au paragraphe 47 ci-dessus, une discussion devant les juridictions civiles sur la propriété du véhicule n’aurait été possible qu’après la condamnation pénale du vendeur ou après la décision de non-lieu à statuer (voir, a contrario, Sulejmani c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 74681/11, § 41, 28 avril 2016, où le requérant, acheteur d’une voiture avec le numéro du châssis falsifié, disposait d’une action contre son vendeur en garantie des vices cachés et où rien ne lui empêchait d’introduire une telle action et d’obtenir des dommages-intérêts). La Cour note de surcroît qu’après la clôture de l’enquête pénale, la banque n’a pas tenté de demander la restitution du véhicule et que les autorités ont proposé à la requérante de le récupérer.

56. La Cour considère également qu’il n’y a pas de raison de penser que la requérante n’est pas propriétaire du véhicule ou qu’elle a commis une quelconque négligence lors de l’achat. Au moment de l’achat et de l’immatriculation, l’intéressée ne pouvait pas savoir que ce véhicule avait fait l’objet d’un gage – le gage automobile ne bénéficiant d’aucune publicité – ni qu’il était recherché – l’enquête pénale contre le vendeur n’étant pas encore ouverte.

57. La Cour conclut que le véhicule constitue le « bien » de la requérante au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

58. La Cour rappelle que la saisie d’objets pour les besoins d’une procédure pénale s’analyse en une ingérence relevant de la réglementation de l’usage des biens (Georgi Atanassov c. Bulgarie, no 5359/04, § 28, avec les références qui y sont citées, 7 octobre 2010, ainsi que B.K.M. Lojistik Tasimacilik Ticaret Limited Sirketi c. Slovénie, no 42079/12, §§ 37-38, avec les références qui y sont citées, 17 janvier 2017).

b) Sur la justification de l’ingérence dans le droit de propriété

59. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne prohibe pas la saisie d’un bien à des fins d’administration de la preuve dans le cadre d’une procédure pénale. Toutefois, pour répondre aux exigences inhérentes à cet article, la saisie doit être prévue par la législation interne, poursuivre un but légitime et être proportionnée au but poursuivi. Pour déterminer la proportionnalité de la mesure en cause, il convient de prendre en compte la durée de celle-ci, indépendamment d’un éventuel constat de violation du droit à un procès dans un délai raisonnable, ainsi que sa nécessité eu égard au déroulement des poursuites pénales, les conséquences de son application pour l’intéressé et les décisions prises par les autorités à ce sujet.

60. En l’espèce, la Cour note que, le 6 décembre 2006, l’enquêteur a ordonné la saisie de la voiture en tant que preuve matérielle dans l’affaire pénale et que, le 10 juillet 2007, le tribunal de district a autorisé la saisie de ce véhicule, considéré comme produit du délit pénal (paragraphes 11 et 15 ci-dessus). Elle constate que les articles 82 et 115 du CPP constituaient la base légale de l’ingérence en cause, que cette ingérence visait le but légitime d’assurer le bon fonctionnement de la justice et qu’elle relevait donc du domaine de l’intérêt général.

61. Il reste à déterminer si les autorités ont ménagé en l’occurrence un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de la requérante d’utiliser son véhicule.

62. La Cour relève que le véhicule litigieux représentait un moyen personnel de locomotion et qu’il n’existe pas d’éléments dans le dossier démontrant que la saisie a eu des conséquences importantes particulières pour la requérante, qui auraient touché par exemple sa vie personnelle ou professionnelle. La Cour constate cependant que le véhicule a été saisi entre le 6 décembre 2006 et le 25 avril 2017, soit pendant plus de dix ans, et que pendant toute cette période aucun acte d’instruction visant le véhicule n’a été accompli (voir également Georgi Atanassov, précité). Elle note aussi à ce sujet que jusqu’au 15 septembre 2015, date d’entrée en vigueur de la nouvelle loi fédérale, aucun délai de validité de saisie n’était imposé par le CPP, de sorte que les saisies étaient illimitées dans le temps (comparer les paragraphes 32 et 37 ci-dessus).

63. La Cour remarque qu’aucun élément du dossier ne laisse penser que la requérante pouvait avoir été impliquée dans une fraude. Cependant, jusqu’à la clôture de l’enquête pénale pour prescription, les autorités internes n’ont jamais envisagé de mesures alternatives à la rétention continue du véhicule, consistant par exemple en une interdiction de l’aliénation de ce bien, et qu’elles ont clairement donné la préférence aux intérêts de la banque. Or aucun élément du dossier n’indique que cette dernière méritait une meilleure protection que la requérante (voir également JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 120).

64. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la saisie et la rétention continue du véhicule de la requérante n’étaient pas proportionnées au but légitime poursuivi. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

UNE CLIENTÈLE EST UN BIEN

Könyv-Tár Kft et autres c. Hongrie du 16 octobre 2018 requête n o 21623/13

Article 1 du Protocole 1 : Le marché de la distribution des livres scolaires « monopolisé » par l’État hongrois porte atteinte au droit de propriété des sociétés requérantes.

Dans cette affaire, les sociétés requérantes se plaignaient de la perte de leur activité dans la distribution des livres scolaires par l’effet d’une nouvelle législation prévoyant un seul organe public d’achat et de distribution. La Cour a jugé que les mesures prises par l’État imposaient un fardeau injuste sur les sociétés, qui avaient été privées de leur clientèle – les écoles – par l’effet des nouvelles règles. La réforme avait concrètement abouti à un monopole du marché de la distribution des livres scolaires. La Cour a relevé en particulier que la période de transition pour le nouveau système n’était que de 18 mois, que les sociétés de distribution n’avaient pas été invitées à participer aux nouveaux appels d’offres restreints gérés par l’organe public de distribution des livres scolaires, et qu’aucune mesure n’avait été adoptée pour compenser la perte d’activité des sociétés.

LES FAITS

En 2011 et 2012, le parlement hongrois adopta une législation en vue de centraliser l’administration des écoles, qui relevait auparavant des autorités locales. Les nouvelles lois créèrent également un nouveau système d’achat et de distribution des livres scolaires par le biais d’un organe central, Könyvtárellátó Kiemelten Közhasznú Nonprofit Kft (la société à responsabilité à but non lucratif de fourniture de bibliothèques « Könyvtárellátó »). Auparavant, l’activité des sociétés requérantes consistait à conclure des accords directement avec les établissements scolaires, en tant qu’intermédiaires des éditeurs. Elles s’occupaient de la logistique, des commandes, de la facturation et des renvois. Il y avait six grands distributeurs et 30 de taille moyenne. Le marché était réglementé en plafonnant les prix et en soumettant à l’agrément du Gouvernement la qualification de livres scolaires. Avec le nouveau système, la société Könyvtárellátó a pris en charge l’acquisition et la distribution des livres. La raison d’être de la réforme, selon le projet de loi, était de renforcer la position de l’acheteur – l’État – et d’améliorer la transparence dans la distribution.

Les sociétés requérantes disent que le régime a centralisé et monopolisé le marché de la distribution des livres scolaires. Elles ajoutent qu’il accorde à Könyvtárellátó une marge de bénéfice de 20 %, alors que la leur était de 3 à 5 %, et qu’il ne prévoit aucune compensation pour les anciens acteurs.

Elles estiment, avec d’autres, qu’elles ont été concrètement exclues d’un marché qui était leur domaine d’activité exclusif ou principal. Les sociétés requérantes formèrent un recours constitutionnel afin de faire abroger les nouvelles lois, mais la Cour constitutionnelle les débouta en 2014 sans examen au fond. La haute juridiction constata qu’une nouvelle législation, entrée en vigueur en 2014, avait créé pour la distribution des livres scolaires un système entièrement organisé par l’État, hors de toute économie de marché. Fondés sur la législation antérieure les griefs des requérantes étaient devenus sans objet.

LE DROIT

Article 1 du Protocole n° 1 En réponse à l’exception d’irrecevabilité formée par le Gouvernement, la Cour examine tout d’abord la question de savoir si les sociétés requérantes peuvent se prévaloir de « biens » au sens de la Convention européenne. Le Gouvernement soutient que la Convention ne garantit pas le droit d’acquérir des biens et que les revenus futurs ne sont en principe pas qualifiés de biens. Il ajoute que les parts de marché et les revenus futurs des sociétés ont été touchés par une réforme relevant du pouvoir discrétionnaire de l’État (« marge d’appréciation »), à savoir la restructuration de l’enseignement. Cependant, rappelant l’affaire Van Marle et autres c. Pays-Bas, la Cour constate que les sociétés ont perdu leur clientèle – les écoles – par l’effet de la réforme et que cette perte de clientèle peut être qualifiée de bien sur le terrain de la Convention. Sur le fond, la Cour note que le Gouvernement plaide que la réforme visait à rationaliser les dépenses budgétaires. Or, elle doute que les intérêts des usagers finaux – les parents et les élèves – aient été protégés, les prix demeurant plafonnés. De plus, la marge de bénéfice de 20 % de la nouvelle société de distribution des livres est supérieure à celle des sociétés requérantes. La Cour estime que les sociétés requérantes ne se trouvaient pas dans une situation spéciale ou privilégiée appelant l’intervention de l’État. Elle n’est pas non plus convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel les mesures n’ont pas abouti à un monopole : en réalité, les sociétés ont perdu leur ancienne clientèle, dont a hérité Könyvtárellátó. Il est possible en théorie aux sociétés requérantes de passer des appels d’offres auprès de la société publique mais, en pratique, selon leurs observations que le Gouvernement ne conteste pas, ces appels d’offres sont restreints et ne sont ouverts qu’à des sociétés invitées. Le système n’offre donc à ces sociétés aucune chance réaliste de poursuivre leur activité et de conserver leur clientèle. La Cour relève qu’il n’y a eu qu’une période de transition de 18 mois pour introduire le nouveau système et que les sociétés n’ont jamais été invitées à soumettre un appel d’offres à Könyvtárellátó. De plus, elles ont été exclues de facto des contrats de distribution de livres scolaires dès 2013/2014 ; aucune mesure n’a été mise en place pour les préserver de l’arbitraire ou pour leur proposer une compensation ; et elles n’ont pas pu poursuivre ou reconstituer leur activité hors du marché des livres scolaires. Enfin, ni les parents ni les élèves ne tirent un réel avantage du nouveau système. Globalement, la Cour conclut à la violation, l’atteinte aux biens des sociétés requérantes étant disproportionnée au but poursuivi et ayant fait peser sur elles un fardeau individuel exorbitant.

UNE LICENCE OU UNE MARQUE EST UN BIEN

AsDAC c. République de Moldova du 8 décembre 2020 requête n° 47384/07

Article 1 du Protocole 1  : L’utilisation d’œuvres par la Banque nationale de la Moldova, sans payer de droits d’auteur, viole le droit de propriété

L’affaire concerne l’utilisation gratuite par la Banque nationale de la Moldova (BNM) des œuvres créées par deux membres de l’association requérante pour l’émission de monnaies. Elle soulève des questions sur la qualité de victime de l’association et sur le respect du droit de propriété. La Cour juge tout d’abord que l’association requérante peut se prétendre victime en l’espèce. Elle juge ensuite que la Banque nationale a utilisé les œuvres litigieuses en l’absence de tout contrat écrit avec les auteurs ou l’association requérante et sans se mettre d’accord avec ceux-ci sur le montant de la rémunération. Par conséquent, l’ingérence n’était pas prévue par la loi. La Cour précise également que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier que dans des circonstances exceptionnelles. Or, en l’espèce, ni les tribunaux nationaux ni le Gouvernement n’ont fait état de quelconques circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier cette absence totale d’indemnisation, et la Cour ne décèle aucune raison impérieuse d’utiliser en particulier lesdites œuvres. Par conséquent, l’ingérence dont se plaint l’association requérante a fait peser sur elle une charge disproportionnée et excessive, et le « juste équilibre » à ménager entre la protection du droit au respect des biens et les exigences de l’intérêt général a été rompu.

Art 1 P1 • Privation de propriété • Utilisation gratuite par la banque centrale de dessins protégés par le droit d’auteur, sans contrat et sans verser de rémunération à l’association requérante • Droits des auteurs et de l’association requérante atteints dans leur substance • Conditions légales d’aliénation des droits d’auteur non respectées • Ingérence non prévue par la loi • But d’intérêt général de l’émission de monnaies commémoratives servant à des fins de politique monétaire • Aucune raison impérieuse d’utiliser en particulier les œuvres en question ni aucun obstacle à l’utilisation d’autres dessins dans le même but • Aucun empêchement à la conclusion d’un contrat • Absence de circonstances exceptionnelles pouvant justifier l’absence totale d’indemnisation • Charge disproportionnée et excessive pesant sur l’association requérante

FAITS

L’association AsDAC est une organisation non gouvernementale moldave qui a son siège à Chișinău et qui a pour but la gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins de ses membres. En décembre 2005, le gouvernement moldave décréta que, en 2006, la Banque nationale de la Moldova (BNM) allait battre quatre monnaies commémoratives en argent. La BNM organisa un concours pour choisir le graphisme des monnaies et sélectionna les dessins et les maquettes de L.C. et O.C. Par la suite, L.C. et O.C. confièrent la gestion exclusive de leurs droits patrimoniaux d’auteur à l’association requérante. Selon les termes des contrats, l’association requérante était la seule autorisée à délivrer des licences pour l’utilisation des œuvres de L.C. et O.C. et à percevoir les rémunérations d’auteur dues à ces derniers. En vertu de ces contrats, L.C. et O.C. ne pouvaient pas toucher des rémunérations directement auprès de l’utilisateur des œuvres. En contrepartie, l’association requérante s’engageait, entre autres, à leur distribuer les revenus perçus, ainsi qu’à intenter en son nom des actions devant les tribunaux pour défendre les droits qu’ils lui avaient transmis. En juin et en août 2006, la BNM mit en circulation quatre monnaies commémoratives comportant les créations de L.C. et O.C. En novembre 2006, l’association requérante réclama à la BNM une somme d’environ 11 800 euros (EUR) pour les dommages matériel et moral qu’elle aurait subis, alléguant que l’utilisation des œuvres de L.C. et O.C. était illégale, la BNM n’ayant pas obtenu en bonne et due forme leur consentement ni versé une rémunération à ces derniers. En décembre 2006, la BNM rejeta les prétentions de l’association requérante, estimant qu’elles étaient mal fondées. Cette dernière intenta une action à l’encontre de la BNM, lui réclamant le paiement d’indemnités pour préjudices matériel et moral, ainsi que la restitution des créations de L.C. et O.C. En mars 2007, la cour d’appel de Chișinău accueillit partiellement l’action, ordonnant à la BNM de payer environ 6 000 EUR aux intéressés et de leur restituer les originaux des œuvres. La BNM fit un recours devant la Cour suprême de justice. En juin 2007, la Cour suprême de justice infirma l’arrêt de la cour d’appel. Par ailleurs, elle rejeta les prétentions de l’association requérante, sauf en ce qui concerne la restitution des œuvres à L.C. et O.C. En particulier, la Cour suprême de justice estima que, selon le droit national, les signes monétaires ne pouvaient pas faire l’objet de droits d’auteur, ce que L.C. et O.C. avaient volontairement accepté en transmettant leurs œuvres à la BNM pour leur utilisation pour l’émission de monnaies.

Article 1 du Protocole n o 1 (protection de la propriété)

1. Sur la recevabilité : l’applicabilité de l’article 1 du Protocole n° 1 et le statut de victime

Afin de déterminer si l’association requérante avait qualité pour introduire la présente requête, la Cour estime qu’elle doit rechercher si celle-ci était titulaire d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole n o 1.

Premièrement, la Cour constate que ce sont L.C. et O.C. qui ont créé les œuvres litigieuses. Elle note aussi que, selon l’article 4 § 2 de la loi n o 293, le droit d’auteur découle automatiquement du seul fait de la création de l’œuvre. Or, la Cour suprême de justice a estimé qu’en créant les œuvres demandées par la BNM et en les transmettant à cette dernière, L.C. et O.C. ont accepté que celles-ci ne soient pas protégées par le droit d’auteur, sans préciser à quel moment lesdites œuvres étaient exclues du champ du droit d’auteur : dès leur création ou à une étape ultérieure. Sur ce point, la Cour estime que les éléments dont elle dispose militent en faveur de la seconde thèse. En effet, l’élément déterminant est le fait que l’autorité interne compétente en matière de régulation et de protection des droits d’auteur, à savoir l’Agence d’État pour la propriété intellectuelle, a elle-même confirmé que L.C. et O.C. étaient titulaires des droits d’auteur sur les œuvres litigieuses. Par ailleurs, la légalité de l’attestation délivrée par cette autorité n’a pas été mise en question. Enfin, rien n’indique que les conditions du concours organisé par la BNM (afin de sélectionner le design des monnaies commémoratives) excluaient les œuvres présentées à ce concours du champ du droit d’auteur dès leur création. Par conséquent, les droits d’auteur de L.C. et O.C. étaient apparus au moment même de la création des œuvres litigieuses, et ces derniers disposaient donc d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole n o 1.

Deuxièmement, la Cour se penche sur la question de savoir si tel était également le cas de l’association requérante, ce qui impliquerait que celle-ci avait un intérêt propre à agir. À cet égard, elle estime que, dans la mesure notamment où l’association requérante était habilitée par la loi à déduire un certain pourcentage des redevances perçues, celle-ci détenait des intérêts patrimoniaux substantiels qui lui étaient propres et qui se rattachaient, entre autres, à l’exploitation des œuvres litigieuses de L.C. et O.C. Elle juge également que ces intérêts étaient suffisamment établis au regard du droit national et que l’association requérante pouvait se prévaloir d’une « espérance légitime » relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention. Par conséquent, le refus des tribunaux nationaux d’allouer un dédommagement pour l’utilisation alléguée illégale des œuvres de L.C. et O.C. s’opposait directement aux intérêts économiques de l’association requérante, laquelle peut se prétendre victime au sens de l’article 34 (droit de requête individuelle) de la Convention.

2. Sur le fond : l’existence d’une ingérence et sa justification

En ce qui concerne l’ingérence : la Cour considère qu’il y a bien eu ingérence dans les droits de l’association requérante garantis par l’article 1 du Protocole n o 1. En effet, bien qu’il n’y ait pas eu d’acte de dépossession formel, elle estime que le fait d’exclure les œuvres litigieuses de la protection offerte par le droit d’auteur a eu des conséquences si sévères que l’on peut les assimiler à une privation de propriété. En ce qui concerne la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi : la Cour observe que la base légale retenue par la Cour suprême de justice était l’article 7 § 1 b) de la loi n o 293, en application duquel les signes monétaires ne pouvaient pas faire l’objet des droits d’auteur. Elle remarque à cet égard que la Cour suprême de justice ne s’est nullement penchée sur la question de savoir si les conditions légales d’aliénation des droits d’auteur ont été respectées. D’une part, ni la Haute juridiction ni le Gouvernement n’ont fait référence à une quelconque disposition légale qui aurait expressément fixé les éventuelles conditions à respecter pour exclure une œuvre du champ d’application du droit d’auteur. D’autre part, selon les articles 19, 24 et 25 de la loi n o 293, le seul moyen pour un tiers d’exploiter les œuvres d’un auteur était de conclure un contrat écrit avec ce dernier ou avec les successeurs de celui-ci. La Cour observe également qu’une des clauses obligatoires du contrat devait être le montant de la rémunération de l’auteur ou son mode de calcul. Or, la BNM a utilisé les œuvres litigieuses en l’absence de tout contrat écrit avec les auteurs ou l’association requérante et sans se mettre d’accord avec ceux-ci sur le montant de la rémunération. Par conséquent, l’ingérence n’était pas prévue par la loi.

En ce qui concerne le but légitime poursuivi : le Gouvernement n’ayant pas indiqué quel était le but légitime poursuivi en l’espèce, la Cour déduit que l’émission des monnaies commémoratives servait à des fins de politique monétaire, ce qui entre dans la notion d’intérêt général au sens de l’article 1 du Protocole n o 1.

En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure : la Cour rappelle que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole n o 1 que dans des circonstances exceptionnelles. En l’espèce, l’association requérante n’a obtenu aucun dédommagement pour l’extinction des droits d’auteur dont elle avait la gestion et dont elle pouvait légalement tirer des bénéfices. Toutefois, ni les tribunaux nationaux ni le Gouvernement n’ont fait état de quelconques circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier cette absence totale d’indemnisation. En outre, le but d’intérêt général poursuivi par les autorités aurait pu être atteint de façon différente sans méconnaitre les droits de l’association requérante. Ainsi, la Cour ne décèle aucune raison impérieuse d’utiliser en particulier les œuvres de L.C. et O.C. ni aucun obstacle à l’utilisation d’autres dessins dans le même but. Elle n’est pas non plus en mesure d’identifier un quelconque empêchement à la conclusion d’un contrat avec l’association requérante ou avec les auteurs.

Par conséquent, la Cour considère que l’ingérence dont se plaint l’association requérante a fait peser sur elle une charge disproportionnée et excessive, et que le « juste équilibre » à ménager entre la protection du droit au respect des biens et les exigences de l’intérêt général a été ainsi rompu. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole n o 1.

CEDH

  1. Sur la recevabilité

    1. Sur l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et sur la qualité de victime

19.  Le Gouvernement soutient que l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas applicable en l’espèce. Il argue que l’association requérante ne disposait pas de « bien » au sens de cette disposition en raison d’une absence d’espérance légitime d’obtenir une quelconque rémunération pour l’utilisation des œuvres litigieuses. Il avance qu’il y avait controverse quant à la question de savoir si ces œuvres relevaient du champ d’application du droit d’auteur et que les arguments développés par l’association requérante à cet égard ont été en définitive rejetés par les juridictions nationales.

20.  L’association requérante rétorque que ses membres, L.C. et O.C., disposaient d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, car cette disposition serait, selon la jurisprudence de la Cour, applicable à la propriété intellectuelle. Elle soutient que les droits d’auteur de L.C. et O.C sur les œuvres litigieuses avaient, conformément aux dispositions applicables en l’espèce, résulté de la création même de ces œuvres. Elle réplique également que, avant l’émission des monnaies, les œuvres en question ne constituaient pas des signes monétaires et que celles-ci étaient donc protégées par le droit d’auteur. D’après elle, l’exception légale selon laquelle les signes monétaires n’entrent pas dans le champ du droit d’auteur ne serait applicable que pour la phase qui suit la production des monnaies. De plus, elle argue que, en vertu des contrats signés avec L.C. et O.C., elle était en droit d’obtenir une compensation pour la violation alléguée des droits de propriété intellectuelle de ses membres et que, dès lors, elle disposait d’une espérance légitime au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Pour la même raison, elle soutient être victime directe de la mesure litigieuse.

21.  La Cour relève d’abord que, même si le Gouvernement n’a pas formulé d’exception tirée du défaut de qualité de victime de l’association requérante, rien ne l’empêche d’examiner proprio motu cette question, qui touche à sa compétence (voir, par exemple, Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 70, 5 juillet 2016).

22.  Elle rappelle ensuite que, pour pouvoir introduire une requête au titre de l’article 34 de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention et que, pour ce faire, il doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (voir, parmi beaucoup d’autres, Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 89, CEDH 2015 (extraits)). Selon la jurisprudence constante de la Cour, la notion de « victime » doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Nencheva et autres c. Bulgarie, n48609/06, § 88, 18 juin 2013), même si la Cour doit prendre en compte le fait que le requérant a été partie à la procédure interne (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 52, CEDH 2012).

23.  Faute de pouvoir se prétendre elle-même victime, une association n’a donc pas qualité pour introduire une requête dirigée contre une mesure qui frappe ses membres (Mişcarea Producătorilor Agricoli pentru Drepturile Omului c. Roumanie, no 34461/02, § 32, 22 juillet 2008, Nassau Verzekering Maatschapij N.V. c. Pays-Bas (déc.), no 57602/09, § 22 et la jurisprudence qui y est citée, 4 octobre 2011, et SIA AKKA/LAA c. Lettonie, no 562/05, § 45, 12 juillet 2016). La Cour rappelle toutefois que le statut de « victime » peut être accordé à une association – mais non à ses membres – si celle-ci est directement touchée par la mesure litigieuse (Bursa Barosu Başkanlığı et autres c. Turquie, no 25680/05, § 112, 19 juin 2018).

24.  La Cour renvoie en outre aux principes généraux relatifs au champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 tels que résumés dans l’arrêt Béláné Nagy c. Hongrie [GC], n53080/13, §§ 72‑79, 13 décembre 2016). Enfin, elle rappelle que cette dernière disposition s’applique à la propriété intellectuelle, y compris au droit d’auteur (voir, notamment, Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], n73049/01, § 72, CEDH 2007‑I, et SIA AKKA/LAA, précité, § 41).

25.  Afin de déterminer si l’association requérante avait en l’espèce qualité pour introduire la présente requête, la Cour doit rechercher si celle-ci était titulaire d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (comparer avec Novikov c. Russie, no 35989/02, § 33 in fine, 18 juin 2009).

26.  En premier lieu, elle constate que ce sont L.C. et O.C. qui ont créé les œuvres litigieuses. Ce fait a été établi par les juridictions internes et ne prête à aucune controverse entre les parties. En revanche, ces dernières ne sont pas d’accord quant à la question de savoir si le droit interne offrait une protection juridique à ces œuvres.

27.  À ce titre, la Cour remarque que l’article 4 § 2 de la loi no 293 (paragraphe 17 ci‑dessus) est rédigé d’une manière très claire. En application de cette disposition, le droit d’auteur découle automatiquement du seul fait de la création de l’œuvre.

28.  Cela étant, elle note que la Cour suprême de justice avait estimé que, en créant les œuvres demandées par la BNM et en les transmettant à cette dernière, L.C. et O.C. ont accepté que celles-ci ne fussent pas protégées par le droit d’auteur (paragraphe 16 ci-dessus). Elle observe toutefois que la Haute juridiction n’a pas précisé si les œuvres en question étaient exclues ab initio du champ du droit d’auteur ou si cette exclusion était intervenue à une étape ultérieure à leur création.

29.  La Cour estime que les éléments dont elle dispose militent en faveur de la seconde thèse. L’élément déterminant à ses yeux est le fait que l’autorité interne compétente en matière de régulation et de protection des droits d’auteur, à savoir l’Agence d’État pour la propriété intellectuelle, a elle-même confirmé que L.C. et O.C. étaient titulaires des droits d’auteur sur les œuvres litigieuses (paragraphe 9 ci-dessus). Par ailleurs, la légalité de l’attestation délivrée par cette autorité n’a été mise en question ni devant les tribunaux internes ni dans la procédure devant la Cour.

30.  Enfin, la Cour relève que les éléments qui lui ont été fournis n’indiquent pas non plus qu’une des conditions du concours organisé par la BNM afin de sélectionner le design des monnaies commémoratives était celle d’exclure les œuvres présentées à ce concours du champ du droit d’auteur dès leur création.

31.  Compte tenu de ce qui précède, elle est prête à accueillir l’argument de l’association requérante selon lequel les droits d’auteur de L.C. et O.C. étaient apparus au moment même de la création des œuvres litigieuses. Les deux auteurs en question disposaient donc d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il incombe à présent à la Cour de rechercher si tel était également le cas de l’association requérante, ce qui impliquerait que celle-ci avait un intérêt propre à agir.

32.  Elle rappelle avoir déjà jugé que, lorsque le droit interne attribue la protection des droits d’auteur à une association fondée dans ce but par des auteurs et l’investit des droits indépendants transférés par ces derniers, y compris du droit d’avoir ses propres biens constitués principalement des déductions sur les recettes d’exploitation des œuvres, cette association doit alors être considérée comme victime des mesures affectant les droits d’auteur en question (SIA AKKA/LAA, précité, §  49). Dans cette affaire, elle a également estimé que, en raison des droits qui lui avaient été transférés par les auteurs, l’association requérante détenait des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (ibidem, § 55).

33.  En l’espèce, la Cour note que la requête a été introduite par une association non gouvernementale fondée par des auteurs qui avaient confié à celle-ci la gestion collective de leurs droits patrimoniaux d’auteur. La loi conférait à l’intéressée le pouvoir de délivrer des licences pour l’exploitation des œuvres de ses membres, de négocier le montant des redevances et de répartir ensuite entre les auteurs les recettes perçues. L’association requérante avait également le pouvoir d’ester en justice pour défendre les droits d’auteurs qui lui avaient été transmis en gestion. La Cour observe en outre que, afin de financer son activité, l’intéressée disposait de ses propres biens constitués des sommes que celle-ci était en droit de déduire sur les redevances collectées (paragraphe 17 ci-dessus).

34.  Pour ce qui est plus particulièrement de L.C. et O.C., la Cour remarque qu’ils ont adhéré à l’association requérante et qu’ils ont transmis à celle-ci la gestion de l’ensemble de leurs droits patrimoniaux d’auteur, y compris de ceux associés aux œuvres litigieuses. Selon les termes des contrats qui les liaient (paragraphe 7 ci‑dessus), il incombait exclusivement à l’association requérante de collecter les revenus issus de l’exploitation des œuvres des deux auteurs et de leur verser ensuite une rémunération. En vertu de ces contrats, L.C. et O.C. ne pouvaient pas toucher des rémunérations directement auprès des utilisateurs de leurs œuvres. La Cour souligne que la conformité de ces contrats au droit interne n’a prêté à controverse ni devant les tribunaux nationaux ni devant elle.

35.  Elle relève ensuite que l’association requérante était elle-même partie à la procédure interne. Celle‑ci n’a pas engagé l’action civile en dédommagement en tant que représentante des auteurs, mais en son propre nom en tant qu’entité habilitée légalement à gérer les droits patrimoniaux d’auteur de ses membres. La Cour fait également remarquer que la qualité à agir de l’association requérante ne semble pas avoir été contestée auprès des tribunaux nationaux. Par ailleurs, ces derniers ne se sont pas non plus prononcés d’office sur ce point.

36.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, dans la mesure notamment où l’association requérante était habilitée par la loi à déduire un certain pourcentage des redevances perçues, celle-ci détenait des intérêts patrimoniaux substantiels qui lui étaient propres et qui se rattachaient, entre autres, à l’exploitation des œuvres litigieuses de L.C. et O.C. Elle juge également que ces intérêts étaient suffisamment établis au regard du droit national et que l’intéressée pouvait se prévaloir d’une « espérance légitime » relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n1 à la Convention. Elle considère en outre que le refus des tribunaux nationaux d’allouer un dédommagement pour l’utilisation alléguée illégale des œuvres de L.C. et O.C. s’opposait directement aux intérêts économiques de l’association requérante et que, par conséquent, l’intéressée peut se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention (comparer avec SIA AKKA/LAA, précité, §§ 49 et 55, et contrairement, par exemple, à la situation en cause dans Kalfagiannis et Pospert c. Grèce (déc.), no 74435/14, §§ 49‑50, 9 juillet 2020).

37.  Partant, la Cour rejette l’exception du gouvernement tirée de l’inapplicabilité en l’espèce de l’article 1 du Protocole n1 à la Convention. Elle juge en outre que le présent grief ne saurait être rejeté comme incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.

  1. Conclusion quant à la recevabilité

38.  Constatant que le grief tiré de l’article 1 du Protocole n1 à la Convention n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

SUR LE FOND

(a)   Sur l’existence d’une ingérence en l’espèce

41.  La Cour renvoie à sa jurisprudence constante relative aux trois normes distinctes contenues dans l’article 1 du Protocole n1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lekić c  Slovénie [GC], n36480/07, § 92, 11 décembre 2018). Elle rappelle également que, pour déterminer s’il y a eu privation de biens au sens de la deuxième « norme », il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser les réalités de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (voir, parmi beaucoup d’autres, Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 78, CEDH 2010, et Khizanishvili et Kandelaki c. Géorgie, no 25601/12, § 48, 17 décembre 2019).

42.  En l’espèce, la Cour remarque qu’il n’est pas contesté par les parties qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par l’association requérante de son droit au respect de ses biens. Elle fait observer que, à la suite de la décision de la BNM d’utiliser les œuvres de L.C. et O.C, celles-ci n’étaient plus protégées par le droit d’auteur. La Cour suprême de justice a notamment considéré les œuvres en question comme étant des signes monétaires et les a rattachés à un régime juridique dérogatoire qui les a fait sortir du champ du droit d’auteur. Rien dans le dossier n’indique que, par la suite, L.C. et O.C. ainsi que l’association requérante ont été en mesure d’exploiter ces œuvres en tant que titulaires des droits de propriété intellectuelle. La Cour juge donc que ceux-ci ont définitivement perdu la faculté de disposer librement des œuvres en question. Ce point n’est d’ailleurs pas non plus contesté par les parties. Il en découle que les droits de L.C. et O.C. et ceux de l’association requérante ont été atteints dans leur substance même.

43.  Quant à la conclusion de la Cour suprême de justice selon laquelle L.C. et O.C. ont accepté en connaissance de cause que leurs œuvres ne fassent pas l’objet du droit d’auteur, la Cour estime que celle-ci ne s’oppose pas en soi à l’existence d’une ingérence en l’espèce. Or, il ne ressort pas du dossier que les deux auteurs en question ou l’association requérante ont explicitement ou implicitement donné leur accord à l’utilisation sans rémunération de ces œuvres. Premièrement, elle note que les parties n’ont pas apporté des précisions quant aux éventuelles conditions du concours organisé par la BNM pour le choix du design des monnaies et que, par ailleurs, les tribunaux nationaux n’en avaient nullement fait mention. Dans un second temps, elle souligne que L.C. et O.C. ont clairement réclamé, et ce avant même l’émission des monnaies, le paiement d’une rémunération (paragraphe 8 ci-dessus). Dans ses réponses à ces réclamations, la BNM n’a aucunement invoqué un éventuel accord initial avec les auteurs concernant l’exploitation gratuite des œuvres (ibidem). De surcroît, les tribunaux nationaux n’ont pas non plus établi l’existence d’un pareil accord.

44.  Dans ces conditions, la Cour considère qu’il y a bien eu ingérence dans les droits de l’association requérante garantis par l’article 1 du Protocole n1. Bien qu’il n’y ait pas eu d’acte de dépossession formel, elle estime que le fait d’exclure les œuvres litigieuses de la protection offerte par le droit d’auteur a eu des conséquences si sévères que l’on peut les assimiler à une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de cet article (comparer avec Stan c. Roumanie, nos 24362/11 et 52339/12, § 43, 30 juin 2015).

(b)   Sur la justification de l’ingérence

45.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, toute ingérence dans un droit protégé par l’article 1 du Protocole n1 doit être prévue par la loi, servir un intérêt public (ou général) légitime et être raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (voir, parmi beaucoup d’autres, Béláné Nagy, précité, §§ 112‑116, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, §§ 292‑293, 28 juin 2018).

46.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour fait observer que la base légale retenue par la Cour suprême de justice était l’article 7 § 1 b) de la loi no 293, en application duquel les signes monétaires ne pouvaient pas faire l’objet des droits d’auteur. Elle ne trouve ni arbitraire ni manifestement déraisonnable la conclusion de la Haute juridiction selon laquelle, compte tenu du fait qu’elles figuraient sur les monnaies issues par la BNM, les œuvres de L.C. et O.C. devaient être considérées comme des signes monétaires.

47.  Cependant, elle remarque que la Cour suprême de justice ne s’est nullement penchée sur la question de savoir si les conditions légales d’aliénation des droits d’auteur ont été respectées en l’espèce. D’une part, la Cour souligne que ni la Haute juridiction ni le Gouvernement n’ont fait référence à une quelconque disposition légale qui aurait expressément fixé les éventuelles conditions à respecter pour exclure une œuvre du champ d’application du droit d’auteur. D’autre part, elle relève que, selon les articles 19, 24 et 25 de la loi no 293 (paragraphe 17 ci-dessus), le seul moyen pour un tiers d’exploiter les œuvres d’un auteur était de conclure un contrat écrit avec ce dernier ou avec les successeurs de celui-ci (comparer avec Balan c. Moldova, no 19247/03, § 41, 29 janvier 2008). Elle observe également qu’une des clauses obligatoires du contrat devait être le montant de la rémunération de l’auteur ou son mode de calcul. Or, elle constate que la BNM a utilisé les œuvres litigieuses en l’absence de tout contrat écrit avec les auteurs ou l’association requérante et sans se mettre d’accord avec ceux-ci sur le montant de la rémunération.

48.  Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que l’ingérence n’était pas prévue par la loi. Cependant, elle juge que l’ingérence soulève des questions si sérieuses quant à sa proportionnalité qu’elle estime nécessaire de poursuivre son examen (comparer avec Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 194‑196, 23 février 2016, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 157, 23 juin 2016).

49.  La Cour note que le Gouvernement n’a pas indiqué quel but légitime était poursuivi par les autorités publiques dans la présente affaire. Toutefois, elle peut facilement déduire des éléments du dossier que l’émission des monnaies commémoratives servait à des fins de politique monétaire. Elle a déjà eu l’occasion d’affirmer que cela entrait dans la notion d’intérêt général au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Cihlářské Sdružení, A. S. c. République tchèque (déc.), no 5497/03, 3 mai 2005).

50.  Quant à la proportionnalité de la mesure, la Cour redit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole n1 que dans des circonstances exceptionnelles (Ex‑roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000‑XII, et Khizanishvili et Kandelaki, précité, § 50).

51.  En l’espèce, la Cour constate que l’association requérante n’a obtenu aucun dédommagement pour l’extinction des droits d’auteur dont elle avait la gestion et dont elle pouvait légalement tirer des bénéfices. À ce titre, la Cour précise que ni les tribunaux nationaux ni le Gouvernement n’ont fait état de quelconques circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier cette absence totale d’indemnisation.

52.  De surcroît, elle estime que le but d’intérêt général poursuivi par les autorités aurait pu être atteint de façon différente sans méconnaitre les droits de l’association requérante. La Cour ne décèle en l’espèce aucune raison impérieuse d’utiliser en particulier les œuvres de L.C. et O.C. ni aucun obstacle à l’utilisation d’autres dessins dans le même but. Elle n’est pas non plus en mesure d’identifier un quelconque empêchement à la conclusion d’un contrat avec l’association requérante ou avec les auteurs.

53.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’ingérence dont se plaint l’association requérante a fait peser sur elle une charge disproportionnée et excessive, et que le « juste équilibre » à ménager entre la protection du droit au respect des biens et les exigences de l’intérêt général a été ainsi rompu.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Rola c. Slovénie du 4 juin 2019 requête n° 12096/14

Article 1 du Protocole 1 : La révocation d’une licence de liquidateur judiciaire permettant d’intervenir dans le cadre de procédures de faillite n’était pas prévue par la loi, mais elle ne s’analyse pas en une sanction pénale

Par quatre voix contre trois, qu’il y a eu non-violation de l’article 7 (pas de peine sans loi) de la Convention européenne des droits de l’homme, et à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) à la Convention européenne.

La Cour juge que la révocation de la licence de M. Rola ne s’analyse pas en une sanction pénale. Partant, l’article 7 n’est pas applicable en l’espèce et il n’y a donc pas eu violation de cette disposition. En revanche, la révocation s’analyse en une ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens du requérant, l’intéressé ne pouvant plus exercer sa profession, qui était sa principale source de revenus. Or, cette ingérence n’était pas prévue par la loi, étant donné qu’elle était fondée sur une loi qui n’était pas en vigueur à l’époque où M. Rola avait commis l’infraction pénale en question. Dès lors, le requérant n’aurait donc raisonnablement pu prévoir que sa condamnation entraînerait d’office la révocation de sa licence. En outre, la loi qui aurait dû être appliquée disposait explicitement que pareille mesure ne pouvait être imposée dès lors que, comme en l’espèce, l’auteur de l’infraction écopait uniquement d’une peine avec sursis

LES FAITS

En 2004, il obtint une licence qui lui permettait d’exercer en qualité de liquidateur dans le cadre de procédures de faillite. Le ministre de la Justice la révoqua toutefois en 2011 au motif que le requérant avait été reconnu coupable sur deux chefs de violences pour des faits commis en 2003 et 2004. L’intéressé fut donc radié du registre des liquidateurs et ne fut plus autorisé à se voir confier la conduite de procédures de faillite. Il forma un recours administratif devant les juridictions slovènes afin de contester cette décision. Il allégua qu’à l’époque où il avait obtenu sa licence, le droit interne ne disposait pas que celle-ci serait révoquée en cas de condamnation pour une infraction pénale. Il plaida en outre que la révocation de sa licence était fondée sur une nouvelle loi introduite en 2008. Il soutint donc qu’à l’époque où il avait commis l’infraction dont il avait été reconnu coupable, il n’aurait pas pu prévoir qu’on lui infligerait pareille sanction, et que la nouvelle législation n’aurait pas dû être appliquée de manière rétroactive. Estimant que la révocation avait été parfaitement légale, les juridictions internes déboutèrent le requérant en 2012. Elles dirent que cette mesure était consécutive à sa condamnation définitive en 2011, et que l’argument relatif à l’application rétroactive de la loi était donc dénué de pertinence. La Cour suprême déclara son pourvoi irrecevable. En 2013, il déposa une nouvelle demande de licence, que le ministre de la Justice rejeta au motif que la nouvelle loi de 2008 disposait qu’une personne dont la licence avait été révoquée ne pouvait en obtenir une nouvelle. Il forma un nouveau recours administratif devant la Cour suprême, qui le débouta en 2015.

Il saisit enfin la Cour constitutionnelle d’un recours contre ces décisions, en vain.

Article 7 (pas de peine sans loi)

La Cour examine la question de savoir si la révocation de la licence de M. Rola doit être considérée comme une « sanction » au sens de l’article 7 de la Convention. Cette mesure était consécutive à sa condamnation pénale. Néanmoins, elle a été ordonnée en application du droit administratif, de manière totalement indépendante de la procédure ordinaire de fixation de la peine. En outre, elle n’était pas caractérisée comme une sanction pénale dans la législation interne applicable, à savoir la loi relative aux opérations financières, à la procédure d’insolvabilité et à la liquidation obligatoire (la « loi relative aux opérations financières »). Par ailleurs, la disposition pertinente de cette loi, qui disposait que seules les personnes n’ayant jamais été condamnées pouvaient être considérées aptes à exercer la profession de liquidateur, n’avait pas le même but dissuasif ou punitif qu’une sanction pénale, mais visait à assurer la confiance du public dans la profession. Il semble que ni le ministère de la Justice, ni les juridictions chargées de connaître de l’affaire n’aient joui d’un quelconque pouvoir d’appréciation concernant l’imposition de cette mesure, et que les autorités n’aient pas procédé à une appréciation de culpabilité. Enfin, en dépit du caractère relativement sévère de la mesure — M. Rola a vu sa licence révoquée de manière permanente — rien ne l’empêchait de trouver du travail dans son domaine d’expertise. La Cour juge donc que la révocation de la licence de M. Rola ne s’analyse pas en une sanction pénale. Partant, l’article 7 n’est pas applicable et il n’y a pas eu violation de cette disposition.

Article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété)

La Cour considère que l’activité professionnelle de M. Rola, que l’intéressé exerçait depuis plus de sept ans au moment de la révocation de sa licence et qui était sa principale source de revenus, constituait un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1. La révocation de la licence du requérant s’analyse donc en une ingérence dans l’exercice du droit du requérant au respect des biens. La Cour conclut en outre que le droit pénal interne qui aurait dû s’appliquer limitait les « conséquences juridiques découlant d’une condamnation » aux seuls cas où une peine d’emprisonnement avait été prononcée, et qu’il disposait explicitement que cette mesure ne pouvait être imposée dès lors que, comme le requérant, l’intéressé s’était vu infliger une peine avec sursis. En outre, la Cour note que les infractions pénales commises par M. Rola remontent à 2003 et 2004, et qu’à cette époque, la législation applicable concernant sa profession était la loi relative au règlement judiciaire, à la faillite et à la liquidation, et non la loi relative aux opérations financières, sur laquelle les autorités s’étaient fondées pour ordonner la révocation de la licence. Elle considère donc que M. Rola n’aurait pas pu raisonnablement prévoir que sa condamnation emporterait d’office révocation de sa licence. La révocation n’était donc pas prévue par la loi et s’analyse par conséquent en une violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

Article 4 du Protocole n° 7 (droit à ne pas être puni deux fois)

La Cour, à la majorité des voix, déclare irrecevable le grief du requérant selon lequel la révocation de sa licence et sa condamnation pour violences s’analysent en une double incrimination. Elle estime, pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le contexte de l’article 7, que la révocation de la licence du requérant ne s’analyse pas en une sanction pénale. L’article 4 du Protocole n o 7 n’est donc pas applicable en l’espèce

COUR DE CASSATION FRANCAISE

L'Ordonnance n° 2021-580 du 12 mai 2021 porte transposition du 6 de l'article 2 et des articles 17 à 23 de la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE.

Le Rapport au Président de la République est relatif à l'ordonnance n° 2021-580 du 12 mai 2021 portant transposition du 6 de l'article 2 et des articles 17 à 23 de la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE

SEUL L'ARTICLE L 716-14 REPARE L'UTILISATION FRAUDULEUSE DE MARQUE

Cour de Cassation Chambre criminelle arrêt du 26 juin 2019 Pourvoi n° 17-87.485 cassation

Vu les articles L. 716-14 alinéa 1 du code de la propriété intellectuelle, dans sa version issue de la loi n° 2007/1544 du 29 octobre 2007 et 1240 du code civil ;

Attendu que selon ces textes, le préjudice résultant du délit de contrefaçon doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties, en prenant en considération les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices réalisés par le contrefacteur et le préjudice moral causé au titulaire des droits du fait de l’atteinte ; Attendu que par jugement en date du 4 avril 2013, le tribunal correctionnel a condamné M. X... du chef de contrefaçon en bande organisée au préjudice du Conseil national de l’ordre des pharmaciens (CNOP), pour avoir mis en vente et vendu des matelas présentés sous une marque contrefaite, à savoir la croix verte et le caducée pharmaceutique, et a condamné le prévenu à verser à la partie civile la somme de 1 500 euros au titre de son préjudice moral ; que le CNOP a formé appel des dispositions civiles de cette décision ;

Attendu que, pour infirmer le jugement et condamner le demandeur à payer au CNOP la somme totale de 45 000 euros à titre de dommages et intérêts, l’arrêt attaqué, après avoir rappelé les faits pour lesquels M. X... a été condamné, énonce qu’afin de réparer le préjudice subi par le CNOP, il convient en premier lieu d’appliquer l’alinéa 1er de l’article L. 716-14 du code de la propriété intellectuelle ; que le manque à gagner n’est pas constitué en l’espèce dans la mesure où le CNOP n’établit pas, ni même n’allègue, qu’il vendait lui aussi des articles de literie et notamment des matelas et que les actes illicites commis notamment par M. X... auraient eu une incidence sur ses propres profits ; qu’en ce qui concerne les profits réalisés par les contrefacteurs, l’Ordre national des pharmaciens se borne à indiquer le montant du chiffre d’affaires de la société France Manufacture en 2009, ce seul élément ne permettant pas de connaître, même de manière approximative, le bénéfice réalisé par celle-ci ; qu’en revanche, le préjudice moral est avéré, puisque la vente, selon le procédé dit "à la postiche", de matelas de mauvaise qualité en se prévalant des marques dont le CNOP est titulaire, a entraîné une banalisation et une importante dépréciation de ces marques associées par le public à la qualité des produits vendus en pharmacie et à la fiabilité des conseils prodigués par les pharmaciens, si bien que la somme allouée à l’appelante en réparation de ce dommage moral doit être réévaluée à 35 000 euros, incluant la réparation de l’atteinte à l’image de ses marques ;

Que les juges ajoutent que la croix verte et le caducée pharmaceutique étant des marques connues dans toute la France et immédiatement associées dans l’esprit du public aux officines de pharmacies dont elles sont les emblèmes, sont des marques renommées qui, à ce titre, bénéficient de la protection élargie prévue à l’article L. 713-5 du code de la propriété intellectuelle et que leur exploitation sans droit a porté atteinte au caractère distinctif de ces marques et à leur renom, causant à l’Ordre national des pharmaciens un préjudice spécifique qui doit être réparé par l’allocation de la somme de 10 000 euros ;

Mais attendu qu’en statuant ainsi, alors que d’une part, la responsabilité du prévenu, condamné du chef de contrefaçon aggravée au préjudice du CNOP, ayant été reconnue, l’article L. 716-14 du code de la propriété intellectuelle est seul applicable pour fixer les dommages et intérêts dus à la partie civile, d’autre part la dépréciation et la banalisation de la marque constituent des préjudices résultant de l’atteinte portée à sa renommée et à son caractère distinctif et ne peuvent être indemnisés deux fois, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé ; D’où il suit que la cassation est encourue ;

LE DROIT AU REMBOURSEMENT DE TAXES ET TVA EST UN BIEN

Arrêt SA Dangeville contre France du 16/04/2002 Hudoc 3624 requête 36677/97

La Cour constate que le non-remboursement d'une créance de T.V.A trop perçue, est une atteinte aux biens.

"§57: L'ingérence provient non pas d'une intervention du législateur, mais au contraire du défaut d'intervention pour mise en conformité du droit national avec une directive communautaire, ce qui a conduit la jurisprudence administrative à se prononcer sur la question.

De l'avis de la Cour, le requérant ne saurait devoir supporter en conséquences des difficultés de prix en compte du droit communautaire et des divergences entre les différentes autorités internes.

§58: Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l'ingérence dans les biens de la requérante ne répondait pas aux exigences de l'intérêt général"

SA cabinet Diot et SA Gras Savoie contre France du 22/07/2003

Hudoc 4495 requêtes 49217/99 et 49218/99

"§28 : La Cour, saisie d'un grief identique par les présentes requêtes, ne voit pas de raison de les distinguer de l'affaire SA Dangeville"

AON Conseil et Courtage S.A. et autres C. FRANCE du 25/01/2007 Requête no 70160/01

"1.  Sur l'existence d'un bien au sens de l'article 1er du Protocole no 1

34.  La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si les requérantes étaient ou non titulaires d'un « bien » susceptible d'être protégé par l'article 1er du Protocole no 1. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle se sont trouvées les sociétés requérantes est de nature à relever du champ d'application de l'article 1er.

35.  La Cour constate que les dispositions de la 6e directive du Conseil des communautés européennes devaient initialement entrer en vigueur le 1er janvier 1978, la 9e directive accordant à la France un délai supplémentaire pour la mise en œuvre des dispositions de l'article 13-B-a de la 6e directive de 1977, soit jusqu'au 1er janvier 1979. Une telle directive n'ayant pas d'effet rétroactif, la 6e directive devait donc s'appliquer du 1er janvier au 30 juin 1978.

36.  Or, la Cour rappelle que l'administration fiscale n'a commencé à en tirer les conséquences que par une instruction administrative du 2 janvier 1986, laquelle prévoyait que les courtiers qui n'avaient pas payé la TVA litigieuse et qui avaient fait l'objet d'un redressement fiscal de ce fait étaient dispensés du paiement. Cependant, si cette instruction administrative tirait les conséquences de la 6e directive pour les sociétés qui avaient refusé de payer la TVA, elle ne réglait absolument pas la question du remboursement de la TVA indue pour les sociétés qui l'avaient payée.

37.  La Cour rappelle également que, jusqu'à l'arrêt S.A. Revert et Badelon rendu par le Conseil d'Etat le 30 octobre 1996, celui-ci refusait de faire droit aux demandes de remboursement des sociétés d'assurance concernées, estimant notamment ne pas devoir contrôler une norme nationale au regard d'une norme communautaire.

38.  Nonobstant le fait qu'il n'est pas contesté que le droit communautaire devait recevoir application, la norme communautaire étant une directive dont le délai qu'elle fixait était de surcroît échu, son application fut néanmoins mise en échec pour les sociétés concernées, à l'instar des requérantes, pendant près de sept ans et demi à compter de la date de notification de la 9e directive.

39.  Partant, on ne saurait admettre qu'un délai de recours soit opposé aux sociétés requérantes, dès lors que ledit recours était inefficace en droit interne, ce que la Cour a déjà précédemment constaté (arrêts S.A. Dangeville, précité, et S.A. Cabinet Diot et S.A. Gras Savoye c. France, nos 49217/99 et 49218/99, 22 juillet 2003). A cet égard, la Cour note que le Conseil d'Etat a effectué un revirement de sa jurisprudence en octobre 1996, ce qui offrait un recours efficace en remboursement devant les juridictions administratives françaises. Or les sociétés requérantes ont présenté leurs demandes plusieurs années auparavant, à savoir le 20 décembre 1993, à la suite de l'arrêt rendu le 1er juillet 1992 par la cour administrative d'appel de Paris qui, pour la première fois, avait fait droit à la demande de la société Dangeville. Force est d'ailleurs de constater que si les requérantes ont légitimement pu considérer que cette jurisprudence était de nature à rendre le recours interne effectif, cet arrêt de la cour administrative d'appel a néanmoins été annulé par le Conseil d'Etat.

40.  En conclusion, la Cour note, d'une part, que les dispositions contraignantes de la 6e directive n'étaient toujours pas transposées en droit français à la date d'introduction du recours des requérantes et, d'autre part, que si la première décision laissant envisager un revirement de jurisprudence est intervenue le 1er juillet 1992, un tel revirement n'a finalement été opéré qu'en octobre 1996, par le Conseil d'Etat.

41.  Or les requérantes ont bien introduit leur recours devant les juridictions internes alors que leur droit était non seulement intact au regard des normes communautaires applicables, mais également méconnu au niveau interne et ce, tant par les autorités que par les juridictions administratives. Compte tenu de ce qui précède, la Cour est d'avis que l'on ne saurait retenir les arguments du Gouvernement pour opposer un délai de forclusion aux requérantes dans les circonstances de la cause.

42.  Ainsi, s'agissant du délai de prescription fiscale prévu par les dispositions de l'article L 190 du LPF, la Cour relève que les requérantes tiraient leurs droits de créance d'une norme communautaire parfaitement claire, précise et directement applicable. Ce droit n'a pas disparu avec l'expiration du délai de recours litigieux prévu par le droit national et invoqué par le Gouvernement, dès lors qu'il n'est pas contesté que ce même droit national violait alors le droit communautaire directement applicable et que, en outre, ledit délai de forclusion concernait un recours interne inefficace.

43.  La Cour rappelle que la seule circonstance que les juridictions administratives aient eu recours à ce délai interne ne saurait justifier un manquement aux règles actuelles du droit européen (voir, mutatis mutandis, Delcourt c. Belgique, arrêt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 19, § 36 ; S.A. Dangeville, précité, § 47). Elle rappelle également, à cet égard, que l'interprétation déraisonnable d'une exigence procédurale qui empêche l'examen au fond d'une demande d'indemnisation emporte la violation du droit à une protection effective par les cours et tribunaux (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 37, CEDH 2001-I).

44.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que le délai de prescription fiscale prévu par l'article L 190 du LPF ne pouvait faire disparaître un droit substantiel né de la 6e directive (voir, mutatis mutandis, S.A. Dangeville, précité) et que les requérantes bénéficiaient, lors de leurs recours, d'une créance sur l'Etat en raison de la TVA indûment versée pour la période du 1er janvier au 30 juin 1978. Une créance de ce genre « s'analysait en une valeur patrimoniale » et avait donc le caractère d'un « bien au sens de la première phrase de l'article 1, lequel s'appliquait dès lors en l'espèce » (voir notamment les arrêts Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 21, § 31 ; S.A. Dangeville, précité, § 48 ; S.A. Cabinet Diot et S.A. Gras Savoye, précité, § 26).

45.  En tout état de cause, la Cour est d'avis que les requérantes avaient pour le moins une espérance légitime de pouvoir obtenir le remboursement de la somme litigieuse (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, arrêt du 29 novembre 1991, série A no 222, p. 23, § 51 ; S.A. Dangeville, précité ; S.A. Cabinet Diot et S.A. Gras Savoye, précité).

2.  Sur le droit des requérantes au respect de leurs « biens »

46.  La Cour rappelle que, dans son arrêt S.A. Dangeville, elle a estimé, d'une part, que l'ingérence dans les biens de la requérante ne répondait pas aux exigences de l'intérêt général (§ 58) et, d'autre part, que tant la mise en échec de la créance de la requérante sur l'Etat que l'absence de procédures internes offrant un remède suffisant pour assurer la protection du droit au respect de ses biens avaient rompu le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus (§ 61 ; voir également S.A. Cabinet Diot et S.A. Gras Savoye, précité, § 26).

47.  La Cour, saisie d'un grief identique par la présente requête, ne voit pas de raison de la distinguer des précédentes affaires examinées par elle.

48.  Il s'ensuit, pour les motifs indiqués ci-dessus, que l'équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus a été rompu.

49.  En conclusion, il y a eu violation de l'article 1er du Protocole no 1."

Kliafas et autres C. Grèce du 08 juillet 2004 Hudoc 5194 requête 66810/01

Des commissaires aux compte anciens fonctionnaires deviennent par le jeu de la loi des experts comptables ayant un statut de profession libérale, dans l'attente des textes sur le nouveau statut de commissaire aux comptes. Ils exercent leur profession de commissaire aux comptes, pour les entreprises et perçoivent des honoraires en rémunération de leur travail. L'État exige ensuite le remboursement des honoraires perçus puisque leur nouveau statut n'était pas encore défini en leur qualité de commissaire aux comptes. Le Gouvernement  grec considère alors que les sommes perçues appartiennent à L'État. Aucun salaire n'est considéré. La Cour constate qu'un remboursement de recettes à l'État est un bien patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole n°1:

"§29: La Cour note que les requérants ont été contraints de rembourser des recettes qui étaient le fruit de leur travail, encaissées en toute légalité et déclarées auprès du fisc. Il est vrai qu'un pourcentage de 27% fut déduit des sommes dues, pour tenir compte des montants acquittés par les représentants au titre de l'impôt sur le revenu, mais cela ne suffit pas, aux yeux de la Cour, pour remédier au fait que les requérants ont dû rembourser, sous la menace d'une saisie immobilière de leurs biens, des sommes obtenues conformément à une loi et faisant partie de leur patrimoine"

La Cour considère qu'il y a ingérence prévue par la loi ayant selon le Gouvernement grec un but légitime bien qu'il pourrait être discuter.

En revanche il y a disproportion entre les moyens employés et le but poursuivi:

"§30: La Cour estime en conséquence qu'une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés rompt, en défaveur de ceux-ci, le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l'intérêt général"      

Partant, il y a violation de P1-1.

DECISION D'IRRECEVABILITE

Iovitoni et autres C. Roumanie du 7 mai 2012 requêtes n° 57583/10, 1245/11 et 4189/11

Soumis à une taxe de pollution jugée ultérieurement contraire au droit de l'Union européenne, les plaignants n'ont pas subi d'atteinte à leurs droits protégés par la Convention.

Il n'est pas possible de dire qu'avant le 7 avril 2011, date à laquelle la CJUE s’est prononcée au sujet de l’incompatibilité de l’OUG n50/2008 avec la norme précitée de l’UE, les requérants «tir[aient leurs] droit[s] de créance d’une norme communautaire parfaitement claire, précise et directement applicable» Par conséquent il n'est pas possible de constater que la «créance suffisamment établie pour être exigible».

La Cour rappelle à cet égard, pour ce qui est de sa propre compétence, que sauf arbitraire manifeste, elle ne peut pas connaître des erreurs de fait et de droit commis par les tribunaux internes, auxquels il appartient au premier chef d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 56, CEDH 2004-IX et Agro-B, Spol. S R.O. c. République Tchèque (déc.), no 740/05, 1er février 2011). Compte tenu de ce qui précède, rien ne permet à la Cour de conclure que les décisions critiquées par les requérants en l’espèce soient manifestement déraisonnables ou arbitraires.

43.  En l’espèce, la Cour note tout d’abord que deux des trois requérants, à savoir M. Ioviţoni et Mme Anghel (requêtes nos 57583/10 et 4189/11), ont été déboutés de leurs actions par les tribunaux pour non-accomplissement de la procédure administrative préalable. Une question d’épuisement valable des voies de recours internes se pose donc en l’espèce.

44.  En outre, la question reste ouverte de savoir si les requérants sont tenus d’épuiser la nouvelle voie de recours ouverte par la loi no 9/2012 afin de redresser les violations alléguées. Or, à supposer même que les requérants aient épuisé les voies de recours internes, les requêtes sont irrecevables pour les motifs suivants.

45.  Selon la jurisprudence de la Cour, une créance sur l’État en raison d’une taxe indûment versée s’analyse en une valeur patrimoniale et peut donc être considérée un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (S.A. Dangeville c. France, no 36677/97, § 48, CEDH 2002-III, Cabinet Diot et S.A. Gras Savoye c. France, nos 49217/99 et 49218/99, § 26, 22 juillet 2003 et « Bulves » AD c. Bulgarie, no 3991/03, § 60, 22 janvier 2009). Plus particulièrement, lorsqu’une pareille taxe est perçue en violation du droit de l’Union Européenne, un problème sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 peut surgir (S.A. Dangeville, précité, §§ 49-62, et EEG-Slachthuis Verbist c. Belgique (déc.), no 60559/00, CEDH 2005-XII). Dans l’affaire S.A. Dangeville précitée, la Cour a considéré que l’ingérence provenait du défaut d’intervention du législateur pour mettre en conformité le droit national avec le droit communautaire, combiné avec le refus injustifié des juridictions internes de tirer les conséquences d’une norme de droit communautaire parfaitement claire, précise et directement applicable, qui exonérait de la TVA les activités commerciales comme celles de la société requérante (S.A. Dangeville, précité, §§ 47, 56 et 57).

46.  En l’espèce, il incombe à la Cour de rechercher si les requérants avaient, lorsqu’ils saisirent les tribunaux internes, une « créance suffisamment établie pour être exigible » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, en raison de la taxe de pollution qu’ils ont dû payer en vertu de l’OUG no 50/2008 et qui a été jugée contraire au droit de l’Union Européenne par l’arrêt Tatu de la Cour de justice en date du 7 avril 2011. Les juridictions internes, qui ont rendu leurs décisions définitives les 21 janvier, 6 juin et 27 avril 2010 respectivement, donc avant l’arrêt Tatu précité, avaient répondu par la négative à cette question.

47.  La Cour note qu’en l’occurrence la norme applicable du droit de l’Union européenne, telle qu’identifiée par la CJUE, est l’article 110 du TFUE, qui « a pour objectif d’assurer la libre circulation des marchandises entre les Etats membres dans des conditions normales de concurrence » et « vise l’élimination de toute forme de protection pouvant résulter de l’application d’impositions intérieures discriminatoires à l’égard des produits originaires d’autres Etats membres » (voir arrêt CJUE du 7 avril 2011, Tatu, affaire C-202/09 et les arrêts y cités). La Cour observe qu’il s’agit là d’une norme à caractère beaucoup plus général que la norme applicable dans l’affaire S.A. Dangeville précitée. Autrement dit, alors que dans l’affaire S.A. Dangeville il s’agissait d’une norme de droit communautaire qui instaurait une exemption de TVA pour une catégorie précise d’activités commerciales, en l’occurrence, il s’agissait de l’application du principe même de la libre circulation des marchandises.

48.  Il est vrai que d’après une jurisprudence constante de la CJUE, « l’interprétation que la Cour [de justice] donne d’une règle du droit de l’Union, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 267 TFUE, éclaire et précise la signification et la portée de cette règle, telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur » (arrêt CJUE du 7 juillet 2011, Nisipeanu (affaire C-263/10) et les arrêts y cités).

49.  Toutefois, la Cour note qu’avant l’arrêt Tatu précité, la pratique des juridictions nationales avait oscillé sur la question de savoir si l’OUG n50/2008 était ou non conforme au principe de la libre circulation des marchandises consacré par l’article 110 du TFUE (voir paragraphe 32 ci-dessus). Il s’ensuit que la réponse à cette question juridique n’était pas évidente, ce qui a d’ailleurs rendu nécessaire l’intervention de la CJUE.

50.  Dès lors, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour peut difficilement accepter qu’avant le 7 avril 2011, date à laquelle la CJUE s’est prononcée au sujet de l’incompatibilité de l’OUG n50/2008 avec la norme précitée de l’UE, les requérants « tir[aient leurs] droit[s] de créance d’une norme communautaire parfaitement claire, précise et directement applicable » (a contrario S.A. Dangeville, précité, § 47).  La Cour rappelle à cet égard, pour ce qui est de sa propre compétence, que sauf arbitraire manifeste, elle ne peut pas connaître des erreurs de fait et de droit commis par les tribunaux internes, auxquels il appartient au premier chef d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 56, CEDH 2004-IX et Agro-B, Spol. S R.O. c. République Tchèque (déc.), no 740/05, 1er février 2011). Compte tenu de ce qui précède, rien ne permet à la Cour de conclure que les décisions critiquées par les requérants en l’espèce soient manifestement déraisonnables ou arbitraires.

51.  Il s’ensuit que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’est pas applicable en l’espèce et que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 (a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

52.  Pour ce qui est des allégations de discrimination, la Cour rappelle que d’après sa jurisprudence constante, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’emprise de l’une au moins desdites clauses (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).

53.  Étant donné que les requérants ne sauraient être considérés comme titulaires d’un « bien » ou d’une « créance suffisamment établie pour être exigible » au sens de sa jurisprudence, la Cour conclut donc que cette partie des requêtes ne tombe pas sous le coup des articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1 combinés (voir aussi Epstein et autres c. Belgique (déc.), no 9717/05, 8 janvier 2008).

54.  Il s’ensuit que ces griefs sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention et qu’ils doivent donc être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

C.  Sur les griefs tirés de l’article 6 de la Convention

55.  Pour autant que les requérants invoquent l’article 6 en rapport avec les procédures à travers lesquelles ils contestaient l’application à leur égard de la taxe de pollution telle que régie par l’OUG no 50/2008, la Cour rappelle que cette disposition de la Convention ne s’applique pas au contentieux fiscal s’agissant d’impositions à caractère non-répressif (voir, pour une affaire qui concerne également l’application du droit de l’Union Européenne, Emesa Sugar N.V. c. Pays Bas (déc.), no 62023/00, 13 janvier 2005 et Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, §§ 38-39, CEDH 2006-XIII).

56.  Il s’ensuit que ces griefs sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 (a) et doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4.

UNE CRÉANCE EST UN BIEN

Lorsqu'une créance est constatée par une décision de justice, le justiciable n'a pas à introduire un recours pour la faire exécuter pour remplir son obligation d'épuiser les voies de recours internes. Il faut une espérance légitime en droit interne pour qu'il y ait créance au sens de la convention.

KOUTSOKOSTAS c. GRÈCE du 13 juin 2019 requête n° 64732/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : La CEDH applique le principe de l'unité des procédure. Le refus d’examiner l’action en recouvrement des requérants introduite devant la juridiction qui allait se prononcer sur le montant de l’indemnité d’expropriation définitive et la sollicitation faite aux requérants de saisir à nouveau les juridictions civiles ont porté atteinte aux principes de l’économie et de la célérité de la procédure ainsi qu’au principe de la procédure unique consacré par l’arrêt Azas, et ont ainsi rompu le juste équilibre qui doit exister entre l’intérêt général et l’intérêt de l’individu.

CEDH

38.  La Cour estime à titre liminaire opportun de rappeler le libellé précis du grief des requérants devant elle : ceux-ci se plaignent du refus des juridictions nationales d’examiner la demande de recouvrement de l’indemnité d’expropriation qui a été fixée dans le cadre de la même procédure que celle qui a fixé le montant définitif de cette indemnité. Comme les requérants le reconnaissent eux-mêmes dans leurs observations à la Cour, le problème que pose la présente affaire n’est pas celui du temps écoulé entre la perte de leur propriété et l’évaluation de l’indemnité, mais l’exigence d’introduire deux procédures distinctes.

39.  En l’espèce, la Cour considère que la situation litigieuse relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, qui énonce, de manière générale, le principe du respect des biens. Dès lors, elle doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Nastou c. Grèce (no 2), no 16163/02, § 31, 15 juillet 2005).

40.  La Cour note que selon le droit interne pertinent, l’arrêt fixant l’indemnité d’expropriation est déclaratoire et ne comporte pas de clause exécutoire de recouvrement. Afin de se voir verser l’indemnité qui a été fixée par la juridiction compétente, qui pourrait, le cas échéant, être augmentée d’intérêts moratoires, l’intéressé doit introduire une action en recouvrement à l’encontre du débiteur de celle-ci. Lors de la procédure relative à l’action de recouvrement, la juridiction compétente se prononce aussi sur la question de la reconnaissance de l’ayant-droit de l’indemnité, ce qui dispense l’intéressé de l’obligation d’introduire la procédure spéciale à cet égard.

41.  La Cour note que le Gouvernement confirme cet état du droit interne pertinent et souligne que pour toucher l’indemnité et les intérêts qu’ils réclamaient, les requérants avaient le choix entre l’action en recouvrement ou la demande d’édiction d’un ordre de paiement.

42.  En l’espèce, la cour d’appel a rejeté la demande concernant le recouvrement de l’indemnité qui était formulée par les deux requérants dans leur action tendant à la fixation de l’indemnité définitive.

43.  Plus précisément, la cour d’appel s’est déclarée incompétente pour examiner cette demande et a souligné que celui qui avait été reconnu comme ayant-droit de l’indemnité définitive d’expropriation pouvait demander que celle-ci lui soit versée au moyen d’une action en recouvrement introduite conformément à la procédure ordinaire devant la juridiction compétente. L’introduction d’une telle action était recevable après la publication de la décision fixant l’indemnité définitive et c’était en ce moment que la prétention du propriétaire du bien exproprié prenait naissance et devenait exigible.

44.  Saisie par les requérants la Cour de cassation a confirmé les motifs de la cour d’appel à ce sujet. Elle a affirmé que l’action en recouvrement était recevable seulement après le prononcé de la décision fixant l’indemnité définitive d’expropriation et ne faisait pas partie des matières qui étaient décidées dans le cadre de la « procédure unique ». Ceci s’expliquait par le fait que le droit de l’ayant-droit de l’indemnité devenait réel avec la décision définitive fixant celle-ci et la question du recouvrement ne pouvait donc pas être introduite devant la cour d’appel dans le cadre de la « procédure unique ».

45.  La Cour rappelle que dans l’arrêt Azas précité, elle a considéré que lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, incluant l’octroi d’une indemnité en relation avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à indemnité et toute autre question afférente à l’expropriation, y compris les frais de procédure.

46.  La Cour a aussi souligné, dans l’arrêt Bibi c. Grèce (no 15643/10, § 77, 13 novembre 2014), que la procédure appelée à assurer, au sens de l’arrêt Azas, l’appréciation globale des conséquences de l’expropriation ne saurait se limiter à la reconnaissance des titulaires du droit à indemnité, à la détermination de l’indemnité spéciale, à l’appréciation de l’existence d’un avantage tiré par le propriétaire et à la fixation des frais de justice. Elle doit aussi englober d’autres questions, comme, par exemple, celles relevant de la réévaluation éventuelle de l’indemnité.

47.  La Cour réitère que le fait que la loi mentionnée au paragraphe 4 de l’article 17 de la Constitution (paragraphe 23 ci-dessus) n’ait pas encore été adoptée depuis 2001, année de la réforme constitutionnelle ayant ajouté cette disposition à l’article 17, ne saurait permettre aux autorités de multiplier, sous un prétexte procédural, les voies de droit concourant en substance à la fixation d’une même indemnité d’expropriation, globalement parlant. À cet égard, la Cour attache beaucoup de poids à la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui, depuis les arrêts no 10/2004 et 11/2004 de sa formation plénière, considère que la procédure de la fixation de l’indemnité doit couvrir la question de l’indemnisation dans sa globalité, c’est-à-dire l’octroi d’une indemnité en rapport avec la valeur du bien exproprié, l’existence éventuelle d’un bénéfice pour le propriétaire lié à l’expropriation (et qui pourrait avoir une incidence sur les prétentions de celui-ci), ainsi qu’à toute autre question connexe relative à l’expropriation et les frais de justice (Bibi, précité, §§ 77-78).

48.  Eu égard à l’arrêt Azas précité, ainsi qu’au revirement de jurisprudence opéré par les arrêts no 10/2004 et 11/2004 de la formation plénière de la Cour de cassation, la Cour estime que la question du recouvrement de l’indemnité, augmentée, le cas échéant, d’intérêts légaux, est une question qui est connexe à celle de la fixation de l’indemnité et fait donc partie des conséquences globales de l’expropriation et devait faire l’objet d’une seule procédure, au sens de la jurisprudence Azas. Tant l’action en recouvrement que la demande d’édiction d’un ordre de paiement donne lieu à de nouvelles procédures qui sont sujettes à l’exercice des voies de recours, ce qui risque de retarder l’achèvement de la procédure d’expropriation et d’exposer les particuliers dont les biens ont été expropriés à des frais supplémentaires.

49.  La Cour estime en conséquence que le refus d’examiner l’action en recouvrement des requérants introduite devant la juridiction qui allait se prononcer sur le montant de l’indemnité d’expropriation définitive et la sollicitation faite aux requérants de saisir à nouveau les juridictions civiles ont porté atteinte aux principes de l’économie et de la célérité de la procédure ainsi qu’au principe de la procédure unique consacré par l’arrêt Azas précité, et ont ainsi rompu le juste équilibre qui doit exister entre l’intérêt général et l’intérêt de l’individu.

50.  Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement et conclut à la violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

ZEKİ KAYA c. TURQUIE du 12 février 2019 Requête no 22388/07

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : une erreur médicale a emporté cécité de l'oeil droit du requérant. Il n'obtient qu'une indemnisation chiche. Il reste victime et peut se plaindre d'une violation de son bien, soit à avoir une indemnisation équilibrée au titre d'un droit de créance.

1. Les thèses des parties

48. Le requérant se plaint de ne pas avoir touché la totalité des dommages-intérêts auxquels il considérait avoir droit dans le cadre du contentieux administratif entamé pour faire reconnaître la responsabilité de l’administration dans la réalisation du dommage corporel résultant des négligences et d’imprudences commises par le médecin O.İ.B. dans la pratique de son métier. Il soutient que, en raison de l’inflation et de la longueur de la procédure devant les tribunaux administratifs, la somme octroyée par ces derniers était inférieure à la valeur réelle du préjudice corporel qu’il avait subi. Il conteste en outre le montant accordé, estimant ce dernier nettement inférieur au montant déterminé par l’expertise privée réalisée le 27 avril 2007 (paragraphe 25 ci-dessus).

49. Il précise qu’il ne disposait d’aucun moyen pour réclamer cette perte excédentaire, car le droit procédural en vigueur à l’époque interdisait toute demande de réévaluation des prétentions initialement formulées, après l’expiration du délai légal pour introduire une action de pleine juridiction.

50. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient que le montant énoncé par l’expertise privée susmentionnée était basé sur un calcul erroné car l’expert n’aurait pas pris en compte la part de responsabilité telle que déterminée par l’institut médicolégal et aurait basé son calcul, à tort, sur un taux de responsabilité à hauteur de 8/8.

51. Il expose, par ailleurs, que les tribunaux ont reconnu la responsabilité pour faute du médecin en cause et qu’ils ont accordé des dommages-intérêts en fonction des sommes réclamées par le requérant au moment de l’introduction de l’instance. Il estime que l’intéressé a été entièrement dédommagé par les sommes octroyées, d’une part, par le tribunal administratif de Bursa pour le préjudice subi en raison de la perte de l’usage d’un œil et, d’autre part, par la commission d’indemnisation pour méconnaissance de l’exigence du délai raisonnable par les tribunaux internes.

2. L’appréciation de la Cour

52. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie à son arrêt Okçu (précité, §§ 48-61).

53. En l’espèce, elle observe que le requérant a subi une opération de chirurgie oto-rhino-laryngologique et que cette intervention a entraîné chez lui une cécité de l’œil droit (paragraphes 6 et 7 ci-dessus).

54. Elle relève que, le 6 octobre 1998, le requérant a ensuite entamé une action en réparation devant les tribunaux administratifs et qu’il a réclamé 7 000 TRY pour préjudice matériel et 2 500 TRY pour préjudice moral. Elle observe que les tribunaux ont reconnu la responsabilité pour faute du médecin O.İ.B. à hauteur de 3 sur une échelle de 8 (3/8), telle qu’elle avait été déterminée par l’assemblée générale de l’institut médicolégal dans son rapport (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour note que les tribunaux ont partiellement fait droit à la demande du requérant et qu’ils lui ont accordé 2 625 TRY pour préjudice matériel et 2 500 TRY pour préjudice moral (paragraphe 22 ci-dessus). Cette réparation, augmentée des intérêts moratoires, s’élevait à 24 142 TRY à la date de l’exécution du jugement (paragraphe 24 ci-dessus).

55. À cet égard, elle observe que, tel qu’expliqué dans les observations du Gouvernement, le calcul du montant indiqué par l’expertise juridique privée du 27 avril 2007 était effectivement basé sur un taux de responsabilité 8/8 de l’administration (paragraphe 25 ci-dessus). Or, selon les conclusions du rapport de l’institut médicolégal, la faute attribuable à l’administration était à hauteur de 3/8. Partant, la somme déterminée à partir de l’évaluation effectuée par l’expertise privée du 27 avril 2007 et auquel le requérant se réfère, ne saurait être pertinente en l’espèce.

56. La Cour relève donc que la présente espèce porte en effet sur l’insuffisance des intérêts moratoires légaux appelés à compenser la perte due à la dépréciation monétaire pendant la période de huit ans et huit mois allant de la saisine de l’administration par une demande préalable d’indemnisation (paragraphe 14 ci-dessus) au paiement effectif des sommes fixées par le tribunal administratif (paragraphe 24 ci-dessus).

57. Sur ce point, elle rappelle que, à l’époque de la procédure examinée, le droit administratif turc ne prévoyait ni la réévaluation en cours d’instance des sommes initialement réclamées ni l’action complémentaire en ce sens (Okçu, précité, §§ 27 à 31 et 64).

58. Ensuite elle constate que le montant des dommages-intérêts alloué par les tribunaux a été calculé au prorata de la part de responsabilité de l’administration (3/8) du fait de son agent par rapport à l’intégralité du préjudice matériel subi et en fonction de la somme initialement réclamée par le requérant, à savoir 7 000 TRY.

59. Elle note que la réparation devait couvrir le préjudice subi par le requérant, y compris des intérêts moratoires, à partir de la date de la saisine de l’administration d’une demande préalable d’indemnisation (Okçu, précité, § 54).

60. La Cour estime que les arrêts du 27 avril 2009 et du 18 novembre 2009 rendus par le Conseil d’État confirmant le jugement du tribunal administratif du 15 mars 2006 (paragraphes 22, 26 et 27 ci‑dessus) ont fait naître dans le chef du requérant une « créance » suffisamment établie pour être exigible. Le requérant était donc titulaire d’un droit constitutif d’un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (ibidem). De fait, ce droit avait été reconnu avec effet rétroactif à partir du 23 juillet 1998, date de la saisine de l’administration par le requérant (paragraphes 14 et 22 ci-dessus ; voir, dans le même sens, Baş c. Turquie, no 49548/99, § 59, 24 juin 2008, et Okçu, précité, § 54).

61. La Cour constate ensuite que l’indemnité allouée au requérant au terme de huit ans et huit mois de procédure a subi une forte dépréciation en raison de l’insuffisance du taux d’intérêts moratoires par rapport au taux d’inflation (paragraphes 30 et 64 ci-dessous). Elle considère donc que l’impossibilité pour le requérant de disposer de la pleine valeur de sa créance constitue une ingérence dans son droit au respect de ses biens, au sens de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

62. Aux fins de cette disposition, la Cour doit donc rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du requérant (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52, Okçu, précité, § 56).

63. À ce titre, elle note que, pendant la période considérée en l’espèce, l’inflation en Turquie a considérablement fluctué (par exemple 80 % en 1998, 70 % en 1999, 55 % en 2000 et en 2001, 45 % en 2002, 25 % en 2003, 10 % en 2004 et 8 % en 2005) avant de se stabiliser (9 % en 2006 et en 2007). Or, en application de la loi no 3095, le taux des intérêts moratoires appliqué aux créances était moins élevé que celui de l’inflation, notamment au début de la période en cause (30 % en 1998, 50 % en 1999, 55 % en 2001 et en 2002, 30 % en 2003, 15 % en 2004, 12 % en 2005 et 9 % en 2006 et en 2007).

64. En l’occurrence, l’indemnité allouée au requérant au terme de huit ans et huit mois de procédure a subi une dépréciation en raison de l’insuffisance des taux des intérêts moratoires par rapport aux taux d’inflation. L’intéressé s’était vu verser 24 142 TRY alors que, le jour du paiement du montant de la réparation, la valeur réelle du montant accordé, régularisé en tenant compte de l’inflation, était de 44 320 TRY.

65. Partant, la Cour estime que, pour les raisons susvisées, le dédommagement accordé ne correspond pas à la valeur réelle du préjudice subi par le requérant. L’écart observé entre la valeur de la créance du requérant au moment de l’engagement de la procédure en réparation et sa valeur à la date de son exigibilité est imputable à la lenteur de la procédure, ainsi qu’à l’insuffisance des taux des intérêts moratoires.

66. La Cour considère que le décalage entre la valeur de la créance du requérant née consécutivement à la survenance de l’incident et la valeur de celle-ci lors de son règlement effectif – décalage attribuable aux seuls manquements des autorités – a fait subir à l’intéressé un préjudice certain et distinct.

67. C’est ce décalage, doublé de l’inexistence d’un quelconque recours interne effectif susceptible de pallier la situation litigieuse à l’époque des faits (Okçu, précité, § 69), qui amène la Cour à considérer que le requérant a eu à supporter une charge exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, la sauvegarde du droit de propriété et, d’autre part, les exigences de l’intérêt général.

68. À cet égard, la Cour se doit de rappeler que, lorsque les juridictions administratives tardent à statuer sur un recours portant sur une demande de réparation du dommage subi, c’est le justiciable qui est lésé par ce retard et non l’État, lequel en tire profit puisqu’il sera appelé à verser une somme moins élevée (voir, mutatis mutandis, Reveliotis c. Grèce, no 48775/06, § 33, 4 décembre 2008).

69. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Mazzeo c. Italie du 5 octobre 2017, requête 32269/09

Article 6-1 de la Convention et article 1er du Protocole 1 : La requérante institutrice obtient une indemnité devant le Conseil d'État contre une commune. La commune change son arrêté municipal, pour se dispenser de payer, une fois la procédure d'exécution forcée lancée. Il y a atteinte à la sécurité juridique pour absence d'exécution d'une décision de justice. Il y a un atteinte aux biens de la requérante puisqu'une créance est un bien au sens de l'article 1 du Protocole 1.

a) Sur la violation de l’article 6 § 1 de la Convention

35. La Cour rappelle tout d’abord que le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants. Or un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII), lequel tend notamment à garantir aux justiciables une certaine stabilité des situations juridiques ainsi qu’à favoriser la confiance du public dans la justice (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 57, 20 octobre 2011, et Agrokompleks c. Ukraine, n 23465/03, § 144, 6 octobre 2011).

36. Ce principe est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit (voir, entre autres, Beian c. Roumanie (no1), no 30658/05, § 39, CEDH 2007-XIII (extraits), Iordan Iordanov et autres c. Bulgarie, no 23530/02, § 47, 2 juillet 2009, et Ştefănică et autres c. Roumanie, no 38155/02, § 31, 2 novembre 2010). En effet, l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État (Păduraru c. Roumanie, no 63252/00, § 92, CEDH 2005‑XII (extraits), Beian (no 1), précité, § 33, et Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, § 56).

37. Ainsi, la sécurité juridique présuppose le respect du principe de l’autorité de la chose jugée (Brumărescu, précité, § 62), c’est-à-dire du caractère définitif des décisions de justice. En effet, un système judiciaire caractérisé par la possibilité de remises en cause perpétuelles et d’annulations répétées de jugements définitifs méconnaît l’article 6 § 1 de la Convention (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, §§ 74, 77 et 82, CEDH 2002 VII). De telles remises en cause sont inadmissibles tant venant de juges que de membres de l’exécutif (Tregoubenko c. Ukraine, no 61333/00, § 36, 2 novembre 2004) ou d’autorités non judiciaires (Agrokompleks, précité, §§ 150-151). Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003‑IX).

38. La Cour a également considéré dans plusieurs affaires que, même en l’absence d’annulation d’un jugement, la remise en cause de la solution apportée à un litige par une décision de justice définitive dans le cadre d’une autre procédure judiciaire pouvait porter atteinte à l’article 6 de la Convention dans la mesure où elle pouvait rendre illusoire le droit à un tribunal et enfreindre le principe de la sécurité juridique (Kehaya et autres c. Bulgarie, nos 47797/99 et 68698/01, §§ 67-70, 12 janvier 2006, Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01, 71869/01, 73319/01 et 74858/01, §§ 57-62, 27 juillet 2006, et Esertas c. Lituanie, no50208/06, §§ 23-32, 31 mai 2012).

39. Par ailleurs, la Cour a dit à maintes reprises que le droit à l’exécution d’une décision de justice était un des aspects du droit à un tribunal (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, et Simaldone c. Italie, no 22644/03, § 42, 31 mars 2009). À défaut, les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention seraient privées de tout effet utile. La protection effective du justiciable implique l’obligation pour l’État ou l’un de ses organes d’exécuter le jugement. Si l’État refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdraient toute raison d’être (Hornsby, précité, § 41). L’exécution doit, en outre, être complète, parfaite et non partielle (Matheus c. France, no 62740/00, § 58, 31 mars 2005, et Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, §§ 68-76, 2 mars 2004).

40. En l’occurrence, la Cour note que les requérants se plaignent de l’impossibilité d’obtenir l’exécution de l’arrêt du Conseil d’État du 27 juin 2006 en raison de l’annulation par la municipalité de la décision administrative constituant la base légale de leur créance. Elle est appelée à examiner si la situation dénoncée présente une apparence de violation du principe de la sécurité juridique et du droit à un tribunal, tels qu’énoncés dans sa jurisprudence citée ci-dessus.

41. La Cour relève d’emblée qu’il n’est pas contesté que l’arrêt du Conseil d’État du 27 juin 2006 avait un caractère définitif.

42. Elle observe par ailleurs que, en l’espèce, les autorités n’ont pas directement annulé ou remis en cause l’arrêt litigieux (voir, a contrario, Brumărescu, précité, et les affaires citées au paragraphe 37 ci-dessus). Cependant, en annulant d’office l’acte administratif portant réemploi de la mère des requérants en contrat à durée indéterminée, adopté vingt ans auparavant, la municipalité a de facto vidé l’arrêt du Conseil d’État de sa substance et en a empêché l’exécution.

43. Certes, la municipalité a justifié sa décision en arguant de la nécessité de réparer une erreur commise au moment du réemploi de Mme Scocca. Pour autant, la Cour ne peut que constater que la municipalité a attendu que les requérants engagent une action en exécution forcée pour relever la prétendue erreur. La municipalité n’ayant rien excipé à ce sujet tout au long de la procédure judiciaire principale, qui s’est étalée sur seize ans, les intéressés pouvaient s’attendre de bonne foi à ce que la question de la nature du recrutement en cause ainsi que celle de la reconnaissance de leur créance fussent réglées de manière définitive. À cet égard, la Cour rappelle qu’il ne saurait revenir aux requérants de supporter la charge d’éventuelles carences des autorités (voir, mutatis mutandis, Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007, et Lungu et autres c. Roumanie, no 25129/06, § 45, 21 octobre 2014). Elle rappelle en outre que seules les erreurs de fait qui ne sont devenues visibles qu’après la fin d’une procédure judiciaire peuvent justifier une dérogation au principe de la sécurité juridique (Stanca Popescu c. Roumanie, no 8727/03, § 104, 7 juillet 2009).

44. De plus, pour autant que la municipalité a mis en avant des raisons d’ordre financier pour justifier l’annulation d’office de sa précédente décision (paragraphe 14 ci-dessus), il convient de rappeler que les autorités de l’État ne peuvent prétexter d’un manque de ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice (voir, parmi beaucoup d’autres, Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 35, CEDH 2002-III, Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 90, CEDH 2006‑V, et Pennino c. Italie, no 43892/04, § 89, 24 septembre 2013).

45. Enfin, la Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants devraient attendre l’issue de la procédure engagée par eux visant à l’annulation de la décision municipale no 284/2008. Elle observe que ladite procédure est pendante devant les juridictions administratives depuis presque neuf ans et qu’elle ne constitue que l’une des démarches judiciaire engagées par les requérants pour faire reconnaître l’autorité de la chose jugée du jugement du 27 juin 2006. La Cour considère qu’il serait déraisonnable, dans les conditions particulières de l’espèce, d’exiger que les requérants en attendent l’issue.

46. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que la décision de la municipalité d’annuler d’office l’acte portant réemploi de la mère des requérants a, dans les circonstances de l’espèce, porté atteinte au principe de la sécurité juridique et emporté violation du droit d’accès des intéressés à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

b) Sur la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

47. La Cour rappelle qu’une créance peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n 1 à la Convention à condition d’être suffisamment établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301‑B). Elle rappelle aussi que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil 1996-III) et implique le devoir de l’État ou d’une autorité publique de se plier à un jugement ou un arrêt rendus à leur encontre (voir, mutatis mutandis, Hornsby, précité, § 41). Il s’ensuit que la nécessité de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52) ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n’était pas arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999–II).

48. La Cour rappelle ensuite qu’il n’est pas loisible à un organe administratif de refuser d’exécuter un jugement définitif au motif que celui‑ci est erroné ou contraire à une disposition légale (voir, mutatis mutandis, Mancheva c. Bulgarie, no 39609/98, § 59, 30 septembre 2004, et Petkov et autres c. Bulgarie, nos 77568/01, 178/02 et 505/02, § 64 in fine, 11 juin 2009). Elle rappelle encore que le principe de la sécurité des rapports juridiques exige que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu, précité, § 61, et Kehaya et autres, précité, §§ 68-70 et 74), sauf si des motifs substantiels et impérieux l’imposent (Riabykh, précité, § 52).

49. En l’espèce, la Cour observe que la présente affaire ne concerne pas l’annulation ou la modification de l’arrêt litigieux, mais le non-respect de l’autorité de la chose jugée d’une décision de justice définitive rendue à l’issue d’un contentieux judiciaire. À cet égard, elle rappelle qu’elle vient de conclure que, en annulant l’acte portant réemploi de Mme Scocca, les autorités ont privé de facto l’arrêt définitif du Conseil d’État du 27 juin 2006 de tout effet légal et qu’elles ont ainsi enfreint le principe de la sécurité juridique inhérent à l’article 6 de la Convention (paragraphe 46 ci‑dessus).

50. Il s’ensuit que l’ingérence dans le droit de propriété des requérants est illégale au regard du principe de la prééminence du droit inhérent à la Convention (Kehaya et autres, précité, § 76, Decheva et autres c. Bulgarie, no 43071/06, § 57, 26 juin 2012, et Solomun c. Croatie, no 679/11, § 62, 2 avril 2015). La Cour estime qu’une telle conclusion la dispense de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de sauvegarde des droits individuels.

51. Partant, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse n’était pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc emporté violation du droit des requérants au respect de leurs biens.

DECISION D'IRRECEVABILITE LANCHAVA et AUTRES C. GEORGIE

du 6 mars 2012 requête N° 25678 

Sommes déposées en roubles soviétiques auprès de l’Etat géorgien dans les années 1990 : pas de droit au rétablissement du pouvoir d’achat en vertu de la Convention

L’affaire concernait l’impossibilité pour les membres d'une coopérative de logement de recouvrer les sommes d'argent en roubles soviétiques qu'ils avaient déposées auprès de l'Etat en 1991-1992 en contrepartie de la construction d'appartements qui n'ont jamais vu le jour. Le manquement par l'Etat à ses obligations contractuelles en matière de logement touche de nombreuses coopératives de ce type partout dans le pays.

Principaux faits

Les requérants sont 48 ressortissants géorgiens nés entre 1930 et 1977. En 1991-1992, la commune de Tbilissi s'engagea, sous des conditions préférentielles, à leur fournir, en leur qualité de membres de coopératives de logement appuyées par l'Etat, des appartements nouvellement construits en contrepartie du versement de diverses sommes d'argent en roubles soviétiques, calculées en fonction des prix du marché immobilier géorgien de l'époque. Des actes juridiques délivrés par les autorités confirmèrent la validité de cette transaction. À cause des crises financières subies par la Géorgie lors de son passage à l'économie de marché dans les années 1990, la commune de Tbilissi manqua ultérieurement à ses obligations contractuelles. Ce manquement touchait partout dans le pays de nombreuses coopératives de logement qui, alors qu'elles avaient dûment versé leur contribution à l'Etat, ne reçurent aucun appartement en échange. En raison de la soudaine et forte dépréciation du rouble soviétique, lesdites contributions devinrent insuffisantes pour financer des travaux de construction de logements, même partiellement. En avril 1993, l'Etat géorgien retira de la circulation le rouble soviétique qui s'était effondré, en lui substituant une monnaie provisoire, appelée « coupon », qui elle-même connut une hyperinflation. En octobre 1995, cette monnaie provisoire fut finalement remplacée par le lari géorgien, la devise nationale actuelle.

Le 4 décembre 2007, les requérants formèrent un recours contre le ministère des finances, demandant réparation, pour les appartements non livrés, par le versement de plus de 4 millions d'euros, une somme qui selon eux correspondait à la valeur globale d'appartements similaires selon les prix actuels du marché immobilier géorgien. Le tribunal municipal de Tbilissi rejeta ce recours. Il rappela que, en 2004, une commission ministérielle ad hoc avait été créée pour établir des recommandations concernant en particulier les créances dont les membres des coopératives de logement étaient titulaires à l'égard de l'Etat et que les travaux de cet organe étaient toujours en cours1. Il en conclut qu’il ne pouvait pas statuer sur ces questions. En l'absence d'un dispositif légal clair pour le règlement de ces créances, il n'était pas en mesure de calculer les montants dus aux requérants. Sa décision fut confirmée en appel et, le 14 janvier 2009, la Cour suprême géorgienne rejeta le pourvoi en cassation des requérants pour irrecevabilité, mettant ainsi fin au litige.

Décision de la Cour

Plus de 15 années après avoir déposé auprès de l'Etat des sommes en roubles soviétiques, période au cours de laquelle la situation économique et financière en Géorgie a connu de grands bouleversements, les requérants cherchent à recouvrer, en euros, ces sommes dépréciées, en fondant leurs calculs sur les prix actuels de l'immobilier. Ils souhaitent ainsi en réalité rétablir le pouvoir d'achat offert par les montants initialement déposés.

La Cour rappelle cependant que l’article 1 du Protocole n° 1 ne garantit aucun droit à ce que le pouvoir d'achat offert par des sommes d'argent soit préservé de l'inflation ou des crises financières. Les requérants ne sont pas fondés à soutenir que, par l’effet des dispositions de la loi géorgienne sur la dette publique, ces sommes puissent être regardées comme leurs « biens actuels » ni même qu’ils eussent une « espérance légitime » de les réclamer. En effet, ni l'article pertinent de ladite loi ni la commission ministérielle n’ont énoncé la moindre règle juridique précise pour les calculs financiers complexes tels que l'indexation à l'inflation ou la conversion monétaire.

Aussi la Cour décide-t-elle de rejeter la requête et la déclare irrecevable.

Arrêt ARCHIDIOCÈSE CATHOLIQUE D’ALBA IULIA c. ROUMANIE du 25 septembre 2012, requête n°33003/03

a)  Sur l’existence dans le chef du requérant d’une valeur patrimoniale protégée par l’article 1 du Protocole no 1

82.  La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » tombant sous le coup de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion d’« espérance légitime » (Maurice c. France [GC], n  11810/03, § 63, CEDH 2005‑IX, et Agrati et autres c. Italie, nos 43549/08, 6107/09 et 5087/09, §§ 73-74, 7 juin 2011).

83.  En l’espèce, le Gouvernement n’a pas contesté le droit du requérant à ce que sa demande visant la propriété des biens litigieux soit tranchée à travers la procédure légale.

84.  La Cour note que le règlement d’urgence du Gouvernement du 7 juillet 1998, ratifié par le Parlement en 2003, toujours en vigueur à ce jour, comporte la mention explicite de l’obligation de restitution de « la Bibliothèque Batthyaneum et du musée et de l’institut astrologique du diocèse romano catholique ». La Cour observe à cet égard qu’à la différence d’autres biens individualisés par la liste annexe audit règlement, dans le cas de la bibliothèque et du musée il est fait expressément mention de leur appartenance au diocèse romano-catholique d’Alba Iulia.

85.  En outre, dans son arrêt définitif du 22 octobre 2003, la cour d’appel d’Alba Iulia se réfère au règlement no 13 « par lequel le Gouvernement avait décidé la restitution au profit de l’archidiocèse romano‑catholique d’Alba Iulia de la Bibliothèque Battyaneum, du Musée et de l’institut » que « son abrogation ne pouvait intervenir que par un autre règlement du Gouvernement ou par une loi du Parlement, et non par une décision de justice » (paragraphe 37 ci-dessus).

Par ailleurs, l’action engagée, en l’espèce, entre autres, par le ministère de la Culture, en tant que partie intervenante à titre principal, qui contestait la légalité de la restitution, a été rejetée.

86.  La Cour note qu’outre le règlement de 1998, le requérant invoque à son profit les obligations assumées par la partie défenderesse dans les accords entre le Saint-Siège et le Gouvernement roumain de 1927 et 1940, à savoir le respect de la propriété du requérant sur « tous les biens se trouvant, à la date du 1er janvier 1932, dans la possession et sous l’administration du Status Romano-Catholicus Transylvaniensi ». D’une part, le Gouvernement affirme que le décret du ministre des Cultes no 151 du 17 juillet 1948 a dénoncé le concordat et les accords subséquents et a abrogé leurs lois de ratification respectives. En revanche, d’après le requérant, ces accords sont toujours en vigueur, le décret d’abrogation pris par le ministre des Cultes de 1948 étant caduque, car contraire au droit international public en matière de traités.

La Cour ne juge pas nécessaire de statuer sur cette divergence, mais elle prend note du fait que le règlement de 1998, actuellement en vigueur, s’inscrit dans la lignée des obligations assumées auparavant par l’État roumain envers le Saint-Siège.

87.  En tout état de cause, la Cour relève l’exceptionnelle valeur culturelle et historique de ce patrimoine, notamment de la bibliothèque, non seulement pour la Roumanie, mais au-delà, pour le public, en général.

88.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant bénéficie à tout le moins d’une espérance légitime, fondée sur ledit règlement, pour que la question de la propriété de ces biens soit réglée rapidement, au vu de leur importance non seulement pour le requérant, mais aussi étant donné l’intérêt général en cause.

L’article 1 du Protocole nº 1 est donc applicable au cas d’espèce.

b)  Sur le respect de l’article 1 du Protocole no 1

89.  L’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 79, CEDH 2000-XII). Le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 109-110, CEDH 2000‑I et, pour des affaires concernant la propriété des minorités ethniques et religieuses, voir aussi Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, §§ 50-60, 9 janvier 2007, et Samatya Surp Kevork Ermeni Kilisesi, Mektebi Ve Mezarlığı Vakfı Yönetim Kurulu c. Turquie, no 1480/03, § 31, 16 décembre 2008). En outre, toute ingérence dans la jouissance de ce droit doit poursuivre un but légitime. De même, dans les affaires impliquant une obligation positive, il doit y avoir une justification légitime à l’inaction de l’État. Tant une atteinte au respect des biens qu’une abstention d’agir doivent ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98, et Ex‑roi de Grèce et autres, précité, § 87).

90.  Dans chaque affaire impliquant la violation alléguée de cette disposition, la Cour doit vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’État, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 73, série A no 52). A cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Vasilescu c. Roumanie, 22 mai 1998, § 51, Recueil 1998‑III).

91.  En l’espèce, le règlement d’urgence du Gouvernement du 7 juillet 1998, ratifié par la loi no 458/2003, toujours en vigueur à ce jour, impose que le statut juridique de « la Bibliothèque Batthyaneum et le musée et l’institut astrologique du diocèse romano‑catholique » soit réglé par une commission administrative chargée d’examiner les demandes de restitution.

92.  Bien que le requérant ait suivi la procédure préalable prévue par ce règlement, à ce jour, près de quatorze ans après, le protocole de remise desdits biens, auquel fait référence l’article 3 dudit règlement, n’a pas été conclu, pas plus qu’aucune autre décision, soit-elle d’octroi, de rejet ou de sursis, n’a été portée à la connaissance du requérant. A cet égard, la Cour note que le règlement du 7 juillet 1998 ne prévoit ni de date limite, ni de procédure à suivre pour parvenir au transfert des biens. En outre, le règlement ne prévoit pas de recours juridictionnel pour ce qui est de l’application de ces dispositions législatives. Ces lacunes législatives ont favorisé une procédure préalable dilatoire qui, compte tenu de son caractère obligatoire, pouvait bloquer sine die l’espérance légitime du requérant à ce que la question du statut du patrimoine identifié à la position no 13 de l’annexe au règlement du 7 juillet 1998 (Paroisse greco‑catholique Sâmbata Bihor, précité, §§ 68-71) soit finalement résolue.

93.  A cet égard, la Cour note qu’ainsi qu’il ressort des documents soumis par le Gouvernement, la commission qui devrait opérer la transmission des biens en vertu du règlement du 7 juillet 1998 ne fut jamais mise en place. De ce fait, une action en justice contre la commission prévue par le règlement du 7 juillet 1998 n’était pas envisageable, étant donné qu’elle ne s’est jamais constituée.

94.  La Cour note également que ce n’est qu’en 2004, soit près de six ans après ledit règlement, qu’en vertu d’une nouvelle loi, la compétence pour opérer le transfert des biens fut transmise à une autre commission administrative déjà constituée. Il ne ressort pas des pièces du dossier que cette nouvelle commission ait jamais communiqué au requérant le résultat, même préliminaire, de ses débats au sujet de la demande qu’il lui avait soumise. En outre, il ne ressort pas de la lettre du 26 juillet 2011 adressée par cette commission spéciale à l’agent du Gouvernement auprès de la Cour qu’une date ait été fixée pour la reprise de l’examen de cette demande.

95.  Enfin, la Cour note que les décisions de justice rendues en rapport avec les lois générales de restitution, auxquelles le Gouvernement fait référence, ne sont pas pertinentes dans la mesure où, en l’espèce, il s’agit d’une réglementation spéciale dérogeant du doit commun en la matière. Il en va de même pour les trois décisions rendues dans des litiges initiés par des paroisses orthodoxes et gréco-catholiques et fondés sur les lois générales de restitutions. En outre, datant de 2007 et 2009, ces décisions sont bien postérieures à la date d’introduction de la présente requête.

96.  Il s’ensuit qu’en l’absence de voie de recours accessible au requérant, dont l’efficacité soit démontrée en pratique et non seulement en théorie, l’exception de non épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

97.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne décèle pas de justification légitime pour l’inaction prolongée de l’État qui fait échec à la mise en œuvre du règlement de 1998, confirmé par une loi de novembre 2003. L’incertitude, qui affecte le requérant depuis maintenant quatorze ans, en ce qui concerne son intérêt à ce que le statut juridique du patrimoine réclamé soit établi, est d’autant plus difficile à comprendre si l’on considère l’importance culturelle et historique du patrimoine en question qui aurait dû appeler une action rapide afin d’assurer sa préservation et son usage approprié dans l’intérêt général.

98.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.

SUD PARISIENNE DE CONSTRUCTION C. FRANCE du 11 février 2010 Requête no 33704/04

1.  Sur l’existence d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1

28.  La Cour constate que le Gouvernement reconnaît que la requérante est titulaire d’un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, qui porte sur la créance constituée par les intérêts moratoires qui lui étaient dus en vertu de l’arrêt définitif de la cour d’appel de Paris rendu le 3 juin 1997. Le Gouvernement estime toutefois que cet arrêt ne consacre que le principe de la créance et non le montant sollicité.

29.  La Cour relève sur ce point que le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 5 juillet 2004, a reconnu que les dispositions litigieuses avaient eu pour effet de priver les entreprises intéressées, comme la requérante en sa qualité de sous-traitante, d’une fraction de la créance d’intérêts moratoires échus mais non encore mandatés qu’elles pouvaient faire valoir à la date de leur entrée en vigueur, le 1er janvier 1997. Elle note en outre que l’arrêt de la cour administrative d’appel du 3 juin 1997 ne comporte aucune mention dans ses visas, ses motifs ou son dispositif des dispositions de l’article 50 de la loi du 30 décembre 1996 et de l’arrêté du 31 mai 1997, pourtant antérieures à la date à laquelle l’arrêt précité est intervenu. En revanche, il ressort de cet arrêt que l’APHP fut condamné à verser à la requérante la somme de 1 346 952,57 francs, assortie des intérêts moratoires contractuels calculés conformément aux dispositions combinées des articles 178 et 186 ter en vigueur du code des marchés publics.

30.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que la requérante bénéficiait en l’espèce d’un intérêt patrimonial constitué, d’une part, de la créance en principal d’un montant de 1 346 952,57 francs et, d’autre part, des intérêts moratoires contractuels y relatifs. S’agissant des intérêts moratoires, la Cour constate que la modification de leur mode de calcul intervint juste avant que l’arrêt du 3 juin 1997 soit rendu. Partant, la requérante a donc un « bien », au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, lequel s’applique dès lors en l’espèce (Lecarpentier et autre c. France, no 67847/01, § 40, 14 février 2006 S.A. Dangeville c. France, n36677/97, § 48, CEDH 2002).

2.  Sur l’existence d’une ingérence

31.  La Cour note que la créance en principal que détenait la requérante ne fut nullement affectée par la loi litigieuse, et qu’elle fut payée en temps voulu. Il n’y eut donc aucune ingérence de l’Etat à cet égard. En revanche, le dispositif législatif en cause, comme l’admet le Gouvernement, a entraîné une ingérence, du fait de son caractère rétroactif, dans l’exercice des droits que la requérante pouvait faire valoir – en ce qui concerne les seuls intérêts moratoires – et, partant, dans son droit au respect de ses biens.

32.  La Cour relève que, dans les circonstances de l’espèce, cette ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, notamment, Lecarpentier et autre c. France, précité et, mutatis mutandis, les arrêts Maurice et Draon c. France [GC], nos 28719/95 et 1513/03, CEDH 2005, respectivement §§ 80 et 72). Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

3.  Sur la justification de l’ingérence

a)  « Prévue par la loi »

33.  Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse ait été « prévue par la loi », comme le veut l’article 1 du Protocole no 1.

34.  En revanche, les avis des parties divergent quant à la légitimité d’une telle ingérence. Dès lors, la Cour doit rechercher si celle-ci poursuivait un but légitime, à savoir s’il existait une « cause d’utilité publique », au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

b)  « Pour cause d’utilité publique »

35.  La Cour estime que grâce à une connaissance directe de la société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Elle rappelle que dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il appartient aux autorités nationales de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Elles jouissent ici, dès lors, d’une certaine marge d’appréciation.

36.  De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 37 ; Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 149, CEDH 2004-V).

37.  La Cour rappelle enfin que dans le cadre de plusieurs affaires relatives à une ingérence législative avec effet rétroactif dans le droit des requérants au respect de leurs biens, elle a examiné si cette intervention législative reposait sur « d’impérieux motifs d’intérêt général » (voir Lecarpentier, précité, § 48, Aubert et autres c. France, nos 31501/03, 31870/03, 13045/04, 13076/04, 14838/04, 17558/04, 30488/04, 45576/04 et 20389/05, § 84, 9 janvier 2007, et De Franchis c. France, no 15589/05, 6 décembre 2007).

38.  En l’espèce, le Gouvernement, reprenant en partie la motivation du Conseil d’Etat dans son arrêt du 5 juillet 2004, considère que le dispositif législatif en cause procède de plusieurs motifs d’intérêt général qu’il qualifie d’impérieux : corriger un dysfonctionnement économique majeur dû au bouleversement des conditions monétaires et à la très forte diminution du taux de l’inflation, rétablir une cohérence juridique et financière dans le taux des intérêts moratoires dus au titre des marchés publics afin que leur taux soit déterminé dans un rapport raisonnable à l’inflation et proche des taux réellement pratiqués sur le marché pour le financement à court terme des entreprises, et assurer une égalité de traitement entre les titulaires de marchés.

39.  La Cour considère que les motifs avancés par le Gouvernement pour justifier l’intervention législative apparaissent comme étant pertinents, suffisants et convaincants : en supprimant toute référence au taux des obligations cautionnées, qui n’avait pas été modifié depuis 1981, la loi litigieuse a eu pour objet premier de corriger un dysfonctionnement anormal que des circonstances économiques extérieures lui avaient fait subir, et d’harmoniser par l’application d’un taux d’intérêt unique le mode de calcul des intérêts non encore mandatés, quelle que soit la date de passation du marché public. La loi en cause était donc justifiée par « d’impérieux motifs d’intérêt général ». Relevant d’ailleurs que la requérante ne conteste pas la légitimité, pour l’avenir, de la loi litigieuse, la Cour estime, dans ces conditions, que l’ingérence dans les biens de la requérante servait une « cause d’utilité publique ».

40.  Il est vrai, toutefois, comme le souligne la requérante, que le taux d’intérêts moratoires ainsi fixé eut un effet rétroactif, en ce sens qu’il s’appliqua aux marchés passés comme en l’espèce avant le 19 décembre 1993, aux termes de l’article 50 de la loi du 30 décembre 1996 et de l’arrêté du 31 mai 1997.

41.  La Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, § 69) et qu’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété doit exister (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38).

42.  La Cour rappelle également qu’elle a conclu, dans plusieurs affaires, à l’absence de proportionnalité d’une ingérence législative avec effet rétroactif lorsque celle-ci avait eu pour conséquence d’anéantir la cause, au principal, des parties requérantes, et de régler ainsi le cœur du litige porté devant les juridictions nationales rendant vaine la poursuite de la procédure (Lecarpentier, précité, Aubert et autres, précité, et De Franchis, précité).

43.  Or, la Cour estime qu’il en est différemment en l’espèce. Elle relève que l’ingérence dénoncée ne portait que sur une partie du montant des intérêts de retard dus à la requérante, dès lors qu’elle ne concernait que la fixation du taux desdits intérêts. Si le dispositif législatif en cause a réglé la question du montant des intérêts moratoires que la requérante a pu récupérer, force est de constater qu’il n’a pas fait obstacle à l’exécution de l’arrêt du 3 juin 1997, dans la mesure où la requérante a pu obtenir gain de cause, au principal, devant les juridictions nationales saisies. S’agissant des intérêts moratoires dus, l’article 50 de la loi du 30 décembre 1996 n’a pas porté atteinte au droit de la requérante à obtenir réparation du préjudice subi du fait du retard de paiement, mais a corrigé, dans un rapport raisonnable à l’inflation, un écart résultant du changement des conditions monétaires intervenu depuis lors. La Cour observe, plus particulièrement, que l’application de l’article 50 de la loi précitée du 30 décembre 1996 (voir paragraphe 20 ci-dessus) a eu pour seul effet pour la requérante de fixer à son profit des intérêts moratoires – c’est-à-dire des intérêts destinés à compenser pour le créancier le retard de paiement du débiteur – à un taux adapté aux coûts réels supportés par elle du fait de ce retard, sans la faire bénéficier de façon indue de l’inflation très forte qui existait au moment où elle aurait dû recevoir le paiement en principal, inflation qui s’était beaucoup atténuée entre cette date et celle où elle a perçu le remboursement en principal, assorti des intérêts moratoires.

44.  Dans ces conditions, la Cour considère que la mesure litigieuse n’a donc pas atteint la substance même du droit de propriété de la requérante. Elle n’a pas davantage fait peser une « charge anormale et exorbitante » sur la requérante, et l’atteinte portée à ses biens a revêtu un caractère proportionné, ne rompant pas le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus.

45.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

LECARPENTIER ET AUTRE c. FRANCE du 14 FEVRIER 2006 Requête no 67847/01

"1.  Sur l’existence d’un bien au sens de l’article 1er du Protocole no

36.  La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si les requérants étaient ou non titulaires d’un « bien » susceptible d’être protégé par l’article 1er du Protocole no 1. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle se sont trouvés les époux Lecarpentier est de nature à relever du champ d’application de l’article 1er.

37.  La Cour relève tout d’abord que l’action des requérants reposait sur une disposition légale, à savoir l’article L. 312-8 du code de la consommation qui prévoyait expressément l’obligation pour la banque de joindre un tableau des amortissements à l’offre préalable de prêt. Par ailleurs, elle constate que le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 1er juin 1995 avait donné raison aux requérants. Ce jugement n’était certes pas définitif et le fait qu’il ait été assorti de l’exécution provisoire n’était pas déterminant. Mais la Cour note également que la Cour de cassation, par deux arrêts des 16 mars et 20 juillet 1994, avait déjà préalablement jugé que l’échéancier des amortissements, joint à l’offre préalable, devait préciser, pour chaque échéance, la part de l’amortissement du capital par rapport à celle couvrant les intérêts et que le non-respect de ces dispositions d’ordre public était sanctionné non seulement par la déchéance du droit aux intérêts pour le prêteur, mais encore par la nullité du contrat de prêt (paragraphe 22 ci-dessus).

38.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les requérants bénéficiaient d’un intérêt patrimonial en l’espèce qui constituait, sinon une créance à l’égard de leur adversaire, du moins une « espérance légitime », de pouvoir obtenir le remboursement de la somme litigieuse, qui avait le caractère d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1er du Protocole no 1 (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, arrêt du 29 novembre 1991, série A no 222, p. 23, § 51 ; Dangeville, précité, § 48). L’intervention d’une loi destinée à contrer les dispositions d’une précédente loi et la jurisprudence de la Cour de cassation, favorables aux requérants, viennent assurément conforter ce constat. L’article 1er du Protocole no 1 est donc applicable au cas d’espèce.

2.  Sur l’existence d’une ingérence et la règle applicable

39.  La loi litigieuse a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits que les requérants pouvaient faire valoir en vertu de la loi et de la jurisprudence en vigueur et, partant, de leur droit au respect de leurs biens.

40.  La Cour relève que, dans les circonstances de l’espèce, cette ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention (voir notamment, mutatis mutandis, les arrêts Maurice et Draon c. France [GC], nos 28719/95 et 1513/03, CEDH 2005-..., respectivement §§ 80 et 72). Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

3.  Sur la justification de l’ingérence

a)  « Prévue par la loi »

41.  Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse ait été « prévue par la loi », comme le veut l’article 1er du Protocole no 1.

42.  En revanche, les avis des parties divergent quant à la légitimité d’une telle ingérence. Dès lors, la Cour doit rechercher si celle-ci poursuivait un but légitime, à savoir s’il existait une « cause d’utilité publique », au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

b)  « Pour cause d’utilité publique »

43.  La Cour estime que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention.

44.  De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 37 ; Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 149, CEDH 2004-V).

45.  En l’espèce, le Gouvernement affirme que l’article 87 de la loi du 12 avril 1996 procède d’un motif d’intérêt général : sauvegarder l’équilibre financier du système bancaire, afin de ne pas mettre en péril l’activité économique en général.

46.  S’agissant de la décision du Conseil constitutionnel, la Cour rappelle qu’elle ne saurait suffire à établir la conformité de l’article 87 de la loi du 12 avril 1996 avec les dispositions de la Convention (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France, arrêt du 28 octobre 1999, CEDH 1999-VII, § 59). Elle note toutefois que le Conseil constitutionnel, s’inspirant de la jurisprudence de la Cour, exige désormais un intérêt général « suffisant » (cf. notamment sa décision no 2004-509 DC du 13 janvier 2005).

47.  La Cour rappelle également qu’en principe un motif financier ne permet pas à lui seul de justifier une telle intervention législative (voir, notamment, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, même §). En tout état de cause, dans les faits de l’espèce, aucun élément ne vient étayer l’argument selon lequel l’impact aurait été d’une telle importance que l’équilibre du secteur bancaire et l’activité économique en général auraient été mis en péril. Les sénateurs eux-mêmes, semble-t-il, n’ont pas reçu d’informations précises à ce sujet (paragraphe 25 ci-dessus). Outre l’absence d’évaluation crédible du coût virtuel des procédures en cours et futures, lesquelles n’ont pas davantage été recensées, force est de constater que la question ne concernait que certaines banques, à savoir celles qui n’avaient pas respecté l’obligation prévue par l’article L. 312-8 du code de la consommation. Par ailleurs, lesdites banques n’étaient pas directement exposées à un paiement de dommages-intérêts ou de pénalités, mais principalement à un remboursement de sommes préalablement perçues de leurs clients. De fait, si les bénéfices des établissements concernés auraient pu souffrir de l’absence de la loi, il n’est pas établi que leur survie et, a fortiori, l’équilibre général de l’économie nationale, auraient été menacés.

48.  Compte tenu de ce qui précède, l’intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant des particuliers devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général, ainsi que l’exige, notamment, le principe de la prééminence du droit (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 57).

49.  Dans ces conditions, la Cour a des doutes sur le point de savoir si l’ingérence dans les biens des requérants servait une « cause d’utilité publique ».

50.  En tout état de cause, la Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69) et qu’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété doit exister (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38).

51.  Or, dans les circonstances de l’espèce, l’article 87 de la loi du 12 avril 1996 a définitivement réglé le fond du litige en donnant raison à l’une des parties, privant les requérants d’une « valeur patrimoniale » préexistante et faisant partie de leurs « biens », dont ils pouvaient légitimement espérer obtenir le remboursement.

52.  De l’avis de la Cour, la mesure litigieuse a fait peser une « charge anormale et exorbitante » sur les requérants (voir, mutatis mutandis, Lallement c. France, arrêt du 11 avril 2002, § 24) et l’atteinte portée à leurs biens a revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus.

53.  Partant, il y a eu violation de l’article 1er du Protocole no 1."

UN COMPTE DE DÉPÔT EN DEVISES EST UN BIEN

GRANDE CHAMBRE ALIŠIĆ ET AUTRES c. BOSNIE-herzégovine, Croatie,

 Serbie, Slovénie et ex-République yougoslave de Macédoine

du 16 juillet 2014 requête 60642/08

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Les comptes d'épargne en devise de deux banques de l'ex Yougoslavie ne sont pas encore remboursés. Sont responsables la Serbie et la Slovénie, les deux États propriétaires des banques. Les autres États ne sont pas responsables.

1.  Applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1

97.  La Cour a conclu au paragraphe 80 ci-dessus que les dépôts en devises, objet des griefs des requérants, sont des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, cette disposition trouve à s’appliquer en l’espèce.

2.  Observation de l’article 1 du Protocole no 1

a)  Règle applicable

98.  Ainsi que la Cour l’a déclaré à plusieurs reprises, l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 61, série A no 52, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999‑II, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 44, CEDH 1999‑V, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 93, 25 octobre 2012).

99.  En l’espèce, la Cour observe qu’en raison de diverses mesures adoptées au niveau national les requérants se trouvent depuis plus de vingt ans dans l’incapacité de disposer de leurs fonds. Si le gel des comptes bancaires des intéressés pouvait passer, au moins au départ, pour une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens de la troisième règle de l’article 1 du Protocole no 1, on peut se demander si l’indisponibilité de ces fonds pendant une période aussi longue ne constitue pas une « privation » de biens au sens de la deuxième règle énoncée par cette disposition. Toutefois, la Cour ayant conclu que la législation des États successeurs n’avait pas annulé ou invalidé d’une autre manière les créances des requérants (paragraphes 77 à 81 ci-dessus), et les États concernés ayant reconnu que les épargnants tels que les requérants devaient en principe pouvoir disposer de leurs avoirs, on ne peut dire que les intéressés aient été formellement privés de leurs biens. Pour les mêmes raisons, la Cour estime que le différend sur lequel porte la présente affaire ne peut être assimilé de manière évidente à une expropriation de fait. Dans ces conditions, et eu égard à la complexité des questions de fait et de droit qui se posent en l’espèce, la Cour estime que la violation du droit de propriété alléguée par les requérants ne relève pas d’une catégorie précise (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 106, CEDH 2000‑I, et Zolotas c. Grèce (no 2), no 66610/09, § 47, CEDH 2013). Dès lors, il convient d’examiner la présente affaire sous l’angle du principe général posé par la première règle de l’article 1 du Protocole no 1.

b)  Nature de la violation alléguée

100.  L’article 1 du Protocole no 1 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte injustifiée de l’État au respect de ses biens. L’article 1 de la Convention dispose quant à lui que chaque État contractant « reconnaî[t] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans] la (...) Convention ». Cette obligation générale peut impliquer des obligations positives inhérentes à la garantie d’un exercice effectif des droits consacrés par la Convention. En ce qui concerne l’article 1 du Protocole no 1, de telles obligations positives peuvent conduire l’État à devoir prendre les mesures nécessaires à la protection du droit de propriété (voir Broniowski, précité, § 143, et les références qui s’y trouvent citées, ainsi que Likvidējamā p/s Selga et Vasiļevska c. Lettonie (déc.), nos 17126/02 et 24991/02, §§ 94-113, 1er octobre 2013).

101.  La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1 ne se prête toutefois pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’État ou sous celui d’une ingérence des pouvoirs publics demandant une justification, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. Il est vrai également que les objectifs énumérés au paragraphe 2 peuvent jouer un certain rôle dans l’appréciation de la question de savoir si un équilibre entre les exigences de l’intérêt public et le droit de propriété fondamental du requérant a été ménagé. Dans les deux hypothèses, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les dispositions à prendre afin d’assurer le respect de la Convention (Broniowski, précité, § 144, et les références qui s’y trouvent citées).

102.  En l’espèce, les intéressés se plaignent de ne pas pouvoir retirer les fonds déposés dans les banques en question. L’indisponibilité de leurs avoirs découle d’un certain nombre d’éléments, notamment de l’insuffisance des ressources des banques en cause, du gel des comptes imposé par la loi et du fait que les autorités n’ont pas pris de mesures propres à permettre aux épargnants se trouvant dans la situation des requérants de disposer de leurs avoirs. Cet état de choses peut fort bien s’analyser comme une entrave à l’exercice effectif du droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1 ou comme un manquement à l’obligation de permettre l’exercice de ce droit (voir Zolotas (no 2), précité, §§ 40, 47 et 53, où la Cour a jugé que la mesure litigieuse s’analysait en une ingérence et que l’État défendeur avait certaines obligations positives). Eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour juge inutile de trancher le point de savoir s’il faut envisager la cause sous l’angle des obligations positives qui auraient pu peser sur les États défendeurs ou sous celui de leurs obligations négatives. Elle recherchera si la conduite des États défendeurs – que cette conduite puisse être caractérisée comme une ingérence ou comme une inaction, ou encore comme une combinaison des deux – était justifiée au regard des principes de légalité, de légitimité du but poursuivi et de proportionnalité (Broniowski, précité, § 146).

c)  Sur le respect par les États défendeurs du principe de légalité

103.  La première exigence de l’article 1 du Protocole no 1, qui est également la plus importante, est celle de légalité : en effet, la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention. Le principe de légalité présuppose également l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Broniowski, précité, § 147, et les références qui s’y trouvent citées).

104.  En l’espèce, la question du respect du principe de légalité ne fait pas l’objet d’une controverse explicite entre les parties. La Cour ne voit de son côté aucune raison de considérer que ledit principe a été méconnu. La situation dont les intéressés se plaignent, à savoir l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de retirer leurs avoirs au moins depuis la dissolution de la RSFY, a manifestement une base légale en droit interne (voir, entre autres, les paragraphes 54-58 ci-dessus).

d)  Sur le respect par les États défendeurs du principe de « légitimité du but poursuivi »

105.  Toute ingérence dans la jouissance d’un droit reconnu par la Convention doit poursuivre un but légitime. De même, dans les affaires impliquant une obligation positive, il doit y avoir une justification légitime à l’inaction de l’État. Le principe du « juste équilibre » inhérent à l’article 1 du Protocole no 1 lui-même suppose l’existence d’un intérêt général. De surcroît, il convient de rappeler que les différentes règles incorporées dans l’article 1 du Protocole no 1 ne sont pas dépourvues de rapport entre elles et que la deuxième et la troisième ne sont que des cas particuliers d’atteintes au droit au respect des biens. Il en découle, notamment, que l’existence d’une « cause d’utilité publique » requise par la deuxième phrase, ou encore « l’intérêt général » mentionné dans le deuxième alinéa, constituent des corollaires du principe énoncé à la première phrase. En conséquence, une ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens, au sens de la première phrase de l’article 1, doit également poursuivre un but d’utilité publique (Beyeler, précité, § 111).

106.  Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des mesures applicables dans le domaine de l’exercice du droit de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention. Le législateur disposant d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Broniowski, précité, § 149, et les références qui s’y trouvent citées). La Cour a déjà jugé qu’il en va nécessairement de même lorsque sont en cause des bouleversements aussi radicaux que la dissolution d’un État suivie d’une guerre, phénomènes qui entraînent inévitablement l’adoption de lois économiques et sociales de grande ampleur (Suljagić, précité, § 42).

107.  Eu égard à la large marge d’appréciation reconnue aux États défendeurs, la Cour estime que le principe de légitimité du but poursuivi a également été respecté en l’espèce. Selon le gouvernement serbe, les mesures incriminées visaient à protéger la liquidité des finances de l’État face aux difficultés économiques et à l’effondrement financier auxquels le pays était confronté (paragraphe 91 ci-dessus). Les autres États défendeurs n’ont pas formulé d’observations sur ce point. Toutefois, la Cour est disposée à admettre que, après la dissolution de la RSFY et les conflits armés qui s’en sont suivis, les États défendeurs ont dû prendre des mesures pour protéger leur système bancaire et, plus généralement, leur économie. Eu égard au montant total des « anciens » fonds d’épargne en devises, il est évident qu’aucun des États successeurs n’était en mesure d’autoriser leurs détenteurs à les retirer de manière incontrôlée. Aussi la Cour examinera‑t‑elle la question principale qui se pose en l’espèce, celle de savoir si un « juste équilibre » a été ménagé entre l’intérêt général et les droits des requérants découlant de l’article 1 du Protocole no 1.

e)  Sur le respect par les États défendeurs du principe du « juste équilibre »

i.  Principes généraux

108.  Toute mesure d’ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens comme toute inaction à cet égard doivent ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En conséquence, dans chaque affaire où une allégation de violation de l’article 1 du Protocole no 1 est en cause, la Cour doit vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’État, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive. Pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à cette disposition, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention vise à sauvegarder des droits « concrets et effectifs ». À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative ou administrative, ou qu’elle tienne aux pratiques mises en œuvre par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Broniowski, précité, §§ 147-151).

ii.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

109.  Dans sa décision du 17 octobre 2011 déclarant la requête recevable, la chambre a constaté que la garantie légale accordée par la RSFY aux « anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans les banques en cause n’avait pas été appelée avant la dissolution de la RSFY et en a déduit que les obligations contractées par ces banques au titre de ces dépôts n’avaient pas été transférées à la RSFY. En outre, elle a relevé que jusqu’à la dissolution de la RSFY, les succursales de la Ljubljanska Banka Ljubljana et celles d’Investbanka avaient, conformément au droit civil de la RSFY et aux inscriptions portées au registre des sociétés, agi au nom et pour le compte de leurs maisons-mères respectives. La chambre en a conclu que, jusqu’à la dissolution de la RSFY, la Ljubljanska Banka Ljubljana et Investbanka étaient demeurées responsables des « anciens » fonds d’épargne en devises reçus en dépôt par leurs succursales respectives (paragraphe 67 de l’arrêt de la chambre).

110.  Les parties avaient du reste admis que telle était la situation dans les mémoires sur le fond de l’affaire qu’elles avaient soumis à la chambre, et elles n’ont pas dit autre chose dans leurs plaidoiries devant la Grande Chambre.

111.  Dans ces conditions, la Grande Chambre approuve et fait sienne la conclusion de la chambre.

112.  La Cour constate par ailleurs qu’après la dissolution de la RSFY la Ljubljanska Banka Ljubljana et Investbanka sont demeurées responsables des « anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans leurs succursales bosniennes respectives, ce que le droit et la pratique internes exposés aux paragraphes 44, 45, 49 et 51 ci-dessus établissent de manière certaine. Il convient notamment de relever que les juridictions slovènes et serbes ont jugé que l’ancienne Ljubljanska Banka Ljubljana et Investbanka demeuraient responsables des « anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans leurs succursales étrangères respectives.

113.  S’il est exact que les mentions inscrites au registre des sociétés pendant la période 1993-2004 indiquent qu’une banque bosnienne dénommée Ljubljanska Banka Sarajevo était elle aussi responsable des « anciens » fonds d’épargne en devises déposés auprès de la succursale de Sarajevo de la Ljubljanska Banka Ljubljana, des juridictions bosniennes et slovènes ont jugé que les inscriptions portées au registre des sociétés pendant la guerre étaient illégales dès l’origine (paragraphes 30-35 et 51 ci‑dessus) et en ont ordonné la radiation. La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter des conclusions de ces juridictions. Elle a d’ailleurs dit à maintes reprises que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter la législation interne et que son rôle à elle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011, et Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, § 80, 25 mars 2014).

114.  La Grande Chambre ayant conclu que la Ljubljanska Banka Ljubljana et Investbanka étaient et demeurent responsables des « anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans leurs succursales bosniennes respectives, elle doit rechercher, comme l’a fait la chambre, si le non‑paiement par ces banques de leurs dettes à l’égard des requérants est imputable à la Slovénie et à la Serbie. À cet égard, la Cour rappelle qu’un État peut être tenu aux dettes contractées par une société publique, fût-elle dotée d’une personnalité juridique autonome, dès lors qu’elle ne jouit pas vis-à-vis de l’État d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante pour que celui-ci puisse se trouver exonéré de sa responsabilité au regard de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Mikhaïlenki et autres c. Ukraine, nos 35091/02 et autres, §§ 43-46, CEDH 2004‑XII, Cooperativa Agricola Slobozia-Hanesei c. Moldova, no 39745/02, §§ 17-19, 3 avril 2007, Yershova c. Russie, no 1387/04, §§ 54-63, 8 avril 2010, et Kotov, précité, §§ 92-107). Dans les affaires précitées, pour apprécier si l’État était effectivement responsable de pareilles dettes, la Cour s’est fondée sur les principaux critères suivants : le statut juridique (de droit public ou de droit privé) de la société concernée, la nature de ses activités (missions de service public ou activités commerciales ordinaires), le cadre d’exercice de ses activités (monopole ou secteur hautement réglementé), et son indépendance institutionnelle (mesurée à l’aune du niveau de participation de l’État au capital social) et opérationnelle (appréciée au regard de l’étendue de la surveillance et du contrôle exercés sur elle par l’État).

115.  Dans certaines affaires, la Cour a également recherché si l’État était directement responsable des difficultés financières de la société concernée, s’il avait détourné, au détriment de celle-ci ou de ses partenaires, des fonds appartenant à la société et s’il avait porté atteinte à son indépendance ou abusé d’une autre manière de sa personnalité morale (Anokhin c. Russie (déc.), no 25867/02, 31 mai 2007, et Khachatryan c. Arménie, §§ 51-55, no 31761/04, 1er décembre 2009). Enfin, la Cour a jugé que les sociétés en propriété collective, très répandues en RSFY et encore courantes en Serbie, ne jouissaient généralement pas vis-à-vis de l’État d’une « indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante » pour que celui-ci puisse se trouver exonéré de sa responsabilité au regard de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, R. Kačapor et autres, précité, §§ 96-99, et Zastava It Turs c. Serbie (déc.), no 24922/12, §§ 19-23, 9 avril 2013).

116.  Bien que la jurisprudence décrite ci-dessus concerne des sociétés qui ne sont pas des établissements financiers, la Cour estime qu’elle trouve à s’appliquer aux banques ici en cause. À cet égard, elle note que la Ljubljanska Banka Ljubljana appartient à l’État slovène et qu’elle est contrôlée par un organisme gouvernemental slovène, le Fonds pour la succession (paragraphe 49 ci-dessus). Le fait que la Slovénie ait apporté à la loi constitutionnelle de 1991 une modification par laquelle la plupart des actifs de la Ljubljanska Banka Ljubljana ont été transférés à une nouvelle banque au détriment de la première et de ses partenaires (ibidem) revêt par ailleurs une importance cruciale. Cette opération démontre en effet que l’État slovène a disposé à sa guise des actifs de la Ljubljanska Banka Ljubljana (comparer avec Khachatryan, précité, § 51). En conséquence, la Grande Chambre approuve et fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle il existe des motifs suffisants pour imputer à la Slovénie la responsabilité des dettes de la Ljubljanska Banka Ljubljana à l’égard de Mme Ališić et de M. Sadžak. De surcroît, la Cour observe que certains éléments du dossier indiquent que la plupart des fonds déposés auprès de la succursale de Sarajevo de la Ljubljanska Banka Ljubljana aboutissaient en fin de compte en Slovénie (paragraphe 18 ci-dessus).

117.   En ce qui concerne Investbanka, la Cour relève que c’est aussi une société publique, qu’elle appartient à l’État serbe, et qu’elle est administrée par un organisme gouvernemental serbe, l’Agence serbe de garantie des dépôts (paragraphe 47 ci-dessus). Qui plus est, la loi de 2001 sur la privatisation a contraint Investbanka à abandonner, à son détriment et à celui de ses partenaires, les importantes créances qu’elle détenait sur des sociétés publiques et des sociétés en propriété collective (ibidem). Autrement dit, la Serbie a disposé à sa guise des actifs d’Investbanka, comme la Slovénie a disposé de ceux de la Ljubljanska Banka Ljubljana. En conséquence, la Grande Chambre approuve et fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle il existe des motifs suffisants pour imputer à la Serbie la responsabilité des dettes d’Investbanka à l’égard de M. Šahdanović.

118.  La Cour tient à préciser que la portée des conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus est circonscrite aux faits de l’espèce. Ces conclusions n’impliquent pas que les États ne pourront jamais restructurer une banque défaillante sans être tenus pour directement responsables de ses dettes sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 (Kotov, précité, § 116, et Anokhin, décision précitée). Contrairement à la thèse défendue par la Slovénie (paragraphes 93-94 ci-dessus), elles ne signifient pas non plus que cette disposition oblige les systèmes nationaux de garantie des dépôts à étendre systématiquement leur garantie aux succursales étrangères des banques nationales. La Cour estime que, pour les raisons énumérées ci‑dessous, la présente affaire revêt un caractère singulier. En premier lieu, la RSFY existait encore à l’époque où les requérants ont effectué les dépôts litigieux, et les succursales en question n’étaient pas des établissements implantés à l’étranger. En second lieu, la Ljubljanska Banka Ljubljana était une société publique avant même sa restructuration. En fait, la Ljubljanska Banka Ljubljana et Investbanka ont toujours été des sociétés publiques ou des sociétés en propriété collective. En conséquence, la présente affaire se distingue à l’évidence des affaires ordinaires de restructuration de banques privées insolvables. L’arrêt de la Cour de justice de l’AELE invoqué par le gouvernement slovène, qui portait sur la restructuration d’une banque privée défaillante dans un cadre juridique particulier, celui de l’Islande, n’est guère pertinent en l’occurrence. En outre, à la différence des requérants en l’espèce, les épargnants concernés dans l’affaire en question avaient été remboursés, par les autorités néerlandaises et britanniques selon le cas (paragraphes 71-73 ci‑dessus).

119.  La Cour garde à l’esprit que le gouvernement serbe a invoqué l’affaire Molnar Gabor (paragraphe 91 ci-dessus) mais précise que les dispositions de la loi serbe relative aux « anciens » fonds d’épargne en devises examinées par la Cour dans cette affaire concernaient des épargnants qui, contrairement aux requérants en l’espèce, étaient éligibles au remboursement échelonné de leurs dépôts par les autorités serbes. Dans l’arrêt Molnar Gabor, la Cour a jugé que, eu égard à la situation désastreuse de l’économie serbe à l’époque pertinente et à la marge d’appréciation accordée aux États en matière de politique économique, les mesures critiquées ménageaient un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits des intéressés. M. Šahdanović ne pouvant prétendre à un remboursement échelonné de ses avoirs par les autorités serbes, il y a lieu de distinguer la présente espèce de l’affaire Molnar Gabor.

120.  Ayant conclu à la responsabilité de la Slovénie pour les dettes de la Ljubljanska Banka Ljubljana à l’égard de Mme Ališić et de M. Sadžak, et à la responsabilité de la Serbie pour les dettes d’Investbanka à l’égard de M. Šahdanović, la Cour doit rechercher si une raison valable justifie le non‑remboursement des requérants par ces États depuis tant d’années. Les gouvernements serbe et slovène expliquent que ce retard tient principalement à ce que le droit international de la succession d’États n’obligerait les États qu’à négocier de bonne foi les questions de succession, sans leur imposer de délai pour le règlement de celles-ci. Ils soutiennent en outre que les efforts déployés par eux dans le cadre des négociations sur la succession pour que la Bosnie-Herzégovine soit reconnue responsable des « anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans les succursales bosniennes des banques slovènes et des banques serbes sont parfaitement conformes au principe de territorialité, qui est d’après eux le principe directeur du droit international de la succession d’États.

121. La Cour ne souscrit pas à la thèse de la Slovénie et de la Serbie voulant que les dépôts des requérants soient régis par le principe de territorialité. En matière de dettes d’État, le principe directeur du droit international de la succession d’États est celui de la répartition dans des « proportions équitables ». S’il est vrai que la Résolution de 2001 sur la succession d’États en matière de biens et de dettes adoptée par l’Institut de droit international applique spécifiquement le principe de territorialité aux dettes locales, les dépôts des requérants ne relèvent de toute évidence pas de cette catégorie de dettes (paragraphe 60 ci‑dessus). La Grande Chambre rejette également la thèse de la Slovénie et de la Serbie selon laquelle le droit international n’oblige les États qu’à négocier les questions de succession : en réalité il prévoit aussi que, à défaut d’accord entre les États successeurs, les dettes d’État doivent être réparties entre eux de manière équitable (ibidem).

122.  Il convient également de relever que la question de la répartition équitable des dettes d’État ici en cause appellerait une évaluation globale des biens et des dettes de l’État prédécesseur ainsi que des quotes-parts déjà attribuées à chacun des États successeurs. Cette question excède largement le cadre de la présente affaire et ne relève pas de la compétence de la Cour (Kovačić et autres, précité, § 256).

123.  Cela étant, les négociations sur la succession n’empêchaient pas les États successeurs de prendre au niveau national des mesures protectrices des intérêts d’épargnants tels que les requérants. Le gouvernement croate a remboursé à ses ressortissants une grande partie des « anciens » fonds d’épargne en devises qu’ils avaient déposés auprès de la succursale de Zagreb de la Ljubljanska Banka Ljubljana (paragraphe 43 ci-dessus), et le gouvernement macédonien a restitué la totalité de ces « anciens » fonds qui avaient été déposés auprès de la succursale de Skopje de cette banque (paragraphe 52 ci-dessus). Toutefois, les gouvernements croate et macédonien n’ont jamais abandonné leur position selon laquelle la Slovénie devrait en définitive être tenue pour responsable de ces dettes et ils ont maintenu au niveau interétatique – notamment dans le cadre des négociations sur la succession – leurs demandes de remboursement des sommes qu’ils avaient versées aux épargnants. Parallèlement, le gouvernement slovène a remboursé l’intégralité des « anciens » fonds d’épargne en devises qui avaient été déposés dans les succursales slovènes d’Investbanka et dans d’autres banques étrangères (paragraphe 48 ci‑dessus), et le gouvernement serbe s’est engagé à restituer aux ressortissants des États autres que les États successeurs de la RSFY les « anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans les succursales étrangères de banques serbes, telles que la succursale de Tuzla d’Investbanka (paragraphes 45 ci-dessus). Autrement dit, des solutions ont été trouvées pour certaines catégories de titulaires d’« anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans les succursales visées, mais non pour les requérants.

124.  Si certains retards peuvent être justifiés dans des circonstances exceptionnelles (voir Merzhoyev, précité, § 56, et, mutatis mutandis, Immobiliare Saffi, précité, § 69), la Cour estime que l’on a fait trop attendre les requérants et que, nonobstant l’ample marge d’appréciation dont elles bénéficient dans ce domaine (paragraphe 106 ci-dessus), les autorités slovènes et les autorités serbes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de propriété des requérants, qui se sont vu imposer une charge disproportionnée.

125.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 par la Slovénie à l’égard de Mme Ališić et de M. Sadžak, à la violation de cet article par la Serbie à l’égard de M. Šahdanović, et à la non-violation de cette disposition par les autres États défendeurs

UN COMPTE BANCAIRE MÊME VIDE EST UN BIEN

FILKIN c. PORTUGAL du 3 mars 2020 Requête n° 69729/12

Art 1 P1 • Respect des biens • Gel temporaire d’un compte bancaire dans le cadre d’une enquête pénale pour blanchiment • Garanties procédurales insuffisantes pour la défense des intérêts du requérant • Mesure restée appliquée plus de trois ans, par suite de retards dans l’enquête • Charge spéciale et exorbitante

a)  Principes généraux

77.  La Cour rappelle qu’une restriction temporaire à l’usage d’un bien relève du pouvoir qu’ont les États de réglementer l’usage des biens, conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes (voir UBS AG c. France (déc.), n29778/15, § 18, 29 novembre 2016, et les références qui y figurent).

78.  Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence dans le droit de propriété doit être opérée « pour cause d’utilité publique », et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52, et Granitul S.A. c. Roumanie, no 22022/03, § 46, 22 mars 2011). Lorsqu’elle contrôle le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 52, série A no 108,).

79.  Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de pouvoir contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Une ingérence dans les droits prévus par l’article 1 du Protocole no 1 ne peut ainsi avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permette de discuter des aspects présentant de l’importance pour l’issue de la cause. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018).

b)  Application de ces principes en l’espèce

i.  L’existence d’une ingérence « prévue par la loi »

80.  La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que le gel temporaire du compte bancaire du requérant a constitué une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de ses biens (paragraphe 68 ci-dessus).

81.  Elle constate ensuite que la mesure a été ordonnée le 3 février 2011 par une ordonnance du juge d’instruction près le tribunal central d’instruction criminelle sur le fondement de l’article 4 § 4 de la loi no 5/2002 du 11 janvier 2002 et de l’article 17 §§ 1-3 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008 (paragraphes 10, 55 et 56 ci-dessus). Si elle n’est pas levée avant, une telle mesure ne peut dépasser la durée maximale de l’enquête prévue à l’article 276 lu conjointement avec l’article 215 du CPP (paragraphe 54 ci-dessus). La mesure litigieuse était donc formulée par le droit interne avec suffisamment de précision pour permettre au requérant de discerner, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, fût-ce en s’entourant au besoin de conseils éclairés, la portée de la mesure litigieuse (Plechkov c. Roumanie, no 1660/03, § 89, 16 septembre 2014). Celle-ci était donc « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

ii.  But légitime

82.  La Cour observe ensuite que la mesure litigieuse a été ordonnée parce que les autorités internes soupçonnaient que la somme qui avait été transférée sur le compte bancaire du requérant provenait d’activités délictueuses, à savoir notamment le trafic de stupéfiants (paragraphe 33 ci-dessus ; pour des affaires similaires, voir Phillips c. Royaume-Uni (no 41087/98, CEDH 2001-VII) et Grayson et Barnham c. Royaume-Uni (nos 19955/05 et 15085/06, 23 septembre 2008)). La mesure litigieuse a dès lors été ordonnée pour prévenir un crime de blanchiment d’argent (paragraphes 10 ci-dessus). Par conséquent, elle visait bien la poursuite de l’intérêt général, dont l’importance a d’ailleurs déjà été soulignée dans plusieurs décisions de la Cour (voir, par exemple, Raimondo, précité, § 30 ; Riela c. Italie, no 52439/99, 4 septembre 2001 ; Grifhorst c. France, n28336/02, §§ 92-93, 26 février 2009 ; et Michaud c. France, no 12323/11, § 123, CEDH 2012). Il s’agit donc de savoir si, au vu des circonstances de l’espèce, la mesure était proportionnée au but visé, en d’autres termes, si elle a ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du droit du requérant au respect de ses biens, notamment au moyen d’une garantie juridictionnelle effective (AGOSI, précité, § 55, et Arcuri c. Italie (déc.), no 52024/99, CEDH 2001‑VII).

iii.  Proportionnalité

83.  Le requérant allègue qu’il n’a pu contester de façon effective la mesure litigieuse et que la durée pendant laquelle elle a été appliquée a fait peser sur lui une charge exorbitante.

α.  Sur les garanties procédurales

84.  Le requérant soutient ne pas avoir été à même de se défendre de façon effective contre la mesure litigieuse, pour des raisons qu’il expose comme suit :

–  il n’a pas été informé de l’application de cette mesure à son compte bancaire ;

–  il n’a pas été considéré comme partie à la procédure pénale dans le cadre de laquelle la mesure aurait été appliquée ;

–  il n’a pas eu accès au dossier d’enquête en raison du placement de celui-ci sous le secret de l’instruction ;

–  il n’a été entendu ni par le ministère public ni par le juge d’instruction.

85.  À titre liminaire, la Cour observe que l’application de la mesure litigieuse ainsi que ses renouvellements successifs jusqu’au classement sans suite de l’enquête pénale ont été ordonnés par le juge d’instruction près le TCIC à la suite de demandes émises par le ministère public (paragraphes 10, 15, 25, 31, 36, 41, 43 et 48 ci-dessus).

86.  Elle constate que le requérant n’a pas eu immédiatement notification de la décision du juge d’instruction du 3 février 2011 ordonnant l’application de la mesure litigieuse à son compte bancaire (paragraphe 10 ci-dessus), et que ce n’est qu’après avoir, de son propre chef, demandé des informations à ce sujet le 27 mai 2011 qu’il a eu officiellement connaissance de cette mesure par une ordonnance du ministère public du 30 juin 2011 (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Elle relève aussi que les prorogations successives de la mesure litigieuse ordonnées par le juge d’instruction n’ont pas non plus été portées à la connaissance de l’intéressé, pas plus que la décision ordonnant sa levée après le classement sans suite de l’enquête pénale y relative (paragraphe 51 ci-dessus).

87.  Par conséquent, la Cour considère que le requérant a été pris au dépourvu lorsque la banque l’a informé du gel opéré sur son compte (paragraphe 11 ci-dessus). Elle est d’avis qu’il aurait dû au moins être informé de l’application de la mesure litigieuse et de sa reconduction ainsi que des principaux motifs sous-jacents, d’une part, parce que la mesure en cause interférait dans son droit au respect de ses biens et, d’autre part, parce que cela lui aurait permis d’exercer ses droits au titre de l’article 60 § 1 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008, en vigueur au moment des faits, disposition qui répondait aux engagements pris par le Portugal eu égard à l’article 8 de la Convention sur le blanchiment, et qu’il faut lire avec son rapport explicatif (paragraphes 56, 58 et 59 ci-dessus). Notamment, aux termes de l’article 60 précité, lorsque, comme en la présente espèce, des biens sont saisis dans le cadre d’une procédure pénale pour un crime relatif au blanchiment de produits de provenance illicite inscrits sur un registre public au nom d’un tiers, celui-ci doit pouvoir défendre ses droits et apporter la preuve sommaire de sa bonne foi, afin d’obtenir la restitution de ses avoirs. En suivant le même raisonnement, la Cour estime que la levée de la mesure litigieuse aurait dû également être portée à la connaissance du requérant.

88.  Par ailleurs, la Cour constate que le dossier de l’enquête a été placé le 3 février 2011 sous le secret de l’instruction en vertu de l’article 86 § 3 du CPP, puis par la suite en vertu de l’article 89 § 6 du CPP, pour préserver la conduite de l’enquête (paragraphes 10 et 54 ci-dessus), ce qui a empêché le requérant d’y avoir accès (paragraphe 54 ci-dessus). La Cour admet que le secret de l’instruction se justifiait afin d’éviter des intrusions ou des actions pouvant porter atteinte aux intérêts de la justice au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (à cet égard, voir, entre autres, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 68, 15 juillet 2003). Il n’en demeure pas moins que les autorités auraient pu, si cela ne mettait pas en cause l’enquête, au moins fournir au requérant une copie des décisions pertinentes relatives à la mesure litigieuse, possibilité que prévoit l’article 86 § 9 b) du CPP (paragraphe 54 ci-dessus). Le requérant n’ayant pu consulter le dossier que le 16 septembre 2013, il est resté ainsi dans l’incertitude quant aux éléments de l’enquête pendant plus de deux ans et sept mois (paragraphe 39
ci-dessus).

89.  Certes, comme le souligne le Gouvernement, le requérant a bien reçu le 6 mars 2012, le 19 février 2013 et le 26 décembre 2013 une réponse motivée du juge d’instruction aux demandes qu’il lui avait adressées (paragraphes 19, 27 et 42 ci-dessus). Il a pu également attaquer les ordonnances du 19 février 2013 et 26 décembre 2013 devant la cour d’appel de Lisbonne (paragraphes 28 et 44 ci-dessus), qui a statué sur ses recours de façon motivée (paragraphes 33 et 47 ci-dessus), à l’issue de procédures contradictoires, contrairement à ce qu’allègue le requérant (sur l’exercice du contradictoire, voir les paragraphes 32 et 46 ci-dessus). Cependant, n’ayant pas été informé de l’application et des prorogations successives de la mesure litigieuse, le requérant ne pouvait qu’ignorer leur contenu et leurs motifs. Par conséquent, il n’a pas pu contester chacune de ces décisions, ce qui a considérablement limité la possibilité pour lui de contester efficacement la mesure litigieuse. Le requérant n’a été entendu ni par le ministère public ni par le juge d’instruction (paragraphes 65-66 ci-dessus).

90.  Compte tenu de ces constatations, la Cour estime que le requérant n’a pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes pour défendre ses intérêts dans le cadre de la procédure pénale.

β.  La durée de la mesure litigieuse

91. La Cour relève que puisqu’il n’avait pas qualité d’accusé, d’assistente ou de partie civile, le requérant n’a pas pu demander l’accélération de la procédure en vertu de l’article 108 du CPP (paragraphe 54 ci-dessus), recours préventif prévu au niveau national pour réagir aux périodes d’inactivités alléguées de la procédure pénale (Tomé Mota c. Portugal (déc.), no 32082/96, CEDH 1999‑IX). Or la mesure a été appliquée le 3 février 2011 (paragraphe 10 ci-dessus) et n’a été levée que le 24 juillet 2014 (paragraphe 52 ci-dessus), soit environ trois ans et cinq mois plus tard, période pendant laquelle le requérant est resté sans savoir quand il pourrait disposer à nouveau de ses fonds, incertitude encore accentuée par l’absence dans la législation de limite dans le temps d’une telle mesure préventive.

92.  En tenant compte de sa jurisprudence en matière de durée de procédure (voir Idalov c. Russie [GC], n5826/03, § 186, 22 mai 2012, et les références qui y figurent), la Cour admet que l’enquête pénale à l’origine de la mesure litigieuse revêtait une certaine complexité, eu égard aux infractions en cause, mais aussi à sa dimension internationale. Elle note en particulier que, pour déterminer l’origine des fonds litigieux, les autorités internes ont été contraintes de saisir, par voie de commission rogatoire, les autorités allemandes, russes et espagnoles le 26 janvier 2012, le 29 février 2012, le 19 juin 2013 et le 11 septembre 2013 (paragraphes 16, 35 et 38 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que le ministère public n’a saisi les autorités russes qu’un an après l’ouverture de l’enquête. La Cour relève encore que, le 26 décembre 2013, les autorités portugaises ne disposaient toujours pas de la traduction de la réponse qu’ils avaient reçue de celles-ci le 16 avril 2013 (paragraphes 30 et 42 ci-dessus). Si elle admet qu’il est difficile d’imposer des échéances à des autorités étrangères dans le cadre de la coopération judiciaire internationale, elle estime que les autorités portugaises avaient la possibilité d’envoyer des relances. Or ce n’est que le 19 juin 2013 qu’elles ont rappelé aux autorités allemandes qu’elles attendaient toujours leur réponse à la demande qu’elles leur avaient adressée le 26 janvier 2012 (paragraphes 16 et 34 ci-dessus).

93.  Pour ce qui est du comportement du requérant, la Cour estime que, dès lors que la procédure pénale s’est déroulée à son insu, il n’était pas raisonnable d’attendre une quelconque coopération de sa part. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement, le requérant ne peut donc être tenu pour responsable de l’allongement de la durée de la procédure.

94.  Dès lors, tout en admettant que l’enquête revêtait une certaine complexité, la Cour estime que les autorités portugaises sont responsables de l’allongement de la durée de la procédure pénale, qui a eu pour conséquence de prolonger de façon excessive la durée de la mesure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Luordo, précité, § 70).

iv.  Conclusion

95.  Étant donné que le requérant n’a pas bénéficié des garanties procédurales qui lui auraient permis de contester de manière effective la mesure litigieuse et eu égard à la durée pendant laquelle celle-ci a été appliquée, la Cour conclut que le requérant a subi une « charge spéciale et exorbitante », qui a rompu le juste équilibre devant exister entre l’intérêt général légitime poursuivi par les autorités et le droit du requérant au respect de ses biens.

Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

AKVARDAR c. TURQUIE du 29 octobre 2019 requête n° 48171/10

Violation article 1 du Protocole 1 : Les voies de notification négligées n'ont pas permis au requérant héritier de réagir pour protéger un compte bancaire inactif depuis 20 ans appartenant au défunt

ARGUMENTS DES PARTIES

1.  Arguments des parties

74.  Le requérant se plaint de ne pas avoir perçu la part des indemnités d’expropriation censée lui revenir, et il voit dans cette circonstance une violation de son droit au respect de ses biens. Il réitère ses arguments relatifs à la désignation d’un curateur et au défaut de notification faite à ses de cujus, dont, selon lui, l’identification ne posait pas de difficultés eu égard au fait que ceux-ci étaient parties à la procédure devant le tribunal du cadastre.

75.  Le Gouvernement estime que les autorités ont rempli leurs obligations en consignant les indemnités d’expropriation sur des comptes bancaires bloqués en vue de leur versement ultérieur aux propriétaires qui devaient être désignés à l’issue de la procédure relative au contentieux cadastral.

76.  Il précise que le curateur avait été dûment informé de la situation et qu’une annonce avait été passée dans la presse aux fins de l’information des bénéficiaires potentiels alors même que la loi n’aurait pas exigé une telle modalité.

77.  Par ailleurs, le Gouvernement reproche au requérant et à ses de cujus de ne pas avoir retiré les sommes en question et de ne pas les avoir non plus réclamées, ni à l’issue de la procédure d’expropriation ni même après le jugement rendu par le tribunal du cadastre le 29 juin 2004.

78.  Le requérant rétorque que ce n’est qu’à la date à laquelle le jugement du tribunal du cadastre est devenu définitif qu’il a acquis la possibilité de demander des indemnités d’expropriation. Or, selon lui, les fonds versés sur les comptes bancaires bloqués n’étaient plus disponibles à cette date. À ce propos, le requérant soutient que, d’après la législation bancaire, le solde des comptes restés inactifs pendant plus de dix ans est versé aux autorités.

79.  Le Gouvernement confirme que la législation bancaire prévoit le versement du solde des comptes « dormants » au Fonds de garantie des dépôts bancaires (« le TMSF ») après l’écoulement d’un délai de dix ans.

80.  En l’occurrence, la Ziraat Bankası ayant, selon lui, détruit ses archives après l’écoulement dudit délai, le Gouvernement se dit dans l’impossibilité de déterminer avec précision ce qu’il est advenu des fonds.

81.  Il précise cependant que le requérant ou ses de cujus avaient la possibilité de demander au curateur de réaliser des opérations sur les comptes en question aux fins de l’interruption du cours du délai de prescription de dix ans. En cas de refus de celui-ci, le requérant ou ses de cujus auraient disposé de la possibilité de saisir la justice pour l’y contraindre. Or ils se seraient montrés négligents sur ce point. Aussi, en vertu de l’adage nemo auditur propriam turpitudinem allegans, le requérant ne serait pas fondé à se prévaloir de ses propres erreurs ou de celles de ses de cujus.

82.  Le requérant réplique qu’il n’a été procédé à aucune notification à l’endroit des personnes concernées, qu’en conséquence lui-même et ses de cujus ignoraient tout autant l’existence d’une procédure d’expropriation formelle que la nomination d’un curateur et que, dès lors, l’on ne peut leur reprocher de s’être montrés négligents. Selon lui, le recours à la notification par voie de publication avait pour but de soustraire la procédure d’expropriation aux contrôles des propriétaires des biens en cause.

ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

83.  La Cour observe que le grief sous examen concerne l’impossibilité pour le requérant d’obtenir le versement de la part des indemnités d’expropriation censée lui revenir en vertu du jugement du tribunal du cadastre en date du 29 juin 2004, qui avait déclaré ses de cujus copropriétaires des parcelles d’origine.

84.  Une telle ingérence constitue une privation de propriété relevant de la seconde norme de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, entre autres, Sud Parisienne de Construction c. France, no 33704/04, §§ 31-32, 11 février 2010 ; et pour les trois normes de la disposition précitée, voir, entre autres, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 289, 28 juin 2018).

85.  La Cour observe que les indemnités d’expropriation ont été déposées sur un compte bloqué aux fins de leur versement, à l’issue du contentieux cadastral, aux personnes qui seraient désignées comme propriétaires.

86.  La question que la Cour est appelée à trancher est celle de savoir si le requérant a perçu ou a été en mesure de percevoir la part des indemnités qui lui revenait.

87.  En l’occurrence, la Cour note que, avant que le jugement du tribunal du cadastre du 29 juin 2004 ne soit confirmé par la Cour de cassation et ne devienne définitif en 2006, le requérant n’était pas juridiquement en mesure de prétendre à une part des indemnités puisque ses de cujus n’avaient pas encore été désignés comme propriétaires.

88.  Pour la Cour, une telle impossibilité d’obtenir le paiement des indemnités tant que le contentieux sur la propriété n’a pas été définitivement tranché est tout à fait compréhensible puisque ce contentieux a précisément pour objet de déterminer les personnes qui étaient les propriétaires légitimes des biens à la date de l’expropriation et qui sont par conséquent les bénéficiaires des indemnités bloquées par l’administration sur des comptes en banque.

89.  Or il apparaît en l’espèce que, à l’issue du contentieux cadastral, les fonds n’étaient plus disponibles, de sorte que le requérant n’a pas été en mesure d’en obtenir le versement, bien que ses de cujus aient été reconnus comme copropriétaires des biens expropriés, et par là même bénéficiaires d’une partie des indemnités.

90.  À cet égard, la Cour prend note de l’information fournie par le Gouvernement selon laquelle les autorités n’ont pas retrouvé la trace des fonds auprès des établissements bancaires et ne sont pas en mesure de déterminer ce qu’il en est advenu.

91.  Elle relève que les parties semblent l’une et l’autre penser que les fonds ont pu être versés au TMSF, c’est-à-dire à l’État, en vertu de la législation relative aux comptes bancaires inactifs.

92.  À supposer que tel ait été le cas, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu à connaître de la compatibilité avec la Convention d’une législation en vertu de laquelle tout dépôt sur un compte bancaire revenait définitivement à l’État dès lors que le titulaire du compte était resté vingt ans sans réclamer les fonds ainsi déposés et sans effectuer la moindre opération sur le compte (Zolotas c. Grèce (no 2), no 66610/09, §§ 45 à 55, CEDH 2013 (extraits)). À cette occasion, elle a indiqué que la prescription poursuivait un but légitime et d’intérêt public, à savoir la liquidation, pour des raisons d’économie sociale, « des rapports juridiques créés dans un passé si lointain que leur existence devient incertaine ». Elle a précisé que ce système de prescription était raisonnable, étant donné que le délai de vingt ans était ample et qu’il n’était pas difficile ni impossible aux intéressés d’arrêter la prescription. Elle a néanmoins considéré que l’application d’une mesure aussi radicale que la prescription des prétentions afférentes à un compte bancaire était de nature à placer les détenteurs des comptes dans une situation désavantageuse par rapport à la banque ou même à l’État. Ainsi, la Cour a jugé, notamment, que le juste équilibre requis par l’article 1 du Protocole no 1 avait été rompu par le fait que le requérant n’avait pas été informé de la date à laquelle le délai de prescription était censé arriver à échéance, et qu’il n’avait donc pas eu la possibilité d’interrompre la prescription.

93.  En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement reproche au requérant de s’être montré négligent, affirmant que, même si ses de cujus n’avaient pas encore été désignés comme propriétaires, l’intéressé aurait pu demander au curateur de réaliser une opération sur le compte aux fins de l’interruption du délai de prescription.

94.  À ce sujet, la Cour considère que l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à voir le requérant ou ses de cujus entamer une quelconque démarche auprès du curateur, étant donné que ni la nomination de ce dernier ni l’expropriation ne leur avaient jamais été notifiées directement (voir paragraphe 25 ci-dessus). Si une notification a bien été faite, elle l’a été par voie de publication dans la presse, ce qui ne permet pas nécessairement de s’assurer que les intéressés aient pu en être informés.

95.  La Cour constate que ce mode de notification, qui peut souvent engendrer des conséquences fâcheuses pour son destinataire, n’a pas été utilisé en dernier recours par les autorités. Celles-ci ne semblent pas s’être interrogées sur l’opportunité d’accomplir au préalable d’autres démarches aux fins de l’identification des intéressés (comparer avec l’affaire Dilipak et Karakaya c. Turquie, nos 7942/05 et 24838/05, §§ 81 à 85, 4 mars 2014, concernant la compatibilité avec le droit à un procès équitable du recours à la notification par voie de publication sans que soient accomplies au préalable les diligences nécessaires à la détermination de l’adresse du requérant). Sur ce point, force est de constater que les de cujus du requérant étaient parties à la procédure judiciaire relative à la propriété des biens expropriés et que c’est l’existence même de cette procédure qui avait conduit à la nomination d’un curateur. Il est par conséquent difficilement compréhensible que les autorités n’aient pas cherché à obtenir l’identité et l’adresse des parties à ladite procédure pour leur notifier la décision d’expropriation et ses suites.

96.  Dans ces conditions, rien ne permet d’affirmer que le requérant ou ses de cujus avaient été dûment informés de l’existence d’une procédure d’expropriation formelle et de la nomination d’un curateur chargé de représenter leurs intérêts, et encore moins qu’ils étaient en mesure d’interrompre le délai de prescription.

97.  Compte tenu des éléments qui précèdent, la Cour constate que le requérant n’a jamais perçu la part des indemnités d’expropriation qui lui revenait, ni été concrètement en mesure de l’obtenir avant que les sommes en question ne disparaissent, et que cette situation n’est pas le résultat d’une quelconque négligence de sa part ou de la part de ses de cujus.

98.  Dès lors, même à supposer qu’elle reposât sur une base légale et qu’elle poursuivît un but légitime, l’ingérence litigieuse a rompu le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1.

99.  Il s’ensuit qu’il y a eu une violation de la disposition susmentionnée.

Arrêt ZOLOTAS c. GRÈCE du 29 janvier 2013 Requête no 66610/09

Une Banque doit prévenir que s'il n'ya pas de mouvement sur un compte, il va être fermé.

a)  Rappel des principes

39.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1, qui tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte par l’Etat au respect de ses biens, peut également impliquer des obligations positives entraînant pour l’Etat certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 134, CEDH 2004-XII, Păduraru c. Roumanie, no 63252/00, § 88, CEDH 2005-XII, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 143, CEDH 2004-V, et Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002-VII). Même dans le cadre de « relations horizontales » il peut y avoir des considérations d’intérêt public susceptibles d’imposer certaines obligations à l’Etat. Ainsi, dans l’arrêt Broniowski, § 143 (précité), la Cour a dit que les obligations positives découlant de l’article 1 du Protocole no 1 peuvent entraîner pour l’Etat certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété. Dès lors, des considérations d’intérêt général susceptibles d’imposer certaines obligations à l’Etat peuvent entrer en jeu même dans le cadre de « relations horizontales » (Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 109, 3 avril 2012).

40.  La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 1 du Protocole no 1 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables sont néanmoins comparables. Que l’on analyse l’affaire en termes d’obligation positive de l’Etat ou d’ingérence des pouvoirs publics qu’il faut justifier, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Tant une atteinte au respect des biens qu’une abstention d’agir doivent ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52 et Kotov précité, § 110).

41.  La Cour a également affirmé que, dans certaines circonstances, l’article 1 du Protocole no 1 peut imposer « certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété (...), même dans les cas où il s’agit d’un litige entre des personnes physiques ou morales » (Sovtransavto Holding, précité, § 96). Ce principe a été largement appliqué dans le contexte de procédures d’exécution dirigées contre des débiteurs privés (Fouklev c. Ukraine, n o 71186/01, §§ 89-91, 7 juin 2005 ; Kesyan c. Russie, no 36496/02, §§ 79-80, 19 octobre 2006 ; voir également Kin-Stib et Majkić c. Serbie, no 12312/05, § 84, 20 avril 2010, Marčić et autres c. Serbie, no 17556/05, § 56, 30 octobre 2007, et, mutatis mutandis, Matheus c. France, no 62740/00, §§ 68 et suiv., 31 mars 2005).

42.  Pour apprécier la conformité de la conduite de l’Etat à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Cette appréciation peut porter non seulement sur les modalités d’indemnisation applicables – si la situation s’apparente à une privation de propriété – mais également sur la conduite des parties, y compris les moyens employés par l’Etat et leur mise en œuvre. A cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’Etat. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Tunnel Report Limited c. France, no 27940/07, § 39, 18 novembre 2010).

43.  La Cour rappelle en outre sa jurisprudence selon laquelle le seul fait que les prétentions d’un requérant soient soumises à un délai de prescription ne pose aucun problème à l’égard de la Convention. L’institution de délais de prescription est un trait commun aux systèmes juridiques des Etats contractants, visant à garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et à empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus dans un passé lointain (J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 68, CEDH 2007-III ; Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).

47.  Pour la Cour, la prescription des prétentions du requérant sur son propre compte a constitué une atteinte au droit de propriété de celui-ci, mais qui ne correspondait ni à une expropriation ni à une mesure de réglementation de l’usage des biens ; elle doit donc être examinée sous l’angle de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 (voir, mutatis mutandis, Optim et Industerre c. Belgique (déc.), no 23819/06, § 35, 11 septembre 2012). Ainsi convient-il de déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre les exigences relatives à l’intérêt général de la société et les impératifs liés à la protection des droits fondamentaux de l’individu.

48.  La Cour ne doute pas que la prescription instituée par les articles 247 et 249 du code civil et l’article 3 du décret-loi no 1195/1942 poursuit un but légitime. Comme l’a souligné la cour d’appel dans son arrêt du 6 avril 2006, la prescription de vingt ans pour les contrats de dépôt irrégulier est justifiée par un but d’intérêt public : la liquidation, pour des raisons d’économie sociale, des rapports juridiques créés dans un passé si lointain que leur existence devient incertaine.

49.  La Cour, eu égard entre autres à sa jurisprudence en matière de prescription (paragraphe 43 ci-dessus), estime que le système grec de prescription susmentionné est raisonnable : le délai de vingt ans est ample et il n’est pas difficile ni impossible aux intéressés d’arrêter la prescription.

50.  En se prononçant dans l’affaire du requérant, les juridictions grecques ont suivi et appliqué la législation et la jurisprudence pertinentes en vigueur : d’une part, l’article 3 du décret-loi, qui prévoit que la prescription des prétentions du titulaire d’un compte est interrompue seulement lorsque le titulaire réclame son dépôt ou effectue une opération sur le compte ; d’autre part, l’article 260 du code civil, qui prévoit que le délai de prescription est interrompu par la reconnaissance de la prétention par la personne tenue par la prestation, en l’occurrence la banque. A cet égard, la Cour de cassation a jugé que cette reconnaissance doit avoir été adressée au créancier et lui être parvenue et que la simple inscription de la dette dans les livres de comptes de la banque ne constitue pas une reconnaissance de la prétention au sens de l’article 260 et ne peut donc interrompre le délai de prescription (paragraphes 18 et 21 ci-dessus).

51.  Toutefois, la Cour estime qu’une mesure aussi radicale que la prescription des prétentions afférentes à un compte bancaire au motif que pendant une certaine période il n’y a eu aucun mouvement sur ce compte – couplée à la jurisprudence selon laquelle l’inscription d’intérêts ne constitue pas de mouvements de compte – est de nature à placer les détenteurs des comptes, surtout lorsque ceux-ci sont de simples particuliers non rompus au droit civil ou bancaire, dans une situation désavantageuse par rapport à la banque ou même à l’Etat lorsque l’article 3 du décret-loi s’applique.

52.  La Cour note qu’en vertu de l’article 830 du code civil, si celui qui dépose une somme d’argent à la banque lui transfère le droit d’en user, la banque doit la garder et, si elle l’utilise pour son compte, elle doit rendre à la fin de la convention une somme équivalente au déposant. Le titulaire d’un compte peut alors de bonne foi s’attendre à ce que son dépôt auprès de la banque soit en sécurité, surtout lorsqu’il remarque que des intérêts sont portés sur son compte. Il est légitime qu’il escompte qu’une situation menaçant l’équilibre de la convention qu’il a conclue avec la banque et ses intérêts financiers lui soit signalée afin qu’il puisse prendre à l’avance ses dispositions pour se conformer à la loi et sauvegarder son droit de propriété. Cette relation de confiance est inhérente aux opérations bancaires et au droit y relatif.

53.  La Cour rappelle, par ailleurs, que le principe de la sécurité juridique est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et constitue l’un des éléments fondamentaux de l’Etat de droit (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie, [GC], no 13279/05, § 56, 20 octobre 2011). Or, de l’avis de la Cour, l’Etat a l’obligation positive de protéger le citoyen et prévoir ainsi l’obligation des banques, compte tenu des conséquences fâcheuses que peut avoir la prescription, de tenir informé le titulaire d’un compte inactif de l’approche de la fin du délai de prescription et lui donner ainsi la possibilité d’interrompre la prescription - en effectuant par exemple une opération sur le compte. N’exiger aucune information de ce type risque de rompre le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

54.  Faute d’une telle information, la Cour estime que le requérant a été amené à supporter une charge excessive et disproportionnée qui ne saurait se justifier ni par la nécessité de liquider les rapports juridiques dont l’existence serait incertaine – comme l’a affirmé en l’espèce la cour d’appel – ni par le bon fonctionnement du système bancaire.

55.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1 dans le chef du requérant.

UN PRET BANCAIRE EST UN BIEN

Antonopoulou c. Grèce du 11 Février 2021 requête no 46505/19

Article 1du Protocole 1 : Remboursement en euros d’un prêt immobilier conclu en francs suisses : requête irrecevable

L’affaire concerne la conclusion d’un contrat de prêt et son remboursement : la requérante se plaint d’avoir dû rembourser à la banque une somme en euros bien supérieure à celle qu’elle avait empruntée en francs suisses. La Cour constate que le droit interne offrait à la requérante des voies de recours adéquates pour faire valoir ses droits relatifs au respect des biens. La requérante a utilisé la voie du recours en annulation devant les juridictions civiles de la clause du contrat de prêt qu’elle estimait abusive. Elle a pu demander en justice la renégociation ou même la résiliation du contrat sur le fondement de l’article 388 du code civil. Enfin, le contrat en cause offrait la possibilité de demander à tout moment à la banque la conversion de la devise du prêt en euros et de s’assurer contre le risque de l’augmentation des mensualités des remboursements. Le cadre légal mis en place par l’État offrait donc à la requérante un mécanisme lui permettant de faire respecter les droits garantis par l’article 1 du Protocole n° 1. Cette décision est définitive remboursement de sa dette en euros sur la base de la parité avec le franc suisse au taux de change en vigueur au jour du remboursement ; deuxièmement, que soit reconnue comme seule modalité possible de conversion en euros de la somme due en francs suisses, le cours de change des deux monnaies en vigueur au jour du décaissement du prêt ; et troisièmement, que soit reconnu qu’elle n’était plus débitrice des sommes supplémentaires envers la banque, sur la base du contrat de prêt litigieux. Le tribunal rejeta les demandes. Mme Antonopoulou ne forma pas appel contre le jugement mais se pourvut directement en cassation. La première chambre de la Cour de cassation, estimant qu’il s’agissait d’une question d’intérêt général, renvoya l’affaire devant la formation plénière. La Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante.

FAITS

La requérante, Mme Xanthi Antonopoulou, est une ressortissante grecque née en 1957 et résidant à Thessalonique. Afin d’acheter un appartement, Mme Antonopoulou, qui possédait une petite entreprise d’artisanat, conclut avec la banque Eurobank Ergasias, un contrat de prêt pour un montant de 243 225 francs suisses (correspondant à 150 000 euros (EUR) à la date du décaissement le 10 janvier 2007), en hypothéquant ledit appartement. Sur le conseil de la banque, elle accepta le prêt en francs suisses. Le contrat donnait la possibilité de convertir le prêt de francs suisses en euros. Le prêt fut assuré contre le risque de décès ou d’incapacité totale. Mme Antonopoulou qui conclut également une assurance auprès de la banque contre le risque de modification du taux de change et versa pendant plusieurs années en euros les mensualités du remboursement du prêt, jusqu’au 26 février 2015. En raison de son incapacité d’honorer ses obligations contractuelles à partir du 24 août 2011, suite à une cécité et la cessation de son activité professionnelle, Mme Antonopoulou demanda et obtint la conclusion d’une convention réglementant le remboursement du prêt. Au total, quatre conventions de modification du contrat initial furent conclues avec la banque. Mme Antonopoulou souligne que son capital emprunté de 150 000 EUR avait atteint le 4 février 2015 la somme de 239 041,76 EUR au 4 février 2015, compte tenu de la modification de la parité. Le 18 février 2015, Mme Antonopoulou saisit le tribunal de grande instance de Thessalonique d’une action contre la banque demandant premièrement que soit reconnue caduque comme abusive la clause du contrat de prêt prévoyant la possibilité du

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour observe que la requérante a saisi le tribunal de grande instance de Thessalonique d’une action contre la banque demandant, notamment, que soit reconnue caduque comme étant abusive la clause du contrat de prêt prévoyant la possibilité du remboursement de sa dette en euros sur la base de la parité avec le franc suisse au taux de change en vigueur au jour du remboursement. Le tribunal de première instance a débouté la requérante. Le tribunal a considéré qu’il ne pouvait pas examiner cette clause – déclaratoire du contenu de l’article 291 du code civil –, sous l’angle de la directive 93/13/UE. Il a considéré d’autre part que cette clause ne pouvait pas passer pour abusive ou vague. La Cour de cassation, siégeant en formation plénière, a considéré que le tribunal de première instance n’avait pas commis d’erreur. Même si l’exclusion des clauses déclaratoires du contrôle de leur caractère abusif n’était pas transposée dans le droit interne de manière expresse par la loi n° 2251/1994, elle y était reflétée dans l’article 2 § 6 de la loi n° 2251/1994 par l’effet d’une interprétation du droit communautaire conforme au but de la directive 93/13/UE. La Cour estime que la requérante n’a pas été dans l’ignorance quant aux risques liés à la conclusion d’un contrat de prêt en francs suisses et quant à la fluctuation d’une devise aussi forte que le francsuisse pendant la durée du remboursement du prêt qui s’élevait à 25 ans. La requérante s’était assurée pendant trois ans contre le risque d’une augmentation des mensualités de ses remboursements due à une éventuelle hausse du taux de change et avait la possibilité de prolonger cette assurance. Le contrat de prêt prévoyait aussi la possibilité de demander à tout moment la conversion de la devise du prêt en euros. Enfin, quatre conventions de modification du contrat initial furent conclues entre la requérante et la banque prévoyant la réduction du montant des versements, des extensions des délais de paiement, voire la suspension provisoire du paiement de certaines mensualités. Par ailleurs, de 2007 à 2015, la requérante a payé ses mensualités sans invoquer l’impossibilité de s’acquitter de ses obligations en raison de la fluctuation du taux de change. Si elle estimait que ses capacités de remboursement étaient diminuées en raison d’un fait imprévu indépendant de sa volonté ou de la banque, l’article 388 du code civil lui offrait la possibilité de demander en justice la renégociation du prêt voire la résiliation du contrat. La Cour constate que le droit interne offrait à la requérante des voies de recours adéquates pour faire valoir ses droits relatifs au respect des biens : le recours en annulation devant les juridictions civiles de la clause du contrat de prêt qu’elle estimait abusive, voie qu’elle a utilisée ; et possibilité de demander en justice la renégociation ou même la résiliation du contrat sur le fondement de l’article 388 du code civil. À cela s’ajoutaient les possibilités offertes par le contrat de demander à tout moment à la banque la conversion de la devise du prêt en euros et de s’assurer contre le risque de l’augmentation des mensualités des remboursements. Enfin, en ce qui concerne l’effectivité de la voie de droit pour laquelle elle a opté, la Cour note que la requérante a eu l’opportunité de développer tous ses arguments devant les juridictions compétentes et d’obtenir un arrêt motivé de manière détaillée et rendu par la formation plénière de la Cour de cassation. La Cour de cassation a interprété le droit interne de manière conforme à l’interprétation que fait du droit européen pertinent la Cour de Justice de l’Union européenne. Le cadre légal mis en place par l’État offrait donc à la requérante un mécanisme lui permettant de faire respecter les droits garantis par l’article 1 du Protocole n° 1. La Cour estime la requête manifestement mal fondée et la déclare irrecevable.

CEDH

70.  Afin de se prononcer sur la question de savoir si l’État défendeur a respecté ses obligations positives en l’espèce, la Cour estime opportun de rappeler le contexte dans lequel les faits de la cause ont eu lieu. Ainsi, elle note que notamment entre 2006 et 2010 les banques accordaient aux particuliers des prêts immobiliers en francs suisses. En particulier, l’emprunteur recevait le prêt en euros, à la suite de la conversion du franc suisse en euros, au taux de change en vigueur à la date du décaissement. Ces contrats de prêt contenaient une clause stéréotypée qui prévoyait que le remboursement du prêt par le débiteur aurait lieu soit en devises, soit en euros mais au taux de change, par rapport au franc suisse, en vigueur à la date du remboursement. Cette obligation faite par le contrat aux débiteurs s’est avérée défavorable pour eux. Tandis qu’en 2007, la parité euros/franc suisse était de 1 : 1,61 environ, en 2015, en raison de la revalorisation du franc suisse, elle a atteint 1 : 1,20 environ. Cela signifiait qu’à la date du remboursement de son prêt, l’emprunteur devait rembourser une somme en euros supérieure à celle qu’il avait reçue avec le prêt.

71.  C’est ce qui a été aussi le cas de la requérante.

Le 2 janvier 2007, la requérante a conclu avec la banque Eurobank‑Ergasias un contrat de prêt pour un montant de 243 225 francs suisses, ce qui correspondait à 150 000 EUR à la date du décaissement le 10 janvier 2007. À la date de l’octroi du prêt, la parité entre le franc suisse et l’euro était de 1/1,6215, mais au 4 février 2015, elle était de 1/1,0175. La requérante a versé pendant plusieurs années les mensualités du remboursement du prêt en euros, jusqu’au 26 février 2015, mais, s’estimant lésée par l’augmentation du cours de change, elle a décidé de saisir les tribunaux.

72.  Ainsi, le 18 février 2015, se fondant sur la loi no 2251/1994 relative à la protection des consommateurs, la requérante a saisi le tribunal de grande instance de Thessalonique d’une action contre la banque demandant notamment que soit reconnue caduque comme abusive la clause du contrat de prêt prévoyant la possibilité du remboursement de sa dette en euros sur la base de la parité avec le franc suisse au taux de change en vigueur au jour du remboursement.

73.  En premier lieu, le tribunal de première instance a débouté la requérante. Il a considéré, d’une part, qu’il ne pouvait pas examiner cette clause sous l’angle de la directive 93/13/UE car elle était déclaratoire du contenu de l’article 291 du code civil, et d’autre part, qu’elle ne pouvait pas passer pour abusive ou vague (paragraphe 26 ci-dessus). En deuxième lieu, la Cour de cassation, siégeant en formation plénière en raison de l’importance de la question juridique à trancher, a considéré qu’en admettant que l’exclusion des clauses déclaratoires du contrôle de leur caractère abusif se fondait sur une « injonction expresse de la directive 93/13/UE, le tribunal de première instance n’avait pas commis d’erreur car, même si cette exclusion n’était pas transposée dans le droit interne de manière expresse par la loi no 2251/1994, elle y était reflétée dans l’article 2 § 6 de la loi no 2251/1994 par l’effet d’une interprétation du droit communautaire conforme au but de la directive (paragraphe 31 ci-dessus).

74.  La Cour note qu’une grande partie des arguments de la requérante et du Gouvernement devant elle est consacrée à l’interprétation de la législation nationale et des textes de l’Union européenne tant par les juridictions grecques que par la Cour de justice de l’Union européenne.

75.  La Cour rappelle à cet égard que dans des affaires issues d’une requête individuelle, la Cour n’a point pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation litigieuse; elle doit se borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas dont on l’a saisie (Les saints monastères c Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-A, § 55).

76.  La Cour note que la modification du taux de change entre l’euro et le franc suisse est intervenue à une période de crise financière qui a touché toute l’Europe, et particulièrement la Grèce, et qui n’a cessé de s’aggraver pendant une longue période. Un tel changement des circonstances était sans doute imprévisible tant pour les banques que pour les emprunteurs et pour ces derniers a atteint un degré tel qui dépassait le risque assumé par un emprunteur lorsque celui-ci, à l’occasion d’un prêt immobilier dans des circonstances normales, fait un choix entre un prêt à taux fixe ou à taux variable. Face à une crise financière d’une telle envergure, l’État se doit prendre des mesures afin d’éviter que des milliers de personnes ayant contracté des prêts immobiliers aient à subir, sans qu’ils en soient responsables, une charge disproportionnée au risque de perdre leurs biens.

77.  Toutefois, en l’espèce, la Cour estime que la requérante n’a pas été dans l’ignorance quant aux risques liés à la conclusion d’un contrat de prêt en francs suisses et à la fluctuation vers le haut d’une devise aussi forte que le franc suisse pendant la durée du remboursement du prêt qui s’élevait à 25 ans.

78.  Ainsi la Cour relève que la requérante s’était assurée pendant trois ans contre le risque d’une augmentation des mensualités de ses remboursements due à une éventuelle hausse du taux de change (paragraphe 4 ci-dessus) et avait la possibilité de prolonger cette assurance, ce qu’elle n’a pas fait.

79.  En outre, le contrat de prêt prévoyait la possibilité pour la requérante de demander à tout moment la conversion de la devise du prêt en euros (paragraphe 62 ci-dessus), ce qu’elle n’a pas fait non plus.

80.  Enfin, quatre conventions de modification du contrat initial furent conclues entre la requérante et la banque, respectivement les 29 décembre 2010, 22 août 2011, 2 janvier 2012 et 21 janvier 2015, prévoyant la réduction du montant des versements, des extensions des délais de paiement, voire la suspension provisoire du paiement de certaines mensualités (paragraphes 7-9 ci-dessus).

81.  La Cour note, enfin, que de 2007 à 2015, la requérante a payé ses mensualités sans invoquer l’impossibilité de s’acquitter de ses obligations en raison de la fluctuation du taux de change. Or, si elle estimait que ses capacités de remboursement étaient diminuées en raison d’un fait imprévu indépendant d’elle ou de la banque, telle la modification brutale sur le plan international de la parité euro/franc suisse, l’article 388 du code civil (paragraphe 34 ci-dessus) lui offrait la possibilité de demander en justice la renégociation du prêt voire la résiliation du contrat. Or, ce que n’a pas demandé la requérante s’est finalement produit soudainement par la survenance de l’incapacité de celle-ci, ce qui a fait intervenir l’assurance souscrite à cet effet par elle.

82.  En bref, la Cour constate que le droit interne offrait à la requérante des voies de recours adéquates pour faire valoir ses droits relatifs au respect des biens : le recours en annulation devant les juridictions civiles de la clause du contrat de prêt qu’elle estimait abusive, voie qu’elle a d’ailleurs utilisée ; la possibilité de demander en justice la renégociation ou même la résiliation du contrat sur le fondement de l’article 388 du code civil. À cela s’ajoutent les possibilités offertes par le contrat lui-même, d’une part, de demander à tout moment à la banque la conversion de la devise du prêt en euros et de s’assurer contre le risque de l’augmentation des mensualités des remboursements. Quant à l’effectivité de la voie de droit pour laquelle elle a opté, la Cour note que la requérante a eu l’opportunité de développer tous ses arguments devant les juridictions compétentes et d’obtenir un arrêt motivé de manière détaillée et rendu par la formation plénière de la Cour de cassation.

83.  Enfin, la Cour note que la Cour de cassation, sans se référer explicitement à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, a interprété le droit interne de manière conforme à l’interprétation que fait du droit européen pertinent la Cour de Justice de l’Union européenne. En particulier, dans son arrêt récent NG et OH c. SC Banca Transilvania (paragraphe 42 ci-dessus) mais aussi dans toute une série d’arrêts portant sur les mêmes questions (paragraphe 43 ci-dessus), la Cour de Justice a en effet considéré que l’article 1, paragraphe 2, de la directive 93/13/UE (paragraphe 38 ci-dessus) doit être interprété comme signifiant qu’une clause contractuelle qui n’est pas négociée individuellement, mais qui reflète une règle laquelle, selon le droit interne, s’applique aux parties contractantes, n’est pas couverte par cette directive. Plus précisément, la Cour de justice, a-t-elle souligné, que cette clause ne peut pas être soumise à un examen quant à son caractère abusif car la législation nationale a déjà établi un équilibre entre les droits et obligations des parties dans ce type de contrats.

84.  Il s’ensuit que le cadre légal mis en place par l’État offrait à la requérante un mécanisme lui permettant de faire respecter les droits que lui garantissait l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, la Cour conclut que l’État défendeur a satisfait aux obligations positives découlant pour lui de cette disposition, et ceci à supposer même que cette dernière s’appliquait en l’espèce.

85.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention

UN RAPPEL OU UN INDÛ DE SALAIRE EST UN BIEN

Casarin c. Italie du 11 février 2021 requête n° 4893/13

Article 1 du Protocole 1 : pour les indus d'aides sociales et de salaires, l'Etat est responsable de ses erreurs, c'est une absence de bonne gouvernance qui ne doit pas être supporté par l'assuré social.

Art. 1 P1 • Respect de biens • Ingérence disproportionnée à la suite de l’action des autorités visant le remboursement de sommes versées par erreur • Marge d’appréciation plus étroite lorsque l’erreur est imputable uniquement aux autorités étatiques • Principe de « bonne gouvernance » • Erreur d’appréciation émanant de l’employeur en qui la salariée pouvait raisonnablement avoir confiance • Requérante ayant eu à supporter l’erreur de l’administration

CEDH

53.  Eu égard aux principes généraux applicables en la matière auxquels elle renvoie (Romeva, précité, §§ 55-59 et 62-73, Čakarević, précité, §§ 73‑89, Moskal, précité, §§ 50-52, et Grobelny c. Pologne, no 60477/12, §§ 55-62, 5 mars 2020) et compte tenu de ses conclusions relatives à l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no1 à la présente affaire (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour estime que la mesure litigieuse a constitué une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens. Il s’ensuit que, pour être compatible avec la norme générale énoncée à la première phrase de l’article 1 susmentionné, ladite ingérence doit remplir trois conditions : elle doit avoir été effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits de la requérante et les intérêts de la communauté (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108-114, CEDH 2000‑I, et Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 112-115, 13 décembre 2016).

a)      Sur la légalité de l’ingérence

54.  En ce qui concerne la légalité de l’ingérence, la Cour observe que l’action en répétition de l’indu a été validée par un arrêt de la cour d’appel de Turin, confirmé en cassation, sur le fondement des dispositions internes pertinentes en la matière et de la jurisprudence du Conseil d’État et de la Cour de cassation (paragraphes 30-31 ci-dessus). La mesure litigieuse était donc « prévue par la loi », comme exigé par l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.

b)     Sur le but légitime de l’ingérence

55.  Venant ensuite à la question du but légitime, en l’absence d’observations formulées sur ce point par les parties, la Cour se limite à relever que les juridictions internes ont rappelé les principes généraux propres à la notion de répétition de l’indu. Elle considère ainsi que l’ingérence répondait à un but légitime puisqu’il est dans l’intérêt public que les biens reçus sur un fondement inexistant ou ayant cessé d’exister soient restitués à l’État (Čakarević, précité, § 76).

c)      Sur la proportionnalité de l’ingérence

56.  Il reste à procéder à l’examen de la dernière condition prévue par l’article 1 du Protocole no1 : la Cour doit ainsi rechercher si l’ingérence en question a rompu le juste équilibre qui doit exister entre les exigences de l’intérêt public général, d’une part, et celles de la protection du droit de l’individu au respect de ses biens, d’autre part (Romeva, precité, § 57). Le juste équilibre sera ainsi détruit si la personne concernée supporte une charge spéciale et excessive (Béláné Nagy, précité, § 115).

57.  Tout d’abord, en ce qui concerne la « marge d’appréciation » de l’État, la Cour rappelle que le transfert de la requérante a eu lieu dans le cadre d’une procédure plus complexe de réorganisation de l’administration publique. En effet, la procédure de mobilité a été lancée dans le but de réintégrer un nombre considérable de fonctionnaires de l’Éducation nationale qui se trouvaient en sureffectif (paragraphe 5 ci-dessus). Dans ce contexte, les intéressés se sont vu reconnaître le bénéfice d’une allocation compensatrice, dont la fonction était d’éviter que le transfert de ces salariés en transit de leur administration d’origine vers un autre organisme étatique, en l’occurrence l’INPS, pût avoir un impact sur leurs salaires. Ladite allocation semblait répondre, par sa finalité, au principe interdisant la reformatio in peius du traitement économique des salariés du secteur public, en vue de favoriser la mobilité du personnel concerné et éviter que des considérations d’ordre économique pussent entraver le mouvement des salariés.

58.  La Cour observe que la mise en place de procédures de mobilité et la prévision de mesures de garantie salariale telles que l’allocation compensatrice font entrer en jeu des considérations liées aux politiques économiques et sociales qui relèvent en principe de l’ample marge d’appréciation accordée aux États dans ce domaine (voir, parmi beaucoup d’autres, Béláné Nagy, précité, § 113, et Valkov et autres c. Bulgarie, nos 2033/04 et 8 autres, § 91, 25 octobre 2011). Toutefois, cette marge peut être plus étroite lorsque, dans des cas tels que celui de l’espèce où des sommes sont versées par erreur à la partie intéressée, l’erreur est imputable uniquement aux autorités étatiques (Čakarević, précité, § 78, et Moskal, précité, § 73).

59.  Revenant aux circonstances de la cause, et notamment au comportement de la requérante, la Cour rappelle avoir déjà constaté que rien dans la présente affaire ne permet de considérer celle-ci comme responsable de l’évaluation incorrecte de son dossier et donc du versement de l’allocation compensatrice de garantie salariale (paragraphe 40 ci-dessus). L’intéressée s’est limitée à participer à l’appel à la mobilité et à fournir les informations pertinentes requises (paragraphe 7 ci-dessus). Il ressort en l’espèce que, à la différence de ce qui a été observé dans d’autres situations où l’erreur découlait d’une omission du bénéficiaire (B. c. Royaume‑Uni, n36571/06, § 39, 14 février 2012), l’erreur d’appréciation a été commise par l’INPS, cette instance ayant appliqué les dispositions relatives à la procédure de mobilité interservices concernant la requérante selon une interprétation par la suite sanctionnée comme erronée par les juridictions internes (Romeva, précité, § 68, et Čakarević, précité, §§ 79 et 80). Pendant la période des versements, les circonstances de l’espèce sont apparues à l’INPS comme univoques et l’ont conduit à considérer comme justifié le paiement intégral de l’allocation compensatrice.

60.  En outre, la Cour estime, au regard du degré de confiance que la requérante pouvait avoir en l’exactitude de la décision de l’INPS, que la nature de l’employeur revêt une certaine importance dans l’examen global de la proportionnalité de l’ingérence (Čakarević, précité, § 80). En effet, la confiance légitime d’un salarié peut raisonnablement trouver un appui différent selon les caractéristiques de l’employeur et donc de l’autorité avec laquelle ce dernier interprète et fait application de normes plus ou moins complexes.

61.  Dans le cas d’espèce, il y a lieu d’observer que l’employeur de la requérante, l’INPS, est l’organisme chargé de la gestion du système de retraite obligatoire et des autres services de sécurité sociale prévus au niveau interne. Il résulte par ailleurs que l’INPS a été impliqué dans l’activation de la procédure de mobilité, à tout le moins dans les premières phases de celle-ci (paragraphe 28 ci-dessus). La décision de procéder au versement de l’allocation compensatrice provient donc d’un employeur public à l’issue d’un processus administratif. Cela signifie que, du point de vue de la requérante, l’application des dispositions pertinentes en la matière pouvait être raisonnablement perçue comme exacte et fondée sur des actes administratifs.

62.  À cet égard, la Cour rappelle le principe selon lequel, si une décision administrative peut faire l’objet d’une révocation pour l’avenir (ex nunc), l’expectative qu’elle ne soit pas remise en cause rétroactivement (ex tunc) doit généralement être reconnue comme légitime, à moins qu’il n’existe de sérieuses raisons contraires fondées sur l’intérêt général ou de tiers (Čakarević, précité, §§ 56 et 80, avec la jurisprudence qui y est citée).

63.  La Cour note en l’occurrence que le gouvernement défendeur conteste la thèse de la partie requérante, affirmant qu’il n’y aurait eu aucune incertitude quant à l’interprétation des dispositions internes régissant la procédure de mobilité et l’application du principe de résorption à l’allocation compensatrice (paragraphes 46-50 ci-dessus).

64.  À ce titre, le Gouvernement cite un arrêt de l’assemblée plénière du Conseil d’État de 1992 (paragraphe 30 ci‑dessus) selon lequel le bénéfice du maintien sans résorption du traitement salarial plus favorable, en cas de transfert au sein d’une autre administration, ne peut s’appliquer au personnel d’entités publiques dotées d’une personnalité distincte de l’administration centrale de l’État.

65.  La Cour constate à cet égard que cette interprétation établie n’a pas été suivie par l’INPS, cette instance ayant versé la même somme à la requérante pendant des années. Il convient de noter que l’ordonnance ministérielle no 217 du 6 mai 1998 n’indiquait pas, au moins de manière explicite, si le principe de résorption était applicable ou pas à la mobilité intéressant la requérante, ses dispositions se limitant à prévoir une allocation compensatrice pour tous les salariés de l’Éducation nationale transférés. Par la suite, c’est la Cour de cassation qui est intervenue dans ce domaine, à partir de 2006, en affirmant que la règle générale de la résorption s’appliquait également aux transferts au sein de l’INPS.

66.  La Cour relève ainsi qu’une incertitude persistait quant à l’applicabilité du principe de résorption, à tel point que l’INPS a versé les sommes compensatoires à l’intéressée sans mention d’une réserve de répétition (riserva di ripetizione), et l’absence d’une telle mention (paragraphe 45 ci-dessus) ne saurait aboutir à remettre en question la confiance légitime de la requérante.

67.  De plus, la Cour note, comme déjà indiqué plus haut, que les versements se sont succédé pendant une période très longue, à savoir près de six ans. Il ne s’agit donc pas d’une erreur ponctuelle et à caractère isolé, ni d’une simple erreur de calcul que la requérante aurait pu relever, éventuellement en ayant recours à un expert. Celle-ci a pu raisonnablement considérer que lesdits versements étaient stables et destinés à être définitifs.

68.  Aussi, la Cour rappelle que le principe de « bonne gouvernance » exige que, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les autorités publiques agissent en temps utile, de manière appropriée et avec la plus grande cohérence (Beyeler, précité, § 120, Romeva, précité, § 58, et Moskal, précité, § 51).

69.  En l’occurrence, elle note que l’INPS, après avoir attendu la consolidation de la jurisprudence interne, a procédé à l’action en répétition seulement en 2008 – soit environ dix ans après le premier versement, six ans si l’on considère le moment où les autorités se sont aperçues de l’éventuelle existence d’une erreur de versement (paragraphe 52 ci‑dessus, in fine).

70.  Un autre élément que la Cour tient à souligner concerne le fait que l’allocation compensatrice est prévue par le droit interne comme un élément de garantie salariale, calculée donc sur le montant du salaire de l’ancienne fonction et versée en rapport avec l’activité ordinaire du salarié. Il ne s’agit pas d’une allocation versée en relation à une activité accessoire de travail fournie par le salarié (comme par exemple dans le cas d’indemnités liées aux heures supplémentaires), ayant ainsi un caractère sporadique, ce qui pourrait éventuellement justifier, compte tenu de son caractère ponctuel et isolé, une erreur de la part des autorités quant au montant à reconnaître aux intéressés.

71.  Enfin, la Cour constate que, même si le versement de l’allocation découle entièrement d’une erreur de l’INPS, c’est la requérante qui a été condamnée à restituer à cette instance la totalité des sommes versées en excès, sans tenir compte des circonstances entourant l’affaire (paragraphe 33 ci-dessus). Aucune responsabilité de l’État ou d’une autre entité étatique, qui a pourtant engendré la situation, n’a été établie et, qui plus est, la charge de cette erreur a pesé entièrement sur la seule requérante (voir Čakarević, précité, § 86, et Lelas c. Croatie, no 55555/08, § 77, 20 mai 2010, et, a contrario, Moskal, précité, § 70).

72.  La Cour reconnaît que la requérante a obtenu l’accord de l’INPS pour un échelonnement du remboursement. Elle rappelle toutefois que la somme demandée représente une partie significative des revenus de l’intéressée, compte tenu de la situation économique de cette dernière : au moment de la condamnation au remboursement de la somme litigieuse, la pension de retraite de la requérante s’élevait à 1 200 EUR. À l’époque, l’intéressée avait déjà commencé un traitement de chimiothérapie, qui, selon ses allégations, non contredites par le Gouvernement, a eu un impact significatif sur ses revenus (paragraphe 47 ci-dessus).

73.  Ainsi, la Cour observe que les juridictions internes, en statuant sur l’action en répétition, n’ont pris en compte ni la situation économique ni les conditions de santé de la requérante (Čakarević, précité, § 89).

d)    Conclusion

74.  à la lumière des considérations qui précèdent (paragraphes 59-73 ci‑dessus), la Cour rappelle notamment que : a) le versement d’une allocation doit être effectué à la suite d’une demande introduite par le bénéficiaire agissant de bonne foi (Čakarević, précité, § 82, Moskal, précité, § 68) ou, en l’absence d’une telle demande, par les autorités procédant de manière spontanée ; b) le versement en question doit être effectué par une entité publique, administration centrale de l’état ou autre entité publique, sur la base d’une décision prise à l’issue d’un processus administratif et présumée exacte (Romeva, précité, § 68, Čakarević, précité, § 80) ; c) il doit être fondé sur une disposition légale, réglementaire ou contractuelle, dont l’application doit être perçue par le bénéficiaire comme étant la « source » du versement (ibidem, § 83), et identifiable aussi dans son montant ; d) le versement manifestement dépourvu de titre ou reposant sur de simples erreurs de calcul est exclu ; de telles erreurs peuvent être relevées par le bénéficiaire, éventuellement en ayant recours à un expert ; e) il doit être effectué pendant une période suffisamment longue pour faire naître la conviction raisonnable de son caractère définitif et stable (ibidem, § 85, Moskal, précité, § 69) ; l’allocation versée ne doit pas être en rapport avec une activité professionnelle ponctuelle et « isolée » mais doit être liée à l’activité ordinaire ; f) enfin, le versement en question ne doit pas avoir été effectué avec mention d’une réserve de répétition.

Ainsi, la Cour juge que, au vu des circonstances particulières de l’espèce, l’ingérence subie par la requérante a été disproportionnée dès lors que, seule, celle-ci a dû supporter la charge de l’erreur commise par l’administration.

75.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

AUBERT ET AUTRES ET 8 AUTRES AFFAIRES c.FRANCE du 9 JANVIER 2007

Requêtes nos 31501/03, 31870/03, 13045/04, 13076/04, 14838/04, 17558/04, 30488/04, 45576/04 et 20389/05

"72.  La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si les requérants étaient ou non titulaires d’un « bien » susceptible d’être protégé par l’article 1er du Protocole no 1. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle se sont trouvés les requérants est de nature à relever du champ d’application de l’article 1er.

73.  La Cour relève, outre une majorité de juridictions du fond en faveur des salariés des établissements concernés, que la Cour de cassation avait adopté une position favorable à la thèse des requérants dès le 13 novembre 1990, position confirmée dans un arrêt du 16 juillet 1997. Certes, quatre arrêts en date des 9 mars, 6 avril et 4 mai 1999 avaient suscité des interrogations et entretenu l’incertitude quant aux régimes d’équivalence. Force est cependant de constater que très rapidement, à savoir dès le 29 juin 1999, la Cour de cassation a clairement réaffirmé sa position de principe sur la question, qui avait été la sienne depuis 1990. La cour suprême a d’ailleurs confirmé une nouvelle fois ce principe après l’entrée en vigueur de la loi litigieuse, par un arrêt du 24 avril 2001 publié au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, allant même à en conclure que l’application de ladite loi devait être écartée (paragraphe 53 ci-dessus).

A titre surabondant, la Cour note que, par une décision du 1er décembre 2005, la Cour de Justice des Communautés européennes a, quant à elle, estimé que la directive 93/104/CE s’opposait au système français d’équivalence relatif aux services de garde dans certains établissements sociaux et médico-sociaux et ce, indépendamment de la question, sur laquelle les parties ne s’accordent pas, de la portée directe ou indirecte de cette décision sur la rémunération subséquente à ce régime. Cette décision a entraîné une annulation partielle du décret du 31 décembre 2001 par un arrêt du Conseil d’Etat en date du 28 avril 2006 (paragraphe 60 ci-dessus).

74.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les requérants bénéficiaient d’un intérêt patrimonial en l’espèce qui constituait, sinon une créance à l’égard de leurs adversaires, du moins une « espérance légitime », de pouvoir obtenir le paiement des rappels de salaire pour les heures litigieuses, qui avait le caractère d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1er du Protocole no 1 (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, arrêt du 29 novembre 1991, série A no 222, p. 23, § 51 ; Dangeville c. France, arrêt du 16 avril 2002, Recueil des arrêts et décisions 2002-III, § 48 ; Lecarpentier c. France, no 67847/01, §§ 37-38, 14 février 2006). L’intervention d’une loi destinée à contrer la jurisprudence de la Cour de cassation, favorable aux requérant, vient assurément conforter ce constat. L’article 1er du Protocole no 1 est donc applicable au cas d’espèce.

2.  Sur l’existence d’une ingérence et la règle applicable

75.  La loi litigieuse a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits que les requérants pouvaient faire valoir en vertu de la jurisprudence en vigueur et, partant, de leur droit au respect de leurs biens.

76.  La Cour relève que, dans les circonstances de l’espèce, cette ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention (voir notamment, mutatis mutandis, les arrêts Maurice et Draon c. France [GC], nos 28719/95 et 1513/03, CEDH 2005-IX, respectivement §§ 80 et 72 ; Lecarpentier, précité, §§ 39-40). Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

3.  Sur la justification de l’ingérence

a)  « Prévue par la loi »

77.  Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse ait été « prévue par la loi », comme le veut l’article 1er du Protocole no 1.

78.  En revanche, les avis des parties divergent quant à la légitimité d’une telle ingérence. Dès lors, la Cour doit rechercher si celle-ci poursuivait un but légitime, à savoir s’il existait une « cause d’utilité publique », au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

b)  « Pour cause d’utilité publique »

79.  La Cour estime que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention.

80.  De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332, § 37 ; Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 149, CEDH 2004-V ; Lecarpentier, précité, § 44).

81.  En l’espèce, le Gouvernement affirme que l’article 29 de la loi du 19 janvier 2000 procédait d’un double motif d’intérêt général : d’une part, assurer la sécurisation juridique en limitant la portée du revirement jurisprudentiel opéré par l’arrêt du 29 juin 1999 ; d’autre part, préserver la pérennité et la continuité du service public de la santé et de la protection sociale.

82.  S’agissant de la nécessité de mettre un terme à une incertitude juridique, la Cour rappelle qu’elle a constaté que la Cour de cassation avait adopté une position favorable aux salariés, dans le cadre d’une jurisprudence de nature à permettre aux requérants d’invoquer l’existence d’un « bien » au sens de l’article 1er du Protocole no 1 (paragraphes 31-32 ci-dessus).

83.  Quant à la nécessité de préserver la pérennité et la continuité d’un service public, la Cour rappelle qu’en principe un motif financier ne permet pas à lui seul de justifier une telle intervention législative (voir, notamment, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France, arrêt du 28 octobre 1999, CEDH 1999-VII, § 59). En tout état de cause, dans les faits de l’espèce, aucun élément ne vient étayer l’argument selon lequel l’impact aurait été d’une telle importance que l’équilibre du secteur de la santé et de la protection sociale aurait été mis en péril. Le Parlement lui-même n’a pas reçu d’informations précises à ce sujet, puisqu’il ne disposait que d’une estimation, au demeurant fournie par le syndicat des associations employeurs, adversaires des requérants dans les procès en cours, fixée à quatre milliards de francs, soit pratiquement six cent dix millions d’euros. Or dans ses écritures, le Gouvernement, sans pour autant proposer des critères objectifs susceptibles de convaincre la Cour, avance quant à lui un montant de cent quatre-vingts millions d’euros. Outre l’absence d’évaluation crédible du coût virtuel des procédures en cours et futures, lesquelles n’ont pas davantage été recensées, force est de constater que la question ne concernait que certains établissements, à savoir ceux qui pratiquaient des heures de permanence de nuit en chambre de veille. Par ailleurs, les salariés relevaient de statuts différents et, partant, percevaient des rémunérations substantiellement différentes, ce qui était assurément de nature à influencer le résultat d’une estimation précise. De fait, si les budgets des établissements concernés auraient pu souffrir de l’absence de la loi, il n’est pas établi que leur survie et, a fortiori, l’équilibre général du service public de la santé et de la protection sociale, auraient été menacés.

84.  Compte tenu de ce qui précède, l’intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond des litiges pendants devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général, ainsi que l’exige, notamment, le principe de la prééminence du droit (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 57).

85.  Dans ces conditions, la Cour a des doutes sur le point de savoir si l’ingérence dans les biens des requérants servait une « cause d’utilité publique ».

86.  En tout état de cause, la Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69). Un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété doit exister (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38).

87.  Or, dans les circonstances de l’espèce, l’article 29 de la loi du 19 janvier 2000 a définitivement réglé le fond du litige en donnant raison à l’une des parties, privant les requérants d’une « valeur patrimoniale » préexistante et faisant partie de leurs « biens », dont ils pouvaient légitimement espérer obtenir le paiement.

88.  De l’avis de la Cour, la mesure litigieuse a fait peser une « charge anormale et exorbitante » sur les requérants (voir, Lecarpentier, précité, § 52) et l’atteinte portée à leurs biens a revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus.

89.  Partant, il y a eu violation de l’article 1er du Protocole no 1. La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief des requérants sous l’angle de l’article 1er du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention."

UNE PENSION DE RETRAITE EST UN BIEN

- LE CALCUL D'UNE RETRAITE EST UN BIEN

- LES MESURES D'AUSTÉRITÉ PERMETTENT DE DIMINUER LES GROSSES RETRAITES

- LA SUSPENSION D'UNE PENSION D'UN RETRAITÉ QUI TRAVAILLE

LE CALCUL D'UNE RETRAITE EST UN BIEN

Irrecevabilité du 6 octobre 2016 Mauriello c. Italie requête no 14862/07

Le non-remboursement des cotisations de retraite versées par un fonctionnaire n’ayant pas suffisamment cotisé pour avoir droit à une pension ne méconnaît pas la Convention

Article 1 du protocole n°1 (protection de la propriété)

La Cour estime que l’obligation de verser des cotisations de retraite constitue une ingérence dans le droit au respect des biens, garanti par l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention, mais constate que cette ingérence était prévue par la loi. La Cour précise que les États jouissent d’une large marge d’appréciation dans la prise de mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. L’article 1 du Protocole n° 1 n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre d’un tel régime. S’agissant des choix relatifs au système de retraite, la Convention n’impose pas aux États l’adoption d’un modèle spécifique – solidaire, mutualiste ou autre – ni la manière dont un État décide de le financer. Les États sont libres de choisir le système de retraite qu’ils estiment être le plus conforme aux exigences politiques, économiques et sociales. La Cour note que la loi reconnaît le droit à la pension aux fonctionnaires qui ont travaillé au moins 15 ans, et remarque que Mme Mauriello a cotisé pendant environ 10 ans, ce qui ne lui a pas permis de satisfaire les critères d’obtention d’une pension. Par conséquent, lorsque Mme Mauriello a commencé à travailler et à cotiser, il était déjà certain qu’elle n’obtiendrait pas un droit à pension. La Cour estime donc que la décision litigieuse n’a pas constitué une surprise pour Mme Mauriello et qu’elle était entièrement prévisible. La Cour relève que Mme Mauriello a précisé ne pas avoir pu alimenter le compte de prévoyance par des versements volontaires faute de moyens économiques suffisants, observant cependant que l’intéressée n’a fourni aucune information sur sa prétendue situation d’insuffisance économique ni sur le montant de sa pension de réversion. Par conséquent, la Cour estime que compte tenu de la large marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière, l’ingérence litigieuse ne constitue pas une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens de l’intéressée au regard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Elle rejette donc la requête pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

KANTARELIS c. GRÈCE arrêt du 3 décembre 2015 requête 6314/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Le mauvais calcul des droits à la retraite est une violation de l'article 1 du Protocole 1

30. Le Gouvernement soutient que par sa décision du 1er avril 2011, la CGE a procédé à la modification de la pension du requérant et s’est ainsi conformée totalement à l’arrêt no 577/2010 de la Cour des comptes. Le requérant a continué à recevoir régulièrement sa pension sans interruption et sans réduction du montant de celle-ci. Le fait que la CGE a initialement refusé d’augmenter ce montant ne constitue pas une atteinte au droit de propriété du requérant, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantissant pas une pension de retraite d’un montant déterminé.

31. Le Gouvernement souligne que l’arrêt no 577/2010 n’a pas fixé le montant de la pension qui devait être versé au requérant mais a renvoyé l’affaire à la CGE pour que celle-ci examine si les conditions pour un réajustement du montant se trouvaient réunies. Le 1er avril 2011, la CGE a réajusté la pension de manière rétroactive pour une durée de trois ans, conformément à l’article 60 § 1 du décret 169/2007 (qui prévoit qu’il n’est pas permis de reconnaître rétroactivement à l’encontre de l’Etat des droits de retraite pour une période dépassant trois ans).

32. Le requérant soutient que la décision de la CGE ne correspond ni à la lettre ni à l’esprit des lois pertinentes et de l’arrêt no 577/2010. Le réajustement litigieux n’incluait pas l’augmentation qui devait en résulter en application des lois no 2838/2000 et no 3016/2002. Or, le terme « réajustement » au sens propre signifie « augmentation » et non « maintien du montant versé ».

33. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie (Buyan et autres c. Grèce, no 28644/08, § 33, 3 juillet 2012). L’exécution d’un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6. La Cour a déjà reconnu que la protection effective du justiciable et le rétablissement de la légalité impliquent l’obligation pour la CGE de se plier à un jugement ou arrêt prononcé par la plus haute juridiction administrative de l’Etat en la matière (voir notamment Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil 1997‑II).

34. En l’occurrence, la Cour relève d’emblée que le 31 août 2006, la CGE a procédé à un certain réajustement de la pension de retraite du requérant (décision no 51762/2006), en la fixant à 1 395,20 euros par mois. La décision, qui a été notifiée au requérant le 9 mars 2007 précisait que si le requérant n’était pas d’accord avec le contenu de celle-ci, il pouvait, dans un délai d’un an, formuler des objections devant la CGE ou introduire un appel devant la Cour des comptes. Entretemps, le 4 octobre 2006, le requérant avait saisi la Cour des comptes d’un recours contre ce rejet tacite de sa demande de réajustement de la pension datant du 3 novembre 2005. Le 5 mars 2010, la Cour des comptes a donné gain de cause au requérant et a renvoyé l’affaire à la CGE pour se prononcer sur cette demande de réajustement de la pension.

35. Toutefois, la Cour note que dans son arrêt, la Cour des comptes ne s’est nullement référée au réajustement de la pension auquel la CGE avait procédé le 31 août 2006 au bénéfice du requérant. Il ne ressort pas du reste du dossier que cet élément avait été porté à la connaissance de celle-ci.

36. Le 1er avril 2011, et alors que la procédure engagée par le requérant depuis le 2 juillet 2010 devant le comité de trois membres de la Cour des comptes était encore pendante, la CGE a fixé la nouvelle pension du requérant au même montant que celui qui figurait dans la décision du 31 août 2006. Dans sa décision, la CGE précisait que la pension était réajustée sur le fondement de l’article 37 § 1 de la loi no 3016/2002 et de la loi no 3408/2005 portant augmentation des pensions de retraite des fonctionnaires (paragraphe 15 ci-dessus), un élément qu’elle avait écarté initialement lorsqu’elle rejetait les objections du requérant par sa décision no 1708/2007 (paragraphe 9 ci-dessus).

37. Le 13 avril 2011, le comité de trois membres a invité la CGE de se conformer à l’arrêt de la Cour des comptes dans un délai de trois mois.

38. La Cour attache beaucoup d’importance au fait qu’à cette date le comité de trois membres ne disposait pas du texte de la décision du 1er avril 2011 fixant la nouvelle pension du requérant. Cette dernière, étant notifiée au requérant seulement le 22 juillet 2011 – soit après que le comité se soit prononcé sur son cas –, n’a pas pu faire l’objet du contrôle du comité. Il en résulte que ni la décision du 31 août 2006, ni celle du 1er avril 2011 n’ont été soumis à un contrôle juridictionnel. Si le requérant conteste le mode de calcul utilisé dans la décision du 1er avril 2011 et soutient qu’il ne constitue pas une exécution de l’arrêt du 5 mars 2010 au motif qu’il n’y avait pas eu augmentation du montant fixé le 31 août 2010, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur cet aspect de l’affaire qui n’a pas été soumis à un contrôle juridictionnel interne. La Cour relève cependant que le 1er avril 2011, la CGE a indiqué expressément que la pension avait été réajustée selon les dispositions des lois no 3016/2002 et 3408/2005. Il n’en reste pas moins qu’il a fallu un an pour que la CGE prenne une décision montrant sa volonté de se conformer à l’arrêt lui intimant de se prononcer sur la demande de réajustement de la pension du 3 novembre 2005.

39. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la CGE a omis de se conformer en temps utile à l’arrêt no 577/2010 de la Cour des comptes, privant ainsi l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile. De plus, la Cour considère que dans la mesure où ledit arrêt fait naître dans le chef du requérant, une créance suffisamment établie pour être exigible (voir Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, no 301‑B), le refus de la CGE de calculer dans un délai raisonnable le montant de la pension de retraite du requérant selon les directions de la Cour des comptes a aussi entraîné la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

40. Par ailleurs, comme le 15 octobre 2011 le requérant avait à nouveau saisi la Cour des comptes se plaignant du refus continu de la CGE de se conformer à l’arrêt no 577/2010, il serait superflu de lui demander d’exercer les recours mentionnés par le Gouvernement au titre de l’épuisement des voies de recours internes.

41. En conclusion, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement et conclut qu’il y a eu violation en l’espèce des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.

ARRÊT Klein contre Autriche du 3 mars 2011 requête 57028/00

Le refus d’accorder une pension de vieillesse à un avocat ayant perdu le droit d’exercer n’était pas justifié.

LES FAITS

Le requérant, Anton Klein, est un ressortissant autrichien et ancien avocat né en 1932 et résidant à Vienne (Autriche). Il fut admis au barreau en 1964. En 1996, il perdit le droit d’exercer en tant qu’avocat à la suite d’une décision prise par le comité exécutif de l’ordre des avocats de Vienne en raison de l’ouverture d’une procédure de faillite contre lui.

En août 1997, M. Klein sollicita une pension de vieillesse de l’ordre des avocats, précisant qu’il avait exercé comme avocat de 1964 à 1995. Le comité exécutif de l’ordre rejeta la demande en juin 1998, considérant qu’en vertu des dispositions pertinentes du règlement de son fonds de pension M. Klein ne pouvait prétendre à une pension, car, ayant perdu le droit d’exercer, il n’était plus membre de l’ordre des avocats à 65 ans, âge de la retraite. M. Klein forma contre cette décision un recours, qui fut écarté par le tribunal administratif en juillet 1999. Cette juridiction déclara en particulier que l’intéressé n’avait aucun droit à une pension de vieillesse, puisqu’il n’était plus inscrit à l’ordre des avocats autrichien au moment où il avait atteint l’âge de la retraite. Par une décision du 6 octobre 1999, la Cour constitutionnelle refusa d’examiner l’affaire, l’estimant vouée à l’échec.

Le régime de pension des avocats en Autriche est financé par les cotisations obligatoires des membres du fonds de pension. En outre, l’Etat verse une somme globale annuelle, qui est répartie entre les fonds de pension des ordres des avocats régionaux et destinée à compenser les services que les avocats doivent rendre dans le cadre de l’aide juridictionnelle, pour lesquels ils ne sont pas rémunérés individuellement.

LA VIOLATION DE P1-1

La Cour estime qu’une personne affiliée à un régime de pension de vieillesse, fondé sur l’adhésion obligatoire à une organisation professionnelle durant l’exercice d’une profession, peut nourrir une espérance légitime de percevoir une pension au moment de la retraite, ce qui s’analyse donc en un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Le fait que M. Klein ne remplissait plus la condition d’affiliation à l’ordre des avocats ne saurait amener à conclure qu’il ne possédait pas un bien au sens de cette disposition, comme le soutient le gouvernement autrichien. En outre, l’ordre des avocats est un organisme de droit public ; les mesures qu’il prend engagent donc la responsabilité de l’Autriche en tant qu’Etat.

Le refus d’accorder une pension de vieillesse à M. Klein a porté atteinte à son droit au respect de ses biens. Les États membres peuvent, dans le cadre de leur marge d’appréciation, énoncer dans leur droit interne qu’un avocat qui n’a plus de ressources financières suffisantes et a été déclaré en faillite ne peut plus exercer cette profession. Toutefois, aucun élément punitif n’intervenant dans le cas de M. Klein, cet intérêt légitime ne saurait justifier de le déchoir de tous ses droits à pension.

Compte tenu du caractère obligatoire de l’affiliation au régime de pension de l’ordre des avocats et de l’obligation d’y cotiser, le but de ce régime est clairement de verser aux avocats atteignant l’âge de la retraite une pension qui correspond largement à la couverture fournie par le régime de sécurité sociale de l’Etat. Aussi, un régime de pension de vieillesse ne peut-il guère être comparé à un contrat d’assurance de dommages ayant expiré, contrairement à ce que soutient le Gouvernement. Si une telle assurance a pour objet de garantir une réparation financière en cas de dommages causés par un événement exceptionnel, un régime de pension de vieillesse vise quant à lui à fournir à ses bénéficiaires des moyens de subsistance futurs, à une période de la vie où la capacité d’une personne à gagner sa vie sera amoindrie. On ne saurait donc attendre d’un avocat qu’il s’affilie à un régime de pension complémentaire dans le cadre du régime de sécurité sociale pour se protéger contre la perte totale de sa pension pour le cas où il n’aurait plus le droit d’exercer sa profession. La Cour note en outre que le régime de pension des avocats en Autriche a été modifié en 2003 ; en effet, un avocat ne doit plus être inscrit à l’ordre des avocats au moment où il atteint l’âge de la retraite pour pouvoir prétendre à une pension de vieillesse, ce qui montre que cette condition n’était plus jugée appropriée.

En restreignant le cercle des bénéficiaires potentiels du régime de pension, l’ordre des avocats de Vienne s’est, semble-t-il, efforcé de maintenir les cotisations à son fonds à un niveau peu élevé. Toutefois, s’agissant d’un régime obligatoire, les règles doivent tenir compte de situations exceptionnelles, comme celle de M. Klein. En le privant totalement de tous ses droits à pension, alors qu’il avait cotisé au fonds de pension durant toute sa carrière, à la fois à titre individuel et collectivement, par la prestation de services dans le cadre de l’aide juridictionnelle, l’Etat n’a pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

L'INTERÊT GENERAL PRIME SUR LE DROIT DES RETRAITES

LES RÉDUCTIONS EN CAS D'AUSTÉRITÉ

YAVAŞ ET AUTRES c. TURQUIE du 5 mars 2019 requête n° 36366/06

Non violation de l'article 1 du Protocole 1 : Un Etat peut baisser les retraites pour équilibrer les budgets des retraites quand il n'y a plus assez de rentrée d'argent pour les payer.

a) Principes généraux

39. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX). La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des « valeurs patrimoniales » (ibidem). Lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence constante des tribunaux internes, c’est-à-dire lorsque la créance est suffisamment établie pour être exigible (Kopecký, précité, §§ 49 et 52, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301‑B, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018 ).

40. L’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 48, série A no 70, Slivenko et autres c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 121, CEDH 2002‑II (extraits), Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 b), CEDH 2004-IX, et Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. c. Italie, no 46154/11, § 37, 23 septembre 2014). Par ailleurs, il ne saurait s’interpréter comme ouvrant aux personnes qui ont cotisé à un régime de sécurité sociale le droit à une pension d’un montant déterminé (voir, par exemple, Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V, Janković c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000-X, et Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 39, CEDH 2004-IX), bien qu’une réduction du montant d’une allocation ou la suppression de celle-ci puisse constituer une atteinte à un bien qu’il y a lieu de justifier (Valkov et autres c. Bulgarie, nos 2033/04, 19125/04, 19475/04, 19490/04, 19495/04, 19497/04, 24729/04, 171/05 et 2041/05, § 84, 25 octobre 2011, et Grudić c. Serbie, no 31925/08, § 72, 17 avril 2012). Cependant, une créance concernant une pension peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’elle a une base suffisante en droit national, par exemple lorsqu’elle est confirmée par un jugement définitif (Pravednaya c. Russie, no 69529/01, §§ 37-39, 18 novembre 2004, Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 55, 31 mai 2011, et Varesi et autres c. Italie (déc.), no 49407/08, § 35, 12 mars 2013).

41. L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. De plus, une telle ingérence n’est justifiée que si elle poursuit un intérêt public (ou général) légitime. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention (Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, § 59, 8 décembre 2009).

42. L’article 1 du Protocole no 1 exige en outre qu’une telle ingérence soit raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 81-94, CEDH 2005-VI). Le juste équilibre à préserver sera détruit si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, Kjartan Ásmundsson, précité, § 45, Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 241, CEDH 2015, Maggio et autres, précité, § 63, et Stefanetti et autres c. Italie, nos 21838/10 et 7 autres, § 66, 15 avril 2014). À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou qu’elle tienne aux pratiques des autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 151, CEDH 2004‑V).

43. Pour apprécier la situation au regard de cette disposition, il importe de se demander si le droit du requérant à obtenir des prestations du régime de sécurité sociale en question a été enfreint d’une manière qui entraîne une atteinte à la substance des droits à pension (Domalewski, décision précitée, et Kjartan Ásmundsson, précité, § 39). Lorsque le montant d’une prestation sociale est réduit ou annulé, il peut y avoir une ingérence dans le droit au respect des biens qui nécessite d’être justifiée (Kjartan Ásmundsson, précité, § 40, Rasmussen c. Pologne, no 38886/05, § 71, 28 avril 2009, Maggio et autres, précité, § 58, et Varesi et autres, décision précitée, § 38).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

44. En ce qui concerne le statut de la caisse, les avis des parties divergent. Le Gouvernement soutient qu’il s’agit d’une caisse privée tandis que les requérants sont d’avis qu’il s’agit d’une institution publique.

La Cour note que la Caisse de maladie et de retraite des fonctionnaires et employés de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » a été créée sur le fondement de l’article 20 provisoire de la loi no 506 afin de remplir la même fonction que les autres organismes principaux œuvrant en la matière, tels l’Établissement pour la sécurité sociale et la Caisse de retraite. Au vu des considérations ci-après, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher plus avant si la caisse avait ou non un statut public en ce qui concerne les suppléments de pension qu’elle versait à ses pensionnés.

45. La Cour constate qu’en l’espèce il n’est pas contesté que les requérants, qui ont droit à une pension de retraite, étaient titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Toutefois, selon le Gouvernement, l’intervention de la sécurité sociale n’a pas constitué une atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens.

46. La Cour note qu’en l’espèce les pensions de retraite des requérants ont été diminuées, dans certains cas de près de 50 %. En conséquence, la Cour partira de l’hypothèse que la mesure imposée constituait une ingérence dans le droit au respect des biens des requérants en vertu de l’article 1 du Protocole no 1. Elle ne remet pas en cause que la mesure était « prévue par la loi » ou qu’elle poursuivait un « but légitime ». Ainsi, elle estime que la question qui peut se poser sur le terrain de la Convention est de vérifier si les requérants n’ont pas été amenés à supporter une charge excessive et disproportionnée qui, même si l’on tient compte de la grande marge d’appréciation à reconnaître à l’État en matière de législation sociale, ne saurait se justifier par les intérêts légitimes de la collectivité (voir, mutatis mutandis, Kjartan Ásmundsson, précité, §§ 40 et 45).

47. La Cour relève que dans cette affaire, en 2001, le conseil d’administration de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » constata que la caisse comprenait 105 affiliés actifs et 180 retraités, que le déficit technique s’élevait à 7 536 874 462 160 TRL (soit 5 753 340 EUR à l’époque des faits) et décida que les pensions et les prestations sociales des affiliés seraient versées dans les limites prévues par la loi no 506. Ensuite, par une décision du Conseil des ministres du 20 décembre 2001, les fonds de la caisse furent transférés à l’Établissement pour la sécurité sociale, en vertu de l’article additionnel 36 de la loi no 506, qui prévoit que « l’adaptation » est opérée en considération de la durée de cotisation et par analogie avec la situation des pensionnaires affiliés au régime général de la sécurité sociale. La Cour note que les mesures prises par le Conseil des ministres avaient pour objectif de limiter autant que possible l’éventuelle perte de la caisse des requérants et d’intégrer ceux-ci dans le système général afin qu’ils puissent continuer à bénéficier d’allocations de retraite et de différents avantages sociaux.

48. À cet égard, la Cour relève que la diminution des pensions des requérants – de moitié dans certains cas – avait pour objectif d’intégrer ces pensions au régime général prévu par la loi no 506, et estime que la méthode d’adaptation en question ne saurait passer pour déraisonnable ou disproportionnée. S’il est vrai qu’à la suite de ce transfert et de l’adaptation des pensions des requérants, ces derniers ont perdu une partie du montant alloué, il est vrai aussi qu’ils continuent à bénéficier du régime général sans aucunement subir de discrimination ou être désavantagés par rapport à ceux qui perçoivent leur pension selon ce système.

49. La Cour tient compte également du fait que l’adaptation n’a pas eu d’effet rétroactif et que la durée du service à la compagnie d’assurances a été assimilée aux périodes de cotisation au sens de la loi. Dès lors, les requérants n’ont pas perdu la pension (voir, a contrario, Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 125 et 126, CEDH 2016) qui leur était due au titre des versements effectués pendant leurs années de service, mais uniquement une partie de celle-ci (le complément) – qui était prise en charge par la caisse qui a ensuite été liquidée en raison d’un déficit excessif –, qui représentait un avantage dont ils avaient précédemment bénéficié (voir, mutatis mutandis, Frimu et autres c. Roumanie (déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, 7 février 2012).

50. Au vu de ces éléments, la Cour considère que les mesures critiquées par les requérants ne leur ont pas fait supporter une charge disproportionnée et excessive incompatible avec leur droit au respect de leurs biens.

51. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Aielli et autres et Arboit et autres c. Italie du requêtes n° 27166/18 et 27167/18

Irrecevabilité sur l'article 1 du Protocole 1 : Le réajustement de certaines pensions de retraites n’a pas enfreint les droits protégés par la Convention.

Les 10 059 requérants sont des ressortissants italiens.

La Cour européenne des droits de l’homme déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable. Cette décision est définitive. L’affaire concerne la réforme du système de réévaluation des pensions de retraite en 2012 et 2013. La Cour observe que le législateur a dû intervenir dans un contexte économique difficile. Le décretloi litigieux visait à réaliser une opération de redistribution en faveur des pensions de niveau modéré tout en préservant la viabilité du système de sécurité sociale en faveur des futures générations. La marge de manoeuvre de l’Etat italien était restreinte en raison de ressources limitées et du risque d’ouverture par la Commission européenne d’une procédure pour déficit excessif. En conclusion, la Cour estime que les effets de la réforme ne sont pas d’un niveau tel qu’ils risquent d’exposer les intéressés à des difficultés de subsistance incompatibles avec l’article 1 du Protocole n° 1.

Dans le contexte des conséquences de la crise de la dette souveraine, le 6 décembre 2011, le gouvernement italien adopta le décret-loi n° 201 (dit « Salva Italia »), converti en loi n° 214/2011. L’article 24 de cette loi, intitulé « mesures pour la réduction de la dette publique » prévoyait le blocage pour les années 2012 et 2013 de la péréquation des pensions de retraite dont le montant était supérieur à trois fois la pension minimale garantie fixée par l’Institut national de sécurité sociale (INPS). Saisie par les juridictions ordinaires sur la conformité de la disposition précitée à la Constitution, la Cour constitutionnelle jugea, dans son arrêt n° 70 du 10 mars 2015, que l’intervention législative n’avait été ni proportionnée ni raisonnable et adéquate et déclara la disposition inconstitutionnelle. Le 21 mai 2015, le Gouvernement adopta le décret-loi n° 65/2015, converti en loi n° 109/2015, modifiant avec effet rétroactif la disposition litigieuse. Saisie encore une fois, dans son arrêt n° 250 du 25 octobre 2017, la Cour constitutionnelle considéra que le législateur avait effectué une nouvelle appréciation équilibrée des principes constitutionnels et des intérêts en jeu. A la suite de l’entrée en vigueur du décret-loi n° 65/2015, les requérants, tous retraités titulaires de pensions supérieures à trois fois la pension minimale de base, adressèrent un avertissement à l’INPS. S’appuyant sur l’arrêt n° 70/2015 de la Cour constitutionnelle, ils demandèrent le rétablissement de la péréquation automatique telle que pratiquée avant l’entrée en vigueur du décret n° 201/2011. Ils saisirent ensuite les juridictions internes en soutenant l’inconstitutionnalité du décret-loi n° 65/2015 L’arrêt n° 250/2017 de la Cour constitutionnelle rejetant toute question de constitutionnalité du nouveau décret-loi, les requérants présentèrent aux juridictions saisies une demande de désistement.

Invoquant l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété), les requérants allèguent que les dispositions litigieuses du décret-loi n° 65/2015 ont produit une ingérence immédiate, pour les années 2012 et 2013, et permanente pour les effets sur les réévaluations successives, qui ne poursuivrait pas l’intérêt général et serait disproportionnée. Invoquant l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal), ils allèguent que ce décret-loi serait contraire à l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 70/2015 et serait intervenu rétroactivement sur leurs positions juridiques.

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour observe que le décret-loi n° 65/2015 ne touchait pas le montant nominal de la pension, mais réduisait le mécanisme d’adéquation de la valeur de la pension au coût de la vie. Ainsi, en appliquant la disposition litigieuse au mécanisme de péréquation pour l’année 2012, aucun impact ne se produit pour les pensions inférieures à trois fois le minimum INPS et pour les autres catégories de pensions, telles celles perçues par les requérants, l’impact négatif se mesure entre 1,62 % et 2,7 % du montant de la pension perçue. Un résultat similaire avec légère hausse peut être observé pour l’année 2013. Aux yeux de la Cour, la mesure contestée ne paraît pas avoir produit un impact significatif sur le montant des pensions des requérants pour les années 2012 et 2013. Pour ce qui est de l’incidence que cette mesure aurait eu et continuerait d’avoir à partir de 2014, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 1 du Protocole n° 1, le pouvoir législatif des États s’étend à la réduction ou à la modification du montant des prestations accordées au titre d’un régime de sécurité sociale. La Cour observe que le législateur a dû intervenir dans un contexte économique difficile. Le décret loi litigieux visait à réaliser une opération de redistribution en faveur des pensions de niveau modéré tout en préservant la viabilité du système de sécurité sociale en faveur des futures générations. La marge de manoeuvre de l’État italien était restreinte en raison de ressources limitées et du risque d’ouverture par la Commission européenne d’une procédure pour déficit excessif. La Cour attache un poids particulier à l’arrêt n° 250/2017 de la Cour constitutionnelle en ce que celle-ci a jugé équitable et respectueuse du principe de proportionnalité la prévision de plusieurs catégories de pensions ainsi que l’application progressive du blocage de la péréquation. De plus, la Cour observe qu’une disposition du décret-loi n° 65/2015 permet aux requérants de récupérer à partir de l’année 2014, une partie de la réévaluation limitée pour les années 2012 et 2013. En conclusion, la Cour estime que les effets de la réforme ne sont pas d’un niveau tel qu’ils risquent d’exposer les intéressés à des difficultés de subsistance incompatibles avec l’article 1 du Protocole n° 1. L’ingérence litigieuse ne saurait donc être considérée comme ayant fait peser une charge excessive sur les requérants. Par conséquent, ce grief est mal fondé et doit être rejeté.

Article 6

La Cour relève qu’en principe il n’est pas interdit au pouvoir législatif de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur. Les requérants ont saisi les juridictions internes après l’entrée en vigueur du décret-loi n° 65/2015, pour contester l’application dudit décret-loi à leur encontre. Il n’y a donc pas eu d’ingérence législative dans des procédures pendantes au sens de la jurisprudence de la Cour. Le grief est également mal fondé et doit être rejeté.

CEDH

B. Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1

21. Les requérants allèguent que les dispositions litigieuses du décret-loi no 65/2015 ont produit une ingérence immédiate, pour les années 2012 et 2013, et permanente, pour les effets du blocage sur les réévaluations successives (trascinamento), qui ne poursuivrait pas l’intérêt général et serait disproportionnée. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

22. La Cour note que tous les principes s’appliquant généralement aux affaires relatives à l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence en matière de pensions. Premièrement, il échet de rappeler que cette disposition ne garantit pas le droit de devenir propriétaire ni, pour la même logique, le droit à une pension d’un montant déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Cichopek et autres c. Pologne, (déc.), no 15189/10, § 130, 14 mai 2013). En revanche, si l’État partie met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 43-44, CEDH 2005‑X, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 77, CEDH 2009). La suspension ou la réduction d’une pension peut soulever une question sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, pouvant constituer une atteinte à un bien qu’il y a lieu de justifier (Da Conceiçao Mateus et Santons Januario, précité, § 18).

23. La Cour rappelle les exigences propres à l’article 1 du Protocole no 1 et renvoie, pour un rappel des principes pertinents, à l’arrêt rendu dans l’affaire Cichopek et autres (précité, §§ 131-138).

24. En ce qui concerne les présentes affaires, la Cour estime en premier lieu que l’existence d’une ingérence dans la jouissance du droit au respect des biens des requérants, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, ne fait aucun doute en l’occurrence. Quant à la base légale de l’ingérence, la Cour observe qu’elle résulte de l’application des dispositions du décret-loi no 65/2015, jugées par ailleurs conformes à la Constitution par la Cour constitutionnelle italienne. L’ingérence satisfait donc à la condition de légalité énoncée dans la disposition précitée.

25. Par la suite, la Cour axera son analyse sur l’existence d’un but légitime « d’utilité publique » et sur la proportionnalité de l’ingérence au but légitime poursuivi, c’est-à-dire sur la question de savoir si les autorités italiennes ont ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits de l’individu (Koufaki et Adedy c. Grèce, (déc.), nos 57665/12 et 57657/12, § 32, 7 mai 2013).

26. Pour ce qui est du caractère d’« utilité publique » des mesures litigieuses, la Cour observe que la décision de légiférer en matière de prestations sociales implique d’ordinaire un examen de questions d’ordre politique, économique et social. La Cour accepte que, dans la mise en œuvre de ces politiques, la marge d’appréciation laissée aux États parties soit étendue (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 113, CEDH 2016). Cela vaut particulièrement pour l’adoption de politiques d’économie des deniers publics (N.K.M. c. Hongrie, no 66529/11, §§ 49 et 61, 14 mai 2013) ou de lois introduisant des mesures d’austérité imposées par une grave crise économique (Koufaki et Adedy, précité, § 37 ; voir aussi Da Conceição Mateus et Santos Januário, précité, § 22, Da Silva Carvalho Rico c. Portugal, (déc.), no 13341/14, § 137, 1er septembre 2015, P. Plaisier B.V. c. Pays-Bas, (déc.), no 46184/16, §§ 72-76, 14 Novembre 2017).

27. Dans les cas d’espèce, la Cour observe que les buts poursuivis par le législateur italien ont été clairement identifiés dans le décret-loi no65/2015, dans les rapports accompagnant la loi de conversion et ont été aussi analysés de manière approfondie par la Cour constitutionnelle.

28. En particulier, la Cour note que l’introduction des nouvelles dispositions visait à la fois à mettre l’ordre juridique en conformité avec l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 70/2015 (paragraphe 13 ci-dessus) et à respecter, en même temps, l’équilibre budgétaire et les objectifs de maîtrise de la dépense publique. Cela dans un cadre qui devait protéger le niveau minimum des prestations sociales et garantir la viabilité du système d’assurance sociale pour les générations futures.

29. La Cour observe en effet qu’à l’époque de l’adoption du décret-loi litigieux, la situation économique italienne était particulièrement difficile. Dans ce contexte, le Gouvernement a évoqué, dans le rapport explicatif présenté au Parlement, le risque de déclenchement de la procédure pour déficit excessif de la Commission européenne, tout en rappelant les effets de l’arrêt no 70/2015 de la Cour constitutionnelle sur le bilan de l’État et notamment sur le déficit public qui risquait de dépasser le seuil du 3% par rapport au PIB. De même, la rapporteure de la loi de conversion a souligné devant la Chambre des députés le choix, opéré dans un contexte difficile, de privilégier les retraités à revenus faibles et moyens tout en préservant la viabilité du système des retraites pour les générations futures (paragraphe 15 ci-dessus).

30. Ces conclusions ont été par ailleurs partagées par la Cour constitutionnelle, dans son arrêt no 250/2017, lorsqu’elle a estimé que le but du législateur était celui d’introduire une nouvelle discipline législative, remplaçant le mécanisme de péréquation déclaré inconstitutionnel, en opérant une nouvelle appréciation des intérêts constitutionnels en jeu (paragraphe 17 ci-dessus).

31. La Cour rappelle que la notion d’utilité publique est ample par nature. Dans le cadre de mesures adoptées pour la mise en œuvre de politiques sociales et économiques, le législateur bénéficie d’une grande latitude (Koufaki et Adedy, précité, § 39). Eu égard à ce qui précède, la Cour ne voit pas de raisons de s’écarter des considérations du Gouvernement et de la Cour constitutionnelle, ni de douter qu’en décidant de reformer le mécanisme de la péréquation des pensions, le législateur italien poursuivait une cause d’utilité publique.

32. Il reste ainsi à déterminer si, du point de vue de la proportionnalité, un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des requérants.

33. La Cour rappelle que la suppression de l’intégralité d’une pension risque d’enfreindre les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1, à l’inverse d’une réduction raisonnable d’une pension ou de prestations analogues (Apostolakis c. Grèce, no 39574/07, §§ 41-42, 22 octobre 2009). Toutefois, le critère du juste équilibre ne saurait uniquement reposer, dans l’abstrait, sur le montant ou le pourcentage de la réduction en question. Dans un certain nombre d’affaires, la Cour s’est attachée à apprécier tous les éléments pertinents en les situant dans leur contexte (voir, pour la jurisprudence citée, Stefanetti et autres c. Italie, nos 21838/10 et 7 autres, § 59, 15 avril 2014, et Cichopek et autres, précité, § 137).

34. En l’espèce, le décret-loi no 65/2015 ne touchait pas le montant nominal de la pension mais réduisait, avec effet erga omnes et selon le fonctionnement illustré précédemment (paragraphe 14 ci-dessus), le mécanisme d’adéquation de la valeur de la pension au coût de la vie. Cet index est arrêté chaque année par le ministère de l’Économie et des Finances (MEF) sur le fondement de l’index élaboré par l’ISTAT. Pour les années de référence, il correspondait à une augmentation de 2,7% pour l’année 2012 et de 3% pour l’année 2013 (paragraphe 11 ci-dessus).

35. En appliquant la disposition litigieuse du décret-loi no 65/2015 (paragraphe 14 ci-dessus) au mécanisme de péréquation pour l’année 2012, la Cour observe que, si aucun impact ne se produit pour les pensions inférieures à trois fois le minimum INPS, pour les autres catégories de pensions, telles celles perçues par les requérants, l’impact négatif est de :

a) 1.62% pour les pensions dont le montant global est supérieur à trois fois et inférieur ou égal à quatre fois la pension minimale fixée par l’INPS (entre 1 505,68 et 2 007,56 euros bruts) ;

b) 2.16% pour les pensions dont le montant global est supérieur à quatre fois et inférieur ou égal à cinq fois la pension minimale fixée par l’INPS (entre 2 007,57 et 2 509,45 euros bruts) ;

c) 2.43% pour les pensions dont le montant global est supérieur à cinq fois et inférieur ou égal à six fois la pension minimale fixée par l’INPS (entre 2 509,46 et 3 011,34 euros bruts) ;

d) 2.7% pour les pensions ayant un montant global supérieur à six fois la pension minimale fixée par l’INPS.

Un résultat similaire peut être obtenu pour l’année 2013, revu à la hausse car calculé sur le 3 % arrêté par le MEF.

36. Aux yeux de la Cour, la mesure contestée n’apparait pas avoir produit un impact significatif sur les pensions des requérants, pour les années 2012 et 2013.

37. Pour ce qui est ensuite de l’incidence que cette mesure aurait eu et continuerait à avoir à partir de 2014 (le « trascinamento »), la Cour ne partage pas l’opinion des requérants selon laquelle leurs droits à pension, une fois acquis, ne pourraient jamais être modifiés pour les années suivantes. Elle rappelle qu’en vertu de l’article 1 du Protocole no 1, le pouvoir législatif des États s’étend à la réduction ou à la modification du montant des prestations accordées au titre d’un régime de sécurité sociale (Cichopek et autres, précité, § 154).

38. En outre, la Cour observe que le législateur a dû intervenir dans un contexte économique difficile. Le décret-loi litigieux visait à réaliser une opération de redistribution en faveur des pensions de niveau modéré, tout en préservant la viabilité du système de sécurité sociale en faveur des futures générations, dans un contexte économique où la marge de manœuvre de l’État italien était restreinte et ce en raison des ressources limitées et du risque d’ouverture par la Commission européenne d’une procédure pour déficit excessif (paragraphe 15 ci-dessus).

39. La Cour attache aussi un poids particulier à l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 250/2017, en ce que la Haute juridiction a jugé équitable et respectueuse du principe de proportionnalité la prévision de plusieurs catégories de pensions et l’application progressive du blocage de la péréquation inversement à la valeur de la pension. Elle a également considéré proportionnel le nouveau paragraphe 25bis de l’article 24, disciplinant la récupération partielle des effets du blocage à partir de 2014 (trascinamento) (paragraphe 17 ci-dessus).

40. En effet, la Cour observe que le paragraphe 25bis permet aux requérants de récupérer, à partir de l’année 2014, une partie de la réévaluation qui avait été limitée pour les années 2012 et 2013 (paragraphe 14 ci-dessus).

41. En conclusion, la Cour estime que les effets de la réforme du mécanisme de péréquation sur les pensions des requérants ne sont pas d’un niveau tel qu’ils risquent d’exposer les intéressés à des difficultés de subsistance incompatibles avec l’article 1 du Protocole no 1 (voir, en comparaison, Béláné Nagy, précité, §§ 123-126). Eu égard à ce qui précède et au contexte économique difficile dans lequel elle est intervenue, l’ingérence litigieuse ne saurait être considérée comme ayant fait peser une charge excessive sur les requérants.

42. Par conséquent, la Cour estime que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

C. Sur la violation alléguée de l’article 6 de la Convention

43. Les requérants allèguent que le décret-loi no 65/2015 serait contraire à l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 70/2015 et serait intervenu rétroactivement sur leurs positions juridiques, en leur ôtant toute possibilité d’obtenir une décision judiciaire favorable.

44. La Cour rappelle, comme elle a souligné à maintes reprises, que l’article 6 § 1 de la Convention contient une garantie d’un droit d’accès à un tribunal, mais il n’assure aux « droits » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants. La Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (Paroisse Gréco‑Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, §§ 84-88, CEDH 2016).

45. En tout état de cause, la Cour relève qu’en principe, il n’est pas interdit au pouvoir législatif de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 126, CEDH 2006‑V). Selon la jurisprudence de la Cour, c’est une ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans des procédures pendantes afin d’influer sur le dénouement judiciaire du litige qui pourrait être susceptible de poser un problème sous l’angle de l’article 6 § 1 (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-B, et Papageorgiou c. Grèce, 22 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI). La Cour constate que, dans les présentes affaires, il ne s’agit pas d’une pareille situation, étant donné que les requérants ont saisi les juridictions internes après l’entrée en vigueur du décret-loi no 65/2015 en contestant l’application dudit décret-loi à leur encontre. Dans ces circonstances, il n’y a pas eu d’ingérence législative dans des procédures pendantes au sens de la jurisprudence pertinente de la Cour.

46. En conclusion, la Cour estime que ce grief aussi est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3a) et 4 de la Convention.

Mockienė c. Lituanie du 27 juillet 2017 requête no 75916/13

Non violation de l'article 1 du Protocole 1 : La réduction d’une pension était justifiée par la crise économique en Lituanie

LES FAITS

La requérante, Danutė Mockienė, est une ressortissante lituanienne née en 1959 et habitant à Mažeikiai (Lituanie). Ancienne agente pénitentiaire, la requérante percevait une pension de service depuis la cessation de ses fonctions au sein du département des prisons en janvier 2004. Ce type de pension est versé aux personnes pour leur mérite ou leurs états de service en faveur de l’État : elle n’est pas rattachée aux cotisations sociales. Le 1er janvier 2010 entra en vigueur une loi provisoire qui réduisit diverses prestations sociales, dont les pensions de service, pendant la durée de la crise économique. De ce fait, du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2013, le montant de la pension de service perçue par Mme Mockienė fut réduit d’environ 15 %. La loi ne lui donnait pas droit à une compensation pour cette réduction au cours de cette période. La Cour constitutionnelle rendit en 2012 et 2015 plusieurs décisions dans lesquelles elle jugea que la réduction des pensions de service au cours de la crise économique et l’absence d’indemnité pour cette réduction étaient conformes à la Constitution. Parallèlement, Mlle Mockienė avait formé devant les juridictions internes une action contre l’État demandant le retour de sa pension à son niveau antérieur à 2010 ainsi qu’une indemnisation pour la baisse de son montant, mais en vain.

Article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété)

La Cour estime que l'article 1 du Protocole n° 1 est applicable en l’espèce, Mlle Mockienė pouvant se prévaloir d’une espérance légitime qu’elle continuerait à recevoir sa pension de service dès la cessation de ses fonctions au sein du département des prisons. De plus, la réduction temporaire du montant de sa pension s’analyse en une ingérence dans son droit au respect de ses biens, garanti par l'article 1 du Protocole n° 1, laquelle était expressément prévue par la loi, en l’occurrence la nouvelle législation instaurée en 2010. Cette ingérence visait à faire baisser les dépenses publiques pendant la crise économique, à stabiliser la hausse du déficit budgétaire et à garantir la capacité de l’État à offrir une protection aux groupes les plus vulnérables. La Cour est donc convaincue que la réduction temporaire du montant des pensions de service et d’autres prestations sociales poursuivait un but légitime dans l’intérêt général. En outre, la Cour ne voit aucune raison de conclure que les autorités lituaniennes n’avaient pas ménagé de juste équilibre entre les droits fondamentaux de Mlle Mockienė et l’intérêt général de la société. La réduction de sa pension était limitée, non seulement dans son montant mais aussi dans le temps. En particulier, son montant avait été réduit à environ 210 euros, un montant plus élevé que le minimum fixé par la nouvelle législation, et ce, pendant une durée qui ne pouvait dépasser quatre ans. La réduction du montant de sa pension de service n’avait donc pas exposé Mlle Mockienė à un risque de ne pas avoir suffisamment de moyens de subsistance. Enfin, elle s’était inscrite dans le cadre d’un programme plus vaste de mesures d’austérité qui touchait de nombreux autres types de prestations sociales ainsi que les salaires des fonctionnaires. En conclusion, rien n’indique que Mlle Mockienė eût dû supporter une charge individuelle exorbitante pendant les graves difficultés économiques auxquelles la Lituanie était confrontée lors de la crise financière mondiale. Pour cette raison, son grief formulé sur le terrain de l'article 1 du Protocole n° 1 doit être rejeté pour irrecevabilité.

Article 14 (interdiction de la discrimination)

La Cour rappelle que la discrimination, sur le terrain de l’article 14 de la Convention, se définit par le traitement différent de personnes se trouvant dans des situations analogues ou comparables, en l’absence de justification objective et raisonnable. En l’espèce, Mlle Mockienė affirme avoir été traitée différemment des titulaires d’autres types de prestations sociales – en particulier, elle se plaignait de l’instauration d’un mécanisme de compensation pour la diminution des pensions de retraite mais pas pour la diminution des pensions de service. Cependant, la Cour n’est pas convaincue que ces groupes (c’est-à-dire les bénéficiaires de pensions de retraite et les bénéficiaires de pensions de service), se trouvaient dans une situation suffisamment analogue. En particulier, elle note que l’État était tenu par une obligation constitutionnelle d’accorder aux personnes indigentes ou vulnérables une pension de retraite, rattachée aux cotisations à la sécurité sociale. En revanche, les pensions de service sont discrétionnaires, allouées sur la base des états de service au sein des services publics ou du mérite, et sont tributaires des ressources financières de l’État. Ces deux groupes de bénéficiaires n’étaient donc pas comparables pour les besoins de l’article 14, si bien qu’aucune différence de traitement entre les deux ne peut s’analyser en une discrimination. Il s’ensuit que le grief relatif à l’article 14 doit lui aussi être rejeté pour irrecevabilité.

da Silva Carvalho Rico c. Portugal décision d'irrecevabilité du 24 septembre 2015 requête 13341/14

Irrecevabilité d’une requête concernant la réduction des grosses pensions de retraite dans le cadre de mesures d’austérité adoptées au Portugal

La requête porte sur la réduction du montant des pensions de retraite en application de mesures d’austérité adoptées au Portugal, notamment la « contribution extraordinaire de solidarité » (« CES »).

Au terme de négociations qui visaient à l’obtention d’un soutien financier de la part de l’Union européenne, des États membres de la zone euro et du Fonds monétaire international, le gouvernement portugais accepta de mettre en oeuvre une politique socioéconomique pendant la période 2011-2014. C’est ainsi qu’en 2013 et en 2014, Mme da Silva Carvalho, retraitée relevant du régime de pension du secteur public, vit appliquer à sa pension des mesures budgétaires qui firent baisser son revenu mensuel. Devant la Cour européenne, elle alléguait que ces mesures avaient emporté violation de son droit à la protection de la propriété découlant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention européenne des droits de l’homme.

La Cour prend acte en particulier des intérêts généraux qui étaient en jeu au Portugal dans le contexte d’une crise financière, ainsi que du caractère limité et temporaire des mesures appliquées à la pension de Mme da Silva Carvalho Rico. Elle estime, dès lors, que la réduction de sa pension a constitué une restriction proportionnée du droit de la requérante à la protection de sa propriété qui visait au redressement économique du pays à moyen terme.

La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne crée pas un droit à acquérir des biens. Il ne garantit donc, en tant que tel, aucun droit à une pension d’un montant donné. En effet, le droit à une pension de retraite ou à une prestation sociale d’un montant donné ne fait pas en tant que tel partie des droits et libertés garantis par la Convention. En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place un régime prévoyant le versement d’une prestation sociale, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial au regard de l’article 1 du Protocole no 1.

Mme da Silva Carvalho Rico avait droit en vertu de la loi à une pension de retraite de 1 980,72 EUR brut par mois, montant qu’elle a perçu de 2009 jusqu’à 2013, année où sa pension a été frappée par la CES et a baissé. Cette réduction de sa pension ayant pu avoir un impact sur son niveau de vie, la Cour conclut qu’il y a eu atteinte à son droit au respect de ses biens, droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1.

Cette atteinte aux droits patrimoniaux était prévue par la loi, la CES ayant été instaurée par les lois de finances de 2013 et de 2014 et ayant été jugée légale dans les arrêts de la Cour constitutionnelle de 2013 et 2014.

En outre, l’application de la CES aux pensions, mesure instaurée par lesdites lois de finances aux fins de réduire les dépenses publiques et de permettre un redressement économique à moyen terme, avait été adoptée dans une situation économique extrême en tant que mesure transitoire. Elle correspondait donc manifestement à l’intérêt général au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Enfin, la Cour estime que les mesures appliquées aux pensions ont ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la communauté et la protection des droits fondamentaux de Mme da Silva Carvalho Rico. Ainsi, l’intéressée n’a pas elle-même subi de perte de revenu importante, la perte cumulée s’étant élevée à 4,6 % du montant total annuel de ses prestations de sécurité sociale. En outre, la Cour constitutionnelle a déclaré en 2013 et en 2014 que les mesures adoptées étaient proportionnées et qu’il n’y avait pas d’autres solutions permettant de poursuivre les mêmes objectifs publics tout en limitant l’impact sur les droits sociaux. Eu égard à la marge de manoeuvre (« marge d’appréciation ») dont jouissent les États pour prendre des décisions sur des mesures générales de politique socioéconomique, il n’appartient pas à la Cour européenne de déterminer si d’autres mesures auraient pu être envisagées aux fins de réduire le déficit budgétaire de l’État et de surmonter la crise financière.

En conclusion, compte tenu des intérêts généraux qui étaient en jeu au Portugal à l’époque considérée et du caractère limité et temporaire de l’application de la CES à la pension de Mme da Silva Carvalho Rico, la Cour estime que les mesures prises au Portugal étaient proportionnées au but légitime qui consistait à obtenir un redressement économique à moyen terme.

En conséquence, la Cour rejette l’affaire pour défaut manifeste de fondement.

Valkov et autres C. Bulgarie du 25 octobre 2011

(requêtes no 2033/04, 19125/04, 19475/04, 19490/04, 19495/04, 19497/04, 24729/04, 171/05 and 2041/05)

L'ETAT PEUT PLAFONNER LES RETRAITES LES PLUS ELEVEES

La Cour constate que l’article 1 du Protocole n° 1 ne garantit pas en lui-même le droit à une pension de retraite d’un montant particulier. Toutefois, la reconnaissance par l'Etat d'un droit à la retraite fait naître un intérêt patrimonial passant sous la protection de la Convention. Dans ces conditions, la réduction ou la suppression d'une pension peut constituer une atteinte aux biens d'une personne que l'Etat doit justifier conformément aux exigences de la Convention.

Les requérants ne contestent pas que l'atteinte à leurs droits est prévue par la loi, au sens tant du droit national que de la Convention.

En revanche, ils contestent le but du plafonnement des retraites. Ils estiment qu'il a été mis en place non pas, comme le Gouvernement le soutient, pour garantir la viabilité financière du système de retraite, mais parce qu’on pensait que la population bulgare ne tolérerait pas l’octroi de pensions d'un montant excessif.

La Cour considère que le plafonnement poursuit un but légitime dans l'intérêt général et permet manifestement au système de retraite bulgare de faire des économies.

Lorsqu'elle a statué sur ce point en 1998, la Cour constitutionnelle a jugé que le plafonnement était une conséquence des « exigences de justice sociale ». L’invocation de considérations sociales par le législateur et par le juge bulgare était justifiée de manière raisonnable. Selon des études de la Banque mondiale et de l'OCDE, les régimes de retraite varient selon les pays et le plafonnement des pensions versées par l'Etat n'est pas un phénomène propre à la Bulgarie. Ainsi, certains Etats prévoient des pensions dont le montant est strictement indexé sur les revenus antérieurs au départ à la retraite, tandis que d'autres prévoient un montant ayant peu de rapport, si tant est qu’il en ait, avec ces revenus. Le régime adopté dans chaque pays relève du choix des autorités nationales, qui sont mieux placées qu'un tribunal international pour évaluer les besoins et conditions au niveau national.

Pour ce qui est de savoir si les autorités ont établi un juste équilibre entre l'intérêt général et les besoins des requérants, la Cour constate que, jusqu'en 1996, les cotisations à la caisse de retraite n'étaient versées que par les employeurs, qui ne pouvaient pas les déduire des salaires de leurs employés. Le système a perduré pour le personnel militaire et les fonctionnaires. En outre, le montant des pensions de retraite des requérants n'est pas exclusivement fonction des cotisations payées par eux. C'est ce que prévoit en effet le premier régime du système de retraite bulgare, par répartition et non capitalisé, auquel les requérants sont affiliés. Le versement par les requérants de cotisations supérieures à la sécurité sociale ne pouvait donc suffisamment justifier pour eux l'existence d'un droit à des pensions en conséquence. Dans leurs cas, les cotisations avaient été payées pour l'essentiel dans le cadre d'un régime économique différent, où la caisse de retraite était inséparable du budget général de l'Etat.

Le plafonnement des retraites a été maintenu à une époque où le système des retraites en Bulgarie était réformé en profondeur, dans le cadre du passage du pays d'une économie planifiée, centralisée et entièrement publique à une économie de marché respectant la propriété privée. Ce maintien peut passer pour une mesure transitoire accompagnant la transformation globale du régime des retraites. La Cour a reconnu dans le passé que l’Etat jouit d'une marge d'appréciation étendue pour ce qui est de l'adoption de lois dans le contexte d'un changement de régime politique ou économique.

De plus, les requérants ont dû subir non pas une perte totale mais une réduction raisonnable de leur droit à pension. En réalité, les montants mensuels qu'ils reçoivent n'ont pas baissé : les intéressés n'ont simplement pas constaté la suppression du plafonnement qu'ils escomptaient à la fin de l'année 2003. Ayant les plus hauts revenus parmi les plus de deux millions de retraités bulgares, ils ne peuvent être considérés comme supportant un fardeau excessif et disproportionné en raison du plafonnement des retraites.

Par ailleurs, les régimes publics de retraite sont fondés sur le principe de la solidarité entre contributeurs et bénéficiaires. À l'instar d'autres régimes de sécurité sociale, ils sont l'expression de la solidarité de la société envers ses membres vulnérables et ne sont donc pas assimilables à des régimes de retraite privés.

Enfin, le niveau du plafonnement est progressivement modifié, de sorte que le montant maximal des pensions augmente au fil des ans. Il en résulte que, de manière générale, de moins en moins de retraités sont touchés par le plafonnement.

Dès lors, la Cour conclut que le plafonnement du montant maximal des pensions est une question qu’il revenait à la Bulgarie de régler en fonction de sa politique sociale. Il n’y a donc eu aucune violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

arrêt Khoniakina c. Géorgie du 19 juin 2012 requête no 17767/08

LA NON-INDEXATION DES RETRAITES LES PLUS ELEVEES, N'EST PAS UNE ATTEINTE DISPROPORTIONNEE

Une loi modifiant rétroactivement la pension de retraite des juges de la Cour suprême n’est pas disproportionnée car cette modification est dans la marge d'appréciation des Etats.

Le droit de Mme Khoniakina à recevoir, en vertu de la loi sur la Cour suprême en vigueur au moment de sa retraite, une pension à vie d’un montant égal à celui de son dernier traitement et ajustable selon les modifications du barème des traitements des juges de la haute juridiction en exercice, constitue un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

La levée ultérieure de la clause d’ajustement, empêchant la requérante de réclamer une pension plus élevée, malgré l’augmentation substantielle des traitements des juges en exercice, a constitué une ingérence dans son droit au respect de ses biens.

Sur la légalité de l’ingérence, la Cour rappelle que l’on ne peut empêcher le législateur de réglementer les droits à pension par de nouvelles dispositions rétroactives, et qu’une décision de justice définitive rendue sur une affaire comparable ne saurait être utilisée par la suite comme un bouclier contre de telles modifications. La mesure litigieuse était donc prévue par la loi au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

La Cour rappelle que les autorités nationales sont mieux placées que le juge international – en particulier pour ce qui est des questions socio-économiques – pour déterminer quel est l’intérêt public, et elle observe que, dans le cas de Mme Khoniakina, la mesure avait pour but légitime de rationaliser les dépenses publiques. De plus, il y a lieu de tenir compte du fait que le nouveau montant de la pension de la requérante est légèrement supérieur à la somme qui lui avait été octroyée en 2000 : son droit initial à un ajustement de sa pension a donc été préservé en substance, de même que l’a été l’idée que les juges retraités de la Cour suprême devaient bénéficier d’un régime de pensions plus favorable. Enfin, la levée de la clause d’ajustement n’a pas fait peser sur la requérante une charge excessive, cette mesure ayant également été appliquée à 850 autres personnes dans le cadre de la réforme générale des retraites des fonctionnaires.

Eu égard à l’ample latitude (marge d’appréciation) devant être laissée à la Géorgie dans la mise en œuvre de ses politiques sociales dans une situation de transition complexe, et compte tenu des intérêts publics globaux, la Cour conclut que la levée de la clause d’ajustement appliquée à la pension de retraite de Mme Khoniakina n’a pas constitué une mesure disproportionnée au but légitime visé. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Décision d'Irrecevabilité Cichopek et 1 627 autres requêtes

c. Pologne du 6 juin 2013 requêtes nos 15189/10

Irrecevabilité de griefs concernant la réduction des pensions servies aux anciens agents de la police secrète du régime communiste polonais

La Cour estime que, de manière générale, le programme de réduction des pensions critiqué n’impose pas une charge excessive aux requérants en ce que ceux-ci n’ont pas perdu leurs moyens de subsistance ni été totalement privés de prestations, et que leur régime de pension demeure plus avantageux que d’autres. La Cour considère par ailleurs que les fonctions anciennement exercées par les requérants au sein de la police secrète, institution destinée à porter atteinte aux droits de l’homme protégés par la Convention européenne, constituaient un élément légitime et pertinent pour déterminer les catégories de personnes devant être affectées par la réduction des pensions. Les autorités polonaises n’ont pas étendu le champ d’application personnel des mesures critiquées au-delà de ce qui était nécessaire à la réalisation du but légitime qu’elles poursuivaient, à savoir abolir les privilèges dont jouissaient les agents de la police politique de l’ancien régime communiste en matière de pension de manière à assurer une plus grande équité dans ce domaine.

Constatant que les griefs des requérants sont presque identiques, bien que formulés différemment, la Cour décide de joindre les requêtes et de statuer par une «décision globale» qui règlera après examen toutes les questions qu’elles soulèvent sous l’angle de la Convention. À cet effet, la Cour a choisi dix affaires illustrant les effets réels de la loi de 2009 sur les droits à pension des intéressés et le régime qui s’applique à ces derniers.

Il convient d’abord de rappeler que, dès lors que la législation d’un État contractant prévoit le versement de plein droit d’une pension, cette législation doit être considérée comme créant dans le chef de ceux qu’elle concerne un intérêt patrimonial au sens de l’article 1 du Protocole no 1. En conséquence, la réduction ou le non-versement d’une pension peut s’analyser en une ingérence dans le droit au respect des biens qui doit être justifiée.

En ce qui concerne les pensions des requérants, la Cour estime que les mesures d’exécution de la loi de 2009 ont irréversiblement privé les intéressés d’une partie des prestations qu’ils recevaient jusqu’au 1er janvier 2010. Ces mesures s’analysent donc en une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens au titre de l’article 1 du Protocole no 1. Ces mesures ayant été prises en exécution d’une loi adoptée par la Parlement polonais, l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens avait une base légale.

Cependant, la Cour estime que les mesures critiquées n’ont pas porté atteinte à la substance même des droits à pension des requérants. Elle ne peut souscrire à la thèse des intéressés selon laquelle une fois acquis, leurs droits à pension étaient inaliénables et immuables. L’article 1 du Protocole no 1 n’interdit pas aux États d’user de leur pouvoir législatif pour réduire ou modifier le montant des prestations versées en application d’un régime de sécurité sociale.

La Cour observe en outre que les requérants n’ont pas perdu leurs moyens de subsistance et qu’ils n’ont pas été totalement privés de leurs pensions. Si les mesures critiquées ont conduit à amoindrir des privilèges réservés aux personnes ayant exercé des fonctions dans les institutions d’un État communiste vouées à servir un régime non démocratique, elles ont cependant maintenu au profit de ces personnes un régime de pension plus avantageux que le régime général. Dans ces conditions, on ne saurait dire que l’État polonais a imposé aux requérants une charge disproportionnée et excessive.

Par ailleurs, les fonctions anciennement exercées par les requérants au sein de la police secrète – institution destinée à porter atteinte aux droits de l’homme protégés par la Convention – pouvaient être considérées comme un élément légitime et pertinent pour déterminer les catégories de personnes devant être affectées par la réduction des pensions litigieuse. Les autorités polonaises n’ont pas étendu le champ d’application personnel des mesures critiquées au-delà de ce qui était nécessaire à la réalisation du but légitime qu’elles poursuivaient, à savoir abolir les privilèges dont jouissaient les agents de la police politique de l’ancien régime communiste en matière de pension de manière à assurer une plus grande équité dans ce domaine.

En conséquence, la Cour estime que les requêtes sont manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) (conditions de recevabilité) et qu’il convient de les déclarer irrecevables.

LA SUSPENSION DE LA PENSION D'UN RETRAITÉ QUI TRAVAILLE

Grande Chambre FÁBIÁN c. HONGRIE du 5 septembre 2017 requête n° 78117/13

Non violation de l'article 1 du Protocole 1 : un retraité qui continue à travailler voit le versement de sa retraite suspendue. Il continue à percevoir un salaire moyen en Hongrie. Il n'est donc pas sous le seuil de pauvreté. Il a le choix d'arrêter de travailler pour continuer à percevoir sa pension de retraite. Cette suspension n'est donc pas disproportionnée à ses droits fondamentaux.

Non violation de l'article 1 du Protocole 1 : cette suspension concerne les retraités qui travaille dans le secteur public et non ceux qui travaille dans le secteur privé. Les situations sont différentes puisque le premier perçoit son salaire du budget de l'État et non le second. Il n'y a donc pas de discrimination.

LA RETRAITE EST UN BIEN LA SUPPRIMER EST UNE INGÉRENCE

1. Applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 et existence d’une ingérence

60. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en mettant en vigueur les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 217, CEDH 2015, et James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98).

61. La Cour note d’emblée qu’à l’époque des faits le requérant percevait une pension de retraite. Il tirait son droit à percevoir cette pension de l’article 3 § 2 b) de la loi no CLXVII : étant né avant 1954, il remplissait les conditions légales pour voir la pension de service qu’il percevait depuis 2000 transformée en pension de retraite lorsque la loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2012 (paragraphes 10 et 12 ci-dessus).

62. Devant la Cour, les parties sont convenues que les droits à pension du requérant constituaient un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 et que la suspension de ses droits à pension en application de la modification, entrée en vigueur le 1er janvier 2013, de la loi de 1997 sur les pensions a porté atteinte aux droits du requérant tels que protégés par cette disposition. La Cour ne voit aucune raison d’en disconvenir.

63. En revanche, le Gouvernement conteste l’affirmation du requérant selon laquelle la question devait être étudiée sous l’angle de la deuxième règle énoncée ci-dessus, c’est-à-dire que la suspension s’assimilait en fait à une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

64. La Cour a déjà dit que la modification ou la suppression du droit aux prestations complémentaires de retraite ne correspondait « ni à une expropriation ni à une mesure de réglementation de l’usage des biens » (Aizpurua Ortiz et autres c. Espagne, no 42430/05, § 48, 2 février 2010), et que la réduction du montant d’une pension de retraite au moyen d’une déchéance des droits à pension ne constituait ni « une expropriation ni une mesure de réglementation de l’usage des biens » (Banfield c. Royaume-Uni (déc.), no 6223/04, CEDH 2005‑XI). Comme dans ces deux affaires, la Cour considère en l’espèce que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits patrimoniaux doit être examinée sous l’angle de la première règle énoncée ci-dessus, à savoir selon le principe général du respect de la propriété (voir également Lakićević et autres c. Monténégro et Serbie, nos 27458/06 et 3 autres, § 64, 13 décembre 2011, et Panfile, décision précitée, § 19).

NON VIOLATION DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

2. Observation de l’article 1 du Protocole no 1

a) Principes pertinents

65. Les principes pertinents en l’espèce ont récemment été exposés par la Grande Chambre dans l’arrêt Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, CEDH 2016) :

112. La légalité constitue une condition primordiale de la compatibilité avec l’article 1 du Protocole no 1 d’une ingérence dans un droit protégé par cette disposition. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, imprègne l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis, précité, § 58, Wieczorek, précité, § 58, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 96, 25 octobre 2012).

113. En outre, une ingérence de la puissance publique dans la jouissance du droit au respect des biens ne peut se justifier que si elle sert un intérêt public (ou général) légitime. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des mesures portant atteinte au droit au respect des biens. La notion d’« utilité publique » est forcément extensive. En particulier, la décision de légiférer en matière de prestations sociales implique d’ordinaire un examen de considérations d’ordre économique et social. La Cour estime naturel que la marge d’appréciation laissée au législateur dans la mise en œuvre des politiques économiques et sociales soit étendue et elle respectera les choix de ce dernier en matière d’« utilité publique », sauf s’ils se révèlent manifestement dépourvus de base raisonnable (voir, mutatis mutandis, Ex‑roi Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 87, CEDH 2000-XII, Wieczorek, précité, § 59, Frimu et 4 autres requêtes c. Roumanie (déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, § 40, 7 février 2012, Panfile c. Roumanie (déc.), no 13902/11, 20 mars 2012, et Gogitidze et autres c. Géorgie, no 36862/05, § 96, 12 mai 2015).

114. Cela vaut particulièrement, par exemple, pour l’adoption de lois dans le cadre d’un changement de régime politique et économique (Valkov et autres, précité, § 91), pour l’adoption de politiques d’économie des deniers publics (N.K.M. c. Hongrie, no 66529/11, §§ 49 et 61, 14 mai 2013) ou pour la réaffectation des crédits (Savickas c. Lituanie et autres (déc.), no 66365/09, 15 octobre 2013), ou encore pour des mesures d’austérité imposées par une grave crise économique (Koufaki et ADEDY c. Grèce (déc.), nos< 57665/12 et 57657/12, §§ 37 et 39, 7 mai 2013 ; voir aussi da Conceição Mateus et Santos Januário c. Portugal (déc.) nos 62235/12 et 57725/12, § 22, 8 octobre 2013, et da Silva Carvalho Rico c. Portugal (déc.), § 37, no 13341/14, 1er septembre 2015).

115. L’article 1 du Protocole no 1 exige en outre qu’une telle ingérence soit raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 81-94, CEDH 2005-VI). Le juste équilibre à préserver sera détruit si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, Kjartan Ásmundsson, précité, § 45, Sargsyan, précité, § 241, Maggio et autres, précité, § 63, et Stefanetti et autres, précité, § 66).

116. La Cour recherchera si l’ingérence a fait peser sur la requérante une charge spéciale et exorbitante en tenant compte du contexte particulier de l’affaire, à savoir un régime de sécurité sociale. Pareils régimes sont une expression de la solidarité de la société envers ses membres vulnérables (Maggio et autres, § 61, Stefanetti et autres, § 55, tous deux précités, ainsi que, mutatis mutandis, Goudswaard-Van der Lans c. Pays‑Bas (déc.), no 75255/01, CEDH 2005-XI).

117. La Cour rappelle que la suppression de l’intégralité d’une pension risque d’enfreindre les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1, à l’inverse d’une réduction minimale d’une pension ou de prestations analogues. Toutefois, le critère du juste équilibre ne saurait uniquement reposer, dans l’abstrait, sur le montant ou le pourcentage de la réduction en question. Dans un certain nombre d’affaires, la Cour s’est attachée à apprécier tous les éléments pertinents en les situant dans leur contexte (Stefanetti et autres, précité, § 59, avec des exemples et d’autres références ; voir aussi Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V). Ce faisant, la Cour accorde de l’importance à des éléments tels que le caractère discriminatoire de la perte du droit (Kjartan Ásmundsson, précité, § 43), l’absence de mesures transitoires (Moskal, précité, § 74, où la requérante s’était retrouvée, presque du jour au lendemain, totalement privée de sa pension de départ à la retraite anticipée, qui constituait sa seule source de revenus, alors qu’elle n’avait guère de possibilités de s’adapter à ce changement), le caractère arbitraire de la condition (Klein, précité, § 46) ainsi que la bonne foi du requérant (Moskal, précité, § 44).

118. Il importe de se demander si le droit du requérant à obtenir des prestations du régime de sécurité sociale en question a été enfreint de telle sorte que cela entraîne une atteinte à la substance de ses droits à pension (Domalewski, décision précitée, Kjartan Ásmundsson, précité, § 39, Wieczorek, précité, § 57, Rasmussen, précité, § 75, Valkov et autres, précité, §§ 91 et 97, Maggio et autres, précité, § 63, et Stefanetti et autres, précité, § 55). »

b) Application de ces principes au cas d’espèce

i. L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

66. La légalité de l’ingérence, au regard de la législation nationale, n’est pas contestée : la Cour est convaincue que cette ingérence était prévue par l’article 83/C de la loi de 1997 sur les pensions (paragraphe 24 ci-dessus).

ii. Sur le point de savoir si l’ingérence était « conforme à l’intérêt général »

67. Compte tenu de l’ample marge d’appréciation laissée à l’État dans le domaine de la sécurité sociale et des retraites, la Cour ne décèle aucune raison de douter que l’interdiction du versement simultané à la même personne d’un salaire et d’une pension, qui s’appliquait dans le cas du requérant, poursuivait un but d’intérêt général, celui de ménager les finances publiques. Comme l’indique le Gouvernement, sans que cela ne soulève de contestation de la part du requérant, la suspension du versement de la pension en cause s’inscrivait entre autres dans un ensemble de mesures destinées à assurer la pérennité du système de retraite hongrois et à comprimer la dette publique.

68. De plus, la Cour ne peut souscrire à l’argument exposé par le requérant selon lequel si peu de personnes ont été touchées par l’ingérence législative en cause que son impact sur le budget de l’État est resté minime, et que d’autres mesures auraient permis de faire des économies plus substantielles. À cet égard, elle rappelle que tant que le législateur a choisi une méthode pouvant passer pour raisonnable et adaptée à la réalisation de l’objectif légitime visé, elle n’a pas à dire s’il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer différemment son pouvoir d’appréciation (James et autres, précité, § 51).

iii. L’ingérence était-elle proportionnée ?

69. La Cour doit ensuite rechercher si l’ingérence n’a pas rompu le juste équilibre qui doit exister entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité, d’une part, et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu, d’autre part.

70. À cet égard, la Cour note d’emblée que la question se pose en l’espèce dans le contexte particulier d’un régime de protection sociale. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 65), ces régimes sont l’expression de la volonté d’une société d’adhérer au principe de la solidarité sociale avec ses membres vulnérables. En l’espèce, le régime en cause est un régime de retraite de type contributif. Les pensions qu’il verse sont en général destinées à compenser l’amoindrissement de la capacité de travail dont s’accompagne le vieillissement. Cependant, lorsque le bénéficiaire d’une pension de retraite continue de travailler ou reprend un emploi, en particulier, à l’instar du requérant en l’espèce, alors qu’il n’a pas encore atteint l’âge légal de départ à la retraite, c’est qu’apparemment sa vie active n’est pas terminée et que l’intéressé est toujours capable de gagner sa vie en travaillant.

71. Le requérant est parti en retraite anticipée en 2000, alors qu’il avait près de 47 ans, et il a depuis lors perçu sa pension de retraite sans discontinuer, sauf pendant la période durant laquelle son versement a été suspendu, c’est-à-dire du 1er juillet 2013 au 31 mars 2015. Il apparaît donc que le requérant a acquis ses droits à pension grâce aux cotisations qu’il a acquittées pendant une période beaucoup plus courte que la durée de cotisation habituelle des personnes qui doivent attendre d’atteindre l’âge légal de départ à la retraite pour avoir droit à une pension (paragraphe 30 ci‑dessus). Le requérant a ensuite continué de cotiser à la caisse de retraite au titre des emplois qu’il a occupés à la fois dans le secteur privé et dans le secteur public après être parti en retraite anticipée et avoir quitté la police en 2000.

72. La Cour rappelle que les méthodes de financement des régimes de retraite publics varient considérablement d’un État contractant à l’autre, de même que varie l’importance accordée au principe de la solidarité entre les cotisants et les bénéficiaires au sein de ces régimes (Valkov et autres c. Bulgarie, nos 2033/04 et 8 autres, §§ 92 et 98, 25 octobre 2011, et Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 50, CEDH 2005‑X). Ces questions faisant entrer en jeu les politiques économiques et sociales, elles relèvent en principe de l’ample marge d’appréciation accordée aux États dans ce domaine (voir, parmi beaucoup d’autres, Béláné Nagy, précité, § 113, Valkov et autres, précité, § 92, et James et autres, précité, § 46).

73. Pour déterminer si les autorités nationales ont agi en l’espèce dans les limites de leur marge d’appréciation, la Cour s’intéressera en particulier aux facteurs pouvant passer pour pertinents au vu de sa jurisprudence relative à la réduction, à la suspension ou à l’interruption du versement des pensions de la sécurité sociale, à savoir l’ampleur de la perte des prestations, la présence d’une possibilité de choix et l’ampleur de la perte des moyens de subsistance.

α) Ampleur de la perte des prestations

74. Le cas d’espèce ne concerne ni la perte permanente et complète de ses droits à pension par le requérant (comparer avec Béláné Nagy, précité, § 123, Apostolakis c. Grèce, no 39574/07, 22 octobre 2009, et Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, CEDH 2004‑IX) ni la réduction de ces droits (comparer avec da Silva Carvalho Rico c. Portugal (déc.), no 13341/14, 1er septembre 2015, Poulain c. France (déc.), no 52273/08, 8 février 2011, et Lenz c. Allemagne (déc.), no 40862/98, CEDH 2001‑X). Il porte plutôt sur la suspension du versement mensuel de la pension du requérant (Panfile et Lakićević et autres, précités). L’intéressé n’a certes pas reçu sa pension pendant la durée de cette suspension, mais la Cour estime que cette suspension ne s’analyse pas pour autant en une perte totale de ses droits à une pension de retraite. En effet, cette suspension était de nature temporaire puisque le versement était censé reprendre dès lors que le requérant quitterait son emploi public (ce qui fut le cas) ; elle n’a donc pas porté atteinte à la substance même de son droit et n’a eu aucune incidence sur l’essence de ce droit.

75. De plus, une suspension analogue était en cause dans les affaires Panfile et Lakićević et autres (précitées). L’irrecevabilité prononcée dans la première et la violation de l’article 1 du Protocole no 1 constatée dans la seconde donnent à penser que l’ampleur de la perte de prestations – dans le contexte d’une suspension temporaire, comme en l’espèce – ne constitue pas en elle-même un élément décisif. D’ailleurs, la Cour a déjà eu l’occasion de dire que le critère du juste équilibre ne saurait uniquement reposer sur le montant ou sur le pourcentage de la perte en question mais qu’il devait être examiné à la lumière de tous les facteurs pertinents (Béláné Nagy, précité, § 117, et Stefanetti et autres c. Italie, nos 21838/10 et 7 autres, §§ 59-60, 15 avril 2014).

β) Possibilité de choix

76. La Cour en vient ainsi au deuxième facteur : le requérant aurait-il pu faire quelque chose pour éviter ou empêcher la suspension du versement de sa pension ? À cet égard, la Cour observe d’emblée que nul ne suggère que, lorsque le requérant a pris son emploi au sein de l’administration municipale du XIIIe arrondissement de Budapest le 1er juillet 2012, il avait la moindre idée des réformes du système de retraite qui se préparaient. Il serait par conséquent malhonnête d’affirmer qu’il aurait pu éviter d’être touché par la modification de la législation simplement en choisissant de ne pas reprendre un emploi public (comparer avec Mauriello c. Italie (déc.), no 14862/07, § 39, 13 septembre 2016, et Torri et autres c. Italie (déc.), nos 11838/07 et 12302/07, § 37, 24 janvier 2012). En revanche, on ne peut dire que, une fois la législation en cause entrée en vigueur, le versement de sa pension a été suspendu sans que le requérant ne pût rien faire. À l’instar du requérant dans l’affaire Panfile (décision précitée, § 23), et comme le Gouvernement l’a également relevé (paragraphes 55 et 56 ci-dessus), le requérant a eu le choix entre deux possibilités : quitter son emploi dans la fonction publique et continuer de percevoir sa pension, ou bien conserver cet emploi et accepter la suspension du versement de sa pension. Il a opté pour la seconde.

77. La Cour observe en outre que, parce que le requérant a choisi de conserver son emploi, il a aussi continué de cotiser à la caisse de retraite, ce qui s’est traduit par une augmentation de sa pension lorsque les versements ont repris (paragraphes 18 et 27 ci-dessus).

γ) Ampleur de la perte des moyens de subsistance

78. Lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de mesures d’interruption, de réduction ou de suspension du versement d’une pension, la Cour accorde une grande importance à l’ampleur de la perte des moyens de subsistance ou du recul du niveau de vie que l’intéressé subit de ce fait. Elle a ainsi conclu qu’une charge individuelle exorbitante avait pesé sur le requérant dans des affaires où, entre autres, la suppression ou l’interruption du versement d’une pension avaient privé l’intéressé de l’intégralité de son unique source de revenus (Béláné Nagy, précité, § 123, Apostolakis, précité, § 39, et Moskal c. Pologne, no 10373/05, § 74, 15 septembre 2009), et dans celles où la suspension du versement d’une pension avait considérablement amputé le revenu mensuel avant impôt de requérants qui ne travaillaient qu’à temps partiel (Lakićević et autres, précité, § 70). Selon le même principe, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a estimé qu’un juste équilibre avait été ménagé parce que, entre autres, le plafonnement des pensions dont se plaignaient les requérants, qui comptaient parmi les retraités bulgares aux revenus les plus élevés, n’avait pas totalement dépouillé ceux-ci de leur seul moyen de subsistance (Valkov et autres, précité, § 97), ou parce qu’elle a jugé que l’État contractant concerné avait eu, pour déterminer le montant d’une allocation de réversion, la faculté de prendre en compte les autres sources de revenus de la requérante, qui percevait également des prestations servies par des régimes de retraite privés (Matheis c. Allemagne (déc.), no 73711/01, 1er février 2005). La Cour a adopté une approche similaire dans l’affaire Panfile, qu’invoque le Gouvernement. Dans cette affaire, après avoir perdu son emploi du fait de l’introduction de dispositions légales lui interdisant de percevoir en même temps une pension et un salaire, le requérant a continué de toucher l’intégralité de sa pension mensuelle, dont le montant était supérieur au salaire mensuel moyen avant impôt dans le pays (Panfile, décision précitée, § 23).

79. Pour en venir aux circonstances de l’espèce, il est établi que, lorsque le versement de la pension de retraite du requérant a été suspendu, celui-ci a continué de percevoir son salaire. Le requérant n’a pas révélé devant la Cour le montant du salaire mensuel qu’il percevait à l’époque des faits, mais il a indiqué que la suspension du versement de sa pension l’avait privé d’environ la moitié de son revenu. Le Gouvernement a posé comme postulat que le salaire du requérant devait être supérieur à la pension de retraite qu’il percevait chaque mois (162 260 HUF, soit environ 550 EUR à l’époque des faits, paragraphe 14 ci-dessus), puisque l’intéressé a préféré conserver son emploi et toucher son salaire plutôt que de continuer de percevoir sa pension. Le requérant n’a pas dit le contraire.

80. Au vu des éléments en sa possession concernant les salaires moyens et la fiscalité (paragraphes 22, 49 et 56 ci-dessus), la Cour est convaincue qu’il restait au requérant un revenu avoisinant le salaire moyen après impôt en Hongrie.

81. Il est vrai que le versement de la pension de retraite du requérant aurait tout de même été suspendu si celui-ci avait perçu un salaire nettement inférieur au salaire moyen, ou s’il n’avait eu qu’un emploi à temps partiel, auxquels cas sa pension aurait représenté une proportion nettement plus importante de ses revenus que ce n’était effectivement le cas. Cependant, la Cour n’a pas pour tâche d’examiner la législation nationale dans l’abstrait, mais elle doit se pencher sur la manière dont cette législation a été appliquée au requérant dans le cas d’espèce (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 87, CEDH 2003‑VIII).

82. La Cour considère que la suspension du versement de la pension du requérant n’a en aucun cas laissé celui-ci sans moyens de subsistance. Qui plus est, le requérant n’a pas argué qu’il avait risqué de tomber en-dessous du seuil de pauvreté.

iv. Allégation de discrimination

83. Enfin, la mesure litigieuse ayant été appliquée au requérant de manière moins individualisée que la mesure en cause dans l’affaire Kjartan Ásmundsson (précitée), la Cour estime qu’il y aura lieu de se pencher sur le caractère prétendument discriminatoire de la suspension du versement de la pension du requérant dans le cadre de l’examen du grief formulé par l’intéressé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

v. Conclusion

84. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu une fois encore de l’ample marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière ainsi que des objectifs légitimes consistant à ménager les finances publiques et à assurer la pérennité du système de retraite hongrois, la Cour juge qu’un juste équilibre a été trouvé entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général de la collectivité et, d’autre part, les impératifs de la protection des droits fondamentaux du requérant, et que celui-ci n’a pas eu à supporter de charge individuelle exorbitante.

85. Par conséquent, la Cour conclut à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément.

ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1 ET ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

i. Principes pertinents

93. La Grande Chambre a déjà exposé dans l’arrêt Sabri Güneş (précité), les principes pertinents pour la question à l’étude :

« 39. Le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 poursuit plusieurs buts. Sa finalité première est de servir la sécurité juridique et de veiller à ce que les affaires soulevant des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable, tout en évitant aux autorités et autres personnes concernées d’être pendant longtemps dans l’incertitude (P.M. c. Royaume‑Uni (déc.), no 6638/03, 24 août 2004). En outre, cette règle fournit au requérant potentiel un délai de réflexion suffisant pour lui permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire une requête et, le cas échéant, de déterminer les griefs et arguments précis à présenter (O’Loughlin et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 23274/04, 25 août 2005), et elle facilite l’établissement des faits dans une affaire car, avec le temps, il devient problématique d’examiner de manière équitable les questions soulevées (Nee c. Irlande (déc.), no 52787/99, 30 janvier 2003).

40. Ainsi, cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par la Cour et indique aux particuliers comme aux autorités la période au‑delà de laquelle ce contrôle ne s’exerce plus (Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000‑I). L’existence d’un tel délai s’explique par le souci des Hautes Parties Contractantes d’empêcher la constante remise en cause du passé et il s’agit là d’une préoccupation légitime d’ordre, de stabilité et de paix (De Becker c. Belgique (déc), no 214/56, 9 juin 1958).

41. L’article 35 § 1 énonce une règle autonome qui doit être interprétée et appliquée dans une affaire donnée de manière à assurer à tout requérant qui se prétend victime d’une violation par une Partie contractante d’un droit reconnu dans la Convention et ses Protocoles l’exercice efficace du droit de requête individuel, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention (Worm c. Autriche (déc.), no 22714/93, 27 novembre 1995).

42. La Cour rappelle qu’en matière de procédure et de délai, un impératif essentiel est celui de la sécurité juridique, qui assure l’égalité des justiciables devant la loi. Ce principe est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et il constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit (voir, entre autres, Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 39, CEDH 2007‑V (extraits)). »

94. De plus, pour introduire un grief et interrompre ainsi l’écoulement du délai de six mois, il y a lieu d’indiquer la base factuelle sur laquelle repose le grief ainsi que la nature de la violation de la Convention qui est alléguée (Abuyeva et autres c. Russie, no 27065/05, § 222, 2 décembre 2010, et Allan c. Royaume-Uni (déc.), no 48539/99, 28 août 2001). Concernant les griefs qui n’ont pas été inclus dans la première communication, la période de six mois continue de courir jusqu’à la date de leur première présentation à la Cour (Allan, décision précitée). La Cour ne peut examiner les allégations formulées après l’expiration du délai de six mois que s’il s’agit d’arguments juridiques relatifs aux griefs initiaux qui ont été introduits dans les délais ou touchant des aspects particuliers de ces griefs (Kurnaz et autres c. Turquie (déc.), no 36672/97, 7 décembre 2004, et Paroisse gréco‑catholique Sâmbăta Bihor c. Roumanie (déc.), no 48107/99, 25 mai 2004).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

95. La Cour recherchera si les allégations du requérant relatives à la différence de traitement selon lui injustifiée opérée entre retraités travaillant dans différentes parties du secteur public, tels qu’exposées dans ses observations du 9 février 2015, doivent passer pour des arguments juridiques se rapportant à son grief initial et/ou pour des arguments touchant un aspect particulier de ce grief, auxquels cas le délai de six mois ne s’appliquerait pas, au lieu d’être considérées comme constituant un grief distinct introduit ultérieurement.

96. Elle estime que, étant donné la nature d’une violation alléguée sur le terrain de l’article 14, un grief formulé à ce titre doit donner au moins une indication de la personne ou de la catégorie de personnes avec laquelle le requérant entend se comparer, ainsi que du motif de la différence de traitement censée avoir été opérée. La requête doit ainsi contenir tous les paramètres nécessaires pour permettre à la Cour de délimiter la question qu’elle sera appelée à examiner, de même que le sera le Gouvernement si la Cour décidait de l’inviter à présenter ses observations sur la recevabilité et/ou sur le fond de la requête. À cet égard, il convient également de garder à l’esprit que les justifications des différences de traitement peuvent parfaitement varier en fonction de la catégorie ou des catégories auxquelles on se compare ainsi que du motif ou des motifs de distinction en cause. Ainsi, il ne suffit pas que le formulaire de requête énonce un grief sur le terrain de l’article 14 de la Convention pour que la Cour le considère comme servant à introduire tous ceux qui seront ultérieurement formulés sous l’angle de cette disposition.

97. La Cour note que l’allégation soulevée en l’espèce relativement à la différence de traitement entre diverses catégories d’agents de l’État percevant une pension de retraite ne figurait dans aucune communication reçue du requérant avant le 9 février 2015, ne serait-ce que dans l’exposé du contexte de l’affaire. De l’avis de la Cour, ce grief est distinct de celui qui se rapporte à la différence de traitement censée exister entre les retraités travaillant dans le secteur privé et ceux employés dans le secteur public. Il ne saurait non plus passer pour tellement proche du grief initial qu’il ne puisse faire l’objet d’un examen distinct.

98. Par conséquent, la Cour conclut que le requérant a introduit le grief relatif à une différence de traitement entre retraités travaillant au service de l’État dans ses observations du 9 février 2015. Que le point de départ de la période de six mois ait été le 1er juillet 2013, date à laquelle le versement de la pension du requérant a été suspendu, ou le 27 septembre 2013, date à laquelle l’administration nationale des pensions a mis un terme à l’examen de l’appel formé par le requérant, la Grande Chambre estime, contrairement à la chambre, que cette partie de la requête a été introduite après l’expiration du délai de six mois et qu’elle est donc irrecevable, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

99. Partant, la Grande Chambre n’a pas compétence pour connaître de ce grief et elle se bornera à examiner au fond le grief du requérant relatif à la discrimination alléguée entre agents de l’État et salariés du secteur privé percevant une pension de retraite.

B. Sur le fond

a) Principes pertinents

112. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses. L’interdiction de la discrimination que l’article 14 consacre dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (voir, parmi beaucoup d’autres, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 88, CEDH 2016, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 158, CEDH 2016, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 63, CEDH 2010, et E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008).

113. Pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, CEDH 2017, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 98, CEDH 2013, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 125, CEDH 2012 (extraits)). En d’autres termes, l’obligation de démontrer l’existence d’une « situation analogue » n’implique pas que les catégories comparées doivent être identiques. Un requérant doit démontrer qu’il se trouvait dans une situation comparable à celle d’autres personnes ayant reçu un traitement différent, eu égard à la nature particulière de son grief (Clift c. Royaume‑Uni, no 7205/07, § 66, 13 juillet 2010). Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de l’article 14. En premier lieu, la Cour a établi dans sa jurisprudence que seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Carson et autres, précité, § 61, et Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 86, CEDH 2013 (extraits)). En second lieu, une différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013 (extraits), Topčić-Rosenberg c. Croatie, no 19391/11, § 36, 14 novembre 2013, et Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 27, 31 mars 2009).

114. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 88, CEDH 2011).

115. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État lorsqu’il s’agit, par exemple, de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 109, CEDH 2014). Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont le législateur conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Carson et autres, précité, § 61). Toute mesure adoptée pour pareils motifs, visant notamment à réduire le montant des pensions normalement dues à la population remplissant les conditions requises, doit néanmoins être mise en œuvre d’une manière non discriminatoire et satisfaire à l’exigence de proportionnalité (Lakićević et autres, précité, § 59, et Stec et autres, décision précitée, § 55). En tout état de cause, indépendamment de la marge d’appréciation dévolue à l’État, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (voir, entre autres, Konstantin Markin, précité, § 126).

116. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 65, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 85, CEDH 2013 (extraits), et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177, CEDH 2007‑IV).

117. Dans les affaires telles que la présente espèce, où le requérant soutient, sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, qu’il a été privé, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, l’intéressé aurait eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause. Si le Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 (Stec et autres, décision précitée, § 55, et les affaires qui y sont citées).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

i. Applicabilité de l’article 14

118. Il découle des principes énoncés aux paragraphes 112 et 117 ci‑dessus que le grief du requérant tombe indubitablement sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 et que l’article 14 trouve à s’appliquer. Au demeurant, ce point n’est pas contesté par les parties.

ii. Existence d’une situation analogue ou comparable

119. Comme indiqué au paragraphe 113 ci-dessus, il convient avant tout de rechercher si le requérant, en sa qualité de bénéficiaire d’une pension de retraite ayant repris un emploi dans la fonction publique, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’un bénéficiaire d’une pension de retraite ayant repris un emploi dans le secteur privé.

120. Tandis que le requérant soutient qu’il se trouvait vraiment dans une situation comparable à celles des bénéficiaires d’une pension de retraite qui avaient repris un emploi dans le secteur privé, le Gouvernement conteste cette assertion en s’appuyant en particulier sur la décision rendue par la Cour dans l’affaire Panfile (décision précitée).

α) Considérations générales

121. La Cour rappelle qu’une différence de traitement ne pourra soulever un problème du point de vue de l’interdiction de la discrimination telle que prévue à l’article 14 de la Convention que si les personnes soumises à des traitements différents se trouvent dans des situations comparables, compte tenu des éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné. Elle note qu’il y a lieu d’apprécier les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause.

122. À titre de point de départ général, la Cour considère en premier lieu que les Parties contractantes disposent par nécessité d’une ample marge de manœuvre pour organiser les fonctions de l’État et les services publics, et notamment pour définir les règles d’accès à l’emploi dans le secteur public ainsi que les modalités et conditions de ce type d’emploi, et ce dans le respect de leurs obligations découlant de la Convention.

En deuxième lieu, pour des raisons tant institutionnelles que fonctionnelles, il existe habituellement d’importantes différences d’ordre juridique et factuel entre l’emploi dans le secteur public et l’emploi dans le secteur privé, notamment dans les domaines régaliens et dans la fourniture des services publics essentiels. Contrairement aux salariés du secteur privé, certains fonctionnaires sont appelés à exercer la puissance souveraine de l’État, si bien que leurs fonctions ainsi que le devoir de loyauté auquel ils sont tenus envers leur employeur sont d’une autre nature, même si l’ampleur de ces différences dépend des fonctions spécifiques dont ils doivent s’acquitter.

En troisième lieu, en conséquence de ce qui précède, on ne peut partir du principe que les modalités et conditions d’emploi, y compris financières, ou le droit aux prestations sociales liées à l’emploi sont similaires dans la fonction publique et dans le secteur privé et, partant, on ne peut pas non plus présumer que les fonctionnaires et les personnes travaillant dans le secteur privé se trouvent dans des situations comparables à cet égard. Il existe une autre différence importante dans ce domaine : les salaires ainsi que les prestations sociales liées à l’emploi que perçoivent les agents publics sont payés par l’État, contrairement à ceux que touchent les salariés du secteur privé.

123. Chacun des trois types de considérations énoncés ci-dessus figure abondamment et sous diverses formes dans une ligne de jurisprudence qui, de longue date, opère une distinction entre fonctionnaires et salariés du secteur privé et reconnaît que ces deux catégories ne peuvent pas être comparées.

124. Le premier type de considérations se retrouve dans l’arrêt Valkov et autres (précité, § 117). Dans cette affaire de plafonnement des pensions examinée sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, la Cour a dit qu’il n’appartenait pas à une juridiction internationale de se prononcer sur le point de savoir si les autorités d’un État contractant avaient opéré une distinction valable entre les types d’emplois qu’occupaient les deux catégories en cause. Selon la Cour, statuer sur pareilles distinctions revenait à juger des politiques publiques, ce qui était en principe réservé aux autorités nationales, lesquelles bénéficiaient d’une légitimité démocratique directe et étaient mieux placées qu’une juridiction internationale pour évaluer les besoins et la situation au niveau local. La Cour a également noté qu’à diverses occasions, elle-même et l’ancienne Commission avaient approuvé les distinctions établies par certains États contractants dans le domaine des retraites entre fonctionnaires et salariés du secteur privé (ibidem, § 117, et les affaires qui y sont citées).

125. On trouvera dans l’arrêt Heinisch c. Allemagne (no 28274/08, § 64, CEDH 2011 (extraits)) un exemple du deuxième type de facteurs considérés comme pertinents, mais dans un contexte qui n’a aucun lien avec l’interdiction de la discrimination énoncée à l’article 14. Dans cette affaire, la Cour, examinant la nécessité d’une restriction de la liberté d’expression sous l’angle de l’article 10 § 2 de la Convention, a dit que le devoir de loyauté auquel sont tenus les employés envers leur employeur pourrait être plus accentué dans le cas des fonctionnaires et des agents du secteur public que dans celui des salariés travaillant sous le régime du droit privé.

À cet égard, il est également intéressant de noter que, tandis que la ligne de jurisprudence décrite ci-dessus concerne l’interprétation et l’application de clauses normatives de la Convention (c’est-à-dire l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 dans la première affaire, et l’article 10 dans la seconde) s’agissant de différences de traitement opérées entre employés relevant de catégories distinctes en vertu du droit national, la Cour a admis certaines distinctions également aux fins des garanties imposées en vue d’un procès équitable dans le contexte de l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1 aux litiges concernant les fonctionnaires. Ainsi, lorsqu’elle a développé l’ancienne doctrine Pellegrin (Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, § 67, CEDH 1999‑VIII) pour élaborer ce qui a plus tard été appelé le critère Eskelinen (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II), la Cour a reconnu l’intérêt qu’avait l’État à limiter, pour certaines catégories de salariés, l’accès à un tribunal, indiquant que « [c]’est d’ailleurs au premier chef aux États contractants – en particulier au parlement national concerné – et non à la Cour qu’il appartient d’identifier expressément les secteurs de la fonction publique impliquant l’exercice de prérogatives discrétionnaires inhérentes à la souveraineté de l’État où les intérêts de l’individu doivent céder » (ibidem, § 61).

Même si, lorsque la Cour a formulé les conclusions figurant dans les arrêts Heinisch et Eskelinen, ce n’était pas dans la perspective de rechercher si une différence de traitement soulevait ou non un problème sous l’angle de l’article 14 de la Convention, ces conclusions n’en éclairent pas moins l’appréciation qu’a livrée la Cour des caractéristiques qui différencient le rôle des fonctionnaires dans l’exercice de la puissance publique et des fonctions de l’État par rapport à celui des autres catégories d’employés.

126. La Cour a invoqué le troisième type de facteur dans la décision Panfile (précitée) pour rejeter un grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ; dans cette affaire, la distinction qui avait été opérée entre les modes de financement des salaires des agents du secteur public et des salariés du secteur privé (respectivement le budget de l’État et des fonds privés) l’a conduite à conclure qu’il était difficile de considérer que ces deux catégories de personnes se trouvaient dans des situations analogues ou comparables aux fins de l’article 14 (Panfile, décision précitée, § 28).

127. Si l’analyse qui précède met en évidence l’importance, dans la jurisprudence de la Cour, des trois considérations susmentionnées, le cas d’espèce a révélé la nécessité de prendre en compte un quatrième facteur, à savoir le rôle de l’État agissant en qualité d’employeur. Ce rôle est distinct de celui que joue l’État lorsqu’il règlemente les conditions de travail minimales ou l’octroi des prestations sociales liées à l’emploi dans des secteurs ne relevant pas directement de son contrôle. En particulier, en qualité d’employeur, l’État et ses organes ne se trouvent dans une situation comparable à celle des entités du secteur privé ni du point de vue du cadre institutionnel dans lequel ils opèrent ni sous l’angle des fondamentaux économiques et financiers de leurs activités ; les sources de financement sont radicalement différentes, de même que les options disponibles lorsqu’il s’agit de remédier aux difficultés financières et aux crises.

128. Enfin, il convient également d’observer que, même lorsqu’elles ont été confrontées à des problématiques de comparaison entre des travailleurs relevant de différentes catégories, indépendamment des disparités entre secteur public et secteur privé mentionnées ci-dessus, les institutions de la Convention se sont montrées peu enclines à considérer que des catégories de fonctions différentes donnaient lieu à des situations analogues ou comparables. Ainsi, dans l’arrêt Valkov et autres (précité, § 117), la Cour n’était pas disposée à tirer des conclusions des arguments avancés par les requérants concernant la nature des tâches exécutées par les personnes appartenant aux catégories auxquelles les intéressés entendaient se comparer. Elle s’est référée à un certain nombre de décisions antérieures dans lesquelles il n’avait pas été constaté de similitude entre les situations disparates en question, arguant que « chacune d’elles se caractéris[ait] par un ensemble de droits et d’obligations dont il appara[issait] artificiel d’isoler un aspect donné » (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 46, série A no 70, affaire dans laquelle le traitement d’avocats exerçant en libéral et intervenant au titre de l’assistance judiciaire a été comparé à celui de professions judiciaires et parajudiciaires, et dans laquelle l’obligation faite aux avocats de fournir gratuitement leurs services aux indigents a été comparée à l’absence de pareille obligation pour les médecins, vétérinaires, pharmaciens et dentistes ; voir également Allesch et autres c. Autriche, no 18168/91, décision de la Commission du 1er décembre 1993, non publiée, portant sur la comparaison des droits à pension des ingénieurs avec ceux d’autres professions libérales ; et Liebscher et autres c. Autriche, no 25170/94, décision de la Commission du 12 avril 1996, non publiée, relativement à la comparaison de la situation des avocats exerçant dans une étude privée avec celle des experts comptables agréés s’agissant de la possibilité de créer leur propre société à responsabilité limitée).

129. Ainsi, la Cour appréciera les circonstances de l’espèce à la lumière des considérations générales exposées ci-dessus, tout en gardant à l’esprit que c’est au requérant, qui allègue la différence de traitement, qu’il appartient de démontrer l’existence d’une « situation analogue ou comparable » (paragraphe 113 ci-dessus).

β) Sur le point de savoir si le requérant se trouvait dans une situation analogue ou comparable

130. Pour en venir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que celle-ci concerne les pensions de retraite servies en Hongrie par le régime de retraite obligatoire de la sécurité sociale auquel les agents de l’État comme les salariés du secteur privé sont affiliés et auquel ils contribuent de la même manière et dans les mêmes proportions. Ce régime honore les droits à pension des membres de ces deux catégories, qu’ils aient auparavant travaillé dans le secteur public ou dans le secteur privé (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Par conséquent, les pensions de retraite versées aux agents du secteur public proviennent de la même source que celles servies aux salariés du secteur privé. Néanmoins, aux fins de l’appréciation de la présente espèce, ce point à lui seul ne suffit pas à établir que la situation des bénéficiaires d’une pension travaillant dans la fonction publique après leur départ à la retraite et celle des bénéficiaires d’une pension ayant repris un emploi dans le secteur privé sont comparables.

131. La Cour observe tout d’abord que, après l’entrée en vigueur de l’article 83/C de la loi de 1997 sur les pensions, c’est l’emploi que le requérant avait pris dans la fonction publique après son départ à la retraite qui a entraîné la suspension du versement de sa pension. Cette suspension était précisément due au fait que, en tant que fonctionnaire, il percevait un salaire versé par l’État qui était incompatible avec le versement simultané d’une pension de retraite financée, elle aussi, sur les deniers publics. Sur le plan de la politique budgétaire, sociale et de l’emploi, l’interdiction litigieuse de cumuler une pension et un salaire financés sur le budget de l’État avait été introduite dans le cadre d’un train de mesures législatives destinées à remédier aux facteurs qui compromettaient la viabilité financière du système de retraite de l’État défendeur. Les initiatives prises pour réformer les régimes de retraite déficients s’inscrivaient elles-mêmes dans un plan de réduction des dépenses publiques et de la dette. Ces mesures n’ont pas interdit le cumul d’une pension de retraite et d’un salaire aux personnes travaillant dans le secteur privé dont les salaires, contrairement à ceux des agents de la fonction publique, étaient financés non pas par le budget de l’État mais par des budgets privés échappant au contrôle direct de ce dernier. Comme indiqué au paragraphe 126 ci-dessus, c’est la distinction entre les sources de financement des salaires perçus par les agents du secteur public et ceux versés aux salariés du secteur privé qui a conduit la Cour à conclure dans l’affaire Panfile que l’on pouvait difficilement considérer que ces deux catégories de personnes se trouvaient dans des situations analogues ou comparables aux fins de l’article 14.

132. La Cour note de surcroît que, dans le droit national hongrois, l’emploi dans la fonction publique et l’emploi dans le secteur privé sont traités comme deux catégories distinctes (paragraphe 20 ci-dessus). En outre, la profession qu’exerçait spécifiquement le requérant au sein de la fonction publique était difficilement comparable avec un quelconque métier exercé dans le secteur privé, et l’intéressé n’a d’ailleurs pas suggéré de comparaison pertinente. Enfin, s’agissant de la relation de travail de celui‑ci, l’État ne faisait pas simplement office d’autorité normative et de réglementation, mais il était aussi employeur. Dans le droit fil des considérations évoquées au paragraphe 127 ci-dessus, il appartenait à l’État de définir, en sa qualité d’employeur, les modalités d’emploi de son personnel et, en tant que gestionnaire de la caisse de retraite, les conditions de versement des pensions, ce que la Cour juge important.

iii. Conclusion

133. Tenant compte de tous les aspects de la présente espèce, la Cour conclut que le requérant n’a pas démontré que, en qualité d’agent de la fonction publique dont l’emploi, la rémunération et les prestations sociales dépendaient du budget de l’État, il se trouvait dans une situation comparable à celle des retraités travaillant dans le secteur privé.

134. Par conséquent, il n’y a pas eu de discrimination, et donc pas de violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no1.

COUR DE CASSATION FRANCAISE

COTISATIONS MSA ET REVENUS AGRICOLES : tout revenu agricole impose cotisation

Cour de Cassation, Chambre civile 2, arrêt du 29 mai 2019, pourvoi n° 18-17813 cassation

Vu les articles L. 722-1 et L. 731-14, 3°, du code rural et de la pêche maritime ;

Attendu, selon le second de ces textes, que sont considérées comme revenus professionnels pour la détermination de l’assiette des cotisations dues au régime de protection sociale des personnes non salariées des professions agricoles dont le champ d’application est fixé par le premier, les rémunérations allouées aux gérants et associés de certaines sociétés, provenant des activités non-salariées agricoles soumises à l’impôt sur le revenu dans la catégorie visée à l’article 62 du code général des impôts ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que Mme X..., divorcée Y..., titulaire de parts sociales et cogérante de l’exploitation agricole à responsabilité limitée Y... (l’EARL), a frappé d’opposition devant une juridiction de sécurité sociale une contrainte d’un certain montant décernée par la caisse de mutualité sociale agricole Sud-Aquitaine pour obtenir le règlement de cotisations, contributions sociales et majorations de retard afférentes aux années 2012 et 2013 ;

Attendu que pour accueillir l’opposition, l’arrêt énonce que les membres non salariés de toute société à objet agricole, peu important sa forme et sa dénomination, sont assujettis au régime de l’assurance maladie maternité des exploitants agricoles lorsqu’ils consacrent leur activité pour le compte de la société à une exploitation ou à une entreprise agricole ; qu’ainsi doit être affilié au régime des non-salariés agricoles, le gérant associé, même non rémunéré, qui participe effectivement à l’activité agricole de la société, mais que, si Mme Y... reste dans les statuts toujours cogérante, disposant de la moitié des parts sociales, il n’en demeure pas moins qu’elle n’exerce plus aucune activité effective dans l’EARL et ne participe plus à son exploitation ;

Qu’en statuant ainsi, alors que l’obligation de cotiser s’impose à l’intéressée qu’elle soit ou non personnellement occupée à l’activité de la société ou de l’entreprise agricole dont elle tire un revenu en qualité de porteur de parts sociales, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

UNE PENSION INVALIDITÉ EST UN BIEN

Grande chambre ÉLÁNÉ NAGY c. HONGRIE du 13 décembre 2016 requête n° 53080/13

Article 1 du Protocole 1,  une pension d'invalidé est un bien. Elle est protégée par la Convention. Elle ne peut pas être retirée par le jeu d'une loi nouvelle sans raisons objectives sur la santé physique du pensionné.

Sur l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no1

a)  Principes généraux relatifs au champ d’application de cette disposition

72. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole n o 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en mettant en vigueur les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 217, CEDH 2015).

73.  La notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits de propriété » et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 211, CEDH 2015).

74. Bien que l’article 1 du Protocole no 1 ne vaille que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 82, CEDH 2011), dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de cette disposition (voir, parmi beaucoup d’autres, Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007-I).

75. Une espérance légitime doit être plus concrète qu’un simple espoir et se fonder sur une disposition juridique ou un acte juridique tel qu’une décision judiciaire. L’espoir de voir renaître un droit patrimonial éteint depuis longtemps ne peut être considéré comme un « bien », pas plus qu’une créance conditionnelle devenue caduque par la non‑réalisation d’une condition (Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, §§ 69 et 73, CEDH 2002-VII). De plus, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 50, CEDH 2004‑IX). En revanche, un intérêt patrimonial reconnu par le droit interne – même s’il est révocable dans certaines circonstances – peut s’analyser en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Beyeler, précité, § 105).

76. Dans chaque affaire relative à l’article 1 du Protocole no 1, il importe normalement d’examiner si les circonstances de l’espèce, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par cette disposition (Iatridis, précité, § 54, Beyeler, précité, § 100, et Parrillo, précité, § 211). Lorsque le requérant revendique des biens autres qu’actuels, l’idée sous-jacente à l’impératif qu’un tel intérêt existe a aussi été formulée de différentes manières par la Cour dans sa jurisprudence. Par exemple, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a recherché, respectivement, si les requérants étaient titulaires d’une « créance suffisamment établie pour être exigible » (Gratzinger et Gratzingerova, décision précitée, § 74), s’ils pouvaient se prévaloir d’un « droit [sanctionnable] à une prestation sociale [reconnu par] la législation interne » (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2005-X), ou s’ils satisfaisaient aux « conditions fixées par la législation interne pour l’octroi de tel ou tel type de prestation » (Richardson c. Royaume-Uni (déc.), no 26252/08, § 17, 10 avril 2012).

77. Dans l’arrêt Kopecký (précité), la Grande Chambre a récapitulé la jurisprudence de la Cour relative à la notion d’« espérance légitime ». Elle a conclu, au terme de son analyse de différents groupes d’affaires portant sur cette notion, que sa jurisprudence n’envisageait pas l’existence d’une « contestation réelle » ou d’une « prétention défendable » comme un critère permettant de juger de l’existence d’une « espérance légitime » protégée par l’article 1 du Protocole no 1. Elle a estimé que « lorsque l’intérêt patrimonial concerné [était] de l’ordre de la créance, il ne [pouvait] être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il [avait] une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il [était] confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux » (Kopecký, précité, § 52).

78. L’un des groupes d’affaires susmentionnés portant sur l’« espérance légitime » concerne les situations où les intéressés pouvaient légitimement escompter que l’acte juridique sur la base duquel ils avaient contracté des obligations financières ne serait pas rétroactivement invalidé à leur détriment (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 51, série A no 222, et Stretch c. Royaume-Uni, no 44277/98, § 35, 24 juin 2003). Dans les affaires formant cette ligne de jurisprudence, l’« espérance légitime » résulte donc de la circonstance que la personne concernée s’est fondée de façon raisonnablement justifiée sur un acte juridique ayant une base juridique solide et une incidence sur des droits patrimoniaux (Kopecký, précité, § 47). Le respect de cette espérance est une conséquence de l’un des aspects de la prééminence du droit, lequel imprègne chaque article de la Convention et implique notamment que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, pour un exemple récent, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], no 42461/13, § 156, 17 mai 2016, avec d’autres références).

79. Nonobstant la diversité des formulations employées dans la jurisprudence pour décrire l’exigence selon laquelle il doit y avoir une base en droit interne faisant naître un intérêt patrimonial, leur sens général peut se résumer ainsi : pour qu’il puisse faire reconnaître un bien constitué par une espérance légitime, le requérant doit jouir d’un droit sanctionnable qui, en vertu du principe énoncé au paragraphe 52 de l’arrêt Kopecký (repris au paragraphe 77 ci-dessus), doit véritablement constituer un intérêt patrimonial substantiel suffisamment établi au regard du droit national.

b)  Champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 en matière de prestations sociales, en particulier d’allocations d’invalidité

80. Dans un État démocratique moderne, beaucoup d’individus, pour tout ou partie de leur vie, ne peuvent assurer leur subsistance que grâce à des prestations de sécurité ou de prévoyance sociales. De nombreux ordres juridiques internes reconnaissent que ces individus ont besoin d’une certaine sécurité et prévoient donc le versement automatique de prestations, sous réserve que soient remplies les conditions d’ouverture des droits en cause (Stec et autres, décision précitée, § 51). Les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence en matière de prestations de sécurité ou de prévoyance sociales (ibidem, § 54). La Cour a déjà examiné à plusieurs reprises la question de l’espérance légitime dans le domaine des prestations sociales (voir, par exemple, Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 44, CEDH 2004-IX, et Klein c. Autriche, no 57028/00, § 45, 3 mars 2011).

81. Dans les ordres juridiques où la législation nationale impose aux salariés de cotiser au régime de sécurité sociale, la loi prévoit normalement que ceux qui ont suffisamment cotisé et remplissent les conditions légales en matière d’invalidité recevront une prestation d’invalidité de longue durée sous telle ou telle forme, en vertu des principes de la solidarité sociale et de l’équivalence, aussi longtemps que persistera l’invalidité ou jusqu’à l’âge de la retraite. De tels systèmes de couverture sociale, en général obligatoires, offrent donc une protection, en l’occurrence par l’octroi de prestations, pendant toute la durée de couverture et dès lors que les conditions régissant celle-ci sont satisfaites. Les conditions légales en question sont toutefois susceptibles d’évoluer. À cet égard, il faut rappeler que, dans l’arrêt Gaygusuz c. Autriche (16 septembre 1996, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV), la Cour a jugé que le droit à une allocation d’urgence – une prestation sociale liée au versement de cotisations à la caisse d’assurance chômage – était, pour autant que prévu dans la législation applicable, un droit patrimonial aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. Dans l’arrêt Klein (précité, § 43), elle a relevé que le droit à une prestation sociale – en l’occurrence une pension versée par la caisse de retraite des avocats – était lié au versement de cotisations et que, une fois celles-ci payées, l’octroi de la prestation en question ne pouvait être refusé à l’intéressé. Le versement de cotisations à une caisse de retraite peut donc, dans certaines circonstances et sur la base du droit interne, donner naissance à un droit patrimonial (Kjartan Ásmundsson, précité, § 39, Apostolakis c. Grèce, no 39574/07, §§ 28 et 35, 22 octobre 2009, Bellet, Huertas et Vialatte c. France (déc.), nos 40832/98, 40833/98 et 40906/98, 27 avril 1999, Skórkiewicz c. Pologne (déc.), no 39860/98, 1er juin 1999, et Moskal c. Pologne, no 10373/05, § 41, 15 septembre 2009).

82. La Cour a également dit que l’article 1 du Protocole no 1 n’imposait aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime (Sukhanov et Iltchenko c. Ukraine, nos 68385/10 et 71378/10, §§ 35-39, 26 juin 2014, Kolesnyk et autres c. Ukraine (déc.), no 57116/10, §§ 83, 89 et 91, 3 juin 2014, et Fakas c. Ukraine (déc.), no 4519/11, §§ 34, 37-43 et 48, 3 juin 2014). En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations – cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres, décision précitée, § 54).

83. Dans certains cas, le versement de cotisations obligatoires, par exemple à une caisse de retraite ou à un régime d’assurance sociale, peut créer un droit patrimonial protégé par l’article 1 du Protocole no 1 avant même que le cotisant ne remplisse toutes les conditions pour percevoir effectivement la pension ou une autre prestation. Tel est le cas lorsqu’il y a un lien direct entre le niveau des cotisations et les prestations allouées (Stec et autres, décision précitée, § 43). Le versement de cotisations à une caisse de retraite peut donc, dans certaines circonstances, donner naissance à un droit patrimonial sur une partie des fonds de celle-ci, et une modification des droits à pension dans le cadre d’un tel système peut donc, en principe, soulever une question sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1. À supposer même que cette disposition garantisse aux cotisants d’un régime d’assurance spécial le droit d’obtenir des prestations de celui-ci, elle ne peut être interprétée comme leur donnant le droit à une pension d’un montant déterminé (Müller c. Autriche, no 5849/72, rapport de la Commission du 1er octobre 1975, DR 3, p. 25, § 30, cité dans T. c. Suède, no 10671/83, décision de la Commission du 4 mars 1985, DR 42, p. 233).

84. À cet égard, il faut rappeler que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne garantit pas, en tant que tel, un quelconque droit à une pension d’un montant donné (Kjartan Ásmundsson, précité, § 39), bien qu’une réduction du montant d’une allocation ou la suppression de celle-ci puisse constituer une atteinte à un bien qu’il y a lieu de justifier (Valkov et autres c. Bulgarie, nos 2033/04, 19125/04, 19475/04, 19490/04, 19495/04, 19497/04, 24729/04, 171/05 et 2041/05, § 84, 25 octobre 2011, et Grudić c. Serbie, no 31925/08, § 72, 17 avril 2012).

85. La Cour statuera sur l’existence ou non d’une telle atteinte en axant son analyse sur le droit interne en vigueur à la date de l’atteinte alléguée (voir, comme exemple tiré du droit de la responsabilité, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 67, CEDH 2005-IX).

86. Lorsque l’intéressé ne satisfait pas (Bellet, Huertas et Vialatte, décision précitée) ou cesse de satisfaire aux conditions fixées par le droit interne pour l’octroi de telle ou telle forme de prestation ou de pension, il n’y a pas d’atteinte aux droits découlant de l’article 1 du Protocole no 1 (Rasmussen c. Pologne, no 38886/05, § 71, 28 avril 2009) si les conditions ont changé avant que l’intéressé ait pu prétendre à la prestation en question (Richardson, décision précitée, § 17). Lorsque la suspension ou la réduction d’une pension est due à un changement non pas dans la situation du requérant lui-même mais dans la loi ou dans sa mise en œuvre, il peut en résulter une atteinte aux droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 (Grudić, précité, § 77).

87. Dans un certain nombre d’affaires, la Cour s’est montrée disposée à admettre que l’octroi d’une pension, dont le requérant avait été ultérieurement privé au motif que les conditions légales n’avaient pas été remplies dès le départ, avait pu faire naître un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Moskal, précité, § 45, et Antoni Lewandowski c. Pologne, no 38459/03, §§ 78 et 82, 2 octobre 2012). Dans une autre affaire, elle a estimé que le non-respect d’une condition (en l’occurrence l’adhésion obligatoire à une association professionnelle), qui était en droit national un motif suffisant pour perdre le droit à une pension, ne permettait pas de conclure que le requérant ne disposait d’aucun bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Klein, précité, § 46). Rien n’a fait obstacle non plus à ce qu’elle constate qu’un requérant, dont la demande d’allocation pour adultes handicapés avait été rejetée au motif qu’il ne remplissait pas la condition légale de nationalité, pouvait prétendre à un droit patrimonial sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (Koua Poirrez c. France, no 40892/98, §§ 37-42, CEDH 2003-X). En revanche, dans une autre affaire encore, elle a jugé que la seule tolérance par les pouvoirs publics d’un cumul de deux pensions, lorsqu’il était possible d’obtenir le remboursement des cotisations pour l’une d’elles, n’avait pas fait naître un droit protégé par cet article (Bellet, Huertas et Vialatte, décision précitée).

88. L’adhésion d’une personne à un régime public de sécurité sociale (même obligatoire, comme en l’espèce) ne rend pas forcément impossible la modification du système, qu’il s’agisse des conditions d’attribution de l’allocation ou de la pension ou de leur montant (voir, mutatis mutandis, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, §§ 85-89, CEDH 2010, et Richardson, décision précitée, § 17). D’ailleurs, la Cour a reconnu la possibilité de réformer la législation en matière de sécurité sociale en fonction des changements sociaux et de l’évolution des opinions quant aux catégories de personnes ayant besoin d’une aide sociale, ainsi que de l’évolution des situations individuelles (Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, § 67, 8 décembre 2009).

89. Ainsi, il ressort de la jurisprudence précitée que, lorsque les conditions fixées par le droit interne pour l’octroi de telle ou telle forme de prestation ou de pension ont changé et que, de ce fait, la personne concernée n’y satisfait plus, un examen minutieux des circonstances individuelles de l’espèce – en particulier, la nature du changement apporté auxdites conditions – peut s’imposer dans le but de vérifier l’existence d’un intérêt patrimonial substantiel suffisamment établi au regard du droit national. Ainsi le veulent la sécurité juridique et la prééminence du droit, qui font partie des valeurs fondamentales sous-jacentes à la Convention.

c) Application de ces principes au cas d’espèce

93. La Cour note que le régime de prestations d’invalidité en question, que ce soit sous sa forme antérieure à 2012 ou sous sa forme actuelle, repose essentiellement sur deux critères d’attribution cumulatifs : i) une « condition médicale », qui en limite le bénéfice aux seules personnes dont l’état de santé et la situation professionnelle le commandent, et ii) une « condition contributive », qui requiert une certaine durée de service (comme sous l’empire du régime antérieur à 2012), c’est-à-dire, en substance, une durée de cotisation à la sécurité sociale (paragraphes 28 et 29 ci-dessus).

94. Ainsi, lorsqu’elle a atteint la durée de service requise (à une date non précisée mais au plus tard en 2001), la requérante avait rempli la « condition contributive », telle que fixée par le droit en vigueur à l’époque, et lorsqu’il a été constaté en 2001 que son taux d’invalidité était supérieur à celui exigé, elle avait rempli aussi la seconde condition (la « condition médicale »). Par conséquent, de 2001 à 2009-2010, c’est-à-dire pendant près de dix ans, elle a satisfait à toutes les conditions ouvrant le droit au versement automatique d’une pension d’invalidité (Stec et autres, décision précitée, § 51, repris au paragraphe 80 ci-dessus). La décision qui lui avait accordé une pension d’invalidité sur la base des dispositions de la loi de 1997 et sur laquelle reposait son droit initial est donc assimilable à un « bien actuel » (Kopecký, précité, § 35c)). De plus, il semble indéniable que, tout au long de cette période, elle pouvait prétendre, sur le fondement de cet « acte juridique », à une « espérance légitime » (ibidem, § 47) de continuer à percevoir une prestation d’invalidité au cas où son invalidité perdurerait et se maintiendrait au niveau exigé, puisqu’il n’y avait aucune controverse sur la manière d’interpréter et d’appliquer le droit interne (ibidem, § 50).

109. L’ingérence en question, provoquée par l’entrée en vigueur de la nouvelle loi à compter de 2012, est constituée par le rejet complet de la demande d’allocation d’invalidité formée par la requérante ; en d’autres termes, son droit d’obtenir des prestations du régime de sécurité sociale en question a été enfreint d’une façon qui a entraîné une atteinte à ses droits à pension.

110. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à l’applicabilité en l’espèce de l’article 1 du Protocole no 1. En conséquence, elle rejette l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’une incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

3.  Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1

124. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que, bien qu’elle ait pour finalité d’économiser les deniers publics en réformant et en rationalisant le régime des prestations d’invalidité, la mesure litigieuse consiste en une législation qui, au vu des circonstances, n’a pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. À ses yeux, une telle finalité ne saurait justifier l’adoption d’un texte d’effet rétroactif et dépourvu de mesures transitoires adaptées à la situation particulière (Moskal, précité, §§ 74 et 76 ; voir également la décision de la Cour de justice de l’Union européenne citée dans l’arrêt Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 69, 23 juin 2016), puisqu’elle a été de ce fait privée de son espérance légitime de recevoir une prestation d’invalidité. Une ingérence aussi grave dans les droits de la requérante n’est pas conciliable avec le juste équilibre à préserver entre les intérêts en jeu (voir, mutatis mutandis, Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 43).

125. Il faut ajouter que la requérante a été privée du droit à toute prestation quelle qu’elle soit alors que rien n’indique qu’elle n’a pas à tout moment agi de bonne foi, coopéré avec les autorités ou entrepris toute action ou démarche nécessaire (voir, à titre de comparaison, Wieczorek, précité, § 69 in fine).

126. La Cour estime donc qu’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre le but poursuivi et les moyens employés. Elle en conclut que, nonobstant l’ample marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière, la requérante a dû supporter une charge individuelle exorbitante (Kjartan Ásmundsson, précité, § 45), ce qui a emporté violation de ses droits protégés par l’article 1 du Protocole no1.

127. Au vu de cette conclusion, la Cour dit qu’il n’y a pas lieu qu’elle examine la thèse exposée à titre subsidiaire par la requérante sur le terrain de l’article 8 de la Convention (paragraphe 59 ci-dessus).

Koua Poirrez contre France du 30/09/2003 Hudoc 4588 requête 40892/98

La Cour a constaté que le refus d'octroi d'une pension d'invalidité est une atteinte à la propriété au sens de P1-1.

LE DROIT A UNE AIDE SOCIALE EST UN BIEN

NECHAYEVA c. RUSSIE du 12 mai 2020 requête n° 18921/15

Art 1 P1 • Respect des biens • Aide financière à l’acquisition d’un logement accordée aux fonctionnaires remplissant certaines conditions • Application d’un coefficient de minoration au motif d’un manque de fonds disponibles • Existence d’un « bien », la requérante remplissant les conditions requises pour l’octroi de l’aide, seul le montant en étant contesté • Minoration non prévue par la loi.

LES FAITS

  1. Les démarches entreprises par la requérante pour bénéficier d’une aide à l’acquisition d’un logement et la suite donnée à ces démarches

5.  Le 22 décembre 2010, la requérante demanda au chef du département du travail de la placer (поставить на учет) sur la liste des fonctionnaires remplissant les conditions requises (ci-après, « la liste ») pour bénéficier d’une aide à l’acquisition d’un logement (единовременная субсидия для приобретения жилого помещения – ci-après, « l’aide »).

6. Par un arrêté du 18 mars 2011, le chef du département du travail accueillit cette demande, en application du décret gouvernemental n63 du 29 janvier 2009 (voir infra) et de la décision adoptée le 15 février 2011 par la commission près le département du travail compétente pour statuer sur les questions relatives à l’allocation d’aides aux fonctionnaires (« la commission »).

7.  Le 18 mars 2013, la requérante adressa une lettre au département du travail. Elle y exposait que ses conditions de vie et de logement étaient difficiles et priait les autorités compétentes de statuer positivement sur sa demande d’aide avant la fin de l’année. Elle indiquait également qu’elle était d’accord pour recevoir « une somme moindre » car elle comprenait que les ressources budgétaires disponibles étaient insuffisantes. Enfin, elle demandait si elle pourrait, compte tenu des circonstances, percevoir l’aide par tranches.

8.  Le 17 avril 2013, le département du travail répondit à la requérante que le versement de l’aide par tranches n’était pas prévu par la loi.

9. Lors d’une réunion tenue le 19 décembre 2013, la commission détermina les fonctionnaires (dont la requérante) qui pouvaient prétendre à l’obtention de l’aide, et décida d’appliquer un coefficient de minoration au montant de cette aide pour les candidats travaillant à Moscou « compte tenu des ressources budgétaires limitées ».

10.  Lors d’une seconde réunion, tenue le 20 décembre 2013, la commission retint treize fonctionnaires (dont la requérante) admis au bénéfice de l’aide et fixa le coefficient de minoration à 0,461295.

11.  Le 23 décembre 2013, le chef du département du travail émit, en application du décret no 63, de l’arrêté du 18 mars 2011 (paragraphe 6 ci‑dessus) et de la décision du 20 décembre 2013 (paragraphe 10 ci-dessus), un arrêté portant allocation (предоставить) à la requérante d’une aide à l’acquisition d’un logement, d’un montant de 4 353 927 roubles (RUB).

12.  Le 23 septembre 2014, la requérante conclut un acte d’acquisition d’un appartement à Moscou, d’une surface de 26,5 m2. Le 9 octobre 2014, la somme de 4 353 927 RUB fut virée sur son compte bancaire.

CEDH

  1. Sur la recevabilité

    1. Thèses des parties

29.  Le Gouvernement expose que l’aide en question représente une garantie sociale supplémentaire pour les fonctionnaires, qui est accordée sous certaines conditions sur décision du chef de l’organe fédéral concerné. Il argue, d’une part, que le droit de chaque fonctionnaire à la perception de cette aide est limité par celui des autres fonctionnaires qui bénéficient du même droit, et, d’autre part, que l’inscription d’un fonctionnaire sur la liste ne fait pas naître l’obligation pour l’organe fédéral de lui allouer l’aide.

30.  Il ajoute que l’action engagée par la requérante ne portait pas sur des sommes déterminées, mais concernait l’existence même du droit à la perception de l’aide, et que par conséquent l’intéressée n’avait pas de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

31.  La requérante soutient qu’en vertu de la législation interne, elle avait droit à une aide d’un montant de 9 438 486 RUB, et qu’à ce droit correspondait une obligation pour les autorités de lui verser ce montant. Elle argue en particulier qu’elle avait l’« espérance légitime » de recevoir cette aide puisqu’elle satisfaisait à toutes les conditions légales pour en bénéficier.

32.  Selon elle, les conditions et modalités d’inscription sur la liste sont définies par le règlement et n’impliquent aucune appréciation discrétionnaire de la part de l’organe fédéral concerné.

  1. Appréciation de la Cour

33.  La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les décisions dont il se plaint se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. Elle doit donc déterminer en l’espèce si la requérante avait un « bien », et si par conséquent l’article 1 du Protocole no 1 est applicable ratione materiae.

a)      Les principes généraux relatifs à l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

34.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas, en tant que tel, un quelconque droit à une prestation sociale d’un montant donné, et n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime (Tétériny c. Russie, no 11931/03, § 46, 30 juin 2005, Tchokontio Happi c. France, no 65829/12, § 58, 9 avril 2015, Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 82 et 84, 13 décembre 2016, avec les références citées, et Krajnc c. Slovénie, no 38775/14, § 40, 31 octobre 2017).

35.  Elle rappelle également que, si l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne vaut que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir, dans certaines circonstances l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de cette disposition (Béláné Nagy [GC], précité, § 74). Une espérance légitime est plus concrète qu’un simple espoir et doit avoir une base suffisante en droit interne. Elle doit se fonder sur une disposition législative ou sur un acte juridique concernant l’intérêt patrimonial en question (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 45-52, CEDH 2004-IX), sur un jugement définitif (Yavaş et autres c. Turquie, no 36366/06, § 40, 5 mars 2019, avec les références citées) ou sur une jurisprudence constante des tribunaux internes (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 31, série A no 332). On ne peut pas conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký [GC], précité, § 50).

b)     Application des principes généraux en l’espèce

36.  En l’espèce, la Cour doit déterminer si la prétention de la requérante à percevoir l’aide constituait une créance suffisamment établie au regard du droit national (Kopecký [GC], précité, § 42, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018). Pour ce faire, elle prend pour point de départ les dispositions du droit national pertinent (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 67, CEDH 2005‑IX) et l’interprétation et l’application qu’en ont faites les instances internes.

37.  Il ressort des dispositions internes pertinentes en l’espèce que les fonctionnaires qui, comme la requérante, remplissent certaines conditions « peuvent se voir octroyer le droit » à l’aide, et que l’obtention de celle-ci passe par plusieurs étapes :

i)  le fonctionnaire est inscrit, à sa demande, sur une liste spéciale, qui n’est pas une liste d’attente ;

ii)  à l’issue d’un délai non précisé et qui peut varier, une commission, qui se réunit en fonction des besoins, propose au chef de l’organe fédéral concerné un certain nombre de bénéficiaires potentiels, qu’elle sélectionne parmi les fonctionnaires inscrits sur la liste en tenant compte de leurs conditions de logement et de leur performance professionnelle, et, pour chaque candidat proposé, elle calcule le montant de l’aide selon une formule prédéfinie ;

iii)  le chef de l’organe fédéral adopte la décision d’allouer l’aide d’un montant déterminé.

38.  La Cour observe à cet égard que la législation prévoit bien un « droit » conditionnel à une aide d’un montant déterminé, et même un « droit préférentiel » pour certaines catégories de fonctionnaires, dont relève la requérante (voir le paragraphe 22 ci-dessus, et l’article 4-1) du règlement, cité au paragraphe 23 ci-dessus ; comparer avec la possibilité de majorer l’aide ou de l’allouer sans tenir compte des conditions générales, prévue par les articles 3, 14 et 24 du règlement cités aux paragraphes 23 et 25 ci‑dessus, auquel cas l’aide constitue clairement, de l’avis de la Cour, un avantage octroyé discrétionnairement par les autorités). L’exercice de ce droit n’est pas subordonné à la disponibilité de ressources budgétaires suffisantes. Toutefois, aucun délai n’est imposé aux autorités pour allouer l’aide, et, enfin, l’octroi de l’aide à un fonctionnaire déterminé dépend d’une sélection faite par la commission en tenant compte de certains critères au demeurant assez vagues (comme « conditions de logement » ou « performance professionnelle »).

39.  Néanmoins, pour les raisons qui suivent, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se prononce dans l’abstrait sur la question de savoir si, au moment des faits, les personnes qui étaient inscrites sur la liste – y compris la requérante – bénéficiaient d’un véritable « droit sanctionnable » (Béláné Nagy [GC], précité, § 79) ou plutôt d’un simple espoir d’obtenir l’aide un jour.

40.  En effet, il n’a jamais été contesté au niveau interne que la requérante remplissait les conditions requises pour recevoir l’aide. Le 23 décembre 2013, le chef du département du travail a pris un arrêté lui allouant cette aide. Puis, lorsqu’elle a intenté une action en justice, les juridictions internes ont reconnu que le montant de l’aide qui lui était « dû » selon la formule s’élevait à 9 522 374 RUB et qu’elle avait « pleinement exercé son droit » (paragraphes 18 et 20 ci-dessus). Il n’y avait donc pas contestation sur le point de savoir si elle avait droit à l’aide : seul le montant en était contesté. La Cour ne peut donc pas souscrire à la thèse contraire du Gouvernement (paragraphe 30 ci-dessus).

41.  Dans cette situation, où le droit de la requérante a été reconnu par les instances internes (voir aussi, mutatis mutandis, Fedulov c. Russie, no 53068/08, § 76, 8 octobre 2019), la Cour conclut qu’il s’agissait d’un « bien » et qu’ainsi l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention trouve à s’appliquer.

42.  Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

  1. Sur le fond

    1. Thèses des parties

43.  Le Gouvernement admet que l’application du coefficient de minoration n’était prévue par aucune disposition interne et que la somme à laquelle la requérante pouvait prétendre était de 9 438 486 RUB. Cependant, il indique que compte tenu du caractère limité des ressources budgétaires allouées à l’aide à l’acquisition d’un logement, il existait au sein de certains organes fédéraux une pratique consistant à verser une aide d’un montant minoré lorsque les fonctionnaires en faisaient la demande. Il argue que tel était le cas de la requérante, celle-ci ayant déclaré dans sa lettre du 18 mars 2013 (paragraphe 7 ci-dessus) accepter de percevoir une aide d’un montant réduit.

44.  La requérante soutient que le coefficient de minoration n’était prévu par aucune disposition interne et que son application était donc « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle ajoute que cette mesure ne poursuivait pas un but légitime et qu’elle lui a imposé une charge excessive. À ce dernier égard, elle argue que la diminution de plus de 50 % de la somme qui lui était due s’analyse en une charge exorbitante. Elle expose que la somme qui lui a effectivement été versée n’a couvert que l’achat d’un appartement d’une pièce pour toute sa famille, qui comprenait six personnes.

45.  Par ailleurs, la requérante nie avoir renoncé au droit à percevoir la totalité du montant de l’aide. Elle argue que lorsqu’elle a rédigé la lettre invoquée par le Gouvernement, elle se trouvait en état de vulnérabilité et de désespoir, et que cette lettre contenait également une demande de versement du montant total par tranches. Elle ajoute que l’action en justice qu’elle a introduite démontre qu’elle avait bien l’intention de percevoir la totalité du montant de l’aide, et qu’aucune juridiction interne ne lui a jamais opposé une renonciation au montant total.

  1. Appréciation de la Cour

46.  La requérante avait un droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1, à savoir le droit à la perception d’une aide d’un montant calculé par application d’une formule déterminée. Dès lors, la Cour estime que la diminution de ce montant par le jeu de l’application d’un coefficient de minoration a constitué une ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens.

47.  La Cour rappelle que la légalité constitue une condition primordiale de la compatibilité avec l’article 1 du Protocole no 1 d’une ingérence dans un droit protégé par cette disposition (Béláné Nagy [GC], précité, § 112, et Fedulov, précité, § 75). À cet égard, elle constate qu’en l’espèce l’application du coefficient de minoration n’était prévue par aucune disposition légale. Cela a été confirmé dans le cadre de la procédure engagée par la requérante (paragraphes 14 et 18 ci-dessus). Aucune disposition ne prévoyait non plus la possibilité de réduire le montant de l’aide versée en cas d’insuffisance des fonds disponibles. La Cour rappelle en même temps qu’un manque de fonds n’est pas une circonstance exonérant l’État de ses obligations au titre de la Convention (Fedulov, précité, § 79).

48.  Quant à la question de savoir si la requérante a valablement renoncé à son droit à percevoir l’aide en totalité, la Cour observe qu’une telle renonciation ne semble pas prévue par la législation et n’a jamais été confirmée par les autorités. En conséquence, elle rejette l’objection du Gouvernement.

49.  Il s’ensuit que, en l’absence d’une quelconque base légale pour l’application du coefficient de minoration, l’ingérence faite dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de ses biens n’a pas satisfait à la condition de « légalité » posée à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen du respect des autres exigences de cette disposition.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.

L'ALLOCATION CHÔMAGE EST UN BIEN

Čakarević c. Croatie du 26 avril 2018 requête n° 48921/13

Article 1 du Protocole 1 : L’obligation de rembourser des indemnités de chômage versées à tort a constitué une charge excessive, en violation de la Convention

LES FAITS

La requérante, Ilinka Čakarević, est une ressortissante croate née en 1954 et résidant à Rijeka (Croatie). En décembre 1995, Mme Čakarević perdit son emploi. En novembre 1996, elle se vit allouer une allocation de chômage, qui en décembre 1997 fut reconduite jusqu’à nouvel ordre. En mars 2001, l’office de l’emploi de Rijeka décida cependant de révoquer son droit à indemnité, avec effet rétroactif au mois de juin 1998. L’office déclara qu’elle avait perçu des indemnités au-delà de la période légale et lui demanda de rembourser la somme de 19 451 kunas croates (environ 2 600 euros). En mauvaise santé, au chômage et sans revenus, elle refusa une proposition de remboursement échelonné sur 60 versements. L’office de l’emploi entama une procédure civile, attaquant Mme Čakarević pour enrichissement sans cause et cherchant à obtenir le remboursement de la somme en question augmentée d’intérêts légaux. Les juridictions nationales donnèrent gain de cause à l’office de l’emploi et, en mars 2013, la Cour constitutionnelle écarta deux recours formés par la requérante.

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour déclare tout d’abord que Mme Čakarević pouvait légitimement croire que les indemnités de chômage versées l’avaient été à juste titre, ce qui signifie que cette disposition de la Convention s’applique à sa cause. Ensuite, la Cour recherche en particulier si les actes des autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts de la requérante.

La Cour observe qu’au regard de sa jurisprudence relative à la cessation de prestations, rien n’empêche les autorités de corriger leurs erreurs. Cependant, la cause de Mme Čakarević concerne le remboursement d’indemnités qui avaient été perçues en vertu d’une décision administrative. Il est donc plus indiqué d’appliquer sa jurisprudence selon laquelle les erreurs commises par l’État ne doivent pas être rectifiées aux dépens des requérants.

En outre, Mme Čakarević n’a pas trompé les autorités quant à sa situation et elle n’a jamais été informée que la loi prévoyait une durée maximale pour le versement des indemnités, durée qui était fonction de la période d’emploi de l’intéressé. Les autorités ont pris la décision de continuer à verser l’indemnité, de sorte qu’elle avait des raisons légitimes de supposer que les versements étaient conformes à la loi.

D’autre part, la Cour estime que les autorités n’ont pas agi en temps voulu et de manière appropriée et cohérente. L’office de l’emploi a commis une erreur, mais c’est à Mme Čakarević seule que l’on a fait endosser la responsabilité de redresser cette erreur, sans que l’État ait à faire face aux conséquences. Par ailleurs, les tribunaux n’ont pas tenu compte de la mauvaise santé de Mme Čakarević et de sa piètre situation financière, les indemnités en question ayant constitué son seul revenu et lui ayant permis de subsister. Les décisions des autorités internes ont imposé à Mme Čakarević une charge individuelle excessive, en violation de la Convention. Eu égard à ces conclusions, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs de la requérante fondés sur l’article 8.

LA CONTRIBUTION A LA SÉCURITÉ SOCIALE EST UN BIEN

MOTTOLA et autres C. ITALIE arrêt du 4 février 2014 requête 29932/07

La limitation trop stricte des délais de procédure suite à un revirement de jurisprudence, a empêché les requérants de faire valoir leur droit devant les juridictions internes. Cet arrêt est confirmé par l'arrêt Staibano et autres C. Italie requête 29907/07 du 4 février 2014.

1.  Sur la question de savoir si les requérants étaient titulaires d’un « bien »

a)  Principes généraux

40.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » tombant sous le coup de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne, par exemple qu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion d’« espérance légitime » (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 63, CEDH 2005‑IX).

41.  L’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 48, série A no 70 ; Slivenko c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 121, CEDH 2002‑II ; et Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 b), CEDH 2004-IX). De plus, il ne saurait s’interpréter comme ouvrant aux personnes qui ont cotisé à un régime de sécurité sociale le droit à une pension d’un montant déterminé (voir, par exemple, Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V ; Janković c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000-X ; et Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 39, CEDH 2004-IX). Cependant, une créance concernant une pension peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’elle a une base suffisante en droit national, par exemple lorsqu’elle est confirmée par un jugement définitif (Pravednaya, précité, §§ 37-39 ; Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 55, 31 mai 2011 ; et Varesi et autres c. Italie (déc.), no 49407/08, § 35, 12 mars 2013).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

42.  La Cour relève que, ayant travaillé pour l’université de Naples sur la base de contrats à durée déterminée ayant pour objet l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée à la vacation (paragraphe 6 ci-dessus), les requérants n’avaient normalement pas droit au versement des contributions pour la sécurité sociale et la retraite. Cependant, plusieurs autres médecins se trouvant dans une situation analogue à la leur avaient obtenu des juridictions administratives la reconnaissance de l’existence entre eux et l’université d’un rapport de travail à durée indéterminée, avec pour conséquence le droit pour eux au versement des cotisations pour leur retraite. L’université de Naples s’était pliée à ces décisions de justice (paragraphe 7 ci-dessus).

43.  Dans l’affaire des requérants, cette jurisprudence a dans un premier temps été confirmée par le TAR, qui a réaffirmé que le rapport qui liait l’université aux médecins travaillant en tant que vacataires était un rapport d’emploi public donnant droit au versement des contributions sociales de la part de l’employeur (paragraphes 9 et 13 ci-dessus). Les sections réunies du Conseil d’État lui-même ont aussi souscrit à cette thèse au sujet d’un médecin vacataire qui avait introduit son recours avant le 15 septembre 2000 (paragraphe 19 ci-dessus)

44.  Dans ces circonstances, la Cour estime que la créance des requérants concernant leurs droits à pension avait une base suffisante en droit interne, en ce qu’elle était confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors, ils avaient une espérance légitime de se voir reconnaître, à l’instar de leurs collègues, le droit au versement, par l’université de Naples, des cotisations de retraite. Ils pouvaient donc passer pour titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Partant, cette disposition trouve à s’appliquer en l’espèce.

2.  Sur l’existence d’une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens

45.  La Cour relève qu’en annulant pour cause d’irrecevabilité de leur action le jugement du TAR favorable aux intéressés tout en sachant que le délai pour réintroduire une action aux mêmes fins devant les juridictions civiles avait désormais expiré, le Conseil d’État les a de facto privés de toute possibilité de faire valoir leur droit au versement des cotisations de retraite relatives à la période travaillée sous le statut de vacataire.

46.  Il y a donc eu une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens.

3.  Sur la justification de l’ingérence

a)  Principes généraux

47.  L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale. De plus, une telle ingérence n’est justifiée que si elle poursuit un intérêt public (ou général) légitime. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention (Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, § 59, 8 décembre 2009).

48.  L’article 1 du Protocole no 1 exige également, pour toute ingérence, un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 81-94, CEDH 2005-VI). Ce juste équilibre est rompu si la personne concernée doit supporter une charge excessive et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, et Maggio et autres, précité, § 57). A cet égard, il faut souligner que l’incertitude – législative, administrative, ou tenante aux pratiques des autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’Etat. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Vasilescu c. Roumanie, 22 mai 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, et Archidiocèse catholique d’Alba Iulia c. Roumanie, no 33003/03, § 90, 25 septembre 2012).

49.  Lorsque le montant d’une prestation sociale est réduit ou annulé, il peut y avoir une ingérence dans le droit au respect des biens qui nécessite d’être justifiée (Kjartan Ásmundsson, précité, § 40 ; Rasmussen c. Pologne, no 38886/05, § 71, 28 avril 2009 ; Maggio et autres, précité, § 58 ; et Varesi et autres, décision précitée, § 38).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

50.  En l’espèce, l’ingérence litigieuse avait une base légale en droit interne, l’article 69 § 7 du texte unifié sur l’emploi public (paragraphe 10 ci‑dessus). Cette disposition poursuivait un but d’intérêt général, en l’occurrence celui d’une répartition cohérente et rationnelle de la compétence en matière de « rapport d’emploi public » entre les juridictions administratives et les juridictions judiciaires. En particulier, ces dernières étaient compétentes pour tout litige concernant les périodes de travail postérieures au 30 juin 1998. Lorsque, comme en l’espèce, un litige concernait une période de travail antérieure à cette date, l’affaire était dévolue au juge administratif, mais seulement à la condition que le recours y relatif ait été introduit avant le 15 septembre 2000. Le non-respect de ce délai était sanctionné par l’irrecevabilité du recours.

51.  La Cour estime que la fixation de délais de procédure a pour objet une bonne administration de la justice et est donc conforme à l’intérêt général. Par ailleurs, les requérants avaient cessé leur collaboration comme vacataires avec l’université de Naples au plus tard en 1997, et les dispositions codifiées par le texte unifié sur l’emploi public étaient entrées en vigueur entre 1993 et 1998 (paragraphe 10 ci-dessus). Le délai pour saisir les juridictions administratives, fixé au 15 septembre 2000, n’était donc pas excessivement court. Or, il n’est pas contesté par les parties que les intéressés n’ont pas respecté le délai en question, et les requérants n’ont pas invoqué l’existence d’obstacles qui les auraient empêchés d’introduire leur recours devant le TAR en temps utile.

52.  Il n’en demeure pas moins que des incertitudes persistaient quant à l’applicabilité du délai litigieux à l’affaire des requérants. En effet, le texte unifié sur l’emploi public contenait également une autre disposition, l’article 63 § 4, qui, lu en conjonction avec l’article 3, attribuait à la compétence exclusive du juge administratif les litiges relatifs aux rapports de travail des chercheurs universitaires. S’appuyant sur cette disposition, le TAR s’était estimé compétent pour connaître de l’affaire des requérants, et ce indépendamment du respect du délai précité. Le TAR avait en effet considéré que les tâches assignées aux requérants étaient comparables à celles des chercheurs universitaires (paragraphes 11 et 12 ci-dessus).

53.  A la suite de l’appel de l’université (paragraphe 14 ci-dessus), la sixième section du Conseil d’Etat s’est dessaisie en faveur des chambres réunies, au motif que l’affaire posait des questions d’intérêt général en matière de compétence des juridictions administratives (paragraphe 15 ci‑dessus). Par là même, la sixième section a reconnu être en présence d’un point de droit présentant une certaine complexité et nécessitant des clarifications.

54.  Dans l’exercice de leur mission d’interpréter et d’appliquer le droit interne qui est la leur, les chambres réunies du Conseil d’Etat ont estimé que les requérants ne pouvaient pas être assimilés aux chercheurs universitaires et que le délai expirant le 15 septembre 2000 trouvait à s’appliquer à leur recours (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). La Cour ne saurait critiquer une telle interprétation, qui n’apparaît ni manifestement illogique ni arbitraire.

55.  Il n’en demeure pas moins que les requérants avaient saisi les juridictions administratives en toute bonne foi et sur la base d’une interprétation plausible des règles sur la répartition des compétences. Par ailleurs, la jurisprudence interne leur garantissait une protection en cas de déclaration d’irrecevabilité de leur recours, car il était admis qu’un recours tardif devant le juge administratif pouvait être réintroduit devant les juridictions judiciaires (paragraphe 17 ci-dessus). Il s’agissait d’une garantie importante, visant à assurer une voie pour faire valoir ses droits patrimoniaux au justiciable qui, dans un cadre légal pouvant donner lieu à des interprétations divergentes, s’était adressé à une juridiction incompétente.

56.  Toutefois, cette garantie a été effacée par une jurisprudence postérieure, qui a été suivie par le Conseil d’Etat dans l’affaire des requérants. Selon cette nouvelle interprétation, le non-respect du délai ouvert jusqu’au 15 septembre 2000 pour saisir les juridictions administratives entraînait la perte définitive du droit de faire valoir les prétentions contenues dans le recours, y compris devant les juridictions ordinaires (paragraphe 17 ci-dessus).

57.  En conséquence de ce revirement de jurisprudence, les requérants ont été privés de toute possibilité d’obtenir une décision de justice reconnaissant leur droit au versement des contributions sociales – et donc leurs droits corrélatifs en termes de pension de retraite – pour la période travaillée par eux en tant que vacataires pour l’université de Naples.

4.  Conclusion

58.  Compte tenu des incertitudes pouvant subsister quant à l’interprétation des dispositions pertinentes du texte unifié sur l’emploi public, la Cour considère que l’Etat n’a pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts publics et privés en jeu, et que la décision du Conseil d’Etat a vidé de toute substance l’espérance légitime des requérants de voir reconnaître leurs droits à pension. Les intéressés ont donc dû supporter une charge excessive et exorbitante, ce qui a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1.

LE DROIT AU BAIL EST UN BIEN

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LE DROIT AU BAIL EST UN BIEN

RIVERA VAZQUEZ ET CALLEJA DELSORDO c. SUISSE du 22 janvier 2019 requête n° 65048/13

Litige entre bailleur et locataire : le bail est un droit patrimonial du locataire

CEDH

1.  Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention

19. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention ne vaut que pour l’examen des « contestations sur [des] droits et obligations de caractère civil » et du « bien-fondé de toute accusation en matière pénale » (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 41, série A no 43).

20. En l’espèce, la Cour note que le litige qui opposait les requérants à leur bailleur et sur lequel s’est prononcé le Tribunal fédéral dans son arrêt du 12 avril 2013 concernait des droits de nature clairement patrimoniale résultant d’une relation contractuelle entre personnes privées. Il s’agit donc de droits « à caractère civil » au sens de l’article 6 de la Convention.

TILEC CONTRE BULGARIE DU 27 MAI 2010 REQUETE N°25051/02

LE DROIT AU BAIL EST UN BIEN AU SENS DE L'ARTICLE P1-1

45. La Cour observe d'emblée que le requérant n'était pas propriétaire des terrains litigieux et qu'il les occupait en vertu d'un contrat de bail de longue durée conclu avec leur propriétaire (voir paragraphe 7 ci-dessus). La Cour rappelle toutefois qu'une « créance » peut également constituer un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 si elle est suffisamment établie pour être exigible (voir parmi beaucoup d'autres Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002‑III; Jasiūnienė c. Lituanie, no 41510/98, § 44, 6 mars 2003). Elle a déjà établi en examinant le grief du requérant sous l'angle de l'article 6 § 1, relatif du droit d'accès à un tribunal, que le jugement du 28 décembre 1999, pris ensemble avec les dispositions de l'article 51 de la loi sur la procédure administrative, obligeait les autorités à laisser le requérant reprendre possession des deux terrains ou à le dédommager d'une autre manière adéquate (voir paragraphe 37 ci-dessus). Ce jugement a acquis la force de chose jugée et la Cour est de l'avis qu'il créait à la charge des autorités une obligation qui s'analysait pour le requérant en une créance suffisamment établie et exigible pour constituer un bien au sens de l'article 1 du Protocole no1.

46.  Les objections du gouvernement défendeur concernant la résiliation du contrat de bail et l’octroi au requérant d’une somme en guise de compensation pour la récolte non moissonnée (voir paragraphe 43 ci-dessus) ne sauraient mettre un doute sur l’existence d’un « bien » méritant la protection de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour a déjà constaté que la question de savoir si le contrat de bail avait bien été résilié, et à compter de quelle date, prête à controverse entre les parties et que les tribunaux qui ont examiné cette question ont conclu à l’absence de preuves sur la résiliation dudit contrat (voir paragraphe 38 ci-dessus). Pour ce qui est de la compensation invoquée par le Gouvernement, la Cour observe que les tribunaux internes ont en fin de compte rejeté l’action en dommages et intérêts intentée par l’intéressé en estimant qu’il n’y avait pas lieu d’engager la responsabilité délictuelle des autorités (voir paragraphe 25 ci-dessus).

47.  Les autorités de l’État ne se sont pas conformées à la décision définitive du 28 décembre 1999 du tribunal régional de Dobrich qui était en faveur du requérant, ce qui constitue une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens, tel qu’énoncé dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1. Le Gouvernement n’a exposé aucun argument pouvant justifier une telle ingérence au regard de ladite disposition de la Convention (voir paragraphes 37 à 40 ci-dessus).

48.  Il y a donc eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

LE DROIT A UN BAIL SOCIAL N'EST PAS UN BIEN MAIS UN DROIT CIVIL

CRISTEA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA du 12 février 2019 requête 35098/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 de l'article 13 et de l'article 6-1 : le requérant a droit à un logement social. Il obtient une décision de justice pour lui octroyer un logement social. Cette décision n'est pas exécutée et il reste dehors.

CEDH

39. Le requérant soutient que la non-exécution prolongée de la décision du 20 février 2008 rendue en sa faveur porte atteinte à ses droits garantis par l’article 6 § 1 de la Convention et par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il affirme en outre que l’action en réparation mise en place par la loi no 87 n’a pas constitué dans son affaire une voie de recours effective au sens de l’article 13 de la Convention pour dénoncer l’inexécution en cause.

40. Le Gouvernement conteste ces thèses.

A. Période à considérer

41. La Cour rappelle qu’une personne qui a obtenu un jugement contre l’État n’a normalement pas à ouvrir une procédure distincte pour en obtenir l’exécution forcée (Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004). Elle considère que c’est au premier chef aux autorités de l’État qu’il incombe de garantir l’exécution d’une décision de justice rendue contre celui-ci, et ce dès la date à laquelle cette décision devient obligatoire et exécutoire (Bourdov, précité § 69, in fine).

42. En application de ces principes, la Cour observe qu’en l’espèce la période à prendre en considération a commencé le 20 février 2008, avec le prononcé de la décision définitive et exécutoire obligeant les autorités à fournir au requérant un logement en location. Elle note aussi que la Cour suprême de justice a évalué la durée d’inexécution jusqu’à la date du 4 mars 2015. Cette période avait alors déjà duré plus de sept ans.

43. Étant donné que la procédure d’exécution est encore pendante au niveau interne, la Cour souligne qu’un laps de temps de presque quatre ans n’a pas pu être pris en considération par les juridictions internes.

44. Elle observe également que le requérant a encore la possibilité, s’il souhaite se plaindre de la durée d’inexécution postérieure à celle déjà examinée par la Cour suprême de justice, d’introduire une nouvelle action selon la loi no 87 devant les tribunaux nationaux. Or, la Cour rappelle que cette durée, de presque quatre ans, est en soi largement suffisante pour constituer une seconde violation de la même procédure d’exécution (paragraphe 35 ci-dessus). À ce sujet, elle rappelle avoir, pour ce qui est des recours en matière de durée de procédure et relativement à des situations comparables à celles du cas d’espèce, estimé qu’elle n’était pas tenue d’examiner la procédure dans son ensemble mais pouvait se contenter de la durée ayant fait l’objet d’un examen par les juridictions internes (Musci c. Italie [GC], no 64699/01, § 116, CEDH 2006‑V (extraits), et voir, à contrario, Cocchiarella, précité, § 116).

45. Cependant, la Cour rappelle avoir estimé dans le cas présent que, en tout état de cause, le recours indemnitaire exercé par le requérant n’avait pas été en mesure de lui offrir un redressement adéquat en raison de l’omission persistante des autorités d’exécuter la décision initiale (paragraphe 35 ci‑dessus). Dans ces conditions, elle juge qu’il serait injuste de demander à l’intéressé d’introduire un nouveau recours sur le fondement de la loi no 87. Partant, la Cour considère qu’elle peut prendre en considération toute la procédure nationale d’exécution et pas seulement celle déjà examinée par la Cour suprême de justice.

B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure d’exécution

46. La Cour note que, à ce jour, la procédure d’exécution de la décision définitive ordonnant aux autorités d’attribuer un logement au requérant et à sa famille a déjà duré environ onze ans. Elle rappelle qu’une autorité étatique ne peut invoquer l’absence de fonds et de logements de substitution pour expliquer la non-exécution d’un jugement (voir, parmi beaucoup d’autres, Prodan c. Moldova, no 49806/99, § 53, CEDH 2004‑III (extraits), et Yuriy Nikolayevich Ivanov c. Ukraine, no 40450/04, § 54, 15 octobre 2009).

47. La Cour rappelle également sa position, exprimée à maintes reprises dans des affaires ayant trait au défaut d’exécution, selon laquelle l’impossibilité, pour un créancier, de faire exécuter intégralement, et dans un délai raisonnable, une décision rendue en sa faveur constitue une violation dans son chef du « droit à un tribunal » consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi que du droit à la libre jouissance de ses biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Prodan, précité, §§ 56 et 62, et Yuriy Nikolayevich Ivanov, précité, §§ 56-57).

48. À la lumière des circonstances de l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire. Partant, elle estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention à raison de l’omission des autorités d’exécuter, dans un délai raisonnable, la décision définitive rendue en faveur du requérant.

49. Pour les mêmes raisons qui l’ont amené à considérer que le recours exercé par le requérant n’avait pas offert à celui-ci un redressement suffisant (paragraphes 34-36 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a eu également violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention et avec l’article 1 du Protocole no 1.

Bikić c. Croatie du 29 mai 2018 requête n° 50101/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Refus des autorités croates d’autoriser l’achat d’un logement social par son occupante : non-violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) à la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire concerne le refus des autorités de laisser la requérante, employée d’une entreprise publique, acheter l’appartement où elle habitait depuis 30 ans à Zagreb. L’intéressée avait emménagé dans l’appartement en cause sous l’ancien régime socialiste yougoslave, à une époque où les employés d’entreprises publiques étaient placés sur liste d’attente pour l’attribution d’appartements financés par leurs contributions. Ceux qui obtenaient un appartement devenaient titulaires d’un « bail spécialement protégé ». Le parlement a aboli ces baux en 1991 et une nouvelle loi régit la vente des appartements qui relevaient précédemment de ce système. La Cour observe en particulier que l’affaire ne concerne pas le droit pour la requérante de vivre dans l’appartement mais le droit à l’acheter. Elle estime également que, en l’absence de décision définitive lui octroyant un bail spécialement protégé, l’intéressée ne peut se prétendre titulaire d’un droit sur un « bien » au sens de la Convention européenne : en vertu du droit interne positif, seules les personnes ayant obtenu un tel bail ont droit à acheter un logement social à des conditions préférentielles.

Principaux faits

Sous l’ancien régime socialiste yougoslave, tous les employés contribuaient à un fonds de logement utilisé pour construire des ensembles d’appartements. Ces appartements leur étaient ensuite attribués dans le cadre d’un « bail spécialement protégé ». En 1988, Mme Bikić obtint de son employeur un bail spécialement protégé et s’installa dans l’appartement en cause à Zagreb. Cependant, la décision lui attribuant l’appartement n’était pas définitive et elle ne fut suivie par la suite d’aucune décision formelle confirmant son droit à un bail spécialement protégé, car l’appartement fit l’objet de plusieurs actions en justice. Notamment, en 1990, des collègues de Mme Bikić engagèrent une action pour contester la place de celle-ci sur la liste d’attente pour l’attribution des appartements. Cette action fut rejetée en 2004, mais lorsque, ultérieurement, Mme Bikić engagea une action civile contre les autorités locales pour pouvoir acheter l’appartement, le tribunal la débouta, constatant qu’elle n’avait jamais acquis de bail spécialement protégé pour cet appartement. En 2012, la Cour constitutionnelle confirma les conclusions des juridictions du fond et rejeta le recours dont Mme Bikić l’avait saisie. Elle jugea en particulier que si par le passé les tribunaux avaient statué en faveur d’autres personnes qui avaient obtenu un bail protégé qu’elles avaient ensuite perdu, le cas de Mme Bikić était différent en ce qu’elle n’avait jamais réellement été titulaire d’un tel droit.

SOLUTION DE LA CEDH

La Convention européenne garantit à chacun le droit au respect de ses biens. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens existants » que des créances en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. L’affaire ne concerne pas le droit pour Mme Bikić d’habiter dans l’appartement qu’elle occupe depuis des années, mais le droit à acheter l’appartement à des conditions préférentielles. Or Mme Bikić ne répond pas à la condition cruciale en droit interne pour pouvoir acheter l’appartement, celle d’être titulaire d’un « bail spécialement protégé ». Elle ne peut donc pas se prévaloir d’un droit sur un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention. Le fait qu’il ait fallu longtemps pour que soient écartés les recours formés par les collègues de Mme Bikić contre la place de celle-ci dans la liste d’attente pour l’attribution d’un appartement ne peut en lui-même donner lieu à une « espérance légitime » d’obtenir l’appartement. La décision de la Cour constitutionnelle confirmant celle des juges du fond ne peut pas non plus être considérée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable. Enfin, même si la Cour constitutionnelle a déjà par le passé statué en faveur d’autres personnes qui avaient obtenu des baux spécialement protégés, le cas de Mme Bikić est effectivement différent en ce que celle-ci n’a jamais été titulaire d’un tel droit. Dans ces conditions, la Cour conclut à la non-violation de l’article 1 du Protocole n o 1.

Fazia Ali c. Royaume-Uni du 20 octobre 2012 requête 40378/10

Le droit au logement est un droit civil. Le dispositif légal de fourniture d’un logement aux personnes sans domicile est conforme à la Convention européenne

La Cour dit que le droit de Mme Ali à ce que les autorités municipales de Birmingham lui fournissent un logement était un « droit civil » au sens de l’article 6 § 1 et que, dès lors, Mme Ali avait droit à ce que les contestations à ce sujet soient tranchées par un « tribunal indépendant et impartial » ayant entendu sa cause équitablement. Le fait que l’enquêtrice n’était pas indépendante n’étant pas contesté, la Cour examine ensuite le point de savoir si la compétence de la county court pour réexaminer sa décision était suffisante. Elle conclut que, même si les juges n’étaient pas compétents pour réexaminer complètement les faits, le recours qu’avait pu exercer Mme Ali leur permettait de réexaminer dans une certaine mesure aussi bien les faits que la procédure par laquelle l’enquêtrice était parvenue à sa conclusion. Elle considère qu’en ce qui concerne la « détermination » de droits et d’obligations découlant d’un système de protection sociale, lorsqu’une enquête sérieuse a été menée sur les faits au niveau administratif, l’article 6 § 1 de la Convention ne peut être compris comme imposant que le contrôle exercé par les juges comprenne nécessairement une réouverture complète du dossier avec une nouvelle audition des témoins. Le recours exercé par Mme Ali lui a donc apporté une protection suffisante en ce qui concerne la détermination judiciaire de ses droits civils.

Avant de conclure à la non-violation de la Convention, la Cour a examiné l’ensemble du dispositif légal en cause. Elle y a trouvé réunies plusieurs garanties procédurales importantes quant à l’enquête menée par l’agente d’examen des situations de défaut d’accès au logement : l’enquêtrice devait être d’un rang hiérarchique supérieur à celui de l’agent qui avait pris la décision initiale, elle ne devait pas avoir participé à la prise de cette décision, Mme Ali avait le droit de faire des déclarations et l’enquêtrice était obligée d’en tenir compte, l’enquêtrice était tenue de motiver sa décision si celle-ci était négative, et Mme Ali devait être informée de son droit de contester les conclusions de l’enquêtrice devant la county court. La Cour conclut donc à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

TCHOKONTIO HAPPI c. FRANCE du 9 avril 2015 requête 65 829/12

Non violation de l'article 1 du protocole 1 : Le droit à avoir un bail social n'est pas un bien

57.  La Cour rappelle d’emblée que la notion de « biens » prévue par la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété » et donc des « biens » au sens de cette disposition (voir Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I ; Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II).

58.  Certes, le droit à une prestation sociale ne fait pas en tant que tel partie des droits et libertés garantis par la Convention (voir, par exemple, Aunola c. Finlande (déc.), no 30517/96, 15 mars 2001) et le droit d’habiter dans une résidence déterminée, dont on n’est pas propriétaire, ne constitue pas en soi un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (H.F. c. Slovaquie (déc.), no 54797/00, 9 décembre 2003 ; Kovalenok c. Lettonie (déc.), no 54264/00, 15 février 2001 ; J.L.S. c. Espagne (déc.), no 41917/98, CEDH 1999-V). Toutefois, les valeurs patrimoniales, y compris des créances en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un certain droit de nature patrimoniale, peuvent aussi relever de la notion de « biens » contenue à l’article 1 du Protocole no 1 (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 51, série A no 222 ; Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 31, série A no 332 ; mutatis mutandis, S.A. Dangeville c. France, no 36677/97, §§ 44‑48, CEDH 2002-III). En particulier, la Cour a constamment dit qu’une « créance » – concernant même le bénéfice d’une prestation sociale particulière – peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 si elle est suffisamment établie pour être exigible (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002‑III ; Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301-B). La Cour a ainsi pu juger que, lorsqu’une personne se voit allouer, par un jugement définitif et exécutoire, un logement qu’elle a le droit de posséder, d’utiliser et, sous certaines conditions, d’acquérir, elle devient titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, entre autres, Tétériny c. Russie, no 11931/03, 30 juin 2005 ; Olaru et autres c. Moldova, nos 476/07, 22539/05, 17911/08 et 13136/07, 28 juillet 2009 ; Ilyushkin et autres c. Russie, nos 5734/08, 20420/07, 54342/08, 56997/08, 60129/08, 4561/09, 7738/09, 11273/09, 11993/09, 16960/09, 20454/09, 21964/09, 26632/09, 28914/09, 31577/09, 31614/09, 31685/09, 32395/09, 35053/09, 36327/09, 38180/09, 45131/09, 48059/09, 52605/09, 56935/09, 58034/09, 59761/09, 1048/10 et 1119/10, 17 avril 2012).

59.  La Cour observe qu’en l’espèce, en vertu du jugement du 28 décembre 2010, le préfet de la région d’Ile-de-France devait assurer le relogement de la requérante. Le jugement n’obligeait pas les autorités à lui conférer la propriété d’un appartement mais à en mettre un à sa disposition. Aux termes du bail social ainsi conféré, la requérante aurait dû jouir du droit d’utiliser un appartement. Elle aurait également pu, sous certaines conditions, l’acquérir mais il s’agissait d’une simple faculté et non d’un droit, la vente étant subordonnée à l’autorisation des autorités administratives concernées. La requérante n’avait donc pas d’« espérance légitime » d’acquérir une valeur patrimoniale.

60.  Dès lors, la Cour ne saurait considérer que la nature de la créance de la requérante – à savoir son droit à un « bail social » – était telle que cette créance constituait un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no1.

61.  Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 4.

UN JUGEMENT EXÉCUTOIRE EST UN BIEN

STAN c. ROUMANIE du 30 juin 2015 Requête 24362/11 et 52339/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : L'inexécution d'un jugement est une atteinte aux biens incompatible avec le principe d'égalité entre les justiciables.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

a)  Sur l’existence d’une ingérence

42.  Eu égard à la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour rappelle que, pour déterminer s’il y a eu privation de biens au sens de la norme qui y est édictée, il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à la protection de droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 63, série A no 52).

43.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que l’objet de ce grief est limité au terrain d’une superficie de 767 m2 qui est occupé par l’État et qui ne peut plus être remis dans son état d’origine (paragraphes 14 et 24 ci-dessus). Elle note ensuite que la requérante a perdu totalement et définitivement la disposition de ce terrain. Bien qu’il n’y ait pas eu d’acte d’expropriation formel et que la requérante garde la possibilité théorique de disposer de ce terrain, la Cour considère que les limitations apportées à son droit de propriété ont été si sévères que l’on peut les assimiler à une expropriation de fait qui relève de la disposition susmentionnée de la Convention (Vergu c. Roumanie, no 8209/06, § 42, 11 janvier 2011).

44.  Partant, il y a eu en l’espèce ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens.

45.  Par ailleurs, la Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, une telle ingérence doit être opérée « pour cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). En outre, la nécessité d’examiner la question du juste équilibre ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000‑I, et Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, § 55, CEDH 2000‑VI).

b)  Sur le respect du principe de légalité

46.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. En particulier, le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 163, CEDH 2006‑VIII).

47.  La Cour note d’emblée que, en droit roumain, la loi no 33/1994 fixe la procédure à suivre par les autorités de l’État en cas d’expropriation de biens immeubles appartenant à des particuliers. Cette procédure exige notamment le prononcé de la déclaration d’utilité publique du bien immeuble en cause et le paiement d’une indemnisation « juste et préalable » (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour note ensuite que le Gouvernement admet que cette procédure n’a pas été suivie en l’espèce, et elle renvoie à ses conclusions sur le terrain de l’article 6 de la Convention, en ce qui concerne le défaut d’exécution du jugement définitif ordonnant aux autorités d’entreprendre toutes les démarches pour suivre la procédure légale d’expropriation (paragraphes 14 et 36 ci-dessus).

48.  Par ailleurs, la Cour prend note de la position du Gouvernement : celui-ci soutient que la requérante a reçu une indemnité, basée sur une expertise, correspondant à la valeur du terrain et que le paiement de cette indemnité couvre le défaut de mise en œuvre de la procédure légale d’expropriation. La Cour ne saurait pour autant accueillir cette thèse. En effet, la loi no 33/1994 ne prévoit pas une telle possibilité de pallier la carence de l’administration lorsque celle-ci n’a pas diligenté une procédure d’expropriation.

49.  Qui plus est, il résulte de l’arrêt définitif du 7 décembre 2001 de la cour d’appel que l’indemnisation allouée à la requérante correspondait au manque d’utilisation de son terrain et non pas à la valeur de son bien (paragraphe 12 ci-dessus). Or l’article 26 de la loi no 33/1994 prévoit expressément que l’indemnisation pour expropriation couvre tant la valeur réelle de l’immeuble que le préjudice causé au propriétaire (paragraphe 25 ci-dessus).

50.  Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas compatible avec le principe de légalité et, par conséquent, qu’elle a enfreint le droit de la requérante au respect de ses biens. Une telle conclusion dispense la Cour de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de sauvegarde des droits individuels (Vergu, précité, § 56).

51.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

ILYUSHKIN ET AUTRES c. RUSSIE du 17 avril 2012

Requêtes nos 5734/08, 20420/07, 54342/08, 56997/08, 60129/08, 4561/09, 7738/09, 11273/09, 11993/09, 16960/09, 20454/09, 21964/09, 26632/09, 28914/09, 31577/09, 31614/09, 31685/09, 32395/09, 35053/09, 36327/09, 38180/09, 45131/09, 48059/09, 52605/09, 56935/09, 58034/09, 59761/09, 1048/10 et 1119/10

LES MILITAIRES ONT OBTENU UN JUGEMENT LEUR DONNANT DROIT UN LOGEMENT MAIS NON EXECUTE PAR L'ETAT RUSSE

1 Violation des articles 6-1, 13 de la convention et de l'article 1 du protocole 1

34.  D’emblée, la Cour rappelle les principes généraux en matière d’application de l’article 13 exposés aux paragraphes 96 à 100 de l’arrêt pilote Bourdov (no 2), précité. Elle ne peut que réitérer ces principes dans le cadre de la présente affaire, en insistant tout particulièrement sur l’importance primordiale que revêt l’existence de recours internes effectifs pour la bonne marche du système de la Convention et le respect du principe de subsidiarité (Nagovitsyn et Nalgiyev, précité, §§ 26 et 40). En effet, l’adoption de l’arrêt pilote précité et sa mise en œuvre par le Gouvernement avaient notamment pour objectif l’introduction d’un tel recours en droit russe, en vue de remédier le plus rapidement possible, au plan interne, aux violations résultant de retards d’exécution de décisions de justice rendues à l’encontre des autorités.

35.  La Cour note à ce sujet que la loi sur l’indemnisation adoptée à la suite de l’arrêt pilote, loi à laquelle s’est référé le Gouvernement, était effectivement susceptible de parvenir à cet objectif capital, et l’a d’ailleurs atteint pour ce qui est des griefs concernant les retards dans l’exécution de décisions de justice obligeant l’Etat à payer des sommes d’argent sur les deniers publics (Nagovitsyn et Nalgiyev, précité, §§ 28-30).

36.  Toutefois, elle est au regret de constater qu’il n’en va pas de même pour les griefs concernant les retards dans l’exécution de décisions de justice imposant à l’Etat toutes sortes d’obligations autres que le paiement de sommes d’argent sur les deniers publics. Alors qu’il était logique de penser que la loi sur l’indemnisation inclurait dans son champ d’application cette large catégorie d’affaires, dont bon nombre sont régulièrement portées devant la Cour, cette hypothèse fort souhaitable ne s’est finalement matérialisée ni en théorie ni en pratique.

37.  La Cour note d’abord qu’il découle tant du libellé de l’article 1 de la loi sur l’indemnisation que de l’interprétation qu’en a faite la Cour suprême dans la résolution no 30/64 (paragraphe 19 ci-dessus) que la nouvelle loi n’est applicable qu’aux cas d’inexécution de jugements établissant des obligations d’ordre pécuniaire et non aux cas d’inexécution d’obligations en nature. La Cour rappelle à cet égard que, en droit russe, le budget public englobe uniquement les fonds monétaires de l’Etat et des autorités municipales et non les biens en nature (paragraphe 16 ci-dessus).

38. La Cour constate ensuite que cette interprétation restrictive s’avère largement confirmée par la pratique interne en la matière. Elle dispose d’un bon nombre d’exemples de jurisprudence russe dans lesquels les demandeurs, dont deux sont requérants de la présente affaire, ont tenté d’obtenir en vertu de la loi sur l’indemnisation une indemnité pour l’inexécution des jugements leur octroyant un logement (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Tous, sans aucune exception, se sont vu opposer un refus d’examiner au fond leur demande, au motif que la loi en question n’était pas applicable aux cas d’octroi de logements. Dans tous ces cas, la décision définitive a été rendue par la Cour suprême de Russie. A ces exemples s’ajoute un autre exemple allant dans le même sens cité par Mme Dutskova (paragraphe 31 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, cette jurisprudence uniforme de la Cour suprême de Russie, qui statue en appel sur les recours introduits en vertu de la loi sur l’indemnisation (paragraphe 18 ci-dessus), ne laisse aucun doute quant au fait que ladite loi est inapplicable aux griefs tels que ceux formulés par les requérants en l’espèce. La Cour ne peut prendre en compte les décisions des cours régionales russes censées démontrer le contraire invoquées par le Gouvernement, celui-ci n’ayant pas produit les textes de ces décisions.

39.  La Cour n’est donc absolument pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle la nouvelle loi sur l’indemnisation pourrait remédier aux inexécutions dénoncées par les requérants. Certes, elle a connaissance de quelques décisions dans lesquelles les tribunaux internes ont appliqué une interprétation extensive de cette loi et jugé, à la lumière de la Convention, qu’il y avait lieu d’honorer l’obligation pour l’Etat d’indemniser les victimes de retards dans l’attribution d’un logement ordonnée par des jugements internes (voir, par exemple, le paragraphe 22 ci-dessus). Cependant, de telles décisions, aussi progressistes soient-elles, restent largement isolées et n’ont aujourd’hui aucune chance de prévaloir sur la jurisprudence constante précitée de la Cour suprême, qui a annulé comme non conformes à la loi les rares décisions de ce type, et qui devrait donc logiquement annuler également toute décision semblable des cours régionales, y compris celles invoquées par le Gouvernement à l’appui de sa thèse (paragraphe 33 ci-dessus). En bref, la jurisprudence actuelle de la Cour suprême confirme indéniablement que les requérants de la présente affaire ne disposaient d’aucun recours interne en vertu de la loi sur l’indemnisation.

40.  En ce qui concerne l’existence éventuelle d’autres recours, la Cour observe que les éléments présentés par le Gouvernement sont très semblables, voire identiques, à ceux qu’elle a déjà examinés à maintes reprises tant avant l’arrêt pilote Bourdov (no 2), précité, que dans celui-ci.

41.  Notamment, pour ce qui de l’action en indemnisation en vertu du chapitre 59 du code civil russe invoquée par le Gouvernement, la Cour n’est toujours pas convaincue qu’elle offre des perspectives raisonnables de succès, étant donné particulièrement qu’elle exige que soit établie une faute de l’administration (Moroko c. Russie, no 20937/07, §§ 28-29, 12 juin 2008, Bourdov (no 2), précité, § 110), condition qui se concilie mal avec la présomption selon laquelle un délai excessif dans l’exécution d’un jugement cause un dommage moral (Bourdov (no 2), précité, § 100). En effet, les retards d’exécution ne sont pas nécessairement dus à des irrégularités commises par l’administration, ils peuvent être imputables à des déficiences du système à l’échelon national ou local (Bourdov (no 2), précité, § 111).

42.  Quant à la possibilité d’un recours auprès d’un procureur évoquée par le Gouvernement, la Cour en a déjà constaté l’ineffectivité (Bourdov (no 2), précité, § 104) – ineffectivité qui est à nouveau démontrée dans la présente affaire par les cas des requérants qui ont porté plainte sans succès auprès du parquet (paragraphe 13 ci-dessus).

43.  La Cour ne peut donc que constater à nouveau qu’il n’existe actuellement en droit russe aucun recours effectif permettant de faire accélérer l’exécution d’une décision de justice rendue contre l’Etat ou d’être indemnisé pour le retard d’exécution (Bourdov (no 2), précité, § 117), sauf pour ce qui est des affaires qui relèvent du champ d’application de la loi sur l’indemnisation adoptée à la suite de l’arrêt pilote (Nagovitsyn et Nalgiyev, précité, §§ 27-30 et 41). La Cour est au profond regret de conclure que ce problème d’absence de recours internes, qualifié par l’arrêt pilote précité de structurel et persistant, reste entier dans le cadre d’une large catégorie d’affaires ici en question, ce qui oblige toujours les requérants à se tourner vers la Cour pour la défense effective de leurs droits. Le gouvernement n’a présenté aucun élément nouveau propre à l’amener à s’écarter de cette conclusion.

44.  La Cour déduit de ce qui précède que les requérants ne disposent en droit russe d’aucun recours effectif – ni préventif ni compensatoire – apte à offrir un redressement adéquat et suffisant pour les violations de la Convention nées de l’inexécution prolongée de décisions de justice ordonnant l’octroi d’un logement rendues contre les autorités publiques. Partant, elle conclut qu’il y eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 et, en conséquence, rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.

2.  Sur la violation alléguée de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 en raison de l’inexécution prolongée des jugements

45.  Pour tous les requérants sauf M. Miklyayev, le Gouvernement admet d’emblée qu’aucun des jugements rendus en faveur des intéressés n’a été entièrement exécuté à ce jour, et il reconnaît explicitement que ce retard d’exécution a emporté violation de l’article 6 § 1 de la Convention. En ce qui concerne M. Miklyayev, il indique que l’intéressé s’est vu proposer le 11 août 2006 un logement correspondant à tous les critères indiqués dans le dispositif du jugement mais a refusé cette offre. Il considère dès lors que le jugement rendu en faveur de ce requérant a été exécuté le 11 août 2006 et précise que la durée d’exécution de deux ans et quatre mois s’explique par la nécessité de respecter l’ordre d’octroi des logements établi par des listes d’attente.

46.  Les requérants maintiennent leurs griefs et réaffirment que les retards dans l’exécution des jugements sont imputables aux autorités. M. Miklyayev soutient que le jugement en sa faveur n’est toujours pas exécuté. MM. Nadezhkin, Chesnokov et Oshchepkov ont informé la Cour que les jugements en leur faveur avaient été exécutés en avril, octobre et novembre 2011 respectivement.

47.  La Cour rappelle que l’inexécution ou le retard excessif dans l’exécution par un Etat contractant d’une décision de justice rendue à son encontre peut constituer une violation du droit du justiciable à un tribunal consacré par l’article 6 § 1 de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 34, CEDH 2002-III). Le retard dans l’exécution d’un jugement peut en outre porter atteinte au droit du justiciable au respect de ses biens, lorsque le jugement en sa faveur fait naître une créance certaine qui doit être qualifiée de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Bourdov, précité, § 40).

48.  Pour juger du respect de l’exigence d’exécution dans un délai raisonnable, la Cour prend en compte la complexité de la procédure, le comportement des parties, ainsi que l’objet de la décision à exécuter (Raïlian c. Russie, no 22000/03, § 31, 15 février 2007).

49.  En l’espèce, elle note que, selon le dispositif des jugements, les autorités défenderesses étaient tenues d’octroyer aux requérants un logement conforme aux normes internes de l’habitat.

50.  La Cour observe que, à l’exception du cas de M. Miklyayev et de ceux de MM. Nadezhkin, Chesnokov et Oshchepkov, il ne fait pas controverse entre les parties qu’à ce jour aucun des requérants n’a obtenu l’exécution intégrale du jugement rendu en sa faveur. Elle relève que le délai d’exécution est de plus de deux ans en ce qui concerne M. Novikov, plus de trois ans pour MM. Denisov, Vorobyev, Roshchin, Potapov, Repp et Alekseyev, plus de quatre ans pour MM. Ilyushkin, Misnikov, Kozlov, Kuzmin, Zyuzin, Shchurevich et Bariyev et Mme Dutskova, plus de cinq ans pour MM. Kovryzhenko, Pasko et Dubovitskiy, plus de six ans pour M. Lukin, plus de sept ans pour Mme Tokhtayeva, plus de huit ans pour MM. Udovichenko et Zykov, et enfin plus de neuf ans pour M. Adilov.

51.  Quant aux cas de MM. Nadezhkin, Chesnokov et Oshchepkov, les jugements en leur faveur ont été exécutés en avril, octobre et novembre 2011 respectivement. La durée d’inexécution a été donc de plus de trois ans pour MM. Nadezhkin et Chesnokov et de plus de quatre ans pour M. Oshchepkov.

52.  En ce qui concerne le cas de M. Sedinkin, la Cour note que le jugement du tribunal militaire de garnison de Khabarovsk du 26 décembre 2005, qui refusait l’octroi d’un logement à l’intéressé, a été modifié le 25 avril 2007 par le tribunal militaire de la circonscription de l’Extrême-Orient, qui a ordonné l’octroi du logement. Le délai d’exécution pour ce requérant commence donc à courir à partir de cette dernière date, ce qui fait une durée de plus de quatre ans.

53.  Pour ce qui est du cas de M. N.A. Mikhalev, la Cour note que par un jugement du 18 mars 1993, le tribunal d’arrondissement Pervomaïski de Moscou a ordonné aux autorités militaires d’octroyer un logement à l’intéressé. Par un jugement du 5 décembre 2006, le tribunal d’arrondissement Savelovski de Moscou leur a ordonné de conclure avec lui un contrat de bail pour un appartement précis (pour plus de détails, voir l’Annexe no 1). Le Gouvernement admet qu’aucun de ces deux jugements n’a été exécuté jusqu’à présent et reconnaît la violation de l’article 6.

54.  Le premier jugement en faveur de ce requérant ayant été rendu le 18 mars 1993, la période d’inexécution à prendre en considération dans son cas commence à courir à la date de la ratification de la Convention par l’Etat défendeur (Ignatovitch c. Russie, no 19813/03, § 22, 23 octobre 2008), soit le 5 mai 1998. Elle est donc à ce jour de plus de treize ans. Le jugement du 5 décembre 2006 étant seulement venu compléter celui du 18 mars 1993 en précisant le logement que les autorités devaient octroyer à M. N.A. Mikhalev, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément sa durée d’inexécution.

55.  La Cour prend en compte la reconnaissance explicite par le gouvernement défendeur de la violation de l’article 6 de la Convention à l’égard de tous les requérants sauf M. Miklyayev.

56.  Pour ce qui est du cas de M. Miklyayev, la Cour prend note de l’offre de logement faite à l’intéressé le 11 août 2006. Elle observe que le requérant a omis de commenter l’argument du Gouvernement selon lequel son comportement, notamment son refus du logement qui lui était proposé, aurait fait entrave à l’exécution du jugement. Toutefois, même à supposer que cette offre valait exécution, force est de constater qu’elle a été faite avec un retard considérable – deux ans après que le jugement fut devenu exécutoire. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel ce retard était justifié par la nécessité de respecter l’ordre établi par des listes d’attente. Elle note en effet que le dispositif du jugement rendu en faveur de M. Miklyayev ne prévoyait nullement qu’il faille respecter un tel ordre (voir, a contrario, Malinovski c. Russie, no 41302/02, § 36, 7 juillet 2005). En revanche, en l’absence de toute explication du requérant quant aux raisons pour lesquelles il a refusé le logement qui lui était proposé, elle décide de ne pas compter la période ultérieure au 11 août 2006 dans la durée totale d’inexécution du jugement.

57.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, les jugements rendus en faveur des vingt-neuf requérants militaires n’ont pas été exécutés dans un délai raisonnable. Il y a donc eu de ce fait violation de l’article 6 de la Convention.

58.  Comme la Cour l’a déjà dit à maintes reprises, lorsqu’un jugement définitif et exécutoire alloue un logement à une personne, celle-ci devient titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 (voir, parmi d'autres, Tétériny c. Russie, no 11931/03, §§ 47-50, 30 juin 2005). La non-exécution des jugements en question dans un délai raisonnable a donc enfreint le droit des requérants au respect de leurs biens. Partant, il y a également eu, dans le chef de ces vingt-neuf requérants, violation de l’article 1 du Protocole no 1.

KALINKIN ET AUTRES c. RUSSIE du 17 avril 2012

Requêtes nos 16967/10, 37115/08, 52141/09, 57394/09, 57400/09, 2437/10, 3102/10, 12850/10, 13683/10, 19012/10, 19401/10, 20789/10, 22933/10, 25167/10, 26583/10, 26820/10, 26884/10, 28970/10, 29857/10, 49975/10 et 56205/10

LES MILITAIRES ONT OBTENU UN JUGEMENT LEUR DONNANT DROIT UN LOGEMENT MAIS NON EXECUTE PAR L'ETAT RUSSE

VIOLATION DES ARTICLES 6-1 DE LA CONVENTION ET DE L'ARTICLE 1 du PROTOCOLE 1

39.  Le Gouvernement admet d’emblée qu’aucun des jugements rendus en faveur des requérants n’a été entièrement exécuté à ce jour, et il reconnaît explicitement la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne le retard dans l’exécution des jugements en faveur des requérants, sauf pour MM. Bessonov et Kobelev, pour lesquels il argue que ces retards s’expliquaient d’une part par la nécessité de respecter l’ordre d’octroi des logements établi par des listes d’attente et d’autre part par une pénurie de logements disponibles à Moscou, et ajoute que l’exécution des jugements a été entravée par l’attitude des intéressés, qui auraient refusé les logements qui leur auraient été proposés dans la région de Moscou, respectivement à Khimki (M. Bessonov) et à Tchekhov (M. Kobelev).

40.  Les requérants maintiennent leurs griefs et réaffirment que les retards dans l’exécution des jugements sont imputables aux autorités. MM. Bessonov et Kobelev soutiennent que les offres mentionnées par le Gouvernement ne correspondaient pas au dispositif des jugements, les logements proposés se trouvant dans des localités autres que celle qui y était indiquée.

41.  La Cour rappelle que l’inexécution ou le retard excessif dans l’exécution par un Etat contractant d’une décision de justice rendue à son encontre peut constituer une violation du droit du justiciable à un tribunal consacré par l’article 6 § 1 de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 34, CEDH 2002-III). Le retard dans l’exécution d’un jugement peut en outre porter atteinte au droit du justiciable au respect de ses biens, lorsque le jugement en sa faveur fait naître une créance certaine qui doit être qualifiée de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Bourdov, précité, § 40).

42.  Pour juger du respect de l’exigence d’exécution dans un délai raisonnable, la Cour prend en compte la complexité de la procédure, le comportement des parties, ainsi que l’objet de la décision à exécuter (Raïlian c. Russie, no 22000/03, § 31, 15 février 2007).

43.  En l’espèce, elle note que, selon le dispositif des jugements, les autorités défenderesses étaient tenues d’octroyer aux requérants un logement conforme aux normes internes de l’habitat et que, pour ce qui concerne plus particulièrement les cas de MM. Bessonov et Kobelev, le dispositif des jugements précisait que le logement devait se situer dans la ville de Moscou.

44.  La Cour observe qu’il ne fait pas controverse entre les parties qu’à ce jour aucun des jugements rendus en faveur des requérants n’a été exécuté dans son intégralité. Elle relève que le délai d’exécution est de plus de deux ans en ce qui concerne MM. Bessonov, Varchenko, Murzin, Parshin, Starodubtsev, Timofeyev et Shmotkin et Mmes Grinko et Lukyanchuk, plus de trois ans pour MM. Golubev, Shuvayev, Bespalov et Semenov, plus de quatre ans pour MM. Kalinkin et Kobelev, plus de cinq ans pour MM. Kovalkov, Sharafutdinov et Martynenko, plus de sept ans pour MM. Gukasyan et Neshumov, et enfin plus de neuf ans pour M. Platonov.

45.  La Cour prend en compte la reconnaissance explicite par le gouvernement défendeur de la violation de l’article 6 de la Convention à l’égard de dix-neuf des requérants.

46.  Pour ce qui est des cas de MM. Bessonov et Kobelev, elle rappelle qu’un Etat ne saurait invoquer un manque de ressources pour justifier un retard dans l’exécution d’une décision de justice (Bourdov, précité, § 35). Par ailleurs, elle n’est pas convaincue par l’argument selon lequel les retards dans l’octroi des logements étaient justifiés par la nécessité de respecter l’ordre établi par des listes d’attente. Elle note en effet que le dispositif des jugements respectifs ne prévoyait nullement qu’il faille respecter un tel ordre (voir, a contrario, Malinovski c. Russie, no 41302/02, § 36, 7 juillet 2005).

47.  Quant au comportement de MM. Bessonov et Kobelev, qui aurait contribué au retard dans l’exécution des jugements rendus en leur faveur, la Cour prend note du refus des intéressés d’accepter les offres de logement, et rappelle que les juridictions internes sont en général mieux placées pour interpréter les décisions rendues dans l’ordre juridique interne et pour apprécier la fidélité à ces décisions de l’exécution qui en est faite (Kotsar c. Russie, no 25971/03, § 26, 29 janvier 2009). En l’espèce cependant, elle observe que les offres faites aux requérants étaient manifestement en contradiction avec le dispositif clair et précis des jugements en cause, qui obligeait les autorités à octroyer aux requérants des logements situés à Moscou. Le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas le fait que les logements qu’il a proposés aux intéressés ne se trouvaient pas dans cette ville. La Cour n’a pas besoin de s’appuyer sur les conclusions des instances internes pour constater une évidence, à savoir que la situation géographique des logements proposés n’était pas conforme à ce qui avait été ordonné dans les jugements. Elle considère que, dans ces conditions, on ne saurait reprocher aux requérants d’avoir rejeté les offres en question.

48.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, les jugements rendus en faveur des requérants n’ont pas été exécutés dans un délai raisonnable. Il y a donc eu de ce fait violation de l’article 6 de la Convention.

49.  Comme la Cour l’a déjà dit à maintes reprises, lorsqu’un jugement définitif et exécutoire alloue un logement à une personne, celle-ci devient titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, parmi d’autres, Tétériny c. Russie, no 11931/03, §§ 47-50, 30 juin 2005). La non-exécution des jugements en question dans un délai raisonnable a donc enfreint le droit des requérants au respect de leurs biens. Partant, il y a également eu, dans le chef de ces vingt-neuf requérants, violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Arrêt du 23 octobre 2012 SÜZER ET EKSEN HOLDİNG A.Ş. c.TURQUIE Requête no 6334/05

Il incombe aux autorités de garantir l’exécution d’une décision de justice rendue contre l’Etat. C'est une violation de l'article 1 du protocole 1.

142.  L’article 1 du Protocole no 1 protège des « biens », notion qui peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. Par contre, il ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX).

Dans ce contexte, la Cour estime devoir distinguer deux épisodes de fait.

a)  La situation à la suite de l’intervention de l’ARSB

143.  En l’espèce, quelles que soient les difficultés financières ou les irrégularités de gestion qui ont pu l’entourer avant son transfert au FADE, nul ne conteste que Kentbank avait exercé jusqu’alors dans le secteur bancaire, par le truchement de 93 succursales et d’un personnel d’environ 2000 personnes (paragraphe 12 ci-dessus) ; outre le fait qu’elle était sans guère de doute possible devenue propriétaire de biens meubles et immeubles, Kentbank disposait forcément des licences d’établissement et d’exploitation bancaires (voir, par exemple, Capital Bank AD, précité, § 130, Megadat.com SRL c. Moldova, no 21151/04, §§ 62-63, CEDH 2008, Bimer S.A. c. Moldova, no 15084/03, § 49, 10 juillet 2007, Rosenzweig et Bonded Warehouses Ltd c. Pologne, no 51728/99, § 49, 28 juillet 2005, et Tre Traktörer AB c. Suède, 7 juillet 1989, § 53, série A no 159) et d’une certaine clientèle (voir, par exemple, Buzescu c. Roumanie, no 61302/00, § 81, 24 mai 2005, Wendenburg et autres c. Allemagne (déc.), no 71630/01, CEDH 2003‑II (extraits), et Van Marle et autres c. Pays-Bas, 26 juin 1986, § 41, série A no 101), également constitutifs d’actifs, donc de « biens », au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

144.  Les mesures prises par l’ARSB ont eu pour conséquence de priver les requérants des droits patrimoniaux, tant corporels qu’incorporels, liés à l’exploitation de leur ancienne banque. A cet égard, la Cour considère que la perte des licences en cause se trouve au cœur du problème, étant entendu que celles-ci sont la condition sine qua non pour œuvrer dans le secteur bancaire et que leur retrait a ipso jure justifié la liquidation de l’établissement, puis la disparition de sa personnalité morale (pour une situation comparable, Capital Bank AD précité, § 131 et les références qui y sont faites).

Il s’ensuit que les mesures litigieuses ont constitué une ingérence dans la jouissance du droit au respect des biens des requérants et que, par conséquent, l’article 1 du Protocole no 1 s’applique.

145.  Quant à savoir par quelle norme cette situation est couverte, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : « la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première » (voir, entre autres, Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 78, CEDH 2005‑VI, et les références qui y figurent, et Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, § 51, CEDH 2000‑VI)

146.  A la lumière de ce qui précède et se devant de regarder au-delà des apparences et d’analyser la réalité de la situation litigieuse (parmi d’autres, Belvedere Alberghiera S.r.l., précité, § 53), la Cour ne saurait nier qu’à l’origine, les mesures prises par l’ARSB relevaient bien de son pouvoir de contrôle sur le secteur bancaire turc et de sa mission d’assurer le bon fonctionnement de celui-ci.

Aussi la Cour estime-t-elle pouvoir conclure que, dans les circonstances très particulières du cas présent, la situation incriminée relevait de la réglementation de l’usage des biens, au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (Capital Bank AD, précité, ibidem, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 142, CEDH 2005‑VI, et AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 108, série A no 108).

147.  Ce faisant, la Cour ne vise aucunement à faire abstraction de la dépossession de biens subie par les requérants, car, contrairement à ce que le Gouvernement affirme (paragraphe 139 in fine, ci-dessus), il y a bien eu en l’espèce « privation de propriété » au sens de la seconde phrase du premier alinéa, ne serait-ce que du fait de la mainmise sur les biens immeubles de Kentbank. Cependant, il n’est pas opportun de se placer sous cet angle précis, car, même dans cette hypothèse, l’examen déterminant resterait toujours axé sur le deuxième paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (Frizen c. Russie, no 58254/00, § 31, 24 mars 2005, et Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 129, 20 janvier 2009).

148.  La Cour doit maintenant se pencher sur la position du Gouvernement, qui soutient que cette l’ingérence était légale, légitime et proportionnée, et réitère son argument selon lequel les actes litigieux, au moment où ils avaient été décidés, étaient conformes à la loi (paragraphes 136 et 140 ci-dessus).

Pour répondre à cette objection, il suffit de rappeler derechef les jugements par lesquels la 10e chambre du Conseil d’Etat a annulé, pour cause d’illégalité, les mesures adoptées par l’ARSB, et de noter que cette annulation avait effet ex tunc (paragraphes 24 et 119 ci-dessus).

Que cette illégalité existât dès le début de l’opération menée par l’ARSB ou qu’elle soit survenue par la suite n’a aucune incidence, l’ingérence dont il s’agit étant réputée illégale avec effet rétroactif et, du même coup, non conforme à l’article 1 du Protocole no 1, sachant que cette disposition exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit en jeu soit légale (Iatridis, précité, § 58).

149.  Parvenue à cette conclusion, la Cour n’a pas à examiner l’ensemble des arguments du Gouvernement concernant la valeur patrimoniale dépréciée de Kentbank et/ou l’absence de perte réelle subie par les requérants (paragraphes 136 in fine, 137 et 138 in limine, ci-dessus) : à supposer même qu’il y ait eu absence de préjudice – ce que la Cour trouve loin d’être établi –, il convient de rappeler qu’une violation de la Convention se conçoit même en l’absence de préjudice, question qui n’entre en jeu – le cas échéant – que sur le terrain de l’article 41 (Ilhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 52, CEDH 2000-VII, Jorge Nina Jorge et autres c. Portugal, no 52662/99, § 39, 19 février 2004, et Guerrera et Fusco c. Italie, no 40601/98, § 53, 3 avril 2003).

150.  Cette même conclusion dispense également la Cour de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels (Belvedere Alberghiera S.r.l., précité, § 62, Sud Fondi srl et autres, précité, §§ 137 et 138, Iatridis, précité, § 62, et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, § 62, CEDH 2000-VI).

151.  En bref, il y a eu violation de cette disposition, à raison des mesures prises par l’administration à l’encontre de Kentbank.

b)  La situation à la suite des jugements administratifs rendus en l’espèce

152.  La Cour a déjà précisé que la seconde série de jugements administratifs rendus en faveur des requérants imposaient à l’administration l’obligation d’« assurer » les conditions et les autorisations nécessaires pour qu’ils puissent à nouveau exploiter une banque, et que, dans ce contexte, les intéressés étaient devenus titulaires, non pas d’un simple droit général à recevoir une « assistance » de l’Etat, mais d’une forme de créance suffisamment établie pour être exigible et constituer un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 126 in fine, ci-dessus).

153.  Or, la persistance de l’administration à ne pas se conformer auxdits jugements a ruiné, jusqu’à ce jour, les espérances légitimes des requérants d’opérer à nouveau dans le secteur bancaire et a ainsi porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens.

154.  Par ailleurs, pour les mêmes motifs qu’elle a retenus précédemment au regard de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphes 119-133 ci-dessus), la Cour estime que l’exception et les arguments du Gouvernement tirés de l’absence d’un recours préalable devant l’ARSB doivent être écartés également au regard de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphes 99, 131 et 141 ci-dessus).

155.  Au regard des considérations qui précèdent, et ayant toujours à l’esprit le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique, la Cour conclut qu’il y a également eu violation de cette dernière disposition du fait de l’inexécution des jugements en cause en l’espèce.

UNE NULLITÉ DE PROCÉDURE EST UN BIEN

ARRET JOUBERT c. FRANCE DU 23 JUILLET 2009 Requête 30345/05

La CEDH confirme que le mot bien concernent les biens actuels et futurs. Il condamne la loi de finance de 1997 qui change la loi pour légaliser des procédures fiscales en cours.

"a)  Sur l'existence d'un bien au sens de l'article 1 du Protocole no 1

50.  La Cour observe que les parties ont des points de vue divergents quant à la question de savoir si les requérants disposaient d'un bien susceptible d'être protégé par l'article 1 du Protocole no 1. Elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut alléguer une violation de l'article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu'il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu'une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » tombant sous le coup de l'article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne, par exemple qu'elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion d'« espérance légitime » (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 63, CEDH 2005-IX).

51.  La Cour constate que le tribunal administratif de Bordeaux, se fondant sur l'arrêté du 24 mai 1982, disposition légale applicable au moment où les requérants ont introduit leur recours, a, par son jugement du 8 juin 1999, décidé que la DVNI n'était pas compétente pour connaître de la situation fiscale des requérants, ceux-ci n'ayant selon lui aucune relation d'intérêt avec la société B. précédemment contrôlée par la DVNI. Par le même jugement, le tribunal a écarté comme incompatible avec la Convention l'application de l'article 122 de la loi de finances pour 1997, invoquée en défense par l'administration.

52.  Par ailleurs, la cour administrative d'appel, infirmant par son arrêt du 10 février 2004 ce jugement du tribunal administratif a considéré que l'application de l'article 122 était compatible avec la Convention, dès lors que l'article 6 § 1 de la Convention était inapplicable ratione materiae et que, pour des motifs d'intérêt général, cette application ne contrevenait pas à l'article 1 du Protocole 1. En outre, c'est pour ce seul motif que la cour administrative d'appel a renversé la solution à laquelle avait abouti le tribunal administratif. Appliquant la loi nouvelle, la cour administrative d'appel n'a pas eu à se prononcer sur l'existence de relations d'intérêt entre les requérants et la société B., au sens de l'arrêté du 24 mai 1982.

53.  Compte tenu de ces décisions juridictionnelles, et de la jurisprudence des juridictions administratives (§ 28 ci-dessus), la Cour considère, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (§ 43 ci-dessus), que les requérants bénéficiaient, avant l'intervention de la loi de finances pour 1997, d'un intérêt patrimonial qui constituait, sinon une créance à l'égard de leur adversaire, du moins une « espérance légitime », de pouvoir obtenir le remboursement de la somme litigieuse et qui avait le caractère d'un « bien » au sens de la première phrase de l'article 1 du Protocole no 1 (voir notamment Lecarpentier et autre, précité, § 38, et S.A. Dangeville c. France, no 36677/97, § 48, CEDH 2002-III). L'article 1 du Protocole no 1 est donc applicable au cas d'espèce.

b)  Sur l'existence d'une ingérence

54.  La Cour estime que la loi litigieuse, en réglant définitivement le fond du litige, a entraîné une ingérence dans l'exercice des droits que les requérants pouvaient faire valoir en vertu de la loi et de la jurisprudence en vigueur et, partant, de leur droit au respect de leurs biens.

55.  Elle relève que, dans les circonstances de l'espèce, cette ingérence s'analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 (voir notamment, mutatis mutandis, Maurice et Draon c. France [GC], nos 28719/95 et 1513/03, CEDH 2005-IX, respectivement §§ 80 et 72, et Lecarpentier et autre, précité, § 40). Il lui faut donc rechercher si l'ingérence dénoncée se justifie sous l'angle de cette disposition.

c)  Sur la justification de l'ingérence

i.  Prévue par la loi

56.  Il n'est pas contesté que l'ingérence litigieuse ait été « prévue par la loi », comme le veut l'article 1 du Protocole no 1.

ii.  « Pour cause d'utilité publique »

57.  En revanche, les avis des parties divergent quant à la légitimité d'une telle ingérence. Dès lors, la Cour doit rechercher si celle-ci poursuivait un but légitime, à savoir s'il existait une « cause d'utilité publique », au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1.

58.  La Cour estime que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d'utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l'existence d'un problème d'intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d'une certaine marge d'appréciation.

59.  De plus, la notion d'« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d'adopter des lois portant privation de propriété implique d'ordinaire l'examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d'une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l'« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 37, série A no 332, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 149, CEDH 2004-V).

60.  En l'espèce, la Cour est appelée à se prononcer sur le point de savoir si le but poursuivi par l'article 122 de la loi de finances pour 1997 dépassait le simple intérêt financier de l'Etat. Elle rappelle qu'en principe ce seul intérêt financier ne permet pas de justifier l'intervention rétroactive d'une loi de validation (voir, mutatis mutandis, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII).

61.  Le Gouvernement entend faire valoir que cette disposition visait à éviter un contentieux prévisible et abondant, mais reconnaît également la difficulté d'évaluer de manière précise l'étendue du risque potentiel. La Cour n'est pas convaincue par cet argument car elle doute de la prévisibilité et de l'ampleur du contentieux invoqué par le Gouvernement. En effet, l'augmentation du nombre de recours formés par les contribuables invoquée par le Gouvernement pour justifier du caractère rétroactif de la loi de finances pour 1997, restait purement hypothétique au moment de l'adoption de cette disposition.

62.  Au demeurant, la Cour ne voit pas en quoi cette potentielle augmentation du nombre de recours se départirait de l'intérêt financier de l'Etat. Elle estime en effet que le but invoqué par le Gouvernement, à savoir la réduction des contentieux devant les juridictions administratives, visait en réalité à préserver le seul intérêt financier de l'Etat en diminuant le nombre de procédures fiscales annulées par les juridictions administratives.

63.  La Cour constate également que le Gouvernement ne prétend pas que le montant des recettes dont l'Etat aurait pu être privé en raison du constat d'incompétence de ses agents par les juridictions administratives, à savoir environ 1,1 milliard de FRF, aurait une telle importance sur son budget que l'intérêt général s'en trouverait affecté.

64.  Compte tenu de ce qui précède, l'intervention de l'article 122 de la loi de finances pour 1997, qui réglait de manière rétroactive et définitive le litige opposant les requérants à l'administration fiscale, n'était pas justifiée par l'intérêt général.

65.  Dans ces conditions, la Cour émet des doutes sur le point de savoir si l'ingérence dans le respect des biens des requérants servait une « cause d'utilité publique ».

66.  En tout état de cause, elle rappelle qu'une mesure d'ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (voir, parmi d'autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52) et qu'un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété doit exister (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38).

67.  En l'espèce, l'intervention législative litigieuse a définitivement empêché les requérants de faire valoir leur grief tiré de l'incompétence des agents de la DVNI devant les juridictions administratives, les privant ainsi d'un bien dont ils pouvaient espérer obtenir le remboursement.

68.  De l'avis de la Cour, l'adoption de l'article 122 de la loi de finances pour 1997 a fait peser une « charge anormale et exorbitante » sur les requérants et l'atteinte portée à leurs biens a revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et la sauvegarde des droits fondamentaux des individus (voir, mutatis mutandis, Lecarpentier et autre, précité, §§ 48 à 53). En conséquence, elle considère que la marge d'appréciation dont disposaient les autorités, même élargie s'agissant d'un litige de nature fiscale, est en l'espèce dépassée.

69.  Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1."

UNE DIFFÉRENCE DE JURISPRUDENCE N'EST PAS UN BIEN

AU SENS DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

Décision d'irrecevabilité du 29 septembre 2011 Zelca et autres c. Roumanie requête 65161/10

Irrecevabilité du grief tiré par des fonctionnaires roumains du défaut de versement de primes salariales

Principaux faits

Les 415 requérants, ressortissants roumains, sont ou étaient employés par le département des finances publiques de Constanţa, un service de l’Etat.

En novembre 2008, la branche à Constanţa de « Sed Lex », le syndicat du service des finances, dont tous les requérants sont ou étaient membres, forma une pétition pour leur propre compte auprès de leur employeur, demandant la reconnaissance de leurs droits à certaines primes salariales. En particulier, invoquant les dispositions pertinentes du statut de la fonction publique, les requérants demandaient l’ajout à leur salaire de base, rétroactivement à compter d’avril 2004, de deux primes, à savoir une augmentation de leur grade et de leurs échelons salariaux. Ils estimaient que ces primes auraient majoré de 25 % chacune leur salaire de base. Leur employeur rejeta la pétition, indiquant notamment que la législation pertinente ne permettait pas l’octroi de ces primes et qu’un département régional des finances n’avait pas compétence pour statuer en matière budgétaire.

Les requérants contestèrent cette décision devant le tribunal départemental, soutenant que la non-application des dispositions leur accordant les primes était inconstitutionnelle et contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Ils invoquaient la jurisprudence d’autres juridictions roumaines qui avaient accordé les mêmes primes à leurs collègues fonctionnaires. Le tribunal départemental les débouta par un jugement rendu en avril 2009, au motif que, bien que les primes fussent prévues par la loi, aucune des dispositions pertinentes n’indiquait précisément le montant à verser ni ne fixait de mode de calcul à cette fin.

En janvier 2010, la cour d’appel de Constanţa rejeta l’appel formé par les requérants contre ce jugement. Elle suivait en cela un arrêt de la Haute Cour de Cassation et de justice rendu le 21 septembre 2009 sur pourvoi dans l’intérêt de la loi, formé par le procureur général en vertu des dispositions du code de procédure civile roumain. Par cet arrêt, la haute juridiction avait confirmé que la jurisprudence sur l’octroi de primes aux fonctionnaires divergeait et jugé que les tribunaux ne pouvaient pas accorder de primes dont le montant n’était pas prévu par la loi.

Article 6 § 1 et article 14

La Cour rappelle qu’elle n’a pas à connaître d’erreurs de fait ou de droit qu’aurait commises le juge national à moins qu’elles n’aient porté atteinte aux droits et libertés protégés par la Convention. Un conflit profond et durable dans la jurisprudence des tribunaux nationaux quant à l’interprétation du droit interne peut priver le justiciable d’un procès équitable. La Cour doit donc rechercher si l’ordre juridique de l’État défendeur a proposé un mécanisme capable d’assurer la cohérence de la jurisprudence nationale.

Les requérants ont eu le bénéfice d’un procès contradictoire, au cours duquel ils ont pu présenter leurs moyens de preuve et exposer librement leurs moyens de défense, qui ont été dûment examinés par le juge. Il n’en reste pas moins que les conclusions des tribunaux et l’interprétation par eux des dispositions pertinentes ne peuvent passer pour manifestement arbitraires ou déraisonnables.

La Cour relève que, en l’absence de critères précis pour le calcul de certaines primes accordées par la loi aux fonctionnaires, des divergences sont apparues dans la jurisprudence des tribunaux roumains quant aux dispositions applicables. Toutefois, dans l’arrêt rendu par elle en septembre 2009, la Haute Cour de cassation et de justice roumaine a énoncé des critères contraignants permettant une interprétation uniforme des textes en cause. En déboutant les requérants, la cour d’appel a appliqué ces critères.

En outre, les intéressés n’ont cité aucune décision postérieure à cet arrêt qui aurait contredit celui-ci. En mettant fin dans un délai raisonnable à la divergence de jurisprudence en question, le dispositif prévu par le code de procédure civile roumain s’est donc révélé effectif.

Les griefs soulevés par les requérants sur le terrain de l’article 6 sont donc irrecevables pour défaut manifeste de fondement. Au vu de cette conclusion, leurs griefs fondés sur l’article 14 doivent eux aussi être rejetés pour ce même motif.

Article 1 du Protocole no 1

La Cour rappelle que, dans certaines circonstances, l’espérance légitime d’obtenir un bien – par opposition à un « bien actuel » – peut elle aussi jouir de la protection offerte par l’article 1 du Protocole no 1. Or aucune espérance légitime ne pouvait être considérée comme née dès lors que le litige portait sur l’interprétation et l’application à donner à la loi interne et que les demandes en question ont été ultérieurement rejetées par les tribunaux nationaux.

La jurisprudence roumaine en la matière étant divergente, les primes salariales réclamées par les requérants en l’espèce ne pouvaient être regardées comme ayant une base suffisante en droit interne. L’arrêt rendu en septembre 2009 par la Haute Cour mettant fin à cette divergence avait confirmé que les fonctionnaires n’avaient pas droit aux primes sollicitées, une interprétation que la cour d’appel a suivie en déboutant ultérieurement les requérants.

Il s’ensuit que les requérants ne pouvaient se prévaloir d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 et que le grief soulevé par eux sur le terrain de cette disposition est dès lors irrecevable.

LE DROIT DE CONSTRUIRE EST UN BIEN

ARRÊT CONSORTS RICHET et LE BER c. FRANCE DU 18 NOVEMBRE 2010 Requêtes 18990/07 ET 23905/07

La FRANCE ne pouvant acheter l'île de Porquerolles en face de Hyères propose aux vendeurs d'acheter une partie et d'en garder une plus petite sur laquelle ils auront un droit de construire. Quand les vendeurs ont voulu construire leurs parcelles non vendues, les règles d'urbanisme se sont appliquées et ils n'ont pas pu construire

Le droit de construire obtenu par contrat est un bien au sens de l'article P1-1

89.  La Cour rappelle que la notion de « biens » prévue par la première partie de l'article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d'examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d'un intérêt substantiel protégé par l'article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet et autres c. France [GC], no 34078/02, § 65, 29 mars 2010, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II). Par ailleurs, la notion de « biens » ne se limite pas aux « biens actuels » et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une espérance légitime et raisonnable d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 51, série A no 222, et Stretch c. Royaume-Uni, no 44277/98, § 35, 24 juin 2003). L'espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du bien doit reposer sur une « base suffisante en droit interne » (Kopecky c. Slovaquie, no 44912/98, § 52, CEDH 2004-IX).

90.  La tâche de la Cour est donc de rechercher si, à la lumière des circonstances de l'espèce, les requérants peuvent se prétendre titulaires de « biens » et en particulier de « droits de construire » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (voir notamment Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004-XII).

91.  La Cour constate que les requérants ont conclu avec l'Etat des actes de vente les 4 et 17 mai 1971. Il ressort des termes de ces actes que les parties se sont entendues pour que les requérants consentent à céder à l'Etat pour une certaine somme d'argent une grande partie de leurs terrains situés sur l'île de Porquerolles et qu'ils jouissent d'un « droit de construire attaché aux parcelles » conservées par les requérantes, droit circonscrit à certains édifices limitativement et expressément énumérés (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).

92.  Selon la Cour, l'un des éléments déterminants de la négociation entre les représentants de l'Etat et les requérants portait sur la garantie que ces derniers puissent non seulement rester sur l'île sur une partie des terrains conservés et continuer leur exploitation agricole, mais également conserver le droit à construire certains édifices sur leurs terrains. Ainsi, l'Etat s'était entendu : d'une part, avec Mme Richet, pour qu'elle puisse conserver un domaine réduit et construire des bâtiments à usage d'habitation d'une superficie de 5 000 m2 ; et, d'autre part, avec Mme Le Ber, pour qu'elle garde des terrains, agrandisse l'hôtel et le restaurant dénommés « Mas du Langoustier », et construise des bâtiments à usage d'habitation d'une superficie de 1 200 m2, ainsi qu'un établissement pouvant accueillir des personnes handicapées. Ces conditions, discutées et approuvées par les parties, ont été exposées dans le rapport sur l'achat de l'île de Porquerolles du 4 janvier 1971. Elles ont ensuite été reprises dans les promesses de vente, pour être finalement inclues – dans les mêmes termes – dans les actes de vente conclus devant le préfet du Var les 4 et 17 mai 1971 (paragraphes 26 et 27 ci-dessus). De même, le rapport commandé en mars 1977 par le ministère chargé de la protection de la nature fait expressément état des « droits conventionnels de construire » de Mme Le Ber et de M. Richet, ainsi que le fait que « l'Etat a reconnu des droits de construire » (paragraphe 29), quand le rapport de présentation du POS publié en 1982 rappelle que « les conditions d'achat prévoyaient en effet l'abandon de droits à construire sur les terrains restant aux vendeurs » (paragraphe 32 ci-dessus).

93.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les requérants pouvaient prétendre voir respecter les droits à construire dont ils étaient titulaires de par les actes de vente conclus avec l'Etat. La Cour considère en outre, à l'instar de Mme Le Ber, que le terme « faculté » renvoie en l'espèce uniquement au choix dont dispose tout titulaire d'un droit d'en faire usage ou non, dans les limites de ce droit. Comme cela vient d'être rappelé, la lecture des divers documents produits devant la Cour est exempte d'ambiguïté.

94.  Il reste à déterminer si les requérants pouvaient légitimement s'attendre à pouvoir construire indépendamment des changements ultérieurs des règles d'urbanisme.

95.  La Cour ne peut suivre le Gouvernement dans son argumentation lorsqu'il prétend que l'Etat n'a pas pu leur concéder des droits définitifs, au motif qu'il n'aurait pas pu s'engager à garantir aux requérants le droit de construire en faisant fi des règles d'urbanisme susceptibles de changer dans le futur. Elle constate en effet que les actes de vente, dans la rédaction desquels l'Etat a joué un rôle particulièrement actif, étant à la fois partie, rédacteur et autorité de réception de l'acte par l'intermédiaire du préfet, ne précisent à aucun moment que la faculté de construire serait conditionnée aux règles d'urbanisme. Il ne ressort pas non plus des pièces du dossier que cette question ait été discutée, voire simplement évoquée, avec les représentants de l'Etat lors des négociations ou encore avec le préfet du Var lorsqu'il a reçu les actes de vente. Enfin, la Cour relève que le rapport de la CNOIA du 18 janvier 1971 précisait expressément que les droits de construire accordés par l'Etat étaient chiffrés ne variatur et qu'ils ne pouvaient être affectés en aucune manière par les vicissitudes du groupement d'urbanisme des Maures regroupant les communes concernées (paragraphe 20 ci-dessus). Lors de la séance de la CNOIA, les rapporteurs ont quant à eux observé qu'« en particulier, le droit de construire sera figé et ne sera pas lié aux règlements d'urbanisme » (paragraphe 22 ci-dessus). Le rapport de présentation du POS publié en 1982, qui évoque « l'abandon de droits à construire » passe sous silence la possibilité d'opposer de nouvelles règles d'urbanisme aux requérant, parlant au contraire d'une « application des accords passés (...) lourde de conséquence » (paragraphe 32 ci-dessus).

96.  Un tel constat permet également d'écarter l'argument du Gouvernement selon lequel les requérants n'étaient pas censés ignorer la loi et ne pouvaient prétendre avoir légitimement cru que l'Etat leur consentait des droits de construire. Compte tenu de la qualité même du cocontractant avec lequel ils traitaient – qui constituait indiscutablement un gage d'autorité, de bonne foi et du respect de la loi –, les requérants pouvaient légitimement penser que l'Etat était en mesure de leur accorder de tels droits et s'attendre à ce qu'il respecte ses engagements contractuels, nonobstant le changement ultérieur des règles d'urbanisme. Si l'Etat envisageait, avant l'acquisition de l'île, de conférer aux requérants des droits de construire selon le droit applicable en vigueur à l'époque, et de modifier ensuite les règles d'urbanisme, puis de procéder au classement du site – comme cela semble être le cas en l'espèce (paragraphe 23 ci-dessus) –, les requérants, qui se trouvaient par ailleurs en position de net désavantage en leur qualité de simples particuliers, pouvaient légitimement s'attendre à ce qu'il les informe clairement de son intention au moment des négociations et qu'il insère dans les actes de vente des clauses dénuées d'ambiguïté à ce sujet.

97.  Enfin, il faut souligner que les actes de vente ayant été passés en la forme administrative devant le préfet du Var comme le permet le code du domaine de l'Etat, et non devant un notaire comme pour une vente immobilière entre particuliers, les requérants n'ont pas bénéficié des conseils d'un notaire sur la validité éventuelle des clauses des actes de vente mais ont dû se reposer sur le préfet, représentant de l'Etat.

98.  La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que les requérants étaient titulaires de droits de construire aux termes des actes de vente et qu'ils avaient une espérance légitime de pouvoir exercer ces droits dans les conditions contractuelles. Ils sont dès lors titulaires d'un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1.

La violation de l'article P1-1

109.  La Cour rappelle qu'elle a conclu à l'existence d'un bien dont les requérants sont titulaires (paragraphe 98 ci-dessus). Les autorités les ayant empêchés de jouir de leur droit de construire sur les parcelles conservées dans les conditions prévues par les actes de vente, ils ont subi une ingérence dans leur droit de propriété.

110.  Reste à rechercher si l'ingérence ainsi constatée enfreint ou non l'article 1 du Protocole no 1.

111.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l'article 1 du Protocole n1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98) : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général.

112.  Il ne s'agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d'atteintes au droit de propriété, doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Brosset-Triboulet et autres, précité, § 80, Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, §§ 65-69, 16 novembre 2004, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004-V).

113.  Aux yeux de la Cour, les interdictions de construire s'analysaient en une réglementation de « l'usage des biens » des intéressés, au sens du deuxième alinéa (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 64, série A no 52).

114.  Selon une jurisprudence bien établie, une mesure d'ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l'intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. La recherche de pareil équilibre se reflète dans la structure de l'article 1 du Protocole no 1 tout entier et, par conséquent, dans celui du second alinéa ; il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l'Etat une grande marge d'appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l'intérêt général, par le souci d'atteindre l'objectif de la loi en cause (voir, notamment, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999–III). Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante.

115.  La tâche de la Cour est donc d'examiner si, en l'espèce, les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre à ménager entre la protection de leur propriété et les exigences de l'intérêt général.

116.  La Cour estime tout d'abord qu'il ne fait aucun doute qu'en concluant à l'amiable les contrats de vente, l'Etat entendait poursuivre un but légitime d'intérêt général, à savoir la protection de l'environnement et en particulier la préservation de l'île de Porquerolles – domaines dans lesquelles les Etats disposent d'une certaine marge d'appréciation –, et que l'ingérence litigieuse poursuivait le même objectif.

117.  Par ailleurs, elle relève que toutes les démarches entreprises pour faire reconnaître les droits de construire accordés par l'Etat dans les actes de vente et les exercer effectivement ont été vaines. Les demandes de permis de construire ont été refusées en raison de leur incompatibilité avec la protection de l'île de Porquerolles : la demande du 10 décembre 1975 a été rejetée au motif qu'elle était de nature à porter atteinte au site inscrit de Porquerolles, celle d'août 1977 pour incompatibilité avec la préservation de la qualité de l'environnement, et celle de septembre 1994 en raison de ce que la zone était inconstructible depuis l'adoption du POS en 1985.

118.  Les requérants ne sauraient se voir reprocher de ne pas avoir réalisé les constructions prévues dans les actes de vente avant l'adoption du plan d'occupation des sols : comme souligné précédemment, ces actes leur conféraient la possibilité de réaliser les constructions énumérées, sans limitation dans le temps, et ils ne pouvaient légitimement croire que les droits de construire validés dans un contrat conclu avec l'Etat leur seraient ultérieurement retirés à la faveur d'une décision prise en sens contraire par une autorité publique.

119.  La Cour note que lorsque les requérants ont été informés d'un changement éventuel des règles d'urbanisme et de l'adoption d'un plan d'occupation des sols de la commune d'Hyères en remplacement du groupement d'urbanisme des Maures, ils se sont adressés aux autorités, notamment au préfet du Var, pour leur rappeler les engagements contractuels de l'Etat et s'assurer que les documents d'urbanisme les respecteraient. Ces démarches sont restées sans effet.

120.  Les requérants ont ensuite saisi les deux ordres juridictionnels pour d'obtenir soit l'exécution des contrats, soit leur résolution ou une indemnisation en réparation du préjudice subi par eux, en vain. Les juridictions administratives se sont déclarées incompétentes, jugeant que les contrats conclus avec l'Etat relevaient du droit privé, alors que les juridictions judicaires ont considéré que les requérants ne disposaient pas de droits acquis définitifs.

121.  Outre le fait que l'Etat, compte tenu de ses compétences et l'ampleur de son autorité, a joué un rôle actif, décisif dans les négociations et la rédaction des actes de vente, la Cour relève qu'à son plus haut niveau les autorités étaient conscientes de leurs engagements contractuels, de leur portée, ainsi que de leur impact sur l'environnement de l'île de Porquerolles, comme en témoigne le rapport d'étude de mars 1977 (paragraphe 29 ci-dessus). Pour autant, elles n'ont pris aucune mesure de nature à honorer leurs engagements, notamment en délivrant les autorisations nécessaires à la réalisation des opérations immobilières contractuellement prévues ou en s'assurant que les nouveaux documents d'urbanisme soient compatibles avec les engagements pris par l'Etat et expressément stipulés dans les actes de vente. Les autorités n'ont pas davantage tenté de trouver une solution de compromis permettant de concilier les intérêts en présence, à savoir le respect des droits de construire conférés aux requérants et la protection de l'île de Porquerolles (voir, a contrario, Brosset-Triboulet et autres, précité, § 93).

122.  De l'avis de la Cour, dans l'hypothèse où les constructions prévues dans les contrats auraient effectivement été en opposition avec la préservation du site de Porquerolles, les autorités auraient dû proposer aux requérants une compensation matérielle ou financière en réparation du préjudice subi du fait du non-respect des actes de vente. La situation litigieuse est d'autant plus surprenante que l'étude d'impact de mars 1977 – qui faisait état des risques que pouvaient avoir les actes de vente sur la sauvegarde de l'île – proposait des solutions concrètes de relocalisation et de substitution pour continuer à préserver le site et ne pas léser les requérants (paragraphe 29 ci-dessus). Pourtant, aucune démarche en ce sens n'a été entreprise.

123.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le comportement des autorités a privé les requérants tant de la possibilité de jouir effectivement de leurs droits que d'obtenir, à défaut, soit la remise en cause des actes de vente, soit une indemnisation pour le préjudice subi.

124.  Il s'ensuit que les requérants ont eu à supporter, en l'espèce, une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre à ménager entre la protection de leur propriété et les exigences de l'intérêt général.

125.  Il y a donc eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

BİL BELGİN İNŞAAT ŞTİ. c.TURQUIE du 1er Octobre 2013 requête 29825/03

DETRUIRE UN IMMEUBLE DONT LE PERMIS DE CONSTRUIRE AVAIT ETE ACCORDE PROVOQUE

UNE INSECURITE JURIDIQUE INCOMPATIBLE AVEC LA CONVENTION

27.  Le Gouvernement affirme que la requérante n’avait pas d’autorisation de l’İSKİ pour produire du béton prêt à l’emploi sur la zone litigieuse. Il ajoute qu’elle savait que l’administration allait procéder à une expropriation de ses terrains et que celle-ci avait donné un avis défavorable quant à la construction d’une centrale à béton à cet endroit. Il indique que la démolition des constructions, illégales selon lui, était conforme à la loi et aux dispositions de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il précise également que la requérante a été expropriée de ses biens le 16 septembre 2005.

28.  La requérante, faisant référence à l’autorisation délivrée par la direction de la santé de la préfecture d’Istanbul le 14 décembre 1999, soutient avoir commencé les travaux en toute légalité. Elle déplore la méconnaissance par l’İSKİ de cette autorisation émanant d’une autorité étatique. Elle se plaint de la démolition, le 3 février 2000, de son installation, affirmant qu’un tel comportement a méconnu la loi et porté ouvertement atteinte au respect de ses biens. Elle se plaint enfin de n’avoir reçu aucune compensation pour le préjudice causé par la destruction des travaux engagés, et ce malgré l’action qu’elle aurait entamée devant le tribunal administratif.

29.  D’emblée, la Cour réaffirme que la protection de l’environnement constitue une valeur dont la défense suscite dans l’opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu, et que des impératifs économiques et même certains droits fondamentaux, comme le droit de propriété, ne devraient pas se voir accorder la primauté face à des considérations relatives à la protection de l’environnement, en particulier lorsque l’Etat a légiféré en la matière (Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 79, CEDH 2007-V, Taşkın et autres c. Turquie, no 46117/99, CEDH 2004-X, Moreno Gómez c. Espagne, no 4143/02, CEDH 2004-X, Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, CEDH 2005-IV, et Giacomelli c. Italie, no 59909/00, CEDH 2006-XII).

30.  En l’espèce, la Cour constate qu’il y a eu une ingérence dans la jouissance par la requérante de son droit au respect de ses biens par l’action de l’İSKİ, qui était motivée par des considérations de protection écologique de la zone litigieuse.

31.  Elle rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, une telle ingérence doit être opérée non seulement « pour cause d’utilité publique » mais aussi « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international » : elle doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52), étant entendu que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre ne peut se faire sentir que « lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II, et Beyeler c. Italie [GC], n33202/96, § 107, CEDH 2000‑I).

32.  La Cour rappelle enfin que la prééminence du droit – l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique – étant inhérente à l’ensemble de la Convention (Iatridis, précité, § 58), l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale.

33.  La Cour constate que, dans la présente affaire, l’İSKİ a démoli le chantier de la requérante au mépris de l’autorisation qui avait été accordée à celle-ci par une autre autorité étatique, à savoir la direction de la santé de la préfecture d’Istanbul, et sans lui verser d’indemnité à ce titre.

34.  La requérante n’a, à aucun moment, pu se prévaloir de la « sécurité juridique » que lui accordait cette autorisation officielle.

35.  Au lieu de demander à la préfecture l’annulation de l’autorisation accordée à la requérante et d’attendre sa décision pour agir, l’İSKİ a choisi de démolir d’abord et de demander l’annulation ensuite : le chantier a ainsi été démoli le 3 février 2000 et la décision d’annulation du permis pouvant servir de base juridique à une démolition a été prise le 17 juillet 2000.

36.  Il s’agit là incontestablement d’une irrégularité manifeste. D’ailleurs, à supposer même que la décision de démolition fût légale, la façon de procéder était totalement illégale. La méthode employée par l’İSKİ est une atteinte grave à la « sécurité juridique ». Le fait que la requérante a été expropriée de ses terrains plus de cinq ans après les faits litigieux ne change rien à ce constat.

37.  En outre, la Cour observe que l’action par laquelle l’İSKİ s’était placée hors du droit n’a pas été sanctionnée par les juridictions administratives. En effet, celles-ci, par une argumentation laconique, ont débouté la requérante de sa demande de dommages et intérêts pour la réparation des préjudices causés.

38.  En conséquence, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit de la requérante au respect de ses biens.

39.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

LA CONSTRUCTION OU UN CONTRAT ILLÉGAL N'EST PAS UN BIEN

AKTÜRK ET AUTRES c. TÜRKİYE du 13 juin 2023 requête n° 16757/21

Art 1 P1 • Respect des biens • Imprescriptibilité du domaine public et Refus de l’administration de finaliser le contrat de vente d’un terrain agricole, occupé de manière continue par leur de cujus à partir de 1966, en l’inscrivant au nom des requérants sur le registre foncier • Affectation du terrain à un usage d’intérêt public • Marge d’appréciation particulièrement large • Possibilité de demander à l’administration le remboursement de la somme payée par leur de cujus • Absence de charge spéciale et exorbitante

CEDH

64.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes :

La première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété.

La deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions.

Quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en appliquant les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin.

Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, § 245, 5 avril 2022).

65.  En l’espèce, la décision de l’administration de renoncer, en raison de l’affectation du terrain à un usage d’intérêt public, à finaliser le contrat de vente en faisant inscrire ledit terrain au nom des requérants dans le registre foncier s’analyse sans conteste en une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit au respect de leur bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Tenant compte du contexte dans lequel la mesure litigieuse s’inscrivait, la Cour examinera l’affaire à la lumière du principe général établi par la première norme de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 71, 6 décembre 2011, qui concernait l’annulation d’un titre de propriété au motif que la vente était invalide).

66.  En ce qui concerne la légalité de l’ingérence, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige que les ingérences de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens aient une base légale : ainsi, la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » et le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 79, CEDH 2000‑XII, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §147, CEDH 2004‑V).

67.  Se tournant vers les circonstances de la présente espèce, la Cour note d’emblée que la décision de l’administration de renoncer à finaliser le contrat de vente en faisant inscrire le terrain litigieux au nom des requérants dans le registre foncier avait pour base légale l’alinéa 3 de l’article 12 de la loi no 6292 (paragraphe 41 ci-dessus) et qu’elle était fondée sur l’article 21 de la loi no 7269 relative aux aides à apporter et aux mesures à prendre à la suite des catastrophes naturelles affectant la vie publique (paragraphe 42 ci-dessus).

68.  Il s’ensuit que l’ingérence litigieuse était légale au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

69.  Quant au but de l’ingérence, la Cour redit qu’une ingérence de la puissance publique dans la jouissance du droit au respect des biens ne peut se justifier que si elle sert un intérêt général légitime (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 105, 11 décembre 2018). En effet, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique » (Béláné Nagy, précité, § 113). Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des mesures portant atteinte au droit au respect des biens. Aussi, la Cour estime qu’il est normal que l’administration dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, et elle respecte la manière dont celle-ci conçoit les impératifs de l’« utilité publique » (İkiztaş Elektrik Taahhüt Ticaret Ve Sanayi Limited Şirketi c. Türkiye, no 21962/15, § 42, 4 octobre 2022).

70.  Dans la présente espèce, l’ingérence avait pour finalité la construction de logements pour les victimes de catastrophes naturelles. Sur ce point, la Cour rappelle que les catastrophes naturelles sont des évènements sur lesquels les États n’ont pas de prise et pour lesquels la prévention ne peut être assurée que par la mise en place de mesures visant à la réduction de leurs effets pour atténuer au maximum leur dimension catastrophique. À cet égard, la portée de l’obligation de prévention consiste donc essentiellement à adopter des mesures renforçant la capacité de l’État à faire face à ce type de phénomènes naturels violents et inattendus.

71.  Dans un tel contexte, la Cour estime en particulier que la prévention comprend, notamment, l’aménagement du territoire et la maîtrise de l’urbanisation. À cet égard, elle considère que les autorités nationales sont les mieux placées, d’une part, pour évaluer le risque de catastrophe naturelle auquel est soumise une région ainsi que l’étendue des zones inondables et, d’autre part, pour recenser les communes concernées et les populations résidant dans ces zones.

72.  Dans les circonstances de la cause, la Cour observe que le lieu où se trouvait le terrain litigieux a été déclaré par l’administration zone sinistrée, et que celle-ci a ensuite décidé d’attribuer ledit terrain à la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises d’Ankara aux fins de la construction de logements adaptés destinés aux familles victimes des inondations.

73. Tenant compte de la marge d’appréciation particulièrement large dont jouissent les autorités internes en la matière, la Cour ne voit aucune raison de douter que la mesure contestée répondait à l’intérêt général.

74.  S’agissant de la question de savoir si l’ingérence litigieuse a ou non ménagé un « juste équilibre » entre les intérêts en présence, la Cour tient à indiquer de nouveau que les autorités nationales, du fait de leur légitimité démocratique, sont en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (voir, entre autres, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 108, 11 décembre 2018, Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 137, 6 novembre 2017, et Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003‑VIII). Cela étant, les choix qu’elles opèrent n’échappent pas au contrôle de la Cour, à laquelle il incombe en particulier de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État ou du public en général et ceux des individus directement touchés par les solutions retenues par lesdites autorités.

75.  En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État. Dans chaque affaire où est soulevé un grief fondé sur la violation de cette disposition, la Cour doit donc vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’État, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (voir, par exemple, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 150, CEDH 2004‑V, et Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 227, CEDH 2015). Pour apprécier la conformité de la conduite de l’Etat à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Cette appréciation peut porter non seulement sur les modalités d’indemnisation applicables – si la situation s’apparente à une privation de propriété – mais également sur la conduite des parties, y compris les moyens employés par l’Etat et leur mise en œuvre. À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’Etat. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence conformément au principe de bonne gouvernance (Bērziņš et autres c. Lettonie, no 73105/12, § 90, 21 septembre 2021).

76.  La Cour observe que le de cujus des requérants a occupé un terrain public qu’il a cultivé, et qu’il a payé les taxes et redevances y afférentes. Le fait que l’intéressé a acquis le terrain conformément à l’article 12 de la loi no 6292 n’est pas contesté. Or cette vente n’a pas été finalisée par l’administration et le terrain n’a pas été inscrit au nom des requérants dans le registre foncier en raison de sa revendication par la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises d’Ankara en vue de la construction de logements destinés aux victimes de catastrophes naturelles. À cet égard, la Cour redit qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de décider du type de mesures à prendre aux fins de la prévention des risques naturels et au titre des aides qui doivent être apportées aux sinistrés, de telles mesures relevant par essence des domaines d’intervention de l’État. Il s’agit là en effet de dispositions qui concernent indéniablement l’intérêt général, lequel doit être regardé comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité. Cet intérêt général confère précisément à l’État la mission de poursuivre des objectifs qui s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers. Pour la Cour, ce sont des considérations déterminantes pour apprécier si un juste équilibre a été préservé entre les divers intérêts en cause.

77.  En outre, la Cour note qu’en l’espèce, l’administration a immédiatement réagi, annulant la transaction pour des motifs impérieux d’intérêt public avant même que le terrain ne fût inscrit au nom des requérants dans le registre foncier, de sorte que les intéressés ne sont pas restés dans l’incertitude quant au sort du bien litigieux.

78.  La Cour considère par ailleurs que l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté dans les circonstances de la cause réside dans le fait que les requérants disposent toujours de la possibilité de demander à l’administration le remboursement de la somme payée par leur de cujus, majorée d’intérêts moratoires au taux légal.

79.  Aussi, au vu de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, la Cour estime que les requérants n’ont pas supporté une charge spéciale et exorbitante à raison du refus de l’administration de finaliser la transaction par l’inscription du terrain litigieux en leurs noms sur le registre foncier, et que par conséquent, il n’y a pas eu rupture de l’équilibre entre les droits des requérants et l’intérêt général de la communauté.

80.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Kooperativ Neptun Servis c. Russie du 23 novembre 2021 requête no 40444/17

Art 1 du Protoole 1 La démolition de la galerie marchande d’une société par les autorités moscovites a violé la Convention

L’affaire concerne une société de droit privé, sise à Moscou, dont le bien immobilier (galerie marchande) avait été érigé à Moscou dans les années 90 et qualifié ensuite par les autorités moscovites de « construction irrégulière » à démolir (arrêté no 829-PP pris le 8 décembre 2015 par la mairie de Moscou).

La Cour juge que le droit national, tel qu’en vigueur au moment des faits, imposait un contrôle judiciaire de la décision de faire figurer à l’Annexe de l’arrêté no 829-PP le bien inscrit au nom de la société requérante dans le Registre national des biens immobiliers. Or, un tel contrôle de la situation individuelle de la société requérante n’a été opéré ni avant ni après la démolition du bien. Par conséquent, l’ingérence dans le droit au respect des biens de la société requérante n’était pas conforme aux conditions prévues par la loi nationale.

Violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) de la Convention européenne.

La Cour note que la situation individuelle de la société requérante – à savoir l’inscription de son bien sur la liste des constructions irrégulières visées par la mesure de démolition figurant en annexe de l’arrêté contesté – n’a pas fait l’objet d’un examen judiciaire, et que la société requérante est restée dans l’impossibilité d’obtenir un examen de sa cause, ce qui est incompatible avec le droit d’accès à un tribunal consacré par l’article 6 § 1 de la Convention.

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Absence d’examen judiciaire de l’inscription du bien de la société requérante sur la liste des constructions irrégulières visées par la mesure de démolition figurant en annexe de l’arrêté contesté

Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Absence de contrôle de la situation individuelle de la société requérante avant ou après la démolition du bien • Ingérence non conforme à la loi nationale

FAITS

La requérante est une société de droit privé, sise à Moscou, dont le bien immobilier (galerie marchande) était érigé à Moscou dans les années 90 et qualifié ensuite de construction irrégulière.

En 1994, la société requérante conclut avec la mairie de Moscou un contrat de bail portant sur un terrain, stipulant notamment que le terrain était attribué à la société requérante pour qu’elle y achève la construction d’un immeuble de trois étages en vue de son exploitation ultérieure comme centre de divertissement. Outre ce centre, la société requérante y construisit une galerie marchande.

À partir de 2006, les autorités moscovites signalèrent à plusieurs reprises que le bien en question était irrégulier, étant érigé au-dessus des réseaux de canalisation. Les juridictions saisies par ces autorités rejetèrent toutefois leurs demandes pour prescription extinctive de leur droit d’action.

En 2015, la mairie de Moscou émit un arrêté no 899-PP visant à démolir une centaine de « constructions irrégulières ». Ces biens immobiliers identifiés par les autorités moscovites devaient être démolis par leur propriétaires. Ces derniers ayant refusé de procéder à la démolition, la mairie de Moscou rasa lesdites constructions en février 2016.

La société requérante tenta de contester l’arrêté devant la justice, en vain. Les juridictions commerciales se déclarèrent incompétentes au motif que l’arrêté était une mesure « normative », et non individuelle. Les juridictions de droit commun déclarèrent, à leur tour, le recours formé par la société – contre la partie « normative » de l’arrêté – irrecevable au motif qu’il était essentiellement le même qu’un précédent recours introduit par une autre société contre cette partie « normative » de l’arrêté. La mairie de Moscou, quant à elle, n’a pas introduit de recours judiciaire visant à déclarer le bien litigieux de construction irrégulière. Ainsi, aucun tribunal n’a étudié la situation individuelle de la société requérante qui dénonce devant la Cour européenne un déni de justice.

Article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété)

La Cour note que la structure en cause constitue un « bien » de la société requérante au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et que l’injonction de la démolir s’analyse en une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de ses biens. Elle considère que cette ingérence constituait une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

La Cour constate que l’article 35 de la Constitution russe dispose que nul ne peut être privé de ses biens autrement que par une décision de justice. L’exigence d’un contrôle judiciaire y consacrée a été confirmée par la Cour constitutionnelle russe qui a relevé que l’article 222 § 4 du code civil devait s’interpréter, à la lumière de l’article 35 de la Constitution, comme exigeant un contrôle judiciaire de chaque décision administrative qualifiant une construction d’irrégulière et à démolir lorsque la construction concernée était inscrite au Registre national.

Il en découle que le droit national, tel qu’en vigueur au moment des faits, imposait un contrôle judiciaire de la décision de faire figurer à l’Annexe de l’arrêté no 829-PP le bien inscrit au nom de la société requérante dans le Registre national. Indépendamment de la question de savoir si au moment de la démolition un tel contrôle judiciaire pouvait et devait être initié par l’administration ou la société requérante (dans le premier cas il se serait agi d’une autorisation et dans le second d’une interdiction), il découle de la lecture de la législation nationale confirmée par la Cour constitutionnelle qu’un tel contrôle aurait dû avoir lieu.

Or un tel contrôle de la situation individuelle de la société requérante n’a été opéré ni avant ni après la démolition du bien. Les autorités compétentes n’ont pas introduit d’action en justice pour faire valoir devant les juridictions nationales les considérations que le Gouvernement a exposées dans ses observations devant la Cour, notamment celles concernant l’irrégularité de la construction et les risques que la structure aurait présentés pour la vie et la santé des personnes et pour l’environnement. La requérante, de son côté, ne pouvait pas non plus exercer utilement son droit à un contrôle judiciaire.

Par conséquent, l’ingérence litigieuse n’était pas conforme aux conditions prévues par la loi nationale, et il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal)

La Cour note qu’il n’y pas controverse entre les parties quant au fait que la situation individuelle de la société requérante – à savoir l’inscription de son bien sur la liste des constructions irrégulières visées par la mesure de démolition figurant en annexe de l’arrêté contesté – n’a pas fait l’objet d’un examen judiciaire. Le Gouvernement n’a pas invoqué de but légitime pour justifier cette restriction de l’accès à la justice. Il cite seulement différents textes exposant les règles de compétence des juridictions commerciales et des juridictions de droit commun. Par le jeu de ces règles, la société requérante est restée dans l’impossibilité d’obtenir un examen de sa cause. Cette situation est incompatible avec le droit d’accès à un tribunal consacré par l’article 6 § 1 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

Article 13 (droit à un recours effectif)

La Cour estime que les doléances formulées sous ce grief trouvent une réponse suffisante dans la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention et que, dès lors, il n’y a pas lieu de les examiner séparément sous l’angle de l’article 13 de la Convention.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Russie doit verser à la société requérante 6 000 euros (EUR) pour dommage moral et 4 784 EUR pour frais et dépens.

La Cour a toutefois rejeté la demande de dommage matériel. Notant que la société requérante évalue la valeur du bien en cause selon la méthode de capitalisation des revenus locatifs futurs, la Cour a estimé qu’admettre l’utilisation de cette méthode reviendrait à trancher en faveur de la société requérante le litige qui l’oppose à l’administration, c’est-à-dire à reconnaître qu’elle avait le droit d’ériger la galerie marchande litigieuse sur la parcelle de terrain en cause et de tirer un revenu de sa mise en location. Or aucune juridiction interne ne lui a reconnu un tel droit. Constatant, en l’espèce, que les autorités n’avaient pas respecté la procédure prévue par le cadre juridique interne, en vertu de laquelle il était nécessaire de passer par la voie judiciaire pour faire constater le caractère irrégulier d’une construction, la Cour ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été l’issue d’un tel examen judiciaire s’il avait eu lieu. Eu égard à la thèse des autorités nationales, selon laquelle l’érection de la structure litigieuse sur le terrain en cause n’aurait jamais été autorisée compte tenu de la présence de réseaux de canalisation, la Cour ne saurait sans sortir de son rôle opérer de facto une telle analyse et statuer en faveur d’une partie en lui accordant le dommage matériel réclamé.

Par ailleurs, le dommage causé par l’impossibilité d’accéder à la justice, par la perturbation ainsi causée aux affaires de la société requérante et par les sentiments d’impuissance et de frustration de ses dirigeants est couvert par la somme accordée au titre du dommage moral. Ces désagréments sont sans incidence sur le dommage matériel.

CEDH

99.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). La « légalité » d’une mesure implique que celle-ci ait une base légale en droit interne et que les normes constituant cette base soient suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Vistiņš et Perepjolkins, précité, §§ 96-97). Par ailleurs, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, le droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition (voir, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018).

100.  La Cour note qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la structure en cause constitue un « bien » de la société requérante au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ni que l’injonction de la démolir s’analyse en une ingérence dans le droit de la société requérante au respect de ses biens.

101.  Elle considère que cette ingérence constituait une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Zhidov et autres c. Russie, nos 54490/10 et 3 autres, § 96, 16 octobre 2018, et Baykin et autres c. Russie, no 45720/17, § 62, 11 février 2020, avec les références qui y sont citées).

102.  Elle doit donc rechercher si cette mesure se justifie au regard de l’article 1 du Protocole no 1. Pour être compatible avec cette disposition, une mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la collectivité.

103.  La Cour constate que l’article 35 de la Constitution russe dispose que nul ne peut être privé de ses biens autrement que par une décision de justice (paragraphe 37 ci-dessus). L’exigence d’un contrôle judiciaire y consacrée a été confirmée par la Cour constitutionnelle russe qui a relevé que l’article 222 § 4 du code civil devait s’interpréter, à la lumière de l’article 35 de la Constitution, comme exigeant un contrôle judiciaire de chaque décision administrative qualifiant une construction d’irrégulière et à démolir lorsque la construction concernée était inscrite au Registre national (paragraphes 45, 46 et 50 ci-dessus).

104.  Il en découle que le droit national, tel qu’en vigueur au moment des faits, imposait un contrôle judiciaire de la décision de faire figurer à l’Annexe de l’arrêté no 829-PP le bien inscrit au nom de la société requérante dans le Registre national. Indépendamment de la question de savoir si au moment de la démolition un tel contrôle judiciaire pouvait et devait être initié par l’administration ou la société requérante (dans le premier cas il se serait agi d’une autorisation et dans le second d’une interdiction), il découle de la lecture de la législation nationale confirmée par la Cour constitutionnelle qu’un tel contrôle aurait dû avoir lieu.

105.  Or un tel contrôle de la situation individuelle de la société requérante n’a été opéré ni avant ni après la démolition du bien. Les autorités compétentes n’ont pas introduit d’action en justice pour faire valoir devant les juridictions nationales les considérations que le Gouvernement a exposées dans ses observations devant la Cour, notamment celles concernant l’irrégularité de la construction et les risques que la structure aurait présentés pour la vie et la santé des personnes et pour l’environnement. La requérante, de son côté, ne pouvait pas non plus exercer utilement son droit à un contrôle judiciaire (paragraphes 79-80 ci‑dessus).

106.  La Cour constate que l’ingérence litigieuse n’était pas conforme aux conditions prévues par la loi nationale. Partant, elle conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

107.  Enfin, la société requérante soutient qu’elle ne disposait d’aucun moyen pour contester effectivement l’arrêté no 829-PP. Elle se plaint, en outre, de ce que les recours qu’elle a formés n’avaient pas d’effet suspensif. À cet égard, elle souligne que les décisions de justice par lesquelles il a été statué définitivement sur les recours qu’elle avait formés contre l’arrêté no 829-PP ont été rendues après la démolition de la structure en cause, et que sa demande de référé a été rejetée. Elle invoque l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

108.  Le Gouvernement soutient pour sa part que la société requérante disposait d’un recours effectif, et qu’elle en a d’ailleurs fait usage en contestant devant les juridictions nationales l’arrêté litigieux. Il argue que l’article 13 ne garantit pas aux justiciables une issue favorable à leurs litiges.

109.  La société requérante maintient sa thèse.

110.  La Cour constate que ce grief est lié à ceux examinés ci-dessus et qu’il doit donc lui aussi être déclaré recevable. Elle estime toutefois que les doléances qui y sont formulées trouvent une réponse suffisante dans la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 80 ci-dessus) et que, dès lors, il n’y a pas lieu de les examiner séparément sous l’angle de l’article 13 de la Convention.

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

111.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Dommage

112.  La société requérante demande 25 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi. Elle soutient que, bien qu’elle soit une personne morale, elle a éprouvé, par l’intermédiaire de ses représentants, des sentiments d’impuissance et de frustration du fait de la dépossession illégale de son bien. Elle indique que celui-ci avait pour les fondateurs de la société non seulement une valeur pécuniaire mais aussi une valeur sentimentale.

113.  Elle demande en outre 142 890 147 roubles russes (RUB) au titre du dommage matériel. Cette somme inclut la valeur vénale du bien au moment de sa destruction (106 568 000 RUB), les pertes dues à l’inflation (10 752 711 RUB), ainsi que des intérêts moratoires (25 659 436 RUB). La société requérante précise sur ce dernier point que l’article 395 du code civil prévoit en pareille situation le versement de tels intérêts. À l’appui de ses prétentions, elle produit une expertise immobilière estimant la valeur du bien selon la méthode dite de « capitalisation du revenu », fondée sur la valeur locative de la galerie marchande. Il y est indiqué que contrairement à la méthode d’estimation par comparaison et à la méthode dite « sol et construction », la méthode de « capitalisation du revenu » reflète de manière fiable la valeur réelle du bien.

114.  Le Gouvernement estime déraisonnable, excessive et déconnectée de la jurisprudence de la Cour la somme demandée au titre du dommage moral. Il considère par ailleurs que cette demande doit de toute manière être rejetée, les griefs de la société requérante étant selon lui manifestement mal fondés.

115.  Il soutient également que les prétentions formulées par la société requérante au titre du dommage matériel doivent être rejetées, la requête étant selon lui manifestement mal fondée. Il estime par ailleurs la somme demandée à ce titre déraisonnable et excessive. Selon lui, l’estimation de la valeur de l’élément principal du dommage allégué doit reposer sur la valeur de la parcelle du terrain supportant le bien. Or, souligne-t-il, la parcelle en cause n’appartenait pas à la société requérante. Cette circonstance grèverait fortement la valeur du bien. Le Gouvernement produit son propre rapport d’évaluation, commandé auprès d’un expert en immobilier, selon lequel, évaluée raisonnablement, la valeur de la construction s’élève en réalité à 15 104 000 RUB.

116.  La Cour rappelle qu’elle peut octroyer une réparation pécuniaire pour dommage moral à une société commerciale. Ce type de dommage peut en effet comporter, pour une telle société, des éléments plus ou moins « objectifs » et « subjectifs ». Peuvent notamment être pris en considération la réputation de l’entreprise, mais également l’incertitude dans la planification des décisions à prendre, les troubles causés à la gestion de l’entreprise elle-même, dont les conséquences ne se prêtent pas à un calcul exact, et enfin, quoique dans une moindre mesure, l’angoisse et les désagréments éprouvés par les membres de ses organes de direction (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 221, CEDH 2012).

117.  En l’espèce, la Cour estime que les violations des articles 6 de la Convention et 1 du Protocole no 1 qu’elle a constatées ont assurément fait naître chez les dirigeants de la société des sentiments d’impuissance et de frustration. Statuant en équité, elle octroie à la société requérante 6 000 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû par elle sur cette somme à titre d’impôt. Elle rejette pour le surplus les prétentions formulées au titre du dommage moral.

118 En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour note que la société requérante évalue la valeur du bien en cause selon la méthode de capitalisation des revenus locatifs futurs. Elle estime qu’admettre l’utilisation de cette méthode reviendrait à trancher en faveur de la société requérante le litige qui l’oppose à l’administration, c’est-à-dire à reconnaître qu’elle avait le droit d’ériger la galerie marchande litigieuse sur la parcelle de terrain en cause et de tirer un revenu de sa mise en location pendant les années à venir. Or aucune juridiction interne ne lui a reconnu un tel droit. En effet, les juridictions nationales ont rejeté l’action des autorités moscovites non pas après l’avoir jugée infondée mais au motif qu’elle était prescrite (paragraphes 70-71 ci-dessus). Pour sa part, la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que la mesure litigieuse n’était pas conforme à la loi nationale. Elle a en effet constaté que les autorités n’avaient pas respecté la procédure prévue par le cadre juridique interne, en vertu de laquelle il était nécessaire de passer par la voie judiciaire pour faire constater le caractère irrégulier d’une construction. Elle ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été l’issue d’un tel examen judiciaire s’il avait eu lieu. Elle n’a pas pour rôle d’agir comme les juridictions nationales appelées, en matière civile, à déterminer les droits et responsabilités des parties, en vérifiant l’obtention préalable de permis de construire ou d’autorisations de commerce ainsi que la conformité de ces documents aux normes d’urbanisme, d’hygiène ou autres. Eu égard à la thèse des autorités nationales, selon laquelle l’érection de la structure litigieuse sur le terrain en cause n’aurait jamais été autorisée compte tenu de la présence de réseaux de canalisation, elle ne saurait sans sortir de son rôle opérer de facto une telle analyse et statuer en faveur d’une partie en lui accordant le dommage matériel réclamé. Par ailleurs, le dommage causé par l’impossibilité d’accéder à la justice, par la perturbation ainsi causée aux affaires de la société requérante et par les sentiments d’impuissance et de frustration de ses dirigeants est couvert par la somme accordée au titre du dommage moral. Ces désagréments sont sans incidence sur le dommage matériel. Par conséquent, la Cour rejette la demande formulée à ce titre.

Zhidov et autres c. Russie du 16 octobre 2018 requêtes n° 54490/10, 1153/14, 2680/14 et 31636/14

Violation de l’article 1 du Protocole n°1 (protection de la propriété) à la Convention européenne des droits de l’homme en ce qui concerne Mme Kastornova et les époux Vdoviny.

Non-violation de l’article 1 du Protocole n°1 (protection de la propriété) à la Convention en ce qui concerne M. Zhidov et Mme Kosenko.

L’affaire concerne des décisions judiciaires ayant ordonné la démolition d’immeubles appartenant aux requérants, à leurs frais et sans indemnisation, car ils étaient situés à proximité de gazoducs et d’oléoducs. Les immeubles en question furent qualifiés de constructions illégales. La Cour juge en particulier que Mme Kastornova et les époux Vdoviny ont été contraints de démolir leurs maisons - situées à proximité du gazoduc de la ville de Tchekhov - à cause de la négligence des autorités et qu’ils pouvaient légitimement se croire en situation de sécurité juridique quant à la licéité de la construction de leurs immeubles, compte tenu des permis et agréments qui leur avaient été délivrés. La Cour juge aussi que M. Zhidov – dont la maison est située à proximité du gazoduc de la ville de Penza – a érigé une construction sur un terrain qui ne lui était pas attribué et sans les autorisations nécessaires, en violation flagrante des normes d’urbanisme et de construction. La Cour juge enfin que, au moment de l’achat et au moment du dépôt de son dossier d’enregistrement de son droit de propriété, Mme Kosenko – dont les deux cabanons et dépendances sont situées près des oléoducs à Tcheliabinsk – aurait pu consulter le plan général de la ville, qui était à sa disposition, et elle aurait dû se rendre compte que la parcelle litigieuse se situait près des oléoducs. En outre, elle ne pouvait pas ignorer la présence physique de la digue en terre protégeant les oléoducs et se situant à proximité immédiate de la parcelle qu’elle était en train d’acheter.

Article 1 du Protocole n o 1 (protection de la propriété)

La Cour constate que les immeubles des requérants étaient leurs « biens » au sens de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention. La Cour considère aussi que les injonctions de démolition ont constitué une ingérence des autorités dans le droit des intéressés au respect de leurs biens. L’ingérence, qui poursuivait un but légitime (la protection de la vie des personnes et de la santé publique, la sécurité de l’exploitation d’installations dangereuses et une alimentation en gaz ininterrompue des habitants), était prévue par la loi (article 222 du code civil). Concernant la proportionnalité de l’ingérence, la Cour juge ce qui suit. En ce qui concerne Mme Kastornova et les époux Vdoviny (nos 1153/14 et 2680/14) : en 1994 et 1999, les autorités ont délivré aux précédents propriétaires les parcelles constructibles. En 2002, la présence du gazoduc a été matérialisée sur le plan cadastral du district. L’année suivante, les autorités ont délivré aux précédents propriétaires des permis de construire. Compte tenu de ces permis et agréments, la Cour estime que les requérants pouvaient légitimement se croire en situation de sécurité juridique quant à la licéité de la construction de leurs immeubles. Les requérants ont donc été obligés de démolir leurs maisons à cause de la négligence des autorités, et sans que leur propre bonne foi et leur absence de responsabilité n’aient pu jouer le moindre rôle dans les procédures internes. La Cour considère aussi que c’étaient les autorités qui étaient à l’origine de l’ingérence dans le droit au respect des biens des requérants et non les précédents propriétaires, lesquels avaient obtenu tous les agréments nécessaires à la construction. Les autorités n’ont donc pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants. Il y a donc eu violation.

En ce qui concerne M. Zhidov (no 54490/10) : l’intéressé a commencé sa construction sans demander au préalable les autorisations requises et sans procéder à un arpentage de sa parcelle. En 1993, avant l’achèvement des travaux, il a appris qu’il construisait sur une parcelle autre que celle qui lui avait été attribuée et que sa maison inachevée se trouvait à proximité immédiate du gazoduc. Ensuite, il a été prié d’arrêter la construction et s’est heurté au refus des autorités de raccorder la maison aux réseaux d’eau, d’électricité et de gaz. À ses risques et périls, il a néanmoins poursuivi les travaux et emménagé dans la maison, laquelle comportait tous les éléments constitutifs d’une construction illégale (article 222 du code civil) : une construction sur un terrain non attribué à cette fin, sans les autorisations nécessaires et en violation flagrante des normes d’urbanisme et de construction. La Cour admet que les autorités, qui ont été au courant de la situation, ont certes contribué à pérenniser une situation préjudiciable à la sécurité et à la santé publique. Cependant, cette tolérance des autorités ne pouvait pas créer chez M. Zhidov le sentiment d’être à l’abri des poursuites : d’un côté, sa construction n’était pas régularisable au sens de l’article 222 du code civil et, d’un autre côté, il n’y avait pas de délai de prescription extinctive pour agir en justice contre ce type d’ouvrages. M. Zhidov n’a donc pas subi une atteinte disproportionnée à son droit de propriété. Il n’y a donc pas eu violation.

En ce qui concerne Mme Kosenko (requête n o 31636/14) : dès 1993, la présence des oléoducs et des zones protégées a été matérialisée sur le plan général de Tcheliabinsk. Un extrait pertinent de ce plan a été annexé à l’arrêté de l’administration locale attribuant le terrain à l’association coopérative de jardinage. Au moment de l’achat et au moment du dépôt de son dossier d’enregistrement de son droit de propriété, la requérante aurait pu consulter ce plan général, qui était à sa disposition, et elle aurait dû se rendre compte que la parcelle litigieuse se situait près des oléoducs. Par ailleurs, à aucun moment, la requérante n’a soutenu qu’elle n’était pas en mesure de consulter l’extrait du plan général. Elle ne pouvait en outre pas ignorer la présence physique de la digue en terre protégeant les oléoducs et se situant à proximité immédiate de la parcelle qu’elle était en train d’acheter. Elle aurait dû au moins s’interroger sur la destination de cette digue et demander des renseignements auprès du président de l’association coopérative ou auprès des autorités locales. L’injonction de démolir le cabanon et ses dépendances au motif qu’il s’agissait de constructions illégales n’a donc pas fait peser sur la requérante de charge disproportionnée. Il n’y a donc pas eu violation.

En ce qui concerne Mme Tikhonova (31636/14) : la Cour constate que l’intéressée n’a pas récupéré la lettre recommandée l’informant que le délai imparti pour la présentation de ses observations était échu. La requête est donc rayée du rôle.

Autres articles (invoqués par M. Zhidov)

En ce qui concerne le grief tiré de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), la Cour considère qu’il est manifestement mal fondé. En effet, un contentieux séparé relatif à l’expulsion de M. Zhidov de sa maison a été entamé et a abouti au rejet de la demande d’expulsion. Cette situation a donc été profitable à l’intéressé, qui semble donc toujours habiter la maison litigieuse. S’agissant du grief tiré de l’article 6 (droit à un procès équitable), la Cour estime également qu’il est manifestement mal fondé, M. Zhidov ayant bénéficié d’un procès contradictoire, globalement équitable et sans aucune apparence d’arbitraire.

LA CEDH

ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

a) Sur l’existence d’une ingérence, son but et sa légalité

94. La Cour constate que les juridictions internes ont ordonné la démolition des immeubles des requérants au motif qu’il s’agissait de constructions illégales. Pour ce faire, elles se sont référées aux dispositions régissant la sécurité des installations dangereuses, aux normes d’urbanisme et de construction (paragraphes 15, 32 et 46 ci-dessus) et, dans les requêtes nos 1153/14 et 2680/14, elles ont également pris en considération les intérêts des consommateurs de gaz (paragraphe 33 ci-dessus).

95. La Cour considère ainsi que, indépendamment de la question relative au contrôle par l’État russe des sociétés exploitantes des gazoducs et oléoducs, les injonctions judiciaires de démolition poursuivaient une finalité d’intérêt général, notamment la protection de la vie des personnes et de la santé publique, la sécurité de l’exploitation d’installations dangereuses et une alimentation en gaz ininterrompue des habitants. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les injonctions de démolition s’analysent en une ingérence des autorités dans le droit des requérants au respect de leurs biens, ingérence poursuivant plusieurs buts légitimes (voir aussi paragraphes 57‑61 ci-dessus sur la sécurité de l’exploitation des installations dangereuses) (comparer et contraster avec l’affaire Anheuser-Buch, précitée, où la Cour a trouvé qu’il n’y avait pas d’ingérence des autorités publiques s’agissant d’un litige purement privé dépourvu d’un élément public, ainsi qu’avec l’affaire Kotov, précitée, où la Cour a estimé que l’État ne pouvait pas être tenu pour directement responsable des irrégularités commises par le liquidateur privé d’une banque).

La Cour rejette ainsi l’exception du Gouvernement tirée de l’irrecevabilité ratione personae du grief du fait de la nature privée du contentieux dénoncé par les requérants.

96. Quant au type d’ingérence et à la norme applicable, la Cour considère qu’il s’agissait d’une mesure de règlementation de l’usage des biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Saliba, précité, §§ 27-28, 8 novembre 2005, Hamer, précité, § 60, Ivanova et Cherkezov c. Bulgarie, no 46577/15, § 69, 21 avril 2016, et Mkhchyan, précité, § 70).

97. Enfin, s’agissant de la légalité de l’ingérence, la Cour rappelle que, sauf dans les cas d’arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour remettre en cause l’interprétation de la législation interne par les juridictions nationales. En l’espèce, elle ne décèle aucun élément qui lui permette de conclure que, en qualifiant les maisons des requérants de constructions illégales au sens de l’article 222 du code civil, les juridictions internes ont fait une interprétation ou une application arbitraire de cette disposition. Elle considère donc que l’ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Il reste à déterminer si l’ingérence a été proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

b) Sur la proportionnalité de l’ingérence

i. En ce qui concerne l’ensemble des présentes requêtes

98. La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir « une charge spéciale et exorbitante ». Elle rappelle également que la vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause et peut appeler une analyse du comportement des parties, des moyens employés par l’État et leur mise en œuvre, en particulier, l’obligation des autorités d’agir en temps utile, de façon correcte et cohérente (Bidzhiyeva, précité, § 64, avec les références citées). En matière de droit de propriété, la Cour accorde une importance particulière au principe de bonne gouvernance, et souhaite que les autorités publiques agissent avec les plus grandes précautions (Moskal c. Pologne, no 10373/05, § 72, 15 septembre 2009).

99. En l’espèce, dans son analyse de la proportionnalité de l’ingérence, la Cour prend note de l’argument des requérants selon lequel les autorités ont inscrit dans le registre unifié des droits immobiliers leurs droits de propriété sur les immeubles situés à proximité d’installations dangereuses, manquant ainsi à leur obligation d’agir avec diligence. Ils ajoutent que ce manquement ne devrait pas être préjudiciable aux requérants de bonne foi. La Cour analysera donc si l’autorité d’enregistrement aurait dû refuser d’inscrire les droits immobiliers des requérants du fait des installations dangereuses à proximité de leurs immeubles, ou pour d’autres motifs.

100. La Cour relève que l’autorité d’enregistrement était compétente pour vérifier l’authenticité et la validité des documents ainsi que l’existence des droits immobiliers déjà enregistrés à l’égard du même bien (paragraphe 50 ci-dessus), mais qu’elle ne pouvait pas mener de vérifications sur place.

101. En l’espèce, les requérants ont inscrit leurs droits selon la procédure simplifiée : sur simple présentation des passeports cadastraux des biens (M. Zhidov et Mme Kastornova, M. et Mme Vdoviny pour la maison qu’ils ont construite), de la déclaration relative à l’immeuble (Mme Kosenko) et de l’acte de vente immobilière (M. et Mme Vdoviny). Dans le cadre de cette procédure simplifiée, l’autorité d’enregistrement ne pouvait pas vérifier si la construction des immeubles nécessitait l’obtention des permis de construire ou d’autres autorisations et si les intéressés les avaient effectivement obtenus (comparer avec l’affaire Gladysheva c. Russie (no 7097/10, §§ 78-79, 16 décembre 2011) où les autorités n’ont pas effectué de démarches basiques pour déceler des falsifications des documents, ainsi qu’avec l’affaire Anna Popova c. Russie (no 59391/12, §§ 10-12 et 35, 4 octobre 2016) où un appartement visé par une enquête pénale a été revendu plusieurs fois et le droit de propriété enregistré à chaque fois alors qu’un procureur avait expressément demandé à l’autorité de l’enregistrement de refuser les demandes d’enregistrement).

102. S’agissant de l’obligation de ladite autorité de vérifier si des restrictions du fait de l’existence de zones protégées ou de zones de distances minimales frappaient les parcelles des requérants, la Cour constate que les zones protégées devaient effectivement faire l’objet d’un enregistrement dans le registre unifié et ultérieurement dans le cadastre (paragraphe 53 ci-dessus), en dépit de ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 87 ci-dessus). En l’espèce, les biens immobiliers de M. Zhidov et de Mme Kosenko (requêtes nos 54490/10 et 31636/14) étaient en partie situés dans ces zones protégées, mais les sociétés exploitantes n’ont pas enregistré de restrictions frappant la parcelle de M. Zhidov du fait de l’existence de ces zones protégées. Par ailleurs, elles ont enregistré ces dernières seulement après l’enregistrement du droit de propriété de Mme Kosenko (comparer paragraphes 40 et 43 ci-dessus). Quant aux distances minimales entre le gazoduc et les habitations, distances dans lesquelles se situaient les immeubles de Mme Kastornova et M. et Mme Vdoviny (requêtes nos 1153/14 et 2680/14), celles-ci ne faisaient l’objet d’aucun enregistrement officiel.

103. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’autorité d’enregistrement ne pouvait pas vérifier si les parcelles des requérants ou leurs immeubles se situaient dans les zones protégées ou dans les distances minimales entre les gazoducs et les habitations et refuser, par conséquent, l’inscription du droit de propriété des intéressés. Ainsi, de l’avis de la Cour, l’enregistrement du droit de propriété des requérants ne constitue pas en soi un manquement des autorités à leur devoir de réagir en temps utile et de façon cohérente. La Cour examinera ainsi d’autres circonstances pertinentes pour l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence.

ii. En ce qui concerne M. Zhidov (requête no 54490/10)

104. La Cour observe que le requérant a commencé la construction de sa maison sans avoir demandé les autorisations requises (voir, a contrario, N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, CEDH 2005‑X) et sans avoir procédé à un arpentage de sa parcelle et que, en 1993, avant l’achèvement des travaux, il a appris qu’il construisait sur une parcelle autre que celle qui lui avait été attribuée et que sa maison inachevée se trouvait à proximité immédiate du gazoduc, dont la présence était déjà balisée à cette époque. La Cour observe que le requérant, ayant été prié par les autorités d’arrêter la construction et s’étant heurté au refus de celles-ci de raccorder la maison aux réseaux d’eau, électricité et gaz, a néanmoins, à ses risques et périls, poursuivi les travaux et emménagé dans la maison en 1994.

105. De l’avis de la Cour, cette maison comportait tous les éléments constitutifs d’une construction illégale au sens de l’article 222 du code civil, à savoir une construction sur un terrain non attribué à cette fin, sans les autorisations nécessaires et en violation flagrante des normes d’urbanisme et de construction (paragraphes 8 et 15 ci-dessus) (Saliba, précité, § 46, et Ivanova et Cherkezov, précité, § 75).

106. Certes, un grand laps de temps s’est écoulé sans que les autorités ne réagissent, et avant que la société exploitante du gazoduc ne forme l’action en justice contre le requérant. La Cour admet ainsi que les autorités, qui ont été au courant de la situation, ont contribué à pérenniser une situation préjudiciable à la sécurité et à la santé publique. Cependant, elle considère que cette tolérance des autorités ne pouvait pas créer chez le requérant le sentiment d’être à l’abri des poursuites. En effet, d’un côté, sa construction n’était pas régularisable au sens du paragraphe 3 de l’article 222 du code civil (paragraphe 54 ci-dessus) et, à supposer que le requérant alléguait le contraire, il n’a jamais demandé en justice une telle régularisation. D’un autre côté, il n’y avait pas de délai de prescription extinctive pour agir en justice contre ce type d’ouvrages (paragraphe 55 ci-dessus) (voir aussi Hamer, précité, § 85).

107. Tous ces éléments conduisent la Cour à conclure que le requérant n’a pas subi une atteinte disproportionnée à son droit de propriété.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

iii. En ce qui concerne Mme Kastornova et M. et Mme Vdoviny (requêtes nos 1153/14 et 2680/14)

108. La Cour observe que les autorités ont délivré aux précédents propriétaires les parcelles constructibles en 1994 et 1999, que, en 2002, la présence du gazoduc a été matérialisée sur le plan cadastral du district, mais que, en 2003, les autorités ont néanmoins délivré aux précédents propriétaires des permis de construire.

109. Par ailleurs, elle note que, dans le cas de Mme Z. (ancienne propriétaire), en 2004, les autorités ont en plus dressé un procès-verbal de réception après l’achèvement des travaux de construction de sa maison. Elle relève aussi que, plus tard, en 2005, M. et Mme Vdoviny ont édifié une autre maison sur cette même parcelle destinée à la construction.

110. Compte tenu de ces permis et agréments, la Cour estime que, à la différence des affaires invoquées par le Gouvernement, les requérants pouvaient légitimement se croire en situation de sécurité juridique quant à la licéité de la construction de leurs immeubles (voir, dans le même sens, N.A. et autres c. Turquie, précité, § 36). Les requérants ont été obligés de démolir leurs maisons à cause de la négligence des autorités (voir, mutatis mutandis, Moskal, précité, §§ 73 in fine et 74), et sans que leur propre bonne foi et leur absence de responsabilité n’aient pu jouer le moindre rôle dans les procédures internes (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 121, 20 janvier 2009).

111. Quant à l’observation du Gouvernement selon laquelle les requérants n’ont pas demandé en justice une indemnisation pour la perte de leurs biens, la Cour relève que Mme Kastornova n’a effectivement pas intenté d’action en dommages-intérêts et que la demande de relogement et d’indemnisation de M. et Mme Vdoviny a été rejetée au motif, en particulier, qu’ils n’avaient pas dénoncé le contrat de vente conclu avec Mme Z. (paragraphes 38 ci-dessus). Elle note que les requérants n’ont pas tenté de se retourner contre leurs cocontractants.

112. La Cour considère que c’étaient les autorités qui étaient à l’origine de l’ingérence dans le droit au respect des biens des requérants et non les précédents propriétaires, et que ces derniers avaient obtenu tous les agréments nécessaires à la construction, et cela sans que leur bonne foi n’ait jamais été remise en question par les instances internes. Enfin, elle n’exclut pas que les actions en justice éventuellement engagées par les requérants soient irrecevables en raison de la prescription extinctive de trois ans.

113. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il serait excessif d’exiger des requérants d’entamer contre leurs cocontractants de nouvelles procédures judiciaires marquées par une totale incertitude quant à une chance raisonnable de succès et dont l’effectivité pratique n’a pas été démontrée par le Gouvernement (B.K.M. Lojistik Tasimacilik Ticaret Limited Sirketi c. Slovénie, no 42079/12, § 50, 17 janvier 2017, et S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie, no 58045/11, §§ 37-42, 4 juillet 2017, avec les références qui y sont citées).

114. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les autorités n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

iv. En ce qui concerne Mme Kosenko (requête no 31636/14)

115. La Cour observe que, dès 1993, la présence des oléoducs et des zones protégées a été matérialisée sur le plan général de Tcheliabinsk et qu’un extrait pertinent de ce plan a été annexé à l’arrêté de l’administration locale attribuant le terrain à l’association coopérative de jardinage. Cette dernière ne pouvait donc pas les ignorer. La requérante a enregistré son droit de propriété sur présentation du document justificatif de son droit sur le terrain délivré en vertu de l’arrêté susmentionné. La Cour estime que, au moment de l’achat et au moment du dépôt de son dossier d’enregistrement de son droit de propriété, la requérante aurait pu consulter ce plan général de Tcheliabinsk, qui était à sa disposition, et qu’elle aurait dû se rendre compte que la parcelle litigieuse se situait près des oléoducs (comparer avec les requêtes nos 1153/14 et 2680/14, où le plan du district n’était pas annexé aux documents justificatifs de droit de propriété et n’était pas à la disposition des requérants). La Cour note qu’à aucun moment la requérante n’a soutenu qu’elle n’était pas en mesure de consulter l’extrait du plan général de Tcheliabinsk.

La Cour considère de surcroît que la requérante ne pouvait pas ignorer la présence physique de la digue en terre protégeant les oléoducs et se situant à proximité immédiate de la parcelle qu’elle était en train d’acheter, et qu’elle aurait dû au moins s’interroger sur la destination de cette digue et demander des renseignements auprès du président de l’association coopérative ou auprès des autorités locales.

116. De l’avis de la Cour, l’injonction de démolir le cabanon et ses dépendances au motif qu’il s’agissait de constructions illégales n’a pas fait peser sur la requérante de charge disproportionnée.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

ARTICLE 8 :

120. La Cour considère que, le requérant habitant en permanence la maison litigieuse depuis 1994, celle-ci constituait son domicile au sens de l’article 8 de la Convention (Ivanova et Cherkezov, précité, § 33, avec les références citées).

121. Elle estime cependant qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur l’ensemble des arguments des parties car le grief du requérant est manifestement mal fondé pour les raisons suivantes.

122. La Cour rappelle que, dans les affaires antérieures concernant les expulsions des habitations où elle a conclu à une violation de l’article 8 de la Convention, il s’agissait toujours d’une seule procédure se terminant soit par un ordre d’expulsion contraignant à l’encontre des requérants (Ćosić, précité, Orlić c. Croatie, no 48833/07, 21 juin 2011, Gladysheva, précité, Stolyarova c. Russie, no 15711/13, 29 janvier 2015), soit par une injonction de démolir une habitation emportant implicitement un ordre d’expulsion (Ivanova et Cherkezov, précité, Bagdonavicius et autres c. Russie, no 19841/06, 11 octobre 2016).

123. Or la présente affaire diffère considérablement des affaires susmentionnées en ce qu’un contentieux séparé relatif à l’expulsion du requérant de sa maison a été entamé et s’est terminé par un rejet de la demande d’expulsion (paragraphes 19 ci-dessus). Ainsi, le refus des juridictions d’ordonner l’expulsion du requérant, quelle qu’en soit la motivation, était en contradiction avec le jugement ordonnant la démolition de la maison du requérant et a constitué de facto un obstacle à la démolition. La Cour considère que cette situation a été profitable au requérant qui, de son côté, n’a pas fait appel du jugement du 15 novembre 2011 (paragraphe 19 ci-dessus) et semble toujours habiter la maison litigieuse.

124. Dans ces circonstances, le grief du requérant tiré d’une violation de son droit au respect de son domicile est manifestement mal fondé et il doit être rejeté, en application de l’article 34 § 3 a) de la Convention.

KERİMAN TEKİN ET AUTRES c. TURQUIE du 15 novembre 2016 requête 22035/10

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : les travaux de construction de l'école a fissuré les murs et sols des maisons voisines. L'État n'a pas voulu indemniser car les maisons aux alentours n'ont pas de permis de construire. Les requérants ont soutenu que dans la préfecture, personne n'a de permis de construire, par conséquent la CEDH a constaté qu'ils doivent être indemnisés car leurs maisons sont promises à la délocution.

CEDH

52. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004-V).

53. La Cour rappelle en outre que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens doit être légale et dépourvue d’arbitraire. Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 63, 16 novembre 2010).

54. En l’espèce, la Cour observe que le grief des requérants concerne l’absence d’indemnisation en raison de dégâts matériels ayant affecté leur maison et qu’il n’y a aucune ingérence dans le droit des requérants sur le terrain sur lequel ladite maison est érigée.

55. Étant donné que les requérants ne peuvent plus utiliser leur maison, qui est vouée à la démolition, la Cour estime que l’ingérence litigieuse doit être examinée à la lumière de la norme générale (Tiryakioğlu c. Turquie (déc.), no 24404/02, 13 mai 2008).

56. La Cour relève que le refus des juridictions nationales d’indemniser les requérants pour le préjudice matériel qu’ils ont subi tient au fait que leur maison avait été érigée sans permis de construire, que les intéressés n’avaient jamais déposé de demande d’amnistie d’urbanisme et que la situation de leur bien n’était pas régularisable pour des raisons tenant à la fois au plan d’urbanisme en vigueur et aux qualités techniques de la construction.

57. Elle rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur des affaires concernant la démolition de maisons édifiées de manière illégale.

58. Ainsi, dans l’arrêt Hamer (précité), elle a jugé que l’atteinte portée au droit de propriété des requérants par la décision de démolition sans indemnisation de leur maison érigée de manière illégale dans une zone forestière non constructible était proportionnée au but légitime de protection de l’environnement.

59. Dans l’affaire Tiryakioğlu (décision précitée), elle a estimé que la décision de démolition d’une maison, qui avait été érigée sans permis de construire et dont l’illégalité avait été constatée et signalée au requérant dès le début des travaux, ne rompait pas le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1.

60. En revanche, dans l’arrêt Öneryıldız (précité), qui concernait la destruction, à la suite de l’explosion d’un site industriel public, du taudis construit sans permis et occupé sans titre par le requérant, la Cour a conclu à la violation du droit au respect des biens en prenant en compte la tolérance des autorités face à la construction illégale et la circonstance que l’incertitude créée par ces dernières au sein de la société turque quant à l’application des lois réprimant les agglomérations illégales n’était pas un élément susceptible d’amener le requérant à penser que la situation concernant son habitation risquait de basculer d’un jour à l’autre.

61. En l’espèce, la Cour relève que les requérants ont érigé leur maison en 1997, à une date où aucun plan d’urbanisme n’avait encore été adopté par la mairie, et qu’ils en ont fait usage pendant plusieurs années avant que les travaux de fouilles en vue de la construction d’une école sur le terrain voisin du leur n’abîment leur bien au point de le rendre inhabitable.

62. Certes, ledit bien avait été construit sans titre, et le droit interne permettait aux autorités d’en ordonner la démolition pour sanctionner le non-respect de l’obligation d’obtention préalable d’un permis de construire et ainsi faire respecter la législation en matière d’urbanisme.

63. Toutefois, force est de constater que le dommage subi par le bien des requérants a été causé de manière fortuite et que les autorités n’ont jamais adopté de décision de démolition, point qui distingue la présente espèce des affaires Tiryakioğlu et Hamer précitées.

64. Au contraire, la question du permis a été soulevée pour la première fois par l’administration au cours de la procédure relative à la demande d’indemnisation, et ce pour échapper à sa responsabilité (voir, a contrario, Tiryakioğlu, décision précitée, où les autorités avaient signifié au requérant l’illégalité de sa construction au cours des travaux).

65. Aux yeux de la Cour, il semble difficile d’affirmer que l’ingérence en question participait du souci des autorités de faire appliquer la réglementation en vigueur. Il semble plutôt que ladite réglementation ait servi de prétexte pour ne pas indemniser les requérants pour le préjudice subi et qu’elle ait ainsi été invoquée dans un seul but financier.

66. En effet, rien ne démontre que les autorités turques aient mené une politique cohérente de lutte contre les constructions illégales et qu’elles aient décidé de faire démolir toutes les habitations se trouvant dans une situation similaire à celle des requérants, du moins dans la sous-préfecture de Kulp (voir, a contrario, Depalle, précité, § 89).

67. Sur ce point, la Cour relève que les requérants ont toujours affirmé, tant devant les juridictions nationales que devant la Cour, que presque aucune construction de la sous-préfecture de Kulp ne disposait de permis, et que l’administration défenderesse n’a pas, à sa connaissance, contesté cette allégation. Quant au Gouvernement, il n’a formulé aucune observation sur ce point qui confirmerait ou infirmerait celle-ci.

68. À cet égard, l’existence la législation relative aux amnisties d’urbanisme semble démontrer l’ampleur du phénomène de construction sans permis, la tolérance des autorités face à celui-ci et leur volonté de régulariser la situation juridique des ouvrages concernés.

69. S’agissant toujours du motif invoqué pour refuser l’indemnisation, la Cour observe en outre que celui-ci ne repose pas sur des considérations liées à la protection de l’environnement, laquelle constitue une valeur dont la défense suscite dans l’opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu (Hamer, précité, § 79, et Depalle, précité, § 89).

70. Prenant en compte l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le refus des autorités d’indemniser les requérants pour le préjudice matériel qu’elles leur ont causé a fait peser sur ces derniers une charge spéciale et exorbitante, si bien que le juste équilibre devant régner entre les intérêts des requérants et ceux de la communauté a été rompu.

71. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.

ELEFTHERIOS G. KOKKINAKIS - DILOS KYKLOFORIAKI A.T.E.

c. GRÈCE du 20 octobre 2016 Requête no 45826/11

Non Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Le contrat liant les requérants et la ville d'Athènes pour la gestion des horodateurs, est illégal. Par conséquent le bien financier n'est pas protégé.

a) Sur l’existence d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1

42. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §§ 82-83, CEDH 2001‑VIII, et Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII) Par ailleurs, quant à la notion d’« espérance légitime », la Cour a jugé que lorsque l’intérêt patrimonial concerné était de l’ordre de la créance, il ne pouvait être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il avait une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il était confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 52, CEDH 2004‑IX).

43. En l’occurrence, la Cour constate que la conclusion du contrat en cause a créé chez le premier requérant l’espérance légitime de la jouissance d’un droit patrimonial, à savoir la contrepartie résultant de l’exécution dudit contrat. Il s’ensuit que la non-réalisation de cette espérance légitime a généré des prétentions à des dommages-intérêts chez le premier requérant. Ces prétentions se fondaient sur une base juridique solide et suffisante en droit interne ; il pouvait réclamer des dommages-intérêts sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil et de l’article 914 du même code. Sur ce point, il est à noter que la cour administrative d’appel d’Athènes a accepté qu’en principe la responsabilité extracontractuelle de la municipalité d’Athènes avait été établie au sens de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil du fait qu’après sa mise en œuvre pour une certaine période, le marché public en cause avait été annulé portant ainsi atteinte aux principes de confiance légitime et de la sécurité du droit au détriment du consortium-requérant.

44. Ces éléments suffisent à la Cour pour pouvoir qualifier les créances du premier requérant envers la municipalité d’Athènes de « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1.

b) Sur l’existence d’une ingérence

45. La Cour constate que, suite au rejet de son action par les juridictions administratives, le premier requérant s’est trouvé devant l’impossibilité de se voir indemnisé pour le dommage subi en raison de la nullité du contrat en cause, ce qui constitue sans aucun doute une ingérence dans son droit au respect de ses biens. Cette ingérence ne correspond ni à une expropriation ni à une mesure de réglementation de l’usage des biens et doit donc être examinée sous l’angle de la première phrase du premier alinéa de l’article 1.

c) Sur la justification de l’ingérence

46. Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole no 1 et poursuivait un but légitime, à savoir, comme les juridictions nationales l’ont entre autres relevé, assurer le maintien d’un juste équilibre entre l’indemnisation appropriée du premier requérant sans qu’en même temps il s’enrichisse de manière illégitime au détriment de la municipalité d’Athènes.

47. Il incombe toutefois à la Cour d’examiner, à la lumière de la norme générale de cet article, si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et les droits du premier requérant. La Cour rappelle à cet égard que le souci d’assurer un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier et se traduit par la nécessité d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 108-109, 25 octobre 2012; Ruspoli Morenes c. Espagne, no 28979/07, § 36, 28 juin 2011). La vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause.

48. La Cour rappelle qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée aux autorités nationales pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir, par exemple, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). De plus, la Cour jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février 1990, § 47, série A no 171‑A) et elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I).

49. Néanmoins, le rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la Convention et ses Protocoles. La Cour relève que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII (extraits) ; Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre 2011).

50. La Cour relève qu’il est courant dans le monde des affaires que suite à une procédure administrative tendant à l’obtention d’un permis d’exercer une certaine activité commerciale, le permis obtenu peut être ultérieurement annulé par les juridictions pour une multitude des motifs. Il n’y a pas de doute que l’entrepreneur qui voit son permis annulé de la sorte, alors que l’activité commerciale, dans laquelle il avait investi des sommes considérables, était déjà rôdée et bénéficiaire, peut se trouver dans une situation embarrassante car obligé de mettre un terme à cette activité, parfois même de manière définitive lorsqu’il s’avère que l’acte administratif lui accordant le permis était illégal. Si l’entrepreneur n’a aucune implication dans l’émission de l’acte administratif illégal, il est légitime qu’il puisse se retourner contre l’Etat et demander des dommages-intérêts sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle de celui-ci. La Cour note qu’une telle possibilité existe dans l’ordre juridique grec et que le premier requérant en a fait usage en l’espèce.

51. En l’occurrence, la revendication par le premier requérant devant les juridictions administratives de son indemnisation en raison de l’annulation du contrat passé avec la municipalité d’Athènes a mené la cour administrative d’appel à rejeter l’action en dommages-intérêts y relative, décision qui a été par la suite confirmée par l’arrêt no 866/2011 du Conseil d’État. Il revient ainsi à la Cour de se pencher sur la question de savoir si, en décidant de la sorte, les juridictions compétentes ont maintenu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt public et les impératifs de sauvegarde du droit de l’intéressé au respect de ses biens.

52. La Cour note tout d’abord que les juridictions administratives ont reconnu en l’espèce le principe de la responsabilité extracontractuelle de la municipalité d’Athènes du fait que le contrat en cause avait été annulé rétroactivement faute de conformité notamment avec certaines dispositions constitutionnelles. Elles ont aussi admis que ce renversement imprévu de la situation après deux ans d’exécution du contrat, alors que le premier requérant avait cru à la constitutionnalité de la base légale du contrat, portait atteinte aux principes de la confiance légitime et de la sécurité du droit.

53. En ce qui concerne le dommage subi en raison de la perte du capital investi pour l’exécution du contrat, la cour administrative d’appel a tout d’abord constaté que le premier requérant avait accepté lors de la procédure devant elle qu’il avait touché un bénéfice égal au préjudice en question pendant l’exécution partielle du contrat en cause pour une période de deux ans environ. Tant la cour administrative d’appel que, par la suite, le Conseil d’État ont admis que le bénéfice réalisé et le préjudice pécuniaire subi par le premier requérant entretenaient un lien de causalité avec l’élément préjudiciel en l’espèce, à savoir la conclusion et l’exécution pour une certaine période d’un contrat nul. Fondées sur cette constatation, les deux juridictions ont conclu que le bénéfice pécuniaire devait être déduit de la somme revendiquée par le premier requérant au titre du préjudice subi et que, par conséquent, ses revendications à ce titre n’avaient plus d’objet.

54. En ce qui concerne le manque à gagner, la Cour note qu’après avoir fait référence au droit interne applicable, la cour administrative d’appel a conclu que le dédommagement pour perte de chances sur la base d’un contrat qui avait entre-temps été jugé caduc n’était pas possible du fait que l’intéressé pourrait de cette manière solliciter sa compensation pour des profits qui résulteraient d’une activité illégale. La Cour considère que le rejet de cette demande du premier requérant se fondait sur le droit applicable en matière d’indemnisation pour responsabilité extracontractuelle et était suffisamment motivé.

55. La Cour ne décèle aucun indice d’arbitraire dans ce raisonnement adopté par la cour administrative d’appel qui aurait eu comme conséquence de rompre le « juste équilibre » devant exister entre les exigences de l’intérêt public et les impératifs de sauvegarde du droit de l’intéressé au respect de ses biens.

56. De son côté, par un arrêt de principe, le Conseil d’Etat a confirmé l’étendue de la responsabilité de l’Etat et des personnes morales de droit public résultant de l’annulation d’un acte favorable à l’administré. Elle a affirmé que l’indemnité due par ceux-ci , sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil, incluait la différence entre la situation patrimoniale de la personne lésée après l’avènement du fait dommageable et celle dans laquelle celle-ci se trouverait si le fait dommageable n’avait pas eu lieu. Si, toutefois, un avantage découlait aussi de ce fait, qui aurait un lien de causalité avec celui-ci, le dommage réellement subi serait celui calculé après déduction de cet avantage.

57. Le Conseil d’Etat rajouta qu’au cas où la responsabilité de l’Etat était due à un acte favorable à la personne lésée mais émis sans que les conditions légales aient été respectées, cette responsabilité s’étendait au damnum emergens qui incluait tant le rétablissement du status quo ante patrimonial de la personne lésée, que les bénéfices que celle-ci aurait réalisés. Dans ce cas, le Conseil d’Etat a souligné qu’une indemnité pour lucrum cessans n’était pas envisageable.

58. De l’avis de la Cour, les motifs retenus par les juridictions compétentes pour écarter la demande de compensation en raison de la perte subie par le premier requérant étaient raisonnables et, en tout état de cause, n’étaient pas entachés d’arbitraire. À cet égard, la Cour souligne que les questions relatives à des indemnisations des sociétés pour pertes subies du fait des fautes de l’administration concernent l’interprétation du droit interne pertinent et que la Cour jouit d’une compétence limitée à ce sujet (paragraphe 48 ci-dessus). En l’absence de données convaincantes qui puissent l’amener à s’écarter des constatations de fait et de droit des juridictions administratives sur cette question, la Cour ne saurait substituer son interprétation à celle du juge interne.

59. Compte tenu de ce qui précède, la procédure suivie devant les juridictions internes n’a pas rompu le « juste équilibre » devant régner entre les exigences de l’intérêt public et les impératifs de sauvegarde du droit de l’intéressé au respect de ses biens.

60. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

AFFAIRE EISENCHTETER c. FRANCE Requête no17306/02 du 16 janvier 2007

L'interdiction de construire sur son terrain au bord de la mer n'est pas une violation de l'article 1 du protocole 1

CEDH

"27.  Les requérants dénoncent une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, du fait du refus des juridictions internes de leur reconnaître, en vertu de la « loi littoral », le droit de construire sur des parcelles qu’ils avaient acquises comme constructibles, alors que ce refus n’était fondé, selon eux, sur aucun motif d’utilité publique

Ils invoquent l’article 1 du protocole no 1 à la Convention, qui dispose :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

28.  La Cour relève que les requérants s’appuient essentiellement sur le fait que, lorsqu’ils ont acquis les terrains, le plan d’occupation des sols permettait leur construction.

29.  La Cour observe toutefois que le refus qui leur a été opposé était fondé sur les dispositions de L. 146-4 (II) du code de l’urbanisme, résultant de la loi du 3 janvier 1986, dite « loi littoral », qui s’appliquait donc aux terrains en cause à la date où les requérants les ont acquis, à savoir en 1990 et 1992, et estime que ce refus visait un but d’intérêt général. Les juridictions internes ont considéré à cet égard que les règles du plan d’occupation des sols ne pouvaient avoir pour effet de faire échec aux dispositions législatives du code de l’urbanisme (voir paragraphe 11 ci-dessus), qu’il s’agissait d’une zone non urbanisée, au sens des dispositions de la loi précitée, que la construction aurait eu pour effet de favoriser l’urbanisation diffuse d’un site inscrit, et que c’était donc à juste titre que le préfet avait refusé son autorisation.

30.  Dès lors, compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les Etats en matière d’urbanisme, la Cour estime qu’un juste équilibre a été ménagé en l’espèce entre les exigences de l’intérêt général et les droits fondamentaux des requérants.

31.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention."

ARRET DE LA GRANDE CHAMBRE

DEPALLE CONTRE FRANCE 29 MARS 2010 34044/02

L'EXPULSION D'UNE MAISON CONSTRUITE SUR LE DOMAINE PUBLIC N'EST PAS UNE VIOLATION DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

CEDH

77.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l'article 1 du Protocole n1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98) : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d'atteintes au droit de propriété, doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, §§ 65-69, 16 novembre 2004, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004-V).

78.  Quant à l'existence d'une ingérence, la Cour rappelle que pour déterminer s'il y a eu privation de biens au sens de la deuxième « norme », il faut non seulement examiner s'il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser les réalités de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 76, CEDH 1999-VII ; Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 63 et 69-74, série A no 52).

79.  La Cour observe que nul ne conteste l'appartenance au domaine public de la parcelle sur laquelle est édifiée la maison litigieuse. Compte tenu des principes régissant ce domaine et de l'absence de mise en œuvre de la démolition à ce jour, la Cour est d'avis qu'il n'y a pas en l'espèce une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 (mutatis mutandis, Saliba c. Malte, no 4251/02, §§ 34-35, 8 novembre 2005 ; a contrario, Allard c. Suède, no 35179/97, § 50, 24 juin 2003, et N.A. et autres, précité, §§ 31 et 38).

80.  La Cour estime que le non-renouvellement des autorisations d'occupation privative du domaine public, dont le requérant ne pouvait pas ignorer qu'il pourrait le concerner un jour, et l'injonction de détruire la maison en résultant peuvent s'analyser en une réglementation de l'usage des biens dans un but d'intérêt général. En effet, le régime juridique du domaine public, en tant qu'il affecte celui-ci à l'usage du public afin de servir le bien commun, correspond à cette catégorie. De plus, la motivation du refus de renouvellement des autorisations donnée par le préfet est fondée sur les dispositions de la loi littoral en sa partie consacrée à la protection de l'état naturel du rivage de la mer (mutatis mutandis, Hamer, précité, § 77).

81.  Quant à la finalité de l'ingérence, la Cour relève que le requérant conteste le but d'intérêt général, la protection de l'affectation du domaine public et celle de l'environnement. La Cour ne souscrit pas à cette thèse. Elle admet que les juridictions nationales n'ont analysé l'atteinte au bien en question que sous l'angle de la domanialité publique. Elle observe aussi que par les autorisations d'occupation successives, l'Etat a réduit de facto la protection de l'affectation du domaine à l'utilité publique. Cela étant, c'est suite à l'adoption de la loi littoral – dont l'article 1er dispose que « le littoral est une entité géographique qui appelle une politique spécifique d'aménagement, de protection et de mise en valeur » – que les autorisations ont cessé d'être renouvelées, et ce dans un but de protection du rivage de la mer et plus généralement de l'environnement. La Cour rappelle que la protection de l'environnement, dont la société se soucie sans cesse davantage (Fredin c. Suède (no 1), 18 février 1991, § 48, série A no 192), est devenue une valeur dont la défense suscite dans l'opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu. La Cour l'a plusieurs fois souligné à propos de la protection de la nature et des forêts (Turgut et autres, précité, § 90, Köktepe, précité, § 87 et Şatir, précité, § 33). La préservation du littoral et en particulier des plages, « lieu ouvert à tous », en constitue un autre exemple (N.A. et autres, précité, § 40) qui appelle une politique d'aménagement du territoire appropriée. La Cour estime donc que l'ingérence poursuivait un but légitime qui était dans l'intérêt général : encourager le libre accès au rivage, dont l'importance n'est plus à démontrer (voir paragraphes 46 à 49 et 51 et 54).

82.  Il reste donc à déterminer si, compte tenu de l'intérêt du requérant à conserver la maison, l'exigence de remise en l'état des lieux est un moyen proportionné au but poursuivi.

83.  Selon une jurisprudence bien établie, le second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l'article. En conséquence, une mesure d'ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l'intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. La recherche de pareil équilibre se reflète dans la structure de l'article 1 du Protocole no 1 tout entier et, par conséquent, dans celui du second alinéa ; il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l'Etat une grande marge d'appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l'intérêt général, par le souci d'atteindre l'objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999–III). Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante.

84.  La Cour a par ailleurs souvent rappelé que les politiques d'aménagement du territoire et de protection de l'environnement, où l'intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, laissent à l'Etat une marge d'appréciation plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils (mutatis mutandis, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 70, CEDH 2004-III ; Alatulkkila et autres c. Finlande, no 33538/96, § 67, 28 juillet 2005 ; Valico S.r.l c. Italie (déc.), no 70074/01, CEDH 2006-III, Lars et Astrid Fägerskiöld c. Suède (déc.), no 37664/04, 26 février 2008).

85.  La Cour observe que le requérant n'a pas construit lui-même la maison mais en a fait l'acquisition par acte notarié en 1960 (paragraphes 9 et 13 ci-dessus). Depuis lors, il occupe la maison, l'entretient et paie les taxes et redevances y afférentes. La Cour observe également que la maison aurait été édifiée, il y a plus d'un siècle, sur une parcelle exondée appartenant au domaine public en l'absence de toute concession l'autorisant (paragraphe 24 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la question de la légalité de la construction de la maison ne doit pas entrer en ligne de compte en l'espèce. En tout état de cause, l'illégalité alléguée de celle-ci ne saurait être opposée au requérant, particulièrement dès lors qu'il n'est pas contesté que celui-ci a acquis son « bien » de bonne foi. Sa situation est donc à l'évidence différente de celle d'un individu qui, en toute connaissance de cause, construirait un bâtiment sans permis (a contrario, Öneryıldız, Saliba et Hamer, précités). La maison litigieuse n'a donc rien de comparable avec les phénomènes récents d'urbanisation illégale du littoral.

86.  Quoi qu'il en soit, depuis l'acquisition du « bien », voire même depuis sa construction, l'administration avait connaissance de l'existence de la maison, car son occupation était soumise à la délivrance d'une autorisation qui précisait que « le terre-plein ne pourrait nuire en rien à la navigation (...) ni à la circulation sur le rivage maritime à condition d'être accessible au public en tout temps ». Chaque arrêté préfectoral mentionnait la durée de l'autorisation et, conformément à l'ancien article A 26 du code du domaine de l'Etat, la possibilité pour l'administration de modifier ou de retirer l'autorisation si elle le jugeait utile, pour quelque cause que ce soit, sans que le bénéficiaire puisse réclamer pour ce fait une indemnité. En outre, il était précisé que celui-ci devrait, s'il en était requis, faire rétablir les lieux dans leur état primitif, par démolition des installations édifiées sur le domaine public, y compris celles existantes à la date de signature de l'arrêté. La Cour en déduit que le requérant savait depuis toujours que les autorisations étaient précaires et révocables et considère, dès lors, que les autorités ne sauraient passer pour avoir contribué à entretenir l'incertitude sur la situation juridique du « bien » (a contrario, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 119, CEDH 2000-I).

Certes, il a pu jouir de ce « bien » pendant une longue période. La Cour toutefois n'y voit aucune négligence de la part des autorités mais plutôt une tolérance de la poursuite de l'occupation, laquelle était de surcroît réglementée. Dès lors, il n'y a pas lieu de considérer, comme le suggère le requérant, que la responsabilité des autorités pour l'incertitude quant au statut de la maison croît à mesure que le temps passe (paragraphe 60 ci-dessus). L'exceptionnelle longueur de l'occupation litigieuse et certaines hésitations de la part des autorités (paragraphes 14 et 29 ci-dessus) se situaient à une époque où les préoccupations d'aménagement du territoire et environnementales n'avaient pas atteint leur développement actuel. Ce n'est en effet qu'en 1986 que la situation du requérant changea à la suite de l'adoption de la loi littoral ; celle-ci mit fin à une politique qui consistait à n'envisager la protection du littoral que par le biais des règles régissant la domanialité publique. En tout état de cause, la tolérance mentionnée ci-dessus ne pouvait conduire à une légalisation ex post de l'état des choses.

87.  La Cour relève que le requérant conteste également l'adéquation de la mesure au but d'intérêt général de protection du littoral et considère que la maison s'intègre parfaitement au site, qu'elle fait même partie du patrimoine et qu'elle ne gêne pas l'accès au rivage. Toutefois, à cet égard, la Cour réitère qu'il appartient en premier lieu aux autorités nationales de décider du type de mesures à prendre pour protéger le littoral. Elles dépendent des politiques d'urbanisme et d'aménagement du territoire, par définition évolutives, et relèvent par excellence des domaines d'intervention de l'Etat, par le biais notamment de la réglementation des biens dans un but d'intérêt général ou d'utilité publique (Gorraiz Lizarraga et autres, précité, § 70 ; Galtiéri c. Italie (déc.), no 72864/01, 24 janvier 2006).

88.  Il va sans dire qu'après une si longue période, la démolition constituerait une atteinte radicale au « bien » du requérant. Il est vrai qu'à une autre époque, l'administration était peut-être moins stricte à l'égard des occupations privatives du domaine public. En outre, avant la loi littoral, le requérant n'a pas demandé de concession d'endigage à une époque où cela aurait encore peut-être pu se faire. Cela étant, dès 1973, l'Etat a réagi contre le risque de privatisation du domaine public (paragraphe 43 ci-dessus).

89.  Le refus de poursuivre les autorisations et la remise des lieux en l'état antérieur à l'édification de la maison à laquelle le requérant est condamné s'inscrivent dans un souci d'application cohérente et plus rigoureuse de la loi, au regard de la nécessité croissante de protéger le littoral et son usage par le public, mais aussi de faire respecter les règles d'urbanisme. Compte tenu de l'attrait des côtes et des convoitises qu'elles suscitent, la recherche d'une urbanisation contrôlée et du libre accès de tous aux côtes implique une politique plus ferme de gestion de cette partie du territoire. Cela vaut pour l'ensemble des zones littorales européennes.

Permettre une dérogation à la loi dans le cas du requérant, qui ne peut revendiquer de droits acquis, n'irait pas dans le sens voulu par la loi littoral (paragraphes 45 à 49 ci-dessus) ni dans celui d'une meilleure organisation du rapport entre usages privés et publics (paragraphe 50 ci-dessus). Du reste, le requérant n'apporte pas la preuve d'une quelconque incohérence des autorités dans l'application d'une telle politique : ni en démontrant que des voisins dans une situation similaire seraient dispensés de l'obligation de démolir leurs maisons, ni en se référant à un éventuel intérêt supérieur, architectural et/ou de conservation du patrimoine.

90.  Par ailleurs, la Cour constate que le requérant a refusé la solution de compromis et l'offre du préfet de poursuivre la jouissance de la maison sous conditions. La Cour partage l'avis du commissaire du Gouvernement du Conseil d'Etat selon lequel l'offre en question eût pu constituer une solution permettant de concilier les intérêts en présence (paragraphe 27 ci-dessus). Elle n'apparaissait pas déraisonnable, compte tenu de l'ancienneté de l'occupation ou du « caractère affectif » accordé à la maison par le requérant et du temps que nécessite parfois la mise en œuvre d'une loi. Elle correspondait d'ailleurs à certains modèles de mise en œuvre de lois littorales récentes appliqués dans d'autres pays côtiers (voir, par exemple l'Espagne, paragraphe 53 ci-dessus).

91.  Enfin, la Cour rappelle que lorsqu'une mesure de réglementation de l'usage des biens est en cause, l'absence d'indemnisation est l'un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté mais elle ne saurait, à elle seule, être constitutive d'une violation de l'article 1 du Protocole no 1 (Tomaso Galtieri, précité, Anonymos Touristiki Etairia Xenodocheia Kritis c. Grèce, no 35332/05, § 45, 21 février 2008). En l'espèce, eu égard aux règles sur le domaine public, et considérant que le requérant ne pouvait ignorer le principe de non-indemnisation, qui était clairement précisé dans toutes les autorisations d'occupation temporaire du domaine public qui lui ont été consenties depuis 1961 (voir paragraphe 14 ci-dessus), l'absence d'indemnisation ne saurait passer, de l'avis de la Cour, pour une mesure disproportionnée à la réglementation de l'usage des biens du requérant, opérée dans un but d'intérêt général.

92.  Au vu de l'ensemble des considérations ci-dessus, la Cour estime que le requérant ne supporterait pas une charge spéciale et exorbitante en raison de la démolition de sa maison sans indemnisation. Il n'y aurait donc pas rupture de l'équilibre entre les intérêts de la communauté et ceux du requérant.

93.  Partant, il n'y a pas violation de l'article 1 du Protocole no 1.

CONFIRME PAR L'ARRÊT DU MÊME JOUR BROSSET TRIBOULET ET AUTRES CONTRE FRANCE 34078/02

CEDH

87.  La Cour a par ailleurs souvent rappelé que les politiques d'aménagement du territoire et de protection de l'environnement, où l'intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, laissent à l'Etat une marge d'appréciation plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils (mutatis mutandis, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 70, CEDH 2004-III ; Alatulkkila et autres c. Finlande, no 33538/96, § 67, 28 juillet 2005 ; Valico S.r.l c. Italie (déc.), no 70074/01, CEDH 2006-III ; Lars et Astrid Fägerskiöld c. Suède (déc.), no 37664/04, 26 février 2008).

88.  La Cour observe que les requérantes n'ont pas construit elles-mêmes la maison mais en ont fait l'acquisition par héritage en 1945, avec l'aval du préfet du Morbihan. Depuis lors, elles occupent la maison, l'entretiennent et paient les taxes et redevances y afférentes. La Cour observe également que la maison aurait été édifiée, il y a plus d'un siècle, sur une parcelle exondée appartenant au domaine public en l'absence de toute concession l'autorisant. Aux yeux de la Cour, la question de la légalité de la construction de la maison ne doit pas entrer en ligne de compte en l'espèce. En tout état de cause, l'illégalité alléguée de celle-ci ne saurait être opposée aux requérantes, particulièrement dès lors qu'il n'est pas contesté que celles-ci ont acquis leur « bien » de bonne foi. Leur situation est donc à l'évidence différente de celle d'un individu qui, en toute connaissance de cause, construirait un bâtiment sans permis (a contrario, Öneryıldız, Saliba et Hamer, précités). La maison litigieuse n'a donc rien de comparable avec les phénomènes récents d'urbanisation illégale du littoral.

89.  Quoi qu'il en soit, depuis l'acquisition du « bien », voire même depuis sa construction, l'administration avait connaissance de la maison, car son occupation était soumise à la délivrance d'une autorisation qui précisait que « le terre-plein ne pourrait nuire en rien à la navigation (...) ni à la circulation sur le rivage maritime à condition d'être accessible au public en tout temps ». Chaque arrêté préfectoral mentionnait la durée de l'autorisation et, conformément à l'ancien article A 26 du code du domaine de l'Etat, la possibilité pour l'administration de modifier ou de retirer l'autorisation si elle le jugeait utile, pour quelque cause que ce soit, sans que le bénéficiaire puisse réclamer pour ce fait une indemnité. En outre, il était précisé que celui-ci devrait, s'il en était requis, faire rétablir les lieux dans leur état primitif, par démolition des installations édifiées sur le domaine public, y compris celles existantes à la date de signature de l'arrêté. La Cour en déduit que les requérantes savaient depuis toujours que les autorisations étaient précaires et révocables et considère, dès lors, que les autorités ne sauraient passer pour avoir contribué à entretenir l'incertitude sur la situation juridique du « bien » (a contrario, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 119, CEDH 2000-I).

Certes, elles ont pu jouir du bien pendant une période considérable. La Cour toutefois n'y voit aucune négligence de la part des autorités mais plutôt une tolérance de la poursuite de l'occupation, laquelle était de surcroît réglementée. Dès lors, il n'y a pas lieu de considérer, comme le suggèrent les requérantes, que la responsabilité des autorités pour l'incertitude quant au statut de la maison croît à mesure que le temps passe (paragraphe 63 ci-dessus). L'exceptionnelle longueur de l'occupation litigieuse et certaines hésitations de la part des autorités (paragraphes 18 et 31 ci-dessus) se situaient à une époque où les préoccupations d'aménagement du territoire et environnementales n'avaient pas atteint leur développement actuel. Ce n'est en effet qu'en 1986 que la situation des requérantes changea à la suite de l'adoption de la loi littoral ; celle-ci mit fin à une politique qui consistait à n'envisager la protection du littoral que par le biais des règles régissant la domanialité publique. En tout état de cause, la tolérance mentionnée ci-dessus ne pouvait conduire à une légalisation ex post de l'état des choses.

90.  La Cour relève que les requérantes contestent l'adéquation de la mesure au but d'intérêt général de protection du littoral et considèrent que la maison s'intègre parfaitement au site, qu'elle fait même partie du patrimoine et qu'elle ne gêne pas l'accès au rivage. Toutefois, à cet égard, la Cour réitère qu'il appartient en premier lieu aux autorités nationales de décider du type de mesures à prendre pour protéger le littoral. Elles dépendent des politiques d'urbanisme et d'aménagement du territoire, par définition évolutives, et relèvent par excellence des domaines d'intervention de l'Etat, par le biais notamment de la réglementation des biens dans un but d'intérêt général ou d'utilité publique (Gorraiz Lizarraga et autres, précité, § 70 ; Galtiéri c. Italie (déc.), no 72864/01, 24 janvier 2006).

91.  Il va sans dire qu'après une si longue période, la démolition constituerait une atteinte radicale au « bien » des requérantes. Il est vrai qu'à une autre époque, l'administration était peut-être moins regardante à l'égard des occupations privatives du domaine public. En outre, avant la loi littoral, les requérantes n'ont pas demandé de concession d'endigage à une époque où cela aurait encore peut-être pu se faire. Cela étant, dès 1973, l'Etat a réagi contre le risque de privatisation du domaine public (paragraphe 44 ci-dessus).

92.  Le refus de poursuivre les autorisations et la remise des lieux en l'état antérieur à l'édification de la maison à laquelle les requérantes sont condamnées s'inscrivent dans un souci d'application cohérente et plus rigoureuse de la loi, au regard de la nécessité croissante de protéger le littoral et son usage par le public, mais aussi de faire respecter les règles d'urbanisme. Compte tenu de l'attrait des côtes et des convoitises qu'elles suscitent, la recherche d'une urbanisation contrôlée et du libre accès de tous aux côtes implique une politique plus ferme de gestion de cette partie du territoire. Cela vaut pour l'ensemble des zones littorales européennes.

Permettre une dérogation à la loi dans le cas des requérantes, qui ne peuvent revendiquer de droits acquis, n'irait pas dans le sens voulu par la loi littoral (paragraphes 46 à 50 ci-dessus) ni dans celui d'une meilleure organisation du rapport entre usages privés et publics (paragraphe 51 ci-dessus). Du reste, les requérantes n'apportent pas la preuve d'une quelconque incohérence des autorités dans l'application d'une telle politique : ni en démontrant que des voisins dans une situation similaire seraient dispensés de l'obligation de démolir leurs maisons, ni en se référant à un éventuel intérêt supérieur, architectural et/ou de conservation du patrimoine, la maison n'ayant manifestement pas été classée.

93.  Par ailleurs, la Cour constate que les requérantes ont refusé la solution de compromis et l'offre du préfet de poursuivre la jouissance de la maison sous conditions. La Cour partage l'avis du commissaire du Gouvernement du Conseil d'Etat selon lequel l'offre en question eût pu constituer une solution permettant de concilier les intérêts en présence (paragraphe 29 ci-dessus). Elle n'apparaissait pas déraisonnable, compte tenu de l'ancienneté de l'occupation ou du « caractère affectif» accordé à la maison par les requérantes et du temps que nécessite parfois la mise en œuvre d'une loi. Elle correspondait d'ailleurs à certains modèles de mise en œuvre de lois littorales récentes appliqués dans d'autres pays côtiers (voir, par exemple, l'Espagne, paragraphe 54 ci-dessus).

94.  Enfin, la Cour rappelle que lorsqu'une mesure de réglementation de l'usage des biens est en cause, l'absence d'indemnisation est l'un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté mais elle ne saurait, à elle seule, être constitutive d'une violation de l'article 1 du Protocole no 1 (Tomaso Galtieri, précité, Anonymos Touristiki Etairia Xenodocheia Kritis c. Grèce, no 35332/05, § 45, 21 février 2008). En l'espèce, eu égard aux règles sur le domaine public et considérant que les requérantes ne pouvaient ignorer le principe de non-indemnisation, qui était clairement précisé dans toutes les autorisations d'occupation temporaire du domaine public qui leur ont été consenties depuis 1951 (paragraphe 15 ci-dessus), l'absence d'indemnisation ne saurait passer, de l'avis de la Cour, pour une mesure disproportionnée à la réglementation de l'usage des biens des requérantes, opérée dans un but d'intérêt général.

95.  Au vu de l'ensemble des considérations ci-dessus, la Cour estime que les requérantes ne supporteraient pas une charge spéciale et exorbitante en raison de la démolition de leur maison sans indemnisation. Il n'y aurait donc pas rupture de l'équilibre entre les intérêts de la communauté et ceux des requérantes.

96.  Partant, il n'y a pas violation de l'article 1 du Protocole no 1.

Arrêt TASHEV c. BULGARIE du 3 juillet 2012 Requête no 41816/04

Un baraquement en fer dans une zone résidentielle peut être démoli

CEDH

37.  La Cour doit ensuite chercher à établir si l’ingérence en cause poursuivait un « but légitime », c’est-à-dire si elle était justifiée par une « cause d’utilité publique » (voir, parmi beaucoup d’autres, Allard c. Suède, no 35179/97, § 51, CEDH 2003‑VII). Elle observe à cet effet que l’article 44 de la loi sur l’urbanisme prévoyait la démolition des constructions secondaires qui avaient un emplacement ou un aspect inappropriés et que cette règle visait à assurer le respect de la sécurité de la circulation, de la propreté, de l’hygiène et de la santé publiques, ainsi que de la tranquillité des habitants dans les aires urbaines (voir paragraphe 17 ci-dessus). La Cour estime que ce sont là autant de buts légitimes qui s’inscrivent incontestablement dans l’intérêt général puisqu’il s’agit d’assurer à la population un cadre de vie fonctionnel et sécurisé en milieu urbain. La Cour estime dès lors que cette deuxième condition de la régularité de l’ingérence contestée a également été respectée.

38.  Toute atteinte au droit au respect des biens doit également ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. L’équilibre à préserver est rompu si la personne concernée a dû supporter une charge spéciale et exorbitante. En d’autres termes, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Allard, précité, § 54 et les références y citées).

39.  La Cour observe que le bien qui a été démoli n’était pas un bâtiment destiné à être habité par le requérant ou sa famille. Il s’agissait en effet d’un ancien garage, d’une superficie de 27 mètres carrés, que le requérant avait réaménagé en atelier de mécanique. D’après le rapport de trois experts dont les juridictions internes ont retenu les conclusions, il s’agissait d’une construction de type secondaire et temporaire, érigée au cours des années 1980 et constituée pour l’essentiel d’une ossature métallique et de tôles en métal et en divers matériaux légers (voir paragraphes 11 et 15 ci-dessus).

40.  Le requérant y pratiquait une activité artisanale, à savoir la réparation des pots d’échappement de divers véhicules, et il affirme que la démolition de son atelier l’a pratiquement privé de toute possibilité d’exercer son métier. La Cour admet certes que la démolition du local où l’intéressé exerçait son activité professionnelle a inévitablement mené à la cessation temporaire de celle-ci et à l’impossibilité de l’exercer sur le même emplacement. Elle observe cependant que le requérant n’a pas allégué que ses instruments de travail aient été endommagés ou détruits au cours de la démolition du local. Il n’a pas non plus précisé pourquoi il lui aurait été impossible de reprendre son activité de mécanicien dans un autre local adapté à cette fin qu’il aurait, par exemple, loué. L’intéressé n’a pas non plus prétendu que la relocalisation éventuelle de son atelier de mécanique dans un autre quartier à Plovdiv lui aurait causé la perte d’une partie de sa clientèle. Au vu de ces éléments, la Cour estime peu convaincant l’argument du requérant selon lequel la démolition du local où il avait son atelier de mécanique aurait eu une répercussion négative majeure sur sa principale activité professionnelle.

41.  L’intéressé fait remarquer que la destruction de son bien n’était pas la seule mesure qui pouvait être prise par le maire : ce dernier aurait pu lui demander, par exemple, d’effectuer des travaux de réfection dudit atelier, ce qui aurait permis d’éviter la destruction du bien du requérant tout en préservant l’intérêt général. Il est vrai que l’article 44 de la loi sur l’urbanisme permettait au maire, entre autres, de demander au requérant d’effectuer des travaux de réfection de ladite construction pour améliorer son aspect extérieur. La Cour observe cependant que d’après la conclusion des experts recueillie par les tribunaux internes, l’atelier de l’intéressé avait l’apparence d’une « baraque en métal ». Les juridictions internes ont également constaté que le plan d’urbanisme ne prévoyait pas la construction d’un atelier d’artisan sur le terrain du requérant (voir paragraphe 15 ci‑dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne saurait reprocher aux autorités d’avoir choisi l’option de la démolition de l’atelier en question, dès lors qu’il s’agissait d’une construction secondaire et temporaire, que son emplacement était contraire aux prévisions du plan d’urbanisme et qu’il avait l’aspect d’une baraque métallique.

42.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le requérant n’a pas été amené à supporter une charge spéciale et exorbitante. La mesure prise par les autorités était régulière au regard du droit interne, justifiée par une cause d’utilité publique et proportionnée au but qu’elle poursuivait.

43.  Il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole n 1.

Crash 2000 Ood et autres c. Bulgarie du 16 janvier 2014 requête 48893/07

Irrecevabilité du grief d’une société immobilière à l’encontre de servitudes frappant un territoire protégé du littoral

LES FAITS

Dans cette affaire, une société immobilière et 70 clients alléguaient une violation de leur droit de faire usage d’un terrain – classé territoire protégé par un arrêté ministériel de 1995 – que cette société avait acheté à des fins d’investissement en 2005. En raison des servitudes qui frappaient le bien, les permis de construire obtenus par la société furent jugés insuffisants pour établir un droit de construction valide et légitime et furent finalement annulés. Les requérants alléguaient aussi une violation de leur droit d’accès à un tribunal.

LE DROIT

La Cour relève que la société requérante a acheté le terrain alors que l’arrêté ministériel de 1995 était en vigueur depuis une dizaine d’années et que les autorités tant locales que nationales l’avaient prévenue des incertitudes quant aux perspectives de construction. Par conséquent, la société savait ou aurait dû savoir que le terrain acquis pouvait faire partie d’un territoire protégé. La Cour en conclut à l’absence d’atteinte au droit de propriété de la société à raison de l’achat du terrain ou à l’usage de celui-ci dans les mêmes conditions qu’à la date de cet achat.

La Cour juge regrettable que, en raison d’un manque de clarté quant aux limites précises des territoires protégés soumis à un régime spécial en matière de construction, la société se trouvât dans l’incertitude sur le point de savoir si elle pouvait raisonnablement réaliser ses plans d’investissement. Cependant, les requérants étant conscients de cette incertitude à la date de l’acquisition, la société ne peut l’opposer aux autorités.

De plus, les démarches ultérieurement entreprises par les requérants pour obtenir un droit de construction malgré l’arrêté ministériel ne peuvent exonérer la société de l’obligation de chercher à savoir quel était le régime légal applicable à la construction sur un territoire protégé et de s’y conformer. Les requérants ne peuvent se défausser sur l’État de leur propre responsabilité ni de leur manquement apparent à respecter le régime légal pertinent. Avant de se lancer dans un investissement aussi lourd, ils auraient dû veiller à ce que leurs actions soient pleinement conformes au droit national.

La Cour constate qu’aucun acte juridique définitif ne levait les servitudes ni ne donnait à la société un droit de bâtir sur le terrain. Le droit de construire dont cette dernière se prévaut en invoquant les permis délivrés en janvier 2006 était tributaire du résultat de plusieurs instances, à l’issue desquelles les juridictions bulgares ont conclu que la décision ordonnant la suspension des travaux était régulière et que la société n’avait pas rempli toutes les conditions requises pour construire en toute légalité. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement. Dès lors, cette décision ne porte pas atteinte à un droit établi au respect des biens protégé par l’article 1 du Protocole no 1.

La reclassification du terrain n’a rien changé aux conditions légales applicables à la construction sur des territoires protégés et les permis de construire délivrés à la société étaient attaquables. Leur délivrance a eu pour suite quasi-immédiate leur contestation par la direction du parc national, à la suite de quoi ils ont été annulés par des décisions définitives.

En conclusion, ni l’achat du terrain ni sa reclassification ultérieure ni les permis délivrés par les autorités locales et annulés à bon droit ne suffisaient à faire naître pour la société requérante un droit de bâtir conforme à la législation bulgare ni une « espérance légitime » de le faire au regard de l’article 1 du Protocole no 1. Le grief soulevé par la société est donc incompatible avec les dispositions de la Convention. Il en va de même des griefs soulevés par les deux propriétaires et dirigeants.

Quant aux 70 clients de la société, ils n’ont fait aucune démarche devant le juge bulgare pour faire valoir leurs droits nés des contrats préliminaires conclus avec la société. De toute manière, compte tenu de son constat selon lequel la société requérante ne jouissait d’aucun droit de construction sur le terrain en question, la responsabilité de l’État ne peut être engagée sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à raison d’actions ou d’omissions de la société vis-à-vis de ces clients.

S’agissant du grief tiré par la société requérante de l’impossibilité pour elle d’honorer ses engagements contractuels, cette situation est le fruit non pas de l’exercice d’un pouvoir de l’État mais seulement de relations de nature contractuelle entre parties privées.

L'ESPÉRANCE LÉGITIME N'EST UN BIEN QUE

SI ELLE EST FONDÉE SUR LE DROIT INTERNE

SARAÇ ET AUTRES c. TURQUIE du 30 mars 2021 requête n° 23189/09

Art 1 P1 • Obligations positives • Absence d’indemnisation intégrale par suite de la réduction discrétionnaire de l’indemnité octroyée par le tribunal en réparation du préjudice matériel causé à un immeuble par une société privée • Formule plutôt lapidaire ne permettant de déterminer avec une précision suffisante les raisons exactes de la réduction appliquée • Juste équilibre rompu au détriment des requérants

a) Les principes pertinents

70.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 renferme certaines obligations positives. L’exercice réel et efficace du droit garanti par cette disposition ne dépend pas uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence mais peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par l’intéressé de ses biens. Même dans le cadre de relations horizontales il peut y avoir des considérations d’intérêt public susceptibles d’imposer certaines obligations à l’État (Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 109, 3 avril 2012).

71.  La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables n’en sont pas moins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle de l’obligation positive de l’État ou sous celui de l’ingérence des pouvoirs publics, qui doit être justifiée, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu d’une part et de la société dans son ensemble d’autre part. Il est également vrai que les objectifs énumérés dans cette disposition peuvent jouer un certain rôle dans l’appréciation de la question de savoir si un équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt public et le droit fondamental du requérant à la propriété. Dans les deux cas, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les mesures à prendre afin d’assurer le respect de la Convention (ibidem, § 110).

72.  Dans certaines circonstances, l’article 1 du Protocole no 1 peut imposer de prendre des « mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété, même dans les cas où il s’agit d’un litige entre des personnes physiques ou morales » (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002‑VII).

73.  Toute atteinte au droit au respect des biens commise par un particulier fait naître pour l’État l’obligation positive de garantir dans son ordre juridique interne que le droit de propriété sera suffisamment protégé par la loi et que des recours adéquats permettront à la victime de pareille atteinte de faire valoir ses droits, notamment, le cas échéant, en demandant réparation du préjudice subi (Blumberga c. Lettonie, no 70930/01, § 67, 14 octobre 2008). Il s’ensuit que l’État peut être tenu de prendre en pareilles circonstances soit des mesures préventives, soit des mesures de réparation (Kotov, précité, § 113).

74.  Les garanties procédurales de l’article 1 du Protocole no 1 impliquent qu’une absence d’obligation pour les tribunaux d’exposer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions rendrait théoriques et illusoires les droits garantis par la Convention. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose, tout de même, que la partie lésée puisse s’attendre à un traitement attentif et soigné de ses prétentions essentielles (Novosseletski c. Ukraine, no 47148/99, § 111, CEDH 2005‑II, Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 37, 31 mai 2007, et Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05 et 3 autres, § 54, 1er février 2011).

75.  La Cour rappelle enfin que, pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à l’article 1 du Protocole no 1, elle doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits concrets et effectifs. Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse (Plechanow c. Pologne, no 22279/04, § 101, 7 juillet 2009).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

76.  En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont subi un préjudice matériel en raison des dégâts considérables causés à leur immeuble par une société privée.

77.  Elle réitère que, dans les litiges entre personnes privées, les obligations de l’État consistent à offrir aux parties une procédure judiciaire présentant les garanties procédurales nécessaires et permettant aux justiciables victimes d’une atteinte à leur droit de propriété de bénéficier d’une possibilité de réparation de leur préjudice.

78.  Il est vrai que, en l’occurrence, la société privée à l’origine du préjudice agissait dans le cadre d’une mission de service public, puisqu’elle avait été chargée par les autorités de démolir les immeubles présentant un danger pour l’intégrité physique et la vie des individus. Cette particularité rendrait en principe nécessaire de déterminer si et dans quelle mesure les faits préjudiciables de ladite société sont imputables aux autorités, et si, par conséquent, le grief doit être examiné sur le terrain des obligations négatives de l’État.

79.  Néanmoins, la Cour estime qu’il n’est pas utile en l’espèce de procéder ainsi et qu’il est suffisant de se placer sur le terrain des obligations positives de l’État, puisque les critères applicables ne sont pas différents en substance et qu’il faut dans un cas comme dans l’autre avoir égard au juste équilibre qui doit être ménagé entre les intérêts concurrents en jeu (paragraphe 71 ci‑dessus).

80.  Elle examinera donc le grief sur le terrain de la première norme contenue dans l’article 1 du Protocole no 1 (sur les trois normes distinctes de cette disposition, voir Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).

81.  Elle observe en l’espèce que le préjudice total que le TGI a reconnu sur le fondement des conclusions des experts s’élevait à plus de 182 000 TRY. Il n’y a pas de controverse entre les parties sur cette évaluation du préjudice.

82.  Cependant, le montant qui a été alloué aux requérants à titre d’indemnité est inférieur à cette somme, le TGI ayant décidé d’appliquer une réduction en vertu des articles 43 et 44 du code des obligations en vigueur à l’époque des faits.

83.  À cet égard, la Cour note que l’article 43 du code des obligations prévoit que la gravité de la faute doit être prise en compte dans la fixation de l’indemnité.

84.  Par ailleurs, l’article 44 permet d’appliquer une réduction de l’indemnité dans deux situations. La première est celle où la partie lésée a consenti ou contribué au dommage. La seconde nécessite la réunion de plusieurs conditions : premièrement, le préjudice ne doit pas avoir été causé intentionnellement et ne pas résulter d’une négligence grave, deuxièmement, la réparation de l’intégralité du préjudice doit exposer son auteur à l’indigence et, troisièmement, l’équité doit militer en faveur d’une réduction.

85.  La Cour estime qu’appliquer une réduction à une indemnité pour l’un de ces motifs n’est pas en soi de nature à rompre le juste équilibre requis et, ainsi, à enfreindre la Convention.

86.  Néanmoins, elle observe qu’en l’espèce, la formule plutôt lapidaire employée par le tribunal ne permet de déterminer avec une précision suffisante les raisons exactes de la réduction ainsi appliquée. En effet, le tribunal a indiqué qu’il tenait compte « de la situation des parties, du degré de gravité de la faute, et du fait que le dommage trouvait sa source dans la conjonction d’une faute et d’un événement imprévu », sans fournir d’autres indications sur les motifs pour lesquels il estimait que ces éléments nécessitaient l’application d’une réduction.

87.  Sur ce point, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé, dans une affaire où les tribunaux étaient appelés à octroyer une indemnité correspondant à la dépréciation de la valeur d’un terrain, que le simple énoncé des critères à prendre en compte ne pouvait passer pour une motivation suffisante dès lors que le juge n’avait pas indiqué pourquoi et comment la prise en considération desdits critères devait conduire à limiter la dépréciation à 25 % (Kutlu et autres c. Turquie, no 51861/11, §§ 62 à 76, 13 décembre 2016).

88.  En l’occurrence, elle relève que rien dans le jugement du TGI ni dans les autres éléments du dossier n’indique ou ne permet de penser que les requérants aient consenti au dommage ou contribué à sa réalisation ou à son aggravation. Rien n’indique non plus que la réparation entière du préjudice eût fait supporter à la société défenderesse une charge excessive ; et ni le jugement ni le dossier ne renferment d’ailleurs d’éléments relatifs à la situation financière de l’intéressée. De même, on ne trouve dans le jugement aucune analyse du point de savoir si le préjudice avait été causé de manière intentionnelle ou résultait d’une négligence grave au sens de l’article 44 du code des obligations.

89.  La Cour observe que les requérants ont soulevé ces points devant la Cour de cassation, mais que celle-ci n’a pas jugé bon d’y apporter une réponse.

90.  Dans ces conditions, l’absence d’indemnisation intégrale par suite de la réduction discrétionnaire du montant de l’indemnité ne reposait pas sur une justification et une motivation suffisantes permettant à la Cour de considérer que le juste équilibre requis ait été maintenu.

91.  Il s’ensuit qu’en l’espèce le cadre légal mis en place par l’État n’a pas offert aux requérants un mécanisme leur permettant de faire respecter les droits que leur garantissait l’article 1 du Protocole no 1.

92.  Partant, il y a eu violation de cette disposition.

AVYIDI c. TURQUIE du 16 juillet 2019 requête n° 22479/05

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Espérance légitime : les revendications de propriété du requérant reposaient d’une part sur un titre de propriété régulièrement immatriculé au registre foncier et établi à son nom, et d’autre part sur l’allégation que les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies.

i.  Principes généraux

76.  La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký, précité, § 35, c), et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018).

77.  La notion de « biens » a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des valeurs patrimoniales et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Centro Europa 7 s.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 171, CEDH 2012). Si l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Kopecký, précité, § 35, a)), la notion de « biens » peut recouvrir tant des biens actuels que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des valeurs patrimoniales (idem, § 42, et Radomilja et autres, précité, § 142).

78.  Dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Anheuser-Busch Inc. cPortugal [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007‑I). L’espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du bien doit reposer sur une « base suffisante en droit interne », par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux ou lorsqu’elle est fondée sur une disposition législative ou sur un acte légal concernant l’intérêt patrimonial en question (Kopecký, précité, § 52, Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 63, CEDH 2010, et Saghinadze et autres c. Géorgie, no 18768/05, § 103, 27 mai 2010). Dès lors que cela est acquis, la notion d’« espérance légitime » peut entrer en jeu (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 63, CEDH 2005-IX).

79.  En revanche, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Malhous c. République tchèque (déc.), n33071/96, CEDH 2000-XII, Prince Hans-Adam II c. Allemagne [GC], n42527/98, § 85, CEDH 2001-VIII, et Nerva c. Royaume-Uni, n42295/98, § 43, 24 septembre 2002).

80.  Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, et Depalle, précité, § 63).

ii.  Application au cas d’espèce

81.  En l’espèce, la Cour observe que les revendications de propriété du requérant reposaient d’une part sur un titre de propriété régulièrement immatriculé au registre foncier et établi à son nom, et d’autre part sur l’allégation que les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies.

α)  Les revendications de propriété fondées sur la prescription acquisitive

82.  En ce qui concerne l’usucapion, la Cour observe que la législation turque prévoit que toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble peut demander l’inscription au registre foncier de ce bien comme étant sa propriété.

83.  Elle relève toutefois que la Cour de cassation a rejeté les revendications de propriété du requérant reposant sur l’usucapion au motif que les conditions de celles-ci n’étaient pas réunies. Elle a en effet souligné qu’il ressortait des déclarations tant des témoins que des experts que le requérant ne cultivait plus le terrain en cause depuis 1974, et qu’une telle situation constituait un abandon volontaire de la possession.

84.  La Cour rappelle qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste. Elle réaffirme qu’elle n’a pour tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, que celle d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, De Tommaso c. Italie [GC], n43395/09, § 170, CEDH 2017 (extraits), et Dönmez et autres c. Turquie (déc.), n19258/07, § 64, 30 janvier 2018).

85.  Elle ne voit en l’espèce rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l’appréciation des conditions de la prescription acquisitive par la Cour de cassation et dans la considération qu’un terrain agricole doit être cultivé pour pouvoir conclure à l’existence d’une possession au sens des dispositions du droit turc (voir Ipseftel c. Turquie (déc.), nos 20462/04 et 21405/04, §§ 37-39, 25 avril 2017, où la Cour de cassation avait estimé que la possession devait être conforme à la destination économique du bien et qu’un terrain agricole ne pouvait être acquis par prescription s’il n’était plus cultivé). Rien ne lui permet donc de s’écarter de la conclusion de ladite juridiction qui a rejeté les arguments de l’intéressé et jugé qu’il ne pouvait se prévaloir de la prescription acquisitive.

86.  Partant, la Cour estime que, en l’absence de base légale suffisante en droit interne, aucune espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du « bien » et d’en devenir propriétaire sur la base des règles régissant l’usucapion n’avait pu juridiquement naître dans le chef du requérant (Dönmez et autres, décision précitée, §§ 65-66).

β)  Les revendications de propriété fondées sur le titre de propriété de 1954

87.  La Cour observe que le requérant a également fondé ses prétentions sur un titre de propriété établi bien avant le cadastrage et régulièrement immatriculé au registre foncier. Elle relève que celui-ci concerne un bien situé sur l’île de Gökçeada et qu’il en indique la superficie (11 028 m²) et les limites.

88.  La Cour rappelle que, en droit turc, c’est l’inscription au registre qui opère le transfert de propriété ou la constitution d’un droit réel et qu’un titre immatriculé audit registre constitue la preuve incontestable de l’existence d’un droit de propriété (Rimer et autres c. Turquie, no 18257/04, § 36, 10 mars 2009, Bölükbaş et autres c. Turquie, no 29799/02, § 36, 9 février 2010, Usta c. Turquie, no 32212/11, § 29, 27 novembre 2012, et Doğancan c. Turquie (déc.), no 17934/10, § 22, 15 octobre 2013).

89.  Elle relève en outre que ni les juridictions nationales ni le Gouvernement n’ont contesté la validité de ce titre.

90.  Il ne fait donc aucun doute que le titre en cause constitue un « bien » au sens de la Convention et que la situation juridique dans laquelle s’est trouvé le requérant du fait de son acquisition en 1954 est de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

91.  Elle note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si le terrain sur lequel portait ce titre couvrait ou non tout ou partie des parcelles revendiquées.

92.  La Cour observe en premier lieu que le titre en question ne pouvait couvrir, au mieux, qu’une partie seulement du bien revendiqué par l’intéressé, étant donné que le terrain en litige était d’une superficie de 53 938 m² (voir paragraphe 16 ci-dessus), alors que l’indication de surface indiquée dans le titre n’était que de 11 028 m².

93.  En ce qui concerne la localisation du bien couvert par le titre, la Cour relève les juridictions nationales ont estimé, après avoir procédé à une série d’audition et de recherches, que seulement deux des limites du terrain décrit dans le titre de propriété correspondaient à celles des parcelles en litiges (voir paragraphe 25 ci-dessus). Elles en ont déduit que l’on ne pouvait affirmer que le bien objet du titre correspondait au terrain en litige. La Cour observe que le requérant maintient que les quatre limites indiquées dans le titre correspondaient à celles du terrain en question.

94.  En ce qui concerne les questions de fait, la Cour rappelle que, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. Si les constats de ces tribunaux ne lient pas la Cour, celle-ci ne s’écartera normalement de leurs constatations de fait que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Radomilja et autres, précité, § 150).

95.  En l’espèce, la Cour n’aperçoit rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans la conclusion factuelle des juridictions nationales selon laquelle il n’avait pu être établi de manière certaine que toutes les limites du bien décrit dans le titre correspondaient aux terrains en litige.

96.  Quant aux documents présentés par le requérant, dont notamment le titre de propriété de 1944 (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour observe que ceux-ci ne sont pas accompagnés d’explications qui pourraient lui permettre de remettre en cause l’établissement des faits par les juridictions nationales.

97.  Elle note toutefois que, même si elles ont conclu que le titre susmentionné ne correspondait pas au bien revendiqué, les juridictions nationales ont néanmoins admis que deux des limites du bien décrit dans le titre de propriété correspondaient au bien en cause.

98.  Cet élément distingue la présente espèce des situations - comme celle ayant fait l’objet de l’affaire Dönmez et autres (décision précitée) - dans lesquelles les juridictions nationales parviennent à la conclusion que le titre présenté ne concerne pas le bien revendiqué parce qu’aucune des limites décrites dans le titre ne correspond à celles du bien.

99.  En effet, aux yeux de la Cour, dès lors qu’il est établi que deux des limites du bien du requérant correspondaient au terrain en litige, le titre en question couvrait nécessairement une partie des parcelles en cause. Compte tenu des constatations factuelles des juridictions nationales quant à la correspondance des limites, il serait manifestement déraisonnable de parvenir à une autre conclusion.

100.  Eu égard aux éléments qui précèdent et sans qu’il soit besoin de se prononcer ni sur le second titre de propriété ni sur le rapport du 10 mars 2008 présenté lors de la demande de révision (paragraphe 34 et 39 ci-dessous), la Cour estime que le requérant disposait, sur une partie du terrain en cause, d’un intérêt patrimonial suffisamment important pour constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, lequel est par conséquent applicable en l’espèce (Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. c. Italie, no 46154/11, § 51, 23 septembre 2014).

3.  Conclusion

101.  La Cour constate que la partie du grief concernant les 11 028 m² couverts par le titre de propriété immatriculé au registre foncier n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité que ceux examinés plus haut. Par conséquent, la Cour déclare le grief recevable, pour autant qu’il concerne la partie susmentionnée, et irrecevable pour le surplus.

B.  Sur le fond

102.  Le requérant se plaint d’avoir été privé d’un bien pourtant régulièrement acquis et immatriculé au registre foncier comme étant sa propriété.

103.  Le Gouvernement conteste cette affirmation et maintient que le requérant ne disposait pas de bien. Il considère que l’appréciation des juridictions nationales était conforme tant au droit national qu’à la Convention.

104.  La Cour observe que le requérant était titulaire d’un titre de propriété immatriculé au registre foncier, lequel est tenu par l’État dans le but de garantir la propriété foncière et d’assurer la sécurité des transactions immobilières, et réitère que celui-ci couvrait nécessairement une partie des parcelles 17, 18 et 20 de l’îlot 122.

105.  Elle note que, à l’issue des travaux du cadastre, l’ensemble des parcelles en question a été enregistré comme étant la propriété du Trésor et que, à l’issue de la procédure initiée par le requérant pour faire valoir son titre, les conclusions cadastrales ont été confirmées.

106.  Elle estime que le requérant n’est donc plus en mesure d’exercer les droits qui sont habituellement attachés à un titre de propriété immobilière, ni sur une partie de ces parcelles ni sur aucun autre terrain situé sur l’île de Gökçeada.

107.  Si le titre en question n’a jamais été formellement annulé, il s’est trouvé de fait privé de toutes les prérogatives qui y étaient attachées.

108.  La Cour considère qu’une telle situation a anéanti le droit de propriété du requérant et s’apparente à une privation de propriété au sens de la Convention, c’est-à-dire une ingérence relevant de la seconde norme de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (pour les trois normes distinctes que contient cette disposition, voir James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Iatridis, précité, § 55).

109.  Elle rappelle que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et une absence totale d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans des circonstances exceptionnelles (voir, parmi d’autres, Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 111, CEDH 2005‑VI, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 36, 25 octobre 2012).

110.  En l’espèce, la Cour relève que le requérant n’a reçu aucune indemnité pour la perte des droits inhérents à son titre de propriété au profit du Trésor, et que le Gouvernement n’a invoqué aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l’absence totale d’indemnisation.

111.  Elle constate en outre que le Gouvernement n’a jamais allégué que l’intéressé disposait d’une voie de recours pouvant lui permettre d’obtenir une indemnisation.

112.  Dans ces circonstances, la Cour estime que le juste équilibre exigé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention a été rompu au détriment du requérant et que, partant, il y a eu violation de cette disposition.

LEBEDINSCHI c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA Requête 41971/11

Non recevable sur l'existence d'un bien : Il n'y a pas d'indemnité unique de la perte de capacité de travail d'un policier. Il n'y a donc pas d'espérance légitime en droit interne.

Sur la recevabilité

38.  Le requérant soutient que le refus des tribunaux nationaux de lui octroyer l’indemnité unique de perte de capacité de travail, à la suite d’un procès contraire à l’article 6 § 1 de la Convention, a porté atteinte à son droit au respect des biens.

39.  Le Gouvernement estime que le requérant ne peut pas prétendre avoir eu une « espérance légitime » de se voir reconnaitre le droit à l’indemnité susmentionnée. Il relève que le requérant s’est vu attribuer l’indemnité unique d’assurance en bénéficiant des dispositions spéciales applicables aux policiers et argue que, dans ces conditions, celui-ci n’avait pas droit à l’indemnité unique de perte de capacité de travail prévue par les dispositions générales. Il affirme que les dispositions du Règlement s’appliquent aux personnes embauchées par contrat par le Ministère, n’ayant pas le statut d’agents de police.

40.  La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas en tant que tel un droit d’acquérir des biens. Un requérant ne peut se plaindre de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions incriminées se rapportent à ses « biens », au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. En revanche, une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition légale ne peut être considérée comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Slivenko et autres c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 121, CEDH 2002‑II (extraits), et Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX).

41.  La Cour souligne à cet égard qu’une « espérance légitime » ne constitue un « bien » que si un tel intérêt patrimonial présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký, précité, § 52). Cependant, on ne saurait conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký, précité, § 50, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007‑I). Comme la Cour l’a énoncé à de multiples reprises, il y a une différence entre un simple espoir, aussi compréhensible soit-il, et une espérance légitime, qui doit être de nature plus concrète et se fonder sur une disposition légale ou avoir une base jurisprudentielle solide en droit interne (Von Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et 10260/02, § 112, CEDH 2005‑V).

42.  La Cour rappelle que tous les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence dans le domaine des prestations sociales. En particulier, ladite clause n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 77, CEDH 2009, et Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 82, CEDH 2011). En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 54, CEDH 2005‑X ; et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 64, CEDH 2010).

43.  En l’espèce, la Cour est appelée à déterminer s’il existait un intérêt patrimonial sur le fondement duquel le requérant pouvait prétendre avoir l’espérance légitime de se voir reconnaître le droit à l’indemnité unique de perte de capacité de travail, prévue par le Règlement.

44.  Elle note que, selon le paragraphe 4 du Règlement, les dispositions de ce texte ne sont pas applicables aux agents du Ministère, à l’exception des « personnes embauchées sur la base d’un contrat de travail ou d’un accord ».

45.  La Cour observe que les parties divergent sur la façon dont les dispositions pertinentes en l’espèce devraient être interprétées et appliquées. Elle fait remarquer que le paragraphe 4 du Règlement est libellé d’une manière concise et générale. En effet, l’exception qu’il met en place pourrait être interprétée soit d’une manière restrictive bénéficiant au seul personnel contractuel du Ministère qui n’a pas le statut d’agent de police – thèse défendue par le Gouvernement –, soit d’une façon plus large en s’appliquant également aux agents de police ayant signé un contrat de travail avec le Ministère – thèse avancée par le requérant.

46.  La Cour rappelle à cet égard que, pour engendrer une « espérance légitime », une disposition légale doit déterminer les règles applicables à une créance. Si les conditions légales à remplir et les autres paramètres de la créance ne sont pas clairement définis, la disposition légale en question ne peut pas servir, à elle seule, de base sur laquelle une « espérance légitime » pourrait venir se greffer (Klaus et Iouri Kiladzé c. Georgie, no 7975/06, § 58-60, 2 février 2010)

47.  La Cour rappelle également qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 105, CEDH 2003‑X; et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 86, CEDH 2005‑VI). Elle jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne, surtout si aucun élément du dossier ne lui permet de conclure que les autorités ont fait une application manifestement erronée, ou aboutissant à des conclusions arbitraires, des dispositions légales en cause (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 108, CEDH 2000‑I). En l’espèce, la Cour note avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’absence de réponse spécifique de la part de la Cour suprême de justice relativement au moyen du requérant tiré du statut de contractuel. Cependant, elle ne peut pas spéculer sur l’issue de cette procédure, quand bien même la Cour suprême aurait répondu au moyen du requérant. Partant, elle ne saurait estimer que le rejet de l’action du requérant par les tribunaux internes était arbitraire.

48.  La Cour remarque également que, selon les éléments en sa possession, il n’existe pas de jurisprudence interne reconnaissant le droit à l’indemnité unique de perte de capacité de travail aux agents de police se trouvant dans une situation similaire à celle du requérant.

49.  À la lumière de ce qui précède, elle ne peut donc conclure, dans la présente affaire, à l’existence en faveur du requérant d’un intérêt patrimonial suffisamment établi pour être exigible.

50.  La Cour en déduit que le requérant ne peut pas se prévaloir d’un « bien » tel qu’envisagé par l’article 1 du Protocole no 1. Il s’ensuit que le grief tiré de cet article est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

M.C. ET AUTRES c. ITALIE DU 3 SEPTEMBRE 2013 REQUÊTE 5376/11

Les requérants pouvaient espérer légitimement le remboursement en Droit interne avant la réforme déclarée inconstitutionnelle.

ARRÊT PILOTE

L'Italie doit payer les indemnités correspondant à la réévaluation complémentaire des indemnisations de contamination par transmission sanguine du VIH.

74.  S’appuyant sur une expertise comptable, les requérants indiquent que ceux d’entre eux qui ont obtenu un jugement définitif reconnaissant leur droit à la réévaluation de l’IIS (soit les requérants relevant des groupes 1 et 2) sont privés tous les mois d’environ 200 euros (EUR).

75.  De plus, les requérants faisant partie des groupes 3, 4 et 5 perçoivent l’indemnité sans réévaluation, ou ne disposent en tout cas d’aucun recours judiciaire interne effectif qui leur permettrait d’obtenir les montants en cause.

76.  Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations à cet égard.

1.  Sur l’existence d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

77.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » tombant sous le coup de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne, par exemple qu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion d’« espérance légitime » (Maurice c. France § 63, CEDH 2005‑IX ; Kopecký c. Slovaquie , no 44912/98 §§ 42-52, CEDH 2004‑IX et Agrati et autres c. Italie, précité, §§ 73-74)

78.  Compte tenu des considérations exposées au paragraphe 63 ci‑dessus, la Cour considère qu’il ne fait pas de doute que les requérants faisant partie des groupes 1 et 2 bénéficiaient, avant l’intervention du décret-loi no 78/2010, d’un intérêt patrimonial qui constituait, sinon une créance à l’égard de la partie adverse, du moins une « espérance légitime » de pouvoir obtenir le paiement des sommes litigieuses, et qui avait ainsi le caractère d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole nº 1 (voir, notamment, Lecarpentier et autre c. France, no  67847/01, § 38, 14 février 2006, et S.A. Dangeville c. France, nº 36677/97, § 48, CEDH 2002‑III). La Cour estime en outre que les requérants faisant partie des groupes 3, 4 et 5, qui ont droit à l’indemnité prévue par la loi no 210/1992, sont aussi titulaires d’un tel intérêt depuis, au plus tard, la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 293/2011.

79.  La Cour note d’ailleurs que, le 15 décembre 2012, Me Massimo Dragone, conseil des requérants, a envoyé au nom de l’ensemble de ceux-ci une injonction aux administrations compétentes (ministère de la Santé, ministère de l’Economie et des Finances, ULSS) afin d’obtenir, entre autres, le versement du montant correspondant à la réévaluation de l’IIS, compte tenu notamment de l’arrêt que la Cour constitutionnelle avait adopté entre-temps, et que cette injonction est restée sans réponse.

80.  L’article 1 du Protocole nº 1 est donc applicable au cas d’espèce.

2.  Sur l’existence d’une ingérence

81.  La Cour constate que le décret-loi litigieux, en réglant le fond de la question de manière définitive et engendrant l’interruption de l’exécution des décisions favorables aux requérants, a entraîné une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens. Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole nº 1.

3.  Sur la justification de l’ingérence

82.  A supposer même que le décret-loi en cause ait été adopté pour une cause d’« utilité publique », au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour rappelle qu’une ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 2) et qu’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété doit exister (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 38, série A no 332).

83.  En l’espèce, à la suite de l’adoption du décret-loi no 78/2010, les requérants qui avaient antérieurement obtenu une décision définitive leur reconnaissant un droit à la réévaluation litigieuse ont été privés de leur droit ou n’ont jamais obtenu l’exécution de la décision rendue en leur faveur (requérants appartenant aux groupes 1 et 2). D’autres requérants se sont vu refuser la demande qu’ils avaient introduite en vue d’obtenir cette réévaluation avant l’entrée en vigueur du décret litigieux ou bien n’ont pas attaqué les décisions rejetant leur demandes compte tenu de l’entrée en vigueur dudit décret entre-temps (groupe 4). Quoi qu’il en soit, l’ensemble des requérants n’ont pas bénéficié de la réévaluation de l’IIS, et ce même après la publication de l’arrêt de Cour constitutionnelle.

84.  Dans ce contexte, la Cour doit prendre en compte les pathologies dont les requérants sont ou étaient affectés, six d’entre eux étant décédés au cours de cette procédure (paragraphe 31 ci-dessus). Elle accorde par ailleurs une importance particulière au fait que, selon les informations fournies par les requérants – qui n’ont pas été démenties par le gouvernement défendeur –, l’IIS représente plus de 90 % du montant global de l’indemnité versée aux intéressés. De plus, cette dernière vise (ou visait) à couvrir les coûts des traitements sanitaires des requérants ou de leurs de cujus et, ainsi qu’il ressort de l’expertise médicale envoyée par les requérants, le pronostic concernant les chances de survie et de rétablissement de ceux-ci est (ou était) strictement lié au bénéfice des indemnités (paragraphe 33 ci‑dessus).

85.  De l’avis de la Cour, l’adoption du décret-loi no 78/2010 a donc fait peser une « charge anormale et exorbitante » sur les requérants et l’atteinte portée à leurs biens a revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde des droits fondamentaux des individus (voir, mutatis mutandis, Lecarpentier et autres, précité, §§ 48 à 53, Agrati et autres, précité, §§ 77-85).

86.  Il s’ensuit que les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement (paragraphes 43-48 ci-dessus) ne sauraient être accueillies et qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Flores Cardoso C. Portugual du 29 mai 2012 requête n° 2489/09

Remboursement des sommes déposées auprès des consulats portugais lors de l’indépendance du Mozambique : pas d’obligation de maintien du pouvoir d’achat.

"il y a une différence entre un simple espoir, aussi compréhensible soit-il, et une espérance légitime, qui doit être de nature plus concrète et se fonder sur une disposition légale ou avoir une base jurisprudentielle solide en droit interne."

50.  La Cour rappelle d’emblée que la notion de « bien » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 62, CEDH 2010).

51.  Ainsi, la notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. Par contre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement après l’entrée en vigueur du Protocole no 1 à l’égard de l’Etat concerné ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX ; voir également Slivenko et autres c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 121, CEDH 2002-II (extraits)).

52.  La Cour souligne à cet égard qu’une « espérance légitime » ne constitue un « bien » que si un tel intérêt patrimonial présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký, précité, § 52). Toutefois, on ne saurait conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký, précité, § 50 ; Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007-I). Comme la Cour l’a énoncé à de multiples reprises, il y a une différence entre un simple espoir, aussi compréhensible soit-il, et une espérance légitime, qui doit être de nature plus concrète et se fonder sur une disposition légale ou avoir une base jurisprudentielle solide en droit interne (Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et 10260/02, § 112, CEDH 2005-V).

53.  En l’espèce, la Cour souligne d’abord qu’il ne fait aucun doute que la somme déposée par les requérants auprès du consulat du Portugal à Maputo était un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1. La question se pose de savoir si les requérants pouvaient par ailleurs prétendre au remboursement de cette même somme mise à jour, au moment du paiement, afin de tenir compte de l’inflation et de la dépréciation de la monnaie.

54.  A cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle l’on ne saurait déduire de l’article 1 du Protocole no 1 une obligation générale pour les Etats de maintenir, par une indexation systématique, le pouvoir d’achat des sommes déposées auprès de banques ou d’organismes financiers (Rudzińska c. Pologne (déc.), no 45223/99, CEDH 1999-VI ; Gayduk et autres c. Ukraine (déc.), nos 45526/99, 46099/99, 47088/99, 47176/99, 47177/99, 48018/99, 48043/99, 48071/99, 48580/99, 48624/99, 49426/99, 50354/99, 51934/99, 51938/99, 53423/99, 53424/99, 54120/00, 54124/00, 54136/00, 55542/00 et 56019/00, CEDH 2002-VI (extraits) ; Boyajyan c. Arménie, no 38003/04, § 55, 22 mars 2011).

55.  Aux yeux de la Cour, un tel raisonnement s’applique, à plus forte raison, à une somme déposée auprès d’une institution non financière, comme en l’occurrence. En effet, la remise de la somme en cause au consulat ne saurait s’analyser en un dépôt rémunéré, les parties n’ayant d’ailleurs stipulé aucun intérêt rémunératoire sur la somme en question. Seul un accord explicite entre les requérants et le dépositaire sur la mise à jour, au moment du remboursement, de la somme déposée tenant compte de l’inflation et de la dépréciation de la monnaie pourrait écarter l’application du principe nominaliste prévu par le droit interne (paragraphe 19 ci-dessus). En l’absence d’un tel accord, la Cour ne peut que conclure que les requérants avaient droit seulement au remboursement de la valeur nominale de la somme déposée (voir, mutatis mutandis et, dans un autre contexte, s’agissant de la question des indemnisations suite à la privation de biens en Angola, AEANG – Associação dos Espoliados de Angola et 793 autres c. Portugal, no 25934/94, décision de la Commission du 28 juin 1995).

56.  La Cour a néanmoins encore examiné si les requérants pouvaient se prévaloir, dans ce contexte, d’une espérance légitime de se voir rembourser la somme en cause mise à jour à la lumière de l’inflation et de la dévaluation de la monnaie. Elle constate à cet égard que le droit interne, à savoir les dispositions pertinentes du code civil telles qu’interprétées, à l’époque du dépôt litigieux comme ultérieurement, par la plus haute juridiction nationale compétente en la matière, n’octroyait aux requérants que le droit de recevoir la valeur nominale de la somme en question. En effet, saisie de plusieurs affaires similaires à celle des requérants, la Cour suprême n’a jamais reconnu que les dispositions pertinentes susmentionnées donnaient aux intéressés le droit à une actualisation des sommes litigieuses ; d’après les renseignements fournies par les parties, la seule décision d’une juridiction interne reconnaissant un tel droit est celle qui a été rendue par la cour d’appel de Lisbonne dans la présente affaire et infirmée par la suite par la Cour suprême.

57.  Comme la Cour l’a souligné plus haut, une « espérance légitime » ne peut constituer un « bien » que si elle présente une base suffisante en droit interne. Or, ni le droit interne ni les décisions des juridictions nationales n’ont jamais pu engendrer un intérêt patrimonial des requérants pouvant s’analyser en une telle « espérance légitime ». Si les requérants avaient ainsi droit au remboursement de la valeur nominale de la somme en question – prétention satisfaite par le gouvernement portugais – ils ne sauraient prétendre, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, à la mise à jour de cette somme.

58.  Le droit des requérants à une telle somme ainsi mise à jour ne saurait donc s’analyser en un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

Note de Frédéric Fabre

Il n'appartient pas au droit interne à fixer la qualité d'une espérance légitime mais bien à la convention. Cet arrêt rompt la confiance nécessaire pour déposer son argent sur un compte bancaire. Sans confiance, la banque ne peut remplir son rôle. Un appel en Grande Chambre semble nécessaire à la lecture des opinions partiellement dissidentes sur la proportionnalité de l'ingérence.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES POPOVIĆ ET SAJÓ

(Traduction)

Si nous nourrissons de sérieux doutes quant à la qualification juridique donnée aux dépôts en question, nous reconnaissons qu’il appartient au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement au cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII). Néanmoins, pour les raisons exposées ci-dessous, nous n’avons pu nous rallier à la majorité.

À nos yeux, les requérants étaient propriétaires d’un bien actuel, en l’occurrence 950 000 escudos mozambicains déposés par eux au consulat du Portugal à Maputo. Ce bien n’avait pas disparu postérieurement au dépôt, même si dans l’intervalle l’escudo mozambicain avait été remplacé en 1980 par le metical. Juridiquement, il existait toujours et c’est ce qu’a reconnu la Cour suprême dans son arrêt du 25 novembre 1992 ordonnant le versement de la valeur nominale de cette somme, fixée en application des taux de change officiels des monnaies en question (voir, a contrario, l’affaire Lanchava c. Géorgie, no 25678/09, où des dépôts bancaires (épargne) touchés par la conversion monétaire et le taux d’inflation n’ont pas été qualifiés de biens parce qu’il n’y avait pas de règles juridiques précises).

Contrairement à l’affaire Kopecký c. Slovaquie, le cas d’espèce n’est pas une situation où la reconnaissance d’un bien au sens de la Convention repose sur la position que le juge aurait à adopter à l’issue d’un litige. L’existence des dépôts constituant les biens des requérants n’a donné lieu à aucun litige axé sur la bonne interprétation et application du droit interne, à l’issue duquel ils auraient été déboutés par le juge national. La qualité de biens que revêtent ces dépôts ne fait aucun doute pour la Cour, en accord avec la position de la Cour suprême (§ 54). La seule question prêtant à controverse en l’espèce était leur dépréciation due à l’inflation. Autrement dit, il fallait rechercher si cette dépréciation devait conduire à une indemnisation ou non. A la lecture de la décision rendue, la stabilité de la valeur de la somme déposée ne constitue pas un bien, au sens de la Convention, en ce qu’elle aurait fait naître une attente légitime. En effet, il n’existe aucune obligation générale pesant sur l’Etat de maintenir, par une indexation systématique, le pouvoir d’achat d’une somme déposée auprès d’une banque.

A nos yeux, la question de l’attente légitime ne se pose pas en l’espèce et pas seulement parce que le dépôt a été fait auprès non pas d’une banque (commerciale), mais d’un consulat représentant l’Etat souverain, consulat qui, selon les allégations non réfutées des requérants, a fait usage de ces sommes ou de leur équivalent en dépôt d’or. Compte tenu de la nature des dépôts, et contrairement à ce que dit la Cour (§ 55), la jurisprudence citée (Rudzińska c. Pologne (déc.), no 45223/99, CEDH 1999-VI ; Gayduk et autres c. Ukraine (déc.), nos 45526/99, 46099/99, 47088/99, 47176/99, 47177/99, 48018/99, 48043/99, 48071/99, 48580/99, 48624/99, 49426/99, 50354/99, 51934/99, 51938/99, 53423/99, 53424/99, 54120/00, 54124/00, 54136/00, 55542/00 et 56019/00, CEDH 2002-VI (extraits)) n’est pas applicable. Bien sûr,  l’article 1 du Protocole no 1 n’instaure pour les Etats aucune obligation générale de procéder à une indexation systématique de l’épargne afin de remédier aux effets néfastes de l’inflation et de maintenir le pouvoir d’achat des montants déposés, mais il s’agit dans la présente affaire d’un depositum qui n’est pas de la même nature juridique que l’épargne. De plus, les requérants ne pouvaient pas retirer ces sommes s’ils le souhaitaient. De surcroît, contrairement aux affaires citées, ces dernières n’avaient pas été déposées dans le cadre d’une transaction commerciale.

Le point essentiel de l’affaire est que l’Etat dépositaire n’a donné accès aux biens en question qu’à la fin de l’année 1994. (Notons que le Gouvernement était réticent à honorer ses obligations même une fois clarifiée la méthode de conversion : l’appel au remboursement n’a été fait que deux ans après l’arrêt susmentionné de la Cour suprême.) En refusant l’accès aux « dépôts consulaires », l’Etat a de facto restreint l’usage de ces biens pendant 18 ans. Certes, la Convention reconnaît aux Etats contractants le droit notamment de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Mais pareilles mesures doivent être conformes à la loi et satisfaire à des conditions de proportionnalité au regard du but poursuivi par la réglementation.

Le Gouvernement affirme que les parties auraient pu se prévaloir de leurs droits contractuels. Or la nécessité même de l’arrêt de 1992 et l’existence d’une institution politique (le cabinet d’aide aux spoliés) chargé des réclamations de biens montrent que, au cours de la période en question, jusqu’au 12 décembre 1994, il n’existait aucune véritable voie de droit qu’auraient pu emprunter les réfugiés dans une situation désespérée, comme les requérants. Jusqu’à cette dernière date, aucun crédit budgétaire n’avait été ouvert (voir aussi AEANG - Associação dos Espoliados de Angola et 793 autres c. Portugal, no 25934/94, décision de la Commission du 28 juin 1995, où était évoquée la réticence de l’Etat portugais à indemniser). Dans ses observations (§ 31), le Gouvernement admet que la question relève de ses relations avec ses anciennes colonies. Il reconnaît même (§ 38) que « effectivement, avant que cette décision ministérielle ne fût rendue (c’est-à-dire, jusqu’à décembre 1994) les requérants n’avaient pas le droit de recevoir une quelconque somme en argent portugais. » Il estime que le droit patrimonial n’a été constitué ex novo dans la sphère juridique des requérants qu’en décembre 1994. Cet élément est particulièrement troublant étant donné que les sommes déposées au Mozambique étaient effectivement depositum miserabile, en vertu de quoi les obligations du dépositaire devaient être considérées comme plus lourdes. Notre conclusion est que, malgré les obligations qui lui incombaient, le Gouvernement a bel et bien entravé l’accès à ces sommes pendant 18 ans.

Faute pour le Gouvernement d’avoir avancé des raisons suffisantes pour refuser l’accès à ces biens pendant 18 ans, si ce n’est une vague référence au processus de décolonisation, nous estimons que la mesure a créé une situation qui a rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 73, série A no 52). Il y a donc eu violation des droits des requérants.

VASILEV ET DOYCHEVA c. BULGARIE du 31 mai 2012 requête 14966/04

Le droit de retrouver un ancien droit de propriété est un bien quand la loi interne fonde la possibilité de le recouvrer. 

a)  Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect des biens des requérants

37.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les faits qu’il dénonce se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, dont le titulaire démontre qu’elles ont une base suffisante en droit interne et en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (Draon c. France [GC], no 1513/03, § 65, 6 octobre 2005 ; Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 83, CEDH 2001-VIII).

38.  La Cour a également dit que l’espoir d’un requérant de voir reconnaître la survivance d’un ancien droit de propriété qu’il est depuis bien longtemps impossible d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (voir Prince Hans-Adam II de Liechtenstein, précité, § 83).

39.  Toutefois, lorsqu’un Etat contractant, après avoir ratifié la Convention, y compris le Protocole no 1, adopte une législation prévoyant la restitution totale ou partielle de biens confisqués en vertu d’un régime antérieur, semblable législation peut être considérée comme engendrant un nouveau droit de propriété protégé par l’article 1 du Protocole no 1 dans le chef des personnes satisfaisant aux conditions de restitution. Le même principe peut s’appliquer à l’égard des dispositifs de restitution ou d’indemnisation établis en vertu d’une législation adoptée avant la ratification de la Convention, si pareille législation demeure en vigueur après la ratification du Protocole no 1 (voir, entre autres, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 35 et 48-52, CEDH 2004-IX, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 125, CEDH 2004-V).

40.  Dans le même contexte, la Cour a déjà jugé que lorsque le principe de restitution des propriétés abusivement confisquées a déjà été adopté par un Etat, l’incertitude quant à la mise en pratique de ce principe, qu’elle soit législative, administrative ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités, est de nature à engendrer, lorsqu’elle est persistante dans le temps et en l’absence de réaction cohérente et rapide de l’Etat, un manquement de ce dernier à son obligation d’assurer la jouissance effective du droit de propriété garanti par l’article 1 du Protocole no 1 (Broniowski, précité, § 151, Viaşu c. Roumanie, no 75951/01, § 58, 9 décembre 2008).

41.  En l’espèce, la Cour observe que les deux requérants se sont prévalus de la possibilité que leur offrait la loi sur la propriété et l’usage des terres agricoles pour demander la restitution du terrain litigieux, qui avait appartenu à leur grand-père. Par une décision du 10 novembre 1992, la commission agraire leur a reconnu le droit de restitution ou de compensation pour cette parcelle (paragraphe 8 ci-dessus). Le 27 octobre 1997, la même commission a reconnu aux requérants le droit de restitution du terrain en cause dans ses anciennes limites d’origine (voir paragraphe 9 ci-dessus).

42.  Malgré l’existence de ces décisions favorables aux requérants, la Cour suprême de cassation, qui a statué en dernier ressort sur leur action en revendication, a estimé que les intéressés n’étaient pas titulaires d’un droit de propriété sur un bien immeuble identifiable, au sens du droit interne, parce que le terrain mentionné dans les décisions en cause n’était pas identifié par ses limites (voir paragraphe 18 ci-dessus). La Cour en conclut que les requérants n’étaient pas titulaires d’un droit réel sur un « bien actuel ».

43.  La Cour constate cependant que le droit de restitution du terrain en cause dans ses anciennes limites d’origine que la commission agraire a reconnu en date du 27 octobre 1997 était, avec l’indemnisation en argent, une des deux formes que pouvait prendre le droit de restitution des requérants en vertu des paragraphes 4 et suivants de la loi sur la propriété et l’usage des terres agricoles (voir l’arrêt Naydenov précité, § 69). Cette décision administrative n’a été ni contestée ni modifiée par la suite. Par ailleurs, d’après les conclusions du groupe de travail nommé en 2000 par le gouverneur régional, il apparaît que les terres disponibles près du village d’Ostrov totalisaient une superficie suffisante pour satisfaire toutes les prétentions fondées tant de la part des usufruitiers que de la part des anciens propriétaires, dont faisaient partie les requérants (voir paragraphe 11 ci-dessus). Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les deux requérants avaient l’espérance légitime d’obtenir soit la jouissance du droit de propriété sur leur terrain agricole dans ses anciennes limites soit une indemnisation pour ce même terrain. Elle considère que ce droit relevait effectivement de la notion autonome de « bien », consacrée par l’article 1 du Protocole no 1, et que cette dernière disposition trouve donc à s’appliquer dans le cas d’espèce.

44.  La Cour observe que malgré la reconnaissance de leur droit à la restitution, à la date du 4 mars 2009 les requérants ne pouvaient toujours pas prendre possession du terrain en question, à cause notamment de l’absence de plan de délimitation des terrains restitués dans le lieu-dit « Gornite lozya » (voir paragraphe 13 ci-dessus). Ils n’avaient pas non plus reçu une compensation pour leur terrain nationalisé. La Cour estime que ladite situation s’analyse en une ingérence dans le droit au respect des biens des requérants qu’il convient d’examiner à la lumière de la norme inscrite dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

b)  Sur la justification de l’ingérence

45.  La Cour rappelle que pour être justifiée, une ingérence dans le droit au respect des biens doit être prévue par la loi, poursuivre une cause d’utilité publique et ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Viaşu, précité, §§ 62-73 ; Broniowski, précité, §§ 147-151).

46.  La Cour observe que les requérants ne contestent ni la qualité de la législation interne sur la restitution des terres agricoles, ni son utilité pour la société entière (voir paragraphes 32 et 33 ci-dessus). Dans son arrêt Naydenov précité, elle a déjà pu constater que les changements législatifs dans le domaine de la restitution des terres agricoles ne pouvaient pas être considérés comme contraires au principe de la prééminence du droit, en raison de leur caractère technique et du fait qu’ils n’affectaient pas la substance du droit des intéressés. Elle a également admis que la mise en place des règles prévues par les paragraphes 4 et suivants de la loi sur la propriété et l’usage des terres agricoles visait à trouver un équilibre acceptable entre les intérêts de toutes les personnes concernées, et que l’ingérence reposant sur cette base légale poursuivait un but légitime de protection des droits d’autrui (voir §§ 76-78 de l’arrêt précité). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces conclusions dans le cas d’espèce. Il lui reste à rechercher à établir si l’exigence de proportionnalité de l’ingérence a également été respectée dans le cas d’espèce.

47.  Afin de déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde du droit au respect des biens des requérants, la Cour est appelée à examiner si le délai nécessaire aux autorités bulgares afin de restituer les terrains aux requérants n’a pas fait supporter aux intéressés une charge disproportionnée et excessive. Les Etats disposent d’une marge d’appréciation étendue pour déterminer ce qui est dans l’intérêt public, surtout lorsqu’il s’agit d’adopter et d’appliquer des mesures de réforme économique ou de justice sociale (Viaşu, précité, § 69). Néanmoins, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, telle la réalisation des droits de propriété de toute une catégorie de personnes, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Broniowski, précité, § 151 ; Kirilova et autres c. Bulgarie, nos 42908/98, 44038/98, 44816/98 et 7319/02, § 106, 9 juin 2005).

48.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la décision reconnaissant le droit des requérants d’obtenir la restitution de leur terrain dans ses limites d’origine a été rendue en octobre 1997 (voir paragraphe 9 ci-dessus). Trois ans plus tard, le gouverneur régional a nommé un groupe d’experts qui devaient faire le bilan du travail effectué par les organes compétents sur la restitution des terres agricoles dans la région d’Oryahovo. Dans leur rapport du 20 septembre 2000, les experts ont établi la superficie totale des terrains restitués pour le village d’Ostrov, le nombre des usufruitiers qui avaient demandé à acquérir des terrains sis près de ce village et la superficie maximale des terrains qui pouvaient être rachetés par ces derniers. Les experts ont ensuite recommandé à l’administration spécialisée chargée de la restitution des terres agricoles de prendre des mesures concrètes pour diminuer la zone d’application de la procédure prévue par les paragraphes 4 et suivants de la loi sur la propriété et l’usage des terres agricoles et pour élaborer un plan des terrains restitués permettant aux intéressés de connaître les limites précises de leurs terrains respectifs. La Cour constate qu’à la date du 4 mars 2009, soit huit ans plus tard, les requérants ne connaissaient toujours pas les limites de leurs terrains parce que le plan de délimitation des terrains restitués n’était toujours pas élaboré.

49.  La Cour admet que l’élaboration d’un tel plan impliquait nécessairement l’établissement préalable des limites entre plusieurs parcelles, le choix d’un expert géomètre ou d’une entreprise spécialisée dans l’élaboration de tels plans et l’accomplissement d’un certain nombre de tâches de nature purement technique. Force est de constater toutefois que le Gouvernement n’a invoqué aucun argument susceptible d’expliquer ce retard considérable dans l’élaboration du plan de délimitation des terrains restitués, d’autant plus qu’il apparaît que les autorités disposaient de tous les éléments nécessaires pour accomplir cette tâche dès septembre 2000, quand le groupe d’experts nommé par le gouverneur régional a rendu son rapport (voir paragraphe 11 ci-dessus).

50.  La Cour relève que ce retard de la procédure n’est aucunement imputable au comportement des requérants, qui ont effectué les démarches nécessaires afin de se voir restituer leur terrain et qui n’ont pas formé de recours mal fondés qui auraient empêché la commission agraire ou les autres organes spécialisés d’accomplir leurs tâches en temps utile.

51.  L’inertie des organes administratifs dans l’élaboration du plan en cause a eu un impact négatif sur les droits patrimoniaux des requérants au regard du droit interne. En s’appuyant sur les décisions favorables de la commission agraire, les requérants ont intenté une action en revendication contre les occupants du terrain situé au lieu-dit « Gornite lozya ». Les tribunaux de différents degrés ont émis des avis contradictoires quant à l’existence d’un « droit réel » au profit des requérants : les juridictions de premier et deuxième degré ont conclu que les décisions de la commission agraire avaient eu comme effet de reconnaître aux requérants le droit de propriété sur le terrain en cause (voir paragraphes 15 et 16 ci-dessus), tandis que la Cour suprême de cassation a estimé que ces décisions ne pouvaient pas constituer un titre de propriété dès lors qu’elle n’étaient pas accompagnées d’un extrait des plans de délimitations des terres agricoles indiquant les limites du terrain restitué (voir paragraphe 18 ci-dessus). Ainsi, pendant une période de plus de six ans, l’absence de plan de délimitations des terrains pour le lieu-dit « Gornite lozya » a créé une incertitude juridique quant à l’existence même d’un « droit réel », aux termes du droit interne, au profit des requérants. Ce n’est qu’en janvier 2004 que cette question a été définitivement tranchée par la Cour suprême de cassation : elle a déclaré irrecevable l’action en revendication des requérants au motif que les limites de leur terrain restitué n’étaient pas encore fixées dans un plan, ce qui au regard du droit interne signifiait que leur droit de propriété n’était pas matérialisé et ne pouvait pas être défendu devant les tribunaux (voir paragraphe 18 ci-dessus).

52.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les autorités bulgares n’ont pas agi avec la diligence requise par l’article 1 du Protocole no 1. La Cour considère en particulier que la longue durée de la procédure de restitution a rompu le juste équilibre à ménager entre la protection du droit des requérants au respect de leur bien et les exigences de l’intérêt général et que les intéressés ont supporté une charge disproportionnée et excessive.

53.  Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 46 DE LA CONVENTION

67.  Les requérants invitent la Cour à impartir au Gouvernement un délai précis pour prendre toutes les mesures nécessaires afin de finaliser la procédure de restitution de leur terrain.

68.  La Cour rappelle que, dans le cadre de l’exécution d’un arrêt en application de l’article 46 de la Convention, un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de cette disposition non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne. En outre, il résulte de la Convention, et notamment de son article 1, qu’en ratifiant la Convention, les États contractants s’engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004-I ; Viaşu , précité, §§ 79 et 80).

69.  Dans le cas d’espèce la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 13 de la Convention en raison du délai excessif dans l’accomplissement de la procédure de restitution et de l’absence de voies de recours internes susceptibles de remédier à cette situation (voir paragraphes 37-53 et 57-61 ci-dessus). La Cour observe que dans d’autres affaires bulgares elle a déjà pu constater que le retard injustifié de la procédure de restitution portait atteinte au droit de respect des biens tel qu’il est garanti par l’article 1 du Protocole no 1 (voir les arrêts Lyubomir Popov, § 122, et Naydenov, § 84, précités). En outre, la Cour a reçu plusieurs autres requêtes soulevant le même problème. Compte tenu des ces considérations, et afin d’assister le Gouvernement dans l’accomplissement de son obligations découlant de l’article 46 § 1 de la Convention, la Cour exprime l’avis que les mesures générales à être adoptées en exécution de cet arrêt devraient comprendre l’introduction en droit interne de : a) délais précis pour l’adoption et l’exécution des décisions administratives des autorités internes compétentes nécessaires pour l’accomplissement des procédures de restitution de terres agricoles et b) une voie de recours permettant aux personnes concernées d’obtenir de manière effective une compensation en cas de non observation de ces mêmes délais.

70.  En ce qui concerne les mesures individuelles à adopter dans le cas d’espèce, il apparaît que l’obstacle principal à la réalisation du droit de restitution des requérants est l’inertie des autorités dans l’accomplissement des différentes tâches administratives, et notamment dans l’élaboration d’un plan de délimitation des terrains restitués près du village d’Ostrov. La Cour est donc de l’avis que la mesure individuelle la plus appropriée en l’espèce serait de finaliser la procédure de restitution du terrain en cause sans aucun retard supplémentaire.

DECISION D'IRRECEVABILITE DU 19 Octobre 2012

Eparhija Budimljansko-Nikšićka et autres c. Monténégro requête no 26501/05

La loi sur laquelle s'appuie les requérants pour le remboursement des biens expropriés au lendemain de la secondaire guerre mondiale, est inconstitutionnelle. Il n'y a donc pas d'espérance légitime.

Les requérants se sont vu déposséder de leurs biens peu après la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire de nombreuses années avant l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole no 1 à l’égard du Monténégro. Dans la mesure où ils se plaignent implicitement de l’expropriation elle-même, la Cour n’est pas compétente rationae temporis pour examiner les circonstances de l’expropriation ou les effets continus produits par elle. Après cette expropriation, les requérants n’avaient plus aucun droit sur ces biens. Dès lors, on ne saurait considérer aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 qu’ils ont conservé un titre de propriété. Leur demande ne concernait donc pas un bien actuel.

Sur le point de savoir si les requérants avaient une espérance légitime de voir leur demande de restitution aboutir, la Cour relève que les intéressés se sont fondés sur une législation dont les principales dispositions avaient été déclarées inconstitutionnelles avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard du Monténégro et avant le dépôt de leur demande. L’examen même de la demande tenait donc de l’utopie. La conviction que la loi serait modifiée aux fins de sa mise en conformité avec la Constitution ne peut être considérée comme une forme d’espérance légitime aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, les requérants n’étaient pas titulaires d’une créance suffisamment établie pour être exigible et ne peuvent donc pas se prévaloir d’un bien tel qu’envisagé par l’article 1 du Protocole no 1. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 est incompatible avec les dispositions de la Convention et qu’il doit donc être rejeté comme étant irrecevable.

L’interdiction de la discrimination faite par l’article 14 valant uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par la Convention, le grief soulevé sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 doit également être déclaré irrecevable.

BAKA C. Hongrie du 27/05/2014 requête 20261/12

La cessation des fonctions du président de la Cour suprême hongroise parce qu’il avait critiqué des réformes législatives a violé la Convention

La Cour rappelle qu’un revenu futur ne peut être qualifié de « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine et que la Convention ne donne aucun droit à continuer de percevoir des émoluments de tel ou tel montant. La révocation de M. Baka l'a empêché de continuer de percevoir ses émoluments. De plus, la nouvelle législation adoptée en 2011 l'a empêché de bénéficier de certaines prestations spéciales versées après le départ à la retraite. Cependant, ces revenus n'ont en fait pas été gagnés. On ne peut pas soutenir non plus qu'ils fassent l'objet d'une créance certaine. Aussi la Cour déclare-t-elle irrecevable ce volet de la requête (article 35 § 4).

VALLE PIERIMPIÈ SOCIETÀ AGRICOLA S.P.A. c. ITALIE

du 23 septembre 2014 requête 46154/11

La société requérante avait une espérance légitime de propriété. Le transfert dans le domaine public sans indemnisation d’une vallée de pêche située dans la lagune de Venise et exploitée par une société était contraire à la Convention. Si la vallée de pêche est du domaine public. La société requérante avait un titre de propriété acquis en toute légalité. Le retour dans le domaine public aurait dû être indemnisé.

RECEVABILITE

44. La Cour observe tout d’abord que les parties se sont concentrées sur la question de savoir si la déclaration de l’appartenance de la Valle Pierimpiè au DPM était ou non basée sur une interprétation correcte des textes pertinents, à savoir les actes du Sénat de la République de Venise, le règlement de police de la lagune de 1841, le cadastre De Bernardi de 1843, le CN de 1942 et les lois successives.

Devant ce débat, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention ( Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 34, CEDH 2000-V), et que c’est en principe aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les faits et d’interpréter et appliquer le droit interne (Pacifico c. Italie (déc.), no 17995/08, § 62, 20 novembre 2012).

45.  En l’espèce, il s’agissait d’interpréter des textes complexes, dont certains très anciens et adoptés dans le cadre d’un système juridique différent de celui de l’Italie contemporaine, ainsi que de les harmoniser entre eux à la lumière des dispositions définissant le DPM. Dans ces circonstances, en l’absence d’arbitraire manifeste, la Cour ne saurait substituer sa propre appréciation à celle des tribunaux internes.

46.  En tout état de cause, elle estime que cette question n’est pas déterminante aux fins de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1.

En effet, comme il ressort de la jurisprudence citée ci‑dessus, il peut y avoir un « bien » au sens de cette disposition même en cas de révocation d’un titre de propriété, à condition que la situation de fait et de droit antérieure à cette révocation ait conféré au requérant une espérance légitime, rattachée à des intérêts patrimoniaux, suffisamment importante pour constituer un intérêt substantiel protégé par la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Di Marco c. Italie ((fond), no 32521/05, § 53, 26 avril 2011).

47.  La Cour estime que plusieurs éléments, non contestés par le Gouvernement, démontrent qu’en l’espèce la requérante était titulaire d’un tel intérêt.

48.  En premier lieu, l’intéressée était titulaire d’un titre formel de propriété, reçu par un notaire et enregistré dans les registres immobiliers. Elle pouvait donc légitimement se croire en situation de « sécurité juridique » quant à la validité du titre de propriété en question (voir, mutatis mutandis, Bölükbaş et autres, précité, § 32).

La Cour ne saurait par ailleurs attacher une importance décisive à la circonstance, évoquée par le Gouvernement (paragraphe 28 ci‑dessus), qu’un bien puisse appartenir au DPM même en l’absence d’une inscription ad hoc dans les registres immobiliers. À cet égard, elle se borne à observer que jusqu’à la révocation du titre de propriété, l’absence d’une telle inscription ne pouvait que conforter le particulier dans sa conviction de jouir d’un bien exempt de restrictions (voir, mutatis mutandis, Köktepe, précité, § 82).

49.  Deuxièmement, la requérante pouvait fonder son espérance légitime sur une pratique existant de longue date, puisque remontant au XVe siècle, et consistant à reconnaître à des particuliers des titres de propriété sur les vallées de pêche et à tolérer de leur part une possession et une exploitation continues de ces biens.

De plus, la requérante payait les impôts fonciers sur la Valle Pierimpiè et jusqu’au 24 juin 1989 (paragraphe 6 ci‑dessus), le fait qu’elle occupait la vallée et s’y comportait en propriétaire n’avait jamais suscité de réaction des autorités.

50.  Enfin, la Cour note que le site est le foyer de l’activité d’entreprise de la requérante, en l’occurrence une forme particulière d’élevage piscicole, le profit qu’elle en tire constituant sa source primaire de revenus. Jusqu’à l’affirmation définitive de l’appartenance de la Valle Pierimpiè au DPM, la requérante avait l’espérance légitime de pouvoir continuer à exercer cette activité (voir, mutatis mutandis, Di Marco, précité, § 52).

51.  Aux yeux de la Cour, les circonstances énumérées ci‑dessus, considérées dans leur ensemble, ont rendu la requérante titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole nº 1 (voir, par exemple, Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfi c. Turquie, nos 37639/03, 37655/03, 26736/04 et 42670/04, § 41, 3 mars 2009, et Plalam S.P.A. c. Italie (fond), no 16021/02, § 37, 18 mai 2010).

52.  Il s’ensuit que cette disposition est applicable en l’espèce et que l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec celle-ci doit être rejetée.

VIOLATION DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1 : UN BIEN AU SENS DE LA CONVENTION

i.  Sur la question de savoir s’il y a eu ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens

62.  La Cour relève que le 24 juin 1989 puis le 10 juin 1991 et le 27 avril 1994, la direction provinciale de l’administration des finances de Padoue a intimé à la requérante de quitter la vallée de pêche qu’elle occupait, au motif que cette dernière appartenait au domaine public (paragraphe 6 ci‑dessus). La requérante a par la suite saisi les tribunaux internes afin d’obtenir la reconnaissance de sa qualité alléguée de propriétaire de la Valle Pierimpiè (paragraphe 7 ci‑dessus). Sa demande a été rejetée par le tribunal de Venise, qui a jugé que la Valle Pierimpiè appartenait au domaine de l’État et que la requérante était en conséquence redevable envers l’administration, pour l’occupation sans titre de cette vallée, d’une indemnité dont le montant devrait être fixé à l’issue d’une procédure séparée (paragraphe 8 ci‑dessus). Cette décision a été confirmée en appel (paragraphe 12 ci‑dessus) et en cassation (paragraphe 18 ci‑dessus).

63.  Le bien de la requérante a donc été acquis par l’État et l’intéressée a perdu toute possibilité d’y faire valoir un titre. Afin de continuer à exercer son activité d’élevage piscicole dans la Valle Pierimpiè, elle sera contrainte de demander une autorisation et, en cas d’obtention de celle-ci, de payer un loyer ou une indemnité.

Il y a donc eu une ingérence dans le droit de l’intéressée au respect de ses biens, qui s’analyse en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Bölükbaş et autres, précité, § 33).

ii.  Sur la justification de l’ingérence

64.  L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Iatridis, précité, § 58).

65.  En l’espèce, après avoir étudié, à la lumière des rapports d’expertise, les caractéristiques morphologiques et fonctionnelles de la Valle Pierimpiè, les juridictions internes ont conclu que celle-ci était un plan d’eau communiquant avec la mer et apte aux usages publics de celle-ci, et qu’elle faisait donc partie du DPM en vertu de l’article 28 du CN (paragraphes 9, 10, 14, 15 et 21 ci‑dessus). La déclaration de domanialité du « bien » de la requérante avait donc une base légale suffisante en droit italien.

66.  Deuxièmement, une telle ingérence n’est justifiée que si elle poursuit un intérêt public légitime. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 87, CEDH 2000-XII).

67.  En l’espèce, tant les juridictions nationales (paragraphes 15, 20 et 21 ci‑dessus) que le Gouvernement (paragraphe 60 ci‑dessus) ont indiqué que l’inclusion de la Valle Pierimpiè dans le DPM visait à préserver l’environnement et l’écosystème lagunaire et à assurer son affectation effective à l’usage public. Aux yeux de la Cour, il s’agit là, à n’en pas douter, d’un but légitime d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Ali Taş c. Turquie, no 10250/02, § 33, 22 septembre 2009, et Şatır c. Turquie, no 36192/03, § 33, 10 mars 2009).

68.  Il reste à déterminer si l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens était proportionnée.

69.  À cet égard, la Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État, y compris les mesures privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38 ; Ex-roi de Grèce et autres, précité, § 89-90; Scordino c. Italie (no 1) [GC], n36813/97, § 93, CEDH 2006-V).

70.  Dans son contrôle du respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit du requérant au respect de ses biens (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, CEDH 2005-VI).

71.  Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. Un défaut total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 71, série A no 301-A ; Ex-roi de Grèce et autres, précité, § 89 ; Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, §§ 86-93, 8 juillet 2008 ; et Şatır, précité, § 34).

Cependant, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 54, série A n98, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V).

72.  S’il est vrai que dans de nombreux cas d’expropriation licite, comme l’expropriation d’un terrain en vue de la construction d’une route ou à d’autres fins « d’utilité publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, cette règle n’est toutefois pas sans exception (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 25701/94, § 78, 28 novembre 2002). Des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels que peuvent en poursuivre des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (James et autres, précité, § 54, et Scordino (no 1), précité, § 97).

73.  Il faut également souligner que l’incertitude – législative, administrative, ou tenant aux pratiques des autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Vasilescu c. Roumanie, 22 mai 1998, § 51, Recueil 1998-III, et Archidiocèse catholique d’Alba Iulia c. Roumanie, no 33003/03, § 90, 25 septembre 2012).

74.  Dans la présente affaire, comme il est déjà établi que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de légalité et n’était pas arbitraire, une réparation non intégrale ne rendrait pas illégitime en soi la mainmise de l’État sur le bien de la requérante.

Cela étant, il reste à rechercher si, dans le cadre de cette privation de propriété licite, la requérante a eu à supporter une charge disproportionnée et excessive (Di Marco, précité, § 62 ; voir également, mutatis mutandis, Scordino (no 1), précité, § 99).

75.  La Cour note qu’en l’espèce aucune indemnisation n’a été offerte à la requérante pour la privation de son bien. Au contraire, elle a été condamnée au paiement d’une indemnité pour l’occupation sans titre de la Valle Pierimpiè.

Même si le montant de cette indemnité devra être fixé dans le cadre d’une procédure civile séparée, la requérante allègue qu’elle pourrait s’élever à 20 millions d’EUR, ce qui entraînerait sa faillite (paragraphe 57 ci‑dessus). Le Gouvernement ne le conteste pas, et a affirmé que l’indemnité devrait être calculée à partir de 1984 (paragraphe 59 ci‑dessus), ce qui laisse penser que son montant sera très significatif.

Il ne faut pas oublier, par ailleurs, qu’en l’espèce l’acquisition du bien au DPM n’était pas inspirée par des mesures de réforme économique ou de justice sociale (voir, mutatis mutandis, Di Marco, précité, § 64).

76.  En outre, il ne ressort pas du dossier que les autorités aient pris en compte le fait que le transfert de la vallée au DPM a entraîné la perte de l’« outil de travail » de la requérante, puisque cette vallée constituait le foyer de son activité lucrative, qu’elle exerçait de manière légale (voir, mutatis mutandis, Di Marco, précité, § 65, et Lallement c. France, §§ 20-24, no 46044/99, 11 avril 2002).

Il est vrai que, dès 1989, l’intéressée avait eu connaissance du fait que l’État affirmait l’appartenance de la Valle Pierimpiè au domaine public maritime (paragraphe 6 ci‑dessus), ce qui lui a permis d’envisager une relocalisation de son activité, et qu’il n’est pas non plus exclu que, moyennant le paiement d’une contribution, la possibilité lui soit laissée de continuer à exploiter cette vallée de pêche. Il n’en demeure pas moins qu’il est probable que l’acquisition d’un autre bassin pour la pisciculture s’avère difficile et que, tout comme le versement d’une telle contribution, elle soit susceptible d’entraîner des coûts significatifs. Aucune mesure n’a été adoptée par les autorités pour réduire l’impact financier de l’ingérence.

Ceci semble d’autant plus vexatoire si l’on songe au fait que rien en l’espèce ne permet de douter de la bonne foi de la requérante.

77.  Dans ces circonstances, la Cour estime que l’ingérence, effectuée sans indemnisation et en imposant à la requérante des charges supplémentaires, était manifestement non proportionnée au but légitime poursuivi.

iii.  Conclusion

78.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’État n’a pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts publics et privés en jeu et que la requérante a dû supporter une charge excessive et exorbitante. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

LE DROIT A L'HÉRITAGE

HASAN TUNÇ ET AUTRES c. TURQUIE du 31 janvier 2017 requête 19074/05

Pas de violation de l'article 1 du protocole 1, il faut que le droit à l'héritage soit établi dans le droit interne, le simple espoir que les tribunaux internes puissent donner raison, ne suffit pas à créer un fondement juridique suffisant en droit interne sur le droit de propriété en Turquie.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE Nº 1 À LA CONVENTION

57. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de leurs biens, alléguant qu’ils ont été privés de la succession des biens appartenant à leur mère d’une manière discriminatoire au profit de leurs demi-frères. Ils soutiennent que la propriété des biens en question a été transférée à leurs demi-frères par le biais d’une vente simulée dans le but de les écarter de la succession. Ils invoquent à cet égard l’article 1 du Protocole nº 1 à la Convention ainsi que l’article 5 du Protocole nº 7 à la Convention.

58. Rappelant que la Turquie n’est pas partie au Protocole nº 7 à la Convention, la Cour estime opportun d’examiner ce grief sous le seul angle de l’article 1 du Protocole nº 1 à la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. (...) »

59. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne vaut que pour des biens actuels et qu’un revenu futur ne peut ainsi être considéré comme un « bien » au sens de cet article que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ainsi, lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, l’on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si un tel intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Toutefois, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par un requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 50 et 52, CEDH 2004-IX, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 64-65, CEDH 2007‑I).

60. La Cour rappelle à cet égard qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 105, CEDH 2003‑X, et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 86, CEDH 2005‑VI). Elle-même jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne, surtout si aucun élément du dossier ne lui permet de conclure que les autorités ont fait une application manifestement erronée, ou aboutissant à des conclusions arbitraires, des dispositions légales en cause (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 108, CEDH 2000‑I).

61. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que l’objet de la procédure engagée par les requérants en droit interne ne se rapportait pas à un « bien actuel ». Reste à examiner si la prétention des requérants sur les parts de succession relatives aux biens vendus par leur mère, avant son décès, à un de leurs demi-frères pouvait constituer pour les intéressés « une espérance légitime ».

62. La question essentielle pour la Cour est donc de savoir s’il existait une base suffisante en droit interne, tel qu’interprété par les juridictions nationales, pour que l’on puisse qualifier les parts de succession réclamées par les requérants de « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

63. La Cour observe à cet égard que, afin de récupérer les parts de succession qu’ils réclamaient, les requérants ont intenté devant les juridictions internes une action en annulation des titres de propriété des biens transférés par leur mère à un de leurs demi-frères, en alléguant que ces biens avaient fait l’objet d’une vente simulée.

64. La Cour note que, après avoir examiné les faits de la cause et les arguments des parties à la lumière du droit interne pertinent, les juridictions nationales ont conclu que les requérants n’avaient pas prouvé l’existence d’une vente simulée des biens en question et ont par conséquent rejeté leur demande. Rappelant sa compétence limitée pour connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les tribunaux internes, la Cour n’aperçoit aucune apparence d’arbitraire dans la manière dont les juridictions nationales ont statué sur la demande des requérants.

65. Elle note à cet égard que le simple espoir que les juridictions nationales trancheraient en la faveur des intéressés ne peut pas être considéré comme une forme d’« espérance légitime » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Comme elle l’a en effet énoncé à de multiples reprises, il y a une différence entre un simple espoir, aussi compréhensible soit-il, et une espérance légitime, qui doit être de nature plus concrète et se fonder sur une disposition légale ou avoir une base jurisprudentielle solide en droit interne (Kopecký, précité, § 52, et Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie (déc.), no 22522/03, 9 décembre 2008).

66. Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ne disposaient pas d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Par conséquent, les garanties de cette disposition ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce.

67. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

Mazurek contre France du 01 février 2000 Hudoc 1555 requête 34406/97

La Cour constate que le refus d'un droit à l'héritage est une atteinte à la propriété au sens de l'article 1 du Protocole n°1.

YİANOPULU c. TURQUIE du 14 janvier 2014 Requête 12030/03

LE DROIT D'HERITAGE EST UN BIEN QUAND IL Y A UNE ESPERANCE LEGITIME DANS LE DROIT INTERNE

39.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » prévue par la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I). Elle peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX). Par contre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §§ 82 et 83, CEDH 2001-VIII, et Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002-VII). Enfin, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas le droit d’acquérir la propriété par voie de succession ab intestat ou de libéralités (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 50, série A no 31, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 37, série A no 126).

40.  En l’espèce, la Cour observe que la requérante n’a pas acquis automatiquement des droits successoraux avec la mort de la de cujus, comme elle le prétend. Sur ce point, il convient de rappeler que, selon l’article 35 du code foncier turc tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, l’accès à la propriété foncière par voie de succession pour les étrangers était soumis à la réalisation de la condition de réciprocité. Il s’agissait donc d’un droit conditionnel. La propriété du terrain figurant au patrimoine de la de cujus n’a jamais été transférée à la requérante selon les dispositions du droit turc. Il s’ensuit que la requérante n’avait pas de « bien actuel ».

41.  Reste à savoir s’il y avait en l’espèce une valeur patrimoniale en vertu de laquelle la requérante pouvait prétendre avoir l’espérance légitime de voir reconnaître sa qualité d’héritière en ce qui concerne le terrain de sa mère défunte et, par conséquent, un droit de propriété.

42.  La Cour a déjà jugé qu’une créance ne peut être considérée comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’elle a une base juridique suffisante en droit interne (Kopecký, précité, § 52). La question essentielle pour la Cour est donc de savoir s’il y avait une base suffisante en droit interne tel qu’interprété et appliqué par les juridictions internes pour que l’on puisse qualifier la créance de la requérante de « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. Pour cela, il y a lieu de déterminer si l’on peut considérer que l’intéressée satisfaisait à la condition de réciprocité prévue à l’article 35 du code foncier.

43.  À ce sujet, la Cour renvoie à ses constatations dans l’affaire Apostolidi (précitée) (qui concernait l’annulation du certificat d’héritier de la requérante) ainsi que dans les affaires Nacaryan et Deryan (précitées) et Fokas c. Turquie (no 31206/02, 29 septembre 2009) (qui concernaient toutes deux le refus des juridictions nationales de reconnaître la qualité d’héritiers des requérants). Dans ces affaires, la Cour avait recherché si la manière dont le principe de réciprocité avait touché les requérants avait enfreint la Convention. A la différence des juridictions nationales, elle a conclu à l’existence de la réciprocité entre les deux pays en matière d’acquisition de biens immeubles par voie de succession et à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (Apostolidi, précité, §§ 72-78, Nacaryan et Deryan, précité, §§ 50‑57, et Fokas, précité, §§ 42-44).

44.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. En effet, elle observe que les juridictions nationales ont refusé de reconnaître à la requérante la qualité d’héritière au motif que la condition de réciprocité prévue par l’article 35 du code foncier n’était pas remplie. Or, ainsi qu’il ressort clairement de la lettre du ministère des Affaires étrangères (paragraphe 21 ci-dessus) et aussi de la réponse du ministère de la Justice (paragraphe 22 ci-dessus), il y avait réciprocité entre les deux pays à la date du décès de la de cujus quant à l’acquisition de biens immeubles par voie de succession.

45.  Tant la lettre du ministère des Affaires étrangères que le réponse donnée par le ministère de la Justice mentionnent expressément l’absence de restrictions en Grèce quant à l’acquisition foncière par voie de succession pour des ressortissants turcs à la date du décès de la de cujus (pour plus d’informations concernant le texte de loi en vigueur en Grèce à la date d’ouverture de la succession, voir Apostolidi, précité, §§ 73‑75). Quant à la réglementation en Turquie, la Cour note que celle-ci a subi une modification le 3 février 1988. À cette date a été abrogé le décret du 2 novembre 1964 qui était en vigueur à la date du décès de la de cujus et qui interdisait l’accession à la propriété foncière pour les ressortissants grecs. Le décret du 23 mars 1988, additionnel à celui du 3 février 1988, visait expressément à remédier à la situation des héritiers qui n’avaient pas pu disposer des biens immeubles de leur de cujus en raison de la restriction imposée par le décret de 1964 (Apostolidi, précité, § 76, et Nacaryan et Deryan, précité, § 54).

46.  Enfin, la Cour prend note de la modification législative apportée à l’article 35 du code foncier turc en 2005, lequel reconnaît désormais le droit à la succession pour les ressortissants non nationaux même si la condition de réciprocité n’est pas remplie (Apostolidi, précité, § 77).

47.  Dans ces conditions, la Cour estime qu’il était difficile à la requérante, dont le lien de filiation avec la de cujus est établi avec certitude (paragraphe 10 ci-dessus), de prévoir que le tribunal d’instance jugerait la condition de réciprocité comme non respectée et qu’elle pouvait légitimement croire qu’elle satisfaisait à toutes les exigences fixées pour la reconnaissance de sa qualité d’héritière. Dès lors, l’intéressée avait une « espérance légitime », au sens de la jurisprudence de la Cour, de voir reconnaître ses droits successoraux sur le bien de la de cujus et, en conséquence, son droit de propriété. L’article 1 du Protocole no 1 s’applique donc en l’espèce (Nacaryan et Deryan, précité, § 56, et Fokas, précité, § 34).

48.  La Cour estime que le refus des juridictions internes de reconnaître la qualité d’héritière de la requérante a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit au respect de ses biens. Elle estime devoir examiner l’ingérence en question à la lumière de la norme générale énoncée dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no1.

49.  À la lumière des conclusions ci-dessus (paragraphes 43-47) et au vu de l’ensemble des éléments du dossier, la Cour conclut que l’application de l’article 35 du code foncier ne pouvait passer pour suffisamment prévisible pour la requérante. Dès lors, l’ingérence litigieuse est incompatible avec le principe de légalité et est donc contraire à l’article 1 du Protocole no 1 (Nacaryan et Deryan, précité, §§ 58-60).

50.  Il y a donc eu violation de cette disposition.

L'USUCAPION IMMOBILIERE

LA FONDATION DE L’ÉGLISE GRECQUE ORTHODOXE TAKSIARHIS DE ARNAVUTKÖY c. TÜRKİYE

du 15 novembre 2022 Requête no 27269/09

Art 1 P1 • Respect des biens • Procédure judiciaire ayant abouti à la non‑reconnaissance de la qualité de propriétaire de la fondation requérante d’un terrain non enregistré sans clairement et équitablement avoir établi les faits à l’origine du contentieux, alors même que l’issue du litige en dépendait

a)  Sur l’existence d’un « bien »

41.  La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si la fondation requérante était ou non titulaire d’un bien susceptible d’être protégé par l’article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle s’est trouvée la fondation requérante est de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.

42.  S’agissant de la portée autonome de la notion de « bien », la Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie (Iatridis c. Grèce [GC], nº 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], nº 33202/96, § 100, CEDH-2000‑I). À cet égard, le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet c. France [GC], no 34078/02, § 71, CEDH 2010). En l’espèce, la Cour doit se pencher sur la question de savoir si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu la fondation requérante titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole nº 1 (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 51, CEDH 2013 (extraits)). Pour ce faire, il y a lieu de tenir compte des éléments de droit et de fait suivants.

43.  La Cour rappelle tout d’abord avoir déjà examiné de nombreuses affaires portées devant elle par les fondations créées par des minorités religieuses en Türkiye et avoir conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, entre autres, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, §§ 23‑30, 9 janvier 2007, Fener Rum Patrikliği (Patriarcat œcuménique) c. Turquie, no 14340/05, 8 juillet 2008, Yedikule Surp Pırgiç Ermeni Hastanesi Vakfı c. Turquie (no 2), no 36165/02, 16 décembre 2008, Samatya Surp Kevork Ermeni Kilisesi, Mektebi Ve Mezarlığı Vakfı Yönetim Kurulu c. Turquie, no 1480/03, 16 décembre 2008). Elle observe que la présente espèce se distingue des affaires précitées dans lesquelles la controverse portait sur l’annulation judiciaire définitive, malgré leur acquisition légale après le dépôt de la déclaration en 1936, des titres de propriété des fondations créées par des minorités religieuses. En effet, contrairement aux affaires précitées, la fondation requérante en l’espèce ne disposait pas d’un titre de propriété, titre qui aurait à lui seul constitué la preuve incontestable de l’existence d’un droit de propriété.

44.  La présente cause se distingue également de l’affaire Fondation du monastère syriaque de Saint-Gabriel à Midyat c. Turquie ((déc.), no 61412/11, §§ 5 et 41, 2 avril 2009), où la Cour a déclaré la requête irrecevable au motif que les prétentions de cette fondation à être reconnue propriétaire des terrains en question n’avaient pas une base suffisante en droit interne. Il convient de rappeler que, dans l’affaire précitée, contrairement à la présente espèce, les études cadastrales avaient établi que les terrains en question faisaient partie du domaine forestier (ibidem, précité, § 5) et que les conditions d’acquisition de la propriété par voie de possession n’étaient pas réunies (ibidem, § 11).

45.  En l’espèce, la Cour observe que, même si la qualité de propriétaire du bien en question de la fondation requérante n’a jamais été formellement reconnue, l’intéressée a déclaré avoir possédé le bien litigieux depuis bien longtemps et l’avoir mentionné dans sa déclaration de 1936. Cette thèse, qui n’a pas été retenue par les juridictions nationales, était fondée sur les éléments suivants. Tout d’abord, le 13 novembre 2003, le Conseil de la direction générale des fondations a décidé qu’il convenait d’inscrire la propriété de ce bien immobilier au nom de la fondation requérante, au motif que celle-ci possédait le bien, qui figurait par ailleurs dans sa déclaration de 1936. De plus, déjà en 1952, dans la décision cadastrale, il était attesté que, le bien litigieux appartenait à l’intéressée et que l’inscription du bien dans le registre foncier à un autre nom que celui de la fondation requérante représentait un acte dissimulé. Il ne fait aucun doute que cet acte administratif, qui n’a jamais été contesté devant les juridictions nationales ou invalidé par celles-ci, était constitutif d’un droit patrimonial en faveur de la fondation requérante. Il y a lieu aussi de souligner qu’en 1983, le directeur du cadastre d’Istanbul a rejeté la demande d’inscription du bien litigieux formée par le Trésor public au motif que le bien était en la possession de la fondation requérante et que son inscription au nom de « Hristododuri, fils de Mihail » était un acte dissimulé. À aucun moment pendant cette période, les autorités n’ont contesté la validité de ces documents. Ces éléments démontraient que le bien en question était de manière continue en possession de la fondation requérante (comparer avec Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 48, 11 juin 2009).

46.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la fondation requérante s’est fondée sur des éléments suffisants pour revendiquer devant les juridictions compétentes la propriété du bien litigieux. Par conséquent, elle considère que l’intéressée était titulaire d’un intérêt patrimonial constituant un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition est donc applicable. Il convient donc de rejeter l’exception de l’incompatibilité ratione materiae de ce grief avec la Convention.

b) Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1

47.  La Cour rappelle que selon sa jurisprudence l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 77, CEDH 2010).

48.  La Cour rappelle qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste. Cela vaut d’autant plus lorsque sont en cause, comme en l’espèce, de difficiles questions d’interprétation de la loi nationale. La Cour réaffirme sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pour tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, que celle d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007‑I). Néanmoins, le rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la Convention et ses Protocoles. (Liamberi et autres c. Grèce, no 18312/12, § 79, 8 octobre 2020).

49.  En l’occurrence, la question à examiner porte sur les garanties entourant la procédure judiciaire ayant abouti à la non-reconnaissance de la qualité de propriétaire de la fondation requérante. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que la présente affaire ne concerne ni un cas de privation directe d’un bien formellement appartenu à la fondation requérante ni la réglementation de l’usage de ce bien. Partant, la présente espèce ne peut être classée dans une catégorie précise de l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, la Cour considère qu’il est nécessaire de l’examiner à la lumière de la norme générale de cet article (voir, mutatis mutandis, Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 33, 4 octobre 2011 ; voir aussi, Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie, nos 37639/03 et 3 autres, § 50, 3 mars 2009).

50.  À cet égard, la Cour relève que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition (Liamberi et autres, précité, § 79). Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général. La Cour réaffirme notamment que, si les exigences procédurales valent pour les litiges soulevés entre particuliers sur des questions se rapportant au droit de propriété, elles valent d’autant plus lorsque c’est l’État qui se trouve être partie à un tel litige (Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05 et 3 autres, §§ 51-53, 1er février 2011, et les références citées). En conséquence, de graves lacunes dans le traitement de tels différends peuvent soulever une question en vertu de l’article 1 du Protocole no 1. Lorsqu’elle apprécie le respect de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit donc procéder à un examen global des différents intérêts en cause, en gardant à l’esprit que la Convention vise à sauvegarder des droits « pratiques et effectifs ». Elle doit regarder derrière les apparences et enquêter sur les réalités de la situation dénoncée (Vod Baur Impex S.R.L. c. Roumanie, no 17060/15, §§ 59-60, 26 avril 2022).

51.  En l’espèce, l’objet du litige devant le tribunal de grande instance portait sur la détermination du propriétaire du bien litigieux, qui était à l’origine un terrain non enregistré (comparer avec Liamberi et autres, précité, § 79). Au cours de cette procédure interne, la fondation requérante a présenté deux principaux moyens pour justifier sa qualité de propriétaire. Se fondant entre autres sur la décision du 13 novembre 2003, elle a soutenu d’une part que le bien en question était mentionné dans sa déclaration de 1936 et, d’autre part, qu’il était inscrit de son plein gré au nom de « Hiristoridi fils de Mihail », une personne fictive, sur la base d’un accord tacite (paragraphe 11 ci-dessus).

52.  Pour la Cour, l’appréciation juridique de ces éléments soumis par la fondation requérante aux juridictions nationales en vue d’appuyer ses arguments présentait une importance capitale pour la solution du litige, dans la mesure où, en droit turc, les déclarations de 1936 déposées par les fondations créées par des minorités religieuses constituent les actes fondateurs de celles-ci, et elles comprennent une liste des biens leur appartenant (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı, précité, §§ 23-28 ; voir aussi, a contrario, Fondation du monastère syriaque de Saint-Gabriel à Midyat, décision précitée, § 41).

53.  Pour ce qui est du premier de ces moyens, la Cour constate cependant que la juridiction nationale ne s’est pas penchée réellement sur la question de savoir si le bien mentionné dans la déclaration de 1936 correspondait au bien revendiqué par l’intéressée, alors que ce moyen était étayé notamment par la déclaration de 1936 et deux décisions de l’administration. À cet égard, il ressort notamment de la déclaration en question soumise à la Cour que le bien connu sous le nom de « la source d’eau Saint-Nicolas » appartenait à l’Église gérée par la fondation requérante dont le dépositaire était « Hiristoridi fils de Mihail ». De même, dans sa décision du 13 novembre 2003, le Conseil de la direction générale des fondations a indiqué que le bien figurait dans la déclaration de 1936. En outre, cet organe de l’État a également reconnu la qualité de propriétaire du bien litigieux de la fondation requérante. Quant au second moyen formulé par l’intéressée, la Cour observe que, d’après la décision du cadastre de 1952, l’inscription du bien au nom de « Hiristoridi fils de Mihail » était un acte dissimulé et le bien appartenait à l’église gérée par la fondation requérante. Il est aussi important de noter que la validité de ces éléments n’a jamais fait l’objet de controverse jusqu’au jugement du tribunal de grande instance.

54.  Cependant, dans son jugement du 18 juillet 2007, le tribunal de grande instance a écarté ces moyens en se fondant sur la législation relative aux personnes disparues et en s’abstenant de rechercher ou de vérifier les bases factuelles de ces moyens, et a décidé d’ordonner l’inscription du bien au nom du Trésor public en application de ladite législation. Il a aussi considéré, de manière vague et sans se fonder non plus sur des éléments de fait ou de droit, que le bien était un terrain utilisé comme pâturage et qu’il devait par conséquent faire partie du domaine public. En conclusion, il ne ressort pas de la décision en cause que les arguments soulevés par la fondation requérante ont été vraiment entendus, c’est-à-dire dûment examinés par le tribunal saisi.

55.  La Cour rappelle à cet égard que le droit de caractère général de la fondation requérante au respect de son bien comporte celui d’attendre que le tribunal de grande instance adopte une démarche raisonnée et équitable dans l’établissement des faits et qu’il expose les motifs pour lesquels il n’a pas retenu les éléments établis notamment dans la décision cadastrale de 1952 et la décision administrative du 13 novembre 2003 adoptée par le Conseil de la direction générale des fondations. Cette attente légitime n’ayant pas été satisfaite, il convient de considérer que le jugement du tribunal de grande instance – confirmé par la Cour de cassation sans aucun examen supplémentaire – ne peut passer pour avoir clairement et équitablement établi les faits à l’origine du contentieux, alors même que l’issue du litige en dépendait.

56.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’obligation d’offrir des procédures judiciaires présentant les garanties procédurales requises n’a pas été respectée en l’espèce et qu’il a été porté atteinte au droit général de la fondation requérante au respect de son bien, garanti par la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

57.  Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention.

LIAMBERI ET AUTRES c. GRÈCE du 8 octobre 2020 Requête no 18312/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Les requérants ont un titre de propriété et une possession continue de 70 ans. Le monastère du Mont Athos n'aurait pas dû avoir droit à sa revendication, devant les juridictions internes.

Art 1 P1 • Respect des biens • Accueil par les tribunaux d’une action en revendication d’un bien immobilier en vertu de l’imprescriptibilité des biens des monastères du mont Athos • Applicabilité de l’art 1 P1 : possession ininterrompue et incontestée de l’immeuble depuis environ soixante-dix ans, constituant un intérêt substantiel suffisamment important et reconnu • Application automatique du droit national ayant rendu inopérant tout argument in casu en faveur du jeu de la prescription acquisitive • Charge exorbitante

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

42.  Les requérants se plaignent de l’application faite en l’espèce par les tribunaux grecs de l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos au lieu des dispositions du droit civil applicables en matière de succession, ce qui, selon eux, a abouti à l’impossibilité de prouver, malgré l’existence d’actes de transfert de propriété légalement établis, qu’eux-mêmes et avant eux leurs prédécesseurs avaient occupé de façon ininterrompue le terrain litigieux pendant une période de soixante-dix ans environ jusqu’à la date de l’introduction de l’action en justice du monastère. Ils allèguent une violation de l’article 1 du Protocole no 1, combiné avec l’article 14 de la Convention. Ces articles se lisent ainsi :

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) la religion (...) ou toute autre situation »

  1. Sur la recevabilité

43.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut de qualité de victime des requérants ainsi que pour incompatibilité ratione materiae du grief soulevé avec les dispositions du Protocole no 1 et de la Convention. Il soutient que l’examen du grief formulé sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 présuppose l’existence d’un patrimoine ou d’un bien au sens de cette disposition. Or, de l’avis du Gouvernement, en l’espèce, les requérants ne peuvent pas alléguer de manière recevable une violation de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 14 de la Convention car, à l’époque à laquelle les juridictions nationales ont examiné le statut de propriété du bien litigieux, les intéressés avaient cessé d’en être les propriétaires puisqu’ils l’avaient transmis à des tiers.

44.  La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, les exceptions du Gouvernement sont si étroitement liées à la substance du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 qu’il y a lieu de les joindre au fond.

45.  Constatant que la requête ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond

46.  La Cour examinera d’abord l’existence et la justification de l’ingérence sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, pris isolément.

  1. Sur l’existence d’un « bien » et sur la règle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention applicable en l’espèce

a)      Arguments des parties

47.  Le Gouvernement plaide que les requérants ont participé aux procédures nationales non pas en tant que propriétaires du bien litigieux, celui-ci ayant déjà été transmis par eux, à l’époque, à C.T. et A.S., mais en tant que garants procéduraux, dont la responsabilité aurait été engagée dans le cadre de la relation juridique entre vendeurs et acquéreurs pour vice du bien vendu. En outre, à ses dires, C.T. et A.S. ne disposaient d’aucun « bien », car les requérants, qui leur avaient transmis le bien litigieux, n’en avaient jamais été les propriétaires puisque le successeur de Ioannis V. était le monastère, et ce depuis la date du décès de celui-ci, le 6 avril 1938. D’après le Gouvernement, en réalité, les requérants tentent de faire de la Cour une juridiction de quatrième instance en lui soumettant la question du statut de propriété du bien litigieux, qui avait déjà été soumise aux juridictions nationales et tranchée par ces dernières par des arrêts contenant des motifs clairs et détaillés.

48.  Le Gouvernement allègue que les requérants demandent à la Cour d’examiner in abstracto la compatibilité du principe de l’imprescriptibilité des droits des monastères sur leurs terrains, tel qu’il s’applique aussi aux terrains de l’État, alors qu’ils n’auraient pas soulevé ce grief de manière recevable devant les juridictions nationales : il précise à cet égard que la cour d’appel a en fait considéré que la question de la prescription acquisitive au bénéfice de F.K et de ses héritiers n’avait pas été invoquée de manière recevable et qu’elle a rejeté le moyen y afférent comme revêtant un caractère vague.

49.  Le Gouvernement soutient aussi que la présente affaire se distingue de l’affaire Kosmas et autres c. Grèce (no 20086/13, §§ 70-71, 29 juin 2017), dans laquelle la Cour a constaté que le requérant concerné avait un intérêt patrimonial substantiel car ni les autorités ni le monastère n’avaient contesté les droits de propriété des différents détenteurs de documents relatifs au droit de propriété ou les actes de possession que ceux-ci avaient accomplis sur le terrain litigieux. Il dit que, dans la présente affaire, les requérants n’ont pas établi l’existence d’une possession réelle et continue sur le bien litigieux qui leur aurait permis de se prévaloir de la prescription acquisitive. Plus particulièrement, il ajoute que F.K. résidait dans la maison avec la tolérance du monastère. Il affirme aussi que Th. Liamberis, qui n’avait pas accepté la succession de sa sœur F.K., menait des négociations avec le monastère afin de lui acheter la maison. Le Gouvernement indique que ce sont les requérants à avoir accepté en 2000 le testament de leur père ainsi que le testament de F.K. au bénéfice de leur père. Il rajoute aussi que si le deuxième requérant a payé la taxe foncière de la maison pour les années 2001 et 2002, cela ne suffit pas pour conclure qu’il avait acquis la propriétaire sur le bien en question. Le Gouvernement affirme que le paiement des taxes foncières ne constitue pas un critère suffisant pour fonder des droits de propriété sur un bien d’autant plus que les monastères du Mont Athos en sont exemptés.

50.  Le Gouvernement soutient, en outre, que les requérants ne peuvent pas se prévaloir d’une violation du principe de sécurité juridique concernant l’existence des droits sur le bien, dès lors que, dans le cadre des procédures nationales, l’authenticité et la validité des titres de propriété des requérants ont été contestées par certains de leurs proches parents, qui avaient aussi saisi tant les juridictions civiles que pénales.

51.  Enfin, le Gouvernement souligne qu’en raison du statut privilégié spécial du Mont Athos, le monastère était dispensé par la loi du paiement de tout impôt relatif à son patrimoine immobilier et de l’obligation de faire une déclaration fiscale à cet égard. Quant à l’établissement pendant deux ans par le deuxième requérant d’une déclaration fiscale sur sa leur propriété immobilière, l’acceptation par acte notarié de la succession de Th. Liamberis, la transcription de l’acte d’acceptation de succession au bureau des hypothèques et le paiement des taxes de succession, ces actes ne suffisent pas pour se prévaloir d’un titre de propriété sur le bien en question.

52.  Les requérants répliquent qu’ils étaient aussi parties aux procédures nationales et que celles-ci ont eu un effet direct et dommageable sur leurs biens, ayant conduit à la conclusion qu’ils avaient transféré une propriété qui ne leur appartenait pas et qu’ils devaient rembourser aux acheteurs le prix de la vente. D’après eux, en affirmant qu’il n’y a pas eu de transfert valable de propriété au motif que le monastère était le véritable héritier du moine Ioannis V., le Gouvernement considère comme acquise la réponse à la question posée, qui est celle de savoir si le monastère devait être reconnu comme héritier du bien et donc propriétaire de celui-ci.

53.  Les requérants soutiennent que leur intérêt patrimonial est fondé non seulement sur leur droit de succession, mais aussi sur une présence continue pendant des décennies, de 1934, année de l’acquisition du bien par Ioannis V., à 2001, année de la vente du bien. Un tel intérêt se fonde par ailleurs sur des actes de possession ininterrompue qui auraient dû être considérés comme suffisants pour leur permettre de se prévaloir de la protection de la Convention. Les requérants affirment que pendant 67 ans, toutes les obligations financières relatives à la possession, au fonctionnement et à l’entretien de la propriété étaient assumées par leur famille. Pour étayer leurs allégations, les requérants déposent les documents suivants :

– attestation de paiement d’une taxe de nettoyage de la maison pour les années 1941-1942 établie par la mairie du Pirée ;

– invitation du Trésor public du Pirée, faite à F.K. et datée du 18 avril 1959, à payer un impôt sur le revenu provenant de la location du bien ;

– invitation du Trésor public du Pirée, faite à F.K. et datée du 4 août 1959, à payer un impôt paroissial (ενοριακή εισφορά) pour les années 1957-1958 ;

– invitation du Trésor public du Pirée, faite à F.K. et datée du 14 novembre 1959, à payer un impôt paroissial pour les années 1957-1959 ;

– invitation du Trésor public du Pirée, faite à F.K. et datée du 30 mars 1960, à payer un impôt sur le revenu provenant de la location du bien ;

– attestations de paiement d’impôt sur le revenu pour les années 1961 et 1962 provenant de la location du bien, datées respectivement des 9 septembre 1961 et 15 janvier 1963 ;

– reçu pour le paiement d’une taxe foncière, daté du 2 mars 2001 et établi par la mairie du Pirée au nom du premier requérant, en vue de la vente du bien en 2001 ;

– attestation établie le 7 novembre 2002 par l’Entreprise publique d’électricité et affirmant qu’il y avait deux connexions au réseau qui ont été supprimés en 1981 à la suite du décès de F.K. ;

– lettre adressée le 28 octobre 1938 par le ministère des Travaux publics à la Compagnie publique des eaux approuvant la demande de F.K. en tant que propriétaire, pour l’installation d’un compteur d’eau ;

– reçu pour le paiement d’une garantie payée par F.K. pour le compteur d’eau, établi le 31 octobre 1958 par la Compagnie publique des eaux ;

– déclaration des travaux de mise en conformité de l’installation électrique de la propriété de F.K., adressée à l’Entreprise publique d’électricité par un électricien agréé.

54.  Enfin, les requérants avancent que les procédures nationales, telles qu’elles ont été conduites par les juridictions nationales, ne leur ont pas permis de contester les arguments du monastère, notamment quant aux circonstances dans lesquelles Ioannis V. avait quitté le monastère, ainsi que de faire établir l’exercice selon eux abusif des droits revendiqués par le monastère. Ils disent aussi avoir soulevé devant les juridictions nationales des arguments relatifs à la prescription acquisitive, au sujet desquels ils fournissent les extraits pertinents en l’espèce de leurs observations devant ces juridictions. Ils ajoutent que la cour d’appel et la Cour de cassation ont cependant exclu toute possibilité pour eux d’avoir acquis la propriété au moyen de l’usucapion.

b) Appréciation de la Cour

55.  En ce qui concerne les principes généraux établis dans sa jurisprudence au sujet de la notion de « biens » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour renvoie à l’arrêt Kosmas et autres (précité, §§ 67-69). Ces paragraphes sont ainsi rédigés :

« 67. La Cour rappelle que la notion de « biens » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004, et Brosset-Triboulet c. France [GC] no 34078/02, § 65, CEDH 2010).

68. De manière générale, l’imprescriptibilité et l’inaliénabilité des biens du domaine public n’ont pas empêché la Cour de conclure à la présence de « biens » au sens de cette disposition (Öneryıldız, précité, N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, CEDH-2005-X, Tuncay c. Turquie, no 1250/02, 12 décembre 2006, Köktepe c. Turquie, no 35785/03, 2 juillet 2008, Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, 8 juillet 2008, et Şatir c. Turquie, no 36129/92, 10 mars 2009). Dans ces affaires, cependant, à l’exception de la première, les titres de propriété des intéressés ne prêtaient pas à controverse au regard du droit interne, ces derniers pouvant légitimement se croire en situation de « sécurité juridique » quant à leur validité, avant leur annulation au profit du Trésor public (Turgut et autres, précité, § 89).

69. Le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Par exemple, le temps écoulé peut faire naître l’existence d’un intérêt patrimonial des requérants à jouir de leur maison, lequel est suffisamment reconnu et important pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet, précité, § 71). »

56.  Ensuite, la Cour estime utile de rappeler la chronologie des faits à l’origine de la présente affaire, qui se sont déroulés comme suit. Le 2 mai 1934, un aïeul des requérants, Ioannis V., qui résidait au Pirée depuis au moins 1921, a acquis par acte notarié, de sa sœur K.K., le bien litigieux, lequel avait été cédé à cette dernière par le ministère de la Prévoyance en 1929, et il a occupé ce bien en permanence avec F.K., son autre sœur, en habitant dans la maison érigée sur le terrain. Ioannis V., qui est décédé en 1938, a transmis le bien par testament à sa sœur F.K., qui l’a elle-même occupé jusqu’à la fin de sa vie, en 1979. Par la suite, le bien a été transmis par F.K., également par testament, à Th. Liamberis, neveu de celle-ci et père des requérants. À la suite du décès de Th. Liamberis, en 1996, les requérants ont succédé à ce dernier, en tant qu’uniques héritiers, et, en 2001, ils ont vendu le bien à C.T. et A.S. Devant la Cour, les intéressés fournissent une copie de l’acte de vente et des testaments susmentionnés. À cet égard, il convient de souligner que, le 16 mars 2010, la cour d’appel criminelle du Pirée a acquitté les requérants de l’accusation de faux et usage de faux concernant le testament établi en faveur de F.K.

57.  La Cour relève que, à aucun moment au cours des périodes susvisées, ni les autorités, qui avaient d’ailleurs cédé à l’origine, en 1929, le terrain à K.K., ni le monastère n’ont contesté les différents actes de propriété ou de possession détenus ou accomplis par les « propriétaires » ou « possesseurs » successifs susmentionnés. Dans les procédures devant les juridictions nationales, les requérants ont fait état d’une possession ininterrompue, au moyen d’une succession des transmissions, pendant environ soixante-dix ans et la cour d’appel a même admis que, à la suite du décès de Ioannis V., la sœur de celui‑ci, F.K., avait occupé le bien litigieux jusqu’à son décès, en 1979. Pareille tolérance du monastère concerné pendant une si longue période affaiblit la thèse du monastère concernant ses droits allégués sur le bien litigieux (Kosmas et autres, précité, § 71).

58.  A l’instar de ce que la Cour a constaté dans l’arrêt Kosmas et autres, elle note aussi en l’espèce que, pour conclure que le bien appartenait en réalité au monastère, les juridictions nationales ont procédé à une application automatique des dispositions de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926.

59.  La Cour note aussi que les requérants affirment, sans être contredits par le Gouvernement, que le statut de propriété de leur bien n’avait jamais été contesté jusqu’alors en justice et que le monastère n’avait pas fait enregistrer sa revendication à l’égard du bien, ni au bureau des hypothèques ni au registre cadastral.

60.  En effet, force est de constater que les requérants, persuadés d’être les propriétaires du bien litigieux, l’ont vendu, le 2 mars 2001, à C.T. et A.S. Il est clair que la conviction des requérants à cet égard résultait entre autres des termes mêmes du testament par lequel F.K. avait transmis le bien à leur père. Or il s’agissait là d’un testament public, établi par devant notaire et homologué par le tribunal. Ce n’est que le 21 décembre 2002 que le monastère a décidé de saisir la justice afin de se faire reconnaître comme propriétaire du bien en question. En outre, quelque temps après, à savoir le 4 mars 2003, des proches parents d’une autre sœur de Ioannis V. ont aussi revendiqué en justice la propriété du bien litigieux, en arguant de l’existence d’un faux commis à l’occasion de l’établissement du testament rédigé en faveur de F.K. Toutefois, cette accusation a été rejetée par la cour d’appel criminelle en 2010.

61.  Enfin, la Cour attache un grand poids aux documents produits par les requérants pour démontrer que toutes les obligations financières relatives à la possession, au fonctionnement et à l’entretien du bien en question étaient assumées par leurs ascendants et eux-mêmes à compter au moins de 1934 jusqu’au jour de la vente. Or, ainsi que la Cour l’a affirmé dans l’arrêt Kosmas et autres, il s’agit là d’un élément très important que la Cour a toujours pris en considération dans des affaires similaires (voir, mutatis mutandis, Kosmas et autres, précité, § 86). La Cour constate aussi que le Gouvernement n’établit pas que le monastère avait effectué des actes concrets de possession. L’argument du Gouvernement selon lequel le monastère est dispensé par la loi de faire une déclaration fiscale par rapport à ses biens immobiliers et de payer d’impôts fonciers ne change rien à cette réalité.

62.  Les considérations susmentionnées amènent la Cour à conclure que les requérants et leurs prédécesseurs avaient un intérêt patrimonial sur leur bien consistant en la possession ininterrompue et incontestée de celui-ci et qu’ils étaient en droit de penser que la situation dont ils bénéficiaient ne pouvait pas basculer. Bref, l’intérêt patrimonial des requérants était suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel et donc un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, laquelle est donc applicable en l’occurrence (voir aussi, mutatis mutandis, Kosmas et autres, précité, § 71).

63.  Dès lors, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, § 69, et Nastou c. Grèce (no 2), no 16163/02, § 31, 15 juillet 2005).

  1. Sur l’existence d’une ingérence

64.  La Cour constate que, dans le contexte factuel particulier au cas d’espèce, l’affirmation des juridictions nationales selon laquelle les requérants n’avaient jamais été propriétaires du bien litigieux et devaient donc rembourser les acheteurs dudit bien peut passer pour une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leurs biens.

  1. Sur la justification de l’ingérence

a)      Arguments des parties

  1. Les requérants

65.  Les requérants soutiennent que l’application en l’espèce de l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos et de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926 a rompu l’équilibre devant régner entre l’intérêt général et la protection de leurs droits individuels.

66.  En premier lieu, les requérants indiquent que, selon la logique retenue par la Cour de cassation dans son arrêt, pour ce qui est de forger sa situation financière personnelle et de servir ses intérêts personnels, le moine qui quitte de manière impromptue le monastère est dans une meilleure position que celui qui a demandé et obtenu la permission de le quitter. Selon eux, l’existence d’une telle permission a été évoquée par la cour d’appel et la Cour de cassation afin d’appuyer les revendications du monastère, sans cependant que ce dernier ait fait état d’une telle permission et sans que la moindre preuve de l’existence, ainsi que du contenu et de la durée de celle‑ci ait été avancée. Qui plus est, les représentants du monastère auraient refusé de donner accès au « registre des moines » du monastère. Or une permission de sortie écrite aurait dû exister et aurait dû être accessible et vérifiable.

67.  Les requérants estiment que le silence du monastère concernant la disparition pendant de longues années de Ioannis V. implique soit que ce dernier avait abandonné de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres dès le début le monastère, soit qu’il n’avait pas respecté les termes de la permission de sortie qui lui aurait été accordée et avait de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres prolongé la durée de celle-ci. Dans les deux cas, Ioannis V. serait resté en dehors du monastère sans permission jusqu’à la fin de sa vie. La question de la prétendue permission de sortie de Ioannis V. du monastère et l’application subséquente de l’article 101 précité auraient dû être examinées attentivement par les tribunaux internes. Les requérants reprochent à la cour d’appel et à la Cour de cassation d’avoir, d’une part, considéré que le monastère n’était tenu ni de prouver qu’il avait octroyé une permission de sortie ni de produire un document en ce sens et d’avoir, d’autre part, renversé la charge de la preuve et exigé d’eux de prouver qu’une telle permission n’avait jamais été accordée.

68.  En deuxième lieu, les requérants se plaignent du caractère disproportionné à leurs yeux de l’interdiction systématique de se prévaloir de la prescription acquisitive à l’endroit des monastères et du rejet automatique par les tribunaux de leurs moyens à cet égard. Pour les requérants, l’argument du Gouvernement consistant à dire que les biens des monastères ont besoin de la même protection que les biens de l’État en raison de l’incapacité des moines, qui seraient pris par leurs devoirs spirituels, à gérer leurs affaires n’est pas crédible pour ceux qui connaissent la réalité des monastères grecs : en effet, selon eux, il existe en fait une pléthore d’exemples jurisprudentiels qui démontrent que les monastères ont revendiqué en justice avec succès la propriété de plusieurs propriétés immobilières.

  1. Le Gouvernement

69.  Le Gouvernement soutient que les juridictions nationales ont correctement interprété et appliqué l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos et l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926, et ont aussi correctement apprécié les éléments de preuve qui leur ont été soumis.

70.  Le Gouvernement indique que la qualité de moine est acquise par la tonsure monacale, selon laquelle la promesse la plus importante faite par le moine serait celle de l’indigence et du renoncement à la propriété privée. Le fait de revêtir l’habit de moine par la soumission au rite de la tonsure impliquerait, jusqu’à la sortie « légale » du moine attestée par un certificat de congé délivré par le monastère, l’acceptation volontaire du moine de céder ses biens au monastère et son choix en ce sens. Selon le Gouvernement, il en va de même pour les moines qui ont obtenu une permission de sortie du Mont Athos pour continuer à vivre selon les règles monacales, puisque, dans ce cas aussi, leur qualité de moine ne cesse pas et ils continuent volontairement à vivre selon ces règles.

71.  Le Gouvernement soutient que, par leur requête, les requérants tentent d’obtenir la mise en place d’une nouvelle procédure relative au statut de propriété du bien en question. À ses dires, les requérants demandent en réalité à la Cour une nouvelle interprétation et une nouvelle application des dispositions du droit interne ainsi qu’une nouvelle appréciation des preuves présentées devant les juridictions nationales, alors que selon la jurisprudence bien établie de la Cour, cette tâche revient aux juridictions nationales et non à celle-ci.

72.  Le Gouvernement expose que les dispositions de l’article 101 § 2 précité servent un but d’intérêt public, car, en exploitant les biens de leurs moines, les monastères, et notamment ceux du Mont Athos, obtiendraient des revenus pour la mise en œuvre de leur mission constitutionnellement consacrée. Il tient à préciser que ces dispositions ne sont pas absolues et qu’elles n’empêchent pas des tiers, autres que les monastères, de se prévaloir des droits de succession sur les biens des moines. Selon lui, il appartient à ces tiers, qui puisent des droits dans le patrimoine du moine décédé, de prouver que ce dernier n’avait pas obtenu un congé du monastère ou qu’il n’avait pas conservé la qualité de moine ou qu’il était arbitrairement sorti du monastère. Or, en l’espèce, les requérants auraient omis de démontrer devant les juridictions ayant examiné l’affaire la non‑satisfaction, dans le cas de Ioannis V., des conditions requises pour l’application de l’article 101 de la Charte statutaire du Mont Athos.

73.  Enfin, quant aux dispositions de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926, le Gouvernement argue qu’elles visent à la protection des biens immobiliers des monastères contre les tentatives d’usurpation par des tiers. Il indique que, en exploitant ces biens, les monastères tirent des revenus indispensables pour accomplir leur mission sociale intemporelle en tant qu’arches de la tradition culturelle du pays, ce qui présupposerait l’existence de moyens financiers suffisants. Il considère que l’article précité, portant consécration de l’impossibilité de supprimer les droits de propriété d’un monastère sur un bien immobilier au moyen de la prescription acquisitive, n’est pas contraire à l’article 1 du Protocole no 1, ni à l’article 14 de la Convention, car il n’interdirait pas de prouver l’existence des droits de propriété sur un bien par des témoignages ou par d’autres moyens de preuve. Selon le Gouvernement, l’article susmentionné ne fait qu’édicter une norme substantielle interdisant à un tiers d’acquérir par la voie de l’usucapion un bien dont un monastère est devenu propriétaire de manière légale.

b) Appréciation de la Cour

74.  La Cour note que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole n1 à la Convention, en l’occurrence par l’article 101 de la Charte statutaire du Mont Athos et l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926. L’ingérence poursuivait aussi un but légitime, à savoir la protection de la propriété immobilière des monastères contre les tentatives d’usurpation par des tiers.

75.  Il incombe toutefois à la Cour d’examiner, à la lumière de la norme générale de l’article 1 du Protocole n1 (voir paragraphe 61 ci-dessus), si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et les droits des individus concernés. La Cour rappelle à cet égard que le souci d’assurer un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier et qu’il se traduit par la nécessité d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 108-109, 25 octobre 2012). La vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause.

76.  En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une large marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit du requérant au respect de ses biens (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, CEDH 2005-VI).

77.  Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État, y compris les mesures privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 38, série A no 332). Dans chaque affaire impliquant la violation alléguée de cette disposition, la Cour doit vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’État, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (Kanaginis c. Grèce, no 27662/09, § 41, 27 octobre 2016).

78.  Pour apprécier la conformité de la conduite de l’Etat à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Cette appréciation peut porter non seulement sur les modalités d’indemnisation applicables – si la situation s’apparente à une privation de propriété – mais également sur la conduite des parties, y compris les moyens employés par l’État et leur mise en œuvre. À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Vasilescu c. Roumanie, arrêt du 22 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, § 51, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 110 in fine, 114 et 120 in fine,, CEDH 2000-I, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 151, CEDH 2004-V).

79.  La Cour rappelle qu’elle jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne et elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Panteliou-Darne et Blantzouka c. Grèce, nos 25143/08 et 25156/08, § 35, 2 mai 2013). Néanmoins, le rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la Convention et ses Protocoles. La Cour relève que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII (extraits), et Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre 2011).

80.  La Cour a aussi déjà considéré que dans le cas des terrains non enregistrés, le droit de la prescription acquisitive servait deux intérêts généraux importants – prévenir l’insécurité juridique et l’injustice qui naîtraient de requêtes tardives ; garantir que la réalité d’une occupation non contestée d’un terrain et la propriété légale de celui-ci coïncident (J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 38, CEDH 2007-III).

81.  Dans la présente affaire, la Cour note d’emblée que selon le droit grec, tel qu’appliqué en l’espèce conformément à l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos, l’ensemble du patrimoine acquis par un moine après sa tonsure monacale revient au monastère, indépendamment du lieu du décès de ce moine, tant que celui-ci n’a pas été relevé des ordres par le monastère. Le moine peut transmettre son patrimoine à sa famille ou à des personnes de son choix seulement lorsqu’il a quitté le monastère de manière « légale », sa sortie définitive devant être attestée par un certificat de congé délivré par le monastère. En l’occurrence, les trois instances qui ont examiné l’affaire des requérants ont appliqué l’article 101 § 2 de la charte susmentionnée. La Cour de cassation a jugé que cette disposition, en ce qu’elle excluait la possibilité pour un moine qui avait quitté de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres et définitive le monastère de transmettre ses biens à qui il le souhaitait, était contraire aux articles 5 § 1 et 17 de la Constitution, ainsi qu’à l’article 8 de la Convention et à l’article 1 du Protocole no 1. La Cour de cassation a précisé que cette contrariété n’existait pas lorsque le moine avait quitté le monastère, non pas de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres, mais avec l’autorisation de celui-ci : dans ce cas, le moine était considéré comme continuant à vivre selon les règles monacales et comme n’ayant pas quitté de manière définitive le monastère, même s’il n’y revenait jamais, et son patrimoine revenait au monastère en application de l’article 101 § 2 de ladite charte.

82.  La Cour relève que l’existence d’une telle autorisation ne ressort d’aucun élément du dossier. La Cour note en effet que le Gouvernement n’a pas démenti l’affirmation des requérants selon laquelle le monastère avait refusé de donner accès à son « registre des moines », ce qui aurait empêché toute vérification quant à l’existence d’une telle autorisation.

83.  La Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel il appartient aux tiers qui revendiquent des droits sur le patrimoine d’un moine décédé de prouver que ce dernier s’était vu délivrer un certificat de congé définitif du monastère ou qu’il était sorti arbitrairement du monastère. Faute pour le monastère d’avoir respecté les conditions de fond et de forme prévues par l’article 96 de la Charte statutaire du Mont Athos (paragraphe 34 ci-dessus) il serait excessif d’exiger des descendants d’un moine, tels les requérants, de prouver, plusieurs décennies plus tard, de quelle manière leur aïeul avait quitté le monastère.

84.  En outre, en l’absence de la preuve de l’existence d’une autorisation de sortie temporaire ou d’un certificat de congé définitif délivrés par le monastère, la Cour estime devoir avoir égard à la volonté de Ioannis V., qui se reflète dans la conduite adoptée par celui-ci après son départ du monastère : l’aïeul des requérants s’est installé au Pirée ; il a acquis de sa sœur K.K. le bien litigieux, qu’il a occupé jusqu’à son décès et qu’il a transmis par testament olographe à son autre sœur, F.K. De l’avis de la Cour, ces éléments démontrent clairement que Ioannis V. avait volontairement choisi de quitter la vie monacale et de ne plus revenir au monastère et décidé de ne pas laisser son patrimoine acquis après sa sortie du monastère être dévolu à ce dernier. Or une telle attitude s’apparente à une sortie du monastère non conforme à la réglementation interne aux ordres (paragraphe 21 ci-dessus).

85.  En sus des circonstances précitées, la Cour note, que le fait que le patrimoine acquis par un moine après sa tonsure monacale doit revenir au monastère tant que celui-ci ne l’a pas relevé de l’ordre, n’est entouré d’aucune garantie ni pour l’intéressé lui-même et ses ayants-droit, ni pour les tiers. Plus précisément, si l’article 94 de la Charte statutaire du Mont Athos fait obligation au monastère de tenir un « registre des moines » contenant toute information personnelle utile et relative à la vie monacale de ceux-ci ce registre semble, comme cela ressort des faits de la cause, être inaccessible non seulement aux intéressés eux-mêmes mais aussi à une juridiction qui serait appelée à se prononcer sur un litige relatif au statut de moine. La continuité, l’interruption momentanée ou la disparition du statut de moine n’apparait pas non plus sur le registre de l’état civil du moine, de sorte que s’il y a eu ultérieurement transfert de propriété à un tiers de bonne foi ce dernier peut se voir, comme en l’espèce, privé de cette propriété sans avoir bénéficié d’aucune garantie, soit au moment de l’acquisition de la propriété, soit plus tard.

86.  À cet égard, et en l’espèce, la Cour relève que, pour affirmer que le monastère était le propriétaire du bien litigieux, les juridictions internes ont procédé à une application automatique de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926, ce qui a eu pour résultat d’étendre au monastère un traitement préférentiel accordé à l’origine à l’État pour les terrains lui appartenant (paragraphe 37 ci-dessus). En outre, si la cour d’appel du Pirée a relevé que les requérants n’avaient pas soulevé la question de la prescription acquisitive de manière précise, tant elle que la Cour de cassation ont examiné au fond cette question (paragraphes 18 et 26 ci‑dessus). Or une telle application automatique et absolue revient à accorder au profit des monastères un privilège de possession virtuelle et à écarter d’une procédure judiciaire en cours la prise en considération de plusieurs éléments dont le poids est de nature à peser dans l’équilibre à respecter entre la protection de l’intérêt individuel et la sauvegarde de l’intérêt général. En l’occurrence, ces éléments consistaient en de nombreux actes de possession accomplis par les ascendants des requérants pendant plusieurs décennies (y compris le paiement des taxes foncières et locales et des droits de succession), en l’absence d’actes de possession réalisés par le monastère et d’enregistrement des prétentions de celui-ci sur le bien litigieux, et en la circonstance que le terrain avait à l’origine été cédé par le ministère de la Prévoyance de l’époque à l’une des sœurs de Ioannis V. (paragraphe 7 ci-dessus), puis transmis de génération en génération au sein de la même famille.

87.  La combinaison de ces deux privilèges, à savoir, d’une part, le fait que le patrimoine acquis par un moine après la tonsure monacale doit revenir au monastère, et d’autre part, l’impossibilité pour l’intéressé de se prévaloir de la prescription acquisitive à l’égard de ce patrimoine, au cas où cela serait justifié, ainsi que l’absence de toute garantie au bénéfice du moine et de ses ayants-droit, aboutit à imposer à ceux-ci une charge disproportionnée. Or, ces éléments n’ont pas été pris en compte par la cour d’appel et la Cour de cassation qui se sont prononcées dans l’affaire des requérants.

88.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’obligation dans laquelle se sont trouvés les requérants de rembourser le prix de vente de leur bien aux acheteurs, qui est résultée de la position adoptée par les juridictions grecques selon laquelle les intéressés n’étaient pas les propriétaires dudit bien, constitue une « charge spéciale et exorbitante » qui ne peut être justifiée par l’existence d’un intérêt général légitime poursuivi par les autorités.

89.  Partant, il y a lieu de rejeter les exceptions préliminaires du Gouvernement et de conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

90.  Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 14 de la Convention. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner ce grief.

Grande Chambre Radomilja et autres c. Croatie du 20 mars 2016 requête n° 37685/10

Article 1 du Protocole 1 : La Grande Chambre conclut à la non-violation dans deux affaires croates de prescription acquisitive

Les griefs des requérants sont irrecevables pour autant qu’ils se rapportent à la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, car les requérants n'ont pas invoqué la période communiste de l'ex Yougoslavie, devant les juridictions internes.

Il y a eu non-violation de l’article 1 du Protocole n o 1 (protection de la propriété) à la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire avait pour objet le refus par les juridictions internes de reconnaître les requérants propriétaires de terrains qu’ils disaient avoir acquis par voie de prescription acquisitive (usucapion). En juin 2016, deux arrêts de chambre avaient conclu à la violation du droit de propriété des requérants, s’appuyant sur une jurisprudence antérieure de la Cour, l’arrêt Trgo c. Croatie. La Grande Chambre a dit que, devant la chambre, les requérants ne s’étaient pas appuyés sur la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, excluant ainsi celle-ci de la base factuelle de leurs griefs. En tenant compte de cette période, la chambre avait statué au-delà de l’objet de l’affaire. Les requérants avaient été ultérieurement autorisés à invoquer cette période devant la Grande Chambre. Or, il fallait y voir un nouveau grief, irrecevable parce que présenté hors du délai de six mois. La Grande Chambre a jugé que le reste des griefs formulés par les requérants se rapportaient à l’application et à l’interprétation du droit par les juridictions internes et à l’appréciation des faits par celles-ci. Sur aucune de ces bases leurs prétentions ne pouvaient s’analyser en des biens au sens de la Convention, de sorte qu’il n’y a pas eu violation de leur droit de propriété.

CEDH

1. S’agissant de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991

98. Le point crucial de l’argumentation du Gouvernement (paragraphes 35, 43 et 71-88 ci‑dessus) est que les griefs communiqués puis tranchés par la chambre ne sont pas les mêmes que ceux dont les requérants avaient saisi la Cour et qu’ils ne correspondent pas non plus aux prétentions exposées par eux devant les juridictions internes. Il argue en effet que la chambre a) a pris en compte la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 et b) s’est appuyée sur l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété dans sa version de 1996, alors que les requérants n’ont fait fond sur la période et la disposition en question ni devant la Cour ni devant les juridictions internes. De même, selon lui, les requérants n’ont pas invoqué l’arrêt Trgo devant la Cour. Il considère que, dans leurs observations devant la chambre (paragraphes 41‑42 ci-dessus), les requérants ont au contraire expressément exclu cette période de la base factuelle de leurs griefs et se sont opposés à l’application à leur affaire de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (dans sa version de 1996) et de l’arrêt Trgo. Si, devant la chambre, le Gouvernement a affirmé que ces arguments devaient amener la Cour à conclure que les griefs tirés par les requérants d’une atteinte à leur droit de propriété étaient irrecevables pour défaut manifeste de fondement (paragraphe 35 ci-dessus), il plaide devant la Grande Chambre que ces mêmes arguments doivent conduire la Cour soit à déclarer ces griefs irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes, soit à rayer l’affaire de son rôle (paragraphes 71-88 ci-dessus).

99. Les requérants, quant à eux, plaident devant la Grande Chambre que les juridictions internes ont en tout état de cause examiné les affaires à la lumière de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (dans sa version de 2001 ; paragraphe 90 ci-dessus). Ils estiment que les juridictions de première et de seconde instance ainsi que la Cour constitutionnelle se sont manifestement penchées aussi dans leurs décisions sur la question de savoir si la période allant de 1941 à 1991 devait être incluse dans le calcul du délai d’usucapion, mais qu’elles ont conclu à tort et illégalement que cette période ne devait pas l’être, en particulier par l’effet de la version modifiée en 2001 de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété, entrée en vigueur le 20 décembre 2001. De même, les requérants considèrent que le refus qu’ils ont opposé devant la chambre à l’application en leur affaire de la jurisprudence Trgo est sans pertinence, la Cour n’étant pas selon eux tenue par leurs arguments juridiques, surtout s’agissant de questions touchant à sa compétence (paragraphes 92 et 94 ci‑dessus).

100. Eu égard aux thèses défendues par les parties, la Grande Chambre estime qu’elle doit tout d’abord définir l’objet de la présente affaire.

a) L’objet de l’affaire

101. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle que déclarée recevable (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 141, CEDH 2001‑VII, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 109, CEDH 2007-IV, et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 91, CEDH 2016).

102. Il ne faut pas en conclure pour autant que la Grande Chambre ne puisse pas examiner aussi, le cas échéant, des questions relatives à la recevabilité de la requête comme cela est loisible à la chambre dans le cadre de la procédure habituelle, par exemple en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, ou lorsque ces questions ont été jointes au fond ou encore lorsqu’elles présentent un intérêt au stade de l’examen au fond (K. et T. c. Finlande, précité, § 141, et Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 65, CEDH 2006‑III). Dès lors, même au stade de l’examen au fond, la Cour peut revenir sur une décision de recevabilité s’il lui paraît que la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour l’un des motifs énoncés dans les trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (ibidem).

103. La Cour relève à cet égard que le 23 mai 2014 et le 25 juin 2015 respectivement, les griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été communiqués au Gouvernement, tandis que les autres griefs ont été déclarés irrecevables en application de l’article 54 § 3 du règlement (paragraphes 4 et 34 ci‑dessus). Elle ajoute que, dans l’arrêt rendu le 28 juin 2016 en l’affaire Radomilja et autres, la chambre a déclaré la requête irrecevable pour autant qu’elle avait été introduite au nom de M. Gašpar Perasović (paragraphe 5 ci‑dessus, et Radomilja et autres, précité, §§ 38-39).

104. La Cour observe en outre que la chambre n’a jugé irrecevable aucun aspect du fond des griefs relatifs à l’article 1 du Protocole no 1 exposés dans les requêtes. Les « affaires » renvoyées devant la Grande Chambre englobent donc tous les aspects des griefs tels que formulés par les requérants devant la chambre et tels qu’examinés par celle-ci.

105. Le Gouvernement soutenant que la chambre a statué au-delà de l’objet de l’affaire (paragraphes 71-80 et 98 ci-dessus), la Grande Chambre rappellera tout d’abord les critères généraux servant à définir l’objet d’une affaire.

i. Critères généraux servant à définir l’objet d’une affaire

106. En vertu de l’article 32 de la Convention, la compétence de la Cour « s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises ». La portée de cette disposition est précisée et délimitée par les autres articles de la Convention y visés (Lawless c. Irlande (no 1), 14 novembre 1960, p. 8, série A no 1), notamment l’article 34, consacré aux requêtes individuelles.

107. L’article 34 de la Convention est ainsi libellé :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

108. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, le système international de sauvegarde instauré par la Convention fonctionne sur la base de requêtes, étatiques ou individuelles, alléguant des violations de la Convention. Il n’habilite donc pas la Cour à connaître d’une question indépendamment de la manière dont elle en aurait eu connaissance ni même, à la faveur d’une instance engagée devant elle, à se saisir de faits non mentionnés par le requérant – État ou simple particulier – et à en vérifier la compatibilité avec la Convention (Foti et autres c. Italie, 10 décembre 1982, § 44, série A no 56).

109. Ce constat est le reflet de l’un des principes fondamentaux régissant toute procédure, en droit international comme en droit interne (civil ou administratif) : ne eat judex ultra et extra petita partium (« le juge ne peut accorder ni plus ni autre chose que ce qui est demandé »), étant entendu que le mot petita désigne le grief présenté par le requérant. Il en découle que l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est défini par le grief ou la « prétention » du requérant (forme substantivée du verbe « se prétendre » employé à l’article 34).

α) La notion de grief

110. Il ressort du libellé de l’article 34 qu’une « prétention » ou un grief sur le terrain de la Convention comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles (en ce sens que le requérant se dit « victime » d’une action ou d’une omission – voir Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51) et les arguments juridiques qui en sont tirés (en ce sens que l’action ou omission en question emporte « violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles »). Ces deux éléments sont imbriqués puisque les faits dénoncés doivent être interprétés à la lumière des arguments juridiques avancés, et vice versa.

111. On trouve des illustrations notables des liens intrinsèques qui unissent les éléments de fait et les éléments de droit d’un grief dans le règlement et dans la jurisprudence de la Cour.

112. Les alinéas e) et f) de l’article 47 § 1 du règlement, par exemple, disposent que toute requête doit renfermer entre autres un exposé concis et lisible des faits ainsi que de la ou des violations alléguées de la Convention et des arguments pertinents. Aux termes du paragraphe 5.1 de cet article, le non-respect de ces exigences peut notamment, sous certaines conditions, conduire à ce que la Cour n’examine pas la requête.

113. Ce lien entre les éléments de fait et les éléments de droit d’un grief se reflète aussi dans la jurisprudence de la Cour, notamment dans le passage suivant de l’arrêt Guerra, souvent cité : « [u]n grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués » (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

114. Le dictum susmentionné de l’arrêt Guerra se trouve la fin d’un passage consacré précisément au principe jura novit curia (ibidem) :

« (...) maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, [la Cour] ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants, les gouvernements ou la Commission. En vertu du principe jura novit curia, elle a par exemple étudié d’office plus d’un grief sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué les comparants, et même d’une clause au regard de laquelle la Commission l’avait déclaré irrecevable tout en le retenant sur le terrain d’une autre. Un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués. »

115. Le passage ci-dessus de l’arrêt Guerra va également dans le sens d’une riche jurisprudence qui indique que, si l’importance des arguments juridiques ne s’apprécie pas dans l’abstrait, un grief se caractérise toujours par les faits qu’il dénonce. Ce dernier point se dégage des exemples suivants :

a) s’agissant de définir l’objet d’une affaire dont l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme avait saisi la Cour (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, §§ 20 et 39-40, série A no 11, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 41, série A no 24, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, §§ 47-48, série A no 112, Powell et Rayner c. Royaume‑Uni, 21 février 1990, §§ 28-29, série A no 172, Philis c. Grèce (no 1), 27 août 1991, §§ 55-56, série A no 209, et Contrada c. Italie, 24 août 1998, §§ 45-50, Recueil 1998-V) et, postérieurement à l’entrée en vigueur du Protocole no 11, s’agissant de définir l’objet d’une affaire soumise à la Grande Chambre à la lumière de la décision de la chambre sur la recevabilité ou l’irrecevabilité (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 45 et 48-57, 17 septembre 2009) ;

b) dans d’autres affaires où elle a appliqué le principe jura novit curia (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 2 et 53-63, série A no 39, Foti et autres, précité, §§ 42-44, Guerra, précité, § 44, Vasilopoulou c. Grèce (déc.), no 47541/99, 22 mars 2001, Kornakovs c. Lettonie (déc.), no 61005/00, 21 octobre 2004, Moisejevs c. Lettonie (déc.), no 64846/01, 21 octobre 2004, Põder et autres c. Estonie (déc.), no 67723/01, CEDH 2005-VIII, Brosset-Triboulet et autres c. France (déc.), no 34078/02, 29 avril 2008, B.B. c. France, no 5335/06, §§ 47-48 et 56, 17 décembre 2009, Mocny c. Pologne (déc.), no 47672/09, 30 novembre 2010, Tinner c. Suisse, nos 59301/08 et 8439/09, §§ 67-75, 26 avril 2011, et Ürün c. Turquie, no 36618/06, §§ 35-37, 4 octobre 2016) ;

c) pour l’application de la règle des six mois (Allan c. Royaume-Uni (déc.), no 48539/99, 28 août 2001, Zervakis c. Grèce (déc.), no 64321/01, 17 octobre 2002, Houfová c. République tchèque (no 1), no 58177/00, §§ 29‑34, 15 juin 2004, Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie, (déc.), no 48107/99, 25 mai 2004, Božinovski c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine (déc.), no 68368/01, 1er février 2005, Adam et autres c. Allemagne (déc.), no 290/03, 1er septembre 2005, Marchiani c. France (déc.), no 30392/03, 24 janvier 2006, et Răducanu c. Roumanie, no 17187/05, §§ 56-60, 12 juin 2012) ;

d) pour ce qui est de savoir si une requête ou un grief sont essentiellement les mêmes au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (Previti c. Italie (déc.), no 45291/06, §§ 293-294, 8 décembre 2009, Kafkaris c. Chypre (déc.), no 9644/09, § 68, 21 juin 2011, Kuppinger c. Allemagne, no 62198/11, §§ 87-92, 15 janvier 2015, et Tsartsidze et autres c. Géorgie, no 18766/04, §§ 64-66, 17 janvier 2017).

116. Dans le contexte de la question de l’épuisement des voies de recours internes, surtout lorsque celle-ci se posait sur le plan matériel, la Cour, au même titre que la situation factuelle présentée à la lumière du droit interne, a mis l’accent sur les arguments tirés de la Convention avancés au niveau national (voir, par exemple, Guzzardi, précité, § 72, Glasenapp c. Allemagne, 28 août 1986, § 45, série A no 104, Cardot c. France, 19 mars 1991, §§ 32-36, série A no 200, B. c. France, 25 mars 1992, §§ 37-39, série A no 232-C, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, §§ 24-32, série A no 236, Gasus Dosier-und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, 23 février 1995, §§ 47-49, série A no 306-B, Ahmet Sadık c. Grèce, 15 novembre 1996, §§ 27-34, Recueil 1996-V, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, §§ 33-39, CEDH 1999-I, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, §§ 38-42, CEDH 2004-III, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 142‑146, CEDH 2010, Gatt c. Malte, no 28221/08, §§ 21‑25, CEDH 2010, Association Les témoins de Jéhovah c. France (déc.), no 8916/05, 21 septembre 2010, Karapanagiotou et autres c. Grèce, no 1571/08, §§ 25-30, 28 octobre 2010, et Merot d.o.o. et Storitve Tir d.o.o. c. Croatie (déc.), no 29426/08 et 29737/08, 10 décembre 2013). Dans certaines de ces affaires, la Cour a conclu du défaut d’invocation par les requérants, devant les autorités internes, de la Convention ou d’arguments juridiques d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, que le grief exposé au niveau national ne correspondait pas en substance à celui ultérieurement porté devant elle. Dès lors, les requérants ont été réputés ne pas avoir épuisé les voies de recours internes (voir, notamment, Ahmet Sadık, précité, §§ 29-34, et Azinas, précité, §§ 37-42.

117. La règle de l’épuisement des voies de recours internes a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner, et ainsi de prévenir ou redresser la violation au regard de la Convention qui est alléguée contre lui (voir, par exemple, Azinas, précité, § 41). Certes, en vertu de la jurisprudence de la Cour, il n’est pas toujours nécessaire que la Convention soit explicitement invoquée dans la procédure interne : il suffit que le grief soit soulevé « au moins en substance » (voir, par exemple, Glasenapp, précité, § 44, et Castells, précité, § 32). Cela signifie que le requérant doit avancer des arguments juridiques d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, de manière à permettre aux juridictions nationales de redresser la violation alléguée (voir, par exemple, Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre 1980, § 34, série A no 40, et Azinas, précité, § 38). Toutefois, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, pour permettre véritablement à un État contractant de prévenir ou de redresser la violation alléguée, il faut tenir compte non seulement des faits mais aussi des arguments juridiques du requérant (voir, par exemple, Ahmet Sadık, précité, §§ 29-34, et Azinas, précité, §§ 38-42), ce afin de déterminer si le grief soumis à la Cour avait effectivement été soulevé auparavant, en substance, devant les autorités internes. En effet, « [i]l serait contraire au caractère subsidiaire du dispositif de la Convention qu’un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure litigieuse, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la Convention » (Azinas, précité, § 38).

118. Il n’en va pas de même pour d’autres conditions de recevabilité (paragraphe 115 ci-dessus). La règle des six mois a pour finalité première de servir la sécurité juridique et de veiller à ce que les affaires soulevant des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable, tout en évitant aux autorités et autres personnes concernées de se trouver longtemps dans l’incertitude. Elle s’explique par le souci des Hautes Parties contractantes d’empêcher la constante remise en cause du passé, et elle facilite l’établissement des faits dans une affaire car, avec le temps, il devient problématique d’examiner de manière équitable les questions soulevées (voir, par exemple, Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 39, 29 juin 2012).

119. La règle énoncée à l’article 35 § 2 b) de la Convention a pour finalité : i) de garantir le caractère définitif des arrêts et décisions de la Cour et d’empêcher les requérants, par l’introduction d’une nouvelle requête, de chercher à former un recours contre des décisions ou arrêts antérieurs de celle-ci (Kafkaris, décision précitée, et Harkins c. Royaume-Uni (déc.) [GC], no 71537/14, § 41, CEDH 2017), et ii) d’éviter que plusieurs instances internationales soient simultanément saisies de requêtes qui seraient essentiellement les mêmes, ce qui constituerait une situation incompatible avec l’esprit et la lettre de la Convention, qui vise à empêcher la pluralité de procédures internationales relatives aux mêmes affaires (OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, no 14902/04, § 520, 20 septembre 2011).

120. Afin de respecter les finalités évoquées dans les deux paragraphes précédents, la Cour doit tenir compte des faits dénoncés. Dès lors, lorsqu’est appliquée la règle des six mois et pour déterminer si une requête ou un grief sont essentiellement les mêmes aux fins de l’article 35 § 2 b) de la Convention, le grief, ainsi qu’il a déjà été noté (paragraphe 115 ci‑dessus), se caractérise toujours par les faits qu’il dénonce. Ainsi, les moyens ou arguments juridiques nouveaux « ne peuvent modifier l’essence d’un grief » (Tsartsidze et autres, précité, § 66) et la règle des six mois ne leur est pas opposable (Bengtsson c. Suède, no 18660/91, décision de la Commission du 7 décembre 1994, DR 79-B, p. 11, et Hilton c. Royaume-Uni, no 12015/86, décision de la Commission du 6 juillet 1988, DR 57, p. 120).

121. Dès lors, si la Cour a compétence pour examiner les faits dénoncés à la lumière de la Convention dans son intégralité ou pour les « envisager sous un autre angle » (Foti et autres, précité, § 44), elle demeure limitée par ceux qui sont présentés par les requérants à la lumière du droit interne. Ainsi qu’il a déjà été souligné (paragraphe 108 ci‑dessus), le système de sauvegarde instauré par la Convention ne l’habilite pas à se saisir de faits non mentionnés par le requérant et à en vérifier la compatibilité avec la Convention (ibidem).

122. Pour autant, cela n’empêche pas un requérant de préciser ou d’étoffer ses prétentions initiales pendant la procédure au titre de la Convention. La Cour doit prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales (voir, par exemple, Foti et autres, précité, § 44, et K.‑H.W. c. Allemagne [GC], no 37201/97, § 107, CEDH 2001‑II (extraits)). De même, la Cour, peut éclaircir ces faits d’office.

β) Les pouvoirs de la Cour en matière d’examen des requêtes et leurs limites

123. Ainsi qu’il ressort de l’analyse qui précède (paragraphes 106-122 ci-dessus), l’objet d’une affaire devant la Cour demeure délimité par les faits tels qu’exposés par le requérant. Si la Cour venait à se prononcer sur la base de faits non visés par le grief, elle statuerait au-delà de l’objet de l’affaire et outrepasserait sa compétence en tranchant des questions qui ne lui auraient pas été « soumises », au sens de l’article 32 de la Convention (paragraphe 106 ci-dessus). En pareil cas, il pourrait aussi se poser la question du respect du principe de l’égalité des armes.

124. En revanche, la Cour ne statuerait pas hors de l’objet de l’affaire si, en application du principe jura novit curia, elle venait à requalifier en droit les faits dénoncés en se prononçant sur la base d’un article ou d’une disposition de la Convention non invoqués par le requérant.

125. Il va sans dire que la Cour ne peut recourir au principe jura novit curia pour rendre un arrêt où elle statuerait au-delà (ultra petita) ou en dehors (extra petita) de ce qui lui a été soumis.

γ) Conclusion

126. On peut conclure de l’ensemble des considérations exposées ci‑dessus que l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief soumis par le requérant. Un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant. Elle ne peut toutefois pas se prononcer sur la base de faits non visés par le grief car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire ou, autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été « soumises » au sens de l’article 32 de la Convention.

127. C’est en se fondant sur ces considérations que la Cour examinera les circonstances particulières de l’espèce.

ii. Application en l’espèce des considérations susmentionnées

128. La Cour constate, à la lecture des formulaires de requête, que les requérants avaient formulé leurs griefs initiaux devant elle de manière assez générale. En particulier, ils soutenaient que, alors qu’eux et/ou leurs prédécesseurs possédaient les terrains en question depuis plus de soixante‑dix ans (dans l’affaire Radomilja et autres) ou depuis plus d’un siècle (dans l’affaire Jakeljić) et en étaient donc de plein droit devenus propriétaires par voie d’usucapion, les juridictions internes avaient refusé de reconnaître leur droit de propriété ainsi acquis.

129. Néanmoins, comme il a déjà été noté (paragraphe 122 ci-dessus), les requérants ayant la faculté de préciser ou d’étoffer ultérieurement leurs prétentions initiales, la Cour doit prendre en compte non seulement la teneur du formulaire de requête, mais aussi, dans leur intégralité, les observations produites au cours de la procédure propres à éliminer toute lacune ou obscurité initiale.

130. En l’espèce, au vu de certaines déclarations contenues dans les observations produites par les requérants devant la chambre, la Cour juge établi que, au tout début, ils n’ont pas inclus la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 dans la base factuelle et juridique de leurs griefs (paragraphes 32-33 ci-dessus). C’est ce qu’ils ont confirmé par la suite dans leur réplique aux observations du Gouvernement devant la chambre, où ils ont expressément exclu la période en question de la base factuelle et juridique de leurs griefs (paragraphe 41 ci-dessus).

131. La chambre a décidé d’examiner les griefs des requérants – et en particulier la question de savoir si ceux-ci pouvaient se prévaloir d’un bien protégé par l’article 1 du Protocole no 1 – à la lumière de l’arrêt Trgo. Considérer que la jurisprudence pertinente était celle définie dans cet arrêt de la Cour a conduit la chambre à conclure que les prétentions des requérants à devenir propriétaires des terrains en question reposaient sur une base suffisante en droit national, à savoir l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété dans sa version de 1996 (Radomilja et autres, précité, § 53, et Jakeljić, précité, § 46). Cette conclusion impliquait nécessairement la prise en compte de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, que les requérants, ainsi qu’il a été noté au paragraphe précédent, avaient exclu de la base factuelle de leurs griefs.

132. Ce faisant, la chambre a en réalité fondé son arrêt sur des faits substantiellement différents de ceux qui avaient été invoqués par les requérants (paragraphe 121 ci-dessus). La Grande Chambre considère que l’adjonction tardive d’une période de plus de cinquante ans à la base factuelle du grief qui, rappelons-le, repose sur l’usucapion – notion juridique qui désigne une voie d’acquisition de la propriété dans laquelle l’élément temporel est primordial –, doit s’analyser en une modification de la substance de ce grief (paragraphe 123 ci-dessus).

133. La Grande Chambre conclut dès lors que cet arrêt a été rendu au-delà de l’objet de l’affaire tel que délimité par les griefs des requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et en particulier par les faits qu’ils dénoncent.

134. La Grande Chambre constate que, dans leurs observations produites devant elle, les requérants disent n’avoir jamais eu pour intention d’exclure de la base factuelle de leurs griefs ladite période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 (paragraphes 91-93 ci-dessus). Ainsi que cela a déjà été relevé (paragraphe 130 ci-dessus), elle considère que leurs observations devant la chambre indiquent à l’évidence l’inverse (paragraphes 41-42 ci‑dessus).

135. Comme il a été noté (paragraphe 132 ci-dessus), l’adjonction d’une période de plus de cinquante ans à la base factuelle des griefs doit, étant donné les circonstances, s’analyser en une modification de la substance de ceux-ci. Cela revient en réalité à saisir la Grande Chambre de griefs nouveaux et distincts. Si rien n’empêche un requérant de présenter un grief nouveau au cours de la procédure devant la Cour, celui-ci doit, à l’instar de tout autre grief, satisfaire aux conditions de recevabilité.

136. Dans ces conditions, la Grande Chambre juge bon, compte tenu des circonstances concrètes de l’espèce, de rechercher si les griefs nouveaux des requérants, qui se rapportent à la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, sont recevables (paragraphe 102 ci-dessus).

b) Sur la recevabilité

137. Sur ce point, la Cour note que la procédure interne dans les deux affaires a pris fin respectivement le 30 septembre 2009 et le 4 octobre 2011 (paragraphes 21 et 30 ci-dessus). Or, ainsi qu’il a été expliqué (paragraphes 134-135 ci-dessus), les requérants ont décidé d’étendre leurs griefs à la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991. Ces griefs nouveaux et élargis n’ont été formulés que le 13 février 2017, date de production des observations des requérants devant la Grande Chambre, soit plus de six mois plus tard.

138. La Cour rappelle à cet égard que, bien que dans ses observations le Gouvernement n’ait nullement excipé de l’irrecevabilité des requêtes pour non-respect de la règle des six mois, il ne lui appartient pas d’écarter l’application de cette règle au seul motif qu’un gouvernement n’aurait pas formulé d’exception préliminaire à cette fin (voir, par exemple, Sabri Güneş, précité, §§ 28-31, Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 71, 10 janvier 2012, et Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000‑I). En effet, la règle des six mois, en ce qu’elle reflète l’intention des Parties contractantes d’empêcher que des décisions passées puissent indéfiniment être remises en cause, sert les intérêts non seulement du gouvernement défendeur mais également de la sécurité juridique considérée comme une valeur en soi (Walker, décision précitée). Cette règle marque la limite temporelle du contrôle opéré par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités publiques la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (Sabri Güneş, précité, §§ 39-40, et Walker, décision précitée).

139. Il s’ensuit que les griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, pour autant qu’ils englobent désormais la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, sont irrecevables en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention pour non-respect de la règle des six mois et doivent donc être rejetés conformément au paragraphe 4 de ce même article.

140. Au vu de cette conclusion, la Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement (paragraphes 71 et 81-87 ci-dessus).

141. En revanche, pour autant qu’ils ne tiennent pas compte de cette période, les griefs des requérants ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Ils doivent donc être déclarés recevables.

2. Sur le restant des griefs des requérants

142. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX). La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des « valeurs patrimoniales » (ibidem). Lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence constante des tribunaux internes, c’est-à-dire lorsque la créance est suffisamment établie pour être exigible (Kopecký, précité, §§ 49 et 52, et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301‑B).

143. La Cour a également mentionné les créances pour lesquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » de les voir se concrétiser, c’est-à-dire d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, entre autres, Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII, et Kopecký, précité, § 35). Toutefois, une espérance légitime n’a pas d’existence indépendante : elle doit être rattachée à un intérêt patrimonial pour lequel il existe une base juridique suffisante en droit national (Kopecký, §§ 45-53).

144. Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir si, abstraction faite de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, sur laquelle les requérants ont tardivement cherché à faire fond devant la Grande Chambre, leurs prétentions à être déclarés propriétaires des terrains en question avaient (néanmoins) une base suffisante en droit national pour être qualifiées de « valeurs patrimoniales » et donc de « biens » protégés par l’article 1 du Protocole no 1 (Kopecký, précité, § 52).

145. Dans la procédure devant la chambre (paragraphe 36 ci-dessus), les requérants soutenaient que leurs prétentions avaient une base suffisante en droit national (Radomilja et autres, précité, § 45, et Jakeljić, précité, § 39).

146. En outre, dans les deux affaires, les requérants contestaient certains constats factuels des juridictions internes (paragraphes 38-39 ci-dessus).

147. Ils réitèrent ces arguments dans leurs observations devant la Grande Chambre (paragraphe 97 ci-dessus).

148. Le Gouvernement soutient que les arguments des requérants portent sur des questions de fait et d’application du droit interne que, en vertu de la Convention, il n’appartient pas à la Cour d’examiner (paragraphes 45 et 88 ci-dessus).

149. Pour ce qui est des arguments tirés par les requérants d’une mauvaise application par les juridictions nationales du droit interne pertinent en leur affaire (paragraphe 145 ci-dessus), la Cour rappelle que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne, même dans les domaines où la Convention s’en « approprie » les normes : par la force des choses, lesdites autorités sont spécialement qualifiées pour trancher les questions surgissant à cet égard (Zagrebačka banka d.d. c. Croatie, no 39544/05, § 263, 12 décembre 2013). C’est d’autant plus vrai lorsque sont en cause, comme en l’espèce, de difficiles questions d’interprétation du droit national (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007 I). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (ibidem, §§ 83 et 86). C’est pour cette raison que la Cour a jugé que, en principe, un requérant ne peut passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que la question du respect par lui des prescriptions légales appelle une décision de justice (voir, par exemple, Kopecký, précité, §§ 50 et 58, et Milašinović c. Croatie (déc.), no 26659/08, 1er juillet 2010).

150. Quant au restant des arguments des requérants, qui se rapportent à des questions de fait (paragraphe 146 ci-dessus), la Cour rappelle que, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. Si les constats de ces tribunaux ne lient pas la Cour, celle-ci ne s’écartera normalement de leurs constatations de fait que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 93, et Trapeznikova c. Russie, no 21539/02, § 106, 11 décembre 2008). Or en l’espèce la Cour estime que rien ne lui permet de contredire les constats de fait des juridictions internes.

151. La Cour en conclut que les prétentions des requérants (paragraphe 141 ci-dessus) à être reconnus propriétaires des terrains en question n’avaient pas une base suffisante en droit interne pour être qualifiées de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Les garanties offertes par cette disposition ne s’appliquent donc pas en l’espèce (Kopecký, précité, § 60).

152. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.

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