ATTEINTE A UN BIEN

AU SENS DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

Pour plus de sécurité, fbls atteinte à un bien est sur : https://www.fbls.net/P1-1atteinte.htm

" L'atteinte au bien est la soustraction d'un bien sans indemnisation et hors du droit"
Frédéric Fabre docteur en droit.

Article 1 du Protocole 1 de la CEDH

"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes"

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La SUISSE et MONACO ont signé mais n'ont pas ratifié le Protocole n°1. Les deux États ne peuvent donc pas être condamnés.

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SUPPRESSION OU CONFISCATION DU TITRE DE PROPRIÉTÉ

Grand Rabbinat de Communauté Juive d'Izmir c. Turquie du 21 mars 2023 requête n° 1574/12

Art 34 • Locus standi • Art 35 § 3 a) • Ratione personae • Grand rabbinat considéré comme requérant • Représentant ses fidèles et constituant une institution cultuelle régie par des dispositions datant de l’époque ottomane • Ayant acquis en son nom et utilisé librement des biens immobiliers • Capacité à ester en justice et à acquérir des biens immobiliers jamais remise en cause par les autorités administratives ou les tribunaux nationaux

Art 1 P1 • Respect des biens • Refus imprévisible des tribunaux nationaux d’inscrire au nom du requérant au registre foncier un terrain où est édifiée une ancienne synagogue lui appartenant en application de dispositions non pertinentes • Inscription du terrain au nom du Trésor public • Art 1 P1 applicable • Intérêt patrimonial constituant un bien • Requérant ayant exercé une possession non équivoque, ininterrompue et incontestée sur la synagogue depuis environ quatre siècles • Terrain et bâtiment caractérisés par des particularités et un usage spécifiques liés à la vie religieuse de la communauté juive

  1. Sur l’incompatibilité ratione personae

40.  Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas qualité pour agir devant la Cour, au motif qu’au moment de l’introduction de la présente requête, l’intéressé était dépourvu de personnalité juridique et qu’il ne pouvait être qualifié d’organisation non gouvernementale au sens de l’article 34 de la Convention. S’appuyant sur la loi provisoire du 1912 et sur la loi no 2762, il allègue que le requérant n’a accompli aucune démarche pour acquérir la personnalité juridique et qu’il ne pouvait par conséquent être titulaire de droits et d’obligations ou acquérir la propriété d’un bien avant la reconnaissance, en 2011, de son statut de fondation. La présente requête serait dès lors irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec l’article 34 de la Convention.

41.  S’appuyant sur l’ordonnance du Grand rabbinat du 19 mars 1865 et sur le jugement adopté le 14 avril 1950, puis confirmé par la Cour de cassation le 23 septembre 1957, le requérant conteste cette thèse.

42.  La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, une personne morale qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles peut se porter requérante devant elle, pour peu qu’elle ait la qualité d’« organisation non-gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention (Granitul S.A. c. Roumanie, no 22022/03, § 25, 22 mars 2011, avec les références citées). S’agissant des institutions religieuses auxquelles le droit interne ne reconnaît pas la personnalité juridique, la Cour a déjà jugé qu’une Église ou l’organe ecclésial d’une Église peut, comme tel, exercer au nom de ses fidèles les droits garantis par l’article 9 de la Convention (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 101, CEDH 2001‑XII). En particulier, dans l’affaire Église catholique de La Canée c. Grèce (arrêt du 16 décembre 1997, §§ 38-42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII), la Cour a jugé que l’incapacité de l’église requérante à ester en justice, faute pour celle-ci d’avoir acquis ipso facto la personnalité juridique en droit grec, lui avait imposé une véritable restriction qui l’avait empêchée de faire trancher par les tribunaux tout litige relatif à ses droits de propriété et qui avait dès lors porté atteinte à la substance même de son « droit à un tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

43.  En l’espèce, la Cour observe d’emblée que la procédure litigieuse concernait le Grand rabbinat d’İzmir et non le grand rabbin de cette ville en sa capacité personnelle. Indépendamment de la question de savoir si le Grand rabbinat d’İzmir disposait ou non de la personnalité juridique, il est constant que celui-ci représentait ses fidèles et constituait ainsi une institution cultuelle dont le statut juridique était régi par des dispositions datant de l’époque ottomane.

44.  Par ailleurs, même si le requérant ne jouissait pas du statut de fondation appartenant aux communautés religieuses non-musulmanes au sens de la loi no 2762, il ressort du dossier que sa capacité à ester en justice et à acquérir des biens immobiliers n’a jamais été remise en cause sur le plan interne par les autorités administratives ou les tribunaux (comparer avec Bektashi Community et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nos 48044/10 et 2 autres, § 49, 12 avril 2018). En particulier, les tribunaux de grande instance et du cadastre ayant connu de la procédure diligentée par le requérant ne se sont nullement penchés sur la question de la personnalité juridique du requérant, qui a agi pour défendre ses intérêts sans que son locus standi ne fût remis en cause.

45.  De surcroît, il n’est pas contesté que le requérant a acquis en son nom et utilise librement des biens immobiliers. En effet, il ressort du jugement du 14 avril 1950, auquel le requérant a renvoyé ci-dessus, que le tribunal de grande instance d’İzmir a ordonné l’inscription, au nom de l’intéressé, d’un autre bien immobilier sis à İzmir. Pour se prononcer ainsi, cette juridiction avait rejeté la thèse du Trésor public selon laquelle le Grand rabbinat d’İzmir ne jouissait pas de la personnalité juridique, considérant au contraire que celui-ci avait l’acquise par l’effet de l’ordonnance du Grand rabbinat édictée le 19 mars 1865 (23 Şevval 1281 – paragraphe 7 ci-dessus).

46.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le Grand rabbinat d’İzmir peut être considéré comme requérant au sens de l’article 34 de la Convention. En conséquence, elle rejette l’exception ratione personae soulevée par le Gouvernement.

SUR LE FOND

a)  Sur l’existence d’un « bien »

63.  La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si le requérant était ou non titulaire d’un bien susceptible d’être protégé par l’article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle se trouve le requérant est de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.

64.  S’agissant de la portée autonome de la notion de « bien », la Cour renvoie à sa jurisprudence constante (Iatridis c. Grèce [GC], nº 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], nº 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I). À cet égard, le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet c. France [GC], no 34078/02, § 71, CEDH 2010). En l’espèce, la Cour doit rechercher si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole nº 1 (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 51, CEDH 2013 (extraits)). Pour ce faire, il y a lieu de tenir compte des éléments de droit et de fait suivants.

65.  En l’espèce, la Cour observe d’emblée que le bien en question se composait d’un bâtiment édifié en 1605 pour servir de synagogue, et d’un terrain d’une superficie initiale de 794 m2 qui fut par la suite divisé en deux parcelles (paragraphe 8 ci-dessus). Il ressort du cadastrage réalisé en 1930 sur l’ensemble de ce bien que le bâtiment en question a d’abord servi de synagogue, puis de logement au Grand rabbin d’İzmir. En somme, selon le cadastrage et les documents mentionnés au paragraphe 8 ci-dessus, le requérant possédait – sans acte – l’ensemble de ce bien. Il ressort également du rapport d’expertise établi le 24 avril 2002 que le Grand rabbinat d’İzmir utilisait le bâtiment en question comme bâtiment administratif en 2002 (paragraphe 11 ci-dessus), c’est-à-dire après l’engagement, par le requérant, d’une action tendant à faire inscrire le bien en question à son nom (paragraphe 10 ci-dessus). Par conséquent, après le cadastrage réalisé en 1930, et jusqu’en 2000, année où le requérant a engagé une procédure devant le tribunal cadastral, le statut de ce bien n’a pas changé. Il ressort en effet des éléments du dossier que pendant toute cette période, personne – pas même le Trésor public – n’a engagé de procédure judiciaire afin de se voir reconnaître la qualité de propriétaire de ce bien. En outre, il n’est pas allégué que ce bien appartenait au domaine public. Par conséquent, il peut passer pour établi que, depuis la construction de la synagogue en 1605, c’est-à-dire pendant environ quatre siècles, le requérant a exercé une possession non équivoque, ininterrompue et incontestée sur le bien litigieux. En outre, le bien en question se caractérisait par des particularités et un usage spécifiques liés à la vie religieuse de la communauté juive d’İzmir.

66.  Au vu de ce qui précède, la Cour ne doute pas que le requérant était titulaire d’un intérêt patrimonial constituant un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition est donc applicable. Il convient en conséquence de rejeter l’exception d’incompatibilité ratione materiae de ce grief avec la Convention.

b) Sur l’existence d’une ingérence

67.  La Cour constate que la première procédure engagée par le requérant a permis à celui-ci de faire inscrire à son nom le bâtiment ici en cause (une ancienne synagogue), mais non de se voir attribuer la propriété du terrain sur lequel ce bâtiment est édifié. Or le cadastrage réalisé en 1930 sur l’ensemble de ce bien démontrait que le requérant en possédait l’intégralité, sans toutefois disposer d’un acte. La procédure ultérieure engagée par le requérant s’est soldée par la reconnaissance d’un droit subjectif – un « muhdesat » – au profit de celui-ci sur le bien en question, mais non de sa qualité de propriétaire de celui-ci. Au vu de ce qui précède, la Cour relève que l’inscription au nom du Trésor public – consécutive à l’arrêt de la Cour de cassation – du terrain sur lequel était édifié le bâtiment (une ancienne synagogue) appartenant au requérant peut s’assimiler à une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de ses biens (voir, mutatis mutandis, Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 54, 11 juin 2009). La Cour doit donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.

c) Sur la justification de l’ingérence

68.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012, avec les références citées).

69.  Toutefois, l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. À cet égard, il faut rappeler que la notion de « loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a la même signification que celle qui lui est attribuée par d’autres dispositions de la Convention. Il s’ensuit qu’en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant, en ce compris la Constitution, les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (ibidem, §§ 96-97, avec les références citées, voir aussi, N.M. et autres c. France (fond), no 66328/14, § 59, 3 février 2022, avec les références citées).

70.  La Cour rappelle par ailleurs que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens. Il ne fait aucun de doute que les États contractants doivent jouir d’une ample latitude pour réglementer l’acquisition de biens immobiliers et fonciers par des personnes morales. Il s’agit en effet de leur laisser la possibilité de mettre en œuvre, conformément à l’intérêt général, les mesures nécessaires pour protéger l’ordre public et les intérêts de la collectivité tout en permettant à ces personnes morales de réaliser leurs buts et objectifs déclarés (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 52, 9 janvier 2007, avec les références citées).

71.  En l’espèce, la Cour observe d’emblée que la procédure litigieuse portait sur un bien immobilier non enregistré composé d’un bâtiment édifié et utilisé par le requérant et du terrain sur lequel ce bâtiment avait été construit. L’intéressé a engagé une action tendant à contester les conclusions du second cadastrage et à se voir attribuer la propriété de l’ensemble de ce bien. à cet effet, il s’est fondé, entre autres, sur les conclusions du cadastrage initial réalisé en 1930. Toutefois, par un jugement du 21 mars 2008, le tribunal du cadastre a rejeté la demande du requérant pour deux motifs. En premier lieu, il s’est fondé principalement sur l’absence d’approbation du Conseil des fondations et de décision du Conseil des ministres (paragraphes 18 et 22 ci-dessus). En second lieu, il a constaté qu’il n’existait pas d’élément de preuve décisif commandant l’inscription des parcelles litigieuses au nom du requérant. Pour sa part, la Cour de cassation s’est également fondée sur la loi provisoire de 1912 (paragraphe 23
ci-dessus), en sus des motifs retenus par le tribunal de première instance. La Cour examinera ces motifs séparément.

72.  S’agissant en premier lieu de l’absence d’approbation du Conseil des fondations et de décision du Conseil des ministres, la Cour observe que dans les observations qu’il lui a soumises, le Gouvernement n’a pas évoqué ces motifs ni précisé quelle était la base légale exigeant de telles autorisations pour la reconnaissance d’un titre de propriété sur le bien ici en cause. Au vu des éléments du dossier, la Cour constate que le tribunal du cadastre a appliqué les dispositions de la loi no 2762 sur les fondations. Or n’ayant pas fait usage de la possibilité offerte par la loi no 2762 de déposer une déclaration précisant son patrimoine et d’obtenir ainsi le statut de fondation (paragraphe 6 ci-dessus), le requérant n’avait pas le statut de fondation créée par des minorités non-musulmanes au moment où il a fait la demande objet de cette procédure. Dans ces conditions, la Cour ne voit pas comment cette loi, qui régit entre autres le régime d’acquisition des biens immobiliers par les fondations, aurait pu trouver application en l’espèce.

73.  Il est vrai que le tribunal du cadastre a également considéré qu’il n’existait aucun élément de preuve décisif qui aurait commandé l’inscription des biens immobiliers litigieux au nom de l’intéressé. Toutefois, cette considération formulée par le tribunal ne se fondait sur aucun élément de fait et ne tenait pas compte de la réalité de la situation – décrite ci-dessus – relative au statut du bien litigieux (paragraphe 65 ci-dessus). En effet, il n’est pas contesté qu’une synagogue a été édifiée en 1605 sur le terrain litigieux et qu’elle a été utilisée par le requérant pendant des siècles. Même si l’affectation de cet édifice a ultérieurement changé, il ressort notamment du rapport d’expertise établi le 24 avril 2002 que le bâtiment en question était toujours utilisé comme bâtiment administratif par le Grand rabbinat d’İzmir en 2002 (paragraphe 11 ci-dessus), c’est-à-dire après l’engagement par le requérant d’une action tendant à faire inscrire le bien en question à son nom (paragraphe 10 ci-dessus). Force est donc de constater que le requérant a exercé sur le bien litigieux une possession non équivoque, ininterrompue et paisible pendant environ quatre siècles à compter de la construction de la synagogue. Par ailleurs, rien ne donne à penser en l’espèce que la possession du terrain litigieux était dissociable de celle du bâtiment en question.

74.  Certes, il ressort de l’inspection sur place effectuée par le tribunal de grande instance d’İzmir en 2006 (paragraphe 17 ci-dessus) que le Grand rabbinat d’İzmir avait déclaré avoir cessé d’utiliser ce bâtiment, précisant cependant qu’il continuait à payer les taxes foncières y afférentes. La Cour observe que le Gouvernement a mis l’accent sur ce prétendu abandon pour justifier le jugement rendu par le tribunal du cadastre. Toutefois, dans son jugement, ce dernier n’a accordé aucun poids à cet élément de fait qui, au demeurant, concernait le bâtiment sur lequel ce même tribunal avait reconnu au requérant un droit subjectif, c’est-à-dire un « muhdesat ».

75.  Pour la Cour, la reconnaissance d’un droit subjectif – un « muhdesat » – au profit du requérant sur le bâtiment en question constitue un élément de poids aux fins de l’appréciation des faits. Toutefois, comme le Gouvernement l’a expliqué (paragraphe 61 ci-dessus), en droit turc, ce droit n’équivaut pas à un droit de propriété. En outre, il n’est pas allégué que le bâtiment a été édifié sur un terrain qui aurait appartenu ab initio à une tierce personne ou au Trésor public, et il est manifeste que cet édifice a été construit sur un terrain non enregistré. En effet, le droit de propriété du Trésor public – qui n’a jamais revendiqué un tel droit – n’a été reconnu qu’à l’issue de la procédure litigieuse.

76.  Enfin, la Cour de cassation s’est aussi fondée sur la loi provisoire du 1912 pour justifier la non-inscription du bien litigieux au nom du requérant. La Cour observe que, comme le Gouvernement l’a souligné, le requérant n’a pas usé de la possibilité qui lui était offerte par les lois de 1912 et de 1935. Cependant, elle ne voit pas comment ce défaut de dépôt d’une demande en 1912 ou en 1935 pourrait avoir constitué un obstacle à l’obtention d’un titre de propriété sur le bien en question. En effet, il ressort du dossier de l’affaire que l’absence de demande au sens de la loi provisoire du 1912 ou de déclaration dite « de 1936 » n’a jamais constitué un obstacle à l’acquisition, par le requérant, de la propriété d’autres biens immobiliers. Dans un premier temps, en sa qualité de Grand rabbinat d’İzmir, le requérant a pu obtenir l’inscription au registre foncier des biens immobiliers qui étaient en sa possession (voir le jugement adopté le 14 avril 1950, puis confirmé par la Cour de cassation le 23 septembre 1957, paragraphe 7 ci-dessus). Par la suite, lorsqu’il a acquis en 2011 le statut de fondation, il a été reconnu propriétaire des biens qui étaient inscrits au registre foncier sous la dénomination de « synagogue » ou de « lieu de culte de la communauté juive Karatas d’İzmir » ou encore « au nom de la communauté juive ».

77.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour est convaincue que l’absence d’approbation du Conseil des fondations et de décision du Conseil des ministres a été le motif principal du rejet de la demande du requérant tendant à faire inscrire les parcelles litigieuses à son nom. Or, ces conditions étaient applicables à l’acquisition de biens immobiliers par les fondations appartenant aux minorités non-musulmanes créées en vertu de la loi no 2762. Au moment de l’introduction de sa demande, le requérant ne relevait pas de cette catégorie. Par conséquent, on ne saurait considérer que la non-inscription des titres de propriété ici en cause, due à l’application de dispositions qui n’étaient manifestement pas pertinentes pour trancher l’affaire du requérant, était prévisible. En effet, l’intéressé ne pouvait raisonnablement prévoir que sa demande, fondée sur les conclusions du cadastre effectué en 1930, serait rejetée, alors qu’il possédait le bien en question sans titre depuis plusieurs années, et même depuis plusieurs siècles (voir, mutatis mutandis, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı, précité, § 57 ; Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie, nos 37639/03 et 3 autres, § 54, 3 mars 2009).

78.  À la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit du requérant au respect de ses biens.

79.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

KRIVTSOVA c. RUSSIE du 12 juillet 2022 Requête no 35802/16

Art 1 P1 • Privation de propriété • Annulation du titre de propriété sur une parcelle de terrain sans versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien • Autorité publique ayant outrepassé ses compétences qu’incombe la responsabilité de l’aliénation de la parcelle litigieuse

CEDH

60.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’annulation rétroactive d’un titre de propriété valide constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Bidzhiyeva, précité, § 61, Gavrilova et autres c. Russie, no 2625/17, § 69, 16 mars 2021, et les références qui y sont citées). Elle ne voit aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Ainsi, elle estime que la décision de justice portant radiation du droit de propriété de la requérante sur la parcelle de terrain s’analyse en une « privation de propriété ».

61.  La Cour doit rechercher si l’ingérence se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Pour être compatible avec cette disposition, une ingérence doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’utilité publique et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.

62.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 95-96, 25 octobre 2012). La Cour dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (voir, parmi beaucoup d’autres, Tkachenko c. Russie, no 28046/05, § 52, 20 mars 2018).

63.  La Cour note que les parties sont en désaccord sur la question de la légalité de l’ingérence. Le Gouvernement est d’avis que la mesure était conforme à la loi en vigueur, tandis que la requérante soutient que les conclusions des juridictions internes étaient entachées d’arbitraire. La requérante estime en effet que les juridictions internes auraient dû déclarer prescrite l’action de son adversaire (paragraphe 53 ci-dessus).

64.  Concernant l’allégation de la prescription, la Cour ne peut suivre la requérante en effectuant une analyse aussi poussée du droit national. Constatant que l’ingérence est fondée sur l’article 302 du code civil et les articles 1 et 35 du code foncier, elle ne décèle aucun élément qui lui permette de conclure que la décision de justice litigieuse ordonnant l’annulation du titre de propriété de la requérante était entachée d’arbitraire ou manifestement déraisonnable. Elle considère donc que l’ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

65.  Les parties sont en désaccord sur le point de savoir si la mesure poursuivait « un but d’utilité publique ». Le Gouvernement soutient que son objectif était la préservation de l’héritage culturel du pays (paragraphe 44 ci‑dessus). La requérante allègue qu’aucune valeur historique n’est attachée à la parcelle supportant le bâtiment, dont seul le sous-sol présente une telle valeur (paragraphe 55 ci-dessus).

66.  La Cour est attentive à l’analyse opérée par la justice nationale qui a expliqué que le principe sous-tendant sa décision était celui de l’unité du bâtiment et du terrain le supportant. Le tribunal du district Centralny de Volgograd a précisé que ce principe visait à assurer aux propriétaires de biens immobiliers les meilleures conditions de jouissance de leur droit (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de cette analyse et estime donc que la mesure litigieuse a été opérée « pour cause d’utilité publique ».

67.  En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure, la Cour rappelle qu’il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 93, CEDH 2006‑V). Analysant la question de l’annulation de titres de propriété délivrés par les autorités ou de contrats de vente conclus avec celles-ci, la Cour a pris en compte, en tant que critères essentiels, la question de la responsabilité des parties dans l’irrégularité sanctionnée par l’annulation du titre. Elle a dit qu’aucune erreur commise par une autorité publique ne devait être réparée au détriment de la personne concernée (Çataltepe, précité, § 70, Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007, et Gladysheva, précité, § 80). Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 (Gladysheva, précité, § 67).

68.  En l’espèce, la Cour observe que les juridictions internes n’ont relevé aucune faute dans le chef de la requérante, ni n’ont imputé à celle-ci la responsabilité de la privatisation entachée d’irrégularité du bien litigieux.

69.  En revanche, il ressort des décisions rendues par les juridictions russes que c’est à l’autorité publique qui a agi en outrepassant ses compétences qu’incombe la responsabilité de l’aliénation de la parcelle litigieuse (paragraphes 10, 13-15 ci-dessus). Cette erreur ne doit donc pas être réparée au détriment de la requérante. La Cour ne perd pas de vue que l’intéressée a acquitté le prix du terrain au profit du Trésor public, quelle qu’ait été sa branche (régionale ou fédérale) (voir, a contrario, Anna Popova c. Russie (no 59391/12, §§ 17 et 35, 4 octobre 2016, et Gladysheva, précité, §§ 24 et 72, dans lesquels les acquéreurs de bonne foi ont acquitté le prix des biens, aliénés à l’insu de leur propriétaire, une autorité publique, au profit de tiers non autorisés par le propriétaire). Dans cette situation, priver la requérante de la parcelle sans versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien constitue une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (Gladysheva, précité, § 67).

70.  Ainsi, le « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et celui de l’individu n’a pas été ménagé. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Gavrilova et autres c. Russie du 16 mars 2021 requête no 2625/17

Article 1 du Protocole 1 : Annulation rétroactive des titres de propriété portant sur des terrains classés « ressources forestières » : ingérence injustifiée

L’affaire concerne l’annulation en justice des titres de propriété que détenaient les requérants sur des parcelles de terrain qu’ils avaient achetées après une chaîne de transactions, et la réintégration de ces parcelles dans le patrimoine de l’État au motif qu’il s’agissait de « ressources forestières ». La Cour juge en particulier que les requérants, qui n’avaient commis aucune faute, ont dû subir les conséquences des erreurs et omissions des autorités, sans qu’il leur soit versé aucune forme d’indemnisation. Le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants a donc été rompu.

Art 1 P1 • Annulation des titres de propriété sur des parcelles de terrain achetées et réintégration de celles-ci dans le patrimoine municipal • Absence de faute des requérants ayant subi les conséquences des erreurs des autorités et de l’application rigide des dispositions sur la revendication • Absence d’indemnisation • Juste équilibre rompu au détriment des requérants

FAITS

Les requérants sont cinq ressortissants russes, nés entre 1944 et 1985. Ils résident en Russie. L’affaire concerne l’annulation en justice des titres de propriété que détenaient les requérants sur des parcelles de terrain qu’ils avaient achetées après une chaîne de transactions, et la réintégration de ces parcelles dans le patrimoine de l’État au motif qu’il s’agissait de « ressources forestières ». Le terrain était situé dans le parc résidentiel de loisirs Lesnoïé, ouvert dans le district de Gatchina (région de Leningrad). En septembre 2014, l’agence fédérale de gestion du patrimoine de l’État (« agence fédérale ») introduisit une action en revendication contre les requérants et cinq autres acheteurs des parcelles issues du terrain litigieux. Le tribunal de Gatchina rejeta l’action en estimant que l’État avait perdu, depuis 1991, la propriété et la possession du terrain et que c’était aux autorités publiques de veiller à la préservation du patrimoine de l’État, et que les requérants – acquéreurs de bonne foi – ne devaient pas être pénalisés pour la négligence des autorités. Toutefois, la cour régionale de Leningrad, statuant en appel, fit droit à la demande de l’agence fédérale en avril 2016. Elle estima en particulier que le terrain relevait des ressources forestières, qu’il était la propriété de l’État et qu’il ne pouvait pas être privatisé à moins que sa catégorie ne fût changée selon les modalités légales, ce qui n’avait pas été fait en l’espèce. Les pourvois en cassation des requérants furent rejetés par deux décisions rendues en juillet 2016.

Article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété)

La Cour constate que l’annulation des droits de propriété des requérants s’analyse en une « privation de propriété ». Elle note ensuite que la mesure litigieuse répondait à un but d’utilité publique, à savoir la gestion des terrains par les autorités et la préservation de la forêt en tant que composante de l’environnement appelant une politique d’aménagement du territoire appropriée. Elle rappelle à cet égard que la protection de l’environnement est devenue une valeur dont la défense suscite dans l’opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu. La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve. En l’espèce, en ce qui concerne le comportement des autorités, la Cour relève que celles-ci ont d’une part fait preuve d’inertie : elles ont omis d’enregistrer le droit de propriété de l’État sur le terrain et la catégorisation de celui-ci en tant que terrain relevant des ressources forestières, elles sont restées inactives pendant près de 24 ans (depuis 1991) alors qu’elles savaient que l’État avait perdu la possession et la propriété du terrain, et elles ont permis l’abandon et la destruction progressive de la forêt dont celui-ci était couvert. D’autre part, elles ont validé la catégorisation et l’affectation du terrain ainsi que les transactions portant sur celui-ci et sur les parcelles issues de sa division. En agissant de la sorte, les autorités ont manqué à leur devoir d’agir en temps utile et avec diligence. En outre, en statuant sur l’action en revendication engagée par l’État, la juridiction d’appel – qui a admis la bonne foi des requérants – n’a pas procédé à une mise en balance des intérêts concurrents, publics et privés : elle s’est bornée à constater que le terrain litigieux avait toujours été propriété de l’État et qu’il ne pouvait pas être privatisé. La Cour considère que la juridiction n’a tenu aucun compte de la bonne foi des acquéreurs, contrairement aux exigences conventionnelles et aux indications des Cours suprême et constitutionnelle Par ailleurs, alors que le tribunal de Gatchina avait indiqué que le but d’utilité publique aurait pu être atteint par l’application de mesures moins drastiques, par exemple au moyen du rachat par l’État des parcelles des requérants ou de l’attribution aux intéressés d’autres parcelles équivalentes, la juridiction d’appel n’a pas envisagé ces possibilités. De surcroît, la cour régionale a conclu que la prescription ne devait pas être utilisée comme un moyen de légitimer des agissements illicites commis au détriment du propriétaire – l’État – et que l’agence fédérale n’avait eu connaissance de la violation des droits de l’État qu’après en avoir été informée par le parquet, alors que, selon les constatations faites par le tribunal, non contredites par la cour régionale, plus de 20 ans s’étaient écoulés depuis la première transaction avec le terrain. Non seulement cette approche va à l’encontre de la pratique de la Cour supérieure de commerce, mais encore elle prive d’effet réel les règles de prescription établies par la loi en faisant dépendre la prescription des résultats des vérifications faites par le parquet, lesquelles peuvent être menées sur plusieurs années, voire plusieurs décennies, après la privatisation d’un bien immobilier. Cela donne un avantage disproportionné aux autorités publiques, rend les actions en revendication virtuellement imprescriptibles et contribue à créer une insécurité sur le marché de l’immobilier. En ce qui concerne le comportement des requérants, la Cour observe qu’il n’a jamais été allégué qu’ils eussent été de mauvaise foi ou négligents lors de l’achat des parcelles. Elle ne décèle aucun élément permettant de penser que ce soit le cas. Elle note aussi que les forêts situées sur le territoire des municipalités ne constituaient pas des ressources forestières selon l’ancien code forestier, et pouvaient se trouver sur des terrains ne relevant pas des ressources forestières selon le nouveau code forestier, de sorte qu’elles pouvaient être privatisées. Il en résulte que les requérants, étant de bonne foi, se fiant aux autorités et disposant de moyens réduits pour déceler les irrégularités affectant les acquisitions des parcelles, pouvaient légitimement croire qu’en achetant des parcelles dont certaines au moins étaient boisées, situées sur le territoire de la municipalité, ils agissaient conformément à la loi et qu’ils étaient juridiquement en sécurité. Or, ni la bonne foi des requérants, ni le fait que la situation ne leur était pas imputable n’ont joué le moindre rôle dans la procédure interne. Par conséquent, la Cour conclut que les requérants, qui n’avaient commis aucune faute, ont dû subir les conséquences des erreurs des autorités et de l’application rigide des dispositions relatives à la revendication, sans qu’il leur soit versé aucune forme d’indemnisation. Le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants a donc été rompu et il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention.

CEDH

a) Sur la nature de l’ingérence

69.  En l’espèce, le droit de propriété des requérants sur les parcelles a été annulé quelques années après les achats de ces parcelles. La Cour observe d’emblée il s’agit d’un contentieux opposant les requérants ‑ particuliers ‑ à l’État (voir, a contrario, Kanevska c. Ukraine (déc.), no 73944/11, 17 novembre 2020, s’agissant d’un litige purement privé). Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’annulation rétroactive d’un titre de propriété valide constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, §§ 87-88, 8 juillet 2008, Şatır c. Turquie, no 36192/03, § 31, 10 mars 2009, Silahyürekli c. Turquie, no 16150/06, § 33, 26 novembre 2013, Maksymenko et Gerasymenko c. Ukraine, no 49317/07, § 50, 16 mai 2013, Vukušić c. Croatie, no 69735/11, § 50, 31 mai 2016, avec les références qui y sont citées, et Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 61, 5 décembre 2017). Elle ne voit aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Ainsi, elle estime que l’annulation des droits de propriété des requérants s’analyse en une « privation de propriété ».

b) Sur la justification de l’ingérence

70.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, pour être conforme à l’article 1 du Protocole no 1, toute mesure doit être opérée « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’utilité publique et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.

  1. Sur la légalité et le but d’utilité publique de l’ingérence

71.  Selon le Gouvernement, l’ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Les requérants n’ont pas présenté de contre‑arguments sur ce point. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012).

72.  En l’espèce, les juridictions russes ont établi que le terrain litigieux relevait des ressources forestières et qu’il ne pouvait pas être privatisé à moins d’être converti en une autre catégorie de terrain conformément à la procédure spéciale de conversion, et qu’elles ont finalement considéré que l’action en revendication n’était pas prescrite et était bien fondée. En l’absence de moyens présentés par les requérants sur ce point, la Cour ne saurait se prononcer de manière péremptoire sur le point de savoir si la revendication peut passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Toutefois, rappelant qu’elle ne dispose que d’une compétence limitée pour contrôler le respect du droit interne, elle n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que la mesure méconnaît l’article 1 du Protocole no 1 pour d’autres raisons (paragraphes 75 et suivants ci-dessous ; voir, pour une approche similaire, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 105, et Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 95, 17 novembre 2016).

73.  La Cour note ensuite qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la mesure litigieuse répondait à un but d’utilité publique, à savoir la gestion des terrains par les autorités et la préservation de la forêt en tant que composante de l’environnement appelant une politique d’aménagement du territoire appropriée. Elle rappelle à cet égard que la protection de l’environnement est devenue une valeur dont la défense suscite dans l’opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu (voir Depalle c. France [GC], no 34044/02, CEDH 2010, § 81 et les références qui y sont citées, et, mutatis mutandis, Beinarovič et autres c. Lituanie, nos 70520/10 et 2 autres, § 135, 12 juin 2018)

  1. Sur la proportionnalité de l’ingérence

1)     Les principes généraux relatifs à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit au respect des biens

74.  La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en jeu. Les aspects examinés par la Cour varient d’une affaire à une autre et dépendent des faits et de l’ingérence en cause. Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 54, série A no 108, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018). Plus particulièrement, lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. La Cour examine également les conséquences de l’ingérence pour le requérant et, en cas de privation de propriété, le point de savoir s’il a été indemnisé et selon quelles modalités (Turgut et autres, précité, § 91, et les références qui y sont citées), et cela indépendamment des préoccupations environnementales. Elle rappelle à cet égard que lorsque, en corrigeant leurs propres erreurs, les autorités se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens, le principe de la bonne gouvernance (good governance) exige qu’elles agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, no 39210/07, § 80, 4 mai 2017, Beinarovič et autres, précité, §§ 138-139, et, dernièrement, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 32, 17 décembre 2019), et qu’elles veillent aussi à ne pas corriger ce type d’erreurs au détriment du particulier concerné, surtout en l’absence d’un autre intérêt privé qui irait dans le sens contraire (voir, mutatis mutandis, Gladysheva c. Russie, n7097/10, § 80, 6 décembre 2011, et Beinarovič et autres, précité, § 140, et les références qui y sont citées).

2)      Le comportement des autorités dans la présente affaire

75.  La Cour observe tout d’abord que les autorités n’ont jamais fait enregistrer de droit de propriété de l’État sur le terrain litigieux – ce dont elles avaient légalement la possibilité – et n’ont pas fait inscrire ce terrain au cadastre en tant que ressource forestière. Elle estime que, fondamentalement, ce sont ces omissions qui ont rendu possible le transfert du terrain à la collectivité locale, sa privatisation, sa division et la vente des parcelles ainsi créées (voir également, dans le même ordre d’idées, les considérations exposées dans le raisonnement de la Cour constitutionnelle, au paragraphe 57 ci-dessus).

76.  Elle note également que l’autorité chargée de l’enregistrement et le service du cadastre n’ont émis aucune objection quant au terrain puis aux parcelles en cause. Or l’enregistrement du droit de propriété immobilière était, et reste à ce jour, un acte juridique valant reconnaissance par l’État du droit en question, effectué après une « expertise juridique » des documents présentés à cette fin, et l’autorité chargée de l’enregistrement était compétente pour rejeter la demande d’enregistrement si elle n’était pas certaine du pouvoir de disposition du cédant (paragraphes 42-43 et 48-49 ci‑dessus). De son côté, le service du cadastre avait le pouvoir de rejeter la demande d’inscription cadastrale si les informations soumises étaient contradictoires ou incomplètes, si les documents ne satisfaisaient pas aux exigences légales ou si le terrain et les parcelles, présentées comme urbains, n’étaient pas en conformité avec les dispositions légales applicables notamment en matière de gestion forestière (paragraphes 46-47 ci-dessus).

77.  Compte tenu des omissions indiquées au paragraphe 75 ci-dessus et du fait que les autorités citées au paragraphe 76 ci-dessus ne pouvaient pas se rendre sur place pour déterminer si le terrain relevait des ressources forestières, si c’était une forêt ne relevant pas des ressources forestières ou encore s’il s’agissait d’une autre catégorie de terrain, la Cour ne saurait sans spéculer se prononcer sur l’obligation ou même sur la simple possibilité pour ces autorités de déceler des irrégularités et d’empêcher les transactions portant sur le terrain et les parcelles (voir, mutatis mutandis, Zhidov et autres c. Russie, nos 54490/10 et 3 autres, § 101, 16 octobre 2018, et Kvyatkovksiy c. Russie (déc.), no 6390/18, § 31, 18 octobre 2018).

78.  En revanche, elle considère, comme le tribunal de Gatchina, que l’État, en tant que propriétaire du terrain litigieux, disposait d’autres organes qui pouvaient, d’une part, détecter les irrégularités susceptibles d’en affecter le devenir (paragraphes 23, 24 et 27 ci-dessus) et, d’autre part, agir le cas échéant avant l’expiration du délai de prescription (voir, dans le même ordre d’idées, l’arrêt de la Cour supérieure de commerce, au paragraphe 60 ci‑dessus). Elle ne peut que souscrire à la conclusion du tribunal de Gatchina selon laquelle le service forestier, le comité créé pour les besoins de la réforme foncière et le comité de gestion du patrimoine de l’État, devenu en 2004 l’agence fédérale, ne pouvaient pas ignorer que l’État avait perdu depuis 1991 la propriété et la possession du terrain en question et que celui‑ci avait été divisé et revendu (paragraphes 26-27 ci-dessus). La Cour rappelle à cet égard que l’État ne peut à bon droit se prévaloir de son organisation interne ou d’une distinction entre les différentes autorités publiques (Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 76, CEDH 2007-V (extraits)).

79.  En résumé, les autorités ont d’un côté fait preuve d’inertie – elles ont omis d’enregistrer le droit de propriété de l’État sur le terrain et la catégorisation de celui-ci en tant que terrain relevant des ressources forestières, elles sont restées inactives pendant près de vingt-quatre ans alors qu’elles savaient que l’État avait perdu la possession et la propriété du terrain, et elles ont permis l’abandon et la destruction progressive de la forêt dont celui-ci était couvert (voir, a contrario, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 33, 17 décembre 2019, affaire où les autorités ont réagi rapidement). D’un autre côté, elles ont validé la catégorisation et l’affectation du terrain ainsi que les transactions portant sur celui-ci et sur les parcelles issues de sa division. En agissant de la sorte, les autorités ont manqué à leur devoir d’agir en temps utile et avec diligence.

80.  En outre, en statuant sur l’action en revendication engagée par l’État, la juridiction d’appel – qui a admis la bonne foi des requérants (sur ce point, voir les paragraphes 83-85 ci‑dessous) – n’a pas procédé à une mise en balance des intérêts concurrents, publics et privés : elle s’est bornée à constater que le terrain litigieux avait toujours été propriété de l’État et qu’il ne pouvait pas être privatisé. La Cour considère que la juridiction n’a tenu aucun compte de la bonne foi des acquéreurs, contrairement aux exigences conventionnelles et aux indications des Cours suprême et constitutionnelle (paragraphes 52-57 ci-dessus).

81.  Par ailleurs, alors que le tribunal de Gatchina avait indiqué que le but d’utilité publique aurait pu être atteint par l’application de mesures moins drastiques, par exemple au moyen du rachat par l’État des parcelles des requérants ou de l’attribution aux intéressés d’autres parcelles équivalentes (paragraphe 28 ci-dessus), la juridiction d’appel n’a pas envisagé ces possibilités.

82.  La Cour note de surcroît que la cour régionale a conclu que la prescription ne devait pas être utilisée comme un moyen de légitimer des agissements illicites commis au détriment du propriétaire – l’État – et que l’agence fédérale n’avait eu connaissance de la violation des droits de l’État qu’après en avoir été informée par le parquet (paragraphe 30 ci-dessus), alors que, selon les constatations faites par le tribunal (paragraphe 27 ci‑dessus), non contredites par la cour régionale, plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis la première transaction avec le terrain. Non seulement cette approche va à l’encontre de l’arrêt de la Cour supérieure de commerce (paragraphe 60 ci-dessus), mais encore elle prive d’effet réel les règles de prescription établies par la loi en faisant dépendre la prescription des résultats des vérifications faites par le parquet, lesquelles peuvent être menées sur plusieurs années, voire plusieurs décennies, après la privatisation d’un bien immobilier. Cela donne un avantage disproportionné aux autorités publiques (comparer avec Zouboulidis c. Grèce (no 2), n36963/06, §§ 32 et 35, 25 juin 2009), rend les actions en revendication virtuellement imprescriptibles et contribue à créer une insécurité sur le marché de l’immobilier.

3) Le comportement des requérants dans la présente affaire

83.  La Cour observe qu’il n’a jamais été allégué que les requérants eussent été de mauvaise foi ou négligents lors de l’achat des parcelles. Pour sa part, elle ne décèle aucun élément permettant de penser que ce soit le cas (voir, a contrario, Maltsev et autres, précité, § 34), eu égard en particulier au droit interne et à la présomption de bonne foi applicable en la matière (paragraphes 50-54 ci‑dessus).

84.  Par ailleurs, les forêts situées sur le territoire des municipalités ne constituaient pas des ressources forestières selon l’ancien code forestier, et pouvaient se trouver sur des terrains ne relevant pas des ressources forestières selon le nouveau code forestier (paragraphes 39 et 41 ci-dessus), de sorte qu’elles pouvaient être privatisées.

85.  De l’avis de la Cour, il résulte de ce qui précède que les requérants, étant de bonne foi, se fiant aux autorités et disposant de moyens réduits pour déceler les irrégularités affectant les acquisitions des parcelles (paragraphe 57 ci-dessus), pouvaient légitimement croire qu’en achetant des parcelles dont certaines au moins étaient boisées, situées sur le territoire de la municipalité Siverski, ils agissaient conformément à la loi et qu’ils étaient juridiquement en sécurité.

86.  Or, ni la bonne foi des requérants, ni le fait que la situation ne leur était pas imputable n’ont joué le moindre rôle dans la procédure interne (Zhidov et autres, précité, § 110).

  1. Conclusion

87.  Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que les requérants, qui n’avaient commis aucune faute, ont dû subir les conséquences des erreurs des autorités et de l’application rigide des dispositions relatives à la revendication, sans qu’il leur soit versé aucune forme d’indemnisation. Partant, le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants a été rompu.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Semenov c. Russie du 16 mars 2021 requête n° 17254/15

Article 1 du Protocole 1 : L’annulation du droit de propriété du requérant sur une parcelle de terrain au profit de la municipalité : violation du droit au respect de la propriété.

L’affaire concerne l’annulation du droit de propriété que le requérant avait sur une parcelle de terrain destinée au maraîchage qu’il avait achetée à une personne physique, et la réintégration de cette parcelle dans le patrimoine municipal d’Omsk à la demande du procureur. La Cour considère que les juridictions internes n’ont pas procédé à une mise en balance des intérêts publics et privés concurrents. Elles se sont bornées à considérer qu’il était interdit de créer en ville des parcelles destinées au maraîchage et en ont déduit que la ville d’Omsk avait été dépossédée de la parcelle contre sa volonté. En particulier, les tribunaux n’ont pas envisagé la possibilité de protéger le droit de propriété du requérant en l’absence de raisons impératives de réintégrer la parcelle en cause dans le patrimoine municipal. La Cour observe également que le procureur a engagé l’action en revendication presque quatre ans après l’achat de la parcelle par le requérant. En prenant pour point de départ du délai de prescription la fin des vérifications faites par le procureur, les juridictions internes ont en l’espèce privé d’effet réel les règles de prescription établies par la loi et ont donné un avantage disproportionné aux autorités. Une telle approche des tribunaux rend les actions en revendication virtuellement imprescriptibles et contribue à créer une insécurité juridique sur le marché de l’immobilier.

Art 1 P1 • Annulation des titres de propriété sur une parcelle de terrain achetée à une personne physique et réintégration de celle-ci dans le patrimoine municipal • Absence d’impératif public absolu et peut-être de nécessité • Charge exorbitante supportée par le requérant • Juste équilibre rompu au détriment du requérant

FAITS

Le requérant, M. Andrey Mikhaylovich Semenov, est un ressortissant russe, né en 1974 et résidant à Omsk. M. Semenov était propriétaire à Omsk d’une parcelle de terrain (n° 23 au cadastre) en zone résidentielle sur laquelle était édifiée sa maison. Le 6 décembre 2007, Mme G. demanda à l’administration municipale d’Omsk l’attribution d’une parcelle de terrain pour maraîchage. Le 25 décembre 2008, la direction municipale lui attribua une parcelle, en zone résidentielle, attenante à celle de M. Semenov. En mai 2009, elle fut enregistrée au cadastre sous le n° 24, en tant que parcelle destinée au maraîchage. En septembre 2009, la direction municipale octroya la propriété de la parcelle n° 24 à Mme G., puis établit l’acte de vente au mois de décembre 2009.

Le 12 mars 2010, M. Semenov acheta la parcelle n° 24 à Mme G., et fit inscrire son droit de propriété au registre unifié et installa sur la parcelle un garage, une serre, un poulailler et une aire de jeux. Le 12 février 2014, le procureur de la ville d’Omsk assigna en justice M. Semenov et la direction municipale, demandant l’annulation du droit de propriété de M. Semenov sur la parcelle n° 24 et sa réintégration dans le patrimoine municipal d’Omsk. Le 30 avril 2014, le tribunal rendit son jugement. Il indiqua que dans la zone résidentielle d’Omsk, les parcelles étaient à usage principal de construction et ne pouvaient être exclusivement utilisées pour le maraîchage. Le tribunal estima qu’en affectant la parcelle à un usage de maraîchage et en l’aliénant, la direction municipale avait outrepassé ses pouvoirs. Le tribunal jugea que le contrat de vente passé entre la direction municipale et Mme G. avait été conclu en violation de la procédure applicable. En conséquence, le tribunal annula le contrat de vente passé entre la direction municipale et Mme G. ainsi que celui conclu entre Mme G. et M. Semenov, ordonna la radiation de la mention du droit de propriété de M. Semenov sur la parcelle n° 24 et la réintégration de celle-ci dans le patrimoine municipal d’Omsk. M. Semenov contesta ce jugement devant la cour régionale d’Omsk qui rejeta son appel. Ses pourvois en cassation, puis devant la Cour suprême essuyèrent des refus. Après l’introduction de la requête devant la Cour, la mention du droit de propriété de M. Semenov sur la parcelle n° 24 fut rayée du registre unifié. M. Semenov demanda à la direction municipale d’effectuer un redécoupage des terrains (перераспределение земель) aux fins d’augmenter la superficie de sa propre parcelle n° 23. Par un jugement rendu le 18 février 2016, le tribunal ordonna à la direction municipale de procéder au redécoupage demandé. En application de ce jugement, deux parcelles nouvellement issues de ce redécoupage furent inscrites au cadastre sous de nouveaux numéros. En août 2016, la direction municipale et M. Semenov conclurent un acte par lequel M. Semenov devint propriétaire d’une des nouvelles parcelles à destination de construction d’un bâtiment à usage individuel avec terrain attenant, pouvant être utilisé pour le jardinage. Le jugement du 30 avril 2014 ne fut pas exécuté dans la partie relative à la réintégration de la parcelle n° 24 dans le patrimoine municipal.

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour estime que l’annulation du droit de propriété du requérant s’analyse en une « privation de propriété » et note qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la mesure litigieuse répondait à un but d’utilité publique. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. En même temps, le principe de « bonne gouvernance » exige que les autorités agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente, dans tous les cas où, corrigeant leurs propres erreurs, elles se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens. En ce qui concerne le comportement des autorités dans la présente affaire, la Cour relève que les autorités fédérales ont inscrit la parcelle litigieuse (n° 24) au cadastre en tant que destinée au maraîchage, et qu’elles ont enregistré le droit de propriété de Mme G., puis du requérant sur cette parcelle sans déceler d’irrégularités. Par ailleurs, l’enregistrement du droit de propriété immobilière est un acte juridique valant reconnaissance de ce droit par l’Etat, et l’autorité chargée de l’enregistrement avait le pouvoir de rejeter la demande d’enregistrement au cas où elle n’aurait pas été certaine du pouvoir de disposition du cédant. Au moment de l’enregistrement du droit de propriété de Mme G., cette autorité aurait pu détecter l’excès de pouvoir commis par la direction municipale en réalisant une expertise des documents présentés par Mme G. En ce qui concerne les autorités locales, la Cour observe en outre que la direction de la gestion du patrimoine municipal a adopté plusieurs actes qui validaient la vente de la parcelle à Mme G. aux fins de maraîchage. Elle estime donc que les autorités n’ont pas agi en temps utile et avec cohérence. La Cour considère que les juridictions internes n’ont pas procédé à une mise en balance des intérêts publics et privés concurrents. Elles se sont bornées à considérer qu’il était interdit de créer en ville des parcelles destinées au maraîchage et à en déduire que la ville d’Omsk avait été dépossédée de la parcelle contre sa volonté. En particulier, les tribunaux n’ont pas envisagé la possibilité de protéger le droit de propriété du requérant en l’absence de raisons impératives de réintégrer la parcelle en cause dans le patrimoine municipal. Enfin, la Cour observe que le procureur a engagé l’action en revendication presque quatre ans après l’achat de la parcelle par le requérant. Ainsi, en prenant pour point de départ du délai de prescription la fin des vérifications faites par le procureur, les juridictions internes ont en l’espèce privé d’effet réel les règles de prescription établies par la loi et ont donné un avantage disproportionné aux autorités. Une telle approche des tribunaux rend les actions en revendication virtuellement imprescriptibles et contribue à créer une insécurité juridique sur le marché de l’immobilier. En ce qui concerne le comportement du requérant, la Cour note que selon le code de l’urbanisme, les activités d’horticulture sont possibles dans les zones résidentielles et tient la différence assez subtile entre les activités de maraîchage et d’horticulture. Aussi, compte tenu de la permission légale et du comportement des autorités, en l’absence de tout autre motif permettant d’incliner vers la mauvaise foi ou la négligence du requérant, la Cour estime que l’intéressé a pu légitimement croire qu’en achetant la parcelle, il agissait conformément à la loi et qu’il était juridiquement en sécurité. La Cour note qu’après l’annulation du droit de propriété du requérant sur la parcelle litigieuse, à l’issue de la procédure de redécoupage des terrains, l’intéressé a pu racheter une partie de cette parcelle et a conservé la possession sans droit ni titre de l’autre partie, à présent propriété municipale, enregistrée sous un autre numéro cadastral. Ces faits, ainsi que le manquement de la ville d’Omsk à demander l’exécution forcée du jugement du 30 juin 2014 dans le délai légal de trois ans ont compromis la réintégration de la parcelle dans le patrimoine municipal. Il en découle, premièrement, que la réintégration de la parcelle dans le patrimoine municipal ne constituait pas un impératif public absolu ni peut-être même une nécessité, et deuxièmement, que le requérant a dû supporter des conséquences négatives réelles en raison de l’ingérence portée dans le droit au respect de ses biens. La Cour conclut que les autorités internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété du requérant auquel elles ont fait supporter une charge exorbitante. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

CEDH

a) Sur la nature de l’ingérence

53.  Le droit de propriété du requérant sur la parcelle a été annulé un peu plus de quatre ans après l’achat de cette parcelle. La Cour observe il s’agit d’un contentieux opposant le requérant – particulier – à la collectivité publique (voir, a contrario, Kanevska c. Ukraine (déc.), no 73944/11, 17 novembre 2020, s’agissant d’un litige purement privé). Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’annulation rétroactive d’un titre de propriété valide constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, §§ 87-88, 8 juillet 2008, Şatır c. Turquie, no 36192/03, § 31, 10 mars 2009, Silahyürekli c. Turquie, no 16150/06, § 33, 26 novembre 2013, Maksymenko et Gerasymenko c. Ukraine, no 49317/07, § 50, 16 mai 2013, Vukušić c. Croatie, no 69735/11, § 50, 31 mai 2016, avec les références qui y sont citées, et Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 61, 5 décembre 2017). Elle ne voit aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Ainsi, elle estime que l’annulation du droit de propriété du requérant s’analyse en une « privation de propriété ».

b)  Sur la justification de l’ingérence

54.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante, selon laquelle, pour être conforme à l’article 1 du Protocole no 1, toute mesure doit être opérée « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’utilité publique et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.

  1. Sur la légalité et le but d’utilité publique de l’ingérence

55.  Le requérant soutient que l’ingérence litigieuse n’était pas légale, pour deux raisons. Premièrement, il affirme que contrairement à ce qu’ont conclu les tribunaux russes, la ville d’Omsk avait bien exprimé sa volonté de disposer de la parcelle no 24, et que dès lors, il était juridiquement impossible de réintégrer cette parcelle dans le patrimoine municipal en vertu de l’article 302 du code civil. Deuxièmement, il estime que l’action engagée par le procureur aurait dû être rejetée pour cause de prescription.

56.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012).

57.  En l’espèce, eu égard en particulier à l’application de l’article 302 du code civil et des règles de la prescription par les tribunaux, elle demeure dubitative quant au point de savoir si la mesure litigieuse peut passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Toutefois, rappelant qu’elle ne dispose que d’une compétence limitée pour contrôler le respect du droit interne, la Cour n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que la mesure méconnaît l’article 1 du Protocole no 1 pour d’autres raisons (paragraphes 60 et suivants ci-dessous ; voir, pour une approche similaire, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 105, et Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 95, 17 novembre 2016).

58.  La Cour note ensuite qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la mesure litigieuse répondait à un but d’utilité publique, à savoir la gestion des terrains par les autorités et le respect des règles d’urbanisme.

  1. Sur la proportionnalité de l’ingérence

1) Les principes généraux relatifs à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit au respect des biens

59.  La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en jeu. Les aspects examinés par la Cour varient d’une affaire à une autre et dépendent des faits et de l’ingérence en cause. Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 54, série A no 108, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018). Plus particulièrement, lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. La Cour examine également les conséquences de l’ingérence pour le requérant et, en cas de privation de propriété, le point de savoir s’il a été indemnisé et selon quelles modalités (Turgut et autres, précité, § 91, et les références qui y sont citées). Elle rappelle à cet égard que lorsque, en corrigeant leurs propres erreurs, les autorités se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens, le principe de la bonne gouvernance (good governance) exige qu’elles agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, n39210/07, § 80, 4 mai 2017, Beinarovič et autres c. Lituanie, nos 70520/10 et 2 autres, §§ 138-139, 12 juin 2018, et, dernièrement, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 32, 17 décembre 2019), et qu’elles veillent aussi à ne pas corriger ce type d’erreurs au détriment du particulier concerné, surtout en l’absence d’un autre intérêt privé qui irait dans le sens contraire (voir, mutatis mutandis, Gladysheva c. Russie, n7097/10, § 80, 6 décembre 2011, et Beinarovič et autres, précité, § 140, et les références qui y sont citées).

2)  Le comportement des autorités dans la présente affaire

60.  La Cour relève que les autorités fédérales ont inscrit la parcelle litigieuse au cadastre en tant que parcelle destinée au maraîchage, et ont enregistré le droit de propriété de Mme G. puis du requérant sur celle‑ci sans déceler d’irrégularités.

61.  Or le service du cadastre était compétent pour rejeter la demande d’inscription cadastrale si les informations soumises étaient contradictoires ou incomplètes et si les documents présentés ne satisfaisaient pas aux exigences légales ou si la parcelle créée n’était pas en conformité avec les dispositions légales applicables notamment en matière d’urbanisme (paragraphes 34-35 ci-dessus).

62.  Par ailleurs, l’enregistrement du droit de propriété immobilière était, et reste à ce jour, un acte juridique valant reconnaissance par l’État du droit en question, effectué après une « expertise juridique » des documents présentés à cette fin, et l’autorité chargée de l’enregistrement avait le pouvoir de rejeter la demande d’enregistrement si elle n’était pas certaine du pouvoir de disposition du cédant (paragraphes 30-33 ci-dessus). Certes, il peut être admis que lorsqu’elle a traité la demande d’enregistrement du droit de propriété du requérant, l’autorité chargée de l’enregistrement, n’ayant à sa disposition que le contrat de vente, ne pouvait pas vérifier si la direction municipale avait agi en excès de pouvoir (voir, mutatis mutandis, Zhidov et autres c. Russie, nos 54490/10 et 3 autres, § 101, 16 octobre 2018, et Kvyatkovksiy c. Russie (déc.), no 6390/18, § 31, 18 octobre 2018). En revanche, avant cela, au moment de l’enregistrement du droit de propriété de Mme G., cette autorité aurait pu détecter l’excès de pouvoir commis par la direction municipale, en réalisant une « expertise juridique » des documents que Mme G. avait présentés. Or, la présence d’un tel excès de pouvoir constituait un obstacle à l’enregistrement du droit de propriété de la venderesse du requérant, en amont à l’achat de la parcelle par lui.

63.  Quant aux autorités locales, la Cour observe que la direction de la gestion du patrimoine municipal – une entité de la municipalité – a adopté plusieurs actes qui validaient la vente de la parcelle à Mme G. aux fins de maraîchage : le plan parcellaire, trois décisions municipales et le contrat de vente (paragraphes 6, 7 et 9 ci‑dessus). Elle considère que ces actes témoignaient de la volonté de la ville d’être dépossédée de cette parcelle, au sens de l’article 302 du code civil. Elle estime que la ville d’Omsk, en tant que collectivité publique, ne pouvait pas se prévaloir des particularités de son organisation institutionnelle pour exciper d’une absence de volonté de disposer du bien, et que, par conséquent, les questions tenant à la répartition des compétences entre les différentes entités municipales et régionales étaient sans incidence sur cette volonté apparente (voir, mutatis mutandis, Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 76, CEDH 2007‑V (extraits).

64.  La Cour considère ainsi qu’en agissant de la sorte, les autorités fédérales et locales ont, d’un côté, manqué à leur devoir d’agir en temps utile et avec diligence, et, d’un autre côté, ont validé l’affectation de la parcelle au maraîchage et la licéité des transactions dont celle-ci a fait l’objet et ont exprimé la volonté de disposer de ce bien.

65.  En outre, en appliquant l’article 302 du code civil à l’action en revendication engagée par le procureur, les juridictions internes n’ont pas procédé à une mise en balance des intérêts concurrents, publics et privés, contrairement aux exigences conventionnelles : elles se sont bornées à considérer qu’il était interdit de créer en ville des parcelles destinées au maraîchage et à en déduire que la ville d’Omsk avait été dépossédée de la parcelle contre sa volonté. En particulier, les tribunaux n’ont pas envisagé la possibilité de protéger le droit de propriété du requérant en l’absence de raisons impératives de réintégrer la parcelle dans le patrimoine municipal (sur l’absence de telles raisons, voir paragraphe 71 ci-dessous).

66.  Enfin, la Cour observe que le procureur a engagé l’action en revendication presque quatre ans après l’achat de la parcelle par le requérant, après que l’intéressé eut déjà exploité celle-ci et y eut installé certains ouvrages. Or il appartient à ce représentant de l’État d’apprécier l’opportunité de mener ces vérifications et d’engager les poursuites lesquelles peuvent être menées sur plusieurs années, voire décennies. Ainsi, de l’avis de la Cour, en prenant pour point de départ du délai de prescription la fin des vérifications faites par le procureur, les juridictions internes ont en l’espèce privé d’effet réel les règles de prescription établies par la loi et ont donné un avantage disproportionné aux autorités (comparer avec Zouboulidis c. Grèce (no 2), n36963/06, §§ 32 et 35, 25 juin 2009). Plus généralement, de l’avis de la Cour, une telle approche des tribunaux rend les actions en revendication virtuellement imprescriptibles et contribue à créer une insécurité juridique sur le marché de l’immobilier.

3) Le comportement du requérant dans la présente affaire

67.  La Cour note que la juridiction d’appel a considéré que le requérant aurait dû savoir que la zone entourant sa maison était une zone résidentielle où les parcelles ne pouvaient pas être exploitées pour des activités de maraîchage. Elle note en même temps que, selon l’article 35 du code de l’urbanisme, les activités d’horticulture sont possibles dans les zones résidentielles (paragraphe 29 ci-dessus). Elle est d’avis que la différence entre les activités de maraîchage et les activités d’horticulture est plutôt subtile.

68.  Aussi, compte tenu de la permission légale précitée et du comportement des autorités (paragraphes 60-64 ci-dessus), et en l’absence de tout autre motif permettant de penser que le requérant a été de mauvaise foi ou négligent (voir, en particulier, le droit applicable en la matière, paragraphes 38-41 ci-dessus), la Cour estime que l’intéressé a pu légitimement croire qu’en achetant la parcelle, il agissait conformément à la loi et était juridiquement en sécurité. Elle note par ailleurs que le juge unique de la cour régionale d’Omsk a confirmé la bonne foi de l’intéressé (paragraphe 19 ci-dessus).

69.  Enfin, pour ce qui est de l’argument du Gouvernement consistant à dire que le requérant n’a pas saisi l’opportunité de demander à Mme G. le remboursement du prix qu’il lui avait payé, la Cour constate que c’étaient les autorités qui étaient à l’origine de l’ingérence, et non Mme G., dont la bonne foi n’a jamais été remise en question. En outre, elle n’exclut pas que, à la date du prononcé du jugement annulant son droit de propriété, le requérant fût déjà forclos à exercer une action en indemnisation contre sa venderesse. Dans ces conditions, elle estime qu’il serait excessif d’exiger de lui qu’il engage une nouvelle procédure marquée par une totale incertitude quant à une chance raisonnable de succès et dont le Gouvernement n’a pas démontré l’effectivité pratique, et que, par ailleurs, faire porter le fardeau par un autre particulier de bonne foi n’aiderait pas à restaurer l’équilibre voulu (Gladysheva, précité, § 81, et Zhidov et autres, précité, §§ 111-113, avec les références citées).

4) Les faits survenus après l’annulation du droit de propriété du requérant

70.  Après l’annulation du droit de propriété du requérant sur la parcelle litigieuse, à l’issue de la procédure de redécoupage des terrains, l’intéressé a pu racheter une partie de cette parcelle moyennant un prix de plus de 3 600 EUR, et il a conservé la possession, sans droit ni titre, de l’autre partie de la parcelle, qui est à présent une propriété municipale, enregistrée sous un autre numéro cadastral. Ces faits, combinés avec le manquement de la ville d’Omsk à demander l’exécution forcée du jugement du 30 juin 2014 dans le délai légal de trois ans (paragraphe 45 ci-dessus), ont compromis la réintégration de la parcelle dans le patrimoine municipal.

71.  La Cour estime que deux conclusions, contraires à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 52 ci-dessus), découlent de ce qui précède. D’une part, la réintégration de la parcelle dans le patrimoine municipal ne constituait pas un impératif public absolu, et n’était peut-être pas nécessaire du tout. D’autre part, le requérant a dû supporter des conséquences négatives réelles en raison de l’ingérence portée dans son droit au respect de ses biens.

  1. Conclusion

72. Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que les autorités internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété du requérant, et qu’elles ont fait supporter à l’intéressé une charge exorbitante.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Seregin et autres c. Russie du 16 mars 2021 requêtes n o 31686/16, n° 45709/16, n° 50002/16, n° 3706/18, n° 24206/18

Art 1 du Protocole 1 : Annulation de titres de propriété privée sur des terrains au profit des municipalités : violation des droits à la protection de la propriété des requérants

L’affaire concerne l’annulation par les tribunaux, au profit de municipalités, des titres de propriété des requérants au motif que les transferts initiaux de propriété – les privatisations – avaient été illicites. La Cour observe que le système légal et administratif russe d’enregistrement de la propriété foncière, tel qu’il était en vigueur dans les années 1990-2000, comportait des lacunes. Il ne permettait pas de retracer l’historique d’une parcelle de terrain donnée, de déterminer l’identité des précédents propriétaires, et parfois même, en l’absence d’arpentage, d’en établir l’emplacement et les limites. Ce système favorisait les fraudes dans le domaine foncier. Par ailleurs, l’autorité chargée de l’enregistrement réalisait une « expertise juridique » des documents présentés, et se trouvait compétente pour rejeter la demande d’enregistrement si elle n’était pas certaine du pouvoir de disposition du cédant. De son côté, le service du cadastre avait le pouvoir de rejeter la demande d’inscription cadastrale si les informations soumises étaient contradictoires ou incomplètes ou si les documents ou les parcelles créées ne satisfaisaient pas aux exigences légales. Par ailleurs, que les administrations municipales chargées du contrôle municipal foncier disposaient des instruments juridiques et des moyens factuels pour se rendre compte, en temps utile, qu’elles perdaient la propriété et la possession des parcelles litigieuses et pouvaient alors empêcher les reventes des parcelles. La Cour conclut que les requérants, n’ayant commis aucune faute, ont dû subir les conséquences de faits imputables exclusivement au système interne, aux autorités et à des tiers. Ils n’ont reçu aucune indemnisation pour la privation de leurs biens et le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants a été rompu.

Art 1 P1 • Annulation des titres de propriété sur des parcelles de terrain acquises auprès de tiers et réintégration de celles-ci dans le patrimoine municipal • Absence de faute des requérants ayant subi les conséquences de faits imputables exclusivement au système interne, aux autorités et à des tiers, et de l’application rigide des dispositions sur la revendication • Absence d’indemnisation • Juste équilibre rompu au détriment des requérants

CEDH

a) Sur la nature de l’ingérence

89.  En l’espèce, le droit de propriété des requérants sur les parcelles a été annulé quelques années après les acquisitions de ces parcelles. La Cour observe d’emblée il s’agit d’un contentieux opposant les requérants – particuliers – aux collectivités publiques (voir, a contrario, Kanevska c. Ukraine (déc.), no 73944/11, 17 novembre 2020, s’agissant d’un litige purement privé). Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’annulation rétroactive d’un titre de propriété valide constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, §§ 87-88, 8 juillet 2008, Şatır c. Turquie, no 36192/03, § 31, 10 mars 2009, Silahyürekli c. Turquie, no 16150/06, § 33, 26 novembre 2013, Maksymenko et Gerasymenko c. Ukraine, no 49317/07, § 50, 16 mai 2013, Vukušić c. Croatie, no 69735/11, § 50, 31 mai 2016, avec les références qui y sont citées, et Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 61, 5 décembre 2017). Elle ne voit aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Ainsi, elle estime que l’annulation des droits de propriété des requérants s’analyse en une « privation de propriété ».

b)  Sur la justification de l’ingérence

90.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, pour être conforme à l’article 1 du Protocole no 1, toute mesure doit être mise en œuvre « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’utilité publique et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.

  1. Sur la légalité et le but d’utilité publique de l’ingérence

91.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012).

92.  En l’espèce, eu égard en particulier à l’application de l’article 302 du code civil et des règles de la prescription par les tribunaux, elle demeure dubitative quant au point de savoir si la mesure litigieuse peut passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Toutefois, rappelant qu’elle ne dispose que d’une compétence limitée pour contrôler le respect du droit interne, la Cour n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que la mesure méconnaît l’article 1 du Protocole no 1 pour d’autres raisons (paragraphes 95 et suivants ci-dessous ; voir, pour une approche similaire, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 105, et Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 95, 17 novembre 2016).

93.  La Cour estime ensuite que la mesure en question répondait à un but d’utilité publique, à savoir la gestion des terrains par les autorités municipales.

  1. Sur la proportionnalité de l’ingérence

1)  Les principes généraux relatifs à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit au respect des biens

94.  La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en jeu. Les aspects examinés par la Cour varient d’une affaire à une autre et dépendent des faits et de l’ingérence en cause. Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 54, série A no 108, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018). Plus particulièrement, lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. La Cour examine également les conséquences de l’ingérence pour le requérant et, en cas de privation de propriété, le point de savoir s’il a été indemnisé et selon quelles modalités (Turgut et autres, précité, § 91, et les références qui y sont citées). Elle rappelle à cet égard que lorsque, en corrigeant leurs propres erreurs, les autorités se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens, le principe de la bonne gouvernance (good governance) exige qu’elles agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, n39210/07, § 80, 4 mai 2017, Beinarovič et autres c. Lituanie, nos 70520/10 et 2 autres, §§ 138-139, 12 juin 2018, et, dernièrement, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 32, 17 décembre 2019), et qu’elles veillent aussi à ne pas corriger ce type d’erreurs au détriment du particulier concerné, surtout en l’absence d’un autre intérêt privé qui irait dans le sens contraire (voir, mutatis mutandis, Gladysheva c. Russie, n7097/10, § 80, 6 décembre 2011, et Beinarovič et autres, précité, § 140, et les références qui y sont citées).

2) Le comportement des autorités agissant dans le cadre du système légal et administratif interne

95.  Avant de se pencher sur le comportement des autorités internes, la Cour examinera le système légal et administratif russe en vigueur dans les années 1990-2000.

96.  Ce système, qui est au cœur de la présente affaire, était le suivant. À partir des années 1990, les personnes physiques eurent la possibilité de devenir propriétaires de terrains. Or, jusqu’en 1997, il n’existait pas en Russie de registre unifié recensant les titres de propriété foncière. De plus, même après 1997, l’enregistrement des droits de propriété nés avant 1998 n’était pas une obligation mais une simple possibilité ouverte aux titulaires de ces droits. L’enregistrement du droit de propriété immobilière était, et reste à ce jour, un acte juridique valant reconnaissance par l’État du droit en question, effectué après une « expertise juridique » des documents présentés à cette fin. Cependant, dans le cas du droit de propriété portant sur des parcelles octroyées à des fins de construction individuelle ou d’agriculture vivrière, l’enregistrement était réalisé selon une procédure simplifiée : pour l’obtenir, il suffisait de présenter l’acte délivré par l’autorité locale. L’absence d’arpentage ne faisait obstacle ni à l’inscription d’une parcelle au cadastre d’État ni à l’enregistrement du droit de propriété sur cette parcelle. Enfin, le procédé de « délimitation de la propriété foncière » n’a été introduit qu’en 2001, et il n’est toujours pas obligatoire actuellement (paragraphes 50-58 ci-dessus). Rien n’empêchait, dès lors, les administrations locales de disposer de terrains sans les avoir fait délimiter au préalable.

97.  La Cour considère que ce système comportait des lacunes en ce qu’il entravait la possibilité de retracer l’historique d’une parcelle de terrain donnée, de déterminer qui en avaient été les précédents propriétaires, et parfois même, en l’absence d’arpentage, d’en établir l’emplacement et les limites (Karpov c. Russie [comité], no 53099/10, §§ 59-60, 30 juin 2020). Elle estime que ces lacunes facilitaient les fraudes en matière foncière (voir également, dans le même ordre d’idées, les considérations exposées dans le raisonnement de la Cour constitutionnelle, au paragraphe 69 ci-dessus).

98.  Se tournant vers la présente affaire, elle observe qu’il n’y a pas eu de « délimitation de la propriété foncière » et qu’aucun droit de propriété municipal, régional ou fédéral n’a été enregistré sur les parcelles litigieuses. Par ailleurs, ces parcelles n’ont été arpentées et inscrites au cadastre d’État qu’entre 2007 et 2010, à l’initiative de personnes physiques – les premiers acquéreurs des terres.

99.  La Cour note également que l’autorité chargée de l’enregistrement et le service du cadastre n’ont émis aucune objection quant aux parcelles litigieuses. Or la première de ces autorités réalisait une « expertise juridique » des documents présentés, et était compétente pour rejeter la demande d’enregistrement si elle n’était pas certaine du pouvoir de disposition du cédant (paragraphes 52 et 56 ci-dessus). De son côté, le service du cadastre avait le pouvoir de rejeter la demande d’inscription cadastrale si les informations soumises étaient contradictoires ou incomplètes ou si les documents ou les parcelles créées ne satisfaisaient pas aux exigences légales (paragraphes 59-61 ci-dessus).

100.  Certes, il n’est pas toujours aisé d’identifier le caractère faux d’un document présenté comme étant authentique, même lors d’un contrôle documentaire. La Cour estime donc concevable que personne en l’espèce – ni les deux autorités susmentionnées, ni les notaires dans les requêtes nos 31686/16 et 45709/16, ni les autorités municipales – n’ait décelé de falsification des documents justificatifs du droit de propriété sur les parcelles, d’autant plus que dans la requête no 3706/18 un maire, un clerc de notaire et un fonctionnaire étaient impliqués dans les délits (paragraphes 36‑37 ci‑dessus).

101.  En revanche, la Cour constate que les administrations municipales étaient chargées du contrôle municipal foncier (paragraphe 75 ci‑dessus), de sorte qu’elles disposaient des instruments juridiques et des moyens factuels pour se rendre compte bien avant les vérifications du procureur ou l’ouverture des enquêtes pénales qu’elles avaient perdu la propriété et la possession des parcelles litigieuses et pour empêcher les reventes des parcelles. Ce constat s’impose plus particulièrement dans les affaires faisant l’objet des requêtes nos 31686/16 et 45709/16, dans lesquelles l’administration avait participé aux opérations d’arpentage des parcelles, et dans l’affaire objet de la requête no 50002/16, dans laquelle l’administration avait modifié l’affectation du terrain.

102.  Par ailleurs, il est surprenant que, même après l’ouverture des enquêtes pénales dans les affaires faisant l’objet des requêtes nos 3706/18 et 24206/18, les autorités n’aient rien fait – par exemple, imposer des saisies provisoires sur les parcelles visées par ces procédures pénales ou interdire les transactions portant sur ces parcelles – pour empêcher les requérants d’acquérir de telles parcelles (voir, mutatis mutandis, Alentseva c. Russie, no 31788/06, § 75, 17 novembre 2016).

103.  De l’avis de la Cour, en agissant dans ce cadre juridique lacunaire (paragraphe 97 ci-dessus) et en commettant les omissions relevées ci‑dessus, les autorités ont manqué à leur devoir d’agir en temps utile et avec diligence.

104.  En outre, en appliquant l’article 302 du code civil aux actions en revendication engagées par les autorités, les juridictions internes – qui ont pour la plupart admis la bonne foi des requérants (sur ce point, voir les paragraphes 108-110 ci-dessous) – n’ont pas procédé à une mise en balance des intérêts concurrents, publics et privés, contrairement aux exigences conventionnelles et aux préconisations de la Cour constitutionnelle (paragraphe 67 ci-dessus) : elles se sont bornées à constater que les transferts de propriété initiaux avaient été illicites et à en déduire automatiquement que les municipalités avaient été dépossédées des terrains contre leur volonté.

105.  En particulier, les juridictions n’ont envisagé ni la possibilité de protéger le droit de propriété des requérants en l’absence de raisons impératives d’intérêt public de réintégrer les parcelles dans les patrimoines municipaux, ni la possibilité pour l’administration d’indemniser les défendeurs et, le cas échéant, de se retourner contre les personnes condamnées pénalement, en présence de telles raisons impératives (voir aussi, pour un raisonnement similaire, Pchelintseva et autres, précité § 99). Dès lors, la Cour rejette l’argument du Gouvernement selon lequel certains des requérants n’ont pas formé d’action récursoire contre leurs cocontractants (paragraphe 88 ci-dessus).

106.  Dans le même ordre d’idées, elle relève que, dans l’affaire de M. Afentyev (requête no 3706/18), les tribunaux n’ont pas mis en balance l’intérêt du requérant et de sa famille à vivre dans la maison construite sur la parcelle litigieuse avec l’intérêt de la municipalité à faire réintégrer cette parcelle dans le patrimoine municipal.

107.  Enfin, en ce qui concerne les règles de prescription applicables aux actions en revendication, selon lesquelles les personnes morales ne peuvent pas être relevées de la prescription extinctive (paragraphe 73 ci-dessus), la Cour observe que les juridictions internes ont pris pour point de départ du délai de prescription tantôt la date des vérifications faites par le procureur tantôt celle de différents actes adoptés dans le cadre des enquêtes pénales relatives aux fraudes foncières. Or il appartient au procureur d’apprécier l’opportunité d’effectuer ces vérifications et d’engager des poursuites, et une enquête pénale peut durer plusieurs années et s’enliser sans jamais aboutir à un jugement de condamnation. Cette approche des juridictions internes ne prend pas en compte les intérêts légitimes des acquéreurs de bonne foi et donne un avantage disproportionné aux autorités publiques (comparer avec Zouboulidis c. Grèce (no 2), n36963/06, §§ 32 et 35, 25 juin 2009) car elle leur permet d’engager une action en revendication plusieurs années, voire plusieurs décennies, après la privatisation foncière, au détriment des personnes physiques – acquéreurs de bonne foi (en ce concerne l’appréciation de la bonne foi des requérants, voir infra). Plus généralement, elle contribue à créer une insécurité sur le marché de l’immobilier.

3)  Le comportement des requérants

108. Dans les procédures qui ont donné lieu aux requêtes nos 31686/16, 45709/16, 50002/16 et 3706/18, il n’a jamais été allégué que les requérants eussent été de mauvaise foi ou négligents lors de l’achat des parcelles en question. En revanche, dans celle qui a donné lieu à la requête no 24206/18, la cour régionale de Krasnodar a jugé que la requérante n’avait pas démontré sa bonne foi. De l’avis de la Cour, il est difficile de souscrire à cette conclusion. En effet, la cour régionale n’a mentionné aucune action ou omission concrètes qui fût de nature à révéler une mauvaise foi ou une négligence de la part de la requérante, de nature à renverser la présomption de bonne foi (paragraphes 63, 65 et 66 ci-dessus).

109.  La Cour ne décèle, eu égard au droit interne applicable en la matière et, en particulier, à la présomption de la bonne foi dans les relations juridiques (paragraphes 63-66 ci‑dessus), aucun élément de nature à démontrer une négligence ou une mauvaise foi des requérants lors de l’achat des parcelles, ni aucune irrégularité qui leur serait imputable. Elle estime que les intéressés ont agi de bonne foi et que, disposant de moyens limités pour détecter d’éventuelles irrégularités susceptibles d’entacher l’acquisition des parcelles (paragraphe 69 ci-dessus), ils se sont légitimement fiés aux autorités, qui n’ont alors pas démenti par leur comportement le sentiment qu’ils avaient d’agir en conformité avec la loi et d’être juridiquement en sécurité.

110.  La Cour observe enfin qu’il n’a jamais été allégué que les requérants eussent tenté de bénéficier d’un effet d’aubaine dû aux lacunes du système interne (paragraphe 97 ci-dessus). Or ce sont eux qui ont dû finalement supporter les conséquences de ces lacunes (comparer avec Ion Constantin c. Roumanie, no 38515/03, § 42, 27 mai 2010), des agissements frauduleux de tiers et des négligences et omissions des autorités (voir aussi, mutatis mutandis, Pchelintseva et autres, précité, § 98, et Alentseva, précité, § 77) ; et ni leur bonne foi ni le fait que la situation ne leur était pas imputable n’ont joué le moindre rôle dans les procédures internes (Zhidov et autres c. Russie, nos 54490/10 et 3 autres, § 110, 16 octobre 2018, avec les références qui y sont citées).

  1. Conclusion

111.  Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que les requérants, qui n’avaient commis aucune faute, ont dû subir les conséquences de faits imputables exclusivement au système interne, aux autorités et à des tiers, et de l’application rigide des dispositions relatives à la revendication. En même temps, ils n’ont reçu aucune indemnisation pour la privation de leurs biens. Partant, le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants a été rompu.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Kaynar et autres c. Turquie du 7 mai 2019 requêtes nos 21104/06, 51103/06 et 18809/07

Violation article 1 du Protocole 1 : Violation du droit de propriété, faute d’indemnisation : dorénavant, un recours devant la commission d’indemnisation permet d’obtenir un dédommagement

La Cour juge en particulier que la modification législative a privé les requérants de la possibilité d’obtenir le titre de propriété des terrains, alors qu’ils pouvaient légitimement croire qu’ils avaient satisfait à toutes les exigences qui leur auraient permis de se voir reconnaître la qualité de propriétaire. Elle juge aussi que les requérants, qui n’ont reçu aucune indemnité pour l’atteinte à leurs biens, ont dû supporter une charge individuelle exorbitante. La Cour juge aussi que le droit national permet dorénavant d’effacer les conséquences d’une telle violation. En effet, un recours devant la commission d’indemnisation, dont les compétences ont été élargies en mars 2019 par l’ordonnance présidentielle n o 809, permettra aux requérants d’obtenir une indemnisation. Estimant que ce recours représente un moyen approprié de redresser la violation constatée au regard de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention, la Cour décide donc de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention.

Violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable dans un délai raisonnable).

La Cour juge que la durée des procédures (environ 10 ans), dans le cadre des requêtes introduites par deux requérantes, ne répond pas à l’exigence du délai raisonnable. Elle accorde à ces requérantes une satisfaction équitable pour le dommage moral subi.

LES FAITS

En 1993 et 1995, les requérants achetèrent des terrains situés sur l’île de Gökçeada. Ces terrains étaient classés « sites naturels » et ne faisaient l’objet d’aucun titre de propriété. En 1996, lors de la réalisation des travaux cadastraux, ces terrains furent enregistrés au nom du Trésor public. La même année, les requérants saisirent le tribunal cadastral de Gökçeada en vue d’obtenir l’inscription des terrains à leur nom au registre foncier en application des règles relatives à la prescription acquisitive. En 1999, le tribunal fit droit à leur demande, considérant que les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies. Ce jugement fut infirmé par la Cour de cassation, qui estima que les juges de fond n’avaient pas dûment recherché si les terrains litigieux étaient des pâturages, lesquels ne pouvaient pas faire l’objet d’une prescription acquisitive dans un tel cas. En 2004, alors que la procédure devant le tribunal cadastral était en cours, la loi relative à la protection du patrimoine culturel et naturel fut modifiée. Ainsi, les terrains classés « sites naturels » ne pouvaient plus s’acquérir par le jeu de la prescription acquisitive. En conséquence, le tribunal débouta les requérants et ordonna l’inscription des terrains litigieux au nom du Trésor public.

LA CEDH

a)  Sur l’existence d’un bien

32.  La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si les requérants étaient ou non titulaires d’un bien susceptible d’être protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle se sont trouvés les requérants est de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

33.  S’agissant de la portée autonome de la notion de « bien », la Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie (Iatridis c. Grèce [GC], nº 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], nº 33202/96, § 100, CEDH-2000‑I). Il importe donc d’examiner, dans chaque affaire soumise à son examen, si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole nº 1 à la Convention. Dans cette optique, la Cour estime qu’il y a lieu de tenir compte des éléments de droit et de fait suivants.

34.  Elle rappelle que, en droit turc, l’inscription d’un bien immeuble au registre foncier est en principe le seul acte juridique constitutif du droit de propriété (Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie, nos 37639/03 et 3 autres, § 42, 3 mars 2009, et İpseftel c. Turquie, no 18638/05, § 50, 26 mai 2015). À cet égard, elle note qu’il n’est pas contesté que les requérants ne disposaient pas d’un titre de propriété inscrit au registre foncier. Elle observe cependant que, avant la modification législative, les requérants avaient obtenu un jugement de première instance en leur faveur (comparer avec Smokovitis et autres c. Grèce, no 46356/99, § 32, 11 avril 2002). En effet, elle note que, dans son jugement du 7 octobre 1999, le tribunal cadastral de Gökçeada, qui a tranché la cause en première instance, a conclu que les conditions d’acquisition de la propriété par prescription acquisitive étaient réunies. Elle note aussi que, pour établir que les requérants avaient réellement exercé une possession continue sur les terrains en cause, le tribunal a tenu compte d’un certain nombre d’éléments, comme les rapports des expertises agricoles, les déclarations des témoins et des experts locaux et techniques ainsi que des documents présentés par les parties ou recueillis d’office, dont les plans cadastraux et les registres des impôts et du cadastre relatifs aux biens en question (paragraphe 11 ci-dessus).

35.  Quant à la Cour de cassation, la Cour constate que celle-ci, dans son arrêt rendu le 12 octobre 2001, a infirmé le jugement du 7 octobre 1999 au motif que les juges du fond n’avaient pas dûment recherché si les terrains litigieux étaient des pâturages, lesquels ne pouvaient pas faire l’objet d’une acquisition par prescription acquisitive. Elle observe que la Cour de cassation a aussi relevé que, selon les déclarations des témoins et des experts locaux, les requérants n’utilisaient plus le terrain depuis plusieurs années et qu’elle a estimé qu’il y avait lieu de rechercher si les intéressés avaient abandonné la possession et, dans l’affirmative, depuis combien de temps (paragraphe 12 ci-dessus).

36.  La Cour constate que, lors de la procédure qui s’est déroulée après l’infirmation du jugement de première instance par la Cour de cassation, le tribunal a complété le dossier, conformément à la demande de la Cour de cassation. Il a ainsi établi avec certitude que les terrains litigieux n’étaient pas des pâturages (paragraphe 15 ci-dessus). Quant à la question de savoir si les terrains en question avaient réellement été utilisés par les requérants sans interruption, il ressort du dossier que le tribunal avait établi dans son premier jugement que, même si les terrains en question n’étaient pas cultivés depuis un certain temps, cela était dû au fait que du bétail y était élevé (paragraphe 11 ci-dessus). Par ailleurs, lors de la seconde phase de la procédure, les experts et les témoins ont confirmé la possession continue des biens en question par les requérants et aucun élément de fait donnant à penser que ceux-ci avaient abandonné ces biens n’a été identifié (paragraphe 13 ci-dessus).

37.  Par conséquent, de l’avis de la Cour, avant l’intervention de la loi litigieuse, les requérants pouvaient prétendre avoir satisfait à toutes les exigences qui leur auraient permis de se voir reconnaître la qualité de propriétaire relativement aux biens immeubles qu’eux-mêmes ou leurs vendeurs possédaient depuis très longtemps. Ils avaient donc au moins une « espérance légitime » de voir se concrétiser leur créance, c’est-à-dire d’obtenir la reconnaissance effective d’un droit de propriété. La Cour estime que leurs prétentions à être déclarés propriétaires des terrains en question avaient une base suffisante en droit national pour être qualifiées de « valeurs patrimoniales » et donc de « biens » protégés par l’article 1 du Protocole n1 (voir, notamment, Matos e Silva, Lda., et autres c. Portugal, 16 septembre 1996, § 75, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, İpseftel, précité, §§ 56-57, et, mutatis mutandis, Kopecký c. Slovaquie [GC], n44912/98, §§ 35 et 52, CEDH 2004‑IX, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 70, CEDH 2005‑IX, Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı, précité, § 50, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 143-144, 20 mars 2018).

b)  Sur la nature de l’ingérence

38.  Pour la Cour, le cas d’espèce présente des similitudes avec l’affaire İpseftel précitée, qui concernait l’impossibilité pour la requérante d’obtenir le titre de propriété d’un bien immobilier, alors que son donateur avait satisfait à l’exigence de possession paisible et ininterrompue à titre de propriétaire pendant plus de vingt ans. Dans cette affaire, elle rappelle avoir considéré que les décisions judiciaires portant rejet des revendications de propriété de la requérante constituaient une « privation de propriété » au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (İpseftel, précité, § 62).

39.  Par ailleurs, elle indique que, dans l’affaire Maurice précitée, où il était question d’une loi ayant supprimé avec effet rétroactif une partie substantielle des créances en réparation dont les requérants pouvaient légitiment espérer bénéficier, elle a considéré que ladite loi avait entraîné une ingérence dans l’exercice des droits de créance en réparation que l’on pouvait faire valoir en vertu du droit interne en vigueur jusqu’alors et, partant, du droit des requérants au respect de leurs biens. Elle a ainsi conclu que cette ingérence s’analysait en une « privation de propriété » au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Maurice, précité, §§ 79-80).

40.  En l’espèce, la Cour estime opportun de suivre sa jurisprudence précitée. À cet égard, elle observe que, le 14 juillet 2004, l’article 11 de la loi no 2863 a été modifié de manière à étendre sa portée aux sites naturels. Elle estime que cette modification législative a privé les requérants de la possibilité d’obtenir le titre de propriété des biens en question, alors que, comme il a été expliqué ci-dessus (paragraphe 37), les intéressés pouvaient légitimement croire qu’ils avaient satisfait à toutes les exigences qui leur auraient permis de se voir reconnaître la qualité de propriétaire relativement aux biens immeubles qu’eux-mêmes ou leurs vendeurs possédaient depuis très longtemps. La Cour considère donc que la loi litigieuse a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits de propriété que l’on pouvait faire valoir en vertu du droit interne en vigueur jusqu’alors et, partant, du droit des requérants au respect de leurs biens.

41.  Dans ces conditions, force est de conclure que les décisions judiciaires portant rejet des revendications de propriété des requérants constituent une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (İpseftel, précité, § 62, Maurice, précité, § 80 ; voir aussi, mutatis mutandis, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 34, série A no 332, et Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. c. Italie, no 6154/11, § 63, 23 septembre 2014).

c)  Sur la justification et la proportionnalité de l’ingérence

42.  L’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil 1996-III, et Iatridis, précité, § 58).

43.  La Cour relève que l’ingérence est constituée par la législation entrée en vigueur en 2004 et par son application en l’espèce. Elle est donc convaincue que l’ingérence a satisfait à la condition de légalité énoncée dans la disposition précitée.

44.  La Cour rappelle également que les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer ce qui est « d’utilité publique » car, dans le système de la Convention, il leur appartient de se prononcer les premières tant sur l’existence de problèmes d’intérêt public justifiant des privations de propriété que sur les mesures à prendre pour les résoudre (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 37). En l’espèce, elle observe que, dans son jugement du 9 juin 2005, le tribunal a considéré que, par dérogation au principe de non-rétroactivité qui interdit normalement l’application d’une loi nouvelle à des faits antérieurs à son entrée en vigueur, il convenait d’appliquer cette nouvelle modification législative à la procédure en question au motif qu’il s’agissait d’une question d’ordre public (paragraphe 15 ci-dessus).

45.  À cet égard, aux yeux de la Cour, une simple référence à l’ordre public dans le jugement du tribunal de première instance ne suffit pas à justifier une telle application rétroactive d’une loi. Certes, la Cour dit être disposée à admettre que la modification législative a pour objectif de protéger l’environnement (voir, mutatis mutandis, Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 79, CEDH 2007‑V (extraits), et Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A., précité, § 67). Elle considère qu’il s’agirait certainement là d’un motif légitime, conforme à l’intérêt général. Cependant, elle se doit de noter que, le 22 mai 2007, c’est-à-dire après un délai de moins de trois ans, ladite loi a été à nouveau modifiée de manière à exclure tous les terrains classés en sites naturels – dont relèvent les biens litigieux – de son champ d’application (voir, mutatis mutandis, Agrati et autres c. Italie, nos 43549/08 et 2 autres, § 63, 7 juin 2011). Dorénavant, de même qu’au moment de l’introduction de l’instance en l’espèce, les terrains se trouvant dans les sites naturels peuvent s’acquérir par voie d’usucapion (paragraphe 21 ci-dessus). Par conséquent, pour la Cour, compte tenu de l’absence de toute information de quelque nature que ce soit sur la portée de l’application rétroactive de la modification législative en question, il est difficile de conclure qu’il existait une corrélation pratique entre la rétroactivité de la loi en cause, restée en vigueur moins de trois ans, et la protection de l’environnement en général.

46.  En outre, la Cour rappelle qu’il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État, y compris les mesures privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], n36813/97, § 93, CEDH 2006-V). Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. Même si l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 54, série A n98, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V), sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive (Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A., précité, § 71).

47.  La Cour observe que, comme il est déjà établi que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de légalité, une réparation non intégrale ne rendrait pas illégitime en soi la mainmise de l’État sur les biens des requérants. Cependant, comme dans l’affaire İpseftel précitée (§ 67), elle constate que les requérants n’ont reçu aucune indemnité pour l’atteinte à leurs biens. Elle note que le Gouvernement n’a invoqué aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l’absence totale d’indemnisation.

48.  La Cour estime donc que, même à supposer que l’ingérence litigieuse ait pour finalité de protéger l’environnement, une telle ingérence dans les droits des requérants n’est pas conciliable avec le juste équilibre à préserver entre les intérêts en jeu (voir, mutatis mutandis, Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 43) et il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre le but poursuivi et les moyens employés. Elle en conclut que, nonobstant la marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière, les requérants ont dû supporter une charge individuelle exorbitante, ce qui a emporté violation de leurs droits protégés par l’article 1 du Protocole n1 à la Convention.

ARTICLE 6-1

56.  La Cour note que la période à considérer a commencé le 10 juin 1996 avec la saisine du tribunal et qu’elle s’est terminée le 6 juin 2006, date à laquelle la Cour de cassation a rejeté la demande de rectification d’arrêt. La procédure a donc duré environ dix ans.

57.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et à l’aide des critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier eu égard à la complexité de l’affaire, au comportement du requérant et à celui des autorités compétentes ainsi qu’à l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 209, 27 juin 2017).

58.  À la lumière de sa jurisprudence en la matière et compte tenu notamment de la durée qui s’était écoulée après l’infirmation du jugement de première instance par la Cour de cassation, elle considère que la durée totale de la procédure litigieuse ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

59.  Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

ÇATALTEPE c. TURQUIE du 19 février 2019 requête n° 51292/07

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Lors d'un remembrement, le requérant perd une partie de ses biens. La Cour relève que l’annulation du titre de propriété du requérant a été exclusivement justifiée par des faits imputables aux autorités, et que l’intéressé ne s’est pas vu verser une quelconque indemnité ou proposer un terrain équivalent. Partant, elle estime que le juste équilibre a été rompu et que le requérant a supporté une charge spéciale et exorbitante par le fait d’avoir été privé de son droit de propriété sans contrepartie.

Article 1 du Protocole 1

43. Le requérant allègue que l’annulation, sans contrepartie, de son titre de propriété, ainsi que les limitations apportées à son droit de propriété concernant l’ensemble de ses parts ont enfreint son droit au respect de ses biens

49. Le requérant indique qu’il s’est retrouvé indivisaire de la parcelle litigieuse avec trois autres personnes, inconnues de lui, à la suite d’un remembrement urbain réalisé par les autorités. Il indique ensuite qu’il a acheté les parts de ces personnes sur ce bien lors d’une vente aux enchères réalisée en application d’une décision de justice définitive portant dissolution de l’indivision, et que l’inscription de son droit de propriété au registre foncier reposait donc sur une décision de justice définitive.

50. Le requérant ajoute que le Trésor public est intervenu dans la procédure relative à la dissolution de l’indivision et qu’il a eu la possibilité de défendre ses intérêts. Il dit que le tribunal d’instance ayant décidé la dissolution de l’indivision, en l’occurrence le 10e tribunal d’instance d’Ankara, n’a pas jugé utile d’accéder à la demande de sursis à statuer présentée par le Trésor public. Le requérant reproche à ce dernier d’avoir attendu près de quatre ans avant d’introduire une action en annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi. Il estime que le Trésor public aurait dû engager une action en indemnisation contre Kazım Tiftikçi au lieu d’introduire une action en annulation de son titre de propriété.

51. Le requérant soutient qu’il n’était pas question d’une inscription irrégulière de son droit de propriété au registre foncier, et il argue que la Cour de cassation est allée au-delà de sa pratique et qu’elle a jugé qu’il devait payer pour des erreurs commises par le Trésor public et les juges du fond. Il dit que, à supposer que l’inscription eût été irrégulière, pour décider l’annulation de son titre de propriété, il aurait fallu établir sa mauvaise foi – ce qui d’après lui n’a pas été le cas. Le requérant affirme qu’il s’est retrouvé in fine privé de sa propriété, sans aucune contrepartie.

CEDH

56. L’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général et d’assurer le paiement des amendes. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et plus récemment, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 289, 28 juin 2018).

57. La Cour note que le requérant a acheté les parts litigieuses lors d’une vente aux enchères ordonnée par une décision de justice, et réalisée d’une manière strictement encadrée par les autorités. Ensuite, l’intéressé a fait inscrire son droit de propriété au registre foncier. Bien que ce titre de propriété ait été annulé par la suite, la Cour considère que le requérant disposait d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, en ce sens, Ahmet Nuri Tan et autres c. Turquie, no 18949/05, § 23, 31 mai 2011, et Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 69, 6 décembre 2011).

58. La Cour estime que l’annulation de l’inscription au registre foncier du droit de propriété du requérant a bien constitué une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de ses biens, et s’analyse en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. En ce qui concerne la légalité de cette ingérence, ladite ingérence ayant résulté d’une décision judiciaire, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne a été interprété et appliqué par les juridictions internes a produit des effets conformes aux principes de la Convention. Pour déterminer si l’ingérence contestée cadrait avec le principe de légalité, elle doit se situer essentiellement par rapport à la motivation donnée à cet égard par les juridictions nationales pour conclure que l’inscription foncière était irrégulière et que le requérant était de mauvaise foi, en gardant à l’esprit que c’est aux juridictions nationales que l’interprétation de la législation interne incombe au premier chef (voir, par exemple, Wittek c. Allemagne, no 37290/97, § 49, CEDH 2002‑X).

59. En l’espèce, la Cour ne peut que constater l’insuffisance de la motivation de l’arrêt de la Cour de cassation du 1er février 2005, de sorte que cet arrêt ne permet guère d’identifier ni la disposition de loi ayant servi de fondement à la haute juridiction ni la jurisprudence appliquée au cas du requérant. Sans faire aucune mention à un texte de loi ou à une jurisprudence, et après un exposé lapidaire des procédures, la Cour de cassation a conclu à la hâte à l’irrégularité de l’inscription foncière et à la mauvaise foi du requérant, sans aucune explication (paragraphe 31 ci‑dessus).

60. La Cour éprouve des difficultés à suivre la Cour de cassation dans son raisonnement. Elle estime nécessaire de rappeler ici le contexte de la présente affaire. En 1995, le requérant et deux autres indivisaires ont introduit une action en dissolution de l’indivision, étant donné que le quatrième et dernier indivisaire, Tiftikçi Dede, demeurait introuvable. Dans le cadre de la procédure ainsi engagée, un dénommé Kazım Tiftikçi s’est manifesté, affirmant qu’il était l’héritier de Tiftikçi Dede. L’intéressé a produit un certificat d’héritier que le tribunal d’instance de Beypazarı lui avait délivré à la suite de la rectification de son registre d’état civil par une autre décision de justice. La qualité d’héritier de Kazım Tiftikçi a ainsi été reconnue par les juridictions nationales. Le 27 janvier 2000, le 10e tribunal d’instance, s’appuyant aussi sur ce certificat héritier, a prononcé la dissolution de l’indivision et la mise en vente du terrain par voie d’adjudication. Le tribunal n’a pas jugé utile d’attendre l’issue de l’action en annulation du certificat d’héritier introduite par le Trésor public, écartant ainsi la demande expresse de sursis à statuer formulée par ce dernier. La procédure d’adjudication a été menée par le service de l’exécution forcée, conformément à la décision de justice. Le requérant a acheté les parts litigieuses par le biais de la vente aux enchères réalisée sous le contrôle des autorités, et il a fait inscrire son droit de propriété dans le registre foncier.

61. La Cour note que l’examen des éléments du dossier ne révèle aucune irrégularité imputable au requérant. Rien ne permet de penser que celui-ci ait été, dans une quelconque mesure, à l’origine de l’annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi ou de son titre de propriété. À cet égard, l’on ne saurait reprocher au requérant, comme le fait le Gouvernement, de n’être pas intervenu dans la procédure introduite par le Trésor public devant le 11e tribunal d’instance aux fins de l’annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi, aux côtés de ce dernier. La Cour ne voit pas en quoi une telle intervention – à supposer qu’elle eût été acceptée – aurait permis de changer l’issue de cette procédure. Elle note du reste que le requérant n’a pas été assigné en intervention forcée dans cette procédure.

62. Dès le début de la procédure en dissolution de l’indivision, le requérant a demandé la désignation d’un agent de la trésorerie principale comme tuteur, pour la défense des intérêts du propriétaire indivis absent (paragraphe 8 ci-dessus). Lors de la dernière audience, en date du 27 janvier 2000, il a demandé le blocage de l’argent de la vente sur un compte bancaire, dans l’éventualité de la désignation du Trésor public comme héritier (paragraphe 12 ci-dessus). Pour la Cour, l’on ne saurait déduire la mauvaise foi du requérant du seul fait que celui-ci était représenté par la même avocate que Kazım Tiftikçi.

63. La Cour considère au contraire que l’annulation du titre de propriété du requérant a été exclusivement justifiée par des faits imputables aux autorités. Elle note ici que le 10e tribunal d’instance d’Ankara, alors qu’il était parfaitement au courant de l’action en annulation du certificat d’héritier introduite par le Trésor public, et malgré la demande expresse de sursis à statuer formulée par ce dernier, n’a pas jugé nécessaire d’attendre l’issue de l’action en question. Ce tribunal a prononcé la dissolution de l’indivision et la vente aux enchères du bien, alors qu’il lui était parfaitement loisible d’attendre l’issue de l’action introduite par le Trésor public.

64. La Cour note également que le 3e tribunal de grande instance a décidé d’inscrire une mesure conservatoire au registre foncier concernant l’ensemble des parts du requérant, tant sur celles que ce dernier avait achetées à l’indivisaire Tiftikçi Dede que sur celles qu’il détenait à l’origine, alors même que seules les parts achetées étaient objet de l’affaire. De même, le 30 juin 2005, ce même tribunal a annulé le titre de propriété du requérant dans son intégralité.

65. Quant au Trésor public, la Cour constate que celui-ci, bien qu’informé de la procédure en dissolution de l’indivision dès le début, a attendu plusieurs années avant de demander à être désigné comme héritier. Elle note également qu’il n’est pas intervenu dans la procédure introduite par Kazım Tiftikçi devant le tribunal d’instance de Beypazarı, alors qu’une telle intervention lui aurait permis de contester à temps la qualité d’héritier de celui-ci. Par ailleurs, comme le requérant le fait remarquer, le Trésor public aurait aussi pu demander l’application d’une saisie conservatoire sur l’argent de la vente.

66. Pour la Cour, l’approche de la Cour de cassation dans la présente affaire dénote une volonté de protéger l’intérêt du Trésor public au détriment de celui du requérant, cette haute juridiction ayant essayé de faire supporter à ce dernier l’entière responsabilité de faits imputables exclusivement aux autorités.

67. La Cour note en outre que la présente affaire diffère sensiblement des affaires citées par le Gouvernement quant à la matière concernée. Dans les affaires en question, des héritiers avaient fait inscrire des terrains à leur nom au registre foncier en tant que propriétaires de première main grâce à des certificats d’héritiers frauduleux, en ce sens qu’ils avaient sciemment tenu à l’écart d’autres héritiers, puis ils avaient vendu ces biens à d’autres personnes qui étaient en mesure d’avoir connaissance de cette irrégularité. Les affaires citées par le Gouvernement ne sauraient donc être pertinentes dans l’examen de la présente affaire.

68. Aussi la Cour considère-t-elle que de sérieux doutes surgissent quant à la prévisibilité pour le requérant de l’annulation de son titre de propriété. Toutefois, elle juge qu’il ne s’impose pas ici de trancher cette question, l’ingérence litigieuse n’étant de toute façon pas proportionnée, pour les raisons exposées ci-après.

69. S’agissant donc de la proportionnalité de l’ingérence, la Cour rappelle à cet égard qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 93, CEDH 2006‑V).

70. La Cour rappelle aussi avoir déjà examiné dans d’autres affaires la question de l’annulation par les tribunaux internes, après plusieurs années, de titres de propriété délivrés par les autorités ou de contrats de vente conclus avec celles-ci. Elle a toujours pris en compte, en tant que critères essentiels dans l’examen de la proportionnalité de la privation, la question de la responsabilité des parties dans l’irrégularité sanctionnée par l’annulation du titre et le caractère essentiel ou au contraire plutôt mineur de cette irrégularité (voir, entre autres, Ion Constantin c. Roumanie, no 38515/03, § 43, 27 mai 2010, et les références qui y figurent).

71. La Cour rappelle également le principe selon lequel les erreurs commises par les autorités publiques doivent profiter à la personne concernée, spécialement quand aucun autre intérêt privé n’est en jeu. En d’autres termes, le risque de toute erreur de la part d’une autorité publique doit être supporté par l’État et aucune erreur ne doit être réparée au détriment de la personne concernée (Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007, et Gladysheva, précité, § 80).

72. Or, en l’espèce, la Cour relève que l’annulation du titre de propriété du requérant a été exclusivement justifiée par des faits imputables aux autorités, et que l’intéressé ne s’est pas vu verser une quelconque indemnité ou proposer un terrain équivalent. Partant, elle estime que le juste équilibre a été rompu et que le requérant a supporté une charge spéciale et exorbitante par le fait d’avoir été privé de son droit de propriété sans contrepartie. Pour la Cour, cette charge a été aggravée par l’impossibilité pour le requérant de disposer librement, pendant plusieurs années, des parts qu’il détenait à l’origine.

73. Partant, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement et conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

BASA c. TURQUIE du 15 janvier 2019 requêtes n° 18740/05 et 19507/05

Non violation de l'article 1 du Protocole 1 : Le Trésors Public a déclaré que des surfaces lui appartenait alors que les requérants considèrent qu'elles sont leur propriété. La Cour de Cassation a rendu une décision arbitraire, en faveur du Trésor public. Si la propriété est contestée, ce n'est pas un bien au sens de la Convention. La CEDH n'a pas compétence pour examiner l'interprétation des juridictions internes. Une différences de surface est dans la marge d'appréciation des Etats.

1. Les principes généraux

80. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, c), CEDH 2004‑IX, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018). La notion de « biens » a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des valeurs patrimoniales et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Centro Europa 7 s.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 171, CEDH 2012). Si l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Kopecký, précité, § 35, a)), la notion de « biens » peut recouvrir tant des biens actuels que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des valeurs patrimoniales (Kopecký, précité, § 42, et Radomilja et autres, précité, § 142).

81. La Cour rappelle ensuite qu’un titre de propriété régulièrement enregistré peut constituer, en vertu du droit interne applicable, la preuve de l’existence d’un droit de propriété sur le bien en cause (voir, en ce qui concerne le droit turc, Riemer et autres c. Turquie, no 18257/04, § 36, 10 mars 2009, Doğancan c. Turquie (déc.), no 17934/10, § 22, 15 octobre 2013, et Dönmez et autres c. Turquie (déc.), no 19258/07, § 71, 30 janvier 2018).

82. Lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une valeur patrimoniale protégée par l’article 1 du Protocole no 1 que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence constante des tribunaux internes, c’est-à-dire lorsque la créance est suffisamment établie pour être exigible (Kopecký, précité, §§ 49 et 52, Centro Europa 7 s.r.l. et Di Stefano, précité, § 173, et Radomilja et autres, précité, § 142). À cet égard, des créances en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » de les voir se concrétiser, c’est-à-dire d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété, peuvent constituer des valeurs patrimoniales (voir, entre autres, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII, Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII, et Kopecký, précité, § 35, c)). Toutefois, une espérance légitime n’a pas d’existence indépendante : elle doit être rattachée à un intérêt patrimonial pour lequel il existe une base juridique suffisante en droit national (Kopecký, précité, §§ 45-53, et Radomilja et autres, précité, § 143). En outre, un requérant ne peut en principe passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une valeur patrimoniale aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (voir, par exemple, Kopecký, précité, § 50, et Centro Europa 7 s.r.l. et Di Stefano c. Italie, précité, § 173 ; comparer Radomilja et autres, précité, § 149).

2. Application en l’espèce des principes généraux

83. La Cour observe que les revendications de propriété des requérants reposaient principalement sur leur titre de propriété datant de 1887.

84. Un tel titre immatriculé au registre foncier constitue en droit turc la preuve incontestable d’un droit de propriété.

85. Toutefois, si les limites décrites sur celui-ci couvraient un ensemble d’environ 51 291 m², la superficie mentionnée n’était que de 5 décarres (environ 5 000 m²).

86. La question qui se pose dès lors est de déterminer l’entendue du terrain que le titre couvrait.

87. Or, la Cour observe que cette question, liée à la valeur des titres immatriculés, relève du droit national, lequel, en l’occurrence l’article 20 de la loi sur le cadastre, régit ce type de contradiction en indiquant les situations dans lesquelles c’est la superficie mentionnée sur le titre qui doit être retenue et celles dans lesquelles c’est la superficie découlant des limites qui doit prévaloir.

88. Interprétant et appliquant le droit turc, les juridictions nationales ont estimés que le titre des requérants ne concernait qu’un bien de 5 décarres, étant donné que les limites décrites dans ledit titre n’étaient pas stables et ne pouvaient dès lors être retenues pour fixer la superficie du bien.

89. Il y avait certes eu une controverse en droit interne sur la question de savoir si c’étaient les limites ou bien la superficie indiquées par le titre qui devaient prévaloir. Si le TGI a initialement tranché la question en faveur des requérants, son jugement a été cassé et les juridictions ont finalement estimé que le titre des requérants correspondait à un bien de 5 décarres. Or, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký, précité, § 50).

90. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes dans l’interprétation de la loi nationale ; c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Tejedor García c. Espagne du 16 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII).

91. Elle ne relève rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l’appréciation de la Cour de cassation. À cet égard, elle ne perd pas de vue que les experts avaient pu identifier le cours de la rivière, et donc les limites du bien, en 1927, c’est-à-dire avant les inondations de 1946. Elle relève toutefois, comme l’invite d’ailleurs à la faire le Gouvernement, que le titre avait été établi en 1887 et que rien ne permettait de déterminer le cours du fleuve à cette époque et donc d’identifier les limites du terrain. Dès lors, l’approche consistant à privilégier la superficie, qui avait été mentionnée au moment de l’établissement du titre, est loin d’être déraisonnable.

92. En ce qui concerne le jugement du tribunal d’instance de 1947 qui considère que la superficie du bien des requérants étaient de 51 291 m², la Cour de cassation a estimé que celui-ci ne liait pas le Trésor. La Cour observe que ce jugement du tribunal a été rendu dans le cadre d’une action en partage à laquelle le Trésor n’a pas participé et que les requérants ne fournissent aucun argument permettant d’affirmer que ledit jugement était opposable au Trésor.

93. Il en va de même des autres jugements présentés par les intéressés.

94. Quant à la circonstance que les requérants aient perçu une indemnité pour l’expropriation d’une partie du terrain litigieux, la Cour estime que celle-ci ne pouvait avoir pour conséquence de modifier la superficie couverte par le titre, ni de contraindre les juridictions nationales à fixer la superficie du bien d’une manière autre que celle qui était prévue par la loi. Elle pouvait tout au plus signifier qu’au moment de l’expropriation les requérants avaient été reconnus propriétaires ou possesseurs des parcelles expropriées.

95. La Cour relève qu’outre le titre, les requérants fondent également leur revendications de propriété sur la prescription acquisitive. À cet égard, les intéressés semblent s’être appuyés sur l’article 639 de l’ACC (actuellement l’article 713 du NCC), en vertu duquel toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier, peut demander l’inscription au registre foncier de ce bien comme étant sa propriété (paragraphe 53 ci‑dessus). De ce point de vue, la « possession » pour laquelle les requérants demandent la protection de l’article 1 du Protocole no 1 était de la nature d’une créance plutôt que d’un bien actuel (voir, mutatis mutandis, Majcan c. Croatie (déc.), no 45366/14, § 26, 18 septembre 2018).

96. Les tribunaux ont conclu que, même si les requérants pouvaient faire valoir qu’ils exerçaient une possession de longue date sur le bien litigieux, le droit turc excluait la possibilité d’acquérir par prescription les terrains constituant le lit d’une rivière (paragraphe 37 ci-dessus).

97. Là encore, la Cour rappelle qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, sauf si les décisions de ces derniers sont entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste.

98. Or, la Cour n’aperçoit rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l’appréciation des juridictions nationales. Rien ne lui permet donc de s’écarter des conclusions desdites juridictions qui ont rejeté les arguments des intéressés et jugé que ces derniers ne pouvaient se prévaloir de la prescription acquisitive.

99. La Cour rappelle que dans plusieurs affaires où les prétentions des requérants se fondaient également sur les règles de la prescription acquisitive, elle a estimé qu’en l’absence de base légale suffisante en droit interne, aucune espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du « bien » et d’en devenir propriétaire n’avait pu juridiquement naître dans le chef des requérants (Sarısoy et autres c. Turquie, no 21303/07, §§ 26 à 36, 14 octobre 2014). Elle n’aperçoit aucune raison pour parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire.

100. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que le « bien » des requérants, au sens de la Convention, n’était pas de 51 291 m² comme ils le soutiennent, mais de 5 décarres, surface indiquée sur leur titre.

101. Les requérants ne pouvant se prévaloir d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, pour la partie des terrains litigieux excédant les 5 décarres mentionnées sur leur titre, les garanties de cette disposition ne trouvent pas à s’appliquer dans ce contexte.

102. Il est vrai que les requérants n’ont pas obtenu la totalité de cette surface mais seulement 2 555 m² en raison de la déduction d’une surface que les intéressés avaient cédée aux autorités pour la construction d’une route (voir paragraphe 38 ci-dessus). Toutefois, ces derniers n’ont jamais fait grief de cette déduction opérée par les juridictions nationales au titre de la construction d’une route.

103. Il s’ensuit que le grief tiré du droit au respect des biens est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3, et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

Tkachenko c. Russie du 20 mars 2018, requête n° 28046/05

Article 1 du Protocole 1 : Les requérants ont été privés de leur droit de propriété en méconnaissance de la procédure d’expropriation prévue par la loi russe

L’affaire concerne une procédure d’expropriation portant sur la maison des requérants, laquelle était sise sur un terrain appartenant à la municipalité. La municipalité décida de louer ledit terrain à un entrepreneur privé en vue de la construction d’un immeuble multi-habitation. Ce dernier assigna les requérants en justice, demandant qu’il soit mis fin à leur droit de propriété. Cette demande fut accueillie par les juridictions internes. La Cour juge en particulier que l’ingérence dans le droit de propriété des requérants n’a pas été opérée selon les conditions prévues par la loi russe. D’une part, la procédure prévue par le code civil concernant l’expropriation et destinée à fournir aux propriétaires expropriés certaines garanties n’a pas été respectée. D’autre part, le tribunal s’est référé à l’article 239 du code civil pour accueillir la demande en justice de l’entrepreneur privé de mettre fin au droit de propriété des requérants alors que cet article ne permettait qu’à une autorité publique de former une telle demande.

CEDH

a) Sur l’existence et la nature de l’ingérence

48. En l’espèce, nul ne conteste que la partie de la maison dont les requérants étaient copropriétaires s’analyse en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

49. La Cour constate que K., un entrepreneur individuel, a formé une action en justice contre les requérants et qu’il se fondait pour ce faire sur l’arrêté du chef de l’administration locale lui louant un terrain dans le but de reconstruire une partie de la ville selon le plan général d’urbanisme. À l’issue de ce litige, les juridictions internes, sur le fondement de l’article 239 du code civil relatif à l’expropriation, ont mis fin au droit de propriété des requérants sur leur bien. La Cour en conclut que les requérants ont été privés de leur bien immobilier, au sens de la seconde phrase de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, par les autorités publiques locales agissant par l’intermédiaire d’un particulier. Elle rejette ainsi l’exception du Gouvernement tirée de l’irrecevabilité du grief du fait de la nature privée du contentieux dénoncé par les requérants.

50. La Cour doit rechercher si l’ingérence se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Pour être compatible avec cette disposition, une ingérence doit remplir trois conditions: elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.

b) Sur le respect du principe de légalité

51. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées). L’expression « dans les conditions prévues par la loi » présuppose l’existence et le respect de normes de droit interne suffisamment accessibles et précises (Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 110, série A no 102) et offrant des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 95).

52. La Cour a déjà eu l’occasion de dire qu’une ingérence effectuée en violation des dispositions internes ne satisfaisait pas au critère de la « légalité » (voir, par exemple, East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, §§ 179-181 et 195, 23 janvier 2014). Cependant, toute irrégularité procédurale n’est pas de nature à rendre l’ingérence incompatible avec l’exigence de « légalité » (Ukraine-Tioumen c. Ukraine, no 22603/02, § 52, 22 novembre 2007). La Cour rappelle à cet égard qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (voir, parmi beaucoup d’autres, Kushoglu c. Bulgarie, no 48191/99, § 50, 10 mai 2007).

53. En l’espèce, les requérants étaient copropriétaires d’une moitié de la maison. Comme la Cour l’a déjà constaté au paragraphe 49 ci-dessus, ils en ont été privés dans le contexte de la reconstruction d’une partie de la ville selon le plan général d’urbanisme. La Cour considère que, dans ces circonstances, l’ingérence ne peut s’analyser qu’en une expropriation pour les besoins de la municipalité, au sens des articles 11 et 83 § 3 du code foncier et de l’article 239 du code civil (paragraphes 20-21 ci-dessus).

54. La Cour relève que les dispositions du code civil relatives à l’expropriation prévoyaient une procédure en plusieurs étapes : 1) l’autorité publique compétente prend la décision d’expropriation et en informe le propriétaire de l’immeuble au moins un an avant la mise en œuvre du rachat ; 2) l’autorité publique fait enregistrer la décision d’expropriation au registre unifié des droits immobiliers et en informe le propriétaire ; 3) l’autorité publique prépare une convention de rachat du bien auprès du propriétaire ; 4) en cas de désaccord du propriétaire sur le principe de l’expropriation ou sur les termes de la convention de rachat, l’autorité publique peut former une action en justice dans un délai de deux ans à compter de la notification au propriétaire de la décision d’expropriation. Dans le cadre du contentieux de l’expropriation, la charge de preuve de la nécessité de mettre fin au droit de propriété sur l’immeuble concerné incombe à l’autorité publique.

55. La Cour considère que la procédure précitée était destinée à fournir aux propriétaires expropriés certaines garanties. Elle constate cependant que, dans la présente affaire, cette procédure n’a pas été respectée et que les requérants n’ont pas pu bénéficier de ces garanties légales. Par ailleurs, elle note que la cour régionale n’a pas répondu au moyen des requérants tiré de l’application obligatoire de la procédure d’expropriation (paragraphes 15-16 ci-dessus). En outre, le Gouvernement s’est borné à soutenir qu’aucune disposition légale n’obligeait les autorités publiques à procéder elles-mêmes au paiement de l’indemnité de rachat ou de reloger les habitants, et que, si la procédure d’expropriation avait été respectée, les requérants n’auraient pas obtenu une meilleure indemnisation (paragraphes 42 et 44 ci-dessus), mais il n’a fourni aucune explication quant au non-respect par les autorités de la procédure-même d’expropriation.

56. De l’avis de la Cour, il ne s’agissait pas de simples irrégularités procédurales (comparer, par exemple, dans un contexte similaire concernant une expropriation, avec Volchkova et Mironov, précité) mais d’une privation de propriété en méconnaissance totale de la procédure applicable.

57. Enfin, la Cour relève que, pour accueillir la demande en justice de l’entrepreneur privé de mettre fin au droit de propriété des requérants, le tribunal s’est référé à l’article 239 du code civil. Or cet article ne permettait de former une telle demande qu’à une autorité publique, à l’exclusion de toute autre personne.

Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence n’a pas été opérée selon les conditions prévues par la loi, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition (voir, par exemple, Minasyan et Semerjyan c. Arménie, no 27651/05, § 76, 23 juin 2009).

58. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

KOSMAS ET AUTRES c. GRÈCE du 29 juin 2017 requête 20086/13

Article 1 du Protocole 1 : La qualité de victime ne concerne pas la saisie des terrains litigieux mais aussi les conséquences pour l'exploitation commerciale de la taverne MAMA MIA. Les victimes n'ont pas visé l'article 1 du Protocole 1 mais ils l'ont bien soulevé en substance. La Taverne est connue dans le monde entier grâce au film MAMA MIA et à la chanson éponyme du dit film chantée par le groupe ABBA. La famille du requérant est propriétaire des terrains depuis 1916. L'un des requérants a construit la taverne de ses mains et a apporté tous les moyens pour l'exploitation commerciale. Un monastère revendique les terrains achetés le 26 septembre 1824. Il présente son titre de propriété et gagne devant les tribunaux internes. L'État grec doit indemniser les requérants pour une somme ridiculement basse de 75 000 euros.

RECEVABILITÉ

1. Sur la qualité de victime

46. En premier lieu, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable à l’égard des deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants pour défaut de qualité de victime : selon le Gouvernement, ces requérants n’ont pas participé à la procédure devant les juridictions nationales, et ils n’invoquent pas et ne démontrent pas l’existence d’un droit de propriété sur le terrain litigieux. Plus particulièrement, en ce qui concerne la deuxième requérante, le Gouvernement estime que l’exécution forcée des décisions internes contre son époux ne signifie pas qu’elle-même se trouve lésée dans ses droits de nature patrimoniale. Il ajoute que, à supposer même que l’obtention et l’usage de la licence de son restaurant puissent être considérés comme un « bien » – ce qu’il conteste –, il n’est pas démontré que le monastère ait refusé de consentir à la continuation de l’exploitation du restaurant par la requérante.

47. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants soutiennent qu’ils sont eux aussi victimes de la privation de propriété du terrain du premier requérant. Pour démontrer l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés pour agir, ils renvoient à leurs arguments concernant l’objection du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes.

48. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d’une telle violation, un individu doit, en principe, avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010, et Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 50, CEDH 2012). L’existence d’une victime personnellement touchée par la violation alléguée d’un droit garanti par la Convention est une condition de la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de manière rigide et inflexible (Bitenc c. Slovénie (déc.), no 32963/02, 18 mars 2008). La Cour interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d’intérêt à agir ou de qualité pour agir (Aksu, précité, § 52).

49. En l’espèce, la Cour note que la procédure en revendication de la propriété du terrain litigieux a été introduite par le monastère contre le premier requérant, qui arguait de son propre droit de propriété sur ce terrain, et qu’elle a pris fin par l’arrêt de la Cour de cassation qui a donné gain de cause au monastère de manière définitive et par la mise en œuvre de l’éviction des requérants. Or cette situation a affecté non seulement le premier requérant, mais aussi les membres de sa famille dont les activités commerciales étaient liées à la propriété du terrain. La licence de fonctionnement de la taverne avait été transférée en 2002 (à la suite du départ à la retraite du premier requérant) à la deuxième requérante, qui l’exploitait avec les quatrième et cinquième requérants. Les deuxième et troisième requérantes possédaient en outre deux bateaux qui servaient à transporter les touristes de la ville de Skopelos à la plage et à la taverne. Un système de dessalement de l’eau de mer fonctionnait sur le terrain litigieux et permettait, entre autres, l’arrosage de 350 oliviers dont la deuxième requérante extrayait de l’huile pour les besoins de son restaurant (paragraphe 8 ci-dessus). Or, cette activité commerciale a fait l’objet d’un examen de la part des juridictions internes dans le cadre du moyen du premier requérant relatif à l’abus de droit du monastère : le tribunal de première instance a relevé que les frais engagés pour exploiter commercialement le terrain étaient compensés par les profits de l’entreprise (paragraphe 17 ci-dessus).

50. Eu égard à ce qui précède ainsi qu’à la nécessité d’appliquer de manière flexible les critères déterminant la qualité de victime, la Cour admet que l’épouse et les enfants du premier requérant, bien que n’étant pas directement impliqués dans la procédure devant les juridictions internes, peuvent, au regard de l’article 34 de la Convention, passer pour être victimes des faits qu’ils dénoncent. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime de ces requérants.

2. Sur l’épuisement des voies de recours internes

51. En deuxième lieu, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes.

52. En ce qui concerne le premier requérant, il indique qu’à aucun stade de la procédure celui-ci ne s’est référé, même en substance, au droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Plus particulièrement, l’intéressé n’aurait pas allégué que l’interdiction d’acquérir par usucapion des biens de l’État et des monastères ainsi que l’imprescribilité des droits de propriété de l’État et des monastères sur leurs biens étaient contraires à la disposition susmentionnée. Le Gouvernement estime que la simple allégation du premier requérant devant les tribunaux selon laquelle il était devenu propriétaire du terrain litigieux par usucapion n’était pas suffisante aux fins de l’épuisement des voies de recours internes.

53. Quant à l’épouse et aux enfants du premier requérant, le Gouvernement indique qu’à aucun moment au cours de la procédure, y compris celle devant la Cour de cassation, ces requérants n’ont fait usage du droit d’intervenir dans la procédure (intervention accessoire – article 80 du code de procédure civile) en faveur du premier requérant et n’ont fait valoir un intérêt légitime à voir infirmer le jugement de première instance. D’après le Gouvernement, ces quatre requérants n’ont d’ailleurs procédé à aucune autre démarche judiciaire ou extrajudiciaire pour faire valoir leurs droits.

54. Le premier requérant soutient que non seulement il a épuisé les voies de recours internes en ce qui le concernait, mais qu’il a aussi attiré l’attention de la Cour de cassation sur les conséquences néfastes de l’aliénation de sa propriété pour sa famille.

55. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants indiquent qu’ils ne pouvaient pas former opposition contre la procédure d’exécution forcée du jugement du tribunal de première instance qui ordonnait leur éviction de la propriété litigieuse, au motif qu’ils ne disposaient pas d’un droit de propriété sur le terrain litigieux, mais seulement d’un droit de créance envers le premier requérant. Quant à la procédure d’intervention accessoire, ils indiquent qu’elle ne leur donnait pas la possibilité de faire valoir leurs propres droits et leur propre dommage, selon eux distincts de ceux du premier requérant. Ils soutiennent que le Gouvernement ne fournit d’ailleurs aucun précédent jurisprudentiel susceptible de démontrer que l’intervention de tiers, ayant des intérêts d’une nature différente de ceux de la personne se revendiquant propriétaire d’un terrain, dans une procédure de contestation de droits de propriété aurait pu influencer l’issue de la procédure quant à ces droits. Enfin, ils estiment qu’une action en dommages-intérêts fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil n’aurait pas prospéré dès lors que, selon eux, elle présupposait l’existence d’une illégalité commise par l’État.

56. La Cour rappelle que, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut examiner une question que lorsque tous les recours internes ont été épuisés. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises à la Cour. Ainsi, le grief dont on saisit la Cour doit d’abord avoir été soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées. Toutefois, selon la règle de l’épuisement des voies de recours internes, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 55, CEDH 2009).

57. En ce qui concerne le premier requérant, la Cour note que la procédure litigieuse portait sur la revendication par le monastère de la propriété du terrain du premier requérant. Il est vrai que l’enjeu principal de la procédure devant les juridictions internes était la question de savoir si le terrain litigieux que le premier requérant prétendait posséder en vertu de titres de propriété et même par l’effet de l’usucapion devait ou non être transmis au monastère auteur de l’action en revendication. Il n’en reste pas moins, cependant, que le litige portait aussi sur la possession du terrain par le biais du grief relatif à l’abus de droit commis par le monastère. En effet, tout comme devant le tribunal de première instance et la cour d’appel, dans son pourvoi en cassation, le premier requérant soulevait divers moyens, dont notamment l’abus de droit que le monastère aurait commis en introduisant son action : à cet égard, en se prévalant de la jurisprudence de la Cour de cassation, le premier requérant soulignait que, pendant une longue période antérieure à l’introduction de l’action, il avait accompli sur le terrain litigieux des actes de possession (νομής), comprenant du travail personnel et des dépenses (investissements, constructions, etc.), et que le monastère, qui, d’après le requérant, s’était rendu compte ou aurait dû se rendre compte de ces actes, n’avait pas réagi et n’avait pas contesté ceux-ci, de sorte qu’il aurait suscité auprès des tiers la conviction qu’il n’exercerait jamais ses droits. Cette attitude du monastère avait diminué la force du droit dont celui-ci pourrait se prévaloir. La longue inaction du monastère devait être appréciée en combinaison avec les actes de possession du requérant, ce qui donnait à l’abus de droit une nature particulièrement caractérisée, car la modification de la situation entrainerait pour le requérant un dommage différent et multiple, supérieur à la simple perte du bien. Or, si la Cour de cassation avait accueilli l’argument relatif à l’abus de droit, le requérant, même sans être reconnu propriétaire, n’aurait pas été évincé du terrain et y serait maintenu en sa qualité de possesseur.

58. Sans s’appuyer en termes exprès sur l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le premier requérant a invoqué à la fois l’atteinte à son droit de propriété que celle à sa possession du terrain au sens des dispositions du droit interne applicable. Ce faisant, il a, à l’évidence, présenté des arguments qui revenaient à dénoncer, en substance, une atteinte à tous les aspects pertinents du droit garanti par cet article. Il a ainsi donné à la Cour de cassation l’occasion d’éviter ou de redresser les violations alléguées, conformément à la finalité de l’article 35 de la Convention. Il convient donc de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

59. Quant aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants, la Cour note que selon le droit grec, il leur était loisible de demander aux juridictions internes, sur le fondement de l’article 80 du code de procédure civile, de pouvoir intervenir dans la procédure à n’importe quel stade de celle-ci. Certes, les juridictions internes étaient appelées à déterminer laquelle des deux parties, du premier requérant ou du monastère, qui invoquaient chacun des droits de propriété sur le terrain litigieux, était le véritable propriétaire de celui-ci. Toutefois, de l’avis de la Cour, les autres requérants, bien qu’ils ne pouvaient pas faire valoir des droits de propriété sur le terrain litigieux, ils étaient exploitants du restaurant sis sur le terrain et des bateaux de transports de touristes. Leur intervention en vertu de l’article 80 du code de procédure civile aurait permis aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants d’appuyer les prétentions du premier requérant et donc d’influencer l’issue du litige qui était déterminant pour eux. En même temps, une telle intervention aurait donné aux juridictions internes l’occasion de prendre en considération l’enjeu du litige dans sa totalité et de décider en conséquence. Par ailleurs, l’intervention en question aurait conduit les requérants à démontrer leur intérêt pour agir et les juridictions compétentes à se prononcer à cet égard. Il s’ensuit que les quatre requérants en question ont failli à leur obligation d’épuiser les voies de recours internes. Partant, la Cour accueille l’exception du Gouvernement pour autant qu’elle concerne les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants.

3. Conclusion

60. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable à l’égard du premier requérant.

SUR LE FOND

79. La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole no 1 : par l’article 21 du décret du 22 avril/16 mai 1926 relatif à l’éviction administrative des terrains appartenant à la défense aérienne et à l’interdiction de prise de mesures provisoires contre l’État et la défense aérienne, le législateur a étendu aux biens des monastères la protection qu’il accordait à ceux de l’État, afin de les protéger de ceux qui tenteraient de se les approprier en invoquant l’usucapion. Par ailleurs, l’article 4 de la loi no 1539/1938 prévoit l’imprescriptibilité des droits de l’État sur des biens du domaine public. En outre, les monastères du Mont Athos, dont La Grande Laure fait partie, bénéficient d’un statut particulier en vertu de l’article 105 de la Constitution et d’une protection particulière en ce qui concerne leurs biens, l’article 181 de la Charte statutaire du Mont Athos prévoyant que leurs biens immeubles sont totalement inaliénables en tant que biens de droit divin.

80. L’ingérence poursuivait aussi un but légitime, à savoir protéger de l’empiétement par des tiers la propriété immobilière des monastères. La Cour est consciente du souci du législateur d’accorder une protection particulière aux biens des monastères. Elle note que les monastères créés pendant la période byzantine ont acquis des biens par donations impériales ou privées et que, au fil des siècles, leurs titres de propriété ayant été détruits, perdus ou volés, l’usucapion est venue remplacer les titres non conservés (paragraphe 36 ci-dessus). Le recours à cette notion d’usucapion a été nécessaire afin de protéger leurs terres de l’empiétement par des tiers ou par l’invocation par des tiers de l’usucapion et des revendications fréquentes en justice par des personnes privées concernant des terrains possédés de bonne foi par les monastères. La jurisprudence des tribunaux grecs a d’ailleurs toujours admis que, jusqu’à l’introduction du code civil (soit jusqu’au 23 février 1946), les biens des monastères et de l’Église étaient insusceptibles d’être acquis par usucapion par des tiers (paragraphe 36 ci-dessus).

81. Il incombe toutefois à la Cour d’examiner, à la lumière de la norme générale de cet article, si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et les droits des individus concernés. La Cour rappelle à cet égard que le souci d’assurer un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier et qu’il se traduit par la nécessité d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 108-109, 25 octobre 2012, et Ruspoli Morenes c. Espagne, no 28979/07, § 36, 28 juin 2011). La vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause.

82. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une large marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit du requérant au respect de ses biens (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, CEDH 2005-VI).

83. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. Un défaut total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 71, série A no 301-A, et Ex-roi de Grèce et autres, précité, § 89). Cependant, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 54, série A no 98, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V).

84. En l’espèce, la Cour note que, pour donner gain de cause au monastère, les juridictions nationales, et notamment la cour d’appel, se sont fondées, d’une part, sur les actes de possession accomplis par le monastère sur ces terrains de 1882 à 1915 (les moines faisaient paître leurs moutons sur le terrain litigieux, défrichaient celui-ci et dissuadaient les tiers de se l’approprier – paragraphe 28 ci-dessus), puis sur l’inaliénabilité de ses droits de propriété à partir de 1915, et, d’autre part, sur l’impossibilité pour le requérant de prouver que lui-même et ses prédécesseurs s’étaient livrés à des actes de possession de bonne foi pendant une période continue de quarante ans avant 1915 puis jusqu’à la saisine du tribunal de première instance par le monastère en 2004. En outre, dans son arrêt no 749/2010, la cour d’appel a relevé que le monastère possédait de bonne foi le terrain litigieux depuis 1824, car il l’avait acheté à la vraie propriétaire par un acte de transfert de propriété certifié par la chancellerie de Skopelos.

85. De son côté, le premier requérant se prévalait de sa qualité de propriétaire du terrain litigieux en se fondant sur des titres de propriété légalement établis au fil de plusieurs dizaines d’années. Il présentait des actes de propriété du terrain établis au nom de ses prédécesseurs et datant de 1883, 1902 et 1909 (paragraphe 22 ci-dessus), ainsi qu’au nom des membres de sa famille qui se succédaient de 1916 à 1933. Il produisit, en outre, un acte du 19 septembre 1916 selon lequel son grand-père avait acquis la propriété du terrain, un testament de 1933 selon lequel ce grand-père avait transmis la propriété du terrain à son père, un acte d’acceptation de succession (no 3357) de son père établi le 2 novembre 1960 devant notaire, et un acte d’acceptation de succession no 18052/29-12-1982, établi devant notaire lors de la transmission de la propriété par son père et transcrit au service du registre foncier de Skopelos (paragraphe 11 ci-dessus).

86. S’estimant ainsi propriétaire légal et de bonne foi du terrain litigieux, le premier requérant et sa famille avaient créé et exploité une entreprise de restauration sur ce terrain et développé autour de cette exploitation d’autres activités liées au tourisme. La Cour attache aussi de l’importance au fait que plusieurs autorités publiques de l’île de Skopelos ont consenti à accorder au premier requérant différents permis comme s’il était le propriétaire du terrain : ainsi, en 1986, le commissariat de police lui a délivré une licence lui permettant d’exploiter un bar-restaurant et, en 1994, le service de l’urbanisme de l’île lui a accordé un permis de construire un bâtiment d’une superficie de 135 m² pour l’exploitation d’un restaurant (paragraphe 21 ci‑dessus). À cela s’ajoute le fait que le requérant devait payer des taxes foncières à l’Etat (paragraphe 63 ci-dessus). Certes, en 1986 et en 1994, ces autorités ne pouvaient pas savoir qu’en 2004 une action en revendication de la propriété serait intentée par le monastère et qu’elle aurait une issue favorable. Toutefois, la Cour estime que des actes administratifs légaux établis par des autorités étatiques telles que les autorités de police et le service de l’urbanisme ne peuvent que conforter le sentiment des destinataires de ces actes que le système d’acquisition et de transmission des biens est stable et fiable et qu’ils possèdent de bon droit le bien objet de ces actes. En tout état de cause, le premier requérant a soulevé devant toutes les juridictions qui ont examiné l’affaire le moyen tiré de l’abus de droit du monastère afin de conserver la possession du bien litigieux.

87. Au fait que les juridictions grecques n’ont pas pris en considération les titres de propriété soumis devant elles par le premier requérant se rajoute celui qu’elles n’ont pas pris en compte la perte de l’outil de travail du requérant entraînée par leur décision, et dont celui-ci et sa famille tiraient leurs moyens de subsistance depuis 1986 (voir, mutatis mutandis, Lallement c. France, no 46044/99, §§ 20-24, 11 avril 2002, et Di Marco c. Italie, no 32521/05, § 65, 26 avril 2011), et ce sans aucune indemnité. En effet, le tribunal de première instance de Volos a considéré que les frais engagés par le premier requérant pour exploiter commercialement le terrain litigieux avaient été compensés par les profits de son entreprise et que celui-ci avait bénéficié de ces avantages pendant une longue période sans verser de loyer au monastère en contrepartie de l’usage du terrain (paragraphe 17 ci-dessus). Les juridictions internes ont ainsi rejeté le moyen tiré de l’abus de droit du monastère. Or, si ce moyen avait été accueilli, le premier requérant aurait au moins conservé la possession du terrain.

88. A la lumière de ce qui précède, et compte tenu de la spécificité des circonstances de l’espèce, la Cour estime que le requérant a subi une « charge spéciale et exorbitante », qui ne peut être justifiée par l’existence d’un intérêt général légitime poursuivi par les autorités. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

89. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 14 de la Convention. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner ce grief.

MAMATAS ET AUTRES c. GRÈCE du 21 juillet 2016

requête 63066/14 et 64297/14 et 66106/14

NON VIOLATION DE L'ARTICLE 1 du PROTOCOLE 1  : l'échange de titres du trésor au porteur à la place de leur paiement est conforme à l'intérêt général supérieur au droit de propriété des 6320 particuliers requérants, pour la Grèce qui connaît la pire crise économique de son histoire.

84. Comme elle l’a précisé à plusieurs reprises, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 78, CEDH 2006-V).

85. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut se plaindre d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « bien » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 63, CEDH 2007-I).

86. L’article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour les biens actuels. Un revenu futur ne peut ainsi être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. En outre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut non plus être considéré comme un « bien », et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non‑réalisation de la condition (ibid. § 64).

87. Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, l’on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si un tel intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Toutefois, on ne saurait conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (ibid. § 65).

88. La Cour rappelle en outre qu’elle a déjà construit une jurisprudence relative à la marge d’appréciation des États dans le contexte de la crise économique qui sévit en Europe depuis 2008 et plus particulièrement en relation avec des mesures d’austérité prises par voie législative ou autre et visant des couches entières de la population (Valkov et autres c. Bulgarie, no 2033/04, 25 octobre 2011, Frimu et 4 autres requêtes c. Roumanie (déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, § 40, 7 février 2012, Panfile c. Roumanie (déc.), no 13902/11, 20 mars 2012, Koufaki et ADEDY c. Grèce (déc.), nos 57665/12 et 57657/12, 7 mai 2013, N.K.M. c. Hongrie, no 66529/11, 14 mai 2013, da Conceição Mateus et Santos Januário c. Portugal (déc.), nos 62235/12 et 57725/12, 8 octobre 2013, Savickas c. Lituanie (déc.), no 66365/09, 15 octobre 2013, et da Silva Carvalho Rico c. Portugal (déc.), no 13341/14, 1er septembre 2015). Dans ce contexte, la Cour rappelle aussi que les Etats parties à la Convention jouissent d’une marge d’appréciation assez ample lorsqu’il s’agit de déterminer leur politique sociale. L’adoption des lois pour établir l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’Etat impliquant d’ordinaire un examen de questions politiques, économiques et sociales, la Cour considère que les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées qu’un tribunal international pour choisir les moyens les plus appropriés pour parvenir à cette fin et elle respecte leurs choix, sauf s’ils se révèlent manifestement dépourvus de base raisonnable (voir, notamment, Koufaki et Adedy (déc.), précitée, § 31, et Da Silva Carvalho Rico (déc.), précitée, § 37).

89. La Cour a aussi jugé que, dans des situations qui concernent un dispositif législatif ayant de lourdes conséquences et prêtant à controverse, dispositif dont l’impact économique sur l’ensemble du pays est considérable, les autorités nationales devaient bénéficier d’un large pouvoir discrétionnaire non seulement pour choisir les mesures visant à garantir le respect des droits patrimoniaux ou à réglementer les rapports de propriété dans le pays, mais également pour prendre le temps nécessaire à leur mise en œuvre (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V).

a) Sur l’existence d’un « bien » et d’une ingérence dans le droit de propriété

90. La Cour note que, à l’instar des titres qui font l’objet de transactions sur le marché des capitaux, les obligations sont négociables en bourse, se transfèrent d’un porteur à l’autre, et que leur valeur peut fluctuer en fonction de divers facteurs. Toutefois, à leur arrivée à maturité, elles doivent, en principe, être remboursées à leur valeur nominale.

91. Les porteurs d’obligations de l’État grec, dont les requérants, avaient, en application de l’article 8 de la loi no 2198/1994 et à l’échéance de leurs titres, une créance pécuniaire envers l’État d’un montant équivalent à la valeur nominale de leurs obligations. Les requérants pouvaient donc prétendre voir leurs titres de créance remboursés conformément à la loi précitée et ils avaient donc un « bien », au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, devant bénéficier des garanties de cette disposition.

92. Or l’adoption de la loi no 4050/2012 a modifié les conditions précitées par le jeu des clauses d’action collective que ce texte incluait. Ces clauses prévoyaient la possibilité, au moyen d’un accord conclu entre, d’une part, l’État et, d’autre part, les porteurs d’obligations décidant collectivement par une majorité renforcée, de modifier ces conditions régissant les obligations, une telle modification s’imposant aussi aux porteurs minoritaires. Les requérants, qui n’ont pas consenti à la modification proposée, se sont vu imposer les nouvelles conditions contenues dans la loi no 4050/2012, et notamment une diminution de 53,5 % de la valeur nominale de leurs obligations.

93. Dans ces conditions, la Cour partage l’argument principal des requérants selon lequel les modalités en fonction desquelles l’échange a eu lieu démontrent clairement le caractère involontaire de leur participation au processus de la décote. Elle estime que, si l’argument en question n’est pas suffisant en tant que tel pour conduire à un constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1, la participation forcée des requérants à ce processus s’analyse en une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens. Elle souligne d’ailleurs à cet égard que tous les cas de figure envisagés à l’article 1 du Protocole no 1 constituent des ingérences involontaires dans le droit de propriété.

94. La Cour estime par ailleurs que, contrairement à ce qu’affirment les requérants, la modification des titres sélectionnés, telle qu’organisée par la loi no 4050/2012 et les actes ministériels litigieux, ne peut être considérée comme une « privation de propriété » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. En effet, en acquérant des obligations, les requérants ont fait un investissement dont la valeur aurait pu fluctuer en fonction des aléas des marchés et de la situation économique de l’Etat émetteur. La Cour rappelle à cet égard que dans les affaires Thivet c. France ((déc.), no 57071/00, 24 octobre 2000), Bäck c. Finlande (no 37598/97, 20 juillet 2004), Lobanov c. Russie (no 15578/03, 2 décembre 2010) et Andreyeva c. Russie (no 73659/10, 10 avril 2012) qui impliquaient aussi des baisses drastiques des créances des requérants, la Cour a appliqué la première phrase du premier paragraphe de l’article 1. Elle estime que la même approche doit être suivie en l’espèce. En d’autres termes, la modification des titres sélectionnés s’analyse en une ingérence qui relève de la première phrase de cet article. Cette qualification n’affecte pas les garanties accordées aux requérants par cette disposition, quelle que soit la norme applicable, étant donné que la deuxième et la troisième normes contenues dans cet article s’interprètent à la lumière du principe consacré par la première qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa (voir, parmi beaucoup d’autres, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II)

95. Reste à savoir si cette ingérence était justifiée en l’espèce.

b) Sur la justification de l’ingérence dans le droit de propriété

96. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale et poursuive un but légitime « d’utilité publique ». Une telle ingérence doit aussi être proportionnée au but légitime poursuivi, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Un tel équilibre n’est pas respecté si la personne concernée a dû subir une charge individuelle excessive (Vistins et Perepjolkins, précité, § 94).

i. « Prévue par la loi »

97. La Cour rappelle que l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. À cet égard, il faut rappeler que la notion de « loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a la même signification que celle qui lui est attribuée par d’autres dispositions de la Convention (voir, par exemple, Špaček, s.r.o. c. République tchèque, no 26449/95, § 54, 9 novembre 1999).

98. Il s’ensuit que, en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant, qui comprend la Constitution (Ex-roi de Grèce et autres (fond) précité, §§ 79 et 82, et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 81, CEDH 2005‑VI), les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, §§ 82-83, 8 décembre 2005). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine que celui-ci couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie, no 75909/01, § 109, 20 janvier 2009). En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, § 65, 30 mai 2000). De même, la loi applicable doit offrir des garanties procédurales minimales, en rapport avec l’importance du droit en jeu (voir, mutatis mutandis, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 88, 14 septembre 2010).

99. En l’espèce, la Cour ne doute pas que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’a d’ailleurs relevé le Conseil d’Etat dans son arrêt no 1507/2014 (paragraphe 34 ci-dessus). L’échange des obligations des requérants contre de nouveaux titres était fondé sur la loi no 4050/2012, les deux actes du Conseil des Ministres des 24 février et 9 mars 2012, la décision du ministre adjoint de l’Économie du 9 mars 2012 et la décision du gouverneur de la Banque de Grèce de la même date. Ces textes étaient accessibles aux requérants, lesquels en avaient forcément pris connaissance puisqu’ils devaient donner ou refuser leur consentement quant au processus d’échange que ces textes mettaient en place.

100. De l’avis de la Cour, les conséquences d’un refus éventuel des requérants étaient aussi prévisibles. À cet égard, la Cour distingue la présente affaire de l’arrêt Vistins et Perepjolkins (précité), invoqué par les requérants pour mettre en cause la compatibilité de la loi litigieuse avec les principes de l’État de droit. Il est vrai que, dans cet arrêt, la Cour s’est dite « dubitative » quant au point de savoir si l’ingérence litigieuse pouvait passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Il n’en reste pas moins que, dans cette affaire, la loi visait individuellement et nommément les requérants et leur propriété (Vistins et Perepjolkins, précité, § 54). Or une législation ad hominem peut effectivement soulever des doutes quant à sa compatibilité avec les principes de l’État de droit. En l’espèce, cependant, la loi no 4050/2012 s’appliquait uniformément et de manière générale à des milliers de porteurs d’obligations. De plus, la mise en œuvre des dispositions de la loi no 4050/2012 était conditionnée à l’accord d’une majorité qualifiée de tous les acteurs impliqués.

ii. « Pour cause d’utilité publique »

101. La Cour note que la crise financière internationale qui a commencé en 2008 a eu de graves répercussions sur l’économie grecque. Le 27 avril 2009, le Conseil de l’Union européenne constatait déjà que la Grèce se trouvait dans une situation de déficit extrême : alors que, pour faire partie de l’union monétaire, un pays doit avoir un ratio dette publique/PIB inférieur à 60 %, pour la Grèce ce ratio atteignait 100 %. En 2010, le coût de l’emprunt sur les marchés financiers internationaux a été augmenté à un niveau prohibitif, ce qui a eu pour résultat d’exclure la Grèce de ces marchés et a entraîné l’impossibilité pour elle de financer ses propres créances échues. Les besoins en emprunt pour s’acquitter de ses obligations ont été pris en charge par un mécanisme de stabilité auquel participaient les États membres de la zone euro et le FMI.

102. La crise financière en Grèce s’est encore aggravée au cours des années qui ont suivi. En 2011, d’après la Commission européenne, les données macroéconomiques du pays démontraient que la dette augmenterait à 186 % jusqu’en 2013 et qu’elle demeurerait supérieure à 150 % en 2020. Le deuxième semestre de 2011, les partenaires de la Grèce ont conditionné la poursuite du financement de la dette à la participation du secteur privé à l’effort de restructuration de l’économie du pays au moyen de la réduction de ses obligations et de la prolongation de leur échéance dans le temps. Selon les partenaires, une telle démarche produirait une diminution immédiate et substantielle de la dette publique grecque et assurerait sa viabilité. Le Sommet des États de la zone euro du 26 octobre 2011 a posé comme condition de la viabilité de la dette la diminution de 50 % de la dette du secteur privé (paragraphe 11 ci-dessus).

103. La Cour estime que, pendant la période de grave crise politique, économique et sociale que la Grèce a récemment traversée et qu’elle traverse toujours, les autorités auraient dû s’atteler à la solution de telles questions. Elle admet en conséquence que l’État défendeur pouvait légitimement prendre des mesures en vue d’atteindre ces buts, à savoir le maintien de la stabilité économique et la restructuration de la dette, dans l’intérêt général de la communauté.

104. Selon les informations fournies par le Gouvernement, l’opération d’échange a abouti à la diminution de la dette grecque d’environ 107 milliards d’EUR. À la fin de 2012, un pourcentage de 85 % de la dette est passé des personnes privées aux États membres de la zone euro. En 2013, le coût du service de la dette a baissé considérablement : alors que les intérêts prévus initialement pour 2012 devaient s’élever à 17,5 milliards d’EUR, à la suite de l’échange, une somme de 12,2 milliards a dû être versée alors que, en 2013, les intérêts n’ont pas dépassé 6 milliards.

105. L’ingérence incriminée poursuivait donc un but d’utilité publique.

iii. Proportionnalité de l’ingérence

106. Il reste à déterminer si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but poursuivi.

107. La Cour note que, par l’effet du jeu des clauses d’action collective prévues par la loi no 4050/2012, les requérants ont vu leurs titres annulés et remplacés par des nouveaux titres, ce qui a eu pour conséquence une baisse du montant que ceux-ci pouvaient espérer percevoir à la date à laquelle les anciens titres arriveraient à maturité.

108. La Cour estime nécessaire de distinguer la présente affaire des affaires Malysh et autres c. Russie (no 30280/03, 11 février 2010) et Lobanov précité, dans lesquelles elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1. La première concernait l’omission de l’État défendeur d’établir, en application d’une loi, une procédure de rachat des titres des requérants, ce qui a eu pour effet de laisser les intéressés dans un état d’insécurité pendant plusieurs années. La deuxième portait aussi sur l’omission des autorités de légiférer au sujet de la procédure de paiement au titre de l’emprunt obligataire d’État de 1982, qui avait été garanti et reconnu comme faisant partie de la dette de l’État. Il est clair que dans ces affaires il n’était pas question, comme en l’espèce, de modification des termes des titres pour lesquels l’État, en sa qualité de débiteur, était en situation d’insolvabilité imminente.

109. La Cour estime aussi nécessaire de distinguer la présente affaire d’autres affaires dans lesquelles elle a constaté qu’une indemnisation représentant un pourcentage très réduit, de l’ordre de 2 % par exemple (Broniowski, précité, § 186), de la valeur de ce à quoi le requérant pouvait prétendre entraînait une charge disproportionnée et excessive qui ne pouvait être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités. De même, elle a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à l’égard d’une requérante qui s’était vu imposer une charge excessive en raison de la taxation à 98 % d’une partie de l’indemnité de licenciement qu’elle avait reçue (N.K.M. c. Hongrie, précité).

110. En l’espèce, il n’appartient pas à la Cour d’estimer de manière abstraite ce que les requérants auraient dû percevoir en échange de leurs anciens titres dans les circonstances de la cause. La Cour note, comme l’a d’ailleurs relevé le Conseil d’État dans son arrêt no 1116/2014 (paragraphe 38 ci-dessus), que l’échange des titres des requérants a entraîné à leurs dépens une perte de capital de 53,5 %, voire plus élevée si l’on tient compte de la modification de la date de leur arrivée à maturité. Or une telle perte, si elle paraît à première vue substantielle, n’est pas conséquente au point qu’elle puisse être assimilée à une extinction ou à une rétribution insignifiante par voie législative des créances des requérants à l’encontre de l’État.

111. La Cour estime aussi utile de rappeler qu’elle a rejeté comme manifestement mal fondé le grief d’une requérante d’après lequel, en raison du plafonnement de l’indemnisation prévue par une loi pour ses titres d’emprunt russe, la somme qu’elle devait percevoir ne correspondait qu’à une faible fraction de la valeur nominale de ses titres (Thivet (déc.), précitée).

112. De l’avis de la Cour, le point de référence pour apprécier le degré de la perte subie par les requérants ne saurait être le montant que ceux-ci espéraient percevoir au moment de l’arrivée à maturité de leurs obligations. Si la valeur nominale d’une obligation reflète la mesure de la créance de son détenteur à la date de l’arrivée à maturité, elle ne représente pas la véritable valeur marchande à la date à laquelle l’État a adopté la réglementation litigieuse, en l’occurrence le 23 février 2012, date à laquelle la loi no 4050/2012 a été adoptée. Cette valeur avait sans doute déjà été affectée par la solvabilité en baisse de l’État qui avait déjà commencé au milieu de 2010 et s’était poursuivie jusqu’à la fin de 2011. Cette baisse de la valeur marchande des titres des requérants laisse présager que, le 20 août 2015, l’État n’aurait pas été en mesure d’honorer ses obligations découlant des clauses conventionnelles incluses dans les anciens titres, c’est-à-dire avant l’adoption de la loi no 4050/2012 (voir aussi paragraphe 82 ci-dessus).

113. Tenant compte de la nature des mesures litigieuses, le fait que les requérants ne figuraient pas parmi ceux qui avaient consenti à la réalisation de l’opération d’échange, mais qu’ils avaient au contraire subi celle-ci par l’effet des clauses d’action collective, n’affecte pas en tant que tel l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence.

114. D’abord, la Cour considère que, si les porteurs d’obligations non consentants, comme les requérants, craignaient une baisse de la valeur de leurs créances dès l’activation des clauses d’action collective, ils auraient pu exercer leurs droits de porteurs et écouler leurs titres sur le marché jusqu’au dernier délai de l’invitation qui leur avait été faite de déclarer s’ils acceptaient ou non l’échange.

115. Certes, à la date de l’émission des anciens titres détenus par les requérants, ni ces titres ni le droit grec ne prévoyaient la possibilité de la mise en œuvre de telles clauses. La Cour ne méconnaît pas le fait que les obligations qui font sans cesse l’objet de transactions sur les marchés tant nationaux qu’internationaux peuvent être disséminées entre les mains d’un très grand nombre des porteurs. Toutefois, les clauses d’action collective sont courantes dans la pratique des marchés internationaux de capitaux et elles ont été incluses, en application de l’article 12 § 3 de la convention instituant le Mécanisme européen de stabilité, dans tous les titres de dette publique des États membres de la zone euro d’une durée supérieure d’un an (paragraphe 18 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour admet que, s’il avait fallu rechercher parmi tous ces porteurs un consensus en vue du projet de restructuration de la dette grecque ou limiter l’opération seulement à ceux qui y avaient consenti, cela aurait contribué à coup sûr à l’échec de ce projet.

116. La Cour relève en outre que l’une des conditions posées par les investisseurs institutionnels internationaux pour réduire leurs créances consistait en l’existence et l’activation de clauses de ce type. Le défaut de ces clauses aurait entraîné l’application d’un pourcentage de réduction plus grand à l’égard des créances de ceux qui auraient été prêts à accepter une décote et aurait contribué à dissuader un grand nombre des porteurs des titres de faire partie du processus. Il apparaît ainsi que les clauses d’action collective et la restructuration de la dette publique obtenue grâce à elles constituaient une mesure appropriée et nécessaire à la réduction de la dette publique grecque et à la prévention de la cessation des paiements de l’État défendeur.

117. De plus, la Cour considère qu’un investissement en obligations ne peut être exempt de risques. En effet, entre l’émission d’un tel titre et son arrivée à maturité, il s’écoule en principe un laps de temps assez long pendant lequel se produisent des événements imprévisibles pouvant avoir pour effet de réduire considérablement la solvabilité de leur émetteur, même si celui-ci est un État, et donc d’entraîner une perte patrimoniale subséquente pour le créancier.

118. La Cour estime opportun de souligner à cet égard certains des motifs par lesquels le Tribunal de l’Union européenne a rejeté un recours introduit contre la BCE par deux cents particuliers de nationalité italienne qui détenaient des obligations de l’État grec. Le tribunal a souligné que, au regard de la situation économique de la République hellénique et des incertitudes la concernant à l’époque, les investisseurs concernés ne pouvaient prétendre avoir agi en tant qu’opérateurs économiques prudents et avisés, susceptibles de se prévaloir de l’existence d’attentes légitimes. Au contraire, lesdits investisseurs étaient censés connaître la situation économique hautement instable déterminant la fluctuation de la valeur des titres de créance grecs acquis par eux ainsi que le risque non négligeable d’une cessation de paiement. De telles transactions s’effectuaient sur des marchés particulièrement volatils, souvent soumis à des aléas et à des risques non contrôlables s’agissant de la baisse ou de l’augmentation de la valeur de tels titres, ce qui pouvait inciter à spéculer pour obtenir des rendements élevés dans un laps de temps très court. Dès lors, à supposer même que tous les requérants ne fussent pas engagés dans des transactions de nature spéculative, ils devaient être conscients desdits aléas et risques quant à une éventuelle perte considérable de la valeur des titres acquis. Cela est d’autant plus vrai que, même avant le début de sa crise financière en 2009, l’État grec émetteur faisait déjà face à un endettement et à un déficit élevés (paragraphe 54 ci-dessus).

119. La Cour estime donc que la Grèce, en prenant les mesures litigieuses, n’a pas rompu le juste équilibre entre l’intérêt général et la protection des droits de propriété des requérants et qu’elle n’a pas fait subir aux intéressés une charge spéciale excessive.

120. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut que, compte tenu de la large marge d’appréciation dont les États contractants jouissent en ce domaine, les mesures en cause ne sauraient être considérées comme disproportionnées à leur but légitime. Partant, elle estime qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

DÜRRÜ MAZHAR ÇEVİK ET ASUMAN MÜNİRE ÇEVİK DAĞDELEN c. TURQUIE

du 14 avril 2015 requête n 2705/05

Violation article 1 du Protocole 1 : La suppression du titre de propriété sur un terrain est une atteinte au bien au sens de l'article 1 du Protocole 1.

31.  Sur le fond, la Cour relève que les requérants se plaignent de l’inscription de leurs terrains au nom du Trésor public en l’absence de toute indemnisation en leur faveur.

32.  Le Gouvernement récuse les griefs présentés. Selon lui, il n’y a eu aucune ingérence, dans la mesure où les requérants ne possédaient pas de titre de propriété pour les terrains en question, du fait que leurs limites n’avaient pas été désignées par les autorités cadastrales.

À supposer qu’il y ait bien eu une ingérence, le Gouvernement fait valoir que l’enregistrement au nom du Trésor public a eu lieu par la voie d’une décision judiciaire, que cette décision relevait de l’intérêt public et qu’elle était destinée à assurer la protection de l’environnement.

33.  La Cour observe qu’en 1958, l’ascendante des requérants, Z.B.C, avait acquis deux titres de propriété sur deux terrains situés dans la région de Dikili à İzmir, et dont les limites n’avaient pas été précisées par les autorités du cadastre. Après les travaux de cadastre effectués dans la région de Dikili en 1981, le tribunal du cadastre a ordonné l’inscription d’une partie des terrains au nom du Trésor public au motif que ceux-ci faisaient partie d’un marais et contenaient des sources d’eaux chaudes et il a ordonné l’inscription du reste des terrains au nom des requérants.

34.  La Cour relève que les terrains litigieux avaient été inscrits en 1958 au registre foncier au nom de Z.B.C. Bien que le Gouvernement conteste les effets juridiques de cette inscription sur le droit de propriété des requérants, la validité de cette dernière n’a pas été contestée par les parties. Dès lors, la Cour conclut que les requérants avaient un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

35.  La Cour a déjà examiné des cas similaires concernant l’annulation de titres de propriété à raison du fait que les terrains litigieux ne pouvaient faire l’objet d’une propriété privée et a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir parmi d’autres, N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, §§ 38‑43, CEDH 2005‑X). En effet, elle a dit que, sans le versement d’une somme raisonnable en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et qu’une absence totale d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (voir, mutatis mutandis, Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 111, CEDH 2005‑VI, et Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 71, série A no 301‑A).

36.  Dans la présente affaire, même si les raisons pour lesquelles les terrains ont été récupérés par l’État sont différentes, du fait qu’il s’agissait de sources d’eaux chaudes et d’un marais, une partie importante des biens des requérants a, par une décision judiciaire, été inscrite au nom de l’État dans le registre foncier sans qu’il y ait lieu à indemnisation, au motif que les terrains en cause ne pouvaient faire l’objet d’une propriété privée. À cet égard, la Cour constate effectivement que les requérants n’ont reçu aucune indemnisation à la suite du transfert d’une partie de leur bien au Trésor public. Or, l’examen du dossier ne révèle aucune circonstance exceptionnelle de nature à justifier une absence totale d’indemnisation (N.A. et autres, précité, §§ 41-42).

37.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que sa jurisprudence s’applique également à la présente affaire (voir, par exemple, I.R.S. et autres c.Turquie, no 26338/95, 20 juillet 2004, et N.A. et autres, précité). La Cour constate qu’en l’espèce le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente.

38.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

SİLAHYÜREKLİ c. TURQUIE du 26 novembre 2013 requête n°16150/06

LE CLASSEMENT D'UN TERRAIN EN SITE ARCHEOLOGIQUE ET NATUREL SUPPRIME LE TITRE DE PROPRIETE

33.  La Cour note d’abord que le requérant ne se plaint pas du classement du terrain litigieux en site archéologique et naturel ainsi que des restrictions pouvant en résulter pour son droit de propriété, mais uniquement de l’annulation de son titre de propriété. A cet égard, la Cour estime que le requérant disposait d’un droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1 dans la mesure où il était titulaire, jusqu’à son annulation, d’un titre de propriété parfaitement valide. La Cour considère que l’annulation du titre de propriété du requérant constitue une ingérence dans son droit au respect de ses biens, laquelle s’analyse en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999‑VII).

34.  Elle observe que le terrain litigieux est classé en site naturel et archéologique. Cependant, au cours de la procédure devant le tribunal de grande instance de Kale, il a en outre été constaté qu’une partie de ce terrain faisait partie du domaine public littoral et le titre de propriété correspondant à cette partie a été annulé pour cette raison. Le domaine public littoral étant soumis à un régime juridique différent, la Cour estime nécessaire de l’examiner séparément du reste du terrain.

a)  La partie du terrain classée en site naturel et archéologique

35.  L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II). Le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 42, série A no 296‑A, Lithgow et autres c. Royaume‑Uni, 8 juillet 1986, § 110, série A no 102, et Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 50, 9 janvier 2007).

36.  La Cour observe que le tribunal de grande instance de Kale a annulé le titre de propriété du requérant après avoir conclu que le jugement rendu le 7 octobre 1942 par le tribunal d’instance de Kaş n’était pas juridiquement valide. Pour cela, le tribunal de grande instance a relevé, d’une part, que l’action avait alors été introduite sans qu’aucune partie à la procédure ne fût désignée ni invitée par la suite à participer à la procédure ; et, d’autre part, que le jugement en question n’avait pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation. Le tribunal en a conclu que le titre de propriété relatif à ce terrain reposait sur une décision de justice rendue au terme d’une procédure ne remplissant pas les conditions de validité posées par la loi. Il a estimé qu’une telle décision et l’inscription consécutive au registre foncier ne liaient pas le Trésor.

37.  La Cour note que dans son jugement du 7 octobre 1942 le tribunal d’instance de Kas jugea que S.K. avait acquis par voie de prescription, en application de l’article 639 de l’ancien code civil, la propriété du terrain litigieux. Or selon cette disposition, l’action en prescription acquisitive devait être introduite contre le Trésor et l’administration concernée. C’est le non-respect de cette dernière exigence procédurale qui a conduit le tribunal de grande instance de Kale à conclure à l’invalidité du jugement de 1942. Le Gouvernement allègue aussi la méconnaissance des normes de fond, alors que la décision relative à l’annulation du titre de propriété n’en fait pas mention.

38.  La Cour note que le requérant avait acheté ce bien en 2002 et l’avait alors fait inscrire à son nom sur le registre foncier. Selon ses explications, non contestées par le Gouvernement, il était le dixième propriétaire de ce terrain. Entre le propriétaire initial et le requérant, le bien est donc devenu successivement la propriété de différentes personnes. Il ne ressort aucunement du dossier que les propriétaires successifs de ce terrain se sont vu contester leur titre de propriété.

39.  Pour la Cour, il ne fait aucun doute qu’au moment de son acquisition en 2002, le requérant avait la certitude que cette transaction était conforme au droit turc. En effet, la régularité de l’inscription au registre foncier et la validité du titre de propriété ne prêtaient pas à controverse au regard du droit interne. Le requérant pouvait légitimement se croire en situation de « sécurité juridique » quant à la validité de son titre de propriété, jusqu’à son annulation par le tribunal de grande instance de Kale. Le registre foncier ne contenait aucune indication quant à l’invalidité du jugement de 1942 ni aucune autre mention permettant de douter de la validité du droit de propriété relatif à ce terrain. Quant au classement du terrain en site naturel et archéologique, qui en revanche était connu du requérant, il ne constituait pas un empêchement à l’acquisition du terrain par voie d’achat. La Cour note en outre que la bonne foi du requérant quant à l’acquisition du bien en question n’a été contestée ni au niveau national ni devant elle.

40.  Par conséquent, on ne saurait considérer que l’annulation du titre de propriété du requérant à la suite de l’invalidation du jugement du 7 octobre 1942, plus de soixante ans après, était prévisible. En effet, le requérant ne pouvait raisonnablement prévoir que son titre de propriété serait annulé par le biais d’une remise en cause du jugement ayant servi de fondement à la constitution du titre de propriété initial.

41.  La Cour note en outre que l’ingérence dans le droit de propriété du requérant ne peut reposer sur la loi no 2863 et la loi no 3402 comme le prétend le Gouvernement.

42.  S’agissant d’abord de la loi no 2863 (loi relative à la protection du patrimoine culturel et naturel) qui était en vigueur lorsque le requérant acheta le bien, la Cour observe que l’article 11 de cette loi n’interdit que l’acquisition de la propriété des lieux classés en patrimoine culturel et naturel par la voie de la prescription acquisitive. Or cette interdiction n’est pas pertinente dans le chef du requérant, puisqu’il est devenu propriétaire de ce terrain en l’achetant. La Cour relève également que cette même loi donne à l’Etat la possibilité d’exproprier les lieux classés au titre de la protection du patrimoine culturel et naturel et appartenant à des personnes privées. Dans le cas du requérant, les pouvoirs publics n’ont pas utilisé cette voie.

43.  Quant à la loi no 3402 (loi sur le cadastre), la Cour note que le Gouvernement évoque des travaux de cadastre réalisés en 1999 sans apporter plus de précisions sur ce point ou produire des documents relatifs à ces travaux. En tout état de cause, il ressort des observations du Gouvernement que ces travaux ont alors confirmé le titre de propriété existant et ne remettait aucunement en question la validité du jugement du 7 octobre 1942.

44.  Enfin, la Cour note que la présente affaire diffère sensiblement de la matière des décisions citées par le Gouvernement. Dans les affaires en question, les terrains des requérants avaient été frappés d’une interdiction de construire, mesure qui s’analyse en une réglementation de l’usage des biens, tandis que dans la présente affaire, le titre de propriété du requérant a purement et simplement été annulé, ce qui s’analyse en une privation du droit de propriété. Aussi, les affaires citées par le Gouvernement ne sauraient être pertinentes dans l’examen de la présente affaire.

45.  A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc méconnu le droit du requérant au respect de ses biens.

46.  Il y a eu donc violation de l’article 1 du Protocole no 1 sur ce point.

b)  La partie du terrain faisant partie du domaine public littoral

47.  Ici la Cour estime que l’ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens avait une base légale – l’article 43 de la Constitution – et poursuivait un but légitime qui était dans l’intérêt général : protéger le littoral et permettre le libre accès au rivage (N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, § 40, CEDH 2005‑X).

48.  La Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit en outre ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino c. Italie (n1) [GC], no 36813/97, § 93, CEDH 2006‑V). Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà examiné un grief identique à celui du requérant et conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (N.A. et autres, précité, §§ 41‑43). En effet, elle a dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et qu’une absence totale d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles.

49.  La Cour constate qu’en l’espèce le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Le requérant n’a reçu aucune indemnisation à la suite de l’annulation de son titre de propriété. Or l’examen du dossier ne révèle aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l’absence totale d’indemnisation.

50.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

ION CONSTANTIN C. ROUMANIE du 27 MAI 2010 Requête n° 38513/03

Un droit de propriété obtenu légalement est annulé par les tribunaux onze ans après.

9.  Après la reconstitution de son droit de propriété sur le terrain, le père du requérant, puis le requérant lui-même, après l’acte de donation, pouvaient légitimement espérer bénéficier paisiblement du droit de propriété. Ce n’est que onze ans plus tard, période pendant laquelle le requérant et son père ont exploité ensemble le terrain, que les autorités locales ont entamé des démarches pour éclaircir la situation juridique du terrain.

40.  La Cour estime en outre qu’il revenait aux autorités locales et départementales compétentes pour assurer la reconstitution effective du droit de propriété du requérant de porter à la connaissance de celui-ci, par une décision formelle, les raisons de la modification de l’emplacement de son terrain et de faire les démarches nécessaires pour s’assurer que son droit de propriété valable, reconnu en vertu de la loi no 18/1991, soit concret et effectif (mutatis mutandis, Ioachimescu et Ion c. Roumanie, no 18013/03, § 31, 12 octobre 2006 et Grosu c. Roumanie, no 2611/02, § 52, 28 juin 2007).

41.  La Cour note à cet égard que l’article II de la loi no 169/1997 prévoyait que les modifications apportées à la loi no 18/1991 ne pouvaient pas porter atteinte aux droits de propriété déjà reconstitués dans le respect des dispositions de cette dernière loi. Seule la nullité absolue des actes délivrés à des personnes physiques pour non-respect des dispositions de la loi no 18/1991 pouvait être invoquée pour modifier les situations juridiques créées. Dès lors, la constatation de nullité absolue constituait le préalable à l’adoption de tout nouvel acte juridique en vertu de la nouvelle loi, afin d’assurer une cohérence dans l’application des dispositions légales. Or en l’espèce, et à la différence de l’affaire Ioan précitée, les juridictions nationales ont annulé tant l’acte administratif d’attribution dans le domaine de la commune de Oarja du terrain de 194 hectare, dont faisait partie le terrain litigieux de 1,30 hectares, que le titre individuel de propriété sur ce dernier terrain, émis en faveur du père du requérant. Toutefois, le titre de propriété de D.I. a été délivré avant que la nullité absolue du titre du requérant soit prononcée, donc en violation des dispositions légales susmentionnées.

42.  La Cour peut accepter que l’annulation de la décision dans sa partie concernant le terrain de 194 ha était nécessaire pour assurer la reconstitution du droit de propriété des habitants de Bradu, sans quoi ces derniers auraient également pu se plaindre d’une violation de leur droit de propriété, dans la mesure où ils avaient le droit de se voir délivrer des titres de propriété (a contrario Gashi précité, § 40). Cependant, la Cour rappelle avoir jugé que l’atténuation de certaines atteintes ne doit pas créer de nouveaux torts disproportionnés (voir, mutatis mutandis, Pincová et Pinc, no 36548/97, CEDH 2002-VIII, § 58, et Raicu c. Roumanie, no 28104/03, § 25, 19 octobre 2006) et que les erreurs des autorités administratives ne doivent pas être supportées exclusivement par les particuliers en cause. Il ne revient pas au bénéficiaire d’un titre administratif de propriété, qui a eu la possession d’un terrain pendant onze ans, et dont le titre a été annulé après quinze ans, comme dans le cas d’espèce, de supporter les conséquences du système administratif mis en place, lequel a abouti en l’espèce à la coexistence, au moins jusqu’au moment de l’annulation du titre du requérant, de deux titres administratifs sur le même terrain, portant ainsi atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques.

43.  La Cour rappelle avoir déjà examiné dans d’autres affaires la question de l’annulation par les tribunaux internes, après plusieurs années, de titres de propriété ou de contrats de vente délivrés ou conclus avec les autorités. Qu’il s’agisse de l’application de la législation spécifique relative à la réparation des injustices commises par un ancien régime ou de l’attribution ou de la vente d’un bien par les autorités en vertu de dispositions légales d’autre nature, la Cour a toujours pris en compte, comme un critère essentiel dans l’examen de la proportionnalité de la privation, la question de la responsabilité des parties dans l’irrégularité sanctionnée par l’annulation du titre et le caractère essentiel ou au contraire plutôt mineur de cette irrégularité (voir, entre autres et mutatis mutandis, Velikovi et autres c. Bulgarie, nos 43278/98, 45437/99, 48014/99, 48380/99, 51362/99, 53367/99, 60036/00, 73465/01 et 194/02, § 186, 15 mars 2007 ; Gashi c. Croatie, no 32457/05, §§ 33-40, 13 décembre 2007, Ichim c. Roumanie, no 164/02, § 38, 10 mars 2009, Toşcuţă et autres c. Roumanie, no 36900/03, § 38, 25 novembre 2008, et Ciovica c. Roumanie, no 3076/02, § 92, 31 mars 2009).

44.  En l’espèce, la Cour ne décèle pas des éléments conduisant à conclure que le comportement du requérant serait dans une quelconque mesure à l’origine de l’annulation de son titre de propriété (voir, a contrario, l’affaire Elena et Mihai Toma c. Roumanie, no 16563/03, décision d’irrecevabilité du 12 janvier 2010).

45.  La Cour considère dès lors que l’annulation du titre de propriété du requérant a été exclusivement justifiée par des faits imputables aux autorités et sans qu’il se soit vu verser une quelconque indemnité ou proposer un terrain équivalent (voir Toşcuţă et autres c. Roumanie, no 36900/03, § 38, 25 novembre 2008).

46.  Ces éléments suffisent à la Cour pour rejeter l’exception d’incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement et conclure que l’État a manqué à son obligation d’assurer au requérant la jouissance effective de son droit de propriété garanti par l’article 1 du Protocole no1.

COUR DE CASSATION FRANÇAISE

LE CLASSEMENT D'UN CHEMIN N'EST PAS UN TITRE DE PROPRIETE, LE JUGE JUDICIAIRE N'A PAS POUVOIR D'ENJOINDRE L'ADMINISTRATION

Cour de Cassation chambre civile 3, du 16 mai 2019 pourvoi n° 17-26.210 cassation partielle sans renvoi

Mais attendu qu’ayant retenu à bon droit que la délibération du conseil municipal classant un chemin dans la voirie communale ne constitue pas un titre de propriété et que, en cas de revendication, il appartient à la commune de fonder son droit de propriété sur un titre ou sur la prescription acquisitive, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de procéder à une recherche que ses constations rendaient inopérante, a légalement justifié sa décision en retenant, sans en dénier le caractère exécutoire, que ni les délibérations successives du conseil municipal ayant notamment classé le chemin dans la catégorie des voies communales le 15 mars 1962, approuvé le tableau de classement de ces voies le 29 août 1964 ou approuvé la carte communale le 24 juillet 2003, ni le plan de réorganisation foncière homologuant le plan des voies communales, devenu définitif à la suite de l’arrêté préfectoral du 2 juin 1999, ni l’arrêté d’alignement individuel du 20 mai 1999 ne constituaient des titres de propriété ;

Mais sur le moyen relevé d’office, après avis donné aux parties en application de l’article 1015 du code de procédure civile

Vu l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

Attendu que, pour condamner, sous astreinte, la commune de Gorrevod à procéder au déclassement du chemin, l’arrêt retient qu’il constitue un chemin d’exploitation qui, en l’absence de titre en attribuant la propriété exclusive aux consorts X..., est présumé appartenir aux propriétaires riverains, chacun en droit soi, et est affecté à un usage commun ;

Qu’en statuant ainsi, alors que, en l’absence de voie de fait, il n’appartient pas au juge judiciaire d’enjoindre à l’administration de déclasser un bien ayant fait par erreur l’objet d’une décision de classement dans la voirie communale, et qu’un tel classement, bien qu’illégal, n’est constitutif d’une voie de fait que s’il procède d’un acte manifestement insusceptible de se rattacher à l’un des pouvoirs de l’administration, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

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L'EXPROPRIATION D'UN BIEN

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- A L'EXPROPRIATION D'UN BIEN DANS UN BUT D'INTERÊT GENERAL

- EN MATIÈRE DE DÉLAI TROP LONG ENTRE LA DATE DE L'EXPROPRIATION ET LE DÉBUT DES TRAVAUX PUBLICS

- AUX REQUÉRANTS QUI NE PEUVENT BÉNÉFICIER D'UN EFFET D'AUBAINE

- QUAND LE BUT D'INTERÊT GÉNÉRAL EST ABANDONNÉ

- la jurisprudence française.

EXPROPRIATION DANS L'INTERÊT GENERAL

ARSIMIKOV ET ARSEMIKOV c. RUSSIE du 9 juin 2020 requête n° 41890/12

Art 1 P1 • Privation de propriété • Démolition de la maison du requérant, déclarée en péril, par les autorités et dans le cadre de la reconstruction de la ville • Non-respect de la procédure obligatoire d’expropriation pour cause d’utilité publique • Prévention des risques liés à l’occupation d’immeubles dangereux • Octroi d’un bail social à titre d’indemnisation • Appartement inhabitable et contrat de bail annulé sans autre réparation

  1. Thèses des parties

57.  Le premier requérant estime que les autorités ont commis à son égard des infractions pénales. Il se plaint d’avoir été de facto exproprié arbitrairement de sa maison, et considère que l’appartement dont il était devenu locataire ne constitue pas une indemnisation valable de son préjudice.

58.  Renvoyant aux conclusions des juridictions internes, le Gouvernement soutient pour sa part que le premier requérant n’a pas démontré de manière incontestable que les autorités tchétchènes aient joué un rôle dans la destruction de sa maison. Il argue que ces autorités n’ont jamais pris de mesures d’expropriation à l’égard de l’intéressé, et que ce sont des personnes privées inconnues qui ont démoli la maison.

  1. Appréciation de la Cour

59.  La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, une ingérence doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté (Tkachenko, précité, § 50).

a) Sur la légalité et le but d’utilité publique de l’ingérence

60.  La Cour observe ce qui suit. Par un acte du 4 juin 2010, la commission pluridisciplinaire a déclaré la maison du premier requérant en péril et à démolir. Le 1er avril 2011, la commission du logement de la mairie de Grozny a décidé de louer un appartement à l’intéressé dans le cadre d’un contrat de bail social, qu’il a signé le même jour. Puis, le 29 mars 2012, les juridictions nationales ont annulé le contrat au motif que l’appartement était inhabitable. Par ailleurs, les autorités internes ont reconnu que la maison du requérant avait été démolie non seulement pour cause de péril, mais aussi dans le cadre de la reconstruction de la ville (paragraphes 19, 22 et 23 ci‑dessus). Partant, la Cour ne peut accepter la thèse du Gouvernement consistant à dire que les autorités tchétchènes n’ont joué aucun rôle dans la démolition du bâtiment.

61.  Il apparaît que si les autorités ont procédé à la démolition pour les besoins de la reconstruction de la ville, elles n’ont pas respecté la procédure obligatoire d’expropriation pour cause d’utilité publique (paragraphe 37 ci‑dessus). Cependant, il a aussi été avancé que la maison avait été démolie pour cause de péril.

62.  Bien que les parties n’aient pas émis d’observations à ce sujet, la Cour note que le droit russe prévoit la procédure et les modalités d’adoption des déclarations de péril rendant nécessaire la démolition d’un bâtiment, ainsi que les droits des propriétaires en pareil cas. Il ressort en particulier des dispositions internes que, lorsqu’un bâtiment déclaré en péril doit être démoli, les autorités doivent d’abord le racheter ou, avec l’accord du propriétaire, attribuer à celui-ci un autre logement (paragraphes 35-36 ci‑dessus). La Cour considère que, quelle qu’eût été la procédure légale dans cette situation, dès lors que le premier requérant n’a contesté ni l’acte du 4 juin 2010, qui avait été dressé plus d’un an avant l’ingérence alléguée, ni la décision du 1er avril 2011 et qu’il a signé le contrat de bail social, il a renoncé à son droit au rachat de son bien par les autorités et il a accepté le bail social à titre d’indemnisation.

63.  La Cour considère donc que la démolition de la maison du premier requérant avait pour base légale les dispositions relatives aux habitats en péril et poursuivait au moins un but d’utilité publique, à savoir la prévention des risques liés à l’occupation d’immeubles dangereux (voir, pour une situation similaire, Saliy c. Russie (déc.) [comité], no 3068/06, 26 septembre 2017).

b) Sur la proportionnalité de l’ingérence

64.  La Cour rappelle que, afin d’apprécier si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne (Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 55, CEDH 2001‑I).

65.  En l’espèce, elle estime que, en principe, un bail social aurait pu représenter une indemnisation adéquate pour la démolition de la maison en cause, d’autant que les locataires de logements sociaux peuvent en obtenir gratuitement la propriété (paragraphe 38 ci-dessus). Toutefois, l’appartement qui a été fourni au premier requérant était inhabitable : il n’était raccordé ni au gaz ni à l’électricité ni au tout-à-l’égout, et il n’avait ni portes intérieures ni planchers. Qui plus est, après que le contrat de bail social a été annulé, les autorités n’ont rien fait pour offrir au premier requérant une autre réparation. En conséquence, près de neuf ans après la démolition de sa maison, l’intéressé n’a toujours pas obtenu d’indemnisation.

66.  Dans ces conditions, la Cour considère que l’ingérence dont se plaint le premier requérant a fait peser sur lui une charge disproportionnée et excessive, et qu’elle a ainsi rompu le « juste équilibre » à ménager entre la protection du droit au respect des biens et les exigences de l’intérêt général. Partant, elle rejette l’exception tirée de ce que le requérant n’aurait pas subi de préjudice important puisqu’il avait bénéficié d’un bail social, et elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n1 à la Convention.

Svitlana Ilchenko c. Ukraine du 4 juillet 2019 requête n° 47166/09

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : La démolition d’un garage sans octroi d’une indemnité calculée selon une procédure en bonne et due forme a emporté violation des droits de la requérante.

L’affaire concerne la démolition du garage de la requérante visant à libérer un terrain en vue de la construction de logements commerciaux. La Cour juge en particulier que la requérante, qui possédait le garage et utilisait le terrain sousjacent depuis les années 1980, a en fin de compte été traitée comme un squatter par la justice et qu’il n’a été tenu aucun compte du caractère spécifique de sa situation. La requérante a simplement été invitée à négocier une possible indemnité allouée à titre gracieux et les autorités n’ont pas engagé de procédure en bonne et due forme pour calculer une réparation équitable fondée sur la valeur marchande du bien

FAITS

Mme Ilchenko était propriétaire d’un garage, enregistré à son nom en février 1995, qui se trouvait dans la cour de son immeuble d’habitation. Elle utilisait le garage, ainsi que le terrain sur lequel il était bâti, depuis les années 1980. En 2002, les autorités locales commencèrent à élaborer un projet de construction de logements commerciaux englobant le terrain sur lequel était sis le garage, lequel devait par conséquent être démoli. Elles invitèrent Mme Ilchenko à négocier une indemnisation sur une base informelle, mais celle-ci ne donna pas suite à ces offres. Une procédure judiciaire s’ouvrit en juillet 2003. Le tribunal de première instance trancha en faveur de Mme Ilchenko en février 2004, mais ce jugement fut annulé en appel et des huissiers firent démolir le garage en août 2005. En février 2006, la Cour suprême annula ces deux jugements et renvoya l’affaire aux juridictions inférieures en leur demandant d’éclaircir la question du statut du terrain sur lequel le garage avait été sis. En mai 2007, le tribunal de première instance qui réexamina l’affaire conclut que Mme Ilchenko avait disposé d’un permis temporaire pour la construction d’un garage et que le terrain ne lui avait jamais été cédé. Se fondant sur une disposition du code foncier régissant l’occupation non autorisée de terrains, il ordonna à Mme Ilchenko d’évacuer les lieux. La Cour suprême confirma ces conclusions en 2009.

LE DROIT : VIOLATION DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

La Cour note que le droit de Mme Ilchenko sur le garage est demeuré incontesté pendant vingt ans, jusqu’à ce que les autorités ne commencent à élaborer le projet d’immeuble résidentiel. Qui plus est, l’absence d’autorisation pour le garage ne résultait apparemment pas d’un manquement à la législation qui aurait été commis à l’époque où le garage avait été construit mais s’expliquait plutôt par le passage de la législation de l’ère soviétique, qui ne reconnaissait ni la propriété foncière privée ni les baux classiques, au système actuel.

La Cour doit alors rechercher si l’ingérence des autorités dans l’exercice par Mme Ilchenko de ses droits patrimoniaux était proportionnée ou servait une cause d’utilité publique. Elle prend note des arguments de Mme Ilchenko, qui avançait que le projet visait la construction d’appartements de luxe destinés à être commercialisés, que la zone du centre de Kiev concernée présentait déjà une forte densité de population, et que ce projet n’avait fait qu’intensifier les pressions sur l’infrastructure locale.

Le Gouvernement n’a pas répondu à ces arguments. La Cour dit que ce projet immobilier ne servait pas un intérêt général si impérieux qu’il justifiât que Mme Ilchenko fût privée de son bien sans être indemnisée. D’ailleurs, ayant été qualifiée de squatter par la justice, celle-ci ne pouvait prétendre à une réparation et aurait pu être contrainte à rembourser les frais de démolition à la ville. Les tribunaux n’ont tenu aucun compte des spécificités de sa situation. Il est vrai que Mme Ilchenko n’a pas donné suite à une proposition de négociation, mais, compte tenu de la manière dont les juridictions internes ont interprété sa situation, elle n’aurait dans le cas contraire perçu qu’une indemnité versée à titre gracieux au lieu de recevoir une réparation entourée de garanties juridiques et fondée sur un droit. Son défaut de coopération à la négociation de l’indemnité ne s’analyse donc pas en un renoncement à ses droits.

En réalité, il n’existait pas pour ce type de négociations de cadre juridique qui lui eût permis d’obtenir les informations nécessaires pour prendre une décision éclairée. Le Gouvernement est resté silencieux sur le montant qui lui aurait été proposé ou sur le mode de calcul qui aurait été retenu, faute d’une procédure établie à cet effet. Dans les circonstances de l’espèce, seule une indemnité définie dans le cadre d’une procédure aboutissant à une appréciation globale des conséquences de l’expropriation et à l’attribution d’une somme correspondant à la valeur marchande du bien pouvait satisfaire aux exigences de la Convention.

Mme Ilchenko ne s’étant pas vu offrir une telle réparation entourée des garanties adéquates, elle a donc subi une violation de ses droits au regard de l’article 1 du Protocole n° 1.

MAUPAS et autres c. FRANCE du 19 septembre 2006 requête 13844/02

17.  L'expropriation d'une partie du bien des requérants constitue manifestement une privation de propriété, au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1.

18.  La Cour doit en premier lieu déterminer si cette privation de propriété reposait sur une « cause d'utilité publique » au sens de cette disposition. Elle rappelle à cet égard qu'elle reconnaît aux Etats contractants et aux autorités qui en constituent l'émanation, une grande marge d'appréciation pour juger si, dans telles ou telles circonstances, une question de cette nature se pose et justifie des privations de propriété (voir, pour exemples, les arrêts James et autres c. Royaume-Uni, du 26 juin 1985, série A no 98-A, § 46, et Motais de Narbonne c. France, no 48161/99, du 2 juillet 2002, § 18) ; elle respecte la manière dont ils conçoivent les impératifs d'« utilité publique » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 sauf si leur jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (arrêt James et autres précité, mêmes références). Elle ne saurait donc se substituer aux autorités internes pour évaluer l' « utilité publique » de l'aménagement dont la réalisation fonde l'expropriation des requérants, et il lui suffit en l'espèce de relever que la « cause d'utilité publique » se trouvait en l'occurrence dans la réalisation d'un ouvrage destiné à l'usage de la collectivité.

19.  Toute ingérence dans le droit au respect des biens doit aussi ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu.

En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété ; l'équilibre à ménager entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs des droits fondamentaux est rompu si la personne concernée a eu à subir « une charge disproportionnée » (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Saints monastères c. Grèce, du 9 décembre 1994, Série A no 301-A, §§ 70-71, et Motais de Narbonne, précité, § 19). La Cour a en conséquence jugé que l'individu exproprié doit en principe obtenir une indemnisation « raisonnablement en rapport avec la valeur du bien » dont il a été privé, même si « des objectifs légitimes « d'utilité publique » (...) peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande » (ibidem) ; il en résulte que, sous cet angle, l'équilibre susmentionné est en règle générale atteint lorsque l'indemnité versée à l'exproprié est raisonnablement en rapport avec la valeur « vénale » du bien, telle que déterminée au moment où la privation de propriété est réalisée (arrêt Motais de Narbonne précité, mêmes références).

Par ailleurs, notamment, nonobstant le silence de l'article 1 du Protocole no 1 en matière d'exigences procédurales, les procédures applicables en l'espèce doivent offrir à la personne concernée une occasion adéquate d'exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition ; pour s'assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d'un point de vue général (voir, par exemple, les arrêts AGOSI c. Royaume-Uni, du 24 octobre 1986, série A n108, § 55, Hentrich c. France, du 22 septembre 1994, série A no 296-A, § 49, et Jokela c. Finlande, du 21 mai 2002, no 28856/95, CEDH 2002-IV, § 45).

20.  Sur ce second point, la Cour relève en l'espèce que, comme tout riverain, les requérants pouvaient, en droit, saisir le juge administratif d'une recours en excès de pouvoir contre le décret portant déclaration d'utilité publique du 17 mars 1995 (lequel avait fait l'objet de mesures de publicité) et obtenir ainsi un contrôle juridictionnel effectif de la « cause d'utilité publique » fondant l'expropriation dont ils ont fait l'objet.

Il est vrai que le tracé initial de l'infrastructure litigieuse, tel que présenté lors de l'enquête publique et retranscrit sur le plan annexé au décret du 17 mars 1995 déclarant l'utilité publique du projet, épargnait la propriété des requérants. Le tracé a été modifié par la suite, après la clôture de l'enquête publique ; il passe désormais sur la propriété des requérants. Ils n'ont eu connaissance de cette modification qu'à la fin de l'année 1997, après expiration du délai de recours contre le décret d'utilité publique, à l'occasion de l'enquête parcellaire organisée dans le contexte de la procédure d'expropriation.

21.  Il apparaît ainsi que les requérants n'avaient initialement pas de motif lié à la privation de leur propriété d'user de cette procédure puisque le tracé soumis à enquête publique et annexé à ce décret épargnait leur propriété, et qu'ils n'ont su que celle-ci était finalement concernée par l'opération qu'après la clôture du délai de recours contre ledit décret. Ainsi, in concreto, ils se sont trouvés privés de l'opportunité de bénéficier de cette voie procédurale pour obtenir un contrôle juridictionnel du fondement de l'expropriation dont ils ont fait l'objet.

Néanmoins, comme le souligne le Gouvernement, les requérants avaient également la possibilité, dans le cadre de leur recours contre l'arrêté de cessibilité, de soulever par voie d'exception l'illégalité du décret du 17 mars 1995 portant déclaration d'utilité publique et d'obtenir ainsi un contrôle juridictionnel de l'acte fondant l'expropriation litigieuse ; par cette voie, ils auraient pu parvenir à l'annulation de cet arrêté sur le fondement de l'illégalité dudit décret, ce qui aurait fait obstacle au transfert de propriété. En sus, ils eurent, dans les circonstances de leur cause, l'opportunité de contester la légalité de ce décret dans le cadre d'un recours en annulation du décret du 15 mars 2000 prorogeant les effets du premier.

Or il apparaît que, contrairement aux allégations des intéressés, le juge administratif ainsi saisi ne les a pas déboutés pour tardiveté mais au fond, retenant notamment que le déplacement de l'échangeur et de l'axe de la voie litigieux par rapport au projet soumis à l'enquête publique ne constituait pas une modification substantielle affectant l'économie générale du projet et rendant nécessaire une nouvelle procédure de déclaration d'utilité publique (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

22.  La Cour constate ensuite que le montant final de l'indemnité d'expropriation allouée au requérant a été fixé par les juridictions judiciaires (paragraphe 9 ci-dessus), et que rien ne permet de considérer qu'il n'est pas raisonnablement en rapport avec la valeur du bien dont ils ont été privés.

23.  La Cour conclut en conséquence que l'expropriation dont il est question n'a pas rompu le juste équilibre devant être maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des requérants, et qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

24.  Enfin, la Cour estime qu'aucune question distincte ne se pose en l'espèce sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention et qu'il n'y a donc pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de cette disposition.

LE DÉLAI TROP LONG ENTRE L'EXPROPRIATION

ET LES TRAVAUX DU PROJET SONT UNE VIOLATION

POULIMENOS ET AUTRES c. GRÈCE du 20 juillet 2017 Requête n° 41230/12

L'article 1 du Protocole 1 de la Conv EDH n'a pas été respecté. Le délai entre la date de la première audience et la date de la décision est trop long. Le prix du m2 est passé de 420 euros à 1300 euros : En retenant comme date critique pour la détermination de la valeur du bien exproprié, et donc pour la fixation de l’indemnité définitive, la date de la première audience tenue au cours de la procédure devant le tribunal de première instance relativement à l’établissement de l’indemnité susmentionnée, soit le 9 novembre 1999, la cour d’appel a fait abstraction de tout écart qui pouvait exister entre la valeur de la créance des requérants à cette date et celle à la date à laquelle elle a statué, soit le 18 janvier 2012.

43. En l’espèce, la Cour note, dans la mesure où les requérants se plaignent de la dépréciation de leur indemnité d’expropriation, que la situation litigieuse relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention, qui énonce de manière générale le principe du respect des biens (Almeida Garrett, Mascarenhas Falcao et autres c. Portugal, nos29813/96 et30229/96, §§ 43 et 48, CEDH 2000-I, et Zacharakis, précité, § 29). Dès lors, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Nastou c. Grèce (no 2), no16163/02, § 31, 15 juillet 2005).

44. Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 38, série A no 332).

45. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. À cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive au droit au respect des biens (Malama c. Grèce, no43622/98, § 48, CEDH 2001‑II). En particulier, le caractère adéquat d’un dédommagement se trouverait diminué si son paiement faisait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps que l’on ne saurait qualifier de raisonnable (Angelov c. Bulgarie, no44076/98, § 39, 22 avril 2004, et Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres, précité, § 54). Dans pareil cas, la Cour recherche principalement si l’administration a procédé à la réactualisation de la somme due pour compenser sa dépréciation en raison du laps du temps écoulé (voir, parmi d’autres, Akkuş c. Turquie, 9 juillet 1997, §§ 29-31, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, et Zacharakis, précité, § 31).

46. En l’occurrence, la Cour note d’emblée que, d’après l’article 17 § 2 de la Constitution, si l’audience pour la fixation de l’indemnité définitive a lieu plus d’un an après l’audience sur la fixation de l’indemnité provisoire, il convient de prendre en compte la valeur à la date de l’audience pour la fixation de l’indemnité définitive. Elle en déduit que le but de cette disposition est de faire en sorte que la date critique pour la fixation de l’indemnité soit la date la plus proche de celle de son versement aux ayants droit, afin que la compensation soit « intégrale » comme l’exige ce même article. La Cour note aussi que, par son arrêt no 14/2011, la Cour de cassation, statuant en formation plénière, et interprétant la disposition susmentionnée, a considéré que l’audience qu’il fallait prendre en compte pour calculer l’indemnité était celle à laquelle l’affaire avait été appelée devant le tribunal, même si, à cette audience, le tribunal n’avait pas examiné le fond de l’affaire en raison de l’ajournement de celle-ci, de la prescription par lui d’une expertise ou pour toute autre cause.

47. En l’espèce, la Cour est attentive aux arguments du Gouvernement relatifs aux considérations de sécurité juridique et de nécessité pour les autorités étatiques de prévoir suffisamment à l’avance leurs obligations financières pour l’indemnisation des propriétaires expropriés dont les biens ont vu leur valeur être multipliée pendant des périodes d’urbanisation galopante. Toutefois, de l’avis de la Cour, l’utilisation de la possibilité de réactualisation de l’indemnité par les tribunaux en cas de non-respect des exigences de l’article 17 § 2 de la Constitution est avantageuse pour les deux parties concernées par l’expropriation : d’une part, pour l’autorité à l’origine de l’expropriation, car elle permet de réduire les cas de levée d’office des expropriations en cas de non-versement de l’indemnité (pareille levée étant susceptible de perturber la programmation de l’exécution des travaux) ; d’autre part, pour le propriétaire exproprié, car elle permet à ce dernier de percevoir une compensation « intégrale » au sens de l’article 17 § 2 précité et, le cas échéant, d’obtenir en remplacement de sa propriété un bien d’une même valeur.

48. La Cour note que, en l’espèce, le tribunal de première instance a calculé le montant de l’indemnité provisoire d’expropriation à la date de l’audience devant lui, soit le 27 mars 1998. L’audience pour la fixation de l’indemnité définitive a eu lieu devant ce même tribunal le 9 novembre 1999. Toutefois, à cette dernière date, ledit tribunal n’a pas procédé à la fixation de cette indemnité : il a en effet ordonné une expertise aux fins de la détermination de la valeur du bien au 27 mars 1998. Puis, par un jugement du 24 janvier 2005, le tribunal a fixé l’indemnité en question en tenant compte de la valeur du terrain au 27 mars 1998. Par la suite, le 29 décembre 2006, la cour d’appel a rejeté l’appel des requérants, et, le 28 avril 2009, la Cour de cassation a débouté ceux-ci de leur pourvoi. Enfin, par un arrêt du 18 janvier 2012, statuant à la suite de la réintroduction de leur appel par les requérants, qui se fondaient sur une augmentation substantielle de la valeur du terrain objet du litige pour demander une réactualisation de l’indemnité allouée, la cour d’appel a fixé un nouveau montant en tenant compte de la valeur que ledit terrain avait au 9 novembre 1999, soit à la date de la première audience relative à la fixation de l’indemnité définitive devant le tribunal de première instance.

49. La Cour constate ainsi que la procédure relative à la détermination de l’indemnité à accorder aux requérants a débuté le 30 novembre 1997, avec la saisine du tribunal de première instance en vue de la fixation de l’indemnité provisoire, et qu’elle a pris fin le 18 janvier 2012, avec l’arrêt de la cour d’appel statuant sur le montant de l’indemnité définitive. Il convient en outre de noter que l’expropriation litigieuse, aux fins de l’élargissement d’une rue, avait été déclarée dès 1959 et qu’une procédure judiciaire, engagée par le père des requérants, avait déjà eu lieu devant le Conseil d’État en 1979 (paragraphe 5 ci-dessus). Certes, les procédures engagées par les requérants ont contribué à retarder la date du versement de l’indemnité définitive d’expropriation, mais les intéressés n’ont fait qu’utiliser toutes les possibilités que leur offrait le droit national pour réactualiser le montant de celle-ci.

50. La Cour observe ensuite que le 31 août 1998, l’indemnité provisoire a été fixée à 264 EUR le mètre carré après prise en compte de la valeur du bien au 27 mars 1998. Par la suite, le 24 janvier 2005, l’indemnité définitive a été fixée à 320 EUR le mètre carré sur la base de la valeur du bien à cette même date. Enfin, le 18 janvier 2012, à l’issue de la dernière procédure menée devant les juridictions internes – procédure au cours de laquelle les requérants évaluaient le montant de l’indemnité définitive à 1 300 EUR le mètre carré, celle-ci a été recalculée à 420 EUR le mètre carré après prise en considération de la valeur du bien au 9 novembre 1999, date de la première audience tenue devant le tribunal de première instance, lors de laquelle celui-ci avait ordonné une expertise.

51. La Cour estime qu’il ne lui appartient pas de s’exprimer sur le montant exact de l’indemnité définitive que les requérants devaient percevoir en fonction des fluctuations des prix du marché, de l’inflation ou de toute autre éventuelle cause.

52. Toutefois, en retenant comme date critique pour la détermination de la valeur du bien exproprié, et donc pour la fixation de l’indemnité définitive, la date de la première audience tenue au cours de la procédure devant le tribunal de première instance relativement à l’établissement de l’indemnité susmentionnée, soit le 9 novembre 1999, la cour d’appel a fait abstraction de tout écart qui pouvait exister entre la valeur de la créance des requérants à cette date et celle à la date à laquelle elle a statué, soit le 18 janvier 2012.

53. Aussi la Cour considère-t-elle que les requérants ont dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui a rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Zacharakis, précité, § 33, et Yetiş et autres c. Turquie, no40349/05, § 56, 6 juillet 2010). Partant, la Cour rejette l’objection du Gouvernement tirée de l’irrecevabilité ratione personae de la requête et constate qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

ODESCALCHI ET LANTE DELLA ROVERE c. ITALIE du 7 juillet 2015, requête 38754/07

Violation article 1 du Protocole 1 de la Convention : les requérants n'ont pas eu le droit de construire depuis 1975 car leurs terrains devaient être expropriés mais ils n'ont jamais été expropriés. Non respect du droit d'usage du bien.

53.  La Cour note que la requête porte sur les mesures relevant de l’urbanisme qui visent le terrain de requérants. Les parties s’accordent pour dire qu’en raison de ces mesures, il y a eu ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens.

54.  Il reste à examiner si ladite ingérence a enfreint ou non l’article 1 du Protocole no 1. À cet égard, la Cour relève que les effets dénoncés par les requérants découlent tous de la diminution de la disponibilité du bien en cause. Ils résultent des limitations apportées au droit de propriété ainsi que des conséquences de celles-ci sur la valeur de l’immeuble. Pourtant, bien qu’il ait perdu de sa substance, le droit en cause n’a pas entièrement disparu. Les effets des mesures en question ne sont pas tels qu’on puisse les assimiler à une privation de propriété. La Cour note à ce sujet que les requérants n’ont perdu ni l’accès au terrain ni la maîtrise de celui-ci et qu’en principe, la possibilité de vendre le terrain, même rendue plus malaisée, a subsisté.

Elle estime dès lors qu’il n’y a pas eu d’expropriation de fait et que la seconde phrase du premier alinéa ne trouve donc pas à s’appliquer en l’espèce (Scordino c. Italie (no 2), précité, § 70 ; Elia S.r.l. c. Italie, no 37710/97, § 56, CEDH 2001‑IX ; Matos e Silva, Lda., et autres c. Portugal, 16 septembre 1996, § 89, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

55.  La Cour est d’avis que les mesures litigieuses ne relèvent pas non plus de la réglementation de l’usage des biens, au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. En effet, s’il est vrai qu’il s’agit d’interdictions de construire réglementant l’usage des biens (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 64, série A no 52), il n’en demeure pas moins que les mêmes mesures visaient au final l’expropriation du terrain.

56.  Dès lors, la Cour estime que la situation dénoncée par les requérants relève de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Maioli, précité, § 54 ; Sporrong et Lönnroth, précité, § 65 ; Elia Srl, précité, § 57 ; Scordino (no 2), précité, § 73).

57.  La Cour juge naturel que, dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement du territoire, les États contractants jouissent d’une grande marge d’appréciation pour mener leur politique urbanistique Elle tient pour établi que l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens répondait aux exigences de l’intérêt général. Elle ne saurait se soustraire pour autant à son devoir de contrôle. La Cour doit donc rechercher si un juste équilibre a été préservé entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69 ; et Phocas c. France, 23 avril 1996, § 53, Recueil 1996-II, p. 542).

58.  À ce propos, la Cour constate que le terrain des requérants a été soumis à une interdiction de construire en vue de son expropriation en vertu du plan général d’urbanisme entré en vigueur en 1975. En 1980, le permis d’exproprier ayant expiré, le terrain a été soumis au régime des « zones blanches » et aux limitations au droit de bâtir prévus par la loi no 10 de 1977. En juin 2011, le commissaire ad acta a pris la décision de renouveler le permis d’exproprier mais cette décision n’est pas entrée en vigueur, de sorte que le terrain tombe sous le coup des « mesures de sauvegarde » (paragraphe 23 ci-dessus) de ladite décision en attendant que celle-ci soit approuvée, le cas échéant.

59.  Indépendamment du fait que les limitations visant le terrain découlent d’un acte administratif ou de l’application d’une loi, il en résulte que le terrain litigieux a été frappé d’interdiction de construire de manière continue (Terazzi S.r.l., précité, § 83 ; Elia S.r.l., précité, § 76 ; Rossitto c. Italie, no 7977/03, § 38, 26 mai 2009). L’ingérence litigieuse qui en découle dure depuis plus de quarante ans, si l’on prend comme point de départ la date d’entrée en vigueur du plan général d’urbanisme de 1975, et depuis presque quarante-quatre ans si l’on part de la décision de la municipalité en vue de son adoption (paragraphe 8 ci-dessus).

60.  La Cour estime que, pendant toute la période concernée, les requérants sont restés dans une incertitude totale quant au sort de leur propriété : l’administration n’a pas exproprié pendant la période de validité du permis d’exproprier. Une fois celui-ci expiré en 1980, le terrain pouvait être frappé d’un nouveau permis d’exproprier à tout moment.

Le droit interne permet aux intéressés de se plaindre de l’inaction de l’administration lorsque, comme en l’espèce, des années s’écoulent sans qu’une décision ne soit prise quant au sort d’un terrain. Cette possibilité ne semble pas avoir remédié à l’incertitude affectant le terrain des intéressés, et la Cour rappelle d’ailleurs que Cour constitutionnelle (paragraphe 27 ci‑dessus) avait affirmé que « le recours permettant d’attaquer l’inaction de l’administration devant le tribunal administratif était inopérant et de ce fait peu efficace. »

61.  Ensuite, la Cour estime que l’existence d’interdictions de construire pendant toute la période concernée a entravé la pleine jouissance du droit de propriété des requérants et a accentué les répercussions dommageables sur la situation de ceux-ci en affaiblissant considérablement, entre autres, les chances de vendre le terrain.

62.  En outre, la Cour constate que les requérants n’ont pas reçu d’indemnisation. À cet égard, elle estime utile de rappeler qu’aux termes de la jurisprudence des cours nationales (paragraphes 31, 32 ci-dessus), seule la période faisant suite au renouvellement d’un permis d’exproprier, une fois celui-ci entré en vigueur, est en principe indemnisable au sens de l’article 39 du Répertoire.

Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes jointe au fond doit être rejetée car, contrairement à la situation factuelle de Tiralongo et Carbe où le permis d’exproprier avait été effectivement renouvelé à plusieurs reprises, aucune possibilité d’indemnisation ne subsiste en l’espèce, notamment pour les raisons suivantes :

a) la période allant de 1975 à 1980, pendant laquelle le permis d’exproprier prévu par le plan général d’urbanisme a été en vigueur, est considérée comme une période de franchise non indemnisable ;

b) la période précédant l’entrée en vigueur dudit plan d’urbanisme, et allant de 1971 à 1975, concernée par les mesures de sauvegarde, n’est pas non plus indemnisable non plus ;

c) la période allant de 1980 à 2011, pendant laquelle le terrain a été soumis au régime des « zones blanches » n’est pas non plus indemnisable ;

d) la période à partir de juin 2011 n’est pas indemnisable non plus car le permis d’exproprier décidé par le commissaire ad acta n’est pas entré en vigueur.

63.  Les circonstances de la cause, notamment l’incertitude et l’inexistence de tout recours interne effectif susceptible de remédier à la situation litigieuse, combinées avec l’entrave à la pleine jouissance du droit de propriété et l’absence d’indemnisation, amènent la Cour à considérer que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.

64.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

MACHARD c. FRANCE du 25 AVRIL 2006 Requête no 42928/02

OPÉRATION FONCIÈRE TROP LONGUE QUI LESENT LE REQUÉRANT

"14.  La Cour constate que la procédure s’est déroulée quelque peu confusément, ceci du fait de plusieurs décisions irrégulières successives des commissions départementale et nationale d’aménagement foncier quant à l’inclusion de certaines parcelles des requérants dans le périmètre de remembrement – lesquelles décisions furent censurées par le juge administratif – et du fait qu’en limitant la motivation de leurs décisions d’annulation à certains aspects du litige, les juridictions administratives saisies ont pu parfois laisser planer un doute quant à la légalité de l’inclusion de telle ou telle parcelle. Il est clair cependant que la procédure est aujourd’hui purgée de toute difficulté d’exécution, en raison de la modification du périmètre de remembrement par un arrêté préfectoral du 10 août 1999, validée ensuite par les juridictions administratives.

Ainsi, s’il est compréhensible que les requérants tirent de ces circonstances le sentiment que les décisions rendues en leur faveur n’ont pas été exécutées, les faits montrent le contraire ; aucune question d’exécution ne se pose donc en l’espèce, de sorte qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention d’un tel chef.

15.  Il n’en reste pas moins que le litige relatif à l’inclusion de certaines parcelles des requérants dans le périmètre de remembrement a duré une trentaine d’années sans que cette durée puisse être imputée à ces derniers et alors que, comme le concède le Gouvernement, l’affaire ne présentait aucune complexité particulière. Durant cette très longue période, les requérants sont restés dans l’incertitude quant au sort des biens litigieux, leur droit de propriété sur ceux-ci étant en quelque sorte en sursis. Par ailleurs, l’inclusion d’un fonds dans le périmètre d’une opération de remembrement implique, de fait sinon en droit, des limitations à la faculté d’en user ; la Cour relève ainsi – même si les parties n’apportent aucune précision quant aux mesures éventuellement prises en l’espèce sur ce fondement – qu’aux termes de l’article L. 121-19 du code rural (dans sa version applicable à l’époque des faits de la cause), notamment, le préfet pouvait interdire tous travaux jusqu’à la fin des opérations. Il en va de même de la faculté d’en disposer, tout projet de mutation de propriété entre vifs étant soumis à un régime d’autorisation préalable (article L. 121-20 du code rural) ; il est en outre peu douteux qu’un propriétaire qui désire vendre un bien inclus dans le périmètre d’un remembrement – ou même simplement susceptible de l’être – aurait du mal à trouver acquéreur.

Selon la Cour, ce type d’ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens des requérants relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, par exemple, l’arrêt Erkner et Hofauer c. Autriche du 23 avril 1987, série A no 117 B, § 74) : il y a lieu de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté – indéniable en l’espèce, s’agissant d’un remembrement rural (voir, par exemple, l’arrêt Piron précité, § 40) – et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, notamment, l’arrêt Erkner et Hofauer précité, § 75). La Cour a déjà eu l’occasion de juger à cet égard que la durée d’une procédure relative à un remembrement « entre en ligne de compte, avec d’autres éléments, pour déterminer si le transfert [de propriété] litigieux se concilie avec la garantie du droit de propriété » (ibidem, § 76) ; voir aussi, parmi d’autres, l’arrêt Piron précité, § 44). Cet élément est en l’espèce déterminant : vu la durée particulièrement longue de la procédure de remembrement – considérable à l’échelle individuelle – et, en corollaire, de l’ingérence dans l’exercice du droit des requérants au respect de leurs biens, la Cour considère que ces derniers se sont vu imposer une charge spéciale et exorbitante et qu’en conséquence, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

16.  Enfin, eu égard aux motifs pour lesquels elle a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle du « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 de la Convention, à supposer un tel grief recevable au regard du délai de six mois de l’article 35 § 1 de la Convention." 

Motais de Narbone contre France du 02/07/2002 requête 48161/99

En l'espèce, la Cour a sanctionné le délai de 19 ans entre l'expropriation et la réalisation des travaux cause de l'utilité publique.

Durant ce délai, le terrain a augmenté de valeur et les propriétaires ont été privé de cette plus-value.

La Cour a interrogé le gouvernement pour savoir quelle justification il donnait à la réserve foncière et les causes d'un délai de 19 ans entre l'expropriation et les constructions de logements sociaux.

Le Gouvernement avait répondu que les terrains manquaient de réseaux d'assainissement dont la mise en œuvre relevait des autorités locales.

La Cour constate alors qu'il s'agit d'un état de fait entièrement imputable aux autorités publiques et qui n'équivaut pas à une cause d'intérêt public au sens de l'article 1 du Protocole n° 1.

UNE ATTEINTE A LA PROPRIETE PREVUE PAR LA LOI

"§18: La Cour relève qu'il n'est contesté ni que l'expropriation en question était légale au regard du droit français, ni qu'elle s'analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n° 1"

BUT LEGITIME DE LA LOI:

"La Cour constate que le terrain litigieux a été "exproprié" en vue de la constitution de réserves foncières destinées à l'habitat très social".

Il n'est pas douteux qu'un tel but - qui tient de l'organisation foncière et de sa mise en oeuvre d'une politique sociale - est "légitime en principe" et relève de l'intérêt public ()

Par ailleurs, vu la marge d'appréciation dont jouissent en ce domaine les Etats contractants et les autorités qui en constituent l'émanation, pour juger si, dans telles ou telles circonstances, un problème d'intérêt public se pose et justifie des privations de propriété, la Cour tient pour établie l'existence d'un besoin en habitats sociaux dans la zone où se situe le terrain litigieux"    

Les Etats ont donc une grande latitude ET UNE MARGE DE MANOEUVRE pour déterminer s'il y a ou non un but d'intérêt général.

L'EQUILIBRE ENTRE INTERET GENERAL ET DROIT INDIVIDUEL:

"§19: Le problème n'est pas tranché pour autant. En effet, il ne suffit pas qu'une mesure privative de propriété poursuive, en l'espèce comme en principe, un objectif légitime "d'utilité publique": il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre le dit but et les moyens employés. L'équilibre à ménager entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs des droits fondamentaux est ainsi rompu si la personne concernée a eu à subir "une charge disproportionnée".

La Cour a en conséquence jugé que l'individu exproprié doit en principe obtenir une indemnisation "raisonnablement en rapport avec la valeur du bien" dont il a été privé, même si  des objectifs légitimes "d'utilité publique" () peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine "valeur marchande".

Il en résulte que l'équilibre susmentionné en rapport avec la "valeur vénale" du bien, telle que déterminée au moment où la privation de propriété est réalisée. Cela n'exclut cependant pas que, dans certaines circonstances, cet équilibre soit rompu nonobstant le versement d'une somme de cette nature"

En l'espèce, la Cour constate qu'une durée de 19 ans entre l'expropriation et la réalisation de logements sociaux est une durée longue durant laquelle le terrain a augmenté de valeur:  

"Dans l'affaire Akkus contre Turquie du 9 juillet 1997 qui mettait en cause le retard de l'administration à payer une indemnité complémentaire d'expropriation, réduisant celle-ci en raison de l'inflation, la Cour a ainsi jugé que "le caractère adéquat d'un dédommagement diminuerait si le paiement de celui-ci faisant abstraction des éléments susceptibles d'en réduire la valeur, tel l'écoulement d'un laps de temps que l'on ne saurait qualifier de raisonnable.

Selon la Cour, il peut également en aller de la sorte lorsqu'un laps de temps notable s'écoule entre la prise d'une décision portant expropriation d'un bien et la réalisation concrète du projet d'utilité publique fondant la privation de propriété.

Dans un tel cas, l'expropriation peut avoir pour effet de priver l'individu concerné d'une plus-value générée par le bien en cause; si cette privation spécifique ne repose pas elle-même sur une raison légitime tenant de l'utilité publique, l'individu concerné ne peut subir une charge additionnelle, incompatible avec les exigences de l'article 1 du Protocole n°1.  

§20: En l'espèce, les requérants ne prétendent pas que l'indemnité d'expropriation perçue par l'ancienne propriétaire du bien litigieux était sans rapport avec la valeur vénale de celui-ci, telle qu'elle pouvait être évaluée au moment de l'expropriation.

Ils exposent en revanche que dix neuf ans se sont écoulés depuis lors sans que le terrain en question ait fait l'objet d'un aménagement en vue de a réalisation d'équipements à vocation sociale conformément au but d'utilité publique poursuivi, et que la valeur marchande de ce terrain a notablement augmenté durant cette période; ils en déduisent qu'ils se trouvent indûment privés d'une partie de la valeur dudit bien.

Les requérants peuvent donc soutenir que la "cause" fondant "l'utilité publique" de l'expropriation dont il est question n'a pas , après un longs laps de temps, été justifiée par une réalisation.

Selon la Cour, le maintien en réserve d'un bien exproprié, même durant une longue période, ne constitue pas nécessairement un manquement à l'article 1 du Protocole n°1.

Un problème se pose en revanche clairement sous l'angle de cette disposition lorsque, comme en l'espèce, le maintien du bien en réserve durant une longue période en repose pas lui-même sur des raisons tenant de l'utilité publique et où, durant cette période, ledit bien engendre une plus-value appréciable dont les anciens propriétaires se voient privés. L'article 1 du Protocole n°1 oblige en effet les Etats à prémunir les individus contre le risque d'un usage de la technique des réserves foncières autorisant ce qui pourrait être perçu comme une forme de spéculation foncière à leur détriment.

En l'espèce, la Cour ne décèle aucun élément dont il pourrait être déduit que la non réalisation de l'opération d'urbanisation prévue et, conséquemment, le maintien du terrain en réserve foncière, reposent sur une quelconque raison tenant à l'utilité publique.

§23: Bref, dans les circonstances particulières de leur cause, les requérants sont fondés à soutenir qu'ils ont été indûment privés d'une plus value engendrée par le bien exproprié et ont, en conséquence, subi une charge excessive du fait de l'expropriation litigieuse.

Partant, il y a violation de l'article 1 du Protocole n° 1"

Piron contre France du 14/11/2000 requête 2064 Hudoc 36436/97

la Cour, constate qu'un remembrement agricole est une ingérence prévue par la loi qui poursuit un but légitime:

"Il sert l'intérêt des propriétaires concernés comme la collectivité dans son ensemble en accroissant la rentabilité des exploitations dans son ensemble et en rationalisant la culture"

Puis, la Cour sanctionne le long délai de l'opération dans l'examen de la proportionnalité des moyens avec le but poursuivi:

"§43: Le rétablissement en nature s'étant avéré impossible, essentiellement en raison du temps passé, la Cour est d'avis que, dans le cadre de la marge d'appréciation dont disposent en la matière les Etats membres, il était loisible aux autorités de décider de procéder à une indemnisation.

Toutefois, ainsi qu'elle l'a affirmé dans l'arrêt Guillemin contre France: " l'indemnisation du préjudice subi par l'intéressé ne peut constituer une réparation adéquate que lorsqu'elle prend aussi en considération le dommage tenant à la durée de la privation. Elle doit en outre avoir lieu dans un délai raisonnable.

§46: Ainsi qu'elle l'a relevé mutatis mutandis dans l'arrêt Guillemin contre France précité, la Cour estime que la somme qui pourra être octroyée au terme de la procédure ne compense pas l'absence de dédommagement et ne saurait être déterminante eu égard à la durée de l'ensemble des recours déjà engagés par la requérante.

§47:Dès lors, en tenant compte de l'ensemble de ces éléments, la Cour arrive à la conclusion qu'il y a violation de l'article 1 du Protocole n°1 à la Convention"

Phocas contre France du 23/04/1991 Hudoc 567 requête 17869/91

la Cour n'avait pas sanctionné le fait que le requérant avait été privé de l'usage de son immeuble durant 27 ans pour un prétendu projet de carrefour qui n'a jamais été réalisé.

La cour a reproché au requérant de ne pas avoir saisi le juge de l'expropriation et par conséquent, de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes.

LES REQUÉRANTS NE PEUVENT BÉNÉFICIER D'UN EFFET D'AUBAINE

ALFA GLASS ANONYMI EMBORIKI ETAIRIA YALOPINAKON c. GRÈCE du 28 janvier 2021 requête n° 74515/13

Article 1 du Protocole 1 pour atteinte à la procédure unique

Art 1 P1 • Respect des biens • Présomption d’avantage apporté au restant (non exproprié) du terrain par les travaux à réaliser sur la partie expropriée • Avantage légalement censé justifier une réduction de l’indemnité d’expropriation • Refus des juridictions civiles compétentes pour fixer l’indemnité d’examiner une contestation de la présomption, au motif de l’existence d’une procédure administrative spécifique, non exercée en l’espèce • Question présentant pourtant un caractère connexe à l’expropriation • Atteinte au principe de la « procédure unique » consacré par la jurisprudence européenne et nationale

FAITS

2.  La requérante est une société anonyme qui a son siège social à Athènes. Elle est représentée par Me I. Choromidis, avocat.

4.  Par une décision du 65 mai 2006, le Secrétaire général de la Région de l’Attique procéda à l’expropriation d’une zone de 33 619 m² en vue de l’extension d’une route. La zone incluait des parties de trois terrains appartenant à la requérante sous les numéros de cadastre 11, 13.1 et 13.2. Conformément aux dispositions de la loi no 653/1977, les parties non expropriées des terrains litigieux furent considérées comme étant avantagées par la réalisation des travaux de sorte que des parties des 511,46 m², 1 404,74 m² et 484,82 m² des terrains expropriés respectivement ne furent pas l’objet d’une indemnisation car elles seraient « auto-indemnisées ».

5.  Lors de la procédure de la fixation du montant provisoire de l’indemnité d’expropriation devant le tribunal de première instance d’Athènes, la requérante soutint que les parties non-expropriées de ses terrains n’étaient pas avantagées par la réalisation des travaux et qu’il n’y avait pas lieu à « auto-indemnisation » de certaines parties des terrains expropriés.

6.  Toutefois, en fixant le montant provisoire de l’indemnité d’expropriation (jugement no 884/2008), le tribunal de première instance n’inclut pas l’indemnité correspondant aux parties « auto-indemnisées » des terrains. Le tribunal souligna que la présomption que le propriétaire d’un terrain exproprié tirait un avantage de la réalisation des travaux par rapport aux parties non-expropriées de celui-ci n’était pas irréfragable et s’agissait là d’une question qui devait être examinée par la cour d’appel qui devait se prononcer sur la fixation du montant définitif de l’indemnité d’expropriation, conformément à la procédure spéciale de l’article 33 de la loi no 2971/2001.

7.  Le 19 avril 2009, la requérante demanda à la cour d’appel d’Athènes de fixer le montant définitif de l’indemnité d’expropriation et de reconnaître qu’elle ne tirait pas un avantage de la réalisation des travaux quant aux parties non-expropriées de ses terrains.

8.  Par son arrêt no 5317/2010, la cour d’appel d’Athènes fixa le montant définitif de l’indemnité et rejeta comme irrecevable la demande susmentionnée de la requérante.

9.  La cour d’appel releva que l’expropriation litigieuse était soumise aux dispositions de l’article 33 de la loi no 2971/2001. Par conséquent, pour que la demande de la requérante soit recevable, celle-ci aurait dû respecter la procédure prévue par l’article 33 §§ 1, 2, 3, 4 et 6 de la loi, en introduisant une requête à l’organisme chargé des travaux dans un délai de deux mois à compter de la publication du jugement fixant le montant provisoire de l’indemnité d’expropriation. Or, la requérante n’avait pas introduit une telle requête. Une demande introduite par la requérante auprès du Secrétaire général de la Région de l’Attique le 14 janvier 2008 ne saurait être assimilée à la requête exigée par l’article 33 §§ 2 et 3 car elle ne contenait aucune prétention relative à la présomption selon laquelle le propriétaire d’un terrain exproprié tirait un avantage de la construction d’une route.

10.  La requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt. Elle invoquait l’article 1 du Protocole no 1 et se prévalait de la jurisprudence de la Cour et de celle de la Cour de cassation (arrêts no 10 et 11/2004, 851/2004, 1014/2004, 152/2007 et 1060/2008). Elle soutenait que la procédure relative à la fixation de l’indemnité d’expropriation devait avoir pour objet l’indemnité dans sa globalité et inclure toute question y afférente. Par conséquent, dans le cadre de la fixation du montant définitif de cette indemnité, il était possible d’introduire une demande tendant à faire admettre que le propriétaire dont le bien acquiert une façade sur une route ne tirait pas un avantage de l’expropriation et ne devait pas être obligé à « auto-indemnisation ».

11.  Par un arrêt no 1275/2013, du 17 juin 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle considéra que la cour d’appel avait correctement appliqué les dispositions de l’article 33 de la loi no 2971/2001 qui prévoyait une procédure spéciale pour contester la présomption selon laquelle le propriétaire d’un bien exproprié tirait un avantage de la réalisation de travaux.

12.  Le 25 juillet 2012, le tribunal de première instance d’Athènes reconnut la requérante comme ayant-droit de l’indemnité fixée provisoirement puis définitivement par le jugement no 884/2008 et l’arrêt no 5317/2010 suite à l’expropriation de ses propriétés. Dans le cadre de cette procédure, le tribunal exclut toute possibilité d’existence des droits de propriété de l’État sur les terrains de la requérante (jugement no 533/2012).

CEDH

32.  La requérante soutient que les juridictions de fond, qui ont fixé l’indemnité d’expropriation provisoire et définitive et ont refusé d’examiner sa demande tendant à réfuter la présomption de l’avantage tiré par le propriétaire de la réalisation des travaux, ont méconnu la jurisprudence de la Cour et de la Cour de cassation.

33.  Le Gouvernement souligne que dans le cadre de la procédure relative à la fixation de l’indemnité définitive d’expropriation, la cour d’appel, se conformant à la jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphe 18 ci‑dessus) a examiné, dans une procédure unique, toutes les demandes de la requérante relatives à la fixation de l’indemnité définitive, de l’indemnité spéciale prévue à l’article 13 § 4 de la loi no 2882/2001 et enfin à celle tendant à réfuter la présomption en question (article 33 de la loi no 2971/2001).

34.  Le Gouvernement rajoute que la Cour de cassation a rejeté le moyen de cassation de la requérante, qui alléguait que la cour d’appel avait rejeté sa demande pour défaut de compétence, comme étant fondé sur une prémisse erronée. Le Gouvernement précise que la cour d’appel a effectivement examiné la demande de la requérante mais elle l’a déclaré irrecevable au motif que la requérante n’avait pas respecté l’obligation procédurale posée par l’article 33 : l’introduction préalable de la demande à l’organisme chargé de la réalisation de l’ouvrage pour lequel l’expropriation a eu lieu. Or, l’obligation faite à l’intéressé de respecter une certaine procédure administrative afin de réfuter la présomption d’un avantage tiré par un propriétaire exproprié, avant de saisir les juridictions, est une question distincte de celle du respect de la procédure unique devant les juridictions aux fins de la fixation de l’indemnité d’expropriation.

35.  Enfin, le Gouvernement affirme que dans le cadre de la procédure devant la cour d’appel, la requérante avait aussi demandé le versement d’une indemnité spéciale (article 13 § 4 de la loi no 2882/2001) et, dans ce cas, elle avait respecté à cet égard l’obligation du dépôt préalable de sa demande à l’autorité compétente.

36.  La Cour rappelle que dans l’arrêt précité, elle a considéré que lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, incluant l’octroi d’une indemnité en relation avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à indemnité et toute autre question afférente à l’expropriation, y compris les frais de procédure./p>

37.  La Cour a aussi souligné, dans l’arrêt Bibi c. Grèce (no 15643/10, 13 novembre 2014), que la procédure appelée à assurer, au sens de l’arrêt Azas, l’appréciation globale des conséquences de l’expropriation ne saurait se limiter à la reconnaissance des titulaires du droit à indemnité, à la détermination de l’indemnité spéciale, à l’appréciation de l’existence d’un avantage tiré par le propriétaire et à la fixation des frais de justice. Elle doit aussi englober d’autres questions, comme, par exemple, celles relevant de la réévaluation éventuelle de l’indemnité.

38.  Par la suite, dans l’arrêt Koutsokostas c. Grèce (no 64732/12, 13 juin 2019), la Cour a estimé que le refus d’examiner l’action en recouvrement des requérants introduite devant la juridiction qui allait se prononcer sur le montant de l’indemnité d’expropriation définitive et la sollicitation faite aux requérants de saisir à nouveau les juridictions civiles avaient porté atteinte aux principes de l’économie et de la célérité de la procédure ainsi qu’au principe de la procédure unique consacré par l’arrêt Azas précité.

39.  Enfin, dans l’arrêt Moustakidis c. Grèce (no 58999/13, 3 octobre 2019), la Cour a considéré que certaines demandes du requérant (tendant à ce qu’il soit examiné la question du prétendu avantage tiré par lui du fait de la réalisation des travaux et qu’une indemnité soit fixée pour la partie ayant été considéré auto-indemnisée, à ce qu’il soit reconnu qu’en raison de l’expropriation et de la nature de l’ouvrage, la propriété non expropriée avait été dévalorisée et devait alors être indemnisée, et à ce qu’il se voit accorder certaines sommes pour frais de transfert de son entreprise et pour perte des chances due à l’interruption du fonctionnement de l’entreprise) constituaient des questions connexes relatives à l’expropriation et auraient dû faire l’objet d’un examen par les juridictions civiles lors de la fixation de l’indemnité d’expropriation.

40.  En l’espèce, la Cour considère que la question de savoir si le propriétaire d’un terrain exproprié tire un avantage de la réalisation des travaux, ce qui justifierait, selon les termes de la loi no 653/1977, qu’une partie de ce terrain ne soit pas indemnisée, constitue à n’en pas douter une question connexe relative à l’expropriation.

41.  La Cour note que cette question est effectivement examinée par les juridictions civiles, notamment au stade de la fixation de l’indemnité d’expropriation définitive par la cour d’appel. Toutefois, en l’espèce, la cour d’appel a refusé de procéder à l’examen de cette question car la requérante n’avait pas fait usage de la procédure administrative préalable prévue par l’article 33 de la loi no 2971/2001. Or, la Cour note que cette procédure qui se déroule devant des organes administratifs comporte plusieurs étapes qui s’étalent sur plusieurs mois et que la loi ne prévoit aucune garantie quant au respect des délais qu’elle pose pour la réalisation de chaque étape. Cette procédure contribue alors à rallonger la procédure se déroulant devant les juridictions civiles et constitue un écart par rapport à la procédure unique devant les juridictions civiles pour l’examen de toutes les questions relatives à la fixation de l’indemnité d’expropriation.

42.  À cet égard, la Cour note aussi que selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, dans le cas où la demande tendant à réfuter la présomption selon laquelle le propriétaire tire avantage de la réalisation des travaux était examinée en même temps que la fixation de l’indemnité il n’était pas nécessaire d’avoir recours à la procédure de la loi no 2971/2001 (paragraphes 16-18 ci-dessus).

43.  Par conséquent, en refusant d’examiner la question de la présomption précitée, faute pour la requérante d’avoir fait usage de la procédure prévue à l’article 33 de la loi no 2971/2001, les autorités de l’État défendeur ont porté atteinte au principe de la procédure unique en la matière, consacré par la jurisprudence susmentionnée de la Cour ainsi que par celle de la Cour de cassation.

44.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Perepjolkins c. Lettonie du 8 mars 2011 requête 71243/01

Les droits d’anciens propriétaires de terrains expropriés pour agrandir le port de Riga n’ont pas été violés. La valeur des terrain est due uniquement au port et par conséquent à l'expropriation qui est un effet d'aubaine.

Les requérants Jānis Vistiņš et Genādijs Perepjolkins, sont deux ressortissants lettons. Par des contrats de donation entre vifs signés en 1994, ils devinrent propriétaires de terrains de plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés situés sur l’île de Kundziņsala. Cette île fait partie de Riga et est essentiellement constituée d’infrastructures portuaires. Les terrains avaient été illégalement expropriés par l’Union soviétique après 1940 et les personnes qui les ont offerts à MM. Vistiņš et Perepjolkins (en contrepartie de services rendus) avaient recouvré le droit de propriété y relatif dans le cadre de la « dénationalisation » au début des années 1990. La valeur purement indicative des terrains mentionnée sur les contrats de donation - pour le calcul de l’impôt foncier - était de 500 ou 1000 lati lettons (LVL) par terrain (environ 705 et 1410 euros (EUR)).

En juillet 1994, MM. Vistiņš et Perepjolkins furent enregistrés au livre foncier comme propriétaires des terrains. Hormis une taxe notariale de 0,25 LVL, ils ne durent acquitter aucun impôt suite aux donations décrites ci-dessus.

Le 15 août 1995, le conseil des ministres adopta un règlement relatif à la fixation des limites du port de Riga, qui inclut les terrains de MM. Vistiņš et Perepjolkins dans le périmètre du port. Cette inclusion fut confirmée par la loi du 6 novembre 1996 sur le Port autonome de commerce de Riga. Cette loi greva également tous les terrains privés situés dans les limites du port d’une servitude, en contrepartie d’une compensation.

En janvier 1996, le Centre d’évaluation immobilière du Service foncier de l’Etat, saisi par MM. Vistiņš et Perepjolkins, évalua en janvier 1996 la valeur (« valeur cadastrale ») du terrain de M. Vistiņš à 564 410 LVL (environ 900 000 EUR) et de ceux de M. Perepjolkins à plus de 3,12 millions LVL au total (environ 5,01 millions EUR). En 1997, la direction du port saisit à son tour le Centre d’évaluation et lui demanda de calculer le montant des indemnités qui seraient dues en cas d’expropriation de ces terrains. Cette évaluation fut réalisée en vertu de la décision du Conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi générale de 1923 sur l’expropriation, qui plafonne les indemnités d’expropriation de terrains tels que ceux concernés par cette affaire à hauteur de leur valeur cadastrale au 22 juillet 1940, multipliée par un coefficient de conversion. Le 12 juin 1997, les indemnités d’expropriation le cas échéant dues à MM. Vistiņš et Perepjolkins furent ainsi évaluées respectivement à 548,26 LVL (environ 850 EUR) et 8 616,87 LVL (environ 13 500 EUR).

Par un règlement du 5 août 1997, le conseil des ministres ordonna l’expropriation des terrains en cause au profit de l’Etat. Par une loi spéciale du 30 octobre 1997, le Parlement confirma l’expropriation et ordonna le paiement à MM. Vistiņš et Perepjolkins d’indemnités égales aux montants indiqués par le Centre d’évaluation (environ 850 et 13 500 EUR). Ces montants furent versés sur des comptes ouverts au nom de chacun des requérants à la Banque hypothécaire et foncière de Lettonie. MM. Vistiņš et Perepjolkins ne retirèrent toutefois pas ces sommes.

Fin 1998, le juge des livres fonciers de Riga ordonna l’enregistrement du droit de propriété des terrains expropriés au nom de l’Etat.

MM. Vistiņš et Perepjolkins intentèrent des actions en justice visant à obtenir des arriérés de loyers pour l’usage de leurs terrains par le Port autonome de Riga depuis 1994. Au terme de ces procédures en 1999, ils se virent accorder respectivement, au total, l’équivalent d’environ 85 000 EUR et 593 150 EUR.

En janvier 1999, MM. Vistiņš et Perepjolkins assignèrent le ministère des Transports, demandant que l’enregistrement cadastral du droit de propriété de l’Etat soit annulé et à être à nouveau inscrits en tant que propriétaires des terrains dans les livres fonciers. Ils soutenaient que la procédure d’expropriation prévue par la loi générale sur l’expropriation, prévoyant notamment la négociation du montant des indemnités et la possibilité d’un recours judiciaire en cas de litige sur ce montant, n’avait pas été respectée. Le 29 mars 2000, la cour régionale de Riga les débouta de leur demande, au motif que l’expropriation de leurs terrains n’avait pas été fondée sur la loi générale sur l’expropriation mais sur la loi spéciale du 30 octobre 1997. Le 28 septembre 2000, la chambre des affaires civiles confirma cette décision en appel, de même que, le 20 décembre 2000, le sénat de la Cour suprême, saisi d’un recours en cassation.

Courant 1999, des procédures de redressement fiscal au titre de l’impôt foncier relatif aux terrains en cause dans cette affaire furent ouvertes contre MM. Vistiņš et Perepjolkins, mais ils ne durent payer aucune somme à ce titre au final.

Depuis 2000, l’Etat loue les terrains en cause à une société privée de transport.

Article 1 du Protocole n°1

La Cour doit s’assurer que l’expropriation remplissait trois conditions fondamentales.

Premièrement, l’expropriation doit avoir été réalisée « dans les conditions prévues par la loi ». Comme les juridictions lettones l’ont constaté, la procédure normale d’expropriation en Lettonie à l’époque des faits était fixée dans la loi générale de 1923, mais le cas de MM. Vistiņš et Perepjolkins a été réglé par la loi spéciale de 1997, qui prévoyait une procédure dérogatoire d’expropriation. Certes, avant l’adoption de la loi spéciale, MM. Vistiņš et Perepjolkins pouvaient s’attendre à ce qu’une expropriation éventuelle se déroule selon les conditions prévues par la loi de 1923, mais cela ne suffit pas en soi à contester la légalité des dispositions spéciales adoptées dans leur cas. De plus, la Cour accepte la thèse de la Lettonie selon laquelle l’expropriation des terrains dans cette affaire s’inscrivait dans le processus de dénationalisation après le retour de la Lettonie à l’indépendance (le Législateur lui-même ayant précisé cela). Or, précisément dans ce domaine, il est possible qu’une loi particulière établisse des règles spéciales pour une ou plusieurs personnes sans nécessairement porter atteinte à l’exigence de légalité : le Législateur doit en effet disposer d’une marge de manoeuvre particulièrement large notamment pour corriger, pour des motifs d’équité et de justice sociale, des lacunes ou injustices créées lors de la dénationalisation. La Cour ne voit rien de déraisonnable ou manifestement contraire aux objectifs fondamentaux de l’article 1 du Protocole no 1 dans la loi spéciale du 30 octobre 1997, et l’expropriation des terrains de MM. Vistiņš et Genāijs Perepjolkins a donc été effectuée « dans les conditions prévues par la loi ».

Deuxièmement, l’expropriation doit avoir été menée « pour cause d’utilité publique ». La Cour admet également que tel était le cas, dans la mesure où la mesure imposée à MM. Vistiņš et Genāijs Perepjolkins tendait à l’optimisation de la gestion des infrastructures du port autonome de Riga, question qui relève de la politique des transports et, plus généralement, de la politique économique du pays.

Troisièmement et dernièrement, un « juste équilibre » doit avoir été ménagé entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu – ce qui touche ici à la question du montant de l’indemnité d’expropriation. La Cour précise à cet égard qu’elle ne peut pas se substituer aux juridictions lettones pour déterminer sur quelle base elles avaient à fixer le montant de l’indemnisation. Certes, elle constate une extrême disproportion entre la valeur cadastrale actuelle des terrains en cause et celle – prise en compte pour déterminer le montant de l’expropriation – des terrains en 1940, la première étant environ 350 fois supérieure à la seconde. Toutefois, il est évident que cette augmentation très forte de la valeur des terrains a résulté du développement des infrastructures portuaires qui s’y trouvent et du changement total de l’importance stratégique de ces terrains au cours de plusieurs décennies, facteurs objectifs auxquels ni MM. Vistiņš et Perepjolkins ni les anciens propriétaires n’ont contribué. La Cour relève ensuite que MM. Vistiņš et Perepjolkins avaient acquis les terrains en question gratuitement et ne les ont possédés que trois ans, sans rien y investir ni sans payer d’impôts y relatifs. Les autorités lettones étaient donc fondées à ne pas rembourser à MM. Vistiņš et Perepjolkins la pleine valeur marchande des biens expropriés. La Cour note encore que MM. Vistiņš et Perepjolkins ont perçu environ 85 000 EUR et 593 150 EUR au titre d’arriérés de baux sur leurs terrains. Même si ces sommes leur ont été payées sur un fondement juridique totalement distinct de l’expropriation, il n’en demeure pas moins qu’ils ont profité d’un « effet d’aubaine » et, si l’on observe la situation dans son ensemble, les montants payés au titre de l’indemnisation (environ 850 EUR et 13 500 EUR) ne paraissent pas disproportionnés. La Cour relève encore que MM. Vistiņš et Perepjolkins ont bénéficié de garanties procédurales adéquates et que le cas présent est comparable à celui de 23 terrains occupés par l’aéroport de Riga et expropriés de la même façon auparavant.

La Cour en conclut, par six voix contre une, à l’absence de violation de l’article 1 du Protocole n°1.

L'ABANDON DU PROJET D'INTERÊT GÉNÉRAL

KANAGINIS c. GRÈCE du 27 octobre 2016 requête 27662/09

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Les biens sont expropriés pour cause d'intérêt général abandonné. L'État revend les biens à un prix bien supérieur que celui auquel, il a exproprié.  Les requérants ne peuvent pas suivre. La violation est constatée.

a) Applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1

37. L’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas contestée en l’espèce. La Cour rappelle cependant que la notion de « biens » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no1 (voir, parmi d’autres, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 129, CEDH 2000-V et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I).

38. La Cour note, d’une part, que l’article 12 de la loi no 2882/2001 prévoyait la révocation d’une expropriation déjà accomplie moyennant la restitution par le propriétaire de l’indemnité qui lui avait été versée, mais réajustée (paragraphe 15 ci-dessus). D’autre part, elle relève que par son arrêt no 2319/2004, le Conseil d’Etat a annulé le refus de l’administration de révoquer l’expropriation, jugeant que le but de celle-ci avait été abandonné (paragraphe 7 ci-dessus).

39. La Cour se déclare convaincue que les éléments susmentionnés montrent que le requérant avait un intérêt patrimonial qui était reconnu en droit grec et qui relevait de la protection de l’article 1 du Protocole no 1.

b) Observation de l’article 1 du Protocole no 1

i. Principes généraux

40. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 62, CEDH 2007‑I).

41. Tant une atteinte au respect des biens qu’une abstention d’agir doivent ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Nastou c. Grèce (no 2), no 16163/02, § 31, 15 juillet 2005). Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’Etat, y compris les mesures privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 38, série A no 332). Dans chaque affaire impliquant la violation alléguée de cette disposition, la Cour doit vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’Etat, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (Broniowski, précité, § 150).

42. Pour apprécier la conformité de la conduite de l’Etat à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Cette appréciation peut porter non seulement sur les modalités d’indemnisation applicables – si la situation s’apparente à une privation de propriété – mais également sur la conduite des parties, y compris les moyens employés par l’Etat et leur mise en œuvre. À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’Etat. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Vasilescu c. Roumanie, arrêt du 22 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, § 51 ; Beyeler, précité, §§ 110 in fine, 114 et 120 in fine ; Broniowski, précité, § 151).

43. La Cour estime utile de relever aussi qu’elle jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février 1990, § 47, série A no 171‑A) et qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I). Néanmoins, le rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la Convention et ses Protocoles. La Cour relève que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII (extraits) ; Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre 2011).

ii. Application des principes en l’espèce

44. À titre liminaire, la Cour estime opportun de rappeler le libellé précis du grief du requérant devant elle : celui-ci se plaint qu’en raison de la manière dont l’article 12 de la loi no 2882/2001 régissait la détermination de l’indemnité à payer pour le rachat d’un terrain déjà exproprié, la somme qu’il doit rembourser afin de récupérer son bien n’est pas raisonnablement en rapport avec celle qu’il avait perçue à titre d’indemnité d’expropriation. Le requérant estime que l’État fait ainsi peser sur lui une charge disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par aucune cause générale d’utilité publique.

45. Au vu des spécificités de la présente affaire, la Cour estime que la situation litigieuse ne constitue ni une expropriation ni une réglementation de l’usage des biens, mais relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 qui énonce, de manière générale, le principe du respect des biens (voir en ce sens, Almeida Garrett, Mascarenhas Falcao et autres c. Portugal, nos 29813/96 et 30229/96, §§ 43 et 48, CEDH 2000-I).

46. En l’occurrence, l’ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens réside dans son impossibilité de se voir retourner le terrain exproprié suite à la révocation de l’expropriation par l’arrêt no 2319/2004 du Conseil d’État pour non accomplissement de son but en raison du prix prétendument exorbitant qu’il devait payer à l’État. Il n’est contesté ni que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 12 de la loi no 2882/2001, ni qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir s’assurer que le rachat du terrain en cause par le requérant ne se ferait pas au détriment des intérêts financiers de l’État. Il appartient ainsi à la Cour de vérifier, dans le cas d’espèce, que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit du requérant au respect de ses biens (voir Saliba c. Malte, no 4251/02, § 45, 8 novembre 2005, et Housing Association of War Disabled et Victims of War of Attica et autres c. Grèce, no 35859/02, § 37, 13 juillet 2006).

47. La Cour rappelle que le requérant avait obtenu, en vertu de l’arrêt no 2319/2004 du Conseil d’État, la révocation de l’expropriation du terrain dont il avait été le propriétaire et qu’il avait au moins l’espérance légitime de récupérer son bien. Sur ce point, la Cour convient avec le Gouvernement que cette récupération n’aurait pas dû s’effectuer au détriment de l’intérêt public. Ainsi, étant donné le fait que le requérant s’était vu allouer une indemnité complète lors de l’expropriation de son terrain, il n’est pas déraisonnable que l’État ait procédé environ trente ans environ plus tard, sur la base de la législation pertinente, à un réajustement du montant perçu par le premier.

48. Se penchant sur la formule de réajustement prévue par l’article 12 de la loi no 2882/2001, la Cour note que ladite disposition ne prévoit qu’une équation qui consiste à multiplier l’indemnité d’expropriation perçue par l’intéressé avec le rapport entre l’indice annuel moyen des prix à la consommation de l’année de fixation de l’indemnité pour la récupération du bien et celui de la date d’encaissement de l’indemnité d’expropriation par son titulaire. En d’autres termes, le système mis en œuvre à l’époque des faits par la législation pertinente reposait sur l’évolution des prix à la consommation pendant la période où le terrain concerné était exproprié ; il permettait l’actualisation du montant correspondant à l’indemnité d’expropriation sur la base du pouvoir d’achat de la même somme à la date où l’intéressé avait demandé la récupération du terrain.

49. La Cour convient avec le Gouvernement que l’indice annuel moyen des prix à la consommation constitue un critère simple et objectif pour le réajustement de la somme à payer à l’État en vue de la récupération du terrain litigieux. Il sert ainsi à l’actualisation de la somme reçue par l’intéressé à titre d’indemnité d’expropriation à l’aune d’un indice économique qui permet d’estimer entre deux périodes données la variation moyenne des prix de produits et donc l’évolution de la valeur de la monnaie.

50. La Cour note cependant, comme l’indique le requérant, que le critère de l’indice annuel moyen des prix à la consommation est de caractère abstrait, se focalise sur la situation économique générale du pays et ne permet pas de tirer de conclusions pertinentes sur l’évolution du marché immobilier de celui-ci pendant une période donnée et, d’autant plus, sur l’évolution de la valeur d’un bien immobilier particulier. Etant l’unique outil à employer pour le réajustement de la somme à payer, ledit critère se caractérise par une certaine rigidité qui peut compromettre sa pertinence lors de son application dans des cas concrets.

51. À cet égard, la Cour rappelle que dans une affaire issue d’une requête individuelle, il lui faut se borner à l’examen du cas concret dont on l’a saisie. Sa tâche ne consiste point à contrôler in abstracto la loi applicable en l’espèce au regard de la Convention, mais à rechercher si la manière dont elle a été appliquée au requérant ou l’a touchée a enfreint la Convention (Olsson c. Suède (no 1), arrêt du 24 mars 1988, série A no 130, § 54). Pour revenir au cas d’espèce, l’application du critère précité n’a pas permis à l’autorité compétente de prendre en compte d’autres éléments qui étaient pertinents, ou même nécessaires, pour un juste calcul de la somme à rembourser à l’État. Ainsi, à titre d’exemple, l’autorité compétente n’a pas pu tenir compte de la valeur vénale du terrain à l’époque des faits ainsi que de la valeur de terrains limitrophes ou d’autres terrains sis au même quartier qui avaient été expropriés à l’époque. La Cour a d’ailleurs affirmé que l’indemnité d’expropriation pour un terrain constructible doit correspondre à la valeur marchande de celui-ci (voir, mutatis mutandis, Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 105, 22 décembre 2009).

52. En outre, la Cour estime qu’il ne lui appartient pas de fixer à quel moment dans le temps l’administration aurait dû se placer pour fixer le montant réajusté de l’indemnité d’expropriation. Toutefois, pour apprécier la proportionnalité entre ce montant et la valeur réelle du bien du requérant, la Cour ne peut pas ignorer l’évolution du marché immobilier en Grèce, telle qu’elle ressort du dossier, et la durée de la procédure de révocation de l’expropriation litigieuse. En effet, si la procédure relative à la fixation de la somme à payer par le requérant pour récupérer son bien a pris fin le 5 février 2009 (avec la mise au net de l’arrêt no 2492/2008 du Conseil d’Etat), la Cour note que le requérant a pour la première fois demandé cette révocation en 1992 et que le Conseil d’Etat s’est prononcé sur celle-ci en 2004, jugeant que le but de l’expropriation avait été abandonné.

53. Il n’appartient pas non plus à la Cour de dire quel est le montant exact que le requérant devait verser à l’Etat au titre de l’indemnité réajustée. Toutefois, compte tenu des considérations ci-dessus, la Cour estime qu’il existe une grande différence entre le montant réclamé par l’Etat (paragraphes 8 et 10 ci-dessus) et la valeur réelle du terrain telle qu’elle ressort des éléments du dossier (voir notamment le paragraphe 13 ci-dessus). Cette différence ne saurait passer pour raisonnable en l’espèce.

54. Par ailleurs, selon la nouvelle formulation de l’article 12 de ladite loi (paragraphe 16 ci-dessus), le Comité administratif ou l’expert indépendant prennent en compte plusieurs éléments pertinents pour évaluer le prix du bien immobilier, tels que la valeur des terrains adjacents ou similaires ainsi que le possible revenu résultant de l’exploitation du terrain. De plus, en cas de désaccord sur le montant de l’indemnité due entre l’État et l’intéressé, les juridictions compétentes tranchent le différend sans être obligées par la loi d’appliquer un critère tel que l’indice annuel moyen des prix à la consommation.

55. En outre, la Cour estime important de relever qu’en l’occurrence les deux décisions administratives nos 1087631/6632/Δ0010 et 1064217/4182/Δ0010, par lesquelles l’autorité compétente a fixé l’indemnité à payer pour la récupération du terrain litigieux, sont toujours valides. Comme il est confirmé par le Gouvernement, c’est à la discrétion totale de l’administration de recalculer l’indemnité à payer au cas où le requérant reviendrait devant elle avec une nouvelle demande de ce type. Or, la valeur actuelle du terrain en cause selon l’estimation de l’autorité fiscale compétente est aujourd’hui de 254 853,03 euros, à savoir bien inférieure à celle fixée par la décision no 1064217/4182/Δ0010 (paragraphe 10 ci-dessus). Il est donc évident que le requérant se trouve devant une situation d’impasse qui rend de fait impossible la récupération de sa propriété.

56. Au demeurant, force est de constater que devant le Conseil d’État le requérant a soulevé des arguments précis tirés de l’article 17 de la Constitution et de l’article 1 du Protocole no 1. Or la haute juridiction administrative s’est bornée à rappeler sa jurisprudence sur la nature administrative de la révocation d’une expropriation accomplie et de considérer, sans autre explication, qu’une atteinte au droit au respect des biens n’était pas établie. La Cour considère alors que le requérant n’a pas eu une occasion adéquate de contester effectivement devant les autorités judiciaires les mesures portant atteinte à son droit garanti par l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 43 ci-dessus).

57. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, dans le cas d’espèce, le critère tel qu’appliqué au requérant à l’époque des faits en vertu de l’article 12 de la loi no 2882/2001, ainsi que le raisonnement du Conseil d’État dans son arrêt no 2492/2008 ont rompu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt public et les impératifs de la sauvegarde du droit de l’intéressé au respect de ses biens.

58. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

JURISPRUDENCE FRANCAISE

EXPROPRIATION EN FRANCE :

Le Rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2014-1345 du 6 novembre 2014 relative à la partie législative du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, explique que la procédure est simplifiée.

LA COUR CONSTATE QUE LES ARTICLES L12-1 et L12-2 DU CODE DE L'EXPROPRIATION EST CONFORME A LA CONSTITUTION

cour de cassation chambre civile 3 arrêt du 26 mai 2011 N° de pourvoi: 10-25923 rejet

Attendu que les époux X..., les époux Y..., Mme Z..., M. A... et M. B... soutiennent que les dispositions des articles L. 12-1 et L. 12-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique sont incompatibles avec les articles 16 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789

Mais attendu que les questions posées ne présentent pas un caractère sérieux, d'une part, en ce que le juge de l'expropriation ne peut prononcer l'ordonnance portant transfert de propriété qu'au vu d'un arrêté portant déclaration d'utilité publique et d'un arrêté de cessibilité exécutoires et donc après qu'une utilité publique ait été légalement constatée et, d'autre part, en ce que le juge doit seulement constater à ce stade, par une ordonnance susceptible d'un pourvoi en cassation, la régularité formelle de la procédure administrative contradictoire qui précède son intervention

D'où il suit qu'il n'y a pas lieu de les renvoyer au Conseil constitutionnel

PAR CES MOTIFS :

DIT N'Y AVOIR LIEU A RENVOYER au Conseil constitutionnel les questions prioritaires de constitutionnalité

UNE PERSONNE EXPROPRIEE DE SON HABITATION A DROIT AU RELOGEMENT

cour de cassation chambre civile 3 arrêt du 27 février 2013 pourvoi N° 12-11995 cassation

Vu les articles L. 14-1 et R. 14-10 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, ensemble l'article L. 314-2 du code de l'urbanisme ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Bordeaux, 30 novembre 2011), que par un jugement du 28 mai 2009, la juridiction de l'expropriation du département de la Gironde a fixé l'indemnité devant revenir aux consorts X..., par suite de l'expropriation au profit de la communauté urbaine de Bordeaux (la CUB), d'immeubles leur appartenant, en la calculant sur une valeur libre de toute occupation ; que par un arrêté du 9 février 2010, le président de la CUB a consigné le montant de l'indemnisation à la caisse des dépôts et consignations, les consorts X... ayant refusé de fournir leurs coordonnées bancaires et que la CUB a assigné les consorts X... en expulsion, en application de l'article L. 15-1 du code de l'expropriation

Attendu que pour faire droit à cette demande, l'arrêt retient, par motifs propres, que l'article R. 14-10 du code de l'expropriation prévoit qu'il ne peut être offert un local de relogement à un propriétaire exproprié que si cette offre a été acceptée par le propriétaire avant la fixation des indemnités
d'expropriation, afin de permettre au juge de l'expropriation de tenir compte de ce relogement lors de la fixation de l'indemnité d'expropriation ; qu'en l'espèce le débat sur l'indemnité d'expropriation est clos sans que nul n'ait évoqué le problème du relogement, si bien que l'indemnité a été calculée sur la valeur d'un immeuble libre d'occupation, que les appelants ne peuvent donc prétendre à un droit au relogement et, par motifs adoptés, que si les consorts X... avaient fait une demande de relogement dans des documents non versés aux débats de l'audience du 12 mars 2009 du juge de l'expropriation, il y avait été renoncé lors de cette audience, faute d'information du juge sur cette demande, qu'il avait été produit divers documents révélant que les consorts X... avaient bien présenté une demande de relogement après cette audience, que cependant cette demande était tardive car elle était intervenue après la renonciation implicite lors de la fixation des indemnités d'expropriation et que du fait de diligences tardives, la cour d'appel n'avait pas pu prendre en compte la demande de relogement dans la fixation des indemnités, les consorts X... ayant été déchus de leur appel en raison du dépôt de leur mémoire plus de deux mois après leur déclaration d'appel

Qu'en statuant ainsi, alors qu'il n'était pas contesté que les consorts X... bénéficiaient d'un droit au relogement et sans relever que la CUB, qui en avait l'obligation, leur avait fait deux propositions de relogement portant sur des locaux satisfaisant aux normes visées à l'article L. 314-2 du code de l'urbanisme avant la fixation définitive des indemnités d'expropriation, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé une renonciation claire et non équivoque des expropriés à leur droit au relogement, a violé les textes susvisés

LE CUMUL DES PROCEDURES D'EXPROPRIATION ET D'INDEMNISATION EST POSSIBLE

Cour de Cassation chambre commerciale arrêt du 7 septembre 2011 requête n° 10-10597 REJET

Mais attendu qu'ayant relevé que, compte tenu de la présence sur le même site de logements frappés d'insalubrité irrémédiable et de bâtiments salubres ou commerciaux, la procédure d'expropriation s'était déroulée selon le droit commun et exactement retenu que rien n'interdisait l'application simultanée des textes de droit commun et de la loi du 10 juillet 1970 dès lors que les conditions requises pour l'application de cette loi aux logements insalubres étaient réunies, la cour d'appel a déduit à bon droit, de ces seuls motifs, que l'indemnité relative à l'expropriation de ces logements insalubres devait être fixée conformément aux dispositions de l'article 18 de cette loi.

LES DÉLAIS BREFS DE LA PROCÉDURE D'EXPROPRIATION SONT PROPORTIONNES A L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

Cour de Cassation chambre civile 3, arrêt du 5 mars 2014 requête n° 12-28578 12-28579 12-28580 12-28581 12-28582 12-28583 12-28584 12-28585 12-28586 Rejet

Attendu que les expropriés font grief à l'arrêt attaqué (Rennes, 22 juin 2012), de dire que l'article R. 13-49 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique est conforme à l'article 6, § 1er de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de prononcer la déchéance de leur appel, alors, selon le moyen, que si l'article R. 13-49 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique dispose que l'appelant doit, à peine de déchéance, déposer ou adresser « son mémoire et les documents qu'il entend produire » au greffe de la chambre dans un délai de deux mois à dater de l'appel, cette déchéance de son appel ne saurait s'appliquer dans les cas où la partie expropriée appelante, tout en ayant déposé ou adressé son mémoire à l'intérieur du dit délai, a, cependant, produit ses pièces et documents à l'extérieur de celui-ci, sauf à porter une atteinte disproportionnée à son droit à un procès équitable et à son droit à un recours effectif, ainsi qu'à son droit de propriété ; que, dès lors, en ayant retenu la licéité d'une telle mesure pour sanctionner le seul dépôt tardif des pièces produites par les parties expropriées appelantes, la cour d'appel a violé le texte précité, ensemble l'article 6, § 1er de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 1er de son Protocole additionnel n° 1 ;

Mais attendu que les dispositions de l'article R. 13-49 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique s'appliquant indifféremment à l'expropriant ou à l'exproprié selon que l'un ou l'autre relève appel principal de la décision et l'obligation de déposer les pièces visées dans le mémoire d'appel en même temps que celui-ci étant justifiée par la brièveté du délai imparti à l'intimé et au commissaire du gouvernement pour déposer, à peine d'irrecevabilité, leurs écritures et leurs pièces, la cour d'appel a fait une exacte application de cet article, sans porter une atteinte disproportionnée aux droits garantis par l'article l'article 6, § 1er de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 1er de son Protocole additionnel n° 1

LE BIEN EXPROPRIÉ NON UTILISÉ DOIT ÊTRE RETROCÉDÉ

Cour de cassation chambre civile 3 arrêt du 18 avril 2019 pourvois n° 18-11.414 cassation partielle

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 28 septembre 2017), que M. Y... et M. Z.., propriétaires d’une parcelle de terre située dans un emplacement réservé par le plan d’occupation des sols, ont mis en demeure la commune de Saint-Tropez (la commune) de l’acquérir en application de la procédure de délaissement alors prévue par l’article L. 123-9 du code de l’urbanisme ; qu’aucun accord n’étant intervenu sur le prix de cession, un jugement du juge de l’expropriation du 20 septembre 1982 a ordonné le transfert de propriété au profit de la commune et un arrêt du 8 novembre 1983 a fixé le prix d’acquisition ; que, le 22 décembre 2008, le terrain a été revendu et, le 18 octobre 2011, a fait l’objet d’un permis de construire ; que Mme X..., venant aux droits de MM. Y... et Z..., a assigné la commune en paiement de dommages-intérêts ;

Sur le moyen unique, pris en ses deux premières branches :

Attendu que Mme X... fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande sur le fondement du droit de rétrocession,

Mais attendu qu’en vertu de l’article L. 123-9 du code de l’urbanisme, dans sa rédaction applicable à la cause, le propriétaire d’un fonds grevé d’un emplacement réservé dispose du droit de délaissement qui consiste à enjoindre à la collectivité publique d’acquérir le bien faisant l’objet de la réserve ;

Attendu que l’article L. 12-6 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, alors applicable, permet à l’exproprié de demander la rétrocession du bien si celui-ci n’a pas reçu dans les cinq ans la destination prévue par l’acte déclaratif d’utilité publique ;

Attendu qu’il est jugé que l’exercice du droit de délaissement, constituant une réquisition d’achat à l’initiative du propriétaire du bien, ne permet pas au cédant de solliciter la rétrocession de ce bien sur le fondement de l’article L. 12-6 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, même lorsque le juge de l’expropriation a donné acte aux parties de leur accord sur la fixation du prix et ordonné le transfert de propriété au profit de la collectivité publique (3e Civ., 26 mars 2014, pourvoi n° 13-13.670, Bull. 2014, III, n° 44) ;

Attendu que, en matière d’expropriation, si le droit de rétrocession est applicable en cas de cession amiable postérieure à une déclaration d’utilité publique, il ne l’est pas en cas de cession antérieure à celle-ci lorsque les cédants n’ont pas demandé au juge de l’expropriation de leur en donner acte en application des dispositions de l’article L. 12-2, devenu L. 222-2, du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, une telle cession ne pouvant avoir les mêmes effets qu’une ordonnance d’expropriation (3e Civ., 24 septembre 2008, pourvoi n° 07-13.972, Bull. 2008, III, n° 138) ;

Que, toutefois, le droit de rétrocession est également applicable en cas de cession amiable précédée d’une déclaration d’utilité publique prise en application de l’article 1042 du code général des impôts, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 82-1126 du 29 décembre 1982 (3e Civ., 17 juin 2009, pourvoi n° 07-21.589, Bull. 2009, III, n° 146) ;

Attendu qu’ayant, par motifs propres et adoptés, relevé que les décisions ayant ordonné le transfert de propriété au profit de la commune et fixé le prix d’acquisition ne faisaient pas état d’une déclaration d’utilité publique et retenu qu’il n’était pas établi qu’un arrêté d’utilité publique de l’acquisition ait été pris par l’autorité administrative, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, a exactement retenu, abstraction faite d’un motif erroné mais surabondant relatif aux effets de la déclaration d’utilité publique prise en application de l’article 1042 précité, que Mme X... ne pouvait pas prétendre à la rétrocession du terrain, ni à une indemnité compensatrice, sur le fondement de l’article L. 12-6 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, alors applicable ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

Mais sur le moyen unique, pris en sa troisième branche, qui est recevable comme étant de pur droit  :

Vu l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Attendu, selon ce texte, que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ;

Attendu que Mme X... est fondée à se prévaloir du droit garanti par ce texte, dès lors que la parcelle ayant fait l’objet du droit de délaissement constitue un bien protégé au sens de celui-ci ;

Que la mesure contestée, en ce qu’elle prive de toute indemnisation consécutive à l’absence de droit de rétrocession le propriétaire ayant exercé son droit de délaissement sur le bien mis en emplacement réservé et donc inconstructible, puis revendu après avoir été déclaré constructible, constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit ;

Que cette ingérence a une base claire et accessible en droit interne dès lors qu’elle est fondée sur les textes et la jurisprudence précités ;

Qu’elle est justifiée par le but légitime visant à permettre à la personne publique de disposer, sans contrainte de délai, dans l’intérêt général, d’un bien dont son propriétaire a exigé qu’elle l’acquière ;

Que, cependant, il convient de s’assurer, concrètement, qu’une telle ingérence ménage un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux et, en particulier, qu’elle est proportionnée au but légitime poursuivi ;

Qu’à cet égard, il y a lieu de relever qu’un auteur de Mme X... avait, sur le fondement du droit de délaissement et moyennant un prix de 800 000 francs (121 959,21 euros), cédé à la commune son bien, qui faisait alors l’objet d’une réserve destinée à l’implantation d’espaces verts, et que la commune, sans maintenir l’affectation du bien à la mission d’intérêt général ayant justifié sa mise en réserve, a modifié les règles d’urbanisme avant de revendre le terrain, qu’elle a rendu constructible, à une personne privée, moyennant un prix de 5 320 000 euros 

Qu’il en résulte que, en dépit du délai de plus de vingt-cinq années séparant les deux actes, la mesure contestée porte une atteinte excessive au droit au respect des biens de Mme X... au regard du but légitime poursuivi ;

Que, dès lors, en rejetant la demande en paiement de dommages-intérêts formée par Mme X..., la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

Cour de cassation chambre civile 3 arrêt du 17 décembre 2014 pourvois n° 13-18990 Rejet

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 14 mars 2013), que la parcelle bâtie BJ 150, expropriée au profit de la commune de Drancy n'ayant pas reçu la destination prévue par la déclaration d'utilité publique, la société civile immobilière Jacpat (la SCI) a assigné la commune afin de voir reconnaître son droit à rétrocession ; que les bâtiments ayant été détruits par l'expropriant, la SCI a sollicité des dommages-intérêts en réparation, notamment, du préjudice résultant de l'impossibilité de procéder à cette rétrocession

Attendu que la société Jacpat fait grief à l'arrêt de dire que la rétrocession est possible et que le prix sera fixé à l'amiable ou à défaut par le juge de l'expropriation

Mais attendu que la cour d'appel a exactement retenu, abstraction faite de motifs surabondants relatifs à l'état du bien à la date de l'ordonnance d'expropriation, que la démolition de l'immeuble construit sur la parcelle ne rendait pas impossible la rétrocession

RTE NANTI D'UNE DUP, PEUT PÉNÉTRER SUR LES TERRAINS PRIVÉS, POUR INSTALLER DES PYLÔNES ÉLECTRIQUES

COUR DE CASSATION Chambre Civile 3, arrêt du 11 mars 2015 Pourvoi n° 13-24133 REJET

Attendu, selon l'arrêt attaqué, statuant en matière de référé (Caen, 4 juin 2013), que M. X... et Mme Y... et la société de l'Avenir ont assigné la société Réseau de transport d'électricité (la société RTE) pour voir dire qu'en pénétrant sur leur propriété, sans leur accord et sans autorisation d'occupation temporaire, pour y effectuer des travaux d'implantation de deux pylônes d'une ligne électrique aérienne, la société RTE avait commis une voie de fait et lui enjoindre de cesser les travaux et d"évacuer les lieux

Mais attendu qu'il n'y a voie de fait de la part de l'administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l'administration, soit a procédé à l'exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d'une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l'extinction d'un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d'atteinte à la liberté individuelle ou d'extinction d'un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d'être rattachée à un pouvoir appartenant à l'autorité administrative ; que l'implantation, même sans titre, d'un ouvrage public sur le terrain d'une personne privée ne procède pas d'un acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l'administration ;

Attendu qu'ayant relevé que le principe de la construction de la ligne à très haute tension qui devait survoler les parcelles non bâties appartenant à M. X... et Mme Y... et exploitées par la société de l'Avenir avait fait l'objet d'une déclaration d'utilité publique du 25 juin 2010 et qu'un arrêté préfectoral de mise en servitude avait été pris le 27 mars 2012, la cour d'appel, qui a retenu à bon droit que les articles L. 323-3, L. 323-4 et L. 325-5 du code de l'énergie se bornaient à organiser le réseau de transport et de distribution d'électricité et prévoyaient une juste indemnisation en contrepartie de la servitude, ce dont il résultait que l'action de l'autorité administrative, en application de ces textes, dont il n'appartient pas à la Cour de cassation d'apprécier la constitutionnalité au regard des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et qui ne sont pas contraires à l'article 1er du premier protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, n'emportait pas extinction du droit de propriété appartenant aux propriétaires des parcelles concernées et ne procédait pas d'un acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l'administration, en a exactement déduit, répondant aux conclusions, que la société RTE n'avait pas commis de voie de fait et que les juridictions judiciaires étaient incompétentes pour connaître du litige

EXPROPRIATION PARTIELLE D'UN BIEN, LE DOCUMENT D'ARPENTAGE EST OBLIGATOIRE

COUR DE CASSATION Chambre Civile 3, arrêt du 13 juin 2019 Pourvoi n° 17-27.868 rejet

Attendu que Mme A... X... s’est pourvue en cassation contre l’ordonnance du juge de l’expropriation du département du Gard du 3 août 2017 ayant ordonné le transfert de propriété, au profit du conseil départemental du Gard, d’une partie d’une parcelle dont elle est propriétaire en indivision avec M. B... X... ;

Mais attendu, d’une part, qu’il résulte du dossier de la procédure que le dépôt du dossier des enquêtes préalable à la déclaration d’utilité publique et parcellaire à la mairie a été notifié à Mme X... par lettre recommandée avec demande d’avis de réception envoyée à l’adresse mentionnée dans l’état parcellaire et délivrée le 18 février 2017, sans qu’il soit établi que l’autorité expropriante ait eu connaissance à cette date d’une autre adresse, et que les enquêtes publiques se sont déroulées du 6 au 24 mars 2017 inclus ;

Attendu, d’autre part, que les annexes jointes à l’ordonnance et établies après un document d’arpentage délimitent avec précision la fraction expropriée de la parcelle dans sa superficie et indiquent les désignations cadastrales de cette parcelle, ainsi que sa nature, sa contenance et sa situation ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

COUR DE CASSATION Chambre Civile 3, arrêt du 13 juin 2019 Pourvoi n° 18-14.225 cassation sans renvoi

Vu les articles R. 221-4, R. 132-2, R. 132-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, ensemble l’article 7 du décret du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière;

Attendu que l’ordonnance prononçant l’expropriation désigne chaque immeuble ou fraction d’immeuble exproprié et précise l’identité des expropriés, conformément aux dispositions de l’article R. 132-2 renvoyant aux prescriptions de l’article 7 du décret du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière ;

Que l’article 7, alinéa 2, du décret du 4 janvier 1955 prévoit que, lorsqu’il y a division de la propriété du sol entraînant changement de limite, l’acte doit désigner l’immeuble tel qu’il existait avant la division et chacun des nouveaux immeubles résultant de cette division ;

Que le dernier alinéa de cet article dispose que, dans la plupart des cas, la désignation est faite conformément à un extrait cadastral et, en cas de changement de limite, d’après les documents d’arpentage établis spécialement en vue de la conservation du cadastre ;

Que l’article 25 du décret du 30 avril 1955 relatif à la conservation du cadastre précise que tout changement de limite de propriété doit être constaté par un document d’arpentage qui est soumis au service du cadastre, préalablement à la rédaction de l’acte réalisant le changement de limite, pour vérification et numérotage des nouveaux îlots de propriété ;

Attendu qu’il résulte de ces textes qu’en cas d’expropriation partielle impliquant de modifier les limites des terrains concernés, un document d’arpentage doit être préalablement réalisé afin que les parcelles concernées soient désignées conformément à leur numérotation issue de ce document ;

Attendu que, pour transférer, au profit de la commune de Millau, des parcelles appartenant à Mmes B... C..., A... C..., D... C... et F... Z..., à M. G... Z... et à M. et Mme Y..., l’ordonnance attaquée (juge de l’expropriation du département de l’Aveyron, 28 décembre 2017) désigne les biens expropriés en annexant un état parcellaire ;

Qu’en statuant ainsi, en l’absence de document d’arpentage désignant les parcelles issues de la division opérée par l’expropriation partielle, le juge de l’expropriation a violé les textes susvisés ;

D’où il suit que l’ordonnance est entachée d’un vice de forme qui doit en faire prononcer l’annulation ;

Et vu l’article 627 du code de procédure civile, après avis donné aux parties en application de l’article 1015 du même code ;

L'EXPROPRIATION INDIRECTE D'UN BIEN

DAKHKILGOV c. RUSSIE du 8 décembre 2020 Requête no 34376/16

Art 1 P1 • Privation de propriété • Expropriation arbitraire et illégale d’une partie du terrain du requérant lors de l’installation sur celui-ci d’un stade sportif attenant à une école publique • Requérant propriétaire légitime et incontesté au moment de l’ingérence • Expropriation de facto de son bien sans contrôle juridictionnel préalable, dans le cadre d’une procédure légalement prévue, de l’utilité publique de la privation de sa propriété et en l’absence de toute indemnisation • Autorités nationales ayant tiré bénéfice de leurs comportement illégal

CEDH

a) Sur l’existence d’un « bien » et sur la nature de l’ingérence

42.  Il n’est pas contesté que le terrain d’implantation du dépôt pétrolier, mesurant 10 614 m2, était un « bien » du requérant, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il n’est pas non plus contesté que l’occupation de ce terrain – par l’installation d’un stade sportif attenant à l’école sur une partie de celui-ci – a constitué une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens. La Cour note que le requérant est resté formellement propriétaire du terrain occupé. Or, ce terrain non arpenté n’existe plus que sur papier, et il est inclus dans deux autres parcelles appartenant aux autorités (paragraphe 28 ci-dessus), avec comme résultat l’impossibilité de faire tout usage de ce terrain pour l’intéressé. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’ingérence ayant engendré des conséquences graves à telle enseigne qu’elle va au-delà de la « réglementation de l’usage des biens », au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, engendrant dès lors une « privation des biens », au sens de la seconde phrase du premier alinéa dudit article (voir, mutatis mutandis, Papamichalopoulos et autres c. Grèce, 24 juin 1993, §§ 44-45, série A no 260‑B).

43.  La Cour doit rechercher à présent si l’ingérence se justifie sous l’angle de cette disposition. Pour être compatible avec celle-ci, la mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.

b) Sur le respect du principe de légalité

44.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées). L’expression « dans les conditions prévues par la loi » présuppose l’existence et le respect de normes de droit interne suffisamment accessibles et précises (Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 110, série A no 102) et offrant des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 95).

45.  En l’espèce, la Cour relève que l’emprise d’une partie du terrain d’implantation de l’ancien dépôt pétrolier pour étendre le territoire de l’école et l’installation du stade sportif a été prévue par les actes adoptés par les autorités républicaines et locales en 2006 (paragraphes 5-7 ci-dessus). Or, près de trois ans après l’adoption de ces actes, les autorités républicaines, locales et fédérales ont adopté d’autres actes concernant ce terrain, allant dans le sens opposé. En effet, en 2009, l’administration du district a approuvé le plan du terrain en confirmant que celui-ci avait été octroyé à M. K - prédécesseur du requérant. Elle lui a également conféré un droit d’usage permanent sur ce terrain, puis le ministère républicain du Patrimoine a vendu le terrain à M. K. L’autorité en charge de l’enregistrement des droits réels a procédé à son tour à l’enregistrement du droit de propriété de M. K. puis du requérant sur le terrain, en confirmant par cela la licéité de ces transactions (paragraphe 32 ci-dessus et la référence y citée).

46.  Les tentatives des différentes autorités tendant à annuler les ventes du terrain ont échoué. À cet égard, la Cour trouve sans pertinence l’argument du Gouvernement selon lequel l’intéressé savait au moment de l’acquisition du terrain que celui-ci était destiné à l’extension de l’école en vertu des actes adoptés en 2006 (paragraphe 39 ci-dessus). En effet, une telle connaissance de la part du requérant ou l’ignorance de celui-ci auraient dû faire l’objet d’une appréciation par les tribunaux dans le cadre de l’action en annulation de la vente. Or les demandes en justice introduites par les autorités tendant à l’annulation des ventes n’ont pas fait l’objet d’examen, et aucune appréciation de la bonne foi du requérant n’a eu lieu. De l’avis de la Cour, le Gouvernement ne peut pas valablement avancer de thèses non débattues devant les juridictions internes (voir, pour une situation similaire, OOO KD‑Konsalting c. Russie, no 54184/11, § 47, 29 mai 2018).

47.  Il résulte de ce qui précède que, au moment de l’ingérence, le requérant restait propriétaire légitime et incontesté du terrain.

48.  Dans ce contexte, pour pouvoir occuper ce terrain, les autorités n’ont pas, comme elles en avaient la possibilité en droit russe, engagé une procédure d’expropriation comportant plusieurs étapes et garanties contre l’arbitraire, dont la notification écrite de la décision d’expropriation, la rédaction d’une convention de rachat, en cas de désaccord du propriétaire, un droit pour l’autorité publique compétente d’intenter une action en expropriation (paragraphe 30 ci-dessus ; voir, pour un résumé de la portée des dispositions pertinentes, Tkachenko c. Russie, no 28046/05, § 54, 20 mars 2018) et, surtout, le paiement d’une indemnité.

49.  En revanche, en l’espèce, le requérant a été exproprié de facto de son bien sans contrôle juridictionnel préalable, dans le cadre d’une procédure légalement prévue, de l’utilité publique de la privation de sa propriété et sans avoir bénéficié d’une quelconque indemnité. Puis, lorsqu’il a demandé le démontage du stade occupant son terrain contre sa volonté, les juridictions se sont bornées à constater que les actes relatifs à l’extension du territoire de l’école avaient été adoptés antérieurement à l’acquisition du terrain par l’intéressé et que la construction du stade respectait les règles d’urbanisme et de sécurité.

50.  Dans ces circonstances, la Cour conclut que l’ingérence, opérée en méconnaissance complète par les autorités de la procédure légalement prévue pour opérer une d’expropriation et en l’absence de toute indemnisation, a permis aux autorités de tirer bénéfice de leur comportement illégal (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 94, 22 décembre 2009). Cette expropriation de fait a été arbitraire et donc « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition (voir aussi Abiyev et Palko c. Russie, no 77681/14, §§ 66-67, 24 mars 2020).

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

ELİF KIZIL c. TURQUIE du 24 mars 2020 requête n° 4601/06

Art 1 P1 • Respect des biens • Inscription d’un terrain au nom du Trésor public sans information individuelle du propriétaire • Usage du bien par le propriétaire et prise de connaissance de la situation plus de vingt ans après • Applicabilité examinée au vu du comportement des autorités • Rejet du recours en annulation par application du délai de la prescription extinctive en dépit de l’absence de notification individuelle à l’intéressé • Poids disproportionné accordé à la sécurité juridique des transactions immobilières.

FAITS

8.  À l’issue des travaux de cadastrage réalisés en 1974, le terrain de la requérante fut enregistré comme propriété du Trésor avec les références cadastrales « îlot 823 parcelle 6 ». Le procès-verbal indique que le terrain avait appartenu à un certain R.B., le père d’O.B., qu’il avait été vendu à une personne dont le nom n’avait pu être identifié malgré les recherches effectuées notamment sur les registres fonciers, et qu’il convenait d’enregistrer le bien au nom du Trésor afin d’éviter que l’acquéreur non encore identifié subisse un préjudice, et ce en vertu de l’article 22 H de la loi no 2613 relative au cadastre et à l’enregistrement des titres fonciers (voir paragraphes 39 et 40 ci-dessous).

9.  L’ensemble des procès-verbaux relatifs à la zone de cadastrage fit l’objet d’un affichage public pendant deux mois.

10.  Aucune notification ou démarche, autre que cet affichage, ne fut entreprise pour informer la requérante.

11.  Cette dernière aurait pris connaissance de l’enregistrement de son bien comme propriété du Trésor le 16 juillet 2002 lorsque des fonctionnaires de cette administration lui auraient oralement exposé la situation lors d’une visite.

12.  Le 17 juillet 2002, la requérante signa une demande de rachat à l’administration du terrain litigieux. Le document dactylographié présente, en guise de signature, le prénom et le nom de la requérante en lettres majuscules qui semblent avoir été tracées avec difficulté.

13.  Le 24 juillet 2002, la requérante adressa à la direction générale du cadastre un courrier où elle reprochait à l’administration de s’être emparé de son bien à la faveur d’une opération de cadastrage malgré l’existence d’un titre de propriété immatriculé et de ne l’avoir informé à aucun moment ni de ladite opération ni de ses conséquences. Elle affirmait faire usage du terrain depuis son achat en 1973. La lettre présente une empreinte digitale apposée en lieu et place de signature.

14.  Par la suite, la requérante saisit les services d’inspection de la direction générale du cadastre et des registres fonciers.

15.  Le 25 juillet suivant, l’administration notifia à l’époux de l’intéressée une injonction de payer une indemnité d’occupation illégale d’un bien public pour les années 2001 et 2002, en l’occurrence le terrain en cause.

CEDH

a)      Les principes généraux

86.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98) : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V, et Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, §§ 65-69, 16 novembre 2004).

87.  Pour se concilier avec la règle générale énoncée à la première phrase du premier alinéa de l’article 1, une atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).

88.  L’article 1 du Protocole no 1 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte de l’Etat au respect de ses biens. Or, en vertu de l’article 1 de la Convention, chaque État contractant « reconna[ît] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention ». Cette obligation générale de garantir l’exercice effectif des droits définis par cet instrument peut impliquer des obligations positives. En ce qui concerne l’article 1 du Protocole no 1, de telles obligations positives peuvent entraîner pour l’État certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002-VII, et Broniowski c. Pologne, précité, § 143).

89.  Nonobstant le silence de cette disposition en matière d’exigences procédurales, les procédures applicables à une espèce doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte au droit au respect des biens (Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 73, 16 juillet 2009, Société Anonyme Thaleia Karydi Axte c. Grèce, no 44769/07, § 36, 5 novembre 2009, et Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05 et 3 autres, § 51, 1er février 2011).

b)     Le cas d’espèce

90.  La Cour observe que le grief de la requérante concerne la perte de son bien et l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée de contester judiciairement cette mesure en raison du délai de la prescription extinctive de dix ans. Elle estime que les questions ainsi soulevées relèvent de la première norme mentionnée plus haut.

91.  D’emblée, elle considère qu’elle n’est pas appelée à déterminer de manière générale et abstraite si le délai de prescription décennale prévue à l’article 12 de la loi relative au cadastre est compatible ou non avec la Convention, mais uniquement à dire si, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’application de ce délai a porté atteinte au droit de la requérante au respect de ses biens.

92.  Elle note en premier lieu que ce délai est explicitement prévu par l’article 12 de la loi no 3402 (voir paragraphe 43 ci-dessus). Quoiqu’en dise la requérante, c’est sur cette loi, qui était en vigueur à l’époque où l’intéressée a initié son action, que repose l’ingérence litigieuse. La décision des autorités judiciaires de rejeter le recours en raison de la prescription disposait donc d’une base légale. Sur ce point, la Cour estime utile de préciser que la question de savoir si ce n’est pas l’entrée en vigueur de cette nouvelle législation qui, en supprimant toute possibilité pour la requérante d’agir en justice, a constitué une ingérence, peut en l’espèce demeurer indécise étant donné que le grief n’a pas été explicitement formulé en ces termes.

93.  La Cour observe que la mise en place d’un délai au-delà duquel les droits antérieurs au cadastrage s’éteignent et les conclusions cadastrales
– qui établissent de nouveaux titres de propriété – deviennent inattaquables et privent d’effets les anciens titres vise à garantir la sécurité des transactions immobilières ; ce qui constitue indéniablement un but d’intérêt général d’une importance considérable.

94.  Il convient dès lors de vérifier si le but poursuivi était proportionné à l’atteinte portée au droit de propriété de la requérante. Cette vérification revient à mettre en balance les divers intérêts en jeu.

95.  Si la sécurité juridique visée par la règle de prescription présente en soi un but légitime important, l’intérêt de mettre l’administration à l’abri d’un recours de la requérante demeure en l’espèce limité aux yeux de la Cour.

96.  S’agissant des intérêts de la requérante, la Cour observe que cette dernière, qui avait régulièrement acquis le bien au registre foncier en 1973, c’est-à-dire moins d’un an avant les travaux de cadastrage, s’est finalement trouvée privée de son bien.

97.  En outre, elle n’a pu faire valoir ses droits en contestant cette mesure devant les tribunaux, et ce en raison de la prescription extinctive. Sur ce point, il convient de relever que l’intéressée ne s’est vu notifier ni le début des travaux de cadastrage ni les conclusions cadastrales. Elle affirme n’avoir pris connaissance de l’inscription de son bien comme propriété du Trésor qu’en 2002, date jusqu’à laquelle elle aurait, selon elle et selon le TGI, continuer à jouir paisiblement de son bien (voir paragraphes 74 et 24 ci‑dessus).

98.  À cet égard, la Cour réitère que les procédures applicables doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte à son droit de propriété (voir paragraphe 89 ci-dessus). Elle rappelle que dans l’affaire Société Anonyme Thaleia Karydi Axte, précitée, elle a conclu que la société requérante s’était vu imposer une charge disproportionnée au motif que même si les procédures mises en place en droit interne n’étaient pas critiquables en soi, l’intéressée avait été privée de son bien sans avoir aucune possibilité de réagir lors de la procédure d’exécution forcée visant son terrain. La Cour a souligné que même si la requérante avait de sérieux arguments à faire valoir devant les juridictions compétentes afin d’obtenir l’annulation de la vente aux enchères, son recours avait été déclaré irrecevable pour non-respect du délai alors que la procédure d’exécution forcée n’avait pas été portée à sa connaissance.

99.  En l’espèce, il convient dès lors de déterminer si la requérante avait ou aurait dû avoir connaissance du cadastrage et des conclusions cadastrales ignorant son titre de propriété et ayant pour effet de le rendre caduc.

100.  S’il est vrai que le début des travaux de cadastrage est annoncé, que lesdits travaux font l’objet d’une publicité (voir paragraphes 34 à 37 ci‑dessus), et que ces mesures permettent d’informer largement le public, celles-ci ne garantissent pas que la requérante ait effectivement été informée. Il en va de même de l’affichage des conclusions cadastrales (voir paragraphe 38 ci-dessus).

101.  Sur ce point, la Cour estime utile de rappeler que la requérante affirme, sans être contredite par le Gouvernement, qu’elle résidait en Allemagne. Elle affirme en outre qu’elle ne sait ni lire ni écrire ; ce que semble confirmer la manière dont elle a signé les documents présents dans le dossier (voir paragraphes 12 et 13 ci-dessus).

102.  Par ailleurs, s’agissant plus spécifiquement de l’affichage, la Cour rappelle que, dans l’affaire Rimer et autres c. Turquie (no 18257/04, § 27, 10 mars 2009) où les recours des requérants contre les conclusions cadastrales avaient été rejetés pour non-respect du délai de dix ans commençant à courir après l’affichage et où le Gouvernement soulevait une exception d’irrecevabilité tirée de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, elle a indiqué qu’il n’avait pas été démontré que les requérants avaient reçu une notification des conclusions en question.

103.  Elle estime en outre que le Gouvernement n’a pu exposer aucun élément permettant raisonnablement d’affirmer que la requérante avait connaissance des travaux de cadastrage et de leur teneur ou qu’elle ne pouvait ignorer leur existence. De plus, la Cour réitère que les autorités ne semblent avoir entrepris aucune démarche pour identifier et informer la requérante alors même que l’inscription du bien au nom du Trésor en 1974 avait un but préventif.

104.  Le Gouvernement relève certes qu’un tiers, en l’occurrence un voisin, a fait usage du bien et qu’il a tenté d’en faire l’acquisition auprès du Trésor (voir paragraphes 29 à 32 ci-dessus). Il en déduit que la requérante aurait abandonné le bien parce qu’elle aurait su qu’elle n’en était plus la propriétaire sur le registre.

105.  La Cour relève en premier lieu que les éléments du dossier ne permettent pas de déterminer si M.Ç. avait utilisé le terrain avec ou sans le consentement de la requérante (voir, notamment paragraphe 84 ci-dessus). En outre, elle constate que le TGI a établi que la requérante avait exercé sur le bien une possession paisible et ininterrompu depuis 1973 (voir paragraphe 24 ci-dessus) et que cet élément factuel n’a pas été remis en cause par la Cour de cassation. Elle n’aperçoit pas de motifs sérieux lui permettant de se départir des constations factuelles des juridictions internes sur ce point.

106.  Par ailleurs, la Cour estime que la fiabilité des informations contenues dans les ordonnances de paiement dressées par l’administration est toute relative. En effet, ces ordonnances sont incohérentes quant à la période pendant laquelle M.Ç. aurait utilisé le bien, étant donné qu’elles semblent non seulement se contredire entre elles (voir paragraphe 31 ci‑dessus) mais aussi contredire les déclarations faites par l’intéressé à l’administration en vue d’acquérir le bien et dans lesquelles il admet ne pas remplir les conditions prévues par la loi no 4070 (voir paragraphes 12 et 47 à 48 ci-dessus). De plus, il convient de relever que deux ordonnances ont été établies pour l’année 2001, l’une destinée à M.Ç. et l’autre à l’époux de la requérante (voir paragraphes 29 et 15 ci-dessus). La Cour estime par conséquent qu’il serait déraisonnable de se fonder sur ces documents administratifs pour s’écarter des conclusions factuelles des juridictions nationales.

107.  En tout état de cause, la circonstance que le terrain ait été utilisé pendant un temps par l’un des voisins, avec ou sans le consentement de la requérante, et que l’intéressé ait cherché à s’approprier le bien, n’est pas de nature à démontrer que la requérante avait pris connaissance des conclusions cadastrales de 1974 et de ses conséquences.

108.  Il en va de même en ce qui concerne la circonstance que la requérante ait signé, le lendemain de la date à laquelle elle affirme avoir été informée de la situation, une demande visant le rachat de son bien à l’administration. Celle-ci ne démontre en rien que la requérante aurait eu connaissance des faits litigieux bien avant qu’une ordonnance de paiement ne lui soit adressée.

109.  Rien ne permet donc d’affirmer que la requérante avait ou aurait dû avoir connaissance de l’inscription de son bien comme propriété du Trésor avant d’en avoir été informé par les agents de l’administration en 2002 ni que les autorités, qui ont bénéficié de l’inscription au registre dans le seul but d’éviter que le bien de la requérante ne soit accaparé par des tiers, ont procédé à une démarche quelconque dans le but de déterminer l’identité du légitime propriétaire et l’informer de la situation.

110.  A la lumière de l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que le juste équilibre voulu par la Convention a été rompu au détriment de la requérante.

111.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

ABIYEV ET PALKO c. RUSSIE du 24 mars 2020 Requête no 77681/14

Art 1 P1 • Privation des biens • Démolition des biens immobiliers des requérants et la mainmise sur leur terrain pour les besoins de la reconstruction d’une ville • Expropriation de fait arbitraire en méconnaissance de la procédure obligatoire et en l’absence de toute indemnisation

FAITS

4.  Les requérants étaient propriétaires d’un terrain et d’un ensemble immobilier comprenant trois bâtiments situés dans le centre de la ville d’Argun. Ils habitaient l’un de ces bâtiments.

5.  En décembre 2010, les autorités tchétchènes créèrent une entité nommée « état-major chargé de la reconstruction (штаб по реконструкции) de la ville d’Argun ».

6.  Le 4 décembre 2010, l’état-major susmentionné tint une réunion, présidée par le premier vice-président du gouvernement tchétchène, qui rassemblait les fonctionnaires de la ville d’Argun, du gouvernement tchétchène et les représentants de différentes entreprises. Lors de cette réunion, il fut décidé qu’une entreprise d’État commencerait à démolir les immeubles se trouvant dans le périmètre de la construction d’un nouveau quartier résidentiel, « Argun City 1 », et construirait des logements pour les personnes dont les immeubles seraient démolis. La mairie de la ville d’Argun était chargée de trouver des terrains pour la construction de ces nouveaux logements.

7.  En décembre 2010, les immeubles des requérants, qui se trouvaient dans le périmètre du quartier à reconstruire, furent démolis en quelques jours, puis leur terrain fut occupé.

8.  Le 26 janvier 2011, le gouverneur de Tchétchénie adopta un décret officialisant la création de l’« état-major opérationnel (оперативный штаб) républicain pour la reconstruction et le développement économique et social d’Argun » (« l’état-major »). Celui-ci était dirigé par le gouverneur de Tchétchénie et était constitué des autorités d’Argun et de la République tchétchène ainsi que des représentants de différentes entreprises.

9.  Selon le décret précité, l’état-major devait assurer la planification, la coordination et le contrôle des mesures de reconstruction et de développement de la ville, tandis que les autorités publiques et les entreprises participant à ce projet devaient aider à la réalisation de celui-ci, conformément aux décisions prises par l’état-major.

10.  À un moment non précisé dans le dossier, l’état-major fut dissous.

CEDH

a)      Sur l’existence et la nature de l’ingérence

56.  En l’espèce, il n’est pas contesté que trois bâtiments et un terrain étaient les « biens » des requérants au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il n’est pas non plus contesté que la démolition de ces bâtiments et l’occupation du terrain ont été effectuées par les autorités publiques, au sens large du terme, pour les besoins de la reconstruction de la ville d’Argun. La Cour considère qu’il s’agissait de « privation des biens » au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

57.  Elle doit rechercher à présent si l’ingérence se justifie sous l’angle de cette disposition. Pour être compatible avec celle-ci, la mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.

b)     Sur le respect du principe de légalité

58.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées). L’expression « dans les conditions prévues par la loi » présuppose l’existence et le respect de normes de droit interne suffisamment accessibles et précises (Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 110, série A no 102) et offrant des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 95).

59.  La Cour a déjà eu l’occasion de dire qu’une ingérence effectuée en violation des dispositions internes ne satisfaisait pas au critère de la « légalité » (voir, par exemple, East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, §§ 179-181 et 195, 23 janvier 2014, et Tkachenko, précité, § 56). Cependant, toute irrégularité procédurale n’est pas de nature à rendre l’ingérence incompatible avec l’exigence de « légalité » (Ukraine-Tioumen c. Ukraine, no 22603/02, § 52, 22 novembre 2007). La Cour rappelle à cet égard qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; elle ne peut dès lors mettre en cause l’appréciation des autorités internes quant à des erreurs de droit prétendues que lorsque celles-ci sont arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, parmi beaucoup d’autres, Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 116, 15 mars 2018).

60.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour relève que, n’ayant pas pu obtenir d’indemnisation pour la privation de leurs biens, les requérants ont intenté une action en réparation de leur préjudice contre la République tchétchène. Leur action a été rejetée essentiellement pour trois motifs : i) le ministère des Finances et la mairie d’Argun n’avaient pas procédé à la démolition des immeubles et à l’occupation du terrain et n’étaient pas les bons défendeurs ; ii) les requérants n’avaient pas formulé de prétentions relativement à violation de la procédure d’expropriation ; iii) ils n’avaient pas allégué ni, surtout, démontré une « illicéité » des actes ou omissions des autorités ou fonctionnaires au sens de l’article 1069 du code civil.

61.  Quant au premier motif, la Cour note que les requérants n’ont jamais allégué que l’ingérence en cause avait été opérée par le ministère des Finances. Au contraire, ils estimaient que le défendeur à l’instance était la République tchétchène, représentée par le ministère des Finances conformément aux dispositions internes. Pourtant, les juridictions civiles ont adopté une approche formaliste, légitimant la conclusion que personne n’était responsable de la privation des biens des requérants.

62.  Quant aux deuxième et troisième motifs, la Cour a déjà établi que les requérants ont bien formulé les prétentions et moyens concernant un irrespect par les autorités de la procédure d’expropriation (paragraphe 48 ci‑dessus), et cela contrairement aux considérations des juges de cassation à cet égard (paragraphes 22-24 ci-dessus ; comparer aussi avec Adikanko et Basov-Grinev c. Russie, nos 2872/09 et 20454/12, § 50, 13 mars 2018, dans le contexte de l’article 6 § 1 de la Convention).

63.  La procédure d’expropriation comportait plusieurs étapes et garanties contre l’arbitraire, dont la notification écrite de la décision d’expropriation, la rédaction d’une convention de rachat, en cas de désaccord du propriétaire, un droit pour l’autorité publique compétente d’intenter une action en expropriation (paragraphe 31 ci-dessus ; voir, pour un résumé de la portée des dispositions pertinentes, Tkachenko, précité, § 54) et, surtout, le paiement d’une indemnité. Or, en l’espèce, cette procédure obligatoire a été méconnue, sans qu’une explication ne soit fournie et sans que les requérants ne bénéficient d’une indemnité (comparer avec Tkachenko, précité, où la procédure d’expropriation n’a pas été suivie mais les requérants ont été relogés, et voir, a contrario, Sigunovy c. Russie (déc.) [comité], no 18836/11, 12 février 2019, où les requérantes ont obtenu un logement équivalent).

64.  De l’avis de la Cour, c’est bien l’irrespect de cette procédure obligatoire et l’absence de toute indemnisation qui constituait l’aspect d’« illicéité » de l’ingérence au sens des articles 16 et 1069 du code civil. Constatant que les requérants ont soulevé cet aspect devant les juridictions internes et considérant que l’action en réparation était une voie appropriée susceptible d’aboutir à l’allocation d’une indemnisation, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité implicite du Gouvernement (paragraphe 48 ci‑dessus).

65.  La Cour note enfin que les autorités ont tout de même présenté aux requérants quelques offres de relogement, mais que ces offres ont été faites en dehors de tout cadre légal et apparaissent plutôt comme des offres ex gratia, et que l’on ne peut pas dire que leur rejet par les requérants puisse s’analyser en une renonciation à leur droit à une indemnisation (comparer avec Volchkova et Mironov c. Russie, nos 45668/05 et 2292/06, § 125, 28 mars 2017). Elle estime également que l’allégation du Gouvernement selon laquelle le requérant est devenu locataire d’une parcelle en 2014 n’a aucune pertinence pour la présente affaire.

66.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’ingérence, opérée en méconnaissance complète par les autorités de la procédure obligatoire d’expropriation et en l’absence de toute indemnisation, a permis aux autorités de tirer bénéfice de leur comportement illégal (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 94, 22 décembre 2009).

67. Cette expropriation de fait a été arbitraire et donc « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Mocanu et autres c. République de Moldova du 26 juin 2018 requête n° 8141/07

Article 1 du Protocole 1 : Expropriation de fait non protégé par les juridictions.

25. Les requérants soutiennent que la procédure légale d’expropriation n’a pas été respectée en l’espèce. Ils affirment notamment ne pas avoir reçu un juste et préalable dédommagement, ce qui serait contraire à la Constitution et aux lois applicables en la matière.

26. Le Gouvernement avance que les requérants ont été privés de leurs biens dans les conditions prévues par la loi et pour une cause d’utilité publique. Il soutient notamment que la base légale de l’expropriation litigieuse reposait sur l’article 46 § 2 de la Constitution ainsi que sur les dispositions de la loi sur l’expropriation. De plus, il affirme qu’en l’espèce l’État a ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu et argue que les requérants, en refusant à plusieurs reprises les offres de dédommagement, ont rendu difficiles les négociations avec l’expropriant.

27. La Cour renvoie à sa jurisprudence constante relative à la structure de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, aux trois normes distinctes que cette disposition contient et aux conditions qu’une mesure d’expropriation doit remplir (voir, parmi beaucoup d’autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 93-94, 25 octobre 2012).

28. Dans la présente affaire, elle note que les parties s’accordent à dire qu’il y a eu privation de propriété au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

29. Elle rappelle que cet article exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale (voir, parmi beaucoup d’autres, Vergu c. Roumanie, no 8209/06, § 45, 11 janvier 2011, et Vistiņš et Perepjolkins, précité, §§ 95‑97). Elle redit en outre que la pratique de l’expropriation de fait permet à l’administration d’occuper un bien immobilier et d’en transformer irréversiblement la destination, de telle sorte qu’il soit finalement considéré comme acquis au patrimoine public sans qu’il y ait eu le moindre acte formel et déclaratoire du transfert de propriété (mutatis mutandis Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, § 93, 17 mai 2005, et Sarıca et Dilaver c. Turquie, no 11765/05, § 43, 27 mai 2010). Elle a déjà jugé que ce procédé permettant à l’administration de passer outre les règles de l’expropriation formelle expose les justiciables au risque d’un résultat imprévisible et arbitraire, qu’il n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et qu’il ne saurait constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (voir, par exemple, Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, §§ 87-89, 8 décembre 2005, et Halil Göçmen c. Turquie, no 24883/07, § 32, 12 novembre 2013).

30. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont perdu la maîtrise de leurs terrains à partir du moment où l’État a occupé puis transformé de manière définitive ces terrains. Elle ne saurait accueillir l’argument du Gouvernement selon lequel l’occupation litigieuse a été effectuée dans les conditions prévues par la loi. Force est pour elle de constater que, dans la présente affaire, les différentes étapes d’une expropriation formelle, établies par la loi sur l’expropriation (paragraphe 20 ci-dessus), n’ont pas été respectées. En particulier, elle relève l’absence en l’espèce d’une déclaration d’utilité publique, destinée à mettre en mouvement la procédure d’expropriation en bonne et due forme. Elle prête une attention particulière au fait que les autorités moldaves ont elles-mêmes reconnu qu’une expropriation régie par la loi sur l’expropriation n’avait pas été mise en œuvre en l’espèce (paragraphe 10 ci-dessus) (comparer avec Sharxhi et autres c. Albanie, no 10613/16, §§ 169-174, 11 janvier 2018).

31. En parallèle, la Cour observe que, selon les dispositions du droit interne (paragraphes 18-20 ci-dessus), il ne peut y avoir d’expropriation sans un juste et préalable dédommagement et que, en cas de désaccord entre l’exproprié et l’expropriant quant aux modalités d’expropriation – ce qui était le cas en l’espèce –, le transfert du droit de propriété ne peut s’effectuer qu’en vertu d’une décision de justice passée en force de chose jugée. Or, elle constate que, dans la présente affaire, l’État s’est approprié les terrains des requérants sans leur verser au préalable des indemnités à ce titre et sans éventuellement recourir à un juge.

32. La Cour note également que les juridictions moldaves ont entériné la pratique de l’expropriation de fait en jugeant que les requérants avaient été privés de leurs biens pour une cause d’utilité publique.

33. Elle relève enfin que, pour ce qui est des deux premiers requérants, l’acte formel de transfert de propriété n’a été conclu qu’au bout de trois ans d’occupation par l’État des terrains litigieux (paragraphe 17 ci-dessus). Quant au troisième requérant, elle constate que le transfert de propriété n’a pas encore été acté et que, à ce jour, il n’a reçu aucune indemnisation ou terrain en échange. Dès lors, elle estime que la situation des requérants ne saurait être considérée comme « prévisible » et comme répondant à l’exigence de « sécurité juridique » (comparer avec Burghelea c. Roumanie, no 26985/03, § 39, 27 janvier 2009, Rolim Comercial, S.A. c. Portugal, no 16153/09, § 67, 16 avril 2013). De plus, elle considère que la situation en cause a permis à l’administration de tirer parti d’une occupation illégale des terrains au détriment des requérants.

34. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit des requérants au respect de leurs biens. Une telle conclusion la dispense de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels

35. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

MESSANA c. ITALIE du 9 février 2017 requête 26128/04

Violation de l'article 1 du Protocole 1, l'État Italien construit sur le terrain des requérants sans les exproprier, ils ont eu une indemnité ridicule devant les juridictions italiennes. Le gouvernement propose une transaction devant

ÉCHEC DE LA NÉGOCIATION PAR LES REQUÉRANTS

21. Après l’échec des tentatives de règlement amiable, le 16 décembre 2015, le Gouvernement a informé la Cour qu’il a formulé une déclaration unilatérale afin de résoudre la question soulevée par la requête. Il a invité la Cour à rayer celle-ci du rôle en application de l’article 37 de la Convention en contrepartie du versement d’une somme globale (236 777 EUR), couvrant tout préjudice matériel et moral ainsi que les frais et dépens et de la reconnaissance de la violation du droit au respect des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 6 § 1 de la Convention.

22. Le 15 janvier 2016, les requérants ont déclaré qu’ils n’étaient pas satisfaits des termes de la déclaration unilatérale compte tenu du montant offert.

23. La Cour a affirmé que, dans certaines circonstances, il peut être indiqué de rayer une requête du rôle en vertu de l’article 37 § 1 c) de la Convention sur la base d’une déclaration unilatérale du gouvernement défendeur même si le requérant souhaite que l’examen de l’affaire se poursuive. Ce seront toutefois les circonstances particulières de la cause qui permettront de déterminer si la déclaration unilatérale offre une base suffisante pour que la Cour conclue que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention n’exige pas qu’elle poursuive l’examen de l’affaire au sens de l’article 37 § 1 in fine (voir, parmi d’autres, Tahsin Acar c. Turquie (exceptions préliminaires) [GC], no 26307/95, § 75, CEDH 2003‑VI; Melnic c. Moldova, no 6923/03, § 14, 14 novembre 2006).

24. Parmi les facteurs à prendre en compte à cet égard figure, entre autres, si dans sa déclaration unilatérale le Gouvernement défendeur formule l’une ou l’autre concession en ce qui concerne les allégations de violations de la Convention et, dans cette hypothèse, quelles sont l’ampleur de ces concessions et les modalités du redressement qu’il entend fournir au requérant. Quant à ce dernier point, dans les cas où il est possible d’effacer les conséquences d’une violation alléguée (par exemple dans certaines affaires de propriété) et où le Gouvernement défendeur se déclare disposé à le faire, le redressement envisagé a davantage de chances d’être tenu pour adéquat aux fins d’une radiation de la requête (voir Tahsin Acar, précité, § 76).

25. Quant au point de savoir s’il serait opportun de rayer la présente requête sur la base de la déclaration unilatérale du Gouvernement, la Cour relève que le montant du dédommagement offert est insuffisant par rapport aux sommes octroyées par elle dans des affaires similaires en matière d’expropriation indirecte (voir Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, 22 décembre 2009 ; Rivera et di Bonaventura c. Italie, no 63869/00, 14 juin 2011 ; De Caterina et autres c. Italie, no 65278/01, 28 juin 2011 ; Macrì et autres c. Italie, no 14130/02, 12 juillet 2011).

26. Dans ces conditions, la Cour considère que la déclaration unilatérale litigieuse ne constitue pas une base suffisante pour conclure que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention n’exige pas la poursuite de l’examen de la requête.

27. En conclusion, la Cour rejette la demande du Gouvernement tendant à la radiation de la requête du rôle en vertu de l’article 37 § 1 c) de la Convention et va en conséquence poursuivre l’examen de l’affaire sur la recevabilité et le fond.

ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

a) Sur l’existence d’une ingérence

35. La Cour renvoie à sa jurisprudence constante relative à la structure de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et aux trois normes distinctes que cette disposition contient (voir, parmi beaucoup d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 61, série A no 52, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999 II, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 44, CEDH 1999 V, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004 V, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 93, 25 octobre 2012).

36. La Cour constate que les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu une « privation » de propriété au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

37. La Cour doit donc rechercher si la privation dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

b) Sur le respect du principe de légalité

38. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Iatridis c. Grèce [GC], précité, § 58).

39. La Cour renvoie ensuite à sa jurisprudence en matière d’expropriation indirecte (voir, parmi d’autres, Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-VI ; Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, 17 mai 2005, et Velocci c. Italie, no 1717/03, 18 mars 2008) pour une récapitulation des principes pertinents et pour un aperçu de sa jurisprudence dans la matière, notamment en ce qui concerne la question du respect du principe de légalité dans cette typologie d’affaires.

40. Dans la présente affaire, la Cour relève qu’en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions internes ont considéré les requérants privés de leur bien à compter de la date de la cessation de la période d’occupation légitime. Or, en l’absence d’un acte formel d’expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n’est que par la décision judiciaire définitive que l’on peut considérer le principe de l’expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l’acquisition du terrain par les pouvoirs publics a été consacrée. Par conséquent, les requérants n’ont eu la sécurité juridique concernant la privation du terrain qu’au plus tôt le 12 janvier 2004, date à laquelle le jugement de la cour d’appel de Palerme est devenu définitif.

41. La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l’administration de tirer parti d’une occupation de terrain illégale. En d’autres termes, l’administration a pu s’approprier le terrain au mépris des règles régissant l’expropriation en bonne et due forme.

42. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit au respect des biens des requérants.

43. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

ARTICLE 41

53. La Cour rappelle que dans l’affaire Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], précité, la Grande Chambre a modifié la jurisprudence de la Cour concernant les critères d’indemnisation dans les affaires d’expropriation indirecte en établissant que l’indemnisation à octroyer doit correspondre à la valeur pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété, telle qu’établie par l’expertise ordonnée par la juridiction compétente au cours de la procédure interne. Ensuite, une fois déduite la somme éventuellement octroyée au niveau national, ce montant doit être actualisé pour compenser les effets de l’inflation et assorti d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession des terrains. Enfin, il y a lieu de d’évaluer la perte de chances éventuellement subie par les intéressés.

54. En l’espèce, d’après les juridictions nationales, les requérants ont perdu la propriété de leur terrain le 18 juin 1986. Il ressort de l’arrêt de la cour d’appel de Palerme que la valeur du terrain à cette date était de 45,45 EUR le mètre carré, soit 167 710,50 EUR au total (paragraphe 13 ci‑dessus). Compte tenu de ces éléments, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants, conjointement, 323 800 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

55. Quant à la perte de chance subie à la suite de l’expropriation, la Cour juge qu’il y a lieu de prendre en considération le préjudice découlant de l’indisponibilité du terrain pendant la période allant du début de l’occupation légitime (16 juillet 1980) jusqu’au moment de la perte de propriété (18 juin 1986). Du montant ainsi calculé sera déduit la somme déjà obtenue par les requérantes au niveau interne à titre d’indemnité d’occupation. La Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants, conjointement, 2 500 EUR.

Papamichalopoulos et autres C. Grèce du 24 juin 1993, requête 14556/89

41. L’occupation des terrains litigieux par le Fonds de la marine nationale a représenté une ingérence manifeste dans la jouissance du droit des requérants au respect de leurs biens. Elle ne relevait pas de la réglementation de l’usage de biens, au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). D’autre part, les intéressés n’ont pas subi d’expropriation formelle: la loi no 109/1967 n’a pas transféré la propriété desdits terrains au Fonds de la marine nationale.

42. La Convention visant à protéger des droits "concrets et effectifs", il importe de déterminer si la situation incriminée n’équivalait pas néanmoins à une expropriation de fait, comme le prétendent les requérants (voir, entre autres, l’arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 24, par. 63).

45. La Cour estime que la perte de toute disponibilité des terrains en cause, combinée avec l’échec des tentatives menées jusqu’ici pour remédier à la situation incriminée, a engendré des conséquences assez graves pour que les intéressés aient subi une expropriation de fait incompatible avec leur droit au respect de leurs biens.)

Satka et autres contre Grèce du 27 mars 2003 Hudoc 4229 requête 55828/00

"§48: Ainsi les requérants, puisque propriétaires de leurs terrains, se trouvent depuis 1991 année de la restitution de ceux-ci par l'armée, dans l'impossibilité d'exploiter leurs biens, car il est de notoriété publique que ceux-ci passeront dans l'avenir sous le contrôle de l'Etat.

§49: Il en est résulté que les requérants ont eu à supporter et supportent encore une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.

§50 : Il y a donc violation de l'article 1 du Protocole n°1"

CHIRO CONTRE ITALIE DU 11 OCTOBRE 2005 Requête N° 63630/00

L'expropriation indirecte soit utiliser et transformer un bien immobilier au seul profit de l'administration est interdit

70.  L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis précité, § 58). Le principe de légalité signifie l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296-A, pp. 19-20, § 42, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110).

71.  Dans l’arrêt Belvedere Alberghiera srl et dans l’arrêt Carbonara et Ventura précités, la Cour n’avait pas estimé utile de juger in abstracto si le rôle qu’un principe jurisprudentiel, tel que celui de l’expropriation indirecte, occupe dans un système de droit continental est assimilable à celui occupé par des dispositions législatives, ce qui compte étant – en tout état de cause – que la base légale réponde aux critères de prévisibilité, accessibilité et précision énoncés plus haut. La Cour est toujours convaincue que l’existence en tant que telle d’une base légale ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité et estime utile de se pencher sur la question de la qualité de la loi.

72.  La Cour prend note de l’évolution jurisprudentielle qui a conduit à l’élaboration du principe de l’expropriation indirecte. Elle relève également que ce principe a été transposé dans des textes de loi, tels que la loi no 458 de 1988, la loi no 662 de 1996 et, tout dernièrement, dans le Répertoire des dispositions en matière d’expropriation. Ceci étant, la Cour ne perd pas de vue les applications contradictoires qui ont lieu dans l’historique de la jurisprudence. Ce point de vue a d’ailleurs été adopté par le Conseil d’Etat (paragraphe 43 ci-dessus) qui, dans son arrêt no 2 de 2005 rendu en séance plénière, a reconnu que l’expropriation indirecte n’a jamais donné lieu à une réglementation stable, complète et prévisible.

73.  La Cour relève également des contradictions entre la jurisprudence et les textes de loi écrits susmentionnés. A titre d’exemple, la Cour note que s’il est vrai que la jurisprudence a exclu, à compter de 1996-1997, que l’expropriation indirecte puisse s’appliquer lorsque la déclaration d’utilité publique a été annulée, il est également vrai que le Répertoire a tout dernièrement prévu qu’en l’absence de déclaration d’utilité publique, tout terrain peut être acquis au patrimoine public, si le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain occupé et transformé par l’administration.

74.  A vu de ces éléments, la Cour n’exclut pas que le risque d’un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés subsiste.

75.  La Cour note ensuite que le mécanisme de l’expropriation indirecte permet en général à l’administration de passer outre les règles fixées en matière d’expropriation, avec le risque d’un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés, qu’il s’agisse d’une illégalité depuis le début ou d’une illégalité survenue par la suite. En effet, dans tous les cas, l’expropriation indirecte tend à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l’administration, à régler les conséquences pour le particulier et pour l’administration, au bénéfice de celle-ci. Que ce soit en vertu d’un principe jurisprudentiel ou d’un texte de loi comme l’article 43 du Répertoire, l’expropriation indirecte ne saurait donc constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (voir, sur ce point également, l’opinion du Conseil d’Etat, au paragraphe 43 ci-dessus).

76.  A cet égard, la Cour note que l’expropriation indirecte permet à l’administration d’occuper un terrain et de le transformer irréversiblement, de telle sorte qu’il soit considéré comme acquis au patrimoine public, sans qu’en parallèle un acte formel déclarant le transfert de propriété ne soit adopté. En l’absence d’un acte formalisant l’expropriation et intervenant au plus tard au moment où le propriétaire a perdu toute disponibilité du bien, l’élément qui permettra de transférer au patrimoine public le bien occupé et d’atteindre une sécurité juridique est le constat d’illégalité de la part du juge, valant déclaration de transfert de propriété. Il incombe à l’intéressé -qui continue d’être formellement propriétaire - de solliciter du juge compétent une décision constatant, le cas échéant, l’illégalité assortie de la réalisation d’un ouvrage d’intérêt public, conditions nécessaires pour qu’il soit déclaré rétroactivement privé de son bien.

77.  Au vu de ces éléments, la Cour estime que le mécanisme de l’expropriation indirecte n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique.

78.  La Cour note ensuite que l’expropriation indirecte permet en outre à l’administration d’occuper un terrain et de le transformer sans pour autant verser d’indemnité en même temps. L’indemnité doit être réclamée par l’intéressé et cela dans un délai de prescription de cinq ans, commençant à compter de la date à laquelle le juge estime que la transformation irréversible du terrain a eu lieu. Ceci peut entraîner des conséquences néfastes pour l’intéressé, et rendre vain tout espoir de réparation (Carbonara et Ventura, précité, § 71).

79.  La Cour relève enfin que le mécanisme de l’expropriation indirecte permet à l’administration de tirer parti de son comportement illégal, et que le prix à payer n’est que de 10% plus élevé que dans le cas d’une expropriation en bonne et due forme. Selon la Cour, cette situation n’est pas de nature à favoriser la bonne administration des procédures d’expropriation et à prévenir des épisodes d’illégalité.

80.  En tout état de cause, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention.

81.  Dans la présente affaire, la Cour relève qu’en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions italiennes ont considéré les requérants privés de leur bien à compter du moment où les travaux de construction de la route ont irréversiblement transformé les lieux, les conditions d’illégalité de l’occupation et d’intérêt public de l’ouvrage construit étant réunies. Or, en l’absence d’un acte formel d’expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n’est que par la décision définitive – le jugement du tribunal de Lucera ayant acquis force de chose jugée – que l’on peut considérer le principe de l’expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l’acquisition du terrain au patrimoine public a été sanctionnée. Par conséquent, les requérants n’ont eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain qu’à partir de janvier 2003, date à laquelle le jugement du tribunal de Lucera est devenu définitif.

82.  La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l’administration de tirer parti d’une occupation de terrain illégale. En d’autres termes, l’administration a pu s’approprier le terrain au mépris des règles régissant l’expropriation en bonne et due forme, et, entre autres, sans qu’une indemnité soit mise en parallèle à la disposition des intéressés.

83.  S’agissant de l’indemnité, la Cour constate que l’application rétroactive de la loi budgétaire no 662 de 1996 au cas d’espèce a eu pour effet de priver les requérants d’une réparation intégrale du préjudice subi.

84.  A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit au respect des biens des requérants.

85.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

OZBEK CONTRE TURQUIE DU 27 MAI 2010 REQUETE N° 25327/04

34.  S’agissant en l’espèce de l’argument du Gouvernement relatif à l’application du droit national, en particulier la manière dont les juridictions nationales doivent appliquer les articles 993 à 995 du code civil, la Cour réaffirme qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Yagtzilar et autres c. Grèce, n 41727/98, § 25, CEDH 2001-XII). Dans la présente affaire, le rôle de la Cour se limite donc à vérifier la compatibilité avec la Convention et ses Protocoles de la demande du requérant visant à l’obtention d’une indemnité à raison de l’occupation de son terrain par l’État.

35.  La Cour observe qu’il n’est pas contesté par les parties que le terrain appartenant au requérant a été occupé par l’armée, classé zone militaire et entouré de fils de fer barbelés, du moins pour la période du 6 mars 1997 au 7 août 2001, date à laquelle les barbelés ont été enlevés, même si, pour le requérant, la date de fin d’occupation de son terrain est plus tardive et correspond à celle à laquelle il a été informé par l’armée du retrait des barbelés (paragraphe 18 ci-dessus). Se plaignant de l’occupation illicite de son terrain, le requérant a introduit une action en dommages et intérêts devant la juridiction interne compétente. La Cour estime que le requérant a souffert de la mainmise de l’armée sur son terrain et note qu’il n’a obtenu aucune compensation de la part de l’État pour ce préjudice.

36.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’occupation illicite par l’armée, même limitée dans le temps, du terrain appartenant au requérant a porté atteinte au droit de l’intéressé au respect de ses biens.

Ensuite, s’agissant de l’argument du Gouvernement selon lequel la situation du requérant, installé à l’étranger, l’empêchait de mener une activité de culture sur son terrain classé terrain agricole, la Cour estime que le fait de résider à l’étranger n’est pas en soi un obstacle à l’exploitation agricole par son propriétaire d’un terrain situé en Turquie. Elle n’est dès lors pas convaincue par la pertinence de cet argument.

37.  En conséquence, elle conclut que l’absence de toute indemnisation en contrepartie de l’occupation illicite du terrain du requérant par l’armée a rompu, en la défaveur de celui-ci, le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général.

GIACOBBE ET AUTRES c. ITALIE Requête n16041/02 du 15 décembre 2005

La construction sur un terrain sans l'exproprier n'est pas compatible avec la convention

89.  L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis précité, § 58). Le principe de légalité signifie l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296 - A, pp. 19-20, § 42, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110).

90.  Dans les arrêts Belvedere Alberghiera srl et Carbonara et Ventura précités, la Cour n’avait pas estimé utile de juger in abstracto si le rôle qu’un principe jurisprudentiel, tel que celui de l’expropriation indirecte, occupe dans un système de droit continental est assimilable à celui occupé par des dispositions législatives, ce qui compte étant – en tout état de cause–que la base légale réponde aux critères de prévisibilité, accessibilité et précision énoncés plus haut. La Cour est toujours convaincue que l’existence en tant que telle d’une base légale ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité et estime utile de se pencher sur la question de la qualité de la loi.

91.  La Cour prend note de l’évolution jurisprudentielle qui a conduit à l’élaboration du principe de l’expropriation indirecte. Elle relève également que ce principe a été transposé dans des textes de loi, tels que la loi no 458 de 1988, la loi no 662 de 1996 et, tout dernièrement, dans le Répertoire des dispositions en matière d’expropriation. Ceci étant, la Cour ne perd pas de vue les applications contradictoires qui ont lieu dans l’historique de la jurisprudence. Ce point de vue a d’ailleurs été adopté par le Conseil d’Etat (paragraphe 53 ci-dessus) qui, dans son arrêt no 2 de 2005 rendu en séance plénière, a reconnu que le principe jurisprudentiel de l’expropriation indirecte n’a jamais donné lieu à une réglementation stable, complète et prévisible.

92.  La Cour relève également des contradictions entre la jurisprudence et les textes de loi susmentionnés. A titre d’exemple, elle note que s’il est vrai que la jurisprudence a exclu, à compter de 1996-1997, que l’expropriation indirecte puisse s’appliquer lorsque la déclaration d’utilité publique a été annulée, il est également vrai que le Répertoire a tout dernièrement prévu qu’en l’absence de déclaration d’utilité publique, tout terrain peut être acquis au patrimoine public, si le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain occupé et transformé par l’administration.

93.  A vu de ces éléments, la Cour n’exclut pas que le risque d’un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés subsiste.

94.  La Cour note ensuite que le mécanisme de l’expropriation indirecte permet en général à l’administration de passer outre les règles fixées en matière d’expropriation, avec le risque d’un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés, qu’il s’agisse d’une illégalité depuis le début ou d’une illégalité survenue par la suite. En effet, dans tous les cas, l’expropriation indirecte vise à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l’administration, à régler les conséquences pour le particulier et pour l’administration, au bénéfice de celle-ci. Que ce soit en vertu d’un principe jurisprudentiel ou d’un texte de loi comme l’article 43 du Répertoire, l’expropriation indirecte ne saurait donc constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (voir, sur ce point également, la position du Conseil d’Etat, au paragraphe 53 ci-dessus).

95.  A cet égard, la Cour note que l’expropriation indirecte permet à l’administration d’occuper un terrain et de le transformer irréversiblement, de telle sorte qu’il soit considéré comme acquis au patrimoine public, sans qu’en parallèle un acte formel déclarant le transfert de propriété ne soit adopté. En l’absence d’un acte formalisant l’expropriation et intervenant au plus tard au moment où le propriétaire a perdu toute maîtrise du bien, l’élément qui permettra de transférer au patrimoine public le bien occupé et d’atteindre une sécurité juridique est le constat d’illégalité de la part du juge, valant déclaration de transfert de propriété. Il incombe à l’intéressé -qui continue d’être formellement propriétaire - de solliciter du juge compétent une décision constatant, le cas échéant, l’illégalité assortie de la réalisation d’un ouvrage d’intérêt public, conditions nécessaires pour qu’il soit déclaré rétroactivement privé de son bien.

96.  Au vu de ces éléments, la Cour estime que le mécanisme de l’expropriation indirecte n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique.

97.  La Cour note ensuite que l’expropriation indirecte permet en outre à l’administration d’occuper un terrain et de le transformer sans pour autant verser d’indemnité en même temps. L’indemnité doit être réclamée par l’intéressé et cela dans un délai de prescription de cinq ans, commençant à compter de la date à laquelle le juge estime que la transformation irréversible du terrain a eu lieu. Ceci peut entraîner des conséquences néfastes pour l’intéressé, et rendre vain tout espoir de réparation (Carbonara et Ventura, précité, § 71).

98.  La Cour relève enfin que le mécanisme de l’expropriation indirecte permet à l’administration de tirer parti de son comportement illégal, et que le prix à payer n’est que de 10% plus élevé que dans le cas d’une expropriation en bonne et due forme. Selon la Cour, cette situation n’est pas de nature à favoriser la bonne administration des procédures d’expropriation et à prévenir des épisodes d’illégalité.

99.  En tout état de cause, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention.

100.  Dans la présente affaire, la Cour relève qu’en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions italiennes ont considéré les requérants privés de leur bien à compter du moment où l’occupation avait cessé d’être autorisée, les conditions d’illégalité de l’occupation et d’intérêt public de l’ouvrage construit étant réunies. Or, en l’absence d’un acte formel d’expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n’est que par la décision définitive – l’arrêt de la cour d’appel ayant acquis force de chose jugée – que l’on peut considérer le principe de l’expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l’acquisition du terrain au patrimoine public a été consacrée. Par conséquent, les requérants n’ont eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain que le 20 octobre 2001, date à laquelle l’arrêt de la cour d’appel de Catane est devenu définitif.

101.  La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l’administration de tirer parti d’une occupation de terrain illégale. En d’autres termes, l’administration a pu s’approprier le terrain au mépris des règles régissant l’expropriation en bonne et due forme, et, entre autres, sans qu’une indemnité soit mise en parallèle à la disposition des intéressés.

102.  S’agissant de l’indemnité, la Cour constate que l’application rétroactive du délai de prescription de cinq ans au cas d’espèce a eu pour effet de priver les requérants de toute réparation du préjudice subi.

103.  A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit au respect des biens des requérants.

104.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

POTOMSKA ET POTOMSKI C. POLOGNE 29 MARS 2011 requête 33949/05

L'interdiction de construire pour préserver un ancien cimetière sans exproprier ou sans proposer un terrain de remplacement est une charge excessive pour une famille.

Les faits

Les requérants, Zygmunt Potomski et son épouse Zofia Potomska, sont deux ressortissants polonais nés en 1937 et 1939 respectivement et résidant à Darłowo (Pologne).

En novembre 1974, à Rusko, le couple acheta à l’Etat un terrain classé dans la catégorie des terres agricoles. Ils souhaitaient y construire une maison et un atelier.

En mai 1987, l’inspecteur régional des monuments historiques de Koszalin décida d’inscrire le terrain sur le registre des monuments historiques, au motif qu’il avait accueilli un cimetière juif à partir du début du 19e siècle et était l’un des rares vestiges de la culture juive dans la région. En conséquence, et conformément à la loi de 1962 sur la protection du patrimoine culturel, le couple était soumis à l’obligation de préserver le terrain et à l’interdiction d’y faire de quelconques travaux ou d’en aménager fût-ce une partie, sauf obtention préalable d’un permis à cet effet.

En 1992, 2001 et 2003, l’inspecteur régional forma des demandes d’expropriation du terrain. Les deux premières démarches échouèrent. Après la dernière demande, le maire de la localité déclara qu’il ne disposait pas des fonds nécessaires pour indemniser le couple et que dès lors il ne pouvait pas engager de procédure d’expropriation. Pareille procédure ne pouvait être entamée que si l’inspecteur lui-même parvenait à obtenir les ressources permettant de couvrir l’indemnité d’expropriation.

Entre-temps, en 1995, les requérants avaient demandé qu’on leur attribuât un autre terrain, mais en vain. En 2002, ils firent à nouveau savoir qu’ils étaient prêts à accepter un règlement du litige passant par un échange de terrains. En 2003, les autorités leur firent deux offres distinctes, mais le couple refusa les terrains proposés – constitués de champs et de marécages – au motif qu’ils ne correspondaient pas à la valeur du terrain possédé.

Plus récemment, en octobre 2005, le couple apprit que, les autorités ayant refusé d’accorder les fonds nécessaires au rachat de leur terrain, il n’était pas possible à ce stade de résoudre le litige.

Article 1 du Protocole no1

Le gouvernement polonais admet qu’il y a eu ingérence dans les droits de propriété des requérants, et les parties s’accordent à dire que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément la loi de 1962 sur la protection du patrimoine culturel, et poursuivait le but légitime consistant à protéger le patrimoine culturel polonais.

La Cour estime que la mesure la mieux adaptée pour faire contrepoids à cette ingérence aurait consisté à exproprier et indemniser les requérants ou à leur proposer un terrain convenable en lieu et place du leur.

Or, toutes les démarches entreprises pour obtenir l’expropriation ont échoué, l’absence de fonds ayant figuré parmi les motifs invoqués. La Cour rappelle que l’absence de fonds ne saurait justifier le manquement des autorités à remédier à la situation. De plus, le couple requérant n’avait aucun moyen d’obliger les autorités à racheter leur terrain, le droit interne ne prévoyant aucune procédure qui leur eût permis de porter leur cause devant un organe judiciaire. La seule possibilité qui s’offrait à eux consistait à demander le déclenchement d’une procédure d’expropriation et à compter sur le pouvoir discrétionnaire des autorités.

Par ailleurs, il n’existait aucun mécanisme procédural permettant de régler un litige portant – comme dans la cause des requérants – sur les qualités du terrain proposé en échange. L’on ne saurait reprocher aux requérants d’avoir refusé les deux offres qui leur ont été faites, car celles-ci ne garantissaient pas une protection suffisante de leurs intérêts. Du reste, le droit interne ne les obligeait pas à accepter un autre terrain, même à supposer que celui-ci correspondît à la valeur du terrain original.

En outre, la Cour observe que l’état d’incertitude dans lequel s’est trouvé le couple, qui ne pouvait ni aménager son terrain ni se faire exproprier, a duré pendant un laps de temps considérable. Dès lors, elle estime que le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la protection de la propriété a été rompu, et que le couple requérant a dû supporter une charge excessive, au mépris de l’article 1 du Protocole no 1.

Article 41 (satisfaction équitable)

La Cour dit que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état et réserve sa décision sur ce point.

BRANIŞTE c. ROUMANIE requête du 5 novembre 2013 n° 19099/04

Les terrains nationalisés en Roumanie sont rendue mais la construction de deux coopérative empêchent les requérants d'en prendre possession d'une partie.

6.  Par un arrêt définitif du 17 juin 2002, le tribunal départemental de Mureș condamna les autorités départementales à octroyer au requérant et à ses frères et sœurs un titre de propriété sur un terrain de 8 700 m2 situé dans la ville de Sighişoara et qui avait appartenu, avant sa nationalisation, à leurs aïeuls. Le 2 octobre 2003, le titre de propriété fut délivré.

7.  Le requérant et les autres propriétaires furent empêchés de prendre possession de leur bien en raison de l’existence, sur une partie du terrain, de plusieurs constructions appartenant à deux sociétés coopératives : Prestarea Sighişoara (« la société P. ») et Sinco Sighişoara (« la société S. »). Ces constructions avaient été érigées avant l’octroi du titre de propriété sur la base d’un droit d’usage gratuit au profit des sociétés coopératives.

33.  Le requérant considère qu’il aurait dû jouir de tous les attributs du droit de propriété reconnus par le titre de propriété.

34.  Le Gouvernement soutient que le requérant était responsable de la situation créée au motif qu’il aurait revendiqué auprès des autorités locales la restitution du terrain ayant appartenu à ses aïeuls, sur l’emplacement d’origine, tout en sachant qu’une partie de ce terrain était occupée par les bâtiments de deux sociétés coopératives.

35.  En tout état de cause, il estime que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit de propriété était légale et qu’elle préservait un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’intéressé.

36.  La Cour constate que le droit de propriété sur le terrain litigieux, tel que reconnu par le titre de propriété du 2 octobre 2003, était absolu et exclusif, et qu’il ne pouvait faire l’objet d’aucun démembrement ou condition (voir, mutatis mutandis, Moculescu, précité, § 28). Cependant, le requérant a été privé de la possibilité de jouir de son bien ou d’en recueillir les fruits, en application de la loi no 109/1996 qui avait établi un droit de superficie gratuit en faveur des sociétés coopératives.

37.  Il y a donc eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de ses biens.

38.  La Cour ne doute pas que la reconnaissance en faveur des sociétés coopératives du droit de superficie avait une base légale en droit interne, à savoir la loi no 109/1996 et qu’elle poursuivait un but d’intérêt général, à savoir, le maintien des activités économiques et des services fournis par ces sociétés.

39.  Cela étant, la Cour se doit de rechercher, à la lumière du principe général du respect de la propriété consacré par la première phrase du premier alinéa de l’article 1 précité, si les autorités roumaines ont ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, mutatis mutandis, parmi beaucoup d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69).

40.  A cet égard, la Cour constate que la législation interne excluait complètement toute possibilité de mise en balance des intérêts de la communauté et ceux des propriétaires dont les terrains étaient occupés par des locaux appartenant à des sociétés coopératives (voir, mutatis mutandis, Moculescu, précité, § 34).

41.  La pleine jouissance du droit de propriété du requérant sur son terrain ayant été entravée pendant l’occupation des locaux par les sociétés coopératives, la Cour estime que la situation ainsi créée a rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Moculescu, précité, § 35).

42.  Par ailleurs, la Cour estime qu’il ne saurait être reproché au requérant d’avoir réclamé la restitution sur le même emplacement du terrain ayant appartenu à ses aïeuls, comme l’affirme le Gouvernement, dès lors que sa demande était fondée sur les dispositions de la loi no 18/1991 et que les juridictions internes l’ont bel et bien accueillie.

43.  Par conséquent, la Cour conclut que le requérant a supporté, avant l’entrée en vigueur de la loi no 1/2005, une charge spéciale et excessive que seule aurait pu rendre légitime la possibilité de réclamer une réparation.

44.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

HÜSEYIN KAPLAN C TURQUIE du 1er octobre 2013 Requête 24508/09

L'édification d’un établissement d’enseignement technique et professionnel sur le terrain du requérant sans l'exproprier est une violation de la Convention.

34.  Le requérant soutient que la situation dénoncée a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il allègue subir une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens depuis 1982, date à laquelle l’administration aurait décidé d’affecter son terrain à un service public. Pendant toute cette période, son terrain – doté du statut de terrain constructible en 1991 – aurait été frappé d’une restriction d’usage consistant en une interdiction de construire ou de planter des arbres, jusqu’à ce que l’administration procédât, à une date indéterminée, à son expropriation. Le requérant se plaint de cette situation d’incertitude. Il reproche aux autorités leur inertie et déplore l’absence d’indemnisation pour le sacrifice qui lui serait imposé. Il soutient qu’il a perdu de la sorte la pleine jouissance du terrain et que la situation litigieuse a en outre éliminé toute possibilité concrète de trouver un acheteur et donc de vendre le terrain. Compte tenu de la situation dénoncée, il estime qu’il y a eu une atteinte disproportionnée à son droit au respect de ses biens.

35.  Le Gouvernement se borne à réitérer ses exceptions préliminaires et ne se prononce pas sur le fond de l’affaire.

36.  Aux yeux de la Cour, il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de ses biens. La Cour note en effet que, depuis 1982, le terrain du requérant a été affecté à un service public et que le registre foncier a été annoté en conséquence. Elle relève qu’il ressort des éléments du dossier que ledit terrain, qui avait initialement le statut de prairie, a acquis le statut de terrain constructible en 1991 (paragraphes 8 et 9 ci-dessus) et qu’il a été affecté dans le plan d’urbanisme à l’édification d’un établissement d’enseignement technique et professionnel. Or plus de vingt ans se sont écoulés et l’administration n’a pas même démarré la construction de l’école ni exproprié le requérant de son terrain. La Cour estime que la situation décrite a eu incontestablement pour effet de créer une restriction de la disponibilité du bien en cause. Reste à savoir si cette ingérence a enfreint ou non les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1.

37.  La Cour observe qu’il n’y a pas eu de privation formelle de propriété puisque le droit de propriété du requérant est resté juridiquement intact. Cependant, elle rappelle que, en l’absence d’un transfert de propriété, elle doit aussi regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 63, série A no 52, et Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 38, série A no 50 ; voir également, mutatis mutandis, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 25, série A no 32).

38.  A cet égard, elle relève que les effets de la situation litigieuse dénoncés par le requérant découlent tous des limitations apportées au droit de propriété et des conséquences de celles-ci sur la valeur de l’immeuble ; ils résultent donc tous de la restriction exercée sur la faculté de l’intéressé de disposer de son bien. Cela étant, la Cour note que, bien qu’il ait perdu de sa substance, le droit en cause n’a pas disparu. Les effets des mesures en question ne sont pas tels qu’on puisse les assimiler à une privation de propriété. Le requérant n’a perdu ni l’accès à son terrain ni la maîtrise de celui-ci et, en principe, la possibilité de vendre son bien, bien que rendue plus malaisée, a subsisté. Dans ces conditions, la Cour estime que la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce (Scordino c. Italie (no 2), no 36815/97, § 71, 15 juillet 2004, et Matos e Silva, Lda., et autres c. Portugal, 16 septembre 1996, § 85, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

39.  En revanche, elle considère que la situation dénoncée par le requérant relève de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Sporrong et Lönnroth, précité, § 65 ; Erkner et Hofauer c. Autriche, 23 avril 1987, § 74, série A no 117 ; Poiss c. Autriche, 23 avril 1987, § 64, série A no 117 ; Elia S.r.l. c. Italie, no 37710/97, § 57, CEDH 2001-IX ; Scordino (no 2), précité, § 73 ; Köktepe c. Turquie, no 35785/03, § 85, 22 juillet 2008 ; Hakan Arı c. Turquie, no 13331/07, § 37, 11 janvier 2011, et Ziya Çevik c. Turquie, no 19145/08, § 36, 21 juin 2011).

40.  La Cour doit donc rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du requérant (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69, et Phocas c. France, 23 avril 1996, § 53, Recueil 1996‑II).

41.  Elle constate que le terrain n’était plus libre de toute contrainte depuis son affectation, en 1982, à un service public. Elle note également qu’avec le développement urbain il a perdu son caractère initial de prairie et qu’il a acquis la qualité de terrain constructible en 1991 (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

42.  Or ce terrain, destiné à être exproprié, a été soumis à une interdiction de construire en vertu d’un plan d’urbanisme l’ayant affecté à l’édification d’une école. Cette interdiction a été maintenue de manière continue (paragraphe 24 ci-dessus).

43.  La Cour rappelle avoir jugé que, dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement du territoire, les Etats contractants jouissaient d’une large marge d’appréciation pour mener leur politique urbanistique (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). Dans les circonstances de la cause, elle tient pour établi que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de ses biens répondait aux exigences de l’intérêt général. Néanmoins, elle ne saurait renoncer pour autant à exercer son pouvoir de contrôle.

44.  Elle observe que, durant toute la période concernée, le requérant est resté dans une incertitude complète quant au sort de sa propriété. A la date du 20 mars 2013, l’intéressé n’était toujours pas exproprié de son bien.

45.  La Cour estime que cet état des choses a entravé la pleine jouissance du droit de propriété du requérant, lequel ne peut ni construire sur un terrain doté du statut de terrain constructible ni même y planter des arbres. Cette situation a, de plus, eu des répercussions dommageables en ce qu’elle a, entre autres, considérablement affaibli les chances de l’intéressé de vendre son terrain.

46.  Enfin, la Cour constate que le requérant n’a vu sa perte compensée par aucune indemnisation.

47.  A la lumière de ces considérations, elle estime que le requérant a eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect de ses biens (Hakan Arı, précité, § 47 ; Ziya Çevik, précité, § 47 ; Sporrong et Lönnroth, précité, §§ 73 et 74 ; Erkner et Hofauer, précité, §§ 78 et 79 ; Elia, précité, § 83 ; Rossitto c. Italie, no 7977/03, § 45, 26 mai 2009 ; Skibińscy c. Pologne, no 52589/99, § 98, 14 novembre 2006 ; Skrzyński c. Pologne, no 38672/02, § 92, 6 septembre 2007 ; Rosiński c. Pologne, no 17373/02, § 89, 17 juillet 2007 ; Buczkiewicz c. Pologne, no 10446/03, § 77, 26 février 2008, et Pietrzak c. Pologne, no 38185/02, § 115, 8 janvier 2008).

48.   Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

HALİL GÖÇMEN c. TURQUIE du 12 novembre 2013 requête n° 24883/07

Le requérant vit à Thiers en France. Les autorités turques n'arrivant pas à le joindre pour entamer une procédure d'expulsion en faveur du rectorat, ont décidé d'occuper son terrain de fait sans l'indemniser. La violation de la convention est constatée.

26. En ce qui concerne la question de l’existence d’une ingérence, nul ne conteste que l’expropriation de facto du terrain de M. Göçmen constitue une privation de propriété.

27. A cet égard, la Cour relève que les juridictions nationales ont constaté que l’administration avait occupé le terrain du requérant sans qu’ait été mise en oeuvre une procédure d’expropriation en bonne et due forme. En conséquence, elles ont décidé d’octroyer à l’intéressé des dommages et intérêts pour expropriation de fait en contrepartie de l’inscription du bien en cause au nom de l’administration dans le registre foncier. La Cour conclut que le jugement définitif du 17 mai 2007 rendu par le tribunal de grande instance de Kayseri a bien eu pour effet de priver le requérant de son bien au sens de la deuxième phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Sarıca et Dilaver c. Turquie, no 11765/05, § 40, 27 mai 2010, Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, § 61, CEDH 2000-VI, et Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999-VII).

28. Or pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une telle ingérence doit être opérée « pour cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international » : elle doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52).

29. En effet, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, étant inhérente à l’ensemble de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II), l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale.

30. Dans ce contexte, la Cour observe d’abord que la pratique de l’expropriation de fait permet à l’administration d’occuper un bien immobilier et d’en transformer irréversiblement la destination, de telle sorte qu’il soit finalement considéré comme acquis au patrimoine public sans qu’il y ait eu le moindre acte formel pour déclarer le transfert de propriété. En l’absence d’un tel acte, le seul élément qui permette de légitimer le transfert du bien occupé et de garantir rétroactivement une certaine sécurité juridique est le jugement du tribunal saisi qui,a posteriori, ordonne le transfert de propriété après avoir constaté l’illégalité de l’occupation dénoncée et alloué aux demandeurs des dommages et intérêts, dits « indemnité d’expropriation de fait ».

31. L’expropriation de fait constitue ainsi une pratique permettant à l’administration de s’approprier un bien sans avoir indemnisé au préalable son propriétaire. Elle a pour effet de contraindre les propriétaires – qui jusqu’alors conservent formellement leur titre sur le plan juridique – à ester en justice contre l’administration. En effet, les intéressés se voient obligés d’entamer une action en indemnisation et, de ce fait, d’engager des frais de procédure pour faire valoir leurs droits, alors qu’en matière d’expropriation formelle, la procédure est déclenchée par l’administration expropriante, qui à défaut de règlement amiable doit en principe supporter les frais de justice.

32. À l’aune de ce qui précède, la Cour estime que ce procédé permettant à l’administration de passer outre les règles de l’expropriation formelle expose les justiciables au risque d’un résultat imprévisible et arbitraire. Il n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et ne saurait constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, § 89, 17 mai 2005 et Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 87, 8 décembre 2005).

33. Dans la présente affaire, la Cour observe que l’administration s’est approprié le terrain du requérant au mépris des règles régissant l’expropriation formelle et sans lui verser d’indemnité. Le fait que le rectorat de l’université d’Erciyes ait en réalité bien pris une décision d’expropriation mais n’ait pas pu la notifier au requérant au motif qu’il habitait à l’étranger ne change en rien ce constat. D’ailleurs, il n’y a aucun document dans le dossier démontrant que le rectorat a cherché à trouver l’adresse de l’intéressé. Au lieu de suivre la procédure légale pour exproprier le requérant de son bien en bonne et due forme, l’administration a préféré délimiter le terrain et l’entourer de barbelés, prenant ainsi possession des lieux.

34. La Cour note que les juridictions turques ont entériné la pratique de l’expropriation de fait en jugeant que le requérant avait été privé de son bien du fait de l’occupation de son terrain par l’administration.

35. Or, en l’absence d’un acte formel d’expropriation, la Cour estime que cette situation ne pouvait être considérée comme « prévisible » pour M. Göçmen puisque ce n’est que depuis que le jugement du tribunal de grande instance de Kayseri est devenu définitif que l’on peut conclure à l’application effective de la pratique de l’expropriation de fait et que la méthode employée par l’administration pour rattacher le terrain litigieux au domaine public a été sanctionnée. Autrement dit, ce n’est que le 17 mai 2007 – date du jugement définitif du tribunal de grande instance de Kayseri – que le requérant a bénéficié de la « sécurité juridique » concernant la privation de son terrain.

36. De plus, à l’analyse des éléments du dossier et notamment des rapports d’expertise, la Cour observe qu’un laps de temps notable s’est écoulé depuis la prise de possession du terrain litigieux par l’administration sans que le projet d’utilité publique fondant la privation de propriété ait été réalisé. Or une telle situation, de nature à priver le requérant exproprié de facto de son terrain d’une plus-value rapportée par le bien en cause, est également incompatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 (Motais de Narbonne c. France, no 48161/99, § 19, 2 juillet 2002, Beneficio Cappella Paolini c. Saint-Marin, no 40786/98, § 33, 13 octobre 2004, et Keçecioğlu et autres c. Turquie, no 37546/02, § 28, 8 avril 2008). Néanmoins, la Cour ne s’attardera pas davantage sur ce point dans la mesure où le requérant n’a pas intenté de recours en droit interne sur cette question spécifique.

37. En ce qui concerne la question de l’indemnisation, la Cour rappelle que sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, série A no 98, p. 36, § 54, Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301, p. 35, § 71, Malama c. Grèce, no 43622/98, § 52, CEDH 2001-II, Platakou c. Grèce, no 38460/97, CEDH 2001-I, Jokela c. Finlande, no 28856/95, CEDH 2002-IV et Yıltaş Yıldız Turistik Tesisleri A.Ş. c. Turquie, no 30502/96, § 38, 24 avril 2003.

38. La Cour observe que, dans la présente espèce, la qualification du terrain litigieux (terrain à bâtir ou terrain agricole) et sa valeur ont été l’objet d’une controverse. Même si la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales et d’indiquer la manière dont les faits doivent être établis, il lui revient toutefois de s’assurer qu’ils ne l’ont pas été de manière inéquitable ou déraisonnable (Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05, 34786/05, 34800/05 et 34811/05, § 55, 1er février 2011).

39. La Cour relève que la juridiction de première instance, se fondant sur le rapport d’expertise qu’elle avait demandé, avait initialement fixé l’indemnité pour expropriation de facto à 18 000 livres turques (TRL) (soit environ 11 000 EUR (euros) à l’époque des faits). Cette décision ayant été censurée par la Cour de cassation, le tribunal de grande instance de Kayseri, après avoir pris connaissance des conclusions du nouveau rapport d’expertise, a estimé que le montant de l’indemnité à allouer au requérant était de 754,29 TRL (soit environ 420 EUR à l’époque des faits). Cette différence notable dans la détermination de la valeur du bien était due au fait que dans le premier rapport d’expertise, le terrain avait été qualifié de constructible, et dans le second, de terrain agricole.

40. La Cour estime qu’avant de fixer la valeur du terrain à 1,50 TRL (0,86 EUR) le mètre carré, il revenait au tribunal de grande instance d’exposer les raisons pour lesquelles il écartait les arguments du requérant. L’intéressé, qui avait notamment démontré avoir payé de 1998 à 2003 la taxe foncière à l’Etat sur la base d’une qualification de terrain à bâtir et non de terrain agricole, pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il soit procédé à une nouvelle expertise pour écarter les contradictions des deux expertises initiales.

41. Dès lors, la Cour considère que les faits n’ont pas été établis de manière suffisamment motivée et qu’une explication de nature à répondre aux attentes légitimes et aux arguments qui étaient ceux du requérant n’a pas été fournie.

42. A la lumière de ce qui précède, outre le défaut de légalité de l’expropriation litigieuse, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, l’obligation d’offrir des procédures judiciaires présentant les garanties procédurales requises n’a pas été suffisamment respectée.

43. Partant il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE du 4 novembre 2014 requête 38963/08

Une expropriation de fait contraire à l'Article 1 du Protocole 1. La requérante allègue avoir été privée d’une partie de sa propriété, comprenant une église médiévale, sans cause d’utilité publique et en l’absence de toute indemnisation, sur le fondement d’une loi préconstitutionnelle. Elle situe cette privation dans la décision du responsable du livre foncier d’Astudillo d’inscrire l’église médiévale en cause comme appartenant à l’Évêché de Palencia au seul vu d’un certificat de propriété ad hoc établi le 16 décembre 1994 par le secrétaire général dudit Évêché, faisant valoir que pareille inscription crée une présomption iuris tantum de propriété au profit de l’Évêché. Déboutée dans la procédure judiciaire engagée par elle en réaction, la requérante estime avoir été de ce fait définitivement déchue du droit qui, selon elle, était antérieurement le sien.

70.  L’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes. La première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété. La deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapports entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe général consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, § 65, 16 novembre 2004), respecter le principe de légalité et viser un but légitime par des moyens raisonnablement proportionnés à celui-ci (voir, par exemple, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108-114, CEDH 2000‑I).

71.  La notion d’« utilité publique » de la seconde phrase du premier alinéa est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois sur le droit de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Une privation de propriété opérée dans le cadre d’une politique légitime – d’ordre social, économique ou autre – peut répondre à l’utilité publique même si la collectivité dans son ensemble ne se sert ou ne profite pas elle-même du bien dont il s’agit.

72.  Les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique » sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de fondement. Tant que le législateur ne dépasse pas les limites de sa marge d’appréciation, la Cour n’a pas à dire s’il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer son pouvoir différemment (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 51, série A no 98).

73.  Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit toutefois ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, qui doit se lire à la lumière du principe général consacré par la première phrase. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété ou réglementant l’usage de celle-ci.

74.  Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, afin d’évaluer la proportionnalité de l’ingérence, la Cour regarde le niveau de protection contre l’arbitraire dispensé par la procédure en cause (Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 46, série A no 296‑A). Lorsqu’il s’agit d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens, les procédures applicables doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte au droit en cause. Une telle ingérence ne peut avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permette de discuter des aspects d’importance pour l’issue de la cause. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir, parmi d’autres, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV, AGOSI c. Royaume‑Uni, 24 octobre 1986, § 55, série A n108, Hentrich v. France, précité, § 49 et Gáll c. Hongrie, no 49570/11, § 63, 25 juin 2013).

75.  Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000‑XII).

76.  Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1. Cependant, ce dernier ne garantit pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale, car des objectifs légitimes « d’utilité publique » peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (voir, parmi d’autres, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999‑II). Une privation de propriété sans indemnisation peut, dans certaines circonstances, être conforme à l’article 1 (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 117, CEDH 2005‑VI).

b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

i.  Sur l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété de la requérante

77.  La requérante se plaint d’avoir été privée d’un bien qu’elle estimait lui appartenir, une église cistercienne enclavée dans un terrain dont elle est la propriétaire, par l’effet de l’immatriculation de ladite église au profit de l’Église catholique sur présentation par cette dernière du certificat prévu par l’article 206 de la loi hypothécaire pour les biens immeubles non-inscrits au livre foncier.

Le Gouvernement conteste ces affirmations et explique que, comme l’ont reconnu les juridictions internes, l’église en cause n’a jamais appartenu à la requérante ni à ceux qui lui ont vendu sa propriété rurale, l’Église catholique ayant toujours été la seule propriétaire de l’église en cause. Il souligne que le certificat de propriété délivré par l’Évêché n’était pas un mode d’ « acquisition » de la propriété, mais simplement une formalité pour l’inscription au livre foncier des biens immeubles appartenant déjà à l’Église.

78.  La Cour observe qu’avant le 22 décembre de 1994, date à laquelle l’Évêché de Palencia fit procéder à l’inscription litigieuse dans le livre foncier d’Astudillo (paragraphe 8 ci-dessus), le terrain en cause, comportant, entre autres, l’église cistercienne litigieuse, était déjà inscrit au livre foncier.

En effet, les inscriptions foncières antérieures à son acquisition par la requérante indiquaient l’existence sur la propriété en cause d’ « un bâtiment qui était anciennement l’église du prieuré de Santa Cruz » (paragraphe 7 ci‑dessus). Quant à l’inscription foncière de 1979 au nom de la requérante, à la suite de l’acquisition par cette dernière de la propriété en cause par un acte authentique de vente conclu avec les anciens propriétaires le 12 juillet 1978, elle mentionnait que dans la propriété étaient enclavées « une église, une maison, (...) » (paragraphe 6 ci-dessus).

Aux yeux de la Cour, l’église en cause était donc expressément inscrite au livre foncier. Les juridictions espagnoles et, en particulier, l’Audiencia provincial de Palencia, ont admis l’existence de cette inscription foncière, bien que cette dernière l’ait qualifiée d’« équivoque » concernant la description de la propriété et les bâtisses y enclavés (paragraphe 12 ci‑dessus).

79.  La Cour note que selon la législation espagnole, celui qui inscrit son bien au livre foncier est réputé titulaire d’un droit réel sur ledit bien. Selon l’article 38 de la loi hypothécaire du 8 février 1946, il est en effet présumé que les droits réels inscrits au livre foncier existent et appartiennent à leur titulaire. Lorsqu’un titre est inscrit au livre foncier, aucun autre titre incompatible ne peut être inscrit (paragraphe 22 ci-dessus).

Au vu de ce qui précède, la Cour considère que l’inscription d’un bien au livre foncier confère d’importants avantages d’ordre substantiel et procédural à son propriétaire, le livre foncier se présentant comme un instrument de publicité de la propriété foncière destiné à garantir la propriété des biens, ainsi que la circulation et le commerce desdits biens.

80.  Or malgré son inscription au livre foncier en 1979, la Cour relève que le titre dont se prévalait la requérante a été réduit à néant par les juridictions internes. Elle observe à cet égard que, selon ce qu’expose le Gouvernement (paragraphe 51 ci-dessus), la loi ouvre aux tiers dont les droits auraient été méconnus une action contre le propriétaire d’un bien inscrit à la suite d’une mutation de propriété dans un délai de deux ans à compter d’une telle inscription. L’Évêché de Palencia, qui n’avait pas exercé une telle action en temps utile, est toutefois parvenu à faire immatriculer seize ans plus tard le même bien immeuble que celui déjà inscrit au nom de la requérante, par un moyen qui était réservé par la loi aux seuls cas d’absence d’inscription préalable du bien en cause.

81.  Dès lors, cette nouvelle inscription, à l’initiative du secrétaire général de l’Évêché de Palencia, de l’église cistercienne en cause comme bien appartenant audit Évêché, a privé la requérante des droits qu’elle tirait de l’inscription préalable de l’immeuble à son nom. Elle a donc constitué une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens.

82.  Il reste à examiner si ladite ingérence était compatible avec l’article 1 du Protocole no 1.

ii.  Sur la justification de l’ingérence

α)  Sur la règle applicable

83.  La requérante se dit victime d’une expropriation, du fait de l’immatriculation par l’Église catholique de l’église enclavée dans le terrain dont elle est propriétaire, et qui selon elle était inscrite à son nom au livre foncier. Au demeurant, elle rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 est aussi applicable à l’expropriation de fait et aux cas d’ingérence dans l’usage d’un bien même sans transfert formel de propriété.

Le Gouvernement conteste ces thèses.

84.  La Cour estime que la question dans la présente affaire est essentiellement celle de l’inscription de l’église litigieuse au livre foncier : si l’église était déjà mentionnée au livre foncier comme enclavée dans le terrain appartenant à la requérante sans que ladite inscription ait été attaquée en temps utile, il y aurait lieu de considérer que l’immatriculation ultérieure de ladite église au nom de l’Évêché de Palencia a privé le titre de propriété de la requérante de tout effet utile.

85.  En l’absence d’un transfert indiscuté de propriété, la Cour doit regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse (voir, mutatis mutandis, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 25, série A no 32). À cet égard, la présente situation ne s’apparente pas à une expropriation de fait ni à une mesure de réglementation de l’usage des biens, au sens du deuxième alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

86.  La Cour estime dès lors qu’il convient d’apprécier la situation dénoncée par la requérante comme relevant de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 65, série A no 52, Erkner et Hofauer c. Autriche, 23 avril 1987, § 74, série A no 117, Poiss c. Autriche, 23 avril 1987, § 64, série A n117 et Elia S.r.l. c. Italie, no 37710/97, § 57, CEDH 2001‑IX).

β)  Sur le respect de la norme énoncée à la première phrase du premier alinéa

87.  Aux fins de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté, en l’espèce la sécurité dans le commerce des biens immeubles par leur inscription au livre foncier, et les impératifs de la sauvegarde du droit fondamental de la requérante (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69 ; Phocas c. France, 23 avril 1996, § 53, Recueil 1996‑II). Pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence, la Cour a égard aussi au degré de protection offert contre l’arbitraire par la procédure mise en œuvre (Hentrich, précité, § 44).

88.  Eu égard à la marge d’appréciation accordée aux États en la matière, la Cour tient pour établi que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens répondait aux exigences de l’intérêt général.

Pour autant, la Cour ne saurait renoncer à son pouvoir de contrôle. Il lui appartient en effet de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé d’une manière compatible avec le droit de la requérante au respect de ses biens, au sens de la première phrase de l’article 1.

89.  La Cour relève d’une part que le droit espagnol prévoit qu’aucun autre titre n’est opposable à un titre inscrit au livre foncier, et que les droits réels inscrits au livre foncier sont présumés exister et appartenir à leur titulaire (paragraphe 22 ci-dessus). Elle observe d’autre part que, selon le droit espagnol, l’immatriculation des propriétés non inscrites au livre foncier ne peut être effectuée que par le biais de l’un des moyens établis par l’article 199 de la loi hypothécaire, à savoir : a) au terme d’une procédure de reconnaissance de propriété, ou b) au vu d’un titre public d’acquisition, complété par un acte de notoriété lorsque le titre acquisitif du vendeur ou de celui qui le transmet n’est pas attesté de manière irréfutable, ou encore c) au vu du certificat auquel se réfère l’article 206, qui dans le cas de l’Église catholique est délivré par l’évêque diocésain (paragraphe 22 ci-dessus).

90.  La Cour considère qu’aucune justification à l’immatriculation du bien en cause, autre que celle prévue par l’article 206 de la loi hypothécaire, n’a été donnée par l’Évêché de Palencia. Or il est à noter les dispositions dudit article ne jouent qu’en cas d’absence d’inscription foncière préalable. Dans la mesure où dans la présente affaire il existait une inscription foncière préalable portant sur le même bien et datant de 1979, l’immatriculation au nom de l’Évêché de Palencia en 1994 a impliqué la perte des droits qui découlaient pour la requérante de l’inscription de 1979.

91.  L’immatriculation foncière demandée par l’Évêché de Palencia s’est faite sans tenir compte de l’inscription qui figurait au nom de la requérante au livre foncier d’Astudillo. Il ressort des faits de l’espèce que l’absence d’inscription foncière préalable de l’église cistercienne en question, condition requise pour l’application de l’article 199 de la loi hypothécaire au livre foncier, prêtait pour le moins à discussion. La Cour estime que même si, comme l’a confirmé l’Audiencia provincial dans son arrêt du 5 février 2001 (paragraphe 12 ci-dessus), les termes de l’inscription antérieure de l’église en cause étaient équivoques, son inscription au nom de l’Évêché aurait dû être refusée par le responsable du livre foncier, qui, comme le prévoit l’article 306 du règlement hypothécaire, n’aurait pas dû permettre la coexistence de deux inscriptions apparemment contradictoires portant sur le même bien (paragraphe 23 ci-dessus).

92.  Le responsable du livre foncier a néanmoins procédé à l’immatriculation demandée par l’Évêché de Palencia, qui emportait des effets préjudiciables pour la requérante, sans donner à cette dernière la possibilité de formuler des objections tirées de l’inscription foncière préalable de l’église en cause, qui auraient rendu inapplicables les articles 199 et 206 de la loi hypothécaire. Ainsi, c’est en l’absence de toute possibilité de faire valoir ses motifs d’opposition que la requérante a été privée des droits qui découlaient pour elle de l’inscription au livre foncier qu’elle avait obtenue en 1979.

93.  Par la suite, la requérante a engagé une procédure civile à l’encontre de l’Évêché de Palencia afin de faire déclarer la nullité de l’immatriculation de l’église et de ses dépendances faite par l’Évêché en 1994 (paragraphe 10 ci-dessus). Cette procédure n’a pas abouti. Les juridictions internes ont estimé que, pour des raisons historiques, l’église en question ne figurait pas parmi les biens acquis par les propriétaires successifs du terrain en cause et ses dépendances depuis leur première acquisition par le sieur M. en 1841 (paragraphe 12 ci-dessus). Le juge de première instance no 5 de Palencia avait par ailleurs retenu dans son jugement du 28 mars 2000 que l’église en cause ne pouvait pas non plus avoir été acquise par la requérante par la voie de l’usucapion, en considérant : 1o que la prescription acquisitive ne pouvait en la matière avoir lieu qu’en faveur de personnes morales ecclésiastiques ; 2o que la requérante n’avait en tout état de cause pas exercé sur l’église une possession durant le temps requis par la loi, le diocèse s’étant comporté en tant que propriétaire jusqu’au conflit sur la propriété de ladite église ; 3o qu’au demeurant, le fait que les employés de la requérante disposaient de la clé de l’église n’était pas un élément déterminant en termes de possession, la détention de cette clé n’ayant eu selon lui d’autre objet que de permettre de montrer l’église aux visiteurs.

94.  La Cour observe que les arguments retenus reposaient sur des considérations historiques ainsi que sur l’interprétation de certaines institutions du droit civil telles que l’usucapion ou la possession. Elle relève toutefois qu’aucune discussion sur les dispositions de la loi ou du règlement hypothécaires applicables en l’espèce n’a eu lieu au sein des juridictions internes ayant examiné l’affaire de la requérante. Or, il convient d’observer qu’aux termes de l’article 38 de la loi hypothécaire, il est présumé que les droits réels inscrits au livre foncier existent et appartiennent à leur titulaire enregistré. La Cour s’étonne que les motifs adoptés par les juridictions d’instance et d’appel en l’espèce n’aient aucunement abordé certaines questions clés telles que celle de la légalité de l’inscription au nom de l’Évêché de Palencia d’un bien déjà inscrit au livre foncier et de l’applicabilité des articles 199 et 206 de la loi hypothécaire aux faits de la cause.

95.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’inscription de l’église au nom de l’Évêché de Palencia par le responsable du livre foncier d’Astudillo au seul vu du certificat émis par l’évêché lui-même est intervenue de manière arbitraire et guère prévisible, et n’a pas offert à la requérante les garanties procédurales élémentaires pour la défense de ses intérêts. En particulier, tel qu’appliqué dans la présente affaire, l’article 206 de la loi hypothécaire ne satisfaisait pas suffisamment aux exigences de précision et de prévisibilité qu’implique la notion de loi au sens de la Convention.

96.   Dès lors qu’elle revient à priver de tout effet utile un droit réel inscrit au livre foncier, l’immatriculation d’un bien déjà évoqué dans une inscription antérieure ne saurait avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes. Un tel débat au stade même de l’immatriculation aurait dû permettre de discuter la question de l’origine de la propriété et celle de la validité des transactions successives sur un pied d’égalité. Ce sont là autant d’éléments qui ont manqué dans la présente affaire (voir Hentrich, précité, § 42). En l’espèce, la requérante s’est trouvée dans l’impossibilité de se défendre contre l’effet de la mesure d’immatriculation litigieuse, ce qui la rend en soi disproportionnée.

97.  À cela s’ajoute le fait que les juridictions du fond ont interprété la loi interne comme autorisant l’Évêché de Palencia à faire usage de son droit d’immatriculation sur la base de considérations historiques d’ordre général.

98.  Or, par l’effet d’une telle interprétation, les droits qui découlaient pour la requérante de l’inscription de l’église litigieuse à son nom dans le livre foncier se sont vus amputés de tout effet utile, alors qu’à aucun moment il n’a été question de mauvaise foi ou de fraude de sa part ; et ce, au terme d’une procédure expéditive dans laquelle le seul titre présenté au responsable du livre foncier afin de procéder à l’immatriculation de l’église au nom de l’Évêché de Palencia consistait en un certificat de propriété délivré ex novo par le secrétaire général de ce même Évêché, alors même que celui-ci se référait à un bien sis à l’intérieur d’un terrain appartenant à la requérante.

99.  La Cour estime pour le moins surprenant qu’un certificat délivré par le secrétaire général de l’Évêché puisse avoir la même valeur que les certificats délivrés par de fonctionnaires publics investis de prérogatives de puissance publique, et se demande par ailleurs pourquoi l’article 206 de la loi hypothécaire se réfère aux seuls évêques diocésains de l’Église catholique, à l’exclusion des représentants d’autres confessions. Elle note également qu’il n’y a aucune limitation dans le temps à l’immatriculation ainsi prévue et qu’elle peut donc se faire, comme cela a été le cas en l’espèce, de manière intempestive, sans condition de publicité préalable et en méconnaissance du principe de la sécurité juridique.

100.  La Cour constate enfin que l’église litigieuse ayant été considérée par les juridictions internes comme appartenant depuis toujours à l’Évêché de Palencia vu son caractère d’église paroissiale, il n’a pas été possible pour la requérante en l’espèce d’obtenir une indemnisation quelconque.

101.  Prenant en compte l’ensemble de ces éléments ainsi que le fait que la requérante s’est vue privée de son droit d’accès à l’instance de cassation pour l’examen de ces questions (paragraphes 24 et suiv., et en particulier voir le paragraphe 40 ci-dessus), la Cour retient que la requérante a été victime de l’exercice du droit d’immatriculation reconnu par la législation interne à l’Église catholique sans justification apparente et sans que l’Évêché de Palencia eut contesté, dans les délais légaux (paragraphe 51 ci-dessus), son droit de propriété à l’époque de l’inscription du bien au livre foncier. Dès lors, la requérante a « supporté une charge spéciale et exorbitante », que seule aurait pu rendre légitime la possibilité de contester utilement, et en tenant compte des dispositions applicables du droit hypothécaire, la mesure prise à son égard. Les circonstances de la cause, notamment l’exceptionnalité de la mesure en question, doublée de l’inexistence d’un titre de propriété dans le chef de la partie adverse, de l’absence d’un débat contradictoire et de l’inégalité des armes, combinées avec l’entrave à la pleine jouissance du droit de propriété et l’absence d’indemnisation, amènent la Cour à considérer que la requérante a eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens (Sporrong et Lönnroth, précité, §§ 73-74, arrêt Erkner et Hofauer, précité, §§ 78-79, Poiss précité, §§ 68,69 ; Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres c. Portugal, nos 29813/96 et 30229/96, § 54, CEDH 2000‑I, Elia srl, précité, § 83).

102.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

COUR DE CASSATION FRANÇAISE

LES TERRAINS AU BORD DE MER A 50 PAS EN MARTINIQUE SONT A L'ÉTAT

cour de cassation chambre civile 3 arrêt du 4 mai 2011 N° de pourvoi: 09-70161 rejet

Attendu selon l'arrêt attaqué (Fort-de-France, 15 mai 2009) rendu sur renvoi après cassation (3e chambre civile, 16 novembre 2005, pourvoi n° 04-12. 917), que les consorts X... ont saisi la commission départementale de vérification des titres pour obtenir la validation de leur droit de propriété sur une parcelle cadastrée V 444, située au Robert (Martinique), Pointe Royale

Mais attendu que le refus, dans le cadre de la procédure juridictionnelle mise en place par l'article 89-2 du code du domaine de l'Etat, devenu l'article L. 5112-3 du code général de la propriété des personnes publiques, de la validation d'un titre portant sur une parcelle de la zone domaniale des cinquante pas géométriques au motif que ce titre émane d'une personne privée et n'établit pas que l'Etat ait entendu soustraire le bien de son domaine public, ne caractérise pas une privation du bien au sens de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, mais relève d'une réglementation, justifiée par l'intérêt général, de l'usage des biens du domaine public maritime de l'Etat, n'entraîne pas une discrimination illicite et ne traduit pas une ingérence prohibée dans la vie privée et familiale

L'ABATTAGE D'UN TROUPEAU POUR SANTE PUBLIQUE

S.A. BIO D’ARDENNES c. BELGIQUE du 12 novembre 2019 requête n° 44457/11

Non violation de l'article 1 du Protocole 1 : Un troupeau abattu pour cause de brucellose n'a pas été indemnisé car la requérante n'a pas respecté les règlements.

La requérante a été indemnisée pour 89 bêtes pour cause de faute de l'administration mais pas pour les 264 têtes de bovin restantes.

La Cour constate, entre autres, que la société requérante s’est vu refuser l’octroi d’une indemnité en raison des multiples manquements qu’elle avait commis aux obligations sanitaires lui incombant, ce qui était prévu par le droit interne. Elle précise aussi que les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de protéger la santé publique et la sécurité alimentaire sur leur territoire et déterminer les sanctions du non-respect des obligations sanitaires, selon les risques engendrés par ce non-respect et les caractéristiques des maladies animales que ces obligations visent à éradiquer. Ainsi, eu égard à l’importance pour les États de lutter contre les maladies animales et compte tenu de la marge d’appréciation dont ils bénéficient en la matière, la Cour juge que la société requérante n’a pas subi une charge spéciale ou exorbitante du fait du refus d’indemnisation pour l’abattage de ses bovins.

La CEDH motive :

"53. Elle a tenté, en vain, de démontrer devant les juridictions internes que les autorités avaient commis un certain nombre de fautes qui étaient à l’origine du dommage qu’elle a subi. Sa demande a été dûment examinée par les juridictions nationales lesquelles ont estimé, après avoir entendu contradictoirement les arguments des parties et examiné tous les éléments du dossier, que sa demande à l’égard de l’AFSCA n’était pas fondée. Ce faisant, les juridictions internes ont vérifié que les conditions justifiant une atteinte au droit de propriété tel qu’interprété par la Cour étaient remplies dans les circonstances de l’espèce, en particulier que les mesures d’abattage étaient prévues par la loi, qu’elles poursuivaient un but légitime et qu’elles étaient proportionnées au but poursuivi (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). La Cour ne décèle dans le raisonnement des juridictions nationales aucun élément permettant de conclure que leurs décisions étaient arbitraires ou manifestement déraisonnables.

54. Par ailleurs, la Cour note et tient compte, dans l’examen de la proportionnalité des mesures litigieuses, du fait que la requérante a obtenu une compensation financière pour 89 des bovins abattus pour des fautes commises par la DGZ (paragraphes 25 et 28 ci-dessus).

55. Le fait que d’autres législations similaires sanctionnent le non-respect d’obligations sanitaires qu’elles édictent en réduisant le droit à l’indemnisation plutôt qu’en l’excluant n’est pas en l’espèce de nature à rompre le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général. Les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de protéger la santé publique et la sécurité alimentaire sur leur territoire (Chagnon et Fournier, précité, §57) pour déterminer les sanctions du non-respect des obligations sanitaires, selon les risques engendrés par ce non-respect et les caractéristiques des maladies animales que ces obligations visent à éradiquer."

CEDH

Recevabilité

36.  La Cour constate que la requérante a introduit un recours indemnitaire en vertu des articles 1382 et 1383 du code civil qu’elle a mené à bien devant les juridictions internes jusque devant la Cour de cassation en invoquant une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Le recours avait pour but d’obtenir une indemnisation pour l’abattage de 253 bovins en démontrant que l’AFSCA et la DGZ avaient commis des fautes sans lesquelles la requérante n’aurait pas subi de dommage. La requérante a ainsi donné la possibilité aux juridictions internes de remédier à la violation alléguée. Il ne saurait lui être reproché, comme le fait le Gouvernement, de ne pas avoir également fait usage du recours prévu à l’article 11 des lois sur le Conseil d’État. En effet, à supposer même que ce recours aurait permis à la requérante d’obtenir une réparation pour le dommage subi, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (voir, parmi d’autres, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009, et Uzan et autres c. Turquie, no 19620/05 et 3 autres, § 174, 5 mars 2019).

37.  Par ailleurs, constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux applicables

44.  La Cour rappelle que non seulement une ingérence dans le droit de propriété doit viser, dans les faits comme en principe, un « but légitime » conforme à « l’intérêt général », mais il doit aussi exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État, y compris les mesures destinées à réglementer l’usage des biens d’un individu. C’est ce qu’exprime la notion du « juste équilibre » qui doit être ménagé entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52, et Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 167, CEDH 2006‑VIII). En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (voir, notamment, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 75, CEDH 1999‑III, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 293, 28 juin 2018).

b)     Application au cas d’espèce

45.  La Cour relève d’emblée que la requérante a obtenu une indemnisation sous forme de dommages et intérêts pour les fautes commises par la DGZ pour 27 bovins abattus et qu’elle a en outre conclu un règlement amiable avec cette association pour 62 bovins supplémentaires (paragraphes 24 et 28 ci-dessus).  Lors de la mise à jour du dossier en février 2018, la requérante a néanmoins précisé qu’elle souhaitait maintenir l’ensemble de sa requête dans la mesure où elle considère que les griefs invoqués à l’encontre de l’État belge n’ont pas été affectés par les indemnités partielles qu’elle a reçues, l’essentiel de son préjudice n’ayant pas été indemnisé.

46.  La Cour prend note du souhait de la requérante de maintenir l’ensemble de sa requête et constate que le Gouvernement n’a soulevé aucune exception à cet égard. Cela étant, rien n’empêche la Cour de prendre, le cas échéant, ces éléments en compte dans l’examen de la proportionnalité des mesures contestées (voir, par exemple, Pinnacle Meat Processors Company et 8 autres c. Royaume-Uni, no 33298/96, décision de la Commission du 21 octobre 1998, non publiée).

  1. Sur la nature de l’atteinte

47.  Aucune contestation ne s’élève quant au fait que les mesures d’abattage litigieuses constituent une atteinte à la propriété de la requérante au regard de l’article 1 du Protocole no 1.

48.  La Cour a déjà considéré qu’une mesure d’abattage préventif d’ovins afin de prévenir le déclenchement d’une épizootie de fièvre aphteuse sur le territoire national s’analysait en une réglementation de l’usage des biens (Chagnon et Fournier c. France, nos 44174/06 et 44190/06, § 36, 15 juillet 2010). Il n’y a pas lieu de décider autrement en l’espèce dès lors que, comme l’a relevé le Gouvernement, les bovins abattus sont restés la propriété de la requérante, qui pouvait les vendre et en percevoir la valeur bouchère. L’ingérence relève donc du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

49.  Ceci étant dit, cette règle doit en tout cas s’interpréter à la lumière du principe général du respect de la propriété énoncé dans le premier paragraphe du premier alinéa de l’article précité (G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 289, et Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 92, 11 décembre 2018).

  1. Sur la justification de l’atteinte

50.  La requérante ne conteste pas la légalité des mesures d’abattage et du refus d’indemnisation qui étaient prévus par l’arrêté royal du 6 décembre 1978, ni le but légitime d’intérêt public qu’ils poursuivaient. Les parties sont toutefois en désaccord sur la question de savoir si ces mesures étaient proportionnées au but poursuivi.

51.  La requérante soutient qu’en application de la jurisprudence de la Cour, seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier un défaut total d’indemnisation (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99 et 2 autres, § 94, CEDH 2005‑VI, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 95, CEDH 2006‑V). La jurisprudence sur laquelle se fonde la requérante a trait à une privation de propriété relevant de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. Or ce critère n’est pas applicable lorsqu’est en cause une mesure de réglementation de l’usage des biens. Dans ce cas-là, l’absence d’indemnisation est l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté mais elle ne saurait, à elle seule, être constitutive d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 (Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 91, CEDH 2010, et Malfatto et Mieille c. France, no 40886/06 et 51946/07, § 64, 6 octobre 2016). La Cour va dès lors s’attacher à vérifier si l’abattage des bovins sans indemnisation a, dans les circonstances de l’espèce, ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits fondamentaux de la requérante, ou si celui-ci a fait peser sur elle une charge spéciale ou exorbitante.

52.  La Cour note que l’arrêté royal du 6 décembre 1978 prévoit en principe une indemnisation partielle pour l’abattage de bovins atteints de la brucellose. La requérante s’est vu refuser l’octroi de cette indemnité en raison des multiples manquements qu’elle a commis aux obligations lui incombant. Le refus d’indemnisation dans ce cas est expressément prévu par l’article 23 § 3 dudit arrêté royal, et la requérante n’a pas fait valoir qu’elle ignorait ses obligations réglementaires ni qu’elle n’avait pas commis les manquements qui lui ont été reprochés.

53.  Elle a tenté, en vain, de démontrer devant les juridictions internes que les autorités avaient commis un certain nombre de fautes qui étaient à l’origine du dommage qu’elle a subi. Sa demande a été dûment examinée par les juridictions nationales lesquelles ont estimé, après avoir entendu contradictoirement les arguments des parties et examiné tous les éléments du dossier, que sa demande à l’égard de l’AFSCA n’était pas fondée. Ce faisant, les juridictions internes ont vérifié que les conditions justifiant une atteinte au droit de propriété tel qu’interprété par la Cour étaient remplies dans les circonstances de l’espèce, en particulier que les mesures d’abattage étaient prévues par la loi, qu’elles poursuivaient un but légitime et qu’elles étaient proportionnées au but poursuivi (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). La Cour ne décèle dans le raisonnement des juridictions nationales aucun élément permettant de conclure que leurs décisions étaient arbitraires ou manifestement déraisonnables.

54.  Par ailleurs, la Cour note et tient compte, dans l’examen de la proportionnalité des mesures litigieuses, du fait que la requérante a obtenu une compensation financière pour 89 des bovins abattus pour des fautes commises par la DGZ (paragraphes 25 et 28 ci-dessus).

55.  Le fait que d’autres législations similaires sanctionnent le non-respect d’obligations sanitaires qu’elles édictent en réduisant le droit à l’indemnisation plutôt qu’en l’excluant n’est pas en l’espèce de nature à rompre le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général. Les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de protéger la santé publique et la sécurité alimentaire sur leur territoire (Chagnon et Fournier, précité, § 57) pour déterminer les sanctions du non-respect des obligations sanitaires, selon les risques engendrés par ce non-respect et les caractéristiques des maladies animales que ces obligations visent à éradiquer.

56.  De l’avis de la Cour, déterminer si les bovins constituaient « l’outil de travail » de la requérante tel qu’interprété par la Cour (voir, à cet égard, Lallement c. France, no 46044/99, 11 avril 2002) ne modifie pas en l’espèce la conclusion à laquelle elle aboutit. Comme l’a fait remarquer le Gouvernement, la requérante pouvait poursuivre son activité en accueillant de nouveaux bovins dès la levée des mesures sanitaires le 20 juin 2000 (paragraphe 16 ci-dessus). La requérante n’a pas fait valoir que cela lui avait été impossible ou exagérément difficile.

57.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, eu égard à l’importance pour les États de lutter contre les maladies animales et compte tenu de la marge d’appréciation dont bénéficient les États en la matière, la requérante n’a pas eu à subir une charge spéciale ou exorbitante du fait du refus d’indemnisation pour l’abattage de ses bovins.

58.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

 

LA RETROACTIVITE DE LA LOI

N.M. et autres c. France du 3 février 2022 requête no 66328/14

Art 1 du Protocole 1 Indemnisation des frais liés à la prise en charge du handicap de l’enfant non décelé lors du diagnostic prénatal : l’application rétroactive de la loi est contraire à la Convention

Art 1 P1 • Privation de propriété • Absence d’indemnisation des charges résultant du handicap d’un enfant né comme tel en raison d’une faute lors du diagnostic prénatal, par application rétroactive de la loi • Dispositions légales pertinentes ne pouvant être appliquées à des faits nés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi, quelle que soit la date d’introduction de l’instance • Absence de jurisprudence constante et stabilisée des juridictions internes • Atteinte rétroactive aux biens non prévue par la loi

Dans son arrêt de chambre, rendu ce jour dans l’affaire N.M. et autres c. France (requête n o 66328/14), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : Violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) de la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire concerne le rejet, par le juge administratif, des conclusions des parents demandant l’indemnisation des charges particulières résultant du handicap de leur enfant. Ce handicap n’avait pas été décelé lors de l’établissement du diagnostic prénatal. Des dispositions législatives – issues de la loi du 4 mars 2002, et codifiées à l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles (CASF) – excluant de telles charges du préjudice indemnisable par le juge, entrées en vigueur après la naissance de l’enfant mais avant la demande des parents de réparation du préjudice, ont été appliquées au litige. Ce litige s’inscrit dans la suite des affaires Maurice et Draon c. France (Draon c. France [GC], n° 1513/03, et Maurice c. France [GC], n° 11810/03). La Cour a d’abord considéré que les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge de leur enfant handicapé dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de cet enfant et qu’ils étaient donc titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1. Elle a ensuite relevé qu’en vertu de la décision n° 2010-2 QPC du Conseil constitutionnel, l’ensemble des dispositions transitoires qui avaient prévu l’application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF avait été abrogé. Alors que l’abrogation de la totalité du dispositif transitoire laissait en principe place à l’application des règles de droit commun relatives à l’application de la loi dans le temps, la Cour a constaté la divergence entre l’interprétation retenue par le Conseil d’État et celle retenue par la Cour de cassation quant à la possibilité d’appliquer l’article L. 114-5 du CASF à des faits nés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, le 7 mars 2002. Alors que dans son arrêt du 15 décembre 2011, la Cour de cassation avait exclu l’application de l’article L. 114-5 du CASF à des faits nés antérieurement au 7 mars 2002, quelle que soit la date d’introduction de l’action indemnitaire, le Conseil d’Etat avait réglé le litige dans le droit fil de sa décision du 13 mai 2011 qui avait, pour sa part, maintenu une certaine portée rétroactive à cette disposition. La Cour en a déduit qu’elle n’était pas en mesure de considérer que la légalité de l’ingérence résultant de l’application, par le Conseil d’État de l’article L. 114-5 du CASF dans sa décision du 31 mars 2014, pouvait trouver un fondement dans une jurisprudence constante et stabilisée des juridictions internes. Pour la Cour, l’atteinte rétroactive ainsi portée aux biens des requérants ne saurait donc être regardée comme ayant été « prévue par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1.

FAITS

Les requérants Mme N.M., M. M et leur fils A., sont des ressortissants français, nés en 1972, 1971 et en 2001 et résident à Sainte-Anne de Guadeloupe. En mai 2001, au cours de sa grossesse, Mme N.M. demanda au Centre hospitalier de S. d’établir un diagnostic prénatal approfondi. Aucune anomalie ne fut décelée. Le 30 décembre 2001, naquit A., un garçon atteint d’un ensemble de malformations désignées sous le terme de « syndrome de VATERL » se traduisant par une imperforation anale, des anomalies touchant les reins, une vertèbre et l’un de ses membres supérieurs, ainsi qu’une asymétrie faciale. Le 16 septembre 2002, les deux parents, estimant qu’une erreur de diagnostic prénatal avait été commise, sollicitèrent et obtinrent la désignation d’un expert qui rendit un rapport concluant à une erreur lors de l’interprétation des échographies effectuées par la requérante pendant sa grossesse. À la suite de ce rapport, les requérants engagèrent la responsabilité pour faute du Centre hospitalier devant le tribunal administratif d’Amiens et demandèrent réparation de plusieurs chefs de préjudice. Deux actions indemnitaires, portant sur les préjudices des parents ainsi que les dépenses liées au handicap, posaient notamment la question de l’application dans le temps des dispositions du I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, codifiées à l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles (CASF). Par un jugement rendu le 30 décembre 2008, le tribunal administratif d’Amiens écarta l’application au litige des dispositions précitées, lesquelles étaient restrictives des droits de créance dont pouvaient se prévaloir les parents. Relevant la faute commise lors du suivi de la grossesse, le tribunal retint la responsabilité du centre hospitalier et le condamna à réparer les préjudices subis tant par les parents que par leur enfant. Il fixa à 100 % le taux de la perte de chance subie par les deux premiers requérants d’éviter la naissance de l’enfant. Le 9 mars 2009, le Centre hospitalier releva appel de ce jugement et les requérants introduisirent un appel incident le 13 juillet 2009. Le 11 juin 2010, le Conseil Constitutionnel rendit la décision QPC n° 2010-2 abrogeant le 2 du paragraphe II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005. Par un arrêt rendu le 16 novembre 2010 statuant sur les appels, la cour administrative d’appel de Douai écarta, à son tour, l’application des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF en se fondant sur la décision QPC n° 2010-2 du Conseil constitutionnel et l’abrogation de ces dispositions avec prise d’effet le 12 juin 2010. La cour administrative confirma que la faute commise par le Centre hospitalier de S. était à l’origine directe du préjudice subi par les deux premiers requérants. Deux pourvois en cassation furent présentés par le Centre hospitalier de S. et par les requérants. Faisant suite à sa décision du 13 mai 2011 (Assemblée du contentieux, Lazare), le Conseil d’Etat, par une décision du 31 mars 2014, considéra que l’article L. 114-5 du CASF était applicable au litige, les requérants n’ayant engagé une instance en réparation que postérieurement au 7 mars 2002, date d’entrée en vigueur de la loi dont sont issues les dispositions de cet article, et annula l’arrêt de la cour administrative d’appel pour erreur de droit. Le Conseil d’État estima que, faute d’avoir engagé une instance avant le 7 mars 2002, date d’entrée en vigueur des nouvelles dispositions, les requérants n’étaient pas titulaires, à cette date, d’un droit de créance indemnitaire qui aurait été luimême constitutif d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention. Statuant ensuite sur la responsabilité du centre hospitalier, le Conseil d’État exclut toute indemnisation des préjudices propres à l’enfant. Il retint en revanche l’existence d’un lien de causalité directe et certaine entre les préjudices des parents et la faute commise par le centre hospitalier dans la réalisation de l’échographie qui, les ayant empêchés de déceler l’affection grave et incurable de l’enfant à naître, les avait privés de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans les conditions légales. Après avoir relevé que « les dispositions de l’article L. 114-5 du CASF interdisent d’inclure dans le préjudice indemnisable des parents les charges particulières résultant du handicap de leur enfant, non détecté pendant la grossesse », il en déduisit que « les conclusions de M. et Mme M. tendant à ce que les frais liés au handicap de leur fils soient mis à la charge du [Centre hospitalier de S.] ne sauraient [...] être accueillies ». S’agissant des autres chefs de préjudice, l’indemnité à verser fut portée à 80 000 EUR (40 000 EUR chacun) en réparation du préjudice moral propre aux parents et de leurs troubles dans leurs conditions d’existence.

ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

Les deux premiers requérants contestent l’application par le Conseil d’État, dans son arrêt du 31 mars 2014, des 1 er et 3 e alinéa de l’article L. 114-5 du CASF. Ils soutiennent que l’application de ces dispositions qui a conduit à exclure par principe l’indemnisation des frais liés à la prise en charge du handicap de leur fils a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens en violation de l’article 1 du Protocole n° 1. La Cour relève que ni le centre hospitalier, ni le Gouvernement ne contestent que l’erreur de diagnostic commise lors des échographies prénatales ait été constitutive d’une faute ayant causé un dommage. Le seul point en litige est la date du fait générateur de la créance. La Cour estime que, compte tenu des principes de droit commun français et de la jurisprudence constante en matière de responsabilité selon lesquels la créance en réparation prend naissance dès la survenance du dommage qui en constitue le fait générateur, les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge de leur enfant handicapé dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de cet enfant. Il s’ensuit que les requérants détenaient une créance qu’ils pouvaient légitimement espérer voir se concrétiser, conformément au droit commun de la responsabilité pour faute, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’intervention de la loi litigieuse. Ils étaient donc titulaires d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole n° 1.

En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que l’application au litige porté par les requérants des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF qui ont exclu par principe l’indemnisation des frais liés à la prise en charge du handicap de leur fils constitue une ingérence s’analysant en une privation de propriété. La Cour doit donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole n° 1. La Cour constate, en premier lieu, que, selon les termes de la décision n° 2010-2 QPC du Conseil constitutionnel, l’ensemble du dispositif transitoire ayant prévu l’application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF, est abrogé. La suppression de cette disposition de droit transitoire laisse immédiatement place à l’application des règles de droit commun relatives à l’application de la loi dans le temps. Il s’ensuit que, compte tenu de l’abrogation de la totalité du dispositif transitoire et en l’absence d’autre disposition législative le prévoyant expressément, l’article L. 114-5 du CASF ne saurait être appliqué à des faits nés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, quelle que soit la date d’introduction de l’instance. La Cour relève, en second lieu, la divergence entre l’interprétation retenue par le Conseil d’État et l’interprétation retenue par la Cour de cassation. Dans son arrêt du 15 décembre 2011, la Cour de cassation excluait l’application de l’article L. 114-5 du CASF à des faits nés antérieurement au 7 mars 2002, date d’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, quelle que soit la date d’introduction de l’action indemnitaire. La Cour de cassation a confirmé cette solution par la suite. Dans ces conditions, la Cour n’est pas en mesure de considérer que la légalité de l’ingérence résultant de l’application, par la décision du Conseil d’État du 31 mars 2014, de l’article L. 114-5 du CASF, pouvait trouver un fondement dans une jurisprudence constante et stabilisée des juridictions internes. La Cour en déduit que l’atteinte rétroactive portée aux biens des requérants ne saurait être regardée comme ayant été « prévue par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1. Il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 de la Convention en ce qui concerne les deux premiers requérants.

CEDH

RECEVABILITE

41.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence (voir en particulier sur ce point les arrêts précités Maurice c. France [GC], no 11810/03, CEDH 2005‑IX et Draon c. France [GC], no 1513/03, 6 octobre 2005), un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions litigieuses se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » relevant du champ de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne, résultant par exemple d’une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion « d’espérance légitime ».

42.  Dans toute une série d’affaires, la Cour a jugé que les requérants n’avaient pas « d’espérance légitime » au motif que l’on ne pouvait considérer qu’ils possédaient de manière suffisamment établie une créance immédiatement exigible. Selon sa jurisprudence, l’existence d’une « contestation réelle » ou d’une « prétention défendable » ne constitue pas un critère permettant de caractériser l’existence d’une « espérance légitime » protégée par l’article 1 du Protocole no 1. La Cour estime que lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme possédant une « valeur patrimoniale » que s’il a une base suffisante en droit interne, par exemple quand il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 35 et 48 à 52, CEDH 2004-IX).

43.  La Cour se réfère à cet égard à l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres précitée qui concernait des créances en réparation d’accidents de navigation dont il était soutenu qu’ils avaient été causés par la négligence de pilotes belges. En vertu du droit belge de la responsabilité et de la jurisprudence des juridictions internes, la Cour a relevé que la créance en réparation naissait dès la survenance du dommage, la décision juridictionnelle ne faisant qu’en confirmer l’existence et en déterminer le montant. Se fondant ainsi sur la manière dont la créance serait traitée en droit interne au vu de la jurisprudence constante des juridictions belges, la Cour a considéré que les requérants pouvaient prétendre avoir une « espérance légitime » de voir concrétiser leurs créances quant aux accidents en cause. Mais l’« espérance légitime » ainsi identifiée n’était pas en elle-même constitutive d’un intérêt patrimonial ; elle se rapportait à la manière dont la créance qualifiée de « valeur patrimoniale » serait traitée en droit interne, et spécialement à la présomption selon laquelle la jurisprudence constante des juridictions nationales continuerait de s’appliquer à l’égard des dommages déjà causés ».

44.  Les affaires précitées Maurice et Draon illustrent, dans des hypothèses proches de celle en litige, la portée de la notion « d’espérance légitime ». Dans ces deux affaires, les parents d’enfants nés avec un handicap non décelé au cours de la grossesse avaient introduit une action en responsabilité devant les tribunaux internes avant l’entrée en vigueur de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002. Se fondant sur l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres précitée, la Cour a jugé qu’en tant qu’il avait été fait application aux instances en cours des règles fixées par l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, il avait été porté une atteinte injustifiée aux droits de créance détenus par ceux qui avaient engagé ces instances sur les auteurs des fautes ayant rendu possible la survenance des dommages, et que, dès lors, avaient été méconnus les droits que les requérants tiraient de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

45.  Pour ce faire, la Cour a vérifié, en se plaçant avant l’intervention de la loi litigieuse, si les conditions d’engagement de la responsabilité pour faute étaient réunies et a considéré que les requérants disposaient d’une créance s’analysant en une « valeur patrimoniale ». Examinant ensuite la manière dont cette créance aurait été traitée en droit interne sans l’intervention de la loi litigieuse, la Cour a estimé que, compte tenu de l’arrêt Quarez et de la jurisprudence constante établie depuis par les juridictions administratives en la matière, les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice, y compris les charges particulières découlant du handicap de leur enfant tout au long de sa vie.

46.  La Cour en a déduit que l’application rétroactive de la loi du 4 mars 2002 avait fait perdre aux parents « une valeur patrimoniale préexistante et faisant partie de leurs biens, à savoir une créance en réparation établie dont ils pouvaient légitimement espérer voir déterminer le montant conformément à la jurisprudence fixée par les plus hautes juridictions nationales » (§ 82 de l’arrêt Draon et § 90 de l’arrêt Maurice).

47.  S’agissant du cas de l’espèce, pour caractériser l’existence d’un bien au sens de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention, il convient de tenir compte du droit interne en vigueur lors de l’ingérence dont se plaignent les requérants : il s’agissait du régime prétorien de responsabilité pour faute présenté ci-dessus. La Cour relève que ni le centre hospitalier, ni le Gouvernement ne contestent que l’erreur de diagnostic commise lors des échographies prénatales ait été constitutive d’une faute ayant causé un dommage. Le seul point en litige est la date du fait générateur de la créance. Le Gouvernement, reprenant la solution retenue par le Conseil d’État dans sa décision du 31 mars 2014, soutient que, faute d’avoir engagé une instance avant le 7 mars 2002, les requérants n’étaient pas titulaires à cette date d’un droit de créance indemnitaire, lui-même constitutif d’un « bien » au sens de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

48.  La Cour ne saurait souscrire à cette thèse. Elle relève que les juridictions nationales ont établi sans ambiguïté, dans le cadre des décisions rendues, et à tous les stades de ces procédures, l’existence d’une faute ainsi que d’un lien de causalité directe entre la faute commise et le préjudice subi. Les juridictions ont en effet considéré qu’en l’espèce la faute du centre hospitalier a conduit les requérants à croire que l’enfant conçu n’était pas atteint d’anomalie et que la grossesse pouvait être normalement menée à son terme, alors que les requérants avaient clairement manifesté leur volonté d’éviter le risque d’un accident génétique. La faute ainsi commise a dissuadé la requérante de pratiquer tout examen complémentaire qu’elle aurait pu faire dans la perspective d’une interruption de grossesse pour motif thérapeutique. Pour effectuer ce constat, les juridictions se sont fondées d’abord sur la jurisprudence Quarez précitée, puis sur les dispositions de la loi du 4 mars 2002, qui n’ont d’ailleurs pas modifié les conditions d’établissement du lien de causalité entre la faute, même caractérisée, et le préjudice des parents de l’enfant né handicapé.

49.  Les conditions d’engagement de la responsabilité du Centre hospitalier étaient donc bien réunies, et les requérants disposaient par conséquent d’une créance correspondant au droit à l’indemnisation des frais liés à la prise en charge d’un enfant né handicapé après une erreur de diagnostic prénatal s’analysant en une « valeur patrimoniale ». Quant à la date à laquelle cette créance aurait été constituée en droit interne sans l’application contestée des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF, les jurisprudences administratives et judiciaires sont, ainsi qu’il a été rappelé ci‑dessus, concordantes : le droit à réparation d’un dommage, quelle que soit sa nature, s’ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause, et ce indépendamment de la date d’introduction d’une demande en justice tendant à la réparation de ce dommage (voir paragraphe 19 ci-dessus). La Cour estime que, compte tenu des principes de droit commun français et de la jurisprudence constante en matière de responsabilité selon lesquels la créance en réparation prend naissance dès la survenance du dommage qui en constitue le fait générateur (voir le paragraphe 19 ci-dessus), les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge de leur enfant handicapé dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de cet enfant. S’agissant de la date du fait générateur de la créance en réparation, qui est la question centrale relative à l’existence de l’espérance légitime contestée par le Gouvernement, cette affaire, comme les affaires Maurice et Draon, se distingue donc de l’affaire Pellegrin c. France citée par le Gouvernement, relative au droit successoral et dans laquelle il existait une controverse sur l’interprétation et l’application du droit interne.

50.  Il s’ensuit que, de l’avis de la Cour, les requérants détenaient une créance qu’ils pouvaient légitimement espérer voir se concrétiser, conformément au droit commun de la responsabilité pour faute, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’intervention de la loi litigieuse. Ils étaient donc titulaires d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, lequel s’applique dès lors en l’espèce.

51.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

AU FOND

a)      Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect d’un « bien »

56.  Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteinte au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, pp. 21-22, § 33).

57.  En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que l’application au litige porté par les requérants des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF qui ont exclu par principe l’indemnisation des frais liés à la prise en charge du handicap de leur fils constitue une ingérence s’analysant en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole n1. Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

b)     Sur la justification de l’ingérence

58.  Les parties divergent sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse a été « prévue par la loi », ainsi que l’exige l’article 1 du Protocole no 1.

59.  La Cour relève d’abord que toute atteinte aux droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 doit en effet satisfaire l’exigence de légalité (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012, c. Lettonie [GC], et Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 112). Toutefois, l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. Les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent ainsi être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 95, 11 décembre 2018 ; Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 109, CEDH 2000‑I [GC] ; Hentrich c. France, § 42 ; Lithgow et autres c. Royaume-Uni, § 110 ; Ališić et autres c. Bosnie‑Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 103, CEDH 2014 ; Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 187 ; Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 163, CEDH 2006‑VIII; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], §§ 96-97). Des divergences dans la jurisprudence peuvent créer une insécurité juridique qui est incompatible avec les exigences de l’état de droit (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 153, 19 décembre 2018).

60.  En l’espèce, la Cour constate, en premier lieu, que, selon les termes de la décision no 2010-2 QPC du Conseil constitutionnel, le 2 du II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005, soit l’ensemble du dispositif transitoire ayant prévu l’application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF, est abrogé. Ainsi que cela ressort du commentaire rédigé par les services du secrétariat général du Conseil constitutionnel (voir paragraphe 29), la suppression de cette disposition de droit transitoire laisse immédiatement place à l’application des règles de droit commun relatives à l’application de la loi dans le temps.

61.  Il s’ensuit que, compte tenu de l’abrogation de la totalité du dispositif transitoire et en l’absence d’autre disposition législative le prévoyant expressément, l’article L. 114-5 du CASF ne saurait être appliqué à des faits nés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, quelle que soit la date d’introduction de l’instance, en vertu des règles de droit commun relatives à l’application des lois dans le temps (voir paragraphes 20 et suivants ci-dessus),

62.  La Cour relève, en second lieu, la divergence entre l’interprétation retenue, de manière prétorienne, par le Conseil d’État de la volonté du législateur et de la portée de l’abrogation prononcée par le Conseil constitutionnel (Ass. 13 mai 2011 précitée) et celle retenue par la Cour de cassation (Cass. Civ., 15 décembre 2011 précitée). Dans ces conditions, elle n’est pas en mesure de considérer que la légalité de l’ingérence résultant de l’application, par la décision du Conseil d’État du 31 mars 2014, de l’article L. 114-5 du CASF, pouvait trouver un fondement dans une jurisprudence constante et stabilisée des juridictions internes. La Cour en déduit que l’atteinte rétroactive portée aux biens des requérants ne saurait être regardée comme ayant été « prévue par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

63.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention en ce qui concerne les deux premiers requérants.

Kamoy Radyo Televizyon Yayıncılık ve Organizasyon A.Ş. c. Turquie du 16 avril 2019 requête n°19965/06

Article 1 du Protocole 1 : L’application rétroactive d’une loi dans le cadre d’une affaire de protection de marque est contraire à la Convention

L’affaire concerne une procédure en protection de marque dans le cadre de laquelle la requérante avait été déboutée en raison de l’application rétroactive d’une loi par les juridictions internes. La Cour relève que la Cour constitutionnelle turque avait par la suite annulé la loi sur laquelle les juridictions internes s’étaient fondées pour rejeter le grief de la requérante, la jugeant contraire aux droits de propriété fondamentaux. En outre, la Cour ne voit aucun motif d’intérêt général permettant de justifier l’atteinte aux droits de propriété du requérant. Partant, elle conclut à une violation de la Convention.

LES FAITS

La requérante, Kamoy Radyo Televizyon Yayıncılık ve Organizasyon A.Ş., est une société turque immatriculée à Ankara (Turquie). En 1999, une société affiliée à la requérante lança un nouveau journal, Özlenen Gazete Vatan, après en avoir enregistré le nom comme marque déposée. Elle dut cependant en cesser la publication au bout de deux mois, pour des raisons financières. Une autre société, Bağımsız Gazetecilik Yayıncılık A.Ş., commença en septembre 2002 à publier un journal intitulé Vatan. La société affiliée à la requérante saisit alors le tribunal de la propriété intellectuelle d’Istanbul en vue de protéger sa marque. Par la suite, la marque fut cédée à la requérante, qui devint alors partie à la procédure. La juridiction de première instance débouta la requérante en 2004, et la Cour de cassation confirma cette décision en appel en 2005. Les juridictions internes s’appuyèrent en particulier sur l’article 31 2) de la loi turque relative à l’Institut des brevets. Entrée en vigueur en novembre 2003 alors que la procédure était en cours, cette loi disposait que les autorités ne pouvaient pas se fonder sur le droit des marques, et plus précisément sur le décret-loi n o 556 relatif à la protection des marques, pour interdire la publication d’un périodique. Bağımsız Gazetecilik engagea ensuite une procédure distincte et parvint en 2006 à obtenir l’annulation de la marque déposée de la requérante et le droit d’utiliser le nom en question.

ARTICLE 1 du protocole 1

La requérante estimait qu’elle avait été indûment privée de son droit à la marque du fait de l’application rétroactive, en sa défaveur, de la loi. Le Gouvernement soutenait qu’il n’y avait pas eu atteinte aux droits de la requérante. Il alléguait en particulier qu’un journal appelé Vatan avait déjà existé par le passé et qu’il s’agissait d’un nom connu. Il considérait donc que la requérante avait uniquement joui d’un droit conditionnel à l’égard de la marque. Il affirmait également qu’au moment où Bağımsız Gazetecilik avait engagé sa propre action en annulation, cela faisait cinq ans que la requérante n’avait pas utilisé le nom en question. Concernant l’application rétroactive de la loi, le Gouvernement plaidait que les juridictions du pays devaient appliquer la législation en vigueur au moment où elles statuaient. La Cour considère que la requérante était titulaire d’un bien au sens de la Convention, puisqu’elle pouvait se prévaloir d’un droit reconnu par la loi et pas seulement d’une espérance légitime d’obtenir un droit de propriété. L’application de l’article 31 2) de la loi turque relative à l’Institut des brevets a induit une atteinte au bien de la requérante. Partant, la Cour a dû chercher à déterminer si cette atteinte était justifiée, et plus particulièrement si un intérêt public était en jeu. La Cour n’accorde aucun poids à l’argument du Gouvernement consistant à dire que la requérante n’avait pas utilisé la marque depuis cinq ans lorsque Bağımsız Gazetecilik avait engagé sa propre action en annulation de marque. En fait, la requérante ne se plaignait pas de ce que sa marque avait été annulée pour non-utilisation pendant cinq ans, ce que le droit des brevets permettait, mais de ce que les juridictions internes n’avaient pas protégé son droit à la marque en question au cours de sa période de validité de cinq ans. Cette période n’avait pas encore expiré lorsque les juridictions internes ont appliqué l’article 31 2) de la loi relative à l’Institut des brevets, qui était alors en vigueur. De plus, la Cour de cassation s’est uniquement appuyée sur l’article 31 2), sans mentionner à aucun moment la période de cinq ans en question. La Cour relève que la Cour constitutionnelle a annulé cette disposition par la suite, au motif qu’elle vidait de son sens le droit des marques et violait des droits fondamentaux. Le Gouvernement n’a fourni aucun argument permettant de considérer que la loi en question poursuivait un but légitime. Il n’est pas parvenu non plus à apporter la preuve que l’application rétroactive de la loi dans le cadre de la procédure qui opposait les deux sociétés était justifiée par un motif d’intérêt général. Pour ces motifs, le Gouvernement n’a pas démontré que l’atteinte aux droits de propriété de la requérante visait un but d’utilité publique. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

LA LIMITATION DU DROIT D'USAGE D'UN BIEN

Marckx contre Belgique du 13 juin 1979 Hudoc 119 requête 6833/74

"§63: En reconnaissant le droit au respect de ses biens, l'article P1-1 garantit en substance le droit de propriété. Les mots "biens", "propriété", "usage des biens" en anglais "possessions" et "use of property", le donnent nettement à penser; de leur côté, les travaux préparatoires le confirment sans équivoque; les rédacteurs n'ont cessé de parler de "droit de propriété"  pour désigner la matière des projets successifs d'où est sorti l'actuel article (P1-1). Or le droit de disposer de ses biens constitue un élément traditionnel fondamental du droit de propriété"

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- interdiction de construire sur son terrain ou d'en faire usage

- saisie conservatoire d'un bien

- limitation de l'utilisation des biens culturels

- échelonnement de la dette d'État

- jurisprudence française

INTERDICTION DE CONSTRUIRE SUR SON TERRAIN OU D'EN FAIRE USAGE

Pialopoulos et autres c. Grèce du 7 septembre 2017 requête 40758/09

Article 1 du Protocole 1 et article 13 : le Conseil d'État et le préfet annulent des expropriations pour cause de non paiement de l'indemnité. Toutefois les requérants qui récupèrent les terrains ne peuvent rien en faire. Les terrains sont gelés indéfiniment en attendant une nouvelle expropriation. Les requérants ne peuvent donc pas construire dessus. L'interdiction de fait, d'usage des biens pendant une longue période n'est pas conforme à la Convention.

CEDH

46. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Kudla c. Pologne, [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI).

47. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (ibid.)

48. En l’espèce, la Cour note que les intéressés se sont vu imposer trois expropriations successives depuis 1988. Si les arrêts précités rendus par la Cour le 15 février 2001 et le 27 juin 2002 leur ont alloué une indemnité pour le préjudice subi du fait de la première de ces mesures, et si la troisième expropriation a été annulée par le Conseil d’Etat le 10 juillet 1995, la deuxième est demeurée en vigueur du 21 mai 1990 au 17 janvier 2005, date à laquelle le préfet l’a annulée pour défaut d’indemnisation.

49. Or les requérants n’ont pas été indemnisés pour cette expropriation. Si celle-ci a fini par être annulée, il n’en reste pas moins que le bien des intéressés a été immobilisé tant pendant la procédure devant le Conseil d’Etat, qui avait accordé un effet suspensif au recours de la municipalité, que dans l’attente d’une décision de la municipalité quant au sort à réserver à cette propriété.

50. De l’avis de la Cour, pareille pratique pourrait permettre à l’administration grecque de parvenir à confisquer arbitrairement les biens des requérants et ceux d’autres personnes. Celle-ci pourrait en pratique ordonner des expropriations sans indemnisation dans le but de laisser s’enliser une situation à son profit pendant plusieurs années quitte à payer de temps en temps, en cas de condamnation par les tribunaux, des indemnités pour perte de jouissance des biens expropriés.

51. Dans ces conditions, la Cour estime que la présente requête soulève des griefs défendables aux fins de l’article 13 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 pour autant que le grief tiré de ce dernier article concerne l’absence d’un recours effectif pour faire constater la pratique précitée, et que ceux-ci doivent être examinés.

52. En premier lieu, la Cour constate que l’article 17 § 4 de la Constitution énonce qu’une privation de propriété pour cause d’utilité publique dûment prouvée doit dans tous les cas donner lieu au versement d’une indemnité payable au plus tard un an et demi après la date de publication de la décision du tribunal fixant provisoirement le montant de l’indemnité et que, lorsque la demande porte sur la fixation de l’indemnité définitive, le versement doit en être effectué après la publication de la décision du tribunal, faute de quoi l’expropriation est caduque de plein droit.

53. Toutefois, d’après la jurisprudence du Conseil d’Etat (paragraphe 25 ci-dessus) réaffirmée dans l’arrêt qu’elle a rendu dans la présente affaire (paragraphe 16 ci-dessus), l’annulation d’une expropriation pour défaut de paiement de l’indemnité, qu’elle soit prononcée par voie administrative – comme dans la présente affaire – ou par voie judiciaire, ne suffit pas à elle seule à libérer un terrain des charges le rendant inconstructible. Dans l’arrêt qu’il a rendu le 28 janvier 2009, le Conseil d’Etat a indiqué que la question du statut juridique du bien litigieux n’était « pas réglée sur le plan urbanistique » après l’annulation de l’expropriation et qu’il incombait à l’administration de rechercher si le terrain devait faire l’objet d’une nouvelle expropriation, rester inconstructible ou être déclaré constructible en tenant compte des caractéristiques de celui-ci, des besoins de la collectivité en matière d’aménagement du territoire et de la politique d’urbanisme applicable au secteur dans lequel le terrain était situé.

54. Or la Cour relève que cette situation correspond à celle qui se présente en l’espèce. Le Conseil d’Etat a annulé la décision du préfet portant annulation de l’expropriation prononcée le 21 mai 1990 et a renvoyé l’affaire à l’administration pour que celle-ci règle le statut du terrain sur le plan urbanistique. L’administration a invité la municipalité de Neo Psichiko à lui faire savoir si elle entendait procéder à une nouvelle expropriation.

55. La Cour ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle le terrain des requérants était constructible mais réservé à la construction d’immeubles d’habitation et non de centres commerciaux. En réalité, la question du statut juridique du terrain était restée longtemps en suspens. Elle n’était « pas réglée sur le plan urbanistique » (voir l’arrêt du Conseil d’Etat no 289/2009 – paragraphe 16 ci-dessus) car était restée suspendue à une nouvelle appréciation de l’administration, en la personne non plus du préfet, mais du Président de la République, ce qui supposait que le ministère de l’Environnement mette en œuvre la procédure requise en vue de l’édiction d’un décret présidentiel.

56. De ce fait, les requérants se trouvaient pendant une longue période dans une impasse juridique qui ne leur offrait aucune possibilité de provoquer eux-mêmes la levée de la charge grevant leur terrain. Dans ces circonstances, les autorités auraient pu de facto faire indéfiniment obstacle à l’usage du terrain exproprié ou procéder à une nouvelle expropriation sans pour autant verser l’indemnité due aux intéressés (Valyrakis c. Grèce, no 27939/08, § 53).

57. La Cour souligne à cet égard que le grief des requérants tiré de l’article 13 avait trait à l’impossibilité pratique d’exploiter la propriété litigieuse suite à la constatation de la levée de l’expropriation faute d’indemnisation, et non à l’impossibilité d’obtenir un dédommagement pour privation de la jouissance de leur bien.

58. Au vu de ce qui précède et eu égard aux circonstances de l’espèce, force est à la Cour de constater que l’État a manqué à ses obligations découlant de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

Partant, il y a lieu de déclarer recevable ce grief et de conclure à la violation de ces deux dispositions combinées.

KUTLU ET AUTRES c. TURQUIE requête 51861/11 du 13 décembre 2016

Article 1 du protocole 1, les requérants ont subi la construction d'un barrage. Leurs situés à coté n'ont pas été exproprié mais ils n'y ont plus accès sauf en barque sans moteur. Ils ont une interdiction absolue de construire ou d'exploiter.  L'un des requérants a demandé à être exproprié. Les autorités judiciaires ont refusé sa demande sans motivation explicite pour justifier leur refus.  Le droit d'usage n'a pas été respecté.

49. La notion de « biens » évoquée dans la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. En fait, il importe d’examiner dans chaque cas si les circonstances de l’affaire, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 129, CEDH 2004-V, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 63, CEDH 2007-I).

50. De plus, la notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens existants » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit patrimonial (voir, dans ce sens, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 c), CEDH 2004-IX, et Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et 10260/02, § 74 c), CEDH 2005-V).

51. En outre, lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne (Kopecký c. Slovaquie, précité, § 52 et Draon c. France [GC], no 1513/03, § 68, 6 octobre 2005.

52. Par ailleurs, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens doit être légale et être dépourvue d’arbitraire. Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 63, 16 novembre 2010).

a) Quant aux terrains no 84⁄72 et no 84⁄76

53. La Cour observe que l’usage des terrains no 84⁄72 et no 84⁄76 est affecté de restrictions physiques et juridiques extrêmement rigoureuses : l’accès aux terrains nécessite l’usage d’une embarcation non motorisée, aucune construction n’y est possible et l’agriculture y est prohibée.

54. Les requérants indiquent qu’ils ont été indemnisés à hauteur du préjudice qu’ils auraient subi alors que, en vertu du droit national, ils auraient dû, selon eux, être expropriés et percevoir une indemnité équivalant à la valeur totale des biens en cause.

55. La question que la Cour est appelée à trancher en l’espèce n’est pas celle de savoir si le montant de l’indemnité payée aux requérants suffisait à compenser le préjudice découlant des restrictions imposées à l’usage de leurs biens, pas plus qu’elle n’est de déterminer si l’article 1 du Protocole no 1 garantit d’une manière générale le droit d’un requérant à être exproprié. La tâche de la Cour est plutôt de déterminer si la législation nationale instaurait au profit des requérants un droit de délaissement avec une certitude suffisante pour pouvoir constituer un intérêt patrimonial protégé par la Convention.

56. La Cour observe que l’article 12, alinéa 9, de la loi no 2942 impose l’expropriation lorsque le terrain situé dans le voisinage d’un barrage n’est « plus utilisable ». Si le texte ne précise pas lui-même ce qu’il faut entendre par ces termes, il renvoie cependant à un règlement.

57. Ledit règlement énonce, quant à lui, de manière non équivoque en son article 17 que les terrains situés dans la zone de protection absolue entourant une réserve d’eau potable « sont expropriés ». Compte tenu de l’utilisation du verbe « être » et non du verbe « pouvoir », ce texte n’accorde aucune marge d’appréciation discrétionnaire à l’administration qui ne dispose pas de la liberté de choisir entre l’expropriation et le versement d’une indemnité moindre. Au contraire, la réglementation place les autorités sous l’égide d’une compétence liée en obligeant celles-ci à acquérir les biens et accorde ainsi aux propriétaires des terrains situés dans la zone de protection absolue un véritable droit de délaissement, c’est-à-dire un « droit à être exproprié ».

58. Aux yeux de la Cour, ce droit au délaissement prévu par la réglementation interne constitue un « intérêt patrimonial » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. En d’autres termes, le droit à être exproprié et à obtenir le versement d’indemnités correspondant à la valeur des terrains constitue, un « bien » aux fins de la disposition susmentionnée (comparer avec Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §§ 122 à 125 et 129 à 133, CEDH 2004‑V, qui concerne le refus d’exécuter un droit à une mesure compensatoire – qualifié de droit à être crédité – reconnu par le droit national).

59. En refusant d’exproprier les terrains concernés et en optant pour le versement d’une indemnité en compensation du préjudice lié aux restrictions imposées à l’usage des biens, les autorités ont porté atteinte à cet intérêt patrimonial conféré par le droit interne et protégé par la Convention.

60. Une telle atteinte ne peut passer pour conforme aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 étant donné non seulement qu’elle ne repose sur aucune base légale mais encore qu’elle ne bénéficie d’aucune justification sérieuse. En effet, les autorités judiciaires ont insuffisamment motivé leur choix d’ordonner le versement d’une indemnité correspondant à la dépréciation de la valeur du bien plutôt que de mettre en œuvre le droit de délaissement des requérants en prononçant l’expropriation et en octroyant une indemnité correspondant à la valeur des biens. À cet égard, force est de constater que les tribunaux nationaux ne se sont pas prononcés sur l’article 17 du règlement susmentionné. Le Gouvernement n’a, lui non plus, avancé aucun motif sérieux justifiant cette ingérence.

61. Partant, il y a eu violation de cette disposition en ce qui concerne les terrains immatriculés au registre foncier comme « lot 84 parcelle 72 » et « lot 84 parcelle 76 ».

b) Quant au terrain no 81⁄44

62. La Cour observe que le terrain no 81⁄44, qui est situé dans la zone de protection rapprochée, fait lui aussi l’objet d’un certain nombre de restrictions visant à protéger la qualité de l’eau du barrage. Ainsi, toute construction sur ce terrain est prohibée. Par ailleurs, les activités agricoles n’y sont autorisées que sur agrément du ministère compétent et sous réserve qu’aucun engrais artificiel ou autre produit chimique ne soit utilisé.

63. Les autorités ont versé aux intéressés des indemnités pour compenser le préjudice découlant de ces restrictions.

64. Les requérants mettent en cause, comme pour les deux autres biens, la décision de les indemniser à hauteur du préjudice plutôt que de les exproprier.

65. La Cour relève que la situation de ce bien, qui se trouve dans la zone de protection rapprochée, diffère de celle des deux autres terrains.

66. En effet, la réglementation nationale n’établissait pas, s’agissant de ce terrain, de « droit à être exproprié ».

67. L’article 12 de la loi no 2942 lie l’obligation d’exproprier les biens situés dans le voisinage d’un barrage à la condition que ceux-ci ne soient « plus utilisables ». Or les juridictions nationales n’ont jamais considéré que le bien litigieux était devenu inutilisable au sens de cette disposition. On ne saurait dès lors affirmer qu’en l’espèce les requérants tenaient de cet article un droit à être expropriés.

68. Quant au règlement, il n’énonce pas que les restrictions affectant les biens situés dans une zone de protection rapprochée rendent par principe ces biens inutilisables et ne prévoit pas autrement d’obligation d’exproprier.

69. Par conséquent, en l’absence de « droit à être exproprié » reconnu par le droit interne et susceptible de constituer un intérêt patrimonial protégé par la Convention et donc un « bien », le versement d’une indemnité correspondant au préjudice découlant des restrictions réglementaires était de nature à établir un juste équilibre entre les droits des requérants et ceux de la société.

70. Cela étant, le versement d’une indemnité ne peut maintenir un tel équilibre que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre son montant et le préjudice qu’il vise à compenser.

71. À cet égard, la Cour observe que l’expert mandaté par le TGI avait estimé à 40 % la dépréciation de la valeur du terrain causée par les restrictions affectant son usage. Or le juge a fixé les indemnités à 25 % de la valeur du bien.

72. Il est vrai que le rapport d’expertise ne liait pas le TGI, qui pouvait allouer une indemnité inférieure à celle déterminée par l’expert. Cependant pour faire cela dans le respect de l’article 1 du Protocole no 1, il lui revenait d’exposer les raisons pour lesquelles il écartait les conclusions de l’expertise et les motifs précis pour lesquels il convenait de diminuer le pourcentage de la dépréciation. À cet égard, la Cour estime qu’un simple énoncé des critères à prendre en compte ne peut passer pour une motivation suffisante dès lors que le juge n’a pas indiqué pourquoi et comment la prise en compte desdits critères devait conduire à limiter la dépréciation à 25 %.

73. Malgré la compétence limitée dont elle dispose pour connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions nationales, la Cour estime que la manière dont le montant des indemnités a été fixé ne lui permet pas d’affirmer que celui-ci est raisonnablement en rapport avec le préjudice subi.

74. Sur ce point, la Cour rappelle que les garanties procédurales de l’article 1 du Protocole no 1 impliquent qu’une absence d’obligation pour les tribunaux d’exposer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions rendrait théoriques et illusoires les droits garantis par la Convention. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose, tout de même, que la partie lésée puisse s’attendre à un traitement attentif et soigné de ses prétentions essentielles (Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05, 34786/05, 34800/05 et 34811/05, § 54, 1erfévrier 2011, et les références qui y figurent).

75. Par conséquent, rien ne permet de conclure que le juste équilibre devant régner entre l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde des droits des requérants ait été maintenu.

76. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne le terrain immatriculé au registre foncier comme « lot 81 parcelle 44 ».

MALFATTO ET MIEILLE c. FRANCE du 6 octobre 2016, requêtes nos 40886/06 et 51946/07

Non violation de l'article 1 du Protocole 1, la construction sur la bande de 100 mètres de la plage est interdite pour des causes d'intérêt général évident après les tempêtes de type Xynthia. Cette interdiction ne viole pas la Convention alors que le requérant a eu bel de construire durant 15 ans.

58. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98) : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).

59. La Cour relève que les terrains des requérants, classés comme constructibles, avaient fait l’objet d’une autorisation de lotir, et qu’en vertu de l’adoption de deux textes successifs (la directive d’aménagement national du 25 août 1979 et la « loi littoral » du 3 janvier 1986), ils ont été frappés d’une interdiction absolue de construire en raison de ce qu’ils étaient situés dans la bande de cent mètres du littoral.

60. Le Gouvernement reconnaît qu’il s’agit d’une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens. La Cour observe que ces derniers n’ont pas été privés de leur propriété et que leurs droits réels sur leurs biens restent intacts, même si leur valeur a été affectée. Elle considère en conséquence que cette ingérence relève de la réglementation de l’usage des biens, au sens du deuxième alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Sporrong et Lönnroth, précité, § 64, Longobardi et autres c. Italie (déc.), no 7670/03, 26 juin 2007, Depalle, précité, § 80 et Antunes Rodrigues c. Portugal, no 18070/08, § 27, 26 avril 2011).

61. Selon une jurisprudence bien établie, cet alinéa doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l’article 1. En conséquence, une mesure d’ingérence doit respecter le principe de légalité et ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante (Depalle, précité, § 83 et Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 67, 16 novembre 2010).

62. En l’espèce, les requérants ne contestent pas la légalité de l’ingérence. La Cour doit donc déterminer si le « juste équilibre » a été respecté.

63. S’agissant en premier lieu de la finalité de l’ingérence, la Cour constate qu’elle relevait d’une politique générale d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement et rappelle avoir dit en particulier que la protection du rivage de la mer constitue un but légitime dans l’intérêt général (Depalle, précité, § 81).

64. La Cour a par ailleurs souvent rappelé que les politiques d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement, où l’intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, laissent à l’État une marge d’appréciation plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils. Dans la mise en œuvre de ces politiques, l’État peut notamment être amené à intervenir dans le domaine public et même à prévoir, dans certaines circonstances, l’absence d’indemnisation dans plusieurs situations relevant de la réglementation de l’usage des biens (Antunes Rodrigues, précité, § 32 et la jurisprudence citée). En effet, dans de telles situations, l’absence d’indemnisation est l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté, mais elle ne saurait, à elle seule, être constitutive d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 (Depalle, précité, § 91).

65. La Cour observe que, tel qu’il a été interprété par le Conseil d’État, l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme permet au propriétaire dont le bien est frappé d’une servitude de prétendre à une indemnisation devant la juridiction administrative « dans le cas exceptionnel où il résulte de l’ensemble des conditions et circonstances dans lesquelles la servitude a été instituée et mise en œuvre, ainsi que de son contenu, que ce propriétaire supporte une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi » (paragraphe 37 ci-dessus).

66. La Cour estime qu’il s’agit là d’un système qui permet de mettre en balance les intérêts de l’intéressé et ceux de la communauté (Antunes Rodrigues, précité, § 35).

67. En l’espèce, les juridictions françaises ont estimé, après avoir entendu contradictoirement les arguments des parties et examiné tous les éléments pertinents, que le préjudice subi par les requérants n’ouvrait pas droit à indemnisation. La Cour ne décèle aucun élément permettant de conclure que leurs décisions seraient entachées d’arbitraire ou manifestement déraisonnables (Antunes Rodrigues, précité, § 36), compte tenu notamment de ce que la servitude d’inconstructibilité s’applique à la totalité du littoral français.

68. La Cour relève en particulier que la cour administrative d’appel a estimé que M. Henri Malfatto n’établissait pas un lien de causalité direct entre la servitude et son préjudice : elle a noté que s’il avait effectué, entre 1965 et 1972 des travaux préparatoires et de viabilisation du lotissement, il n’avait engagé, entre 1972 et 1989, date à laquelle il s’était vu opposer un refus de permis de construire (soit pendant quinze ans), aucune action tendant à la mise en œuvre des droits qu’il détenait de l’autorisation de lotir dont il bénéficiait depuis 1964.

69. Dès lors, la Cour observe que M. Henri Malfatto s’est abstenu pendant de nombreuses années d’exploiter son bien (mutatis mutandis décision Longobardi et autres précitée et Sinan Yildiz et autres c. Turquie, no 37959/04, 12 janvier 2010). Elle relève d’ailleurs que, pendant cette période, le seul lot qui a été vendu en 1972 à un tiers a pu être construit (paragraphe 12 ci‑dessus).

70. S’agissant des autres requérants, la Cour estime également raisonnable la conclusion des juridictions internes qui ont considéré qu’ils n’avaient pas personnellement supporté le coût des travaux et rappelé qu’une autorisation de lotir n’impliquait pas automatiquement le droit de construire. La Cour estime que la baisse de la valeur des terrains en cause ne saurait suffire, en tant que telle et en l’absence d’autres éléments, à mettre en cause ces conclusions.

71. Au vu de l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour estime qu’il n’y a pas eu rupture de l’équilibre entre les droits des requérants et l’intérêt général de la communauté.

72. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

MAHMUT SEZER c. TURQUIE du 23 septembre 2014 Requête 43545/09

Violation de l'article 1 du protocole 1 : le requérant achète un terrain pour construire. Classé en zone verte, il ne peut pas construire. Il n'a donc pas usage de son bien.

A.  Sur la recevabilité

17.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, reprochant au requérant de ne pas s’être opposé au plan local d’urbanisme litigieux et de ne pas en avoir demandé l’annulation. Il soutient que l’intéressé aurait également dû saisir les tribunaux administratifs d’une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative.

18.  S’agissant en premier lieu de la procédure visant à l’annulation d’un plan d’urbanisme déterminé, la Cour estime qu’elle ne pouvait avoir une incidence sur la présente requête, étant donné que le requérant se plaint des répercussions des limitations ayant frappé son terrain en l’absence d’indemnisation et non de l’irrégularité du plan d’urbanisme en question (Ziya Çevik c. Turquie, no 19145/08, § 27, 21 juin 2011, Hakan Arı c. Turquie, no 13331/07, § 28, 11 janvier 2011, Rossitto c. Italie, no 7977/03, § 19, 26 mai 2009, et Scordino c. Italie (no 2) (déc.), no 36815/97, 12 décembre 2002).

19.  S’agissant en deuxième lieu de l’action en dommages et intérêts devant les tribunaux administratifs, la Cour considère que le requérant peut passer pour avoir épuisé les voies de recours internes dans la mesure où il a saisi les juridictions nationales d’une demande tendant à faire annuler le refus de l’administration à sa demande alternative de permis de construire ou d’expropriation. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle applique la règle de l’épuisement des voies de recours internes en tenant dûment compte du contexte et avec une certaine souplesse, sans formalisme excessif. Elle réaffirme que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, §§ 39-43, CEDH 2009, et Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29801/03, § 84, CEDH 2008). Dès lors, elle estime, eu égard aux circonstances de la cause, qu’il serait excessif de reprocher au requérant de n’avoir pas introduit devant les tribunaux administratifs le recours mentionné par le Gouvernement. Autrement dit, la Cour considère que le requérant a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 59, CEDH 2000‑VII). Au demeurant, elle observe que le Gouvernement n’a pas démontré que la voie de recours visée par lui était disponible et adéquate dans la pratique relative à la violation incriminée. La Cour n’est pas convaincue que le recours fondé sur l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative était accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès.

20.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement.

21.  Elle constate par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B.  Sur le fond

22.  Le requérant soutient que la situation dénoncée a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il allègue subir une ingérence dans l’exercice du droit au respect de ses biens depuis 1982, date à laquelle l’administration a décidé de classer son terrain d’« espace vert ». Pendant toute cette période, son terrain doté du statut de terrain constructible aurait été frappé d’une restriction d’usage consistant en une interdiction de construire, jusqu’à ce que l’administration procédât, à une date indéterminée, à son expropriation. Le requérant se plaint de cette situation d’incertitude. Il reproche aux autorités leur inertie et soutient avoir perdu de la sorte la pleine jouissance du terrain. Compte tenu de la situation dénoncée, il estime qu’il y a eu une atteinte disproportionnée à son droit au respect de ses biens.

23.  Le Gouvernement réitère ses exceptions préliminaires. Il ajoute que la restriction dénoncée a été réalisée pour cause d’utilité publique et que celle-ci n’a pas imposée au requérant une charge excessive.

24.  La Cour considère qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de ses biens.

25.  Elle note en effet que, depuis 1982, le terrain de l’intéressé est classé « espace vert » dans le plan d’urbanisme alors qu’il a le statut de terrain constructible sur le registre foncier.

26.  Cette situation a eu pour conséquence non seulement que le terrain a été frappé d’une interdiction de construire mais aussi qu’il y a eu une restriction de la disponibilité du bien en cause.

27.  L’administration n’a pas exproprié pour autant le requérant de son terrain.

28.  Reste à savoir si cette ingérence a enfreint ou non les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1.

29.  La Cour observe qu’il n’y a pas eu de privation formelle de propriété puisque le droit de propriété du requérant est resté juridiquement intact. Cependant, elle rappelle que, en l’absence d’un transfert de propriété, elle doit aussi regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 63, série A no 52, et Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 38, série A no 50).

30.  À cet égard, elle relève que les effets de la situation litigieuse dénoncés par le requérant découlent tous des limitations apportées au droit de propriété et des conséquences de celles-ci sur la valeur de l’immeuble ; ils résultent donc tous de la restriction exercée sur la faculté de l’intéressé de disposer de son bien. Cela étant, la Cour note que, bien qu’il ait perdu de sa substance, le droit en cause n’a pas disparu. Les effets des mesures en question ne sont pas tels qu’on puisse les assimiler à une privation de propriété. Le requérant n’a perdu ni l’accès à son terrain ni la maîtrise de celui-ci et, en principe, la possibilité de vendre son bien, bien que rendue plus malaisée, a subsisté. Dans ces conditions, la Cour estime que la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce (Scordino c. Italie (no 2), no 36815/97, § 71, 15 juillet 2004, et Matos e Silva, Lda., et autres c. Portugal, 16 septembre 1996, § 85, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

31.  En revanche, elle considère que la situation dénoncée par le requérant relève de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1. (Sporrong et Lönnroth, précité, § 65, Erkner et Hofauer c. Autriche, 23 avril 1987, § 74, série A no 117, Poiss c. Autriche, 23 avril 1987, § 64, série A n117, Elia S.r.l. c. Italie, no 37710/97, § 57, CEDH 2001-IX, Scordino (n2), précité, § 73, Köktepe c. Turquie, no 35785/03, § 85, 22 juillet 2008, Hakan Arı, précité, § 37, Ziya Çevik, précité, § 36, et Hüseyin Kaplan c. Turquie, no 24508/09, § 39, 1 octobre 2013).

32.  La Cour doit donc rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du requérant (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69, et Phocas c. France, 23 avril 1996, § 53, Recueil 1996‑II).

33.  Sur ce point, la Cour considère que dans la mesure où le terrain du requérant était constructible sur le registre foncier, le requérant était légitimement en droit d’attendre l’obtention d’un permis de construire. Or le terrain a par la suite été soumis à une interdiction de construire en vue de son expropriation, et ce en vertu du plan d’urbanisme ayant affecté ce terrain à l’aménagement d’un « espace vert ». Cette interdiction a été maintenue de manière continue.

34.  La Cour rappelle avoir jugé que, dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement du territoire, les États contractants jouissaient d’une large marge d’appréciation pour mener leur politique urbanistique (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). Dans les circonstances de la cause, elle tient pour établi que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de ses biens répondait aux exigences de l’intérêt général. Néanmoins, elle ne saurait renoncer pour autant à exercer son pouvoir de contrôle.

35.  Elle observe que, durant toute la période concernée, le requérant est resté dans une incertitude complète quant au sort de sa propriété. À la date du 25 mai 2011, l’intéressé n’était toujours pas exproprié de son bien.

36.  La Cour estime que cet état des choses a entravé la pleine jouissance du droit de propriété du requérant, lequel ne peut ni construire sur un terrain doté du statut de terrain constructible. Cette situation a, de plus, eu des répercussions dommageables en ce qu’elle a, entre autres, considérablement affaibli les chances de l’intéressé de vendre son terrain.

37.  Enfin, la Cour constate que le requérant n’a vu sa perte compensée par aucune indemnisation. À cet égard, comme il a été précédemment souligné (voir paragraphe 19 ci-dessus), le Gouvernement n’a fait parvenir à la Cour aucune décision de justice démontrant que le droit interne eût été en mesure de remédier à l’incertitude attachée au sort du terrain de l’intéressé. Autrement dit, à la date d’introduction de la requête devant la Cour, quand un plan d’urbanisme était adopté et qu’il n’était pas exécuté, le droit turc ne prévoyait aucun recours en indemnisation pour les administrés lésés (voir dans le même sens, Ziya Çevik, précité, § 42).

38.  À la lumière de ces considérations, elle estime que le requérant a eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect de ses biens (Hüseyin Kaplan, précité, § 47, Hakan Arı, précité, § 46, Ziya Çevik, précité, § 47, Sporrong et Lönnroth, précité, §§ 73 et 74, Erkner et Hofauer, précité, §§ 78 et 79, Elia, précité, § 83, Rossitto, précité, § 45, Skibińscy c. Pologne, n52589/99, § 98, 14 novembre 2006, Skrzyński c. Pologne, n38672/02, § 92, 6 septembre 2007, Rosiński c. Pologne, no 17373/02, § 89, 17 juillet 2007, Buczkiewicz c. Pologne, no 10446/03, § 77, 26 février 2008, et Pietrzak c. Pologne, no 38185/02, § 115, 8 janvier 2008).

39.  Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

LA SAISIE CONSERVATOIRE D'UN BIEN

Uzan et autres c. Turquie du 5 mars 2019 requêtes n° 19620/05, 41487/05, 17613/08 et 19316/08

Violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) de la Convention européenne des droits de l’homme (à la majorité) dans le chef de Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan et (à l’unanimité) dans le chef de Ayla Uzan-Ashaboğlu, Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru. Mesures conservatoires ordonnées sur les biens de trois proches des dirigeants d’İmarbank et de deux de leurs employés : violation du droit de propriété.

La Cour juge en particulier que les autorités turques n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de la protection des droits des requérants au respect de leurs biens. Dans son raisonnement, la Cour relève entre autres que la durée de validité des restrictions en cause a duré près de 10 ans pour une requérante et plus de 12 ou 15 ans pour les autres requérants. Elle constate aussi le caractère automatique, généralisé et inflexible de ces mesures, ainsi que leur étendue (deux requérants, mineurs à l’époque des faits, ont été privés de la possibilité d’acquérir toutes sortes de biens ; les autres requérantes ont été empêchées de disposer de leur salaire, de leur véhicule etc.). Elle relève enfin l’absence d’éléments portant sur l’implication des requérants sur une quelconque fraude. La Cour rappelle qu’une ingérence dans les droits prévus par l’article 1 du Protocole n o 1 ne peut avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes.

À cet égard, elle constate que les requérants, qui n’étaient pas parties à la procédure pénale principale, n’ont pas bénéficié de ces garanties procédurales.

CEDH

a) Sur l’existence d’un bien et sur la nature de l’ingérence

189. En premier lieu, en ce qui concerne l’existence d’un bien, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en mettant en vigueur les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 217, CEDH 2015).

190.  La Cour rappelle également que la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits de propriété » et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Iatridis c. Grèce [GC], n31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 211, CEDH 2015).

191. La Cour réaffirme en outre que, bien que l’article 1 du Protocole no 1 ne vaille que pour des « biens actuels » et ne crée aucun droit d’en acquérir (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 82, CEDH 2011), dans certaines circonstances des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété, peuvent également bénéficier de la protection de cette disposition (voir, parmi beaucoup d’autres, Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 50, CEDH 2013 (extraits), et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 142-143, 20 mars 2018).

192. À ce sujet, elle redit qu’une espérance légitime doit être plus concrète qu’un simple espoir et se fonder sur une disposition juridique ou un acte juridique tel qu’une décision judiciaire. L’espoir de voir renaître un droit patrimonial éteint depuis longtemps ne peut être considéré comme un « bien », pas plus qu’une créance conditionnelle devenue caduque par la non‑réalisation d’une condition (Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, §§ 69 et 73, CEDH 2002-VII).De plus, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 50, CEDH 2004‑IX). En revanche, un intérêt patrimonial reconnu par le droit interne – même s’il est révocable dans certaines circonstances – peut s’analyser en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Beyeler, précité, § 105).

193. En l’espèce, pour ce qui est des requérantes Ayla Uzan‑Ashaboğlu, Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru, compte tenu des faits et décisions de justice exposés ci-dessus, la Cour considère, à la différence du Gouvernement, qui s’est exprimé sur ce point de manière générale sans rentrer dans les détails, que les salaires, les avoirs et les biens mobiliers et immobiliers sur lesquels les tribunaux internes ont ordonné des mesures conservatoires s’analysent en des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Pour ce qui est des requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan , à l’instar des juridictions internes et du Gouvernement, la Cour observe, d’une part, que ces deux requérants, qui étaient mineurs à l’époque des faits, n’avaient pas de biens actuels au sens de l’article 1 du Protocole 1 à la Convention et, d’autre part, qu’ils avaient l’espérance légitime d’en avoir pour le reste de leur vie. Eu égard au constat des juridictions internes selon lequel ils jouissaient de l’aptitude à avoir des droits et des obligations et qu’ils pourraient acquérir certains droits par le biais de l’héritage et des donations (paragraphe 33 ci-dessus), repris par le Gouvernement (paragraphe 185 ci-dessus), et eu égard au caractère automatique, généralisé et inflexible des mesures conservatoires et à leur durée incertaine, la Cour conclut que, bien que mineurs, les requérants susmentionnés pouvaient nourrir une « espérance légitime » relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

194. En deuxième lieu, en ce qui concerne la nature de l’ingérence, la Cour rappelle que la rétention des biens saisis par les autorités judiciaires dans le cadre d’une procédure pénale doit être examinée sous l’angle du droit pour l’État de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Smirnov c. Russie, no 71362/01, § 54, CEDH 2007‑VII, Borjonov c. Russie, no 18274/04, § 57, 22 janvier 2009, et Adamczyk c. Pologne (déc.), no 28551/04, 7 novembre 2006). Elle constate qu’en l’espèce les mesures conservatoires prises contre les requérants avaient en principe pour but non pas de priver ces derniers de leurs biens, mais seulement de les empêcher temporairement d’en user, dans l’attente de l’issue de la procédure pénale ainsi que du recouvrement des sommes réclamées par le FADE.

La Cour note également que selon Mme Ayla Uzan les autorités compétentes auraient mis en vente aux enchères ses biens, mais estime qu’une éventuelle privation de propriété dans ce contexte ne change à rien à la nature de l’ingérence qui doit toujours être examinée sous l’angle du droit pour l’État de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (Frizen c. Russie, no 58254/00, § 31, 24 mars 2005, Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie, no 75909/01, § 129, 20 janvier 2009, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 290, 28 juin 2018).

195. La Cour doit à présent rechercher si l’ingérence se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. À cet égard, il convient de redire que, pour être compatible avec cette disposition, une ingérence doit remplir trois conditions : elle doit « mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens », être conforme « à l’intérêt général » et respecter un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.

b) Sur le respect du principe de légalité

196. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94 et 95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées).

197. La Cour rappelle aussi que le principe de la légalité présuppose également l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Ex-Roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 79, CEDH CEDH 2000-XII, Beyeler, précité, §§ 109 et 110, et Fener Rum Patrikliği c. Turquie, no 14340/05, § 70, 8 juillet 2008). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine que celui-ci couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 109, 20 janvier 2009, et Yaşar Holding A.Ş., précité, § 92, 4 avril 2017).

198. En l’espèce, la Cour relève que les mesures conservatoires ont été ordonnées et maintenues sur le fondement de l’article 2 provisoire de la loi no 4969 du 31 juillet 2003, de l’article additionnel 1 de l’ancienne loi no 4389, telle que modifiée par la loi no 5020 du 26 décembre 2003, et de l’article 135 de la loi no 5411 du 19 octobre 2005. Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer in abstracto sur la compatibilité de ces dispositions avec la Convention, mais d’apprécier in concreto l’incidence de l’application de ces lois sur le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.La Cour rappelle que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne, même dans les domaines où la Convention s’en « approprie » les normes : par la force des choses, lesdites autorités sont spécialement qualifiées pour trancher les questions surgissant à cet égard (Zagrebačka banka d.d. c. Croatie, no 39544/05, § 263, 12 décembre 2013). C’est d’autant plus vrai lorsque sont en cause, comme en l’espèce, de difficiles questions d’interprétation du droit national (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007 I). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (ibidem, §§ 83 et 86). C’est pour cette raison que la Cour a jugé que, en principe, un requérant ne peut passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que la question du respect par lui des prescriptions légales appelle une décision de justice (voir, par exemple, Kopecký, précité, §§ 50 et 58, et Milašinović c. Croatie (déc.), no 26659/08, 1er juillet 2010, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018).

199. Dans la présente affaire, la Cour note que la loi no 4969 du 31 juillet 2003, qui, en son article 2 provisoire, a servi de fondement à l’ordonnance de mesures conservatoires et les autres lois applicables en l’espèce, qui ont servi à motiver le maintien de ces mesures, sont entrées en vigueur après la date de transfert de la gestion et du contrôle de İmarbank. Cela dit, une éventuelle application de l’article additionnel 1 de l’ancienne loi no 4389, telle que modifiée par la loi no 5020 du 26 décembre 2003, et de l’article 135 de la loi no 5411 du 19 octobre 2005 au cas des requérants n’aurait pas constitué per se une violation de l’article 1 du Protocole no 1, car cette dernière disposition n’interdit pas, en tant que telle, l’application rétroactive d’une loi en matière civile (voir, mutatis mutandis, M.A. et autres c. Finlande (déc.), no 27793/95, 10 juin 2003, et Di Belmonte c. Italie (no 2) (déc.), no 72665/01, 3 juin 2004).

200. En l’occurrence, aux yeux de la Cour, se posent plutôt la question de savoir si les lois qui ont servi de fondement aux mesures conservatoires étaient suffisamment accessibles, précises et prévisibles, et celle de savoir si les requérants, qui ont tous bénéficié d’une décision de non-lieu le 21 janvier 2004 – soit quelques mois après le déclenchement de l’affaire – et qui n’ont jamais été condamnés par les juridictions internes dans le cadre de cette affaire, pouvaient ou devaient s’attendre à une application automatique de ces mesures tout au long de la procédure. Il convient ainsi de déterminer, à la lumière de l’article 135 de la loi no 5411 – selon lequel les tribunaux internes doivent désigner les responsables des pertes financières, qui seront alors tenus de rembourser au FADE les sommes que ce dernier a dû verser aux clients de la banque dans le cadre de l’assurance sur les dépôts d’épargne –, si et dans quelle mesure, après l’adoption de la décision de non-lieu (pour tous les requérants) et celle des décisions d’acquittement (pour les requérantes Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru), les requérants pouvaient être tenues responsables du préjudice matériel subi par le FADE. La Cour est d’avis qu’une réponse affirmative ne semble pas être évidente.

201. En tout état de cause, la Cour note qu’il était loisible aux tribunaux, en vertu des lois en question, de décider le maintien des mesures conservatoires tant que toutes les sommes réclamées par le FADE n’avaient pas été recouvrées, et ce dans un contexte marqué par une incertitude quant à l’issue de la procédure pénale visant les responsables présumés des pertes financières étant donné l’absence de ces personnes. Pour les raisons énoncées ci-après, elle ne juge pas nécessaire d’examiner plus avant le point de savoir si un pouvoir discrétionnaire aussi vaste réponde au critère de légalité.

c) Sur le but légitime de l’ingérence

202. La Cour note qu’il n’est pas controversé entre les parties que les mesures litigieuses répondaient à un intérêt général, qui était d’empêcher l’usage de biens susceptibles d’avoir été acquis avec des fonds provenant d’activités criminelles. La question qui se pose est celle de savoir si, dans les circonstances concrètes de l’affaire, l’application des lois en question et la durée excessive et incertaine des mesures conservatoires ont imposé aux requérants des charges excessives.

d) Sur la proportionnalité de l’ingérence

203. Quant à la proportionnalité des mesures en cause, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige pour toute ingérence un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 83-95, CEDH 2005-VI). Ce juste équilibre est rompu si la personne concernée doit supporter une charge excessive et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 57, 31 mai 2011, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 300, 28 juin 2018).

204. En l’espèce, la Cour dit tout d’abord reconnaître l’importance et la complexité de l’affaire İmarbank pour les autorités financières, administratives et judiciaires turques, ainsi que la nécessité de prendre des mesures afin de protéger les droits d’un large nombre d’individus affectés par la situation, de minorer les pertes éventuelles et de prévenir tout acte frauduleux, de recouvrer les fonds publics et de trouver les responsables présumés des pertes financières. Destinées à empêcher les transferts frauduleux de fonds publics, les mesures conservatoires peuvent constituer une arme efficace et nécessaire pour combattre des actes frauduleux dans le milieu financier (voir, mutatis mutandis, Raimondo c. Italie, 22 février 1994, § 30, série A no 281‑A, et Arcuri c. Italie (déc.), no 52024/99, CEDH 2001‑VII). Dans ce contexte, la Cour constate que l’imposition des mesures provisoires par la 2e chambre du tribunal de police de Şişli, le 14 août 2003, ne va pas en soi à l’encontre du principe de proportionnalité. Elle constate en même temps que les mesures conservatoires et les saisies des biens appartenant aux requérants, que ces derniers soient parties ou non aux procédures, sont, par nature, des mesures sévères et restrictives. Pareilles mesures et saisies sont susceptibles d’affecter les droits d’un propriétaire à un point tel que son activité principale, voire ses conditions de vie, peuvent être compromises (voir, mutatis mutandis, JGK Statyba Ltd et Guselnikovas c. Lituanie, no 3330/12, § 129, 5 novembre 2013, Markass Car Hire Ltd c. Chypre, no 51591/99, § 39, 2 juillet 2002, et Vendittelli c. Italie, 18 juillet 1994, § 35, série A no 293‑A).

205. La Cour admet que l’ordonnance de mesures provisoires, en tant que telle, peut être justifiée par « l’intérêt général » si elle vise à prévenir les actes frauduleux afin de garantir la satisfaction du créancier. Toutefois, compte tenu du caractère restrictif des mesures préventives, il faut mettre fin à ces dernières dès lors qu’elles se révèlent ne plus être nécessaires (voir, mutatis mutandis, Raimondo, précité, § 36, et Vendittelli, précité, § 40) : en effet, plus les mesures provisoires restent en vigueur, plus l’impact sur la jouissance paisible du bien par le propriétaire est important (JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 130).

206. En l’occurrence, la Cour constate que le problème de la proportionnalité des mesures provisoires se pose plutôt à partir de la date à laquelle les requérants ont bénéficié de la décision de non-lieu du 21 janvier 2004.

207. Elle estime qu’en l’espèce la violation alléguée du droit de propriété des requérants est étroitement liée, entre autres, à la durée de la procédure et en est une conséquence indirecte (voir, mutatis mutandis, Kunić c. Croatie, no 22344/02, § 67, 11 janvier 2007, et JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 131). Il y a lieu de souligner que les mesures conservatoires litigieuses sont restées en vigueur au moins près de dix ans dans le cas de chacun des requérants.

208. Plus précisément, dans le cas des requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan, la Cour remarque que les mesures conservatoires ont été levées le 5 mai 2015.

209. En ce qui concerne la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu, la Cour note que le Gouvernement et l’intéressée s’accordent pour dire que les mesures prises à encontre de celle-ci sont toujours en vigueur.

210. Elle note que, pour la requérante Nimet Hülya Talu, ces mesures ont été levées le 16 avril 2013, alors que celle-ci a été acquittée 13 mars 2008, par la cour d’assises, des chefs de gestion d’opérations bancaires frauduleuse et de non‑communication des documents et renseignements requis par les autorités judiciaires.

211. Enfin, s’agissant de la requérante Bilge Doğru, il convient d’observer que, alors que le Gouvernement a informé la Cour de la levée, le 4 novembre 2013, des mesures conservatoires imposées à ladite requérante, le représentant de cette dernière a fourni des documents démontrant que les mesures visant le patrimoine de sa cliente – pourtant acquittée le 8 juillet 2008, par la cour d’assises, des chefs de gestion d’opérations bancaires frauduleuse et de non‑communication des documents et renseignements requis par les autorités judiciaires – étaient maintenues, du moins partiellement.

212. En évaluant la gravité de la charge imposée aux requérants, la Cour juge également pertinents les éléments suivants.

– La durée de la validité des restrictions en cause, qui se sont poursuivies sur plus de douze ans pour les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan, sur près de dix ans pour la requérante Nimet Hülya Talu, et sur plus de quinze ans pour les requérantes Bilge Doğru et Ayla Uzan‑Ashaboğlu (voir, par exemple, les affaires Sporrong et Lönnroth, précité, § 72, et JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 143, où les restrictions à la pleine jouissance du droit de propriété ont duré respectivement douze ans et plus de dix ans ; voir aussi Zelenchuk et Tsytsyura c. Ukraine, nos 846/16 et 1075/16, § 144, 22 mai 2018).

– L’étendue des restrictions en question, en ce qu’elles privent les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan de la possibilité d’acquérir toutes sortes de biens, et en ce qu’elles empêchent la requérante Nimet Hülya Talu de disposer de son salaire de professeur à l’université et de son véhicule, la requérante Bilge Doğru de ses économies et également de sa voiture, et la requérante Ayla Uzan‑Ashaboğlu de son domicile et aussi de son véhicule.

– Le caractère automatique, généralisé et inflexible des restrictions en cause, qui ne font pas l’objet d’un contrôle régulier individuel (comparer, mutatis mutandis, avec Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 54, CEDH 1999‑V, § 54, où la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 en partie car aucun tribunal n’était compétent pour statuer sur les conséquences pouvant découler du retard dans l’exécution des ordonnances d’expulsion dans l’affaire d’un propriétaire donné, Spadea et Scalabrino c. Italie, no 12868/87, §§ 37-40, 28 septembre 1995, et P. Plaisier BV et autres c. Pays-Bas (déc.), nos 46184/16, 47789/16 et 19958/17, § 91, 14 novembre 2017, où une évaluation individualisée de la gravité de la charge imposée à la requérante par les juridictions nationales n’a pas été exclue). À cet égard, il convient de constater que les requérants de la présente espèce n’ont jamais été condamnés par les juridictions internes dans le cadre de l’affaire pénale, et que les ordres de paiement émis à leur encontre ont été annulés par les tribunaux compétents. Ces derniers ont ainsi établi que les intéressés ne pouvaient être tenus pour responsables du préjudice matériel subi par le FADE.

– L’absence, dans le dossier, d’éléments qui laisseraient à penser que les requérants pouvaient avoir été impliqués dans une quelconque fraude. À cet égard, il importe de relever que les intéressés ont tous bénéficié d’une décision de non-lieu le 21 janvier 2004, approuvée par la cour d’assises de Beyoğlu le 10 mai 2004, et qu’ils n’étaient pas visés par la procédure pénale principale. Pour autant, les autorités internes n’ont envisagé de mesures alternatives que très tardivement, voire jamais. Dans le cas des requérantes Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru, il y a lieu de noter que celles‑ci ont bénéficié de décisions d’acquittement, le 13 mars 2008 et le 8 juillet 2008 respectivement, mais qu’une partie importante des mesures imposées sur leurs biens a continué à être en vigueur – et ce alors qu’aucune autre procédure pénale dirigée contre les intéressées n’était pendante –, et que les arriérés de salaire sur dix ans de la première de ces requérantes n’ont été versés qu’en 2013. De même, en ce qui concerne la requérante Ayla Uzan‑Ashaboğlu, il ne ressort pas du dossier que cette dernière, qui a pourtant bénéficié de décisions de justice rendues en sa faveur, s’est vu appliquer une quelconque mesure alternative.

Toujours est‑il qu’aucun élément du dossier n’indique que le recouvrement des créances publiques, dont le montant s’élevait à plus de 4 milliards EUR, méritait une meilleure protection que les biens des requérants (voir, mutatis mutandis, JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 120, et Lachikhina c. Russie, no 38783/07, § 63, 10 octobre 2017).

213. Par ailleurs, la Cour constate que l’attribution par la cour d’assises d’Istanbul à certains des requérants d’« une qualité autre que celle de parties au procès » a empêché et empêche toujours les intéressés de participer à la procédure pénale principale, à laquelle est pourtant attaché le sort de leurs droits. Or ni les juridictions internes, dans leurs décisions, ni le Gouvernement, dans ses observations, n’ont expliqué quel était le fondement de l’octroi de cette qualité auxdits requérants.

214. En outre, la Cour estime qu’il convient de ne pas négliger l’importance des obligations procédurales au titre de l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, elle a maintes fois relevé que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002‑VII, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII (extraits), Anheuser-Busch Inc., précité, § 83, J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 57, CEDH 2007‑III, Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre 2011, et Giavi c. Grèce, no 25816/09, § 44, 3 octobre 2013 ; voir également, mutatis mutandis, Al‑Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 123, 20 juin 2002, et Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10 et 4 autres, § 188, 4 mars 2014). Une ingérence dans les droits prévus par l’article 1 du Protocole no 1 ne peut ainsi avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permette de discuter des aspects présentant de l’importance pour l’issue de la cause. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir, parmi d’autres, AGOSI c. Royaume-Uni, no 9118/80, § 55, 24 octobre 1986, Hentrich c. France, § 49, 22 septembre 1994, série A no 296‑A, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV, Gáll c. Hongrie, no 49570/11, § 63, 25 juin 2013, Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne, no 38963/08, § 74, 4 novembre 2014, et G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 302).

215. Dans la présente affaire, la Cour estime que l’imposition et le maintien automatique des mesures conservatoires sur les biens des requérants en application des lois susmentionnées, justifiés, dans le cas des uns, par le seul fait de l’existence d’un lien de parenté avec les dirigeants de la banque et, dans le cas des autres, par le seul fait de l’exercice, à un moment donné, de responsabilités au sein de la banque – et ce en dépit du prononcé de décisions de non-lieu et d’acquittement pour tous les chefs d’accusation –, s’accordent mal avec ces principes puisqu’ils ne permettent pas au juge d’évaluer quels sont les instruments les plus adaptés aux circonstances spécifiques de l’espèce ni, plus généralement, d’effectuer une mise en balance entre le but légitime sous-jacent et les droits des intéressés touchés par ladite sanction. De plus, les requérants n’ayant pas été parties à la procédure pénale principale, ils n’ont bénéficié d’aucune des garanties procédurales visées au paragraphe précédent (voir, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 303).

216. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les autorités turques n’ont pas ménagé un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de la protection des droits des requérants au respect de leurs biens. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.

LIMITATION DE L'UTILISATION D'UN BIEN CULTUREL

Petar Matas c. Croatie du 4 octobre 2016, requête no 40581/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Restrictions excessives de l’usage d’un atelier de réparation automobile dans l’attente d’une évaluation pour le patrimoine culturel
La Cour relève que les autorités savaient que M. Matas avait acheté le bâtiment en question pour en faire un usage commercial, et qu’à l’époque de cet achat rien n’indiquait que des mesures seraient appliquées à des fins de protection du patrimoine culturel. De plus, bien que les mesures de protection préventive n’aient pas privé M. Matas de son atelier, elles ont entraîné un certain nombre de restrictions importantes à l’usage de sa propriété, notamment à la possibilité d’en faire un usage commercial si bon lui semblait.

Cette mesure de contrôle, fondée sur l’article 10 de la loi sur le patrimoine culturel, était prévue par la loi et poursuivait le but légitime consistant à protéger et à faire connaître les racines historiques, culturelles et artistiques d’une région et de ses habitants.

La Cour juge cependant que cette atteinte aux droits de propriété de M. Matas pour des raisons liées au patrimoine culturel ne satisfait pas aux exigences en matière de protection du droit de propriété qui découlent de la Convention européenne. Elle souligne notamment ses réserves quant à deux aspects de la conduite des autorités dans la cause de M. Matas.

En premier lieu, alors que deux mesures de protection préventive ont été appliquées au bâtiment de M. Matas sur une période de six ans, les autorités ne semblent avoir procédé pendant cet intervalle à aucun mesurage ni aucune évaluation ou étude destinés à déterminer la valeur du bien pour le patrimoine culturel. La Cour ne peut accepter la justification donnée à une si longue application des mesures de prévention, à savoir l’impossibilité où les autorités se seraient trouvées d’obtenir auprès du tribunal municipal de Split un extrait du cadastre concernant le bâtiment en question. En effet, les données cadastrales sont des informations publiques faciles à obtenir par le biais d’Internet et par d’autres moyens.

En second lieu, la procédure menée par les autorités nationales dans la cause de M. Matas a été entachée de plusieurs omissions d’ordre procédural. Lorsqu’elles ont ordonné les mesures de protection préventive en mars 2003 et en janvier 2007, les autorités locales n’ont pas informé M. Matas de la nécessité de prendre ces mesures ; elles n’ont pas non plus transmis leurs décisions à l’intéressé. Elles n’ont donc pas tenu compte de son avis sur la question et de l’impact que ces mesures auraient sur ses droits de propriété.

En outre, en dépit des arguments clairs de M. Matas quant à l’impact des restrictions litigieuses sur ses projets commerciaux liés à l’atelier, le tribunal administratif n’a pas cherché à savoir si l’application prolongée des mesures de protection préventive avait eu un effet disproportionné sur les droits de propriété du requérant. De surcroît, les omissions du tribunal administratif n’ont pas été réparées par la Cour constitutionnelle. Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

DÉCISION D'IRRECEVABILITE DU 3 JUIN 2013

Fürst von Thurn und Taxis c. Allemagne requête no 26367/10

EN MATIÈRE DE PATRIMOINE CULTUREL

Le refus de lever les restrictions à l’usage de biens hérités ayant une valeur historique et culturelle se justifie par des raisons d’intérêt général

L'affaire concerne la plainte introduite par le prince Albert von Thurn und Taxis au sujet de certaines restrictions à l’usage d’une bibliothèque et d’archives présentant une grande valeur historique et culturelle, biens dont il a hérité et qui ont appartenu à un fonds fiduciaire familial jusqu’en 1939.

La Cour conclut notamment que la préservation d’un élément important du patrimoine culturel peut justifier un contrôle de la part d’une autorité de l’Etat, que le requérant ne s’est pas vu refuser l’autorisation d’effectuer certaines transactions particulières à propos de ces biens et qu’il n’est en conséquence pas établi qu’il a été totalement privé de la possibilité d’user de ses biens de manière raisonnable ; elle dit aussi qu’il ne se trouve pas dans une situation comparable à celle d’un propriétaire de biens n’ayant jamais appartenu à un fonds fiduciaire familial.

Article 1 du Protocole no 1

Etant donné que la plainte du requérant porte seulement sur le refus opposé par les tribunaux allemands, à la suite de sa demande formulée en 2002, de lever les mesures prises en 1943, et non l’adoption même de ces mesures, la compétence de la Cour pour connaître de cet aspect de la requête n’est pas exclue ratione temporis.

La Cour considère que les dispositions pertinentes de la loi sur la dissolution des fonds fiduciaires familiaux, même si elles sont rédigées en termes généraux, constituent une base légale suffisante pour les mesures restrictives en cause. De plus, le requérant ne conteste pas que l’ingérence dans ses droits visait un but légitime, à savoir la protection du patrimoine culturel allemand.

S’agissant de l’équilibre devant être ménagé entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits du requérant, la Cour note que ce dernier a acquis par voie de succession la propriété de la bibliothèque et des archives alors que ces biens faisaient déjà l’objet de restrictions, puisqu’elles ont été imposées en 1943. Au moment de cette acquisition, il ne pouvait donc ignorer l’existence des restrictions en cause.

Au sujet de la première mesure – le placement des biens sous le contrôle des directeurs de la bibliothèque et des archives du Land de Bavière – la Cour considère que la protection d’un élément important du patrimoine culturel peut justifier de le placer sous le contrôle d’une autorité compétente de l’Etat. De plus, le requérant n’a nullement avancé que cette autorité exerçait son pouvoir de contrôle de manière disproportionnée.

La deuxième mesure – l’obligation pour le propriétaire d’alors et ses héritiers d’obtenir l’autorisation de l’autorité de contrôle avant de modifier, déplacer ou céder la bibliothèque ou les archives – la Cour observe que le requérant n’a pas déclaré qu’il avait sollicité l’autorisation d’effectuer une certaine transaction portant sur ses biens et qu’elle lui avait été refusée. Dès lors, il n’est pas établi qu’il a été entièrement privé de la possibilité de faire usage de ses biens de manière raisonnable. De plus, les tribunaux allemands ayant examiné au fond sa demande de levée des mesures, le requérant a pu contester en justice la nécessité des restrictions.

Quant à la troisième mesure, à savoir l’obligation pour le propriétaire de conserver la bibliothèque et les archives « en bon ordre », la Cour reconnaît que les frais d’entretien de tels biens sont considérables. Elle estime cependant que ces frais sont également nécessaires pour préserver la valeur des biens du requérant.

Vu ces considérations et eu égard à l’ample marge d’appréciation reconnue à l’Etat dans le domaine du contrôle de l’usage des biens, la Cour considère que la décision de ne pas lever les mesures de restriction n’a pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée et excessive. Il n’y a dès lors aucune apparence de violation de l’article 1 du Protocole no 1. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté.

Article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

La Cour n’a pas compétence ratione temporis pour rechercher si les décisions émises en 1943, soit avant l’entrée en vigueur de la Convention, ont entraîné une discrimination envers les propriétaires antérieurs des biens détenus par le requérant. Pour ce qui est de la décision de ne pas lever les mesures, adoptée par les tribunaux allemands après que le requérant les eut saisis en 2002, la Cour prend note de la conclusion de ces juridictions selon laquelle les circonstances sociales et historiques relatives à l’acquisition de biens ayant appartenu à des fonds fiduciaires familiaux ne sauraient se comparer avec les conditions d’acquisition d’autres biens « civils ». Dans ces conditions, la Cour considère que le requérant, en sa qualité de propriétaire de biens auparavant acquis dans des conditions privilégiées et ayant appartenu à un fonds fiduciaire familial, se trouve dans une situation qui n’est pas comparable à celle des propriétaires de biens n’ayant jamais appartenu à un tel fonds. Il s’ensuit qu’il n’y a aucune apparence de violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, ce grief est lui aussi manifestement mal fondé et doit être rejeté.

ÉCHELONNEMENT DE LA DETTE DE L'ÉTAT

Décision d'Irrecevabilité du 4 septembre 2012 Dumitru et autre C. Roumanie Requête 57265/08

L'ETAT SOUMIS A UNE CRISE ECONOMIQUE PEUT ECHELONNER LE PAIEMENT DE SES DETTES DUES A SES FONCTIONNAIRES.

38.  La Cour rappelle que l’exécution d’un jugement ou d’un arrêt de justice fait partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II).

L’inexécution par un État contractant d’une décision de justice rendue contre lui peut constituer une violation du droit du justiciable à un tribunal consacré par l’article 6 § 1 de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 34, CEDH 2002‑III). Elle peut, en outre, porter atteinte au droit du justiciable au respect de ses biens, lorsque le jugement en sa faveur fait naître une créance certaine qui doit être qualifiée de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Bourdov, précité, § 40).

39.  Une autorité de l’État ne saurait prétexter un manque de ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice. S’il est vrai qu’un retard dans l’exécution d’une décision de justice peut se justifier dans des circonstances particulières, ce retard ne saurait être tel que la substance même du droit protégé par l’article 6 § 1 de la Convention s’en trouverait affectée (voir, entre autres, Hornsby précité, § 40; Jasiūnienė c. Lituanie, no 41510/98, § 27, 6 mars 2003 ; Qufaj Co. Sh.p.k. c. Albanie, no 54268/00, § 38, 18 novembre 2004, et Beshiri et autres c. Albanie, no 7352/03, § 60, 22 août 2006).

40.  En même temps, pour juger du respect de l’exigence d’exécution dans un délai raisonnable, la Cour prend en compte la complexité de la procédure, le comportement des parties, ainsi que l’objet de la décision à exécuter (Raïlian c. Russie, no 22000/03, § 31, 15 février 2007).

Afin de répondre à la question de savoir si l’article 6 a été respecté, la Cour doit prendre en compte le comportement de toutes les autorités nationales concernées, y compris celle du législateur national (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, §§ 48‑49, série A no 44).

41.  Appelée à se prononcer sur le respect de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour a considéré que le législateur devait jouir, dans la mise en œuvre de ses politiques, notamment sociales et économiques, d’une grande latitude pour se prononcer tant sur l’existence d’un problème d’intérêt public appelant une réglementation que sur le choix des modalités d’application de cette dernière. La Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’intérêt général, sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 45, série A no 169).

42.  En outre, elle a jugé incompatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention un aménagement du paiement de dettes établies par voie judiciaire, dès lors que l’acte d’aménagement n’avait pas qualité de « loi » au sens de la jurisprudence de la Cour (SARL Amat-G et Mébaghichvili c. Géorgie, n2507/03, § 61, CEDH 2005‑VIII) ou que le mécanisme d’aménagement, bien que répondant à la notion de « loi », avait été appliqué d’une manière défectueuse (Suljagić c. Bosnie‑Herzégovine, n27912/02, §§ 56-57, 3 novembre 2009).

43.  En l’espèce, la Cour observe qu’il n’est pas reproché au gouvernement défendeur d’avoir refusé d’exécuter des décisions de justice reconnaissant aux requérants des droits de nature patrimoniale. Les intéressés ne prétendent pas non plus que les dispositions légales adoptées en la matière visaient à laisser sans aucun effet ces décisions judiciaires.

44.  Les requérants se plaignent essentiellement de l’échelonnement, décidé par voie législative, de l’exécution des créances qui leur sont dues en vertu de décisions de justice.

La Cour est appelée à examiner si cet échelonnement, tel qu’appliqué aux requérants, est compatible avec la Convention.

45.  Elle constate qu’entre 2008 et 2011, l’État roumain a adopté plusieurs actes normatifs suspendant de jure l’exécution forcée de créances dues aux fonctionnaires en vertu de décisions judiciaires et introduisant un système d’exécution de ces créances consistant en des versements par tranches annuelles.

La première ordonnance du 11 juin 2008 (déclarée inconstitutionnelle le 12 mai 2009), fut suivie de l’OGU no 71/2009 fixant le règlement de ces créances en trois tranches annuelles, de 2010 à 2012.

En 2010, l’OGU no 45/2010 prescrivit que le paiement des sommes dues se ferait toujours par trois tranches annuelles, mais entre 2012 et 2014.

Enfin, en décembre 2011, la loi no 230/2011 étala ce règlement sur cinq ans, de 2012 jusqu’en 2016, avec des annuités progressives, allant de 5 % lors de la première année à 35 % la dernière année (paragraphes 24-27 ci‑dessus).

46.  Le Gouvernement justifie ces mesures par le fait qu’en 2008 le pays s’est trouvé confronté à une situation de déséquilibre budgétaire important, susceptible de mettre en péril la santé financière du pays. Selon lui, ce déséquilibre résultait, entre autres, d’un très grand nombre de décisions judiciaires octroyant à certaines catégories de fonctionnaires, par voie d’interprétation des dispositions légales destinées à d’autres catégories, des droits de caractère patrimonial. En outre, la dégradation de la situation financière du pays a continué au-delà de l’année 2008, dans un contexte de crise financière très sévère touchant de nombreux pays, de sorte que le Gouvernement a dû adapter aux réalités économiques le mécanisme d’échelonnement mis en place.

47. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que des mesures prises afin de sauvegarder l’équilibre budgétaire entre les dépenses et les recettes publiques pouvaient être considérées comme poursuivant un but d’utilité publique (Mihăieş et Senteş c. Roumanie (déc.), no 44232/11 et 44605/11, 6 décembre 2011, Šulcs c. Lettonie (déc.), no 42923/10, § 24, 6 décembre 2011, et Panfile c. Roumanie (déc.), no 13902/11, § 21, 20 mars 2012).

48.  En l’espèce, elle note qu’à partir de 2009, la Roumanie a dû faire face à une grave crise économique et financière. Les autorités nationales se trouvant en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique », la Cour est prête à admettre que, comme le soutient le Gouvernement, les mesures contestées visaient un but d’utilité publique.

49.  Pour déterminer si lesdites mesures étaient proportionnées au but poursuivi – établir l’équilibre budgétaire tout en évitant la dégradation de la situation sociale la Cour estime qu’il y a lieu de rechercher si, en l’espèce, le traitement réservé aux requérants a permis le maintien d’un équilibre entre les intérêts en cause.

50.  Elle note que les requérants disposaient de droits fermes et intangibles en vertu de décisions de justice définitives prononcées entre février et avril 2008. La Cour constate que, bien que le mécanisme d’échelonnement mis en place ait subi de modifications, les autorités de l’État l’ont respecté, en faisant preuve de diligence dans l’exécution des décisions de justice susmentionnées.

Ainsi, conformément au droit en vigueur (paragraphe 24 ci-dessus), les requérants ont reçu dès octobre 2008 une première tranche représentant 30 % du montant total des créances dues. En septembre 2010, une somme supplémentaire égale à 25 % de la deuxième tranche de 34 % du montant total leur a été versée, alors même qu’en vertu de l’OGU no 45/2010 du 19 mai 2010, la deuxième tranche aurait dû être payée en 2012.

Comme l’exigeait la loi, le montant des sommes versées était à chaque fois indexé sur l’indice des prix à la date du versement.

A ce jour, les requérants ont reçu plus d’un tiers de la somme totale octroyée par les tribunaux, le restant de cette somme devant être versé, selon la législation en vigueur, de manière échelonnée, jusqu’en 2016. Rien dans le dossier n’indique que le Gouvernement n’ait pas l’intention de respecter ce calendrier.

51.  Compte tenu de ce qu’une partie substantielle des créances dues aux requérants leur a déjà été versée, la Cour ne saurait considérer que la substance même du droit des requérants s’est trouvée affectée.

En tout état de cause, au vu de l’ensemble des éléments ci-dessus et du contexte particulier de la présente affaire, la Cour considère que l’aménagement du règlement des créances dues aux requérants ne saurait être considéré comme déraisonnable.

52.  Partant, la Cour estime que la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité, Déclare la requête irrecevable.

JURISPRUDENCE FRANÇAISE

Le Décret n° 2015-1572 du 2 décembre 2015 est relatif à l'établissement d'une servitude d'utilité publique en tréfonds.

L'INTERDICTION D'EXPORTER DES OEUVRES D'ART

CONSEIL CONSTITUTIONNEL : Décision n° 2014-426 QPC du 14 novembre 2014

Décision n° 2014-426 QPC du 14 novembre 2014 - M. Alain L. [Droit de retenir des oeuvres d'art proposées à l'exportation]

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 8 septembre 2014 par le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Alain L. Cette question était relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 2 de la loi du 23 juin 1941 relative à l'exportation des œuvres d'art.

La loi du 23 juin 1941 a régi l'exportation des œuvres d'art jusqu'à son abrogation par la loi du 31 décembre 1992. Son article 2 instaure, au profit de l'État, le droit de retenir des objets présentant un intérêt historique ou artistique dont l'autorisation d'exportation a été refusée en application de l'article 1er de la même loi. Ce droit peut être exercé pendant une période de six mois suivant la demande tendant à obtenir cette autorisation d'exporter sans que le propriétaire ne manifeste aucune intention de les aliéner.

Le Conseil constitutionnel a relevé que la possibilité pour l'État de refuser l'autorisation d'exportation, qui fait obstacle à toute sortie de ces biens du territoire national, assure la réalisation de l'objectif de maintien sur le territoire national des objets présentant un intérêt historique ou artistique. Il en a déduit que la privation de propriété permise par les dispositions contestées n'est pas nécessaire pour atteindre un tel objectif. Dès lors, le Conseil a jugé qu'en prévoyant l'acquisition forcée de ces biens par une personne publique, alors que leur sortie du territoire national a déjà été refusée, le législateur a instauré une privation de propriété sans fixer les critères établissant une nécessité publique. Les dispositions contestées méconnaissent donc les exigences de l'article 17 de la Déclaration de 1789.

La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 2 de la loi du 23 juin 1941 prend effet à compter de la date de la publication de la décision du Conseil. Elle peut être invoquée dans toutes les instances introduites à la date de la publication de la présente décision et non jugées définitivement à cette date.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu la loi n° 2595 du 23 juin 1941 relative à l'exportation des œuvres d'art ;

Vu la loi n° 92-1477 du 31 décembre 1992 relative aux produits soumis à certaines restrictions de circulation et à la complémentarité entre les services de police, de gendarmerie et de douane ;

Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Vu les observations produites pour le requérant par Me Lionel Levain, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 30 septembre 2014 ;

Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 30 septembre 2014 ;

Vu les pièces produites et jointes au dossier ;

Me Levain, pour le requérant, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 4 novembre 2014 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant qu'aux termes de l'article 2 de la loi du 23 juin 1941 relative à l'exportation des œuvres d'art : « L'État a le droit de retenir, soit pour son compte, soit pour le compte d'un département, d'une commune ou d'un établissement public, au prix fixé par l'exportateur, les objets proposés à l'exportation.
« Ce droit pourra s'exercer pendant une période de six mois » ;

2. Considérant que, selon le requérant, les dispositions contestées, qui permettent à l'État de retenir certaines œuvres d'art au profit de collections publiques, portent atteinte au droit de propriété ; qu'il fait notamment valoir que ces dispositions ne prévoient pas une juste et préalable indemnisation du propriétaire de l'œuvre ainsi expropriée ;

3. Considérant qu'aux termes de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité » ; qu'afin de se conformer à ces exigences constitutionnelles, la loi ne peut autoriser qu'une personne ne soit privée de sa propriété qu'en vertu d'une nécessité publique légalement constatée ;

4. Considérant que la loi du 23 juin 1941 a régi l'exportation des œuvres auxquelles elle était applicable jusqu'à son abrogation par la loi du 31 décembre 1992 susvisée ; qu'elle avait pour objet d'interdire la sortie du territoire, sans contrôle, des objets présentant un intérêt national d'histoire ou d'art ; qu'en vertu de l'article 1er de la loi du 23 juin 1941, l'exportation de tels objets requiert la délivrance d'une autorisation du secrétaire d'État à l'Éducation nationale et à la Jeunesse, qui doit se prononcer dans le délai d'un mois à compter de la déclaration fournie à la douane par le propriétaire qui entend exporter ces objets ; que ce régime d'autorisation est applicable aux objets d'ameublement antérieurs à 1830, aux œuvres des peintres, graveurs, dessinateurs, sculpteurs et décorateurs antérieures au 1er janvier 1900 ainsi qu'aux objets provenant des fouilles pratiquées en France ou en Algérie ;

5. Considérant que les dispositions contestées de l'article 2 de la loi du 23 juin 1941 instaurent, au profit de l'État, le droit de « retenir » les objets dont l'autorisation d'exportation a été refusée en application de l'article 1er ; que ce droit peut être exercé pendant une période de six mois suivant la demande tendant à obtenir cette autorisation d'exporter sans que le propriétaire ne manifeste aucune intention de les aliéner ; que, par suite, cette appropriation par une personne publique de biens mobiliers entraîne une privation du droit de propriété au sens de l'article 17 de la Déclaration de 1789 ;

6. Considérant que la possibilité de refuser l'autorisation d'exportation assure la réalisation de l'objectif d'intérêt général de maintien sur le territoire national des objets présentant un intérêt national d'histoire ou d'art ; que la privation de propriété permise par les dispositions contestées alors en vigueur n'est pas nécessaire pour atteindre un tel objectif ; qu'en prévoyant l'acquisition forcée de ces biens par une personne publique, alors que leur sortie du territoire national a déjà été refusée, le législateur a instauré une privation de propriété sans fixer les critères établissant une nécessité publique ; que, par suite, les dispositions contestées ne répondent pas à un motif de nécessité publique ;

7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la privation du droit de propriété permise par les dispositions contestées méconnaît les exigences de l'article 17 de la Déclaration de 1789 ; que, par suite, l'article 2 de la loi du 23 juin 1941 doit être déclaré contraire à la Constitution ;

8. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;

9. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 2 de la loi du 23 juin 1941 prend effet à compter de la date de la publication de la présente décision ; qu'elle peut être invoquée dans toutes les instances introduites à la date de la publication de la présente décision et non jugées définitivement à cette date,

D É C I D E :

Article 1er.- Les dispositions de l'article 2 de la loi du 23 juin 1941 relative à l'exportation des œuvres d'art sont contraires à la Constitution.

Article 2.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées par son considérant 9.

Article 3.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 13 novembre 2014, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Hubert HAENEL et Mme Nicole MAESTRACCI.

LES SERVITUDES SUR LES CHALETS D'ALPAGE

Conseil Constitutionnel Décision n° 2016-540 QPC du 10 mai 2016

Société civile Groupement foncier rural Namin et Co [Servitude administrative grevant l'usage des chalets d'alpage et des bâtiments d'estive]

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 12 février 2016 par le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du second alinéa du paragraphe I de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme.

Ces dispositions permettent à l'autorité administrative de subordonner la délivrance d'un permis de construire ou l'absence d'opposition à une déclaration de travaux à l'institution d'une servitude restreignant l'usage, en période hivernale, des chalets d'alpage ou des bâtiments d'estive non desservis par des voies et réseaux.

La société requérante soutenait notamment que ces dispositions portent atteinte au droit de propriété.

Le Conseil constitutionnel a relevé que les dispositions contestées ont pour objectif de ne pas créer de nouvelles obligations de desserte des bâtiments en cause par les voies et réseaux et de garantir la sécurité des personnes en période hivernale.

Compte tenu du caractère circonscrit du champ d'application des dispositions contestées et des conditions dans lesquelles la servitude peut être instituée, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété.

Le Conseil constitutionnel a, en conséquence, déclaré conforme à la Constitution le second alinéa du paragraphe I de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme dans sa rédaction résultant de la loi n°2003-590 du 2 juillet 2003.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL a été saisi le 12 février 2016 par le Conseil d'État (décision n° 394839 du 10 février 2016), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée pour la société civile Groupement foncier rural Namin et Co, par la SELARL Redlink, avocat au barreau de Paris. Cette question est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du second alinéa du paragraphe I de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme, enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-540 QPC.

Au vu des textes suivants :
la Constitution ;
l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
le code de l'urbanisme ;
la loi n° 2003-590 du 2 juillet 2003 urbanisme et habitat ;
le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
les observations présentées pour la société requérante par la SELARL Redlink, enregistrées les 7 et 22 mars 2016 ;
les observations présentées pour la commune des Fourgs, partie en défense, par Me Gregory Mollion, avocat au barreau de Grenoble, enregistrées le 7 mars 2016 ;
les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 7 mars 2016 ;
les observations en intervention présentées par l'association nationale des élus de la montagne, enregistrées le 29 février 2016 ;
les observations en intervention présentées par l'association France nature environnement, enregistrées le 7 mars 2016 ;
les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Alexandre Le Mière, avocat au barreau de Paris, pour la société requérante, Me Mollion, pour la partie en défense et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 19 avril 2016 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL s'est fondé sur ce qui suit :

1. La société requérante a saisi le tribunal administratif d'un recours. Ce recours tend, d'une part, à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du 6 mars 2015 par laquelle le maire de la commune des Fourgs a rejeté sa demande tendant à l'abrogation de l'arrêté du 5 mars 2004 instituant, sur la parcelle cadastrée ZE 27 dont elle est propriétaire dans cette commune, la servitude prévue au paragraphe I de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme. Ce recours tend, d'autre part, à l'abrogation de cet arrêté du 5 mars 2004. La question prioritaire de constitutionnalité devant être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée, le Conseil constitutionnel est saisi du second alinéa du paragraphe I de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme dans sa rédaction résultant de la loi du 2 juillet 2003 mentionnée ci-dessus.

2. Le second alinéa du paragraphe I de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme dans sa rédaction résultant de la loi du 2 juillet 2003 dispose : « Lorsque des chalets d'alpage ou des bâtiments d'estive, existants ou anciens, ne sont pas desservis par les voies et réseaux, ou lorsqu'ils sont desservis par des voies qui ne sont pas utilisables en période hivernale, l'autorité compétente peut subordonner la réalisation des travaux faisant l'objet d'un permis de construire ou d'une déclaration de travaux à l'institution d'une servitude administrative, publiée au bureau des hypothèques, interdisant l'utilisation du bâtiment en période hivernale ou limitant son usage pour tenir compte de l'absence de réseaux. Lorsque le terrain n'est pas desservi par une voie carrossable, la servitude rappelle l'interdiction de circulation des véhicules à moteur édictée par l'article L. 362-1 du code de l'environnement ».

3. La société requérante soutient qu'en permettant à l'autorité administrative d'instituer une servitude interdisant l'usage des chalets d'alpage et des bâtiments d'estive en période hivernale sans prévoir une indemnisation du propriétaire, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cette servitude, qui ne serait ni justifiée par un motif d'intérêt général ni proportionnée à l'objectif poursuivi et dont l'institution ne serait entourée d'aucune garantie procédurale, méconnaîtrait également les exigences de l'article 2 de la Déclaration de 1789. Il en résulterait enfin une atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques et à la liberté d'aller et de venir.

- SUR L'ATTEINTE AU DROIT DE PROPRIÉTÉ :

4. La propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789. Selon son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». En l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.

5. Les dispositions contestées permettent à l'autorité administrative de subordonner la délivrance d'un permis de construire ou l'absence d'opposition à une déclaration de travaux à l'institution d'une servitude interdisant ou limitant l'usage, en période hivernale, des chalets d'alpage ou des bâtiments d'estive non desservis par des voies et réseaux.

6. D'une part, la servitude instituée en vertu des dispositions contestées n'entraîne pas une privation de propriété au sens de l'article 17 de la Déclaration de 1789 mais une limitation à l'exercice du droit de propriété.

7. D'autre part, en permettant d'instituer une telle servitude, le législateur a voulu éviter que l'autorisation de réaliser des travaux sur des chalets d'alpage ou des bâtiments d'estive ait pour conséquence de faire peser de nouvelles obligations de desserte de ces bâtiments par les voies et réseaux. Il a également voulu garantir la sécurité des personnes en période hivernale. Ainsi le législateur a poursuivi un motif d'intérêt général.

8. Le champ d'application des dispositions contestées est circonscrit aux seuls chalets d'alpage et bâtiments d'estive conçus à usage saisonnier et qui, soit ne sont pas desservis par des voies et réseaux, soit sont desservis par des voies et réseaux non utilisables en période hivernale. La servitude qu'elles prévoient ne peut être instituée qu'à l'occasion de la réalisation de travaux exigeant un permis de construire ou une déclaration de travaux. Elle s'applique uniquement pendant la période hivernale et ne peut excéder ce qui est nécessaire compte tenu de l'absence de voie ou de réseau.

9. La décision d'établissement de la servitude, qui est subordonnée à la réalisation, par le propriétaire, de travaux exigeant un permis de construire ou une déclaration de travaux, est placée sous le contrôle du juge administratif. Le propriétaire du bien objet de la servitude dispose de la faculté, au regard des changements de circonstances, d'en demander l'abrogation à l'autorité administrative à tout moment.

10. Il résulte des motifs exposés aux paragraphes 7 à 9 que les dispositions contestées ne portent pas au droit de propriété une atteinte disproportionnée à l'objectif poursuivi. Le grief tiré de la méconnaissance de l'article 2 de la Déclaration de 1789 doit donc être écarté.

- SUR LES AUTRES GRIEFS :

11. Le seul fait de permettre dans ces conditions l'institution d'une servitude ne crée aucune rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. Les dispositions contestées, qui se bornent à apporter des restrictions à l'usage d'un chalet d'alpage ou d'un bâtiment d'estive, ne portent aucune atteinte à la liberté d'aller et de venir.

12. De l'ensemble de ces motifs, il résulte que les dispositions du second alinéa du paragraphe I de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme dans sa rédaction issue de la loi n° 2003-590 du 2 juillet 2003 urbanisme et habitat, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er.- Le second alinéa du paragraphe I de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme dans sa rédaction résultant de la loi n° 2003-590 du 2 juillet 2003 urbanisme et habitat est conforme à la Constitution.

Article 2.- Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 10 mai 2016 où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.

RÈGLES DE CRÉDIT POUR PROTÉGER LE CONSOMMATEUR

Merkantil Car Zrt. c. Hongrie du 20 décembre 2018 requête n° 22853/15 et quatre autres

Article 1 du Protocole 1 : La CEDH rejette les griefs tirés par des banques hongroises d’une loi de 2014 sur les clauses abusives dans les prêts à la consommation

Dans cette affaire, les cinq sociétés requérantes, toutes membres du groupe OTP Bank, soutenaient qu’une législation présumant abusives certaines clauses types de contrats de prêt avait violé leur droit à un procès équitable et au respect de leurs biens. La Cour a joint les requêtes et les a déclarées irrecevables pour défaut manifeste de fondement. Elle a jugé en particulier que les stricts délais procéduraux et les autres règles de forme appliqués dans les procédures au cours desquelles les banques contestaient la présomption d’abus frappant certaines clauses types de contrats de prêt n’avaient pas violé le droit à un procès équitable. Les sociétés requérantes n’avaient pas été empêchées de plaider en faveur de leurs clauses contractuelles et ce n’est pas parce que leurs arguments avaient été rejetés que la procédure avait été inéquitable. La Cour a observé que la loi de 2014 sur l’uniformité avait introduit une réforme législative visant à aider la Hongrie à résoudre un problème d’endettement des consommateurs, en particulier les prêts libellés en devises étrangères, postérieurement à la crise financière de 2008. La législation n’avait donc pas rompu l’équilibre entre la protection des droits des sociétés requérantes et l’intérêt général.

LES FAITS

Les requérantes, Merkantil Car Zrt, Merkantil Bank Zrt, OTP Jelzálogbank Zrt, OTP Bank Nyrt et OTP Ingatlanlízing Zrt, sont des sociétés financières basées à Budapest. Elles sont membres du groupe OTP Bank. En Hongrie, plusieurs lois furent adoptées après la crise financière de 2008 afin de faire face au niveau d’endettement élevé des consommateurs dans le pays. En 2014, le Parlement adopta la loi sur l’uniformité qui transposa dans la législation différentes décisions de la Kúria (Cour suprême) concernant le crédit à la consommation. Elle introduisit également une présomption selon laquelle les clauses contractuelles types qui n’avaient pas été négociées individuellement et qui permettaient une augmentation unilatérale des taux d’intérêt, des frais et des coûts étaient présumées abusives à moins de respecter sept principes auparavant établis par la Kúria. En vertu de la loi sur l’uniformité, la présomption d’abus pouvait être renversée devant un tribunal. Les sociétés requérantes engagèrent des actions à cette fin. Elles arguèrent dans le même temps qu’en introduisant de nouvelles dispositions rétroactives, la loi sur l’uniformité avait porté atteinte à leurs droits. Les juridictions internes jugèrent que l’une au moins des clauses contractuelles ne respectait pas les sept principes établis. Elles se référèrent à une décision de la Cour constitutionnelle de novembre 2014 qui avait approuvé la nouvelle législation. La Cour constitutionnelle avait conclu que la loi avait précisé des exigences générales d’équité qui existaient déjà et ne pouvaient être considérées comme de nouvelles dispositions rétroactives.

Elle confirma également les restrictions procédurales contenues dans la loi, dont des délais plus courts, et se déclara favorable à l’objectif que poursuivait la loi de rationaliser le processus judiciaire, compte tenu du contentieux potentiellement important concernant des prêts litigieux.

Article 6

Joignant les requêtes en raison de leur similarité, la Cour observe que le grief des requérantes est double. Elles soutiennent, premièrement, que les strictes règles de forme étaient contraires au principe de l’égalité des armes et, deuxièmement, que la présomption d’abus était irréfragable en pratique et a eu une incidence sur l’issue de procédures en cours entamées par des emprunteurs. La Cour juge que les règles de forme s’appliquaient à toutes les parties, pas seulement aux sociétés requérantes. Elle n’a aucun doute non plus qu’un traitement accéléré et simplifié de ces litiges, du fait duquel les sociétés requérantes ont par exemple dû présenter un seul exposé de leurs prétentions pour toutes les clauses contractuelles types qu’elles voulaient faire contrôler, poursuivait le but légitime de la protection du consommateur et de la bonne administration de la justice. Rien n’indique que les sociétés requérantes n’aient pas été en mesure de respecter les délais, ce qu’elles étaient d’ailleurs censées faire puisqu’elles avaient elles-mêmes entamé les procédures. La Cour note que les arguments des sociétés requérantes sur la seconde question sont similaires à ceux avancés dans l’affaire Bárdi et Vidovics c. Hongrie, qu’elle avait jugée manifestement mal fondée en décembre 2007 et qui concernait les conséquences de la loi sur l’uniformité sur les variations de taux dans les prêts libellés en devises étrangères.

La Cour observe que les sociétés requérantes n’ont pas précisément indiqué quels litiges en cours étaient touchés par la loi de 2014. En tout état de cause, la législation a été mise en œuvre dans le but non pas de faire en sorte que l’issue des procédures soit favorable à l’État – un motif de violation dans des affaires antérieures –, mais de protéger le consommateur et l’intérêt général. Il devait également être clair depuis un certain temps aux yeux des sociétés requérantes que les clauses contractuelles types en question pouvaient être considérées comme abusives au regard de la directive de l’Union européenne 1993 sur les clauses abusives, applicable en Hongrie depuis 2004. La Cour rejette la thèse des sociétés requérantes selon laquelle la présomption d’abus était irréfragable. Si cette présomption jouait certes en faveur du consommateur, les sociétés ont eu la possibilité de présenter leurs arguments et rien n’indique que le critère de preuve fût excessivement strict. Les juridictions internes n’ont pas agi de manière arbitraire et le fait que les arguments des sociétés requérantes ont été rejetés n’emporte pas en lui-même violation des principes du procès équitable ou de l’égalité des armes. La Cour conclut que ni la législation ni ses conséquences sur les droits et obligations à caractère civil des sociétés requérantes ne font apparaître une violation de la Convention. Le grief de violation de l’article 6 doit donc être rejeté pour défaut manifeste de fondement.

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour recherche si un juste équilibre a été ménagé entre l’intérêt général et la nécessité de protéger les droits des sociétés, relevant que les États jouissent d’une marge d’appréciation étendue lorsqu’il s’agit de réglementer le secteur bancaire et de réagir à une crise financière. Les sociétés requérantes soutiennent que la loi de 2014 a rétroactivement qualifié d’abusives les clauses contractuelles et que le groupe OTP Bank a dû rembourser 142 000 000 000 HUF à des consommateurs. Selon elles, les mesures dénoncées n’ont pas tenu compte des avantages offerts aux clients grâce aux prêts libellés en devises étrangères ni qu’une autre loi avait déjà offert une solution favorable au consommateur. Les sociétés requérantes ajoutent que la législation a pour but d’aider les consommateurs ayant contracté des prêts libellés en devises étrangères dont le montant des mensualités a augmenté en raison de la crise. Or, selon elles, cette augmentation est due aux fluctuations des devises étrangères et non à une hausse unilatérale des taux d’intérêt et des frais. La Cour constate que les juridictions internes ont conclu que la législation de 2014 avait codifié la jurisprudence antérieure appliquant les lois en vigueur et n’avait pas introduit de nouvelles dispositions. Si les sept principes n’avaient été énoncés pour la première fois qu’en 2012 dans une décision de la Kúria, toute clause contractuelle créant un déséquilibre majeur dans les droits et obligations des parties était déjà considérée comme abusive au regard de la directive européenne. Il revient aux juridictions internes d’interpréter et d’appliquer la législation interne : la Cour constitutionnelle a expliqué que, si les lois antérieures permettaient des modifications unilatérales dans les clauses contractuelles types, elles n’accordaient pas aux établissements financiers un droit inconditionnel et ceux-ci demeuraient tenus par les conditions d’équité et de bonne foi. La Cour estime que la disposition de la loi sur l’uniformité relative à la prescription n’est pas incompatible avec l’article 1 du Protocole n o 1. Pour ce qui est de la proportionnalité, la Cour note que les sociétés requérantes ont eu la possibilité de chercher à réfuter la présomption légale d’abus. De plus, les actions intentées par des consommateurs contre les sociétés étaient déjà en cours lorsqu’est entrée en vigueur la nouvelle loi, et leur issue aurait très vraisemblablement été la même que sous l’empire de la loi sur l’uniformité, si ce n’est au bout d’un délai beaucoup plus long. Hormis les clauses litigieuses, les contrats de prêt continuaient par ailleurs à produire leurs effets et les prétentions des sociétés requérantes fondées sur ces contrats n’étaient pas éteintes

La Cour juge que, compte tenu de la marge d’appréciation des États, la loi sur l’uniformité n’a pas rompu l’équilibre entre l’intérêt général et la protection des droits des sociétés requérantes. Le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole n o 1 doit donc lui aussi être rejeté pour défaut manifeste de fondement.

LA SAISIE D'UN BIEN PAR UN CRÉANCIER

DOIT ÊTRE PROPORTIONNÉE ET LÉGALE

MAZZOLI C. ITALIE du 16 juin 2015 requête 20485/06

Pas de violation, le requérant n'a pas démontré qu'il est tondu et qu'il risque de subir une vie financièrement indigne.

60.  Le requérant dénonce la compensation intégrale de sa créance comme étant particulièrement insupportable en raison de ses difficultés économiques, son âge et son état de santé délicat et précaire. Il maintient que les décisions contestées sont en contradiction avec une décision rendue par le juge administratif dans une affaire similaire l’opposant à l’Administration. Il dénonce de ce chef un conflit de jurisprudence.

61.  Le Gouvernement considère tout d’abord qu’en cas d’arriérés de salaire, la limite de la saisie à un cinquième du montant global n’est pas applicable. La raison de cette limite repose sur la nécessité de laisser au saisi le minimum vital, ce qui n’est pas le cas dans la présente affaire. En deuxième lieu, le Gouvernement observe qu’il ne s’agit pas d’un cas de compensation, au sens propre, mais d’une simple vérification comptable dite compensation « a-technique », tel qu’élaborée par une jurisprudence bien établie. À cet égard, lorsque les positions respectives de crédit et de débit trouvent leur origine dans le même rapport, il est admis de procéder à une simple opération comptable jusqu’à compensation.

62.  La Cour observe que l’article 1 du Protocole no 1 garantit en substance le droit de propriété. Toute atteinte à ce droit doit être conforme au principe de légalité et poursuivre un but légitime par des moyens raisonnablement proportionnés à celui-ci (pour un rappel des principes pertinents voir, par exemple, Metalco Bt. c. Hongrie, no 34976/05, § 16,
1er février 2011, avec d’autres références).

63.  Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède,
23 septembre 1982, § 69, série A no 52). Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, donc aussi dans la seconde phrase, qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État, y compris les mesures privant une personne de sa propriété (voir, parmi d’autres, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 38, série A no 332 ; Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89-90, CEDH 2000-XII ; Sporrong et Lönnroth, précité, § 73).

64.  En l’espèce, le requérant s’est vu reconnaître, par un jugement du TAR du Frioul du 23 mars 2001, une créance pour arriérés de salaire. Par la suite, la compensation intégrale entre cette créance et sa dette envers l’Administration militaire a été validée par les juges administratifs, en dernier l’arrêt du Conseil d’État du 17 avril 2009. Il y a donc eu une ingérence au droit de l’intéressé au respect de ses biens au regard de l’article 1 du Protocole no 1 (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002‑III).

65.  Les juges internes ont fondé leur décision de compensation intégrale sur une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation qui a développé une interprétation consolidée de l’article 1241 du code civil selon laquelle il existe une distinction entre la compensation technique (à laquelle s’applique la limite de saisie du cinquième des salaires et pensions aux sens de l’article 1246, alinéa 1, no3 du code civil) et celle dite a-technique.

66.  Cette interprétation a été validée par l’arrêt de la Cour Constitutionnelle no 259/2006. Dans cet arrêt, la Cour Constitutionnelle a statué qu’en cas de compensation « a-technique » la limite de saisie du cinquième n’a pas à s’appliquer. Les critères pour ce type de compensation a-technique sont réunis lorsque les positions de crédit de chaque partie trouvent leur titre dans le même rapport. Dans ce cas, il est légitime de procéder à un simple calcul comptable où les positions actives et passives de chaque partie sont définies et effacées jusqu’à compensation réciproque.

67.  En particulier, dans son arrêt, la Cour Constitutionnelle a affirmé que, lorsque le crédit de l’employeur trouve sa source dans un délit commis par le salarié, dans le cadre de son activité professionnelle, contre l’employeur lui-même, il est pleinement justifié de ne pas appliquer la limite du cinquième.

68.  En l’espèce, la Cour relève que l’ingérence dans le droit garanti par l’article 1 du Protocole no 1 constituée par la compensation intégrale était prévue par la loi et faisait l’objet d’une jurisprudence bien établie.

69.  Quant à l’exigence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi, la Cour a reconnu que les États contractants jouissent d’une grande marge d’appréciation tant pour choisir les moyens de recouvrement des créances que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause. En pareil cas, la Cour se fiera au jugement des autorités nationales quant à l’intérêt général, à moins qu’il soit manifestement dépourvu de base raisonnable (Benet Czech, spol. s r.o.
c. République Tchèque, no 31555/05, §§ 30 et 35, 21 octobre 2010).

70.  La Cour note que la compensation litigieuse ne touche que la créance pour arriérés de salaire reconnue par jugement du TAR de Frioul. Les autres revenus du requérant, en particulier sa pension, sont saisis dans la limite légale du cinquième en application des dispositions du code civil.

71.  La Cour observe, en outre, que l’ingérence litigieuse ne supprime pas les moyens dont le requérant nécessite pour subvenir à ses besoins et à ses exigences vitales. Il ne ressort pas des documents soumis à la Cour que le requérant n’est pas en mesure de maintenir un niveau de vie suffisamment adéquat et digne, indépendamment du remboursement de sa dette envers l’Administration (voir Laduna c. Slovaquie, no 31827/02, § 85, CEDH 2011).

72.  Eu égard aux informations en sa possession, et considérant la marge d’appréciation accordée aux États contractants dans des affaires similaires, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas disproportionnée par rapport au but poursuivi.

73.  Il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

MELO TADEU c. PORTUGAL du 23 octobre 2014 requête 27785/10

Le refus par l'administration fiscale, de main levée des parts de société était illégal puisque la requérante a été relaxée au pénal de l'accusation de gérante de fait.

70.  La requérante estime que la saisie par l’administration fiscale de sa part sociale dans la société B. s’analyse en une ingérence incompatible avec l’article 1 du Protocole no 1.

71.  Le Gouvernement conteste l’argument de la requérante. Il fait valoir que la mesure en cause a été ordonnée dans le cadre de la procédure d’exécution fiscale. Il observe en outre qu’il s’est avéré que la part sociale en question n’avait aucune valeur marchande et qu’elle n’avait donc pu être vendue, la société B. ayant par la suite demandé à être placée en situation de liquidation judiciaire.

72.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété ; quant à la troisième, contenue dans le second alinéa, elle reconnait aux États le pouvoir de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V ; Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, 23 février 1995, § 55, série A no 306‑B).

73.  La Cour rappelle aussi que la notion de « biens » prévue par la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété » et donc des « biens » au sens de cette disposition. Ce qui importe, c’est de rechercher si les circonstances d’une affaire donnée, considérées dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 62, CEDH 2010 c. France [GC], § 62 ; Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 63, CEDH 2007‑I ; Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 214, CEDH 2004‑XII ; Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I ; Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II).

74.  La Cour a déjà considéré que des actions ayant une valeur économique peuvent être considérées comme des biens (Olczak c. Pologne (déc.), no 30417/96, § 60, CEDH 2002‑X ; Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 91, CEDH 2002‑VII). Ceci s’applique également aux parts sociales dans les sociétés à responsabilité limitée, comme dans le cas d’espèce.

75.  En l’espèce, la Cour note qu’est en cause la saisie par l’administration fiscale d’une part sociale que la requérante détenait dans la société B., laquelle présentait une valeur officielle de 3 750 000 PTE (soit 18 704 EUR). Même si la part sociale en question n’avait plus de valeur patrimoniale au moment de la saisie, comme l’affirme le Gouvernement, il convient de rappeler qu’une violation de la Convention peut intervenir même en l’absence de préjudice, cette dernière question n’entrant en jeu – le cas échéant – que sur le terrain de l’article 41 (Ilhan c. Turquie [GC], n22277/93, § 52, CEDH 2000-VII ; Jorge Nina Jorge et autres c. Portugal, no 52662/99, § 39, 19 février 2004 ; et Guerrera et Fusco c. Italie, n40601/98, § 53, 3 avril 2003). La Cour en déduit que la part sociale en cause constituait dans le chef de la requérante un « bien » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1.

76.  La Cour rappelle que la saisie en question a été ordonnée par l’administration fiscale dans le but de garantir le paiement d’une dette fiscale de la société V. L’acte dénoncé résulte donc de l’exercice de prérogatives conférées dans le cadre du recouvrement de créances fiscales et de l’application des règles relatives aux procédures d’exécution forcée. Le grief doit donc être examiné sur le terrain du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, à savoir du droit reconnu aux États de mettre en place un cadre légal pour réglementer l’usage des biens dans l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes.

77.  La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une atteinte au droit d’une personne au respect de ses biens doit d’abord respecter le principe de la légalité et ne pas revêtir un caractère arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], précité, § 58). Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52).

78.  Ce « juste équilibre » doit exister même lorsqu’est concerné le droit qu’ont les États de « mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour (...) assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ». En effet, comme le second alinéa doit s’interpréter à la lumière du principe général énoncé au début de l’article 1 du Protocole no 1, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ; en d’autres termes, il incombe à la Cour de rechercher si l’équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et l’intérêt des individus concernés (Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, précité, § 60).

79.  En l’espèce, ordonnée le 8 mars 2000 (voir ci‑dessus paragraphe 16), la saisie de la part sociale de la requérante dans la société B. était prévue par le code de procédure fiscale (voir partie droit interne, ci‑dessus au paragraphe 40) et visait au recouvrement d’une dette fiscale de la société V., dont la requérante était considérée comme responsable solidaire en sa qualité de gérante de fait.

80.  Par un jugement du tribunal criminel d’Almada du 14 juillet 2000, la requérante a été acquittée du crime d’abus de confiance fiscal au motif qu’elle ne pouvait être considérée comme gérante de fait de la société V.

81.  La Cour estime qu’il était légitime pour celle-ci de s’attendre à la levée de la saisie à partir de ce jugement. En refusant de lever la saisie de la part sociale que la requérante détenait dans la société B. malgré cet acquittement, les autorités portugaises ont rompu l’équilibre à ménager entre la protection du droit de la requérante au respect de ses biens et les exigences de l’intérêt général. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

PAULET C. ROYAUME UNI requête 6219/08 du 13 mai 2014

Violation de l'article 1 du protocole 1 : Les juridictions britanniques auraient dû mettre en balance les droits de propriété du requérant et l’intérêt général dans une affaire de saisie sur salaire.

Dans cette affaire, M. Paulet se plaignait de la saisie sur salaire ordonnée contre lui après sa condamnation pour obtention d’un emploi au moyen d’un faux passeport. Il alléguait que l’ordonnance de saisie était disproportionnée en ce qu’elle aboutissait à la confiscation de l’intégralité des économies qu’il avait réalisées en près de quatre ans de travail effectif, sans qu’aucune distinction n’ait été établie entre son affaire et d’autres affaires portant sur des infractions plus graves telles que le trafic de stupéfiants ou le crime organisé.

La Cour estime que la portée du contrôle effectué en l’espèce par les juridictions nationales était trop étroite. Notamment, celles-ci se sont limitées à déclarer que l’ordonnance de saisie contre M. Paulet était justifiée par l’intérêt général, sans mettre en balance cet intérêt avec le droit de l’intéressé au respect de ses biens comme le veut la Convention.

Principaux faits

Le requérant, Didier Pierre Paulet, est un ressortissant ivoirien né en 1984 et résidant à Leeds (Angleterre).

Entré sur le territoire britannique en janvier 2001, le requérant vécut dans la clandestinité à Bedford.

Entre avril 2003 et février 2007, il exerça successivement trois emplois différents – dans une agence de recrutement, dans une entreprise de libre-service et comme conducteur de chariot élévateur –, se faisant recruter au moyen d’un faux passeport français.

La falsification du passeport de M. Paulet fut découverte en janvier 2007, lorsque l’intéressé sollicita l’octroi d’un permis de conduire provisoire, et des poursuites furent ouvertes contre lui. En juin 2007, devant la Crown Court de Luton, le requérant reconnut être coupable de plusieurs infractions, notamment d’avoir obtenu un avantage pécuniaire de manière frauduleuse. Il fut condamné à dix sept mois d’emprisonnement et fit l’objet d’une ordonnance de saisie d’un montant de 21 949,60 livres sterling.

Il fit appel de cette décision, arguant que l’ordonnance de saisie constituait un abus de procédure en ce qu’elle aboutissait à la confiscation de l’intégralité des économies qu’il avait réalisées en près de quatre ans de travail effectif. Il soutint en particulier qu’une ordonnance de saisie pouvait être qualifiée de « coercitive » si elle ne poursuivait pas le but légitime d’enlever au délinquant le produit de son crime, et rappela que le Parlement avait souhaité que la législation pertinente fût compatible.

La Cour admet qu'au moment où le requérant a introduit ses griefs devant les juridictions internes, il était pertinent d’argumenter en ce sens. À cet égard, elle note que ce n'est qu'en 2012, à l'occasion du prononcé d'un arrêt dans une autre affaire de saisie (R. v. Waya), que la Cour suprême britannique a estimé qu'il serait préférable en droit britannique d'analyser les affaires de ce type en termes de proportionnalité au regard de l'article 1 du Protocole n° 1 pour les plaignants qui invoquaient la notion d’« abus de procédure ».

Toutefois, la Cour estime qu'étant donné que le droit interne, au moment où l'affaire de M. Paulet a été tranchée, autorisait les juridictions nationales à examiner uniquement si une ordonnance de saisie était « coercitive » ou constituait un « abus de procédure », la portée du contrôle qu’elles exerçaient alors était trop étroite. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l'article 1 du Protocole n° 1 dans les circonstances de l’espèce.

Article 41 (satisfaction équitable)

La Cour dit, par cinq voix contre deux, que le Royaume-Uni doit verser au requérant 2 000 euros (EUR) pour dommage moral et 10 000 EUR pour frais et dépens.

VARVARA c. ITALIE Arrêt du 29 octobre 2013 Requête 17475/09

UNE SAISIE DOIT ÊTRE PREVUE PAR LA LOI

84.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II ; Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil 1996‑III). Il s’ensuit que la nécessité de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52 ; Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000‑XII) ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n’était pas arbitraire.

85.  La Cour vient de constater que l’infraction par rapport à laquelle la confiscation a été infligée au requérant n’était pas prévue par la loi au sens de l’article 7 de la Convention et était arbitraire (paragraphes 72-73 ci-dessus). Cette conclusion l’amène à dire que l’ingérence dans le droit au respect des biens du requérant était contraire au principe de la légalité et était arbitraire et qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1. Cette conclusion dispense la Cour de rechercher s’il y a eu rupture du juste équilibre.

ARRÊT MAZELIE c. FRANCE du 27 JUIN 2006 Requête no 5356/04

21.  La Cour estime que l’examen de l’affaire sous l’angle du droit de l’intéressé au respect de ses biens oblige – tout en gardant à l’esprit le contexte particulier dans lequel elle s’inscrit – à distinguer trois griefs relatifs, respectivement, à la responsabilité de l’Etat quant aux dégâts causés au bien du requérant, à la vente forcée de la propriété du requérant et à l’attitude de la commune de la Ferté-Milon et de l’Etat.

1. La responsabilité de l’État quant aux dégâts causés au bien du requérant

22.  Selon la Cour, si les dégâts causés à l’immeuble du requérant à l’occasion des travaux effectués sur la muraille posent manifestement une question sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, force est de constater que le juge administratif a conclu à la responsabilité de l’Etat et l’a condamné à payer au requérant une somme correspondant au coût de la remise en état ainsi que 15 245 EUR au titre de la réparation du trouble de jouissance (voir le jugement du tribunal administratif d’Amiens du 16 mai 2002 et l’arrêt de la cour administrative l’appel de Douai du 29 juin 2004 ; paragraphe 13 ci-dessus). Ainsi les juridictions saisies ont constaté la violation de l’article 1 du Protocole no 1 – en substance tout au moins – et ont pris des mesures propres à y remédier, de sorte que le requérant ne peut plus à cet égard, se dire « victime » de la violation dénoncée.

Cette partie de la requête est en conséquence irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

2. La vente forcée de la propriété du requérant sur demande d'un créancier

23.  Il n’est pas exclu que la vente forcée d’un bien par adjudication judiciaire à la demande d’un créancier du propriétaire emporte violation de l’article 1 du Protocole no 1 lorsque – comme, aux dires du requérant, cela fut le cas en l’espèce – la créance est sans rapport avec la valeur réelle dudit bien ou que la vente judiciaire aboutit à la cession de celui-ci à vil prix.

Cependant, à supposer qu’il puisse être considéré que le requérant a développé ne serait-ce qu’en substance un grief de cette nature dans le cadre de la procédure de saisie immobilière (paragraphe 15 ci-dessus), force est de constater que cette procédure s’est achevée avec l’arrêt de la Cour de cassation du 30 avril 2003, soit plus de six mois avant la saisine de la Cour.

Par ailleurs, si, au vu des motifs du jugement du 15 avril 2005 du juge de l’exécution du tribunal de grande instance de Soissons (paragraphe 16 ci-dessus), il n’est pas exclu que la procédure diligentée ensuite – vainement – par le requérant devant ce magistrat (afin de voir condamner son créancier à des dommages intérêts pour avoir mis en œuvre une procédure d’exécution disproportionnée et constitutive d’un abus de droit) puisse constituer une voie de recours interne au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, la Cour constate que le requérant n’a pas interjeté appel dudit jugement, donc n’a pas épuisé les voies de recours internes au sens de ces dispositions.

La Cour déduit de ce qui précède que cette partie de la requête est irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

3. L’attitude de la commune de la Ferté-Milon et de l’État

24.  Le requérant dénonce l’attitude de la ville de La Ferté-Milon et de l’Etat à son égard ; il leur impute la volonté de lui imposer indûment la propriété de remparts appartenant à l’État et jouxtant son immeuble, dans le but de mettre leur restauration à sa charge ; il se plaint en particulier des procédures causée par eux à cette illégitime fin durant plus de 30 ans, et des conséquences que ces circonstances eurent sur l’exercice et la jouissance de son droit de propriété.

25.  La Cour considère que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Relevant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

26.  Ceci étant, la Cour relève que, tenant le requérant pour propriétaire des remparts litigieux jouxtant le fonds de ce dernier, la commune de la Ferté-Milon lui a attribué la responsabilité de l’onéreuse consolidation de ceux-ci et, agissant en conséquence, l’a mis en demeure de réaliser divers travaux. S’en est suivi un contentieux de plusieurs années, au cœur duquel se trouvait la question de la propriété du requérant sur lesdits remparts. Durant cette longue période, le droit de propriété de l’intéressé sur son fonds s’est trouvé lesté d’une charge qui en affectait notablement le plein exercice, dès lors qu’un bien ainsi grevé perd indubitablement de sa valeur marchande et que, de fait, la capacité de son propriétaire d’en disposer se trouve limitée. Il en va d’autant plus de la sorte que s’ajoute à cela le fait que la commune a, en 1985, pris une hypothèque sur ledit bien afin de garantir le remboursement par l’intéressé de travaux qu’elle avait elle-même effectués sur les remparts litigieux.

La Cour estime que ces circonstances caractérisent une ingérence dans l’exercice du droit de propriété du requérant – ce que le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas – à la base de laquelle se trouve l’attitude de la commune de la Ferté-Milon.

27.  Selon la Cour, ces circonstances relèvent de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, aux termes de laquelle « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ».

28.  Aux fins de cette disposition, la Cour doit en principe rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, par exemple, l’arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A no 52 § 69). A cet égard, la Cour considère que les mesures prises par les autorités administratives pour parer aux dangers résultant d’immeubles menaçant ruine répondent à l’évidence à des objectifs d’utilité publique et à un but d’intérêt général (voir SCP la Providence c. France, requête no 78070/01, décision du 22 septembre 2005.)

L’article 1 du Protocole no 1 exige cependant avant tout et surtout qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale ; il s’ensuit que « la nécessité de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n’était pas arbitraire » (arrêt Iatridis v. Greece [GC] du 25 mars 1999, no 31107/96, ECHR 1999-II, § 58).

29.  La Cour constate qu’il est aujourd’hui clair que les remparts litigieux sont la propriété de l’Etat dès lors qu’il sont une dépendance et constituent l’accessoire d’un château inscrit au tableau des biens de l’Etat établi en 1926 – comme étant affecté au ministère de l’instruction publique et des beaux arts depuis 1856 – et qu’il revient en conséquence à l’Etat d’en assurer la maintenance. Cela ressort en particulier de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Douai du 25 mai 2000 (paragraphe 14 ci-dessus) et du jugement du tribunal administratif d’Amiens du 16 mai 2002 (paragraphe 13 ci-dessus), ainsi que des observations déposées par le ministre de la culture et de la communication le 27 janvier 2003 devant la cour administrative d’appel de Douai (dont le requérant produit une copie).

La Cour ne peut que s’étonner qu’il ait fallu plus de trente ans et plusieurs procédures pour parvenir à un constat qui semble relever de l’évidence. Elle a en particulier des difficultés à comprendre que l’Etat, assigné dès le 27 février 1973 en intervention forcée dans l’instance civile dont l’objet était précisément de déterminer le propriétaire des remparts litigieux (paragraphe 8 ci-dessus), ne soit pas de bonne heure parvenu à cette conclusion. Elle ne peut voir dans cette attitude qu’une grave négligence administrative, qui a eu pour le requérant d’importantes conséquences préjudiciables.

30.  Comme évoqué précédemment, l’ingérence litigieuse a sa source dans les arrêtés de péril du maire de la Ferté-Milon des 14 novembre 1969 et 23 avril 1970 mettant le requérant en demeure de procéder à des travaux sur les remparts dont il est question, lesquels, pris en application des articles 303 et 304 du code de l’urbanisme, reposaient sur le postulat erroné que l’intéressé en était propriétaire.

Or les événements qui suivirent en sont la conséquence directe. C’est en effet ce postulat erroné qui a obligé le requérant à saisir, le 29 septembre 1970, le tribunal de grande instance de Soissons pour voir trancher la question de la propriété des remparts et à s’engager ainsi dans une procédure qui dura presque 20 ans (paragraphe 8 ci-dessus), question qui ne fut complètement et définitivement réglée en sa cause qu’avec l’arrêt du Conseil d’Etat du 8 juin 2005 clôturant la procédure entamée le 17 février 1998 devant le juge administratif (paragraphe 13 ci-dessus). Là se trouve également le fondement de l’hypothèque prise par la commune de la Ferté-Milon de 1985 à 1990 sur le bien du requérant (paragraphe 10 ci-dessus) et de la condamnation de ce dernier, en 1989, au remboursement partiel du coût des travaux exécutés par celle-ci (paragraphe 11 ci-dessus).

Il apparaît ainsi que l’ingérence dont le requérant a eu à souffrir dans l’exercice de son droit au respect de son bien repose, dans son fondement même, sur une erreur de droit entièrement imputable aux autorités et portant sur la propriété de la plus grande partie des remparts bordant la propriété du requérant. La Cour en déduit que, dans les circonstances particulières de la cause, elle ne s’appuyait pas sur une base légale suffisante, et qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1 de ce chef.

COUR DE CASSATION FRANÇAISE

UNE SAISIE CONSERVATOIRE DES BIENS SUR LE PATRIMOINE PERSONNEL D'UN DIRIGEANT DE SOCIETE

SANS CREANCE EXIGIBLE ET LIQUIDE EST CONFORME A L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

Cour de Cassation chambre commerciale arrêt du 31 mai 2011 requête n° 10-18472 REJET

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 11 février 2010), que la SAS Lenny Spangberg organisation internationale (la société) a été mise le 27 mars 2009 en liquidation judiciaire, la société Gauthier Sohm étant désignée liquidateur (le liquidateur) ; que celui-ci a engagé une action en responsabilité pour insuffisance d'actif notamment contre M. X..., ancien dirigeant, et présenté une requête aux fins de saisies conservatoires sur certains de ses biens ; que ces saisies ont été autorisées par ordonnances des 6 mai et 15 mai 2009 et dénoncées à M. X... qui en a demandé l'annulation et subsidiairement la rétractation

Attendu que M. X... fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté l'ensemble de ses demandes et confirmé les ordonnances des 6 mai et 15 mai 2009, alors, selon le moyen, que toute personne a droit au respect de ses biens ; qu'une mesure conservatoire ne peut être ordonnée sur les biens d'un débiteur que si son créancier dispose d'une créance paraissant fondée dans son principe et justifie de circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement ; qu'en déboutant M. X... de ses demandes en nullité ou en mainlevée des saisies conservatoires pratiquées à son encontre et des ordonnances autorisant celles-ci, après avoir constaté que le président du tribunal de commerce qui les avait prononcées s'était borné à relever l'utilité de la prise de mesures conservatoires sur les biens de M. X..., la cour d'appel a violé par refus d'application, l'article 67 de la loi du 9 juillet 1991, et l'article 210 du décret du 31 juillet 1992, ensemble l'article 1er du protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme

Mais attendu que c'est à bon droit que l'arrêt, sans violer les dispositions de l'article 1er du protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, retient que l'article L. 651-4, alinéa 2, du code de commerce, dérogeant à l'article 67 de la loi du 9 juillet 1991, permet au président du tribunal, pour l'application des dispositions de l'article L. 651-2 du même code, d'ordonner toute mesure conservatoire utile à l'égard des biens des dirigeants et des représentants permanents des dirigeants personnes morales mentionnés à l'article L. 651-1 ; que le moyen n'est pas fondé.

DROIT AU LOGEMENT CONTRE DROIT DU BAILLEUR

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- DROIT AU LOGEMENT PEUT S'OPPOSER A L'EXPULSION DES LOCATAIRES

- REFUS DU PREFET D'EXPULSER DES LOCATAIRES SANS INDEMNISER LE BAILLEUR EST UNE VIOLATION

- REFUS D'EXPULSION DU SQUATTER

- BLOCAGE DES LOYERS, NON CONFORME SI LES LOYERS SONT TROP BAS.

LE DROIT AU LOGEMENT PEUT S'OPPOSER A L'EXPULSION DES LOCATAIRES

DÉCISION DE REJET COFINFO CONTRE FRANCE REQUÊTE 23516/08 DU 12/10/2010

LA COFINFO A ETE INDEMNISEE DU REFUS D'EXPULSER MAIS ELLE CONSIDERE QUE L'INDEMNISATION NE CORRESPOND PAS A LA VALEUR DE L'INDEMNITÉ D'OCCUPATION

La Cour rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judicaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l'article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu'il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l'accès au juge et le déroulement de l'instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 (voir, entre autres, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II).

Par ailleurs, la Cour a considéré que si on peut admettre que les Etats interviennent dans une procédure d'exécution d'une décision de justice, pareille intervention ne peut avoir comme conséquence d'empêcher, d'invalider ou encore de retarder de manière excessive l'exécution, ni moins encore, de remettre en question le fond de cette décision (Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 74, CEDH 1999-V). Un sursis à l'exécution d'une décision de justice pendant le temps strictement nécessaire à trouver une solution satisfaisante aux problèmes d'ordre public peut se justifier dans des circonstances exceptionnelles (ibidem, § 69).

La Cour rappelle en outre que, si le droit à l'exécution d'une décision de justice est un des aspects du droit d'accès à un tribunal (Hornsby, précité, § 40), ce droit n'est pas absolu et appelle par sa nature même une réglementation par l'Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d'une certaine marge d'appréciation. Il revient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l'accès offert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. Pareille limitation ne se concilie avec l'article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime, et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si la restriction est compatible avec ses principes, il n'y a pas de violation de l'article 6 (Popescu c. Roumanie, no 48102/99, 2 mars 2004, § 66, et Matheus, précité, § 55).

En l'espèce, la Cour observe que l'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris n'a pas reçu exécution jusqu'à l'évacuation du bâtiment litigieux pour raisons de sécurité, soit pendant plus de sept années. Certes, elle note que la requérante a été indemnisée pour responsabilité de l'Etat du fait du refus de prêter son concours à l'exécution de cette ordonnance, au titre d'une partie de la période en question. Néanmoins, cette indemnisation ne saurait, en tout état de cause, constituer une exécution ad litteram de la décision litigieuse, de nature à permettre à la requérante de recouvrer la jouissance de son bien (Matheus, précité, § 58).

Pour autant, la Cour estime qu'il y a lieu de prendre en considération les circonstances particulières de l'affaire. Ainsi, elle observe que le refus des autorités de procéder à l'exécution de la décision ne résultait pas d'une carence de leur part. A la différence de l'affaire Matheus précitée, les juridictions administratives n'ont d'ailleurs retenu aucune faute à l'encontre de l'administration. Il apparaît au contraire qu'un tel refus répondait au souci de pallier les risques sérieux de troubles à l'ordre public liés à l'expulsion de plusieurs familles, parmi lesquelles se trouvaient majoritairement des enfants, et ce d'autant que cette occupation s'inscrivait dans le cadre d'une action militante à visée médiatique. De surcroît, les occupants se trouvaient en situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée (voir, a contrario, Immobiliare Saffi, précité, § 58, et Matheus, précité, § 59).

La Cour note également que les refus successifs opposés à la requérante ont été soumis à un contrôle juridictionnel, en l'occurrence celui du juge administratif (voir, a contrario, Immobiliare Saffi, précité, § 72), lequel a rejeté à trois reprises ses recours.

Quant au fait que l'attitude de l'administration a perduré dans le temps, la Cour considère, tout en rappelant que l'absence de logements de substitution ne saurait justifier un tel comportement (Prodan c. Moldova, no 49806/99, § 53, CEDH 2004-III (extraits)), que les autorités ne sont pas restées inertes pour trouver une solution au problème posé. Dans ce contexte, la Cour rappelle également qu'une certaine marge d'appréciation est reconnue aux autorités nationales dans l'application des lois relevant de la politique sociale et économique, plus particulièrement dans le domaine du logement ou de l'accompagnement social de locataires en difficulté (voir, a contrario, Matheus, précité, § 68, et R.P. c. France, no 10271/02, § 36, 21 janvier 2010). Il y a lieu de prendre en compte, à cet égard, les délais qui auraient, en tout état de cause, été nécessaires au relogement de soixante-deux personnes, soit seize familles. La Cour note que les autorités municipales ont exercé leur droit de préemption lorsque la requérante a mis en vente l'immeuble en 2001, puis qu'une procédure d'expropriation, certes contestée par la requérante et encore pendante de ce fait, a été ensuite mise en œuvre par l'Etat.

La Cour estime enfin devoir tenir compte de l'atteinte portée aux intérêts de la requérante. Elle note à cet égard que la société Kentucky, aux droits de laquelle vient la requérante, qui n'a fait état d'aucun projet de viabilisation des lieux dans le délai de deux ans antérieur à leur occupation, a par ailleurs tardé à contester le premier refus qui lui a été opposé, comme l'a noté le juge administratif dans son ordonnance du 1er juin 2002. Cette société a ensuite mis en vente l'immeuble, afin d'obtenir le bénéfice d'une disposition fiscale, avant de se rétracter, alors que la ville de Paris avait exercé son droit de préemption. Enfin, il apparaît qu'après le rejet, le 10 octobre 2003, de sa requête en référé au motif de l'exercice de ce droit, la société Kentucky, puis la requérante, bien qu'ayant ensuite renoncé à la vente, n'ont pas renouvelé de demande directe d'exécution de la décision du 22 mars 2000.

Dans ces conditions, si elle retient que la requérante a indéniablement subi une atteinte à ses intérêts, la Cour n'estime pas devoir qualifier celle-ci de disproportionnée au regard des considérations sérieuses d'ordre public et social ayant motivé le refus qui lui a été opposé, dans les circonstances exceptionnelles de l'espèce, par l'administration.

Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le refus des autorités françaises de prêter leur concours à l'exécution de l'ordonnance du juge des référés du 22 mars 2000 n'a pas eu pour effet de porter atteinte à la substance du droit à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.

Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

SUR L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

La requérante se plaint également, du fait du défaut d'octroi de la force publique, d'avoir subi une atteinte au droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l'article 1 du Protocole no 1, qui dispose :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

Le Gouvernement affirme à titre principal que la requérante ne peut plus prétendre être victime d'une atteinte au respect de ses biens. En effet, pour le Gouvernement, le juge administratif a reconnu le préjudice subi par la requérante du fait de l'inexécution d'une décision de justice, constitutive de l'atteinte litigieuse, et a procédé, par une décision dont le Gouvernement rappelle les motifs, à une réparation appropriée en lui allouant une indemnité. En outre, pour le Gouvernement, la réparation du préjudice est totale du fait de l'évacuation de l'immeuble en 2007, le grief étant par ailleurs prématuré pour la période courant à compter du 29 juin 2005.

Le Gouvernement estime subsidiairement que l'existence d'un préjudice tiré d'une perte de loyers n'est pas avérée. Se référant à l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Paris, il fait valoir que la requérante n'avait pas l'intention de se comporter en bailleur. Il fait à nouveau remarquer que la requérante n'aurait pas formé le recours approprié pour recouvrer l'usage de son bien. De surcroît, le Gouvernement avance que le refus du concours de la force publique résulte d'impératifs d'ordre public et social et non d'une carence des autorités, qui auraient au contraire cherché à reloger les occupants de l'immeuble. D'ailleurs, selon le Gouvernement, le juge administratif aurait reconnu la légitimité de la position de l'administration en allouant à la requérante des indemnités sur le fondement de la responsabilité sans faute. Le Gouvernement en conclut que ces indemnités, même réduites en appel, ont permis de maintenir un juste équilibre entre l'intérêt général et les intérêts de la requérante.

La requérante se plaint en revanche de ne pas avoir obtenu de réparation adéquate. Elle considère que la juridiction administrative a procédé, sans recourir à une méthode d'évaluation du préjudice, à une indemnisation incomplète, ignorant les pertes de loyers, les charges liées à l'occupation et les dégradations commises par les occupants, alors même que la requérante aurait été empêchée de rénover l'immeuble du fait de son occupation. Elle ajoute qu'il lui a été impossible de reprendre possession du bien, du fait de l'arrêté préfectoral d'interdiction d'occuper l'immeuble, puis de l'expropriation.

La Cour observe que le grief soulevé par la requérante sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1 se confond dans une large mesure avec celui tiré de l'article 6 de la Convention. Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue au regard de ce dernier article, et sans qu'il soit besoin d'examiner les exceptions d'irrecevabilité soulevées par le Gouvernement, la Cour estime qu'aucune question distincte ne se pose au regard de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, a contrario, Matheus, précité, § 72). En particulier, à supposer même que la question de la qualité de victime de la requérante puisse se poser, compte tenu de la décision interne d'indemnisation, son examen distinct n'est pas justifié, étant donné la réponse précédemment apportée par la Cour sous l'angle de la proportionnalité de l'action des autorités.

Partant, le grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

LE REFUS DU PREFET D'EXPULSER DES LOCATAIRES

SANS INDEMNISER LE BAILLEUR EST UNE VIOLATION

Arrêt Matheus contre France du 31/03/2005 requête 62740/00

Le refus par le préfet, d'expulser un  locataire après une décision de justice est une violation de l'article 1 du protocole 1

68.  La Cour est d’avis qu’à la différence de l’affaire Immobiliare Saffi (§ 46), l’interférence mise en cause par le requérant ne s’analyse pas en une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Certes, la procédure d’expulsion et l’octroi de la force publique en cas de difficulté ne reposent plus sur de simples circulaires administratives ou sur la jurisprudence (Hayot et société caraïbe de développement c. France, no 19053/91, Rapport de la Commission du 5 septembre 1995) puisqu’elle a reçu des fondements législatifs avec notamment les articles 61 et suivants de la loi du 9 juillet 1991 (voir § 37 ci-dessus). Toutefois, en l’espèce, et bien que la question du relogement de l’occupant au travers de la procédure d’exécution dût être prise en compte, le refus du concours de la force publique ne découle pas de l’application d’une loi relevant d’une politique sociale et économique dans le domaine du logement ou d’accompagnement social de locataires en difficulté mais d’une carence des huissiers et du préfet, voire d’un refus délibéré de la part de ce dernier, dans des circonstances locales particulières, et pendant seize années de prêter main-forte dans une procédure d’expulsion. Selon la Cour, il serait exagéré au vu de ces circonstances de considérer que la situation dénoncée ayant entraîné le maintien de l’occupant sur le terrain relève d’une réglementation de l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La Cour estime plutôt que le défaut d’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Basse Terre du 11 avril 1988 doit être examiné à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole No 1 à la Convention qui énonce le droit au respect de sa propriété.

  69.  A cet égard, la Cour rappelle que l’exercice réel et efficace du droit que cette l’article 1 du Protocole No 1 garantit ne saurait dépendre uniquement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (arrêt Öneryildiz c. Turquie [GC], no 48939/99, 30 novembre 2004, § 134).

  70.  Par ailleurs, combiné avec la première phrase de l’article 1 du Protocole No 1, la prééminence du droit, l’un des principe fondamentaux d’une société démocratique, inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d’un Etat en raison du refus de celui-ci d’exécuter ou de faire exécuter une décision de justice (arrêts Georgiadis c. Grèce, no 41209/98, 28 mars 2000, § 31 et Katsaros c. Grèce, no 51473/99, 6 juin 2002, § 43).

  71.  La Cour observe que seize années durant, les autorités et agents de l’Etat ont refusé d’apporter leur concours à l’exécution de la décision litigieuse sans que des considérations sérieuses d’ordre public ou social, n’expliquent ce laps de temps déraisonnable. Il en résulte qu’elles n’ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauvegarder les intérêts patrimoniaux du requérant. Certes, leur responsabilité a été engagée du fait de la faute commise, et le requérant s’est vu allouer des indemnités qui ont effectivement été versées. Toutefois, la Cour est de l’avis que l’attribution de ces indemnités n’est pas de nature à combler l’inaction des autorités. Face aux intérêts individuels en cause, il appartenait à celles-ci de prendre dans un délai raisonnable les mesures nécessaires au respect de la décision de justice. Force est de constater que le refus d’apporter le concours de la force publique en l’espèce a eu pour conséquence, en l’absence de toute justification d’intérêt général, d’aboutir à une sorte d’expropriation privée dont l’occupant illégal s’est retrouvé bénéficiaire. Cette situation renvoie au risque de dérive - en l’absence d’un système d’exécution efficace - rappelé dans la Recommandation du Comité des Ministres en matière d’exécution des décisions de justice, d’aboutir à une forme de « justice privée » (voir § 40 ci-dessus) contraire à la prééminence du droit.

 72. Pour des raisons similaires à celles exposées au regard de l’allégation de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère, eu égard à ce qui précède, qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole No1.

FERNANDEZ et AUTRES c. FRANCE du 21 JANVIER 2010 Requête 28440/05

Une confirmation de la jurisprudence Matheus

30.  Comme dans l’affaire Matheus (précitée), la Cour considère que le refus de concours de la force publique en l’espèce ne découle pas de l’application d’une loi relevant d’une politique sociale et économique dans le domaine, par exemple, du logement ou d’accompagnement social de locataires en difficulté, mais d’une carence des autorités locales et notamment du préfet, voire d’un refus délibéré de la part de celles-ci, dans des circonstances locales particulières et pendant une longue période, de prêter main-forte aux occupations illégales de terres. Le défaut d’exécution de la décision définitive du 19 avril 1983 doit dès lors être examiné à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 qui énonce le droit au respect de sa propriété.

31.  La Cour rappelle, à cet égard, que l’exercice réel et efficace du droit que cette disposition garantit ne saurait en effet dépendre uniquement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryıldız c. Turquie [GC], n48939/99, § 134, CEDH 2004-XII, et Matheus précité, § 68).

32.  Par ailleurs, combiné avec la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, la prééminence du droit, l’un des principe fondamentaux d’une société démocratique, inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d’un Etat en raison du refus de celui-ci d’exécuter ou de faire exécuter une décision de justice (Katsaros c. Grèce, n51473/99, § 43, 6 juin 2002, et Georgiadis c. Grèce, no 41209/98, § 31, 28 mars 2000).

33.  En l’espèce, la Cour constate qu’une grande partie des terres, à savoir 880 hectares, a été vendue en 1983 et qu’il n’y a donc pu y avoir, ultérieurement à cette vente, d’occupation illégale sur les terrains cédés au préjudice des requérantes. Par ailleurs, la Cour note que ces dernières n’ont pas fait l’objet d’un refus exprès de la part du préfet, faute pour elles de l’avoir saisi d’une demande, et ce indépendamment de l’utilité d’une telle démarche au regard du contexte local. Il reste que la Cour prend note des observations du Gouvernement et relève que depuis le 19 avril 1983, date de la décision judiciaire définitive d’expulsion, les autorités n’ont rien entrepris pour faire libérer les terres encore illégalement occupées. Elle constate que le Gouvernement ne justifie aucunement l’inaction des autorités.

34.  Bien que consciente des difficultés rencontrées par les autorités françaises pour renforcer l’Etat de droit en Corse, la Cour estime que les arguments avancés en l’espèce ne sauraient constituer un motif légitime sérieux et suffisant pour justifier la carence des autorités, qui avaient l’obligation de protéger les intérêts patrimoniaux des requérantes. Ainsi, la Cour constate, contrairement à ce que le Gouvernement semble soutenir en faisant référence à l’affaire Lunari (précité), que les autorités n’ont pas sursis à l’exécution de la mesure judiciaire, ni cherché une autre solution pour remédier à la situation, mais qu’elles refusaient de l’exécuter lorsqu’elles étaient saisies d’une telle demande (Barret et Sirjean c. France (déc.), no 13829/03, 3 juillet 2007).

35.  De l’avis de la Cour, il appartenait aux autorités, dès qu’elles furent informées de la situation des requérantes, de prendre, dans un délai raisonnable, toutes les mesures nécessaires afin que la décision de justice soit respectée et que les requérantes retrouvent la pleine jouissance de leurs biens. Elle estime que l’inaction des autorités en l’espèce a eu pour conséquence, en l’absence de toute justification d’intérêt général, d’aboutir à une sorte d’expropriation privée dont les occupants illégaux se sont retrouvés bénéficiaires (Matheus précité, § 71). En laissant perdurer une telle situation, les autorités ont non seulement encouragé certains individus à dégrader en toute impunité les biens des requérantes, mais également laissé s’installer un climat de crainte et d’insécurité non propice à leur retour sur leur domaine.

36.  La Cour remarque que ce type de situation témoigne de l’inefficacité du système d’exécution et renvoie au risque de dérive – rappelé dans la Recommandation du Comité des Ministres en matière d’exécution des décisions de justice – d’aboutir à une forme de « justice privée » qui peut avoir des conséquences négatives sur la confiance et la crédibilité du public dans le système juridique (ibid.).

37.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’il a été porté atteinte au droit au respect des biens des requérantes. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

BARRET ET SIRJEAN c. FRANCE du 21 JANVIER 2010 Requête 13829/03

une confirmation de la jurisprudence Matheus

39.  S’agissant tout d’abord des exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement, lequel invoque la perte alléguée de la qualité de victime des requérants et le défaut d’épuisement partiel des voies de recours internes, en se fondant sur la procédure en responsabilité de l’Etat, la Cour rappelle d’emblée que, par une décision du 3 juillet 2007, elle a déclaré la présente requête recevable après avoir déjà examiné cette question. En effet, dans sa décision, pour écarter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, la Cour, après avoir observé que les requérants se plaignent du défaut du concours de la force publique pour assurer l’exécution de l’ordonnance du président du tribunal de grande instance du 22 novembre 2000, a relevé qu’une action devant le juge administratif pour une mise en cause de la responsabilité de l’Etat en raison du refus implicite opposé par le préfet n’était pas de nature à aboutir directement à l’exécution de cette décision, les requérants invoquant l’atteinte à leur droit de propriété et demandant la libération des lieux (voir, mutatis mutandis, Matheus c. France (déc.) no 62740/00, 18 mai 2004) ; elle a également jugé que ce sont les autorités qui sont tenues de prêter leur concours à l’exécution de l’arrêt afin que les requérants récupèrent leur bien immobilier et que, dès lors, l’obligation d’agir pesait sur les autorités et non pas sur les requérants. Il s’ensuit que les exceptions du Gouvernement, qui sont identiques ou se confondent avec l’exception déjà rejetée dans le cadre de la décision de recevabilité du 3 juillet 2007, ne sauraient être retenues.

40.  Par ailleurs, comme dans l’affaire Matheus (précitée), la Cour considère que le refus de concours de la force publique ne découle pas de l’application d’une loi relevant d’une politique sociale et économique dans le domaine, par exemple, du logement ou d’accompagnement social de locataires en difficulté, mais d’une carence des autorités locales et notamment du préfet, voire d’un refus délibéré de la part de celles-ci, dans des circonstances locales particulières et pendant une longue période, de prêter main-forte aux requérants pour faire libérer leurs terres. Le défaut d’exécution de l’ordonnance du 22 novembre 2000 doit dès lors être examiné à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 qui énonce le droit au respect de sa propriété.

41.  La Cour rappelle, à cet égard, que l’exercice réel et efficace du droit que cette disposition garantit ne saurait en effet dépendre uniquement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 134, CEDH 2004-XII, et Matheus précité, § 68).

42.  Par ailleurs, combiné avec la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, la prééminence du droit, l’un des principe fondamentaux d’une société démocratique, inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d’un Etat en raison du refus de celui-ci d’exécuter ou de faire exécuter une décision de justice (Katsaros c. Grèce, no 51473/99, § 43, 6 juin 2002, et Georgiadis c. Grèce, no 41209/98, § 31, 28 mars 2000).

43.  La Cour prend note des observations du Gouvernement et relève que depuis le 22 novembre 2000, date de la mesure judiciaire d’expulsion, les autorités n’ont rien entrepris pour faire libérer les terres illégalement occupées. Elle constate que le Gouvernement ne justifie pas l’inaction des autorités et se contente de faire référence, d’une façon générale et non suffisamment circonstanciée, aux nécessités de l’ordre public, ainsi qu’au risque d’une nouvelle occupation illégale de la propriété des requérants après l’évacuation par la force, ce qui, pour la Cour, est un motif inacceptable dès lors que les autorités internes étaient précisément censées protéger les requérants d’un tel risque.

44.  Bien que consciente des difficultés rencontrées par les autorités françaises pour renforcer l’Etat de droit en Corse, la Cour estime que les arguments avancés en l’espèce ne sauraient constituer un motif légitime sérieux et suffisant pour justifier la carence des autorités, qui avaient l’obligation de protéger les intérêts patrimoniaux des requérants. Ainsi, la Cour constate, contrairement à ce que le Gouvernement semble soutenir en faisant référence à l’affaire Lunari (précité), que les autorités n’ont pas sursis à l’exécution de la mesure judiciaire, ni cherché une autre solution pour remédier à la situation, mais qu’elles ont simplement refusé de l’exécuter. Elles n’ont pas cherché pendant ce laps de temps à trouver une solution à l’amiable – même provisoire – avec les différents intéressés alors que, selon le Gouvernement, les nécessités de l’ordre public pouvaient le justifier ; et elles n’ont pas non plus tenté, après le rapport de gendarmerie transmis au préfet au mois de janvier 2002, de réévaluer la situation pour envisager une expulsion.

45.  De l’avis de la Cour, il appartenait aux autorités, dès qu’elles furent informées de la situation des requérants, de prendre, dans un délai raisonnable, toutes les mesures nécessaires afin que la décision de justice soit respectée et que les requérants retrouvent la pleine jouissance de leurs biens. Elle estime que l’inaction des autorités en l’espèce a eu pour conséquence, en l’absence de toute justification d’intérêt général, d’aboutir à une sorte d’expropriation privée dont l’occupant illégal s’est retrouvé bénéficiaire (Matheus précité, § 71). En laissant perdurer une telle situation, les autorités ont non seulement encouragé certains individus à dégrader en toute impunité les biens des requérants, mais également laissé s’installer un climat de crainte et d’insécurité non propice au retour des requérants sur leurs terres.

46.  La Cour remarque que ce type de situation témoigne de l’inefficacité du système d’exécution et renvoie au risque de dérive – rappelé dans la Recommandation du Comité des Ministres en matière d’exécution des décisions de justice – d’aboutir à une forme de « justice privée » qui peut avoir des conséquences négatives sur la confiance et la crédibilité du public dans le système juridique (ibid.).

47.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’en refusant de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à l’occupation illégale des terres appartenant aux requérants et ce, pendant plusieurs années, les autorités françaises ont rompu l’équilibre à ménager entre les exigences de l’intérêt général et la protection de leurs intérêts patrimoniaux, et ont porté atteinte à leur droit au respect leurs biens. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

R.P c. FRANCE DU 21 JANVIER 2010 Requête 10271/02

encore une confirmation de la jurisprudence Matheus

36.  Comme dans l’affaire Matheus (précitée), la Cour considère que le refus de concours de la force publique en l’espèce ne découle pas de l’application d’une loi relevant d’une politique sociale et économique dans le domaine, par exemple, du logement ou d’accompagnement social de locataires en difficulté, mais d’une carence des autorités locales, et notamment du préfet, voire d’un refus délibéré de la part de celles-ci, dans des circonstances locales particulières et pendant une longue période, de prêter main-forte au requérant pour faire libérer ses terres. Le défaut d’exécution de l’arrêt du 9 avril 1998 doit dès lors être examiné à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 qui énonce le droit au respect de sa propriété.

37.  La Cour rappelle, à cet égard, que l’exercice réel et efficace du droit que cette disposition garantit ne saurait en effet dépendre uniquement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 134, CEDH 2004-XII, et Matheus précité, § 68).

38.  Par ailleurs, combiné avec la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, la prééminence du droit, l’un des principe fondamentaux d’une société démocratique, inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d’un Etat en raison du refus de celui-ci d’exécuter ou de faire exécuter une décision de justice (Katsaros c. Grèce, no 51473/99, § 43, 6 juin 2002, et Georgiadis c. Grèce, no 41209/98, § 31, 28 mars 2000).

39.  La Cour prend note des observations du Gouvernement et relève que depuis le 9 avril 1998, date de la mesure judiciaire d’expulsion, les autorités n’ont rien entrepris pour faire libérer les terres illégalement occupées. Elle constate que le Gouvernement ne justifie pas l’inaction des autorités et se contente de faire référence, d’une façon générale et non suffisamment circonstanciée, aux nécessités de l’ordre public et à un risque d’affrontements armés.

40.  Bien que consciente des difficultés rencontrées par les autorités françaises pour renforcer l’Etat de droit en Corse, la Cour estime que les arguments avancés en l’espèce ne sauraient constituer un motif légitime sérieux et suffisant pour justifier la carence des autorités, qui avaient l’obligation de protéger les intérêts patrimoniaux du requérant. Ainsi, la Cour constate, contrairement à ce que le Gouvernement semble soutenir en faisant référence à l’affaire Lunari (précité), que les autorités n’ont pas sursis à l’exécution de la mesure judiciaire, ni cherché une autre solution pour remédier à la situation, mais qu’elles ont simplement refusé de l’exécuter. Le fait que la durée de l’occupation illégale ne puisse être déterminée avec exactitude n’est pas de nature à justifier ce refus. La Cour relève d’ailleurs que non seulement l’occupant illégal n’a pas été expulsé, mais qu’il a au contraire bénéficié d’une aide active du préfet pour déposséder le requérant de ses terrains par le biais d’un arrêté finalement annulé par le juge administratif (paragraphe 24 ci-dessus).

41.  De l’avis de la Cour, il appartenait aux autorités, dès qu’elles furent informées de la situation du requérant, de prendre, dans un délai raisonnable, toutes les mesures nécessaires afin que la décision de justice soit respectée et que le requérant retrouve la pleine jouissance de ses biens. Elle estime que l’inaction des autorités en l’espèce a eu pour conséquence, en l’absence de toute justification d’intérêt général, d’aboutir à une sorte d’expropriation privée dont l’occupant illégal s’est retrouvé bénéficiaire (Matheus précité, § 71). En laissant perdurer une telle situation, les autorités ont non seulement encouragé certains individus à dégrader en toute impunité les biens du requérant, mais également laissé s’installer un climat de crainte et d’insécurité non propice au retour du requérant sur ses terres.

42.  La Cour remarque que ce type de situation témoigne de l’inefficacité du système d’exécution et renvoie au risque de dérive – rappelé dans la Recommandation du Comité des Ministres en matière d’exécution des décisions de justice – d’aboutir à une forme de « justice privée » qui peut avoir des conséquences négatives sur la confiance et la crédibilité du public dans le système juridique (ibid.).

43.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le refus continu des autorités de prêter main-forte au requérant pour mettre fin à l’occupation illégale de ses terrains a porté atteinte à son droit au respect de ses biens. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

SUD EST REALISATIONS contre FRANCE du 2 décembre 2010 requête 6722/05

encore une confirmation de la jurisprudence Matheus

49.  Comme elle l’a fait dans les affaires Matheus, R.P., Barret et Sirjean et Fernandez précitées, la Cour considère que le refus de concours de la force publique ne découle pas de l’application d’une loi relevant d’une politique sociale et économique dans le domaine, par exemple, du logement ou d’accompagnement social de locataires en difficulté, mais d’un refus des autorités locales, dans des circonstances particulières et pendant une longue période, de prêter main-forte à la requérante pour faire libérer ses terres. Le défaut d’exécution du jugement du 19 novembre 1992 doit dès lors être examiné à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1, qui énonce le principe du respect de la propriété.

50.  La Cour rappelle, à cet égard, que l’exercice réel et efficace du droit que cette disposition garantit ne saurait en effet dépendre uniquement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 134, CEDH 2004-XII, et Matheus précité, § 68).

51.  Par ailleurs, combinée avec la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, la prééminence du droit, l’un des principe fondamentaux d’une société démocratique, inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d’un Etat en raison du refus de celui-ci d’exécuter ou de faire exécuter une décision de justice (Katsaros c. Grèce, no 51473/99, § 43, 6 juin 2002, Georgiadis c. Grèce, no 41209/98, § 31, 28 mars 2000, et Barret et Sirjean précité, § 42).

52.  La Cour observe que les motifs avancés par les autorités internes pour refuser le concours de la force publique en vue de l’expulsion des époux C. répondaient au souci d’éviter des troubles à l’ordre public. Devant les juridictions administratives, les autorités ont également fait valoir des considérations d’ordre social. La Cour examinera successivement ces deux types de motifs.

53.  Sur le premier point, le préfet et le sous-préfet ont constamment fait valoir que l’expulsion des époux C. était susceptible de provoquer des troubles graves à l’ordre public ; la lettre du préfet du 24 septembre 2002 (paragraphe 17 ci-dessus) soulignait qu’Alain C. « a(vait) toujours fait savoir clairement qu’il se défendrait par les armes ». Ce risque est corroboré par d’autres éléments du dossier, notamment par la lettre de l’huissier de justice du 9 septembre 1993.

54.  La Cour relève qu’à la différence de l’affaire Matheus précitée, les juridictions administratives ont considéré que l’administration n’avait pas commis de faute en refusant le concours de la force publique et note que le juge des référés du Conseil d’Etat a constaté, au vu de procès-verbaux de gendarmerie, la réalité des troubles à l’ordre public que l’expulsion aurait engendrés (paragraphe 30 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour admet que les autorités internes ont pu, dans le cadre de leur marge d’appréciation, estimer que les nécessités de l’ordre public imposaient de différer le concours de la force publique (a contrario Matheus précité, §§ 59 et 71).

55.  Toutefois, même si la Cour a dit mutatis mutandis dans plusieurs affaires (notamment Immobiliare Saffi c. Italie ([GC], no 22774/93, § 69, CEDH 1999-V et Lunari c. Italie, no 21463/93, § 45, 11 janvier 2001) « qu’un sursis à l’exécution d’une décision de justice pendant le temps strictement nécessaire pour trouver une solution satisfaisante aux problèmes d’ordre public peut se justifier dans des circonstances exceptionnelles », elle estime qu’un laps de temps de plus de seize ans ne correspond pas à la notion de « temps strictement nécessaire ».

56.  En ce qui concerne les motivations d’ordre social, elles ont été soulevées devant les juridictions par l’administration, qui a fait valoir que la situation sociale et financière des époux C., qui ne disposaient pas de solution de relogement, était très difficile et que Mme C. connaissait de graves problèmes de santé. La Cour observe que les juridictions internes, et notamment la cour administrative d’appel et le juge des référés du Conseil d’Etat, ont estimé ces affirmations établies. Elle relève à cet égard que les circonstances de la présente affaire sont très différentes de celles des affaires Matheus, R.P., Barret et Sirjean et Fernandez précitées, où des occupants sans titre s’étaient installés ou maintenus illégalement sur les terres des requérants, alors qu’en l’espèce la requérante a acquis aux enchères publiques une propriété agricole qu’occupait encore l’ancien propriétaire.

57.  La Cour considère toutefois que, aussi louables fussent-elles en leur temps (Matheus précité, § 59), ces considérations d’ordre social ne sauraient justifier une aussi longue période d’occupation sans titre. Elle estime surtout que le temps écoulé aurait dû permettre de trouver une solution au relogement des époux C., comme le laissaient supposer les lettres du préfet à la requérante des 11 janvier 1999 et 24 septembre 2002 (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). Or, la Cour constate qu’il ne ressort pas du dossier que les autorités aient fait tout ce qui était en leur pouvoir afin de trouver une solution de relogement satisfaisante pour les occupants et de sauvegarder ainsi les intérêts patrimoniaux de la requérante (a contrario et mutatis mutandis Société Cofinfo c. France (déc.), no 23516/08, 2 octobre 2010). En particulier, le Gouvernement n’a donné aucun détail sur les démarches qui ont pu être faites en ce sens, notamment depuis la lettre du préfet du 24 septembre 2002. La Cour relève en outre que les autorités internes n’ont pas contesté l’argument de la requérante selon laquelle M. C. disposait, pour se reloger, d’une maison en indivision proche de l’habitation qu’il occupait illégalement, et que le Gouvernement ne s’est pas davantage expliqué sur ce point.

58.  Dans ces conditions, la Cour est d’avis que, si les motifs avancés par les autorités françaises revêtaient un caractère sérieux de nature à différer la mise en œuvre de l’expulsion pendant un laps de temps raisonnable (a contrario, Matheus précité, § 71 et Barret et Sirjean précité, § 44), ils n’apparaissent cependant pas suffisants pour justifier pendant une aussi longue période le refus de concours de la force publique (a contrario décision Société Cofinfo précitée).

59.  Certes, la responsabilité sans faute de l’Etat a été engagée, et la requérante, qui par ailleurs a revendu une grande partie de la propriété, s’est vu allouer des indemnités qui ont effectivement été versées. Toutefois, la Cour est de l’avis que l’attribution de ces indemnités n’est pas de nature à compenser l’inaction des autorités.

60.  Face aux intérêts individuels en cause, il appartenait à celles-ci, après un laps de temps raisonnable pour trouver une solution satisfaisante, de prendre les mesures nécessaires au respect de la décision de justice. Force est de constater que le refus prolongé d’apporter le concours de la force publique en l’espèce a eu pour conséquence, en l’absence de toute justification d’intérêt général, d’aboutir à une sorte d’expropriation privée dont l’occupant illégal s’est retrouvé bénéficiaire. Cette situation renvoie au risque de dérive - en l’absence d’un système d’exécution efficace - rappelé dans la Recommandation du Comité des Ministres en matière d’exécution des décisions de justice, d’aboutir à une forme de « justice privée » contraire à la prééminence du droit (Matheus précité, § 71).

61.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

FONDATION FOYERS DES ÉLÈVES DE L’ÉGLISE RÉFORMÉE ET STANOMIRESCU c. ROUMANIE

Requêtes 2699/03 et 43597/07 du 7 janvier 2014

45.  Se référant à la requête introduite par la Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée, le Gouvernement excipe du non‑épuisement des voies de recours internes. A l’appui de sa thèse, il présente trois raisons : il reproche à la requérante d’avoir renoncé, en 2001, à l’exécution forcée du jugement définitif du 15 octobre 1998, de ne pas avoir introduit également à l’encontre de la régie une action visant à l’expulsion des locataires et de ne pas avoir formé un recours en garantie d’éviction à l’encontre de l’ancien propriétaire du terrain (sur ce dernier point, il renvoie à l’arrêt Tudor Tudor c. Roumanie, no 21911/03, §§ 38-43, 24 mars 2009).

46.  En réponse aux observations du Gouvernement, la requérante affirme que, en dépit de toutes les démarches qu’elle dit avoir entreprises pendant plusieurs années en vue de l’exécution du jugement définitif rendu en sa faveur, l’exécution forcée n’a pas été réalisée.

47.  S’agissant du premier argument avancé par le Gouvernement, la Cour observe que, s’il est vrai que la requérante, dans l’espoir d’un accord avec la débitrice, a renoncé à sa demande d’exécution en 2001, il n’est pas moins vrai que l’intéressée a formulé, après l’échec d’un tel accord, une nouvelle demande d’exécution forcée du jugement définitif du 15 octobre 1998 (paragraphes 14-17 ci-dessus).

48.  S’agissant de la possibilité qu’aurait eue la requérante d’obtenir l’expulsion des occupants du bâtiment litigieux, la Cour note que tous les efforts que la requérante a déployés aux fins de faire expulser les locataires ont été vains (paragraphes 16 et 21-22 ci-dessus) et qu’il serait excessif de demander à l’intéressée d’introduire une nouvelle action en expulsion à l’encontre de la régie, alors que des baux ont été conclus après son action en expulsion et que la propriété des bâtiments a été transférée par la suite à la ville de Zetea.

49.  S’agissant du troisième argument du Gouvernement, la Cour note que, à la différence de l’arrêt Tudor Tudor (précité) invoqué par le Gouvernement, affaire dans laquelle il y avait concurrence de deux titres de propriété sur un même bien, la requérante bénéficie en l’espèce d’une décision définitive de justice ordonnant aux autorités locales de procéder à un acte précis et que l’obligation qui en est résultée n’a pas été satisfaite en raison du refus de la régie d’obtempérer.

50.  En tout état de cause, la Cour rappelle, à la lumière de sa jurisprudence constante en la matière, qu’il n’est pas opportun d’exiger d’un individu ayant obtenu une créance contre l’État à l’issue d’une procédure judiciaire qu’il engage par la suite une nouvelle procédure afin d’obtenir satisfaction (Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004, et Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, §§ 68-70, CEDH 2009). Par conséquent, aucune démarche supplémentaire n’était requise de la part de la requérante. Partant, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement.

51.  Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

a)  Principes généraux découlant de la jurisprudence de la Cour

55.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire restât inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un jugement ou d’un arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 de la Convention (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, Okyay et autres c. Turquie, no 36220/97, § 72, CEDH 2005‑VII, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 63, CEDH 1999‑V, et Costin c. Roumanie, no 57810/00, § 26, 26 mai 2005).

56.  La Cour rappelle également que la protection effective du justiciable et le rétablissement de la légalité impliquent l’obligation pour l’administration de se plier au jugement ou à l’arrêt qui sera éventuellement rendu contre elle en dernier ressort. Si l’administration refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdent toute raison d’être (Hornsby, précité, § 41, Okyay et autres, précité, § 72, Niţescu c. Roumanie, no 26004/03, § 32, 24 mars 2009, Iera Moni Profitou Iliou Thiras c. Grèce, no 32259/02, § 34, 22 décembre 2005, et Costin, précité, § 27).

57.  La Cour rappelle en outre qu’un délai d’exécution déraisonnablement long d’un jugement obligatoire peut également emporter violation de la Convention (Bourdov (no 2), précité, § 66). Le caractère raisonnable d’un tel délai doit s’apprécier en tenant compte en particulier de la complexité de la procédure d’exécution, du comportement du requérant et des autorités compétentes, et de l’ampleur et de la nature de la réparation octroyée par le juge (Raylyan c. Russie, no 22000/03, § 31, 15 février 2007).

58.  En tout état de cause, une personne qui a obtenu un jugement contre l’État n’a pas à ouvrir une procédure distincte pour en obtenir l’exécution forcée : c’est au premier chef aux autorités de l’État qu’il incombe de garantir l’exécution d’une décision de justice rendue contre celui-ci, et ce dès la date à laquelle cette décision devient obligatoire et exécutoire. Pareil jugement doit être signifié en bonne et due forme à l’autorité concernée de l’État défendeur, laquelle est alors à même de faire toutes les démarches nécessaires pour s’y conformer ou pour le communiquer à une autre autorité de l’État compétente pour les questions d’exécution des décisions de justice. Il s’agit là d’un élément particulièrement important dans une situation où, du fait des complexités et du chevauchement possible des procédures de mise en œuvre volontaire ou d’exécution forcée, le justiciable peut raisonnablement être dans le doute quant au point de savoir quelle autorité est responsable en la matière (Metaxas, précité, § 19, Akachev c. Russie, no 30616/05, § 21, 12 juin 2008, Bourdov (no 2), précité, § 68, et Gjyli c. Albanie, no 32907/07, § 44, 29 septembre 2009).

59.  Certes, les intéressés peuvent devoir effectuer certaines démarches procédurales de manière à permettre ou à accélérer l’exécution d’un jugement. L’obligation faite aux individus de coopérer ne doit toutefois pas excéder ce qui est strictement nécessaire et, quoi qu’il en soit, elle n’exonère pas l’administration de l’obligation que fait peser sur elle la Convention d’agir de sa propre initiative et dans les délais prévus, en se fondant sur les informations à sa disposition, afin d’honorer le jugement rendu contre elle (Akachev, précité, § 22, Bourdov (no 2), précité, § 69, Chvedov c. Russie, no 69306/01, §§ 29-37, 20 octobre 2005, et Kosmidis et Kosmidou c. Grèce, no 32141/04, § 24, 8 novembre 2007).

60.  Enfin, quelle que soit la complexité de ses procédures d’exécution ou de son système budgétaire, l’État demeure tenu par la Convention de garantir à toute personne le droit à ce que les jugements obligatoires et exécutoires rendus en sa faveur soient exécutés dans un délai raisonnable. Une autorité de l’État ne peut pas non plus prétexter du manque de fonds ou d’autres ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice (Bourdov (no 2), précité, § 70, et les références qui y figurent, et Société de gestion du port de Campoloro et Société fermière de Campoloro c. France, no 57516/00, § 62, 26 septembre 2006).

b)  Application des principes susmentionnés dans la présente affaire

i.  Le jugement définitif du 15 octobre 1998 (requête no 2699/03)

61.  La Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que le jugement définitif du 15 octobre 1998 n’a été ni exécuté ni annulé ni modifié à la suite de l’exercice par la requérante d’une voie de recours prévue par le droit interne. Il n’est pas non plus contesté que les débiteurs de l’obligation à exécuter sont partie intégrante de l’administration.

62.  Toutefois, nonobstant la décision de justice favorable à la requérante, autant la régie que la mairie de Zetea se sont toujours opposées à l’exécution du jugement au motif que les bâtiments en question étaient occupés par des tierces personnes. À ce sujet, la Cour note que la thèse du Gouvernement se fonde sur l’inopposabilité du jugement aux tierces personnes occupant les bâtiments.

63.  Sur ce point, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de confirmer ou d’infirmer le contenu d’une décision de justice interne. Elle ne peut cependant se dispenser de constater la situation juridique établie par les tribunaux à l’égard des parties. À cet égard, elle note que, en l’espèce, même à supposer qu’une divergence d’interprétation pût exister quant aux effets de l’occupation des bâtiments par des tierces personnes, les tribunaux nationaux ont jugé, en se fondant sur les éléments de preuve présentés par les parties, que la démolition desdits bâtiments s’imposait afin de permettre à la requérante d’avoir la libre jouissance de son terrain. Dès lors, ayant à l’esprit le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique, la Cour estime que la décision définitive rendue par les juridictions nationales prévaut et que les autorités administratives étaient tenues de s’y conformer entièrement (Pântea c. Roumanie, no 5050/02, § 35, 15 juin 2006).

64.  Bien que la Cour admette, comme le soutient le Gouvernement, qu’il existe des circonstances justifiant parfois l’échec de l’exécution en nature d’une obligation imposée par une décision judiciaire définitive, elle estime que l’État ne peut pas se prévaloir d’une telle justification sans avoir dûment informé le requérant, par l’intermédiaire d’une décision judiciaire ou administrative formelle, de l’impossibilité d’exécuter telle quelle l’obligation initiale, surtout quand il agit en double qualité de détenteur de la force publique et de débiteur de l’obligation (Costin, précité, § 57).

65.  Or, en l’espèce, les juridictions nationales n’ont jamais estimé que les autorités administratives n’étaient pas tenues d’exécuter le jugement définitif favorable à la requérante et elles n’ont pas constaté non plus l’existence d’une « impossibilité objective » susceptible de justifier leur refus de l’exécuter (voir, en ce sens, Ana Pavel c. Roumanie, no 4503/06, § 26, 16 mars 2010, et, a contrario, Străchinaru c. Roumanie, no 40263/05, § 16, 21 février 2008, Niţescu c. Roumanie, no 26004/03, § 16, 24 mars 2009, et Pistireanu c. Roumanie, no 34865/02, § 15, 30 septembre 2008).

66.  Quant à la situation découlant de l’occupation des bâtiments à démolir, la Cour note que, ainsi qu’il ressort du dossier, les occupants n’avaient initialement aucun titre légal les autorisant à s’installer dans ces lieux (paragraphes 11-13 ci-dessus) et que ce n’est qu’après le prononcé du jugement favorable à la requérante et le début des démarches d’exécution forcée que les autorités ont conclu avec eux des baux de location (paragraphe 21 ci-dessus). Or ce constat vient contredire la thèse du Gouvernement en faveur de l’impossibilité objective d’exécution, car l’administration – dont l’intérêt doit être celui d’une bonne administration de la justice – a, par ses démarches, diminué les chances de la requérante de voir exécuter son jugement définitif. Dans ces conditions, la Cour ne saurait admettre qu’il s’agit, en l’espèce, d’une situation dans laquelle l’inexécution du jugement en question était justifiée (voir, mutatis mutandis, Babei et Clucerescu c. Roumanie, no 27444/03, §§ 26-29, 23 juin 2009).

67.  Enfin, s’agissant de l’affirmation du Gouvernement concernant l’éventuelle prescription du titre exécutoire de la requérante, la Cour observe que, ainsi qu’il ressort du dossier, la demande d’exécution forcée n’a pas été rejetée pour cause de prescription. Cette situation est confirmée également par la procédure d’exécution forcée qui est actuellement pendante (paragraphes 25-26 ci‑dessus).

68.  En tout état de cause, la Cour note que le jugement rendu par le tribunal de première instance d’Odorheiul Secuiesc le 15 octobre 1998 est devenu définitif et exécutoire le 5 octobre 2000, date à partir de laquelle les autorités défenderesses savaient ou étaient censées savoir qu’elles étaient tenues de procéder à la démolition des bâtiments édifiés sur le terrain de la requérante. À compter de ladite date, les autorités défenderesses étaient donc tenues de prendre, elles-mêmes ou en coopération avec d’autres organes compétents, départementaux et/ou locaux, toutes les mesures requises pour se conformer au jugement contraignant et exécutoire rendu à leur encontre. En s’abstenant pendant des années de prendre les mesures nécessaires pour se conformer au jugement définitif prononcé le 15 octobre 1998, les autorités ont privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile.

69.  Par ailleurs, en refusant de se conformer au jugement définitif du 15 octobre 1998, les autorités nationales ont également privé la requérante de la possibilité d’utiliser son terrain, et ce sans lui fournir de justification pour l’inaction prolongée de l’État. L’impossibilité pour la requérante d’obtenir l’exécution de son jugement a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens, tel qu’énoncé dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1. À supposer que l’occupation desdits bâtiments par des tierces personnes pût justifier le défaut d’exécution, la Cour constate qu’aucune mesure compensatoire n’a été proposée par les autorités à la requérante pour que le juste équilibre commandé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne fût pas rompu.

70.  La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu dans plusieurs affaires que l’omission des autorités, sans justification valable, d’exécuter dans un délai raisonnable une décision définitive rendue à leur encontre s’analyse en une violation du droit d’accès à un tribunal ainsi que du droit au respect des biens (Metaxas, précité, § 26, Bourdov c. Russie, no 59498/00, §§ 37-38, CEDH 2002‑III, Şandor c. Roumanie, no 67289/01, §§ 23-37, 24 mars 2005, Orha c. Roumanie, no 1486/02, §§ 23‑38, 12 octobre 2006, Ruxandra Trading c. Roumanie, no 28333/02, §§ 54-75, 12 juillet 2007, Pistireanu, précité, §§ 36-41, Niţescu, précité, §§ 39-41, Aurelia Popa c. Roumanie, no 1690/05, §§ 24-25, 26 janvier 2010, et Ana Pavel, précité, §§ 26-28).

71.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente espèce. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

ii.  L’arrêt du 29 mai 2001 et le jugement définitif du 12 septembre 2005 (requête no 43597/07)

72.  S’agissant de l’obligation mise à la charge du centre territorial par l’arrêt du 29 mai 2001, la Cour observe qu’elle a été exécutée avec un certain retard (paragraphe 32 ci-dessus), et ce sous la menace d’une astreinte comminatoire. Sur ce point, elle observe que la procédure engagée par le requérant avait pour but unique d’obliger les autorités administratives à procéder à une opération technique qui leur incombait afin qu’il pût exploiter le bois de sa propriété. Malgré le paiement de la prestation, malgré les relances successives effectuées par le requérant et malgré l’astreinte comminatoire, les autorités ne se sont acquittées de leur obligation qu’après un délai de plus d’un an et sans avancer aucun argument propre à justifier leur passivité.

73.  S’agissant du jugement définitif du 12 septembre 2005 imposant deux obligations à la charge du centre départemental, la Cour observe que l’obligation d’estimation et de marquage du nombre d’arbres correspondant aux quotas pour les années 2001 et 2002 n’a pas été exécutée à ce jour. La thèse du Gouvernement, étayée par la seule lettre du centre départemental, n’est corroborée par aucun autre élément de preuve. Quant à l’obligation pécuniaire à la charge du centre départemental, la Cour constate qu’elle reste inexécutée à ce jour et que les héritiers du requérant n’ont toujours pas perçu la somme dont le paiement a été ordonné par les juridictions internes. D’ailleurs, le Gouvernement ne conteste pas l’inexécution de cette obligation.

74.  Renvoyant à sa jurisprudence pertinente en matière d’inexécution ou d’exécution tardive de décisions définitives de justice (paragraphes 55-60 et 70 ci-dessus), la Cour constate, après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle estime que l’État, par le biais de ses organes spécialisés, n’a pas déployé tous les efforts nécessaires en vue de faire exécuter l’arrêt du 29 mai 2001 (dans sa partie concernant l’obligation d’estimation et de marquage des arbres) et le jugement définitif du 12 septembre 2005. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

LE REFUS D'EXPULSER LES SQUATTEURS

Papachela et Amazon S.A. c. Grèce du 3 décembre 2020 requête n° 12929/18

Article 1 du Protocole 1 : Inaction de l’État face au squat d’un hôtel par des migrants: violation du droit de propriété garanti par la Convention

L’affaire concerne l’occupation de l’hôtel de Mme Papachela et d’une société anonyme (dont Mme Papachela est l’unique actionnaire), pendant plus de trois ans, par des migrants et des personnes solidaires de ceux-ci. Les requérantes se plaignaient de l’inaction des autorités pour faire évacuer leur hôtel, dont l’occupation débuta en avril 2016 et s’acheva en juillet 2019, lorsque les occupants quittèrent l’hôtel de leur propre gré. Entretemps, les requérantes introduisirent plusieurs plaintes qui, soit furent ajournées soit ne furent pas examinées. En outre, la décision rendue par un juge de paix, ordonnant l’évacuation des lieux et la restitution de l’hôtel, ne fut jamais exécutée. Pendant ce temps, Mme Papachela dut vendre sa maison pour les dettes engendrées par l’occupation (taxes, factures d’eau et d’électricité), afin d’éviter des poursuites pénales. La Cour juge en particulier que, compte tenu des intérêts des requérantes, les autorités auraient dû, après un laps de temps raisonnable consacré à la recherche d’une solution satisfaisante, prendre les mesures nécessaires au respect de la propriété litigieuse. En restant inactives pendant plus de trois ans face à une situation qui a eu des répercussions importantes sur la propriété des requérantes, les autorités nationales ont rompu le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels.

Article 34 • Qualité de victime de la société requérante, propriétaire de l’hôtel, et de la première requérante, seule actionnaire de cette société • La société et son actionnaire se confondant au point qu’il serait artificiel de les distinguer • Exception au principe que les actionnaires ne peuvent pas se prétendre victimes d’actes et de mesures affectant la société en tant que telle

Article 1 du Protocole no 1 • Obligations positives • Inaction des autorités face à l’occupation par des migrants de l’hôtel des requérantes pendant plus de trois ans, en dépit d’un ordre d’évacuation du procureur puis d’une décision judiciaire • Considérations publiques d’ordre social en période d’afflux migratoire • Long blocage du bien sans possibilité de l’exploiter et alourdissement des charges financières par des frais importants de consommation énergétique du bâtiment • Examen des plaintes des requérantes différé ou inexistant • Absence de prise en compte par les compagnies nationales d’électricité et d’eau de l’appel des requérantes de ne pas les tenir redevables de la consommation générée par les tiers • Absence de réponse de l’État à la tentative d’accord des requérantes visant le paiement des taxes et des factures atteignant plusieurs centaines des milliers d’euros • Absence de mesures nécessaires au respect de la propriété privée après un laps de temps raisonnable consacré à la recherche d’une solution satisfaisante • Juste équilibre rompu au détriment des requérantes

FAITS

En avril 2016, Mme Papachela constata que des personnes solidaires aux réfugiés avaient squatté son hôtel, lequel était inoccupé depuis mars 2010 et situé au centre d’Athènes. Elle en informa la police qui, lorsqu’elle arriva sur place, se contenta d’observer les mouvements des squatters. Mme Papachela porta plainte à plusieurs reprises contre différentes personnes. Plus tard, l’avocat des requérantes écrivit au procureur pour se plaindre qu’aucune action n’avait été entreprise pour faire évacuer l’hôtel. Le procureur ordonna une enquête préliminaire. Entretemps, les « solidaires » qui occupaient l’hôtel reconnectèrent illégalement l’électricité et l’eau. La société de Mme Papachela écrivit à la compagnie nationale d’électricité et à la compagnie nationale d’eau pour les informer de la situation. Aucune des deux compagnies ne répondirent. En revanche, en mars 2017, la société de Mme Papachela fut sommée de payer une facture de 81 500 euros (EUR), somme qui avait atteint 141 990 EUR le 12 février 2018. En avril 2017, la société de Mme Papachela déposa devant le juge de paix d’Athènes une demande de mesures provisoires tendant à faire expulser de l’hôtel ses occupants. En mai 2017, Mme Papachela fut informée qu’un ordre d’évacuation avait été émis par le procureur, mais qu’il n’avait pas été exécuté. En juillet 2017, le juge de paix (décision n o 1023/2017 du 26 juillet 2017) accueillit la demande de mesures provisoires de la société de Mme Papachela et ordonna au « réseau pour les droits civils et politiques » de restituer l’hôtel, sous peine d’une amende de 1 000 EUR et de la mise en détention, pendant deux mois, du représentant dudit réseau. Le juge de paix releva notamment qu’en dépit de la demande de Mme Papachela du 22 avril 2016 invitant la police à faire évacuer l’hôtel, aucune mesure ne fut prise. Il releva aussi que, en dépit des demandes envoyées par l’intéressée, en juin 2016 au chef de la police et au ministre adjoint de l’Intérieur, l’État n’intervint pas pour l’assister, ce qui l’amena à porter plainte contre eux le 3 mars 2017. En août 2017, un huissier de justice se rendit au commissariat d’Aghios Panteleïmonas et y notifia la décision du juge de paix d’Athènes, demandant l’intervention de la police pour faire évacuer l’hôtel conformément à cette décision. Par la suite, l’huissier réitéra, sans succès, cette demande les 6 et 18 septembre 2019, puis le 2 octobre 2019. Plus tard, les requérantes saisirent également le Conseil juridique de l’État qui ne donna aucune suite à leur demande. Selon les requérantes, leur dette envers l’État pour diverses taxes atteignait, jusqu’en juin 2017, 101 885,35 EUR, et les factures d’eau impayées, jusqu’au 12 février 2018, s’élevaient à 141 990 EUR ; à cela s’ajouteraient les factures d’électricité ; et la valeur commerciale de l’hôtel depuis son occupation serait tombée de 9 millions à 4 millions d’euros. En janvier 2018, Mme Papachela reçut un avis de confiscation de sa maison personnelle pour dettes envers l’État. Elle dut la vendre pour s’acquitter de ses dettes et éviter les poursuites pénales. En janvier 2018, la société de Mme Papachela saisit le juge de paix d’Athènes pour demander l’éviction des occupants de l’hôtel. En août 2018, le chef de la Police grecque informa le secrétaire générale du ministère de la Politique migratoire que l’exécution de la décision d’évacuation ne serait pas simple et qu’il faudrait au préalable repérer les lieux où pourraient être placés ceux qui auraient quitté l’hôtel. En définitive, l’occupation des lieux, qui débuta en avril 2016, s’acheva en juillet 2019 lorsque les occupants quittèrent l’hôtel de leur propre gré.

Article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété)

La Cour observe que l’omission des autorités de prendre des mesures pour évacuer l’hôtel des requérantes de ses occupants illégaux, alors même qu’un ordre d’évacuation avait été émis par le procureur, a eu pour conséquence le blocage du bien pendant plusieurs années sans qu’il soit possible pour les requérantes de l’exploiter, alourdissant ainsi les charges financières de l’hôtel suite à une accumulation importante des frais de consommation énergétique du bâtiment. Le Gouvernement justifie l’inaction des autorités par des raisons d’ordre public, notamment le souci de pallier le risque de troubles à l’ordre public lié à l’expulsion de dizaines de personnes et à l’évacuation d’un bâtiment dont l’occupation s’inscrivait dans le cadre d’une action militante, ainsi que par d